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    Tim Ingold ou lart de lanthropologie

    Nicolas AURAY & Sylvaine BULLE

    Une anthologie de textes permet de retracer litinraire et la mthode hors norme de lanthropologue Tim Ingold, aux frontires de la phnomnologie, des sciences de la nature et des arts qui sont pour cet artisan autant de manires dexplorer notre environnement. Recens : Tim Ingold, Marcher avec les dragons, traduit de langlais par Pierre Madelin. Zones Sensibles, 2013, 381 p., 26 .

    Aprs la publication en franais dUne brve histoire des lignes (Zones sensibles, 2011), il parat aujourdhui une anthologie de textes illustrant la faon dont lanthropologue Tim Ingold propose une rflexion neuve sur sa discipline anthropologique. Celui qui a dmarr sa carrire dans les annes 1970 par des enqutes sur une communaut dleveurs de rennes ( Skolt Saami ) en Laponie1 est depuis de nombreuses annes un thoricien trs important de sa discipline, mais galement un passeur. Il a en effet beaucoup crit sur les relations entre lanthropologie, larchologie, lart, la musique (Ingold est aussi violoncelliste) et larchitecture, comme autant de modes de connaissance directe et de description de notre environnement. En faisant ainsi appel aux sciences de la nature, la phnomnologie ou lart, luvre dIngold dtient ce caractre dhybridation et de tissage, pour reprendre un de ses termes qui a contribu forger sa mthode en anthropologie. Cest en quelque sorte lintgralit de son anthropologie cologique quil transmet ici, la fois dans sa dimension thorique et exprimentale, deux dimensions dont le corpus de textes ne se dpareille jamais. Selon Ingold, faire de lanthropologie , cest en effet considrer cette discipline comme un art ou un artisanat, ou comme un geste (terme galement ingoldien), limage du peintre qui incarne une relation respectueuse et intime avec ses outils et pour lequel observation et description sont indissociables. Ingold reproche du reste ses collgues anthropologues de faire de lanthropologie dans un fauteuil , non pas au sens o celle-ci accuserait un dficit denqutes, mais au sens o une trop forte place serait voue la rflexion au dtriment de lobservation.

    Ingold, dans cet ouvrage, comme dans le prcdent ne revient pas sur son parcours dethnographe du grand Nord. Comme le rappelle le titre de lun des chapitres, lanthropologie nest pas lethnographie , et cest ici quIngold prfre repeindre de fond en comble la discipline et plus gnralement les sciences sociales. On peut ainsi le rapprocher de deux autres anthropologues ou philosophes qui eux aussi veulent recomposer lanthropologie : Descola et Latour. Considrer les dispositifs plutt que les reprsentations, les communauts de pratiques plutt que les paradigmes et les ontologies, voil quelques

    1 Voir notamment Hunters, pastoralists and ranchers: reindeer economies and their transformations, Cambridge, Cambridge University Press, 1980 ; What is an animal, Ingold (ed), Londres, Unwin Hyman, 1988 ; Evolution and social life, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

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    tournants qui laissent penser en effet quIngold est assez proche dune anthropologie symtrique (Latour) ou des ontologies plurielles (Descola) mais galement de la philosophie pragmatiste (de James Dewey). Cependant Marcher avec les Dragons fait apparatre immdiatement lanthropologie dIngold comme organiquement inscrite dans une approche cologique de lhomme dans son milieu. Peut-on tre encore culturaliste ?

    Quel est prcisment le programme de cette anthropologie cologique ? Celle-ci doit avant tout permettre avant tout de surmonter le dilemme ou le clich de la division entre culture (caractrise par des symboles et des constructions ou des systmes de classification) et organisme ou environnement abords, selon Ingold, de faon rductrice par lethnographie traditionnelle , puisque celle-ci limite la notion de milieu des fonctions minimales (comme rceptacle dune culture). Comme en tmoigne lentre en matire : Par-del biologie et culture Ingold ritre plusieurs reprises la dmolition de la distinction entre les capacits daction qui sont dues la biologie et celles qui sont dues la culture. Il y a au cur de la pense occidentale, relve Ingold, une tension lie la sparation de lhumanit avec le monde de la nature (mais aussi humanit et animalit), cette division tant construite par les Modernes et soutenant in extenso la thse dune supriorit de lhomme sur la nature. Sur la base de cette opposition, se sont videmment constitues les divisions acadmiques entre sciences naturelles et sciences humaines, et notamment au sein de ces dernires avec lanthropologie et la sociologie durkheimienne. Et cest du reste lencontre de la sociologie quIngold dveloppe une thorie de la socialit. Celle-ci doit tre fonde, non pas sur une dimension causale ou des dcoupages selon des facteurs culturels et sociaux, mais au contraire sur des cooprations. Celles-ci ne sont rien dautre quun dploiement cratif entre des personnes, ds lors que ces relations partent dun mouvement de vie , non pas prexistant, mais constitu par une dynamique du champ relationnel.

    Il nest pas ncessaire den appeler lesprit pour expliquer la forme et la signification du monde, lesprit ntant que la pointe fine du processus de la vie, celle-ci tant la cration dun champ de relations lintrieur desquels les tres apparaissent (p. 27). Le terme social dsigne donc une certaine ontologie : une constitution du monde phnomnal lui-mme (p. 319) li aux capacits dengendrement de ces relations ou de la vie elle-mme. De mme quIngold ne croit pas au social comme transcription dun programme cognitif (la ralit de ) ou rationnel coup des affects, il ne croit pas davantage une anthropologie comme transposition dun modle culturel dans un monde physique, o les non-humains sont ravals une fonction drisoire, selon les propres reprsentations quen donnent les humains. Pour rsumer lapproche, les Modernes et les positions culturalistes, constructivistes ou cognitivistes ont enferm lhumanit dans un monde qui lui est propre, ou plutt extrieur aux autres mondes. Pragmatisme et cologie de lattention au centre de lanthropologie

    Comment se construit prcisment son programme ? Si lon veut expliquer objectivement des phnomnes et tudier la mosaque bigarre des cultures ou les cosmogonies, il faut dabord liminer la nature, puis la culture pour parvenir dresser une cologie capable de renouer avec le processus de la vie elle-mme, cest--dire avec une cologie de la vie. Il sagit donc de remplacer lopposition nature-culture par la synergie dynamique de lorganisme et de lenvironnement. Cette thorie existe dj : cest celle de lUmvelt, dveloppe par von Uexkll, qui a influenc Heidegger ou Deleuze et rcemment Sloterdijk. LUmvelt signifie que lenvironnement est la projection de lorganisme sur le monde extrieur, la nature organise par lorganisme (p. 135) et cette voie demeure assez

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    proche de celle dveloppe par la phnomnologie, comme ouverture au monde, dcrivant les enchevtrements du monde social et physique, de mme quelle rcuse lexistence de principes (naturalistes ou mentaux) qui rduirait les interactions humaines et non humaines de simples expressions. Cette approche est sensiblement la mme que celle de lcologie de la perception et de lattention dveloppe par Gibson dans Approche cologique de la perception visuelle (paru en 1950)2, quIngold reprend trs largement son compte tout au long de louvrage. Ainsi les notions de niches cologiques ou affordances (valeurs dusage), aujourdhui fortement utilises par le monde du design, et plus gnralement les environnements partags dsignent les modalits par lesquelles le sujet percevant, humain ou animal, souvre lenvironnement ou aux objets, faonne ces derniers. Ainsi, un nid de chouettes, de fourmis, une hutte de castor peuvent tre considrs comme des uvres, tout autant quun cercle de pierre dans le sud-ouest africain et autres maisons humaines, mme si lhabiter humain engendre diffrents types culturels .

    Ingold situe plus prcisment son programme larticulation de lcologie de la

    perception (Gibson) avec la philosophie pragmatiste (Mead, Dewey et James). Le fait que le corps, lesprit, et les choses que les deux premiers peroivent font partie intgrante dune seule et mme totalit est la base du programme pragmatiste de James par exemple, tout comme de la philosophe de Bergson et Deleuze. linverse, crit Ingold, lanthropologie propose par Lvi-Strauss prend insuffisamment en compte le fait quil existe un environnement (comme tant ce avec quoi nous sommes lis) et le balayage de cet environnement par le sujet. Cet usage du monde partir de la perception est parfaitement saisissable dans deux chapitres de louvrage. Dans Culture et perception de lenvironnement et Btir, habiter, vivre , lauteur oppose habiter (comme occupation ou construction) et rsider , le premier terme renvoyant un nonc intellectuel ou culturel, le second considrant lhabiter comme ensemble de lignes (dfinies comme lengagement du sujet selon des trajectoires sensibles, crant un ensemble de relations) qui nous constituent en mme temps quelles constituent notre environnement. Dans le chapitre Points, lignes et contrepoints , il ritre sa critique du rseau, dj souligne dans Une brve histoire des lignes. Une distinction est effectue entre wayfaring (maillage) et rseau. Ce dernier est purement technique ou cognitif (par lexistence de flux), alors que le maillage est un ensemble de lignes (voire paquets de lignes) traces le long de nos pratiques et que nous habitons. Non pas traduire mais inverser

    Ingold saccorde avec Bruno Latour pour remettre en question les partages ontologiques. Mais il ne croit pas la thorie de lacteur rseau, ou aux oprations de traduction rciproque entre nature et culture. Et il prfre aux sciences studies et autres modes denchevtrement des objets et sujets, la notion dontologies inverses, quil met lpreuve dans son anthropologie cologique. Lide est que la prsence au monde dans ses qualits sensibles est suffisante comme forme de signification. De mme, la comprhension de la culture ou de la nature ne ncessite pas de construction sociale ou de traduction extrieure par le travail du langage ou de lanthropologie, mais de prter attention des perceptions et locales et des sensations, celles-ci tant aisment accessibles, si le chercheur est engag (au sens pragmatiste) avec son environnement. Linversion est donc ici tout simplement le renversement de la perspective anthropologique base sur la transmission des reprsentations, et dans le mme temps, elle est laction pratique du chercheur lui permettant de prter attention au monde. Par l, Ingold entend abolir toutes les mdiations 2 Traduction franaise : James J. Gibson, Approche cologique de la perception visuelle, Paris, Editions Dehors, 2014.

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    sociales et la transitivit qui obscurcissent lactivit pratique. Cette logique de linversion et de lintransitivit est luvre dans la rflexion mene sur laltrit et la culture dans le chapitre 2 : Lart de la traduction dans un monde dynamique . Ds lors que lon gomme les diffrences entre Je et nous , entre dehors et dedans et donc, que lon gomme les frontires culturelles construites par lanthropologue, on obtient des lignes de relations sociales (p. 279), incorporant lautre au profit du nous pour former des mondes relationnels cohrents .

    Cette rflexion conduit galement une nouvelle manire dapprhender lactivit technique et les artefacts comme tant au centre dune rflexion sur les pratiques. Dans trois chapitres - tisser un panier , la textilit de la fabrication et potique de lusage des outils - lauteur revient sur la nature des artefacts en anthropologie. Cette dernire tend opposer culture indpendamment de son contexte dusage (p. 300) et matrialit. Ingold pense au contraire une ontologie des processus de formation (le tissage dun panier quil met en uvre dans ses cours) plutt que du produit fini (le panier), cet apprentissage tant au fond un apprentissage du monde et de la construction des environnements. Ingold articule dans sa potique de lusage des outils des emprunts la phnomnologie (Merleau-Ponty) et la pragmatique cognitive de Jean Lave. Toutefois, il les dpasse en supposant lunit expressive de lacte technique, ft-il de conception ou dusage : quand lleveur de rennes lance un lasso, quand le moissonneur balance sa faux en chantant et dansant, quand le peintre dessine un mouvement avec son pinceau, ils mlent indistinctement une aptitude corporelle, des anticipations rationnelles et des sentiments, sans que la cognition ne soit spare davec les affects. Cette piste est donc ici rellement pragmatique dans la mesure o lart et les artefacts sont considrs, non pas comme des supports de significations culturelles pour lanthropologue, mais des objets qui font faire. Rhabilitation de limaginaire ? Idal dautonomie ?

    Si lon suit Ingold, rien au fond ne distingue un chasseur, dun chercheur, dun artisan ds lors que tous font lexprience directe du monde, selon un ensemble de schmes perceptifs, sans avoir besoin de mdiations sociales que sont lducation, les normes, la langue, etc. En rsum, il opte pour une thorie mettant en valeur une faon de penser lexistence dans sa matrialit. Du reste, Ingold peut se voir reprocher, en inversant le prjug ethnocentrique, de trop donner de place une seule ontologie : celle de lontologie de lhabiter (ontology of dwelling). Cette ontologie serait-elle par exemple celle des chasseurs-cueilleurs ? Ingold voit en effet ces derniers comme des sujets pragmatiques, se passant de mdiations, composant avec le monde, partir dun engagement actif, perceptif et pratique, par contraste avec la perspective anthropologique classique instaurant une extriorit de la nature. Mais cette anthropologie est-elle voue demeurer une exception ?

    On aurait tort sans doute de considrer cette vision comme une nostalgie dun monde artisanal, plus ou moins perdu. Ingold a, du reste de nombreuses fois rpondu aux critiques (notamment celle de Philippe Descola), lui reprochant de ne pas tenir suffisamment compte du contexte temporel, et de ne pas dpasser ces socits des chasseurs-cueilleurs ancres dans le local. Au contraire, Ingold ne fait-il pas de son cologie du monde un programme parfaitement empirique et contemporain ? Ce nest pas un rcit alternatif que propose Ingold. Il demande aux sciences, y compris lanthropologie, de se plonger dans leur vritable milieu et de rtablir des continuits qui sont enfouies dans la pense.

    Pragmatiquement, lanthropologie dIngold peut aider documenter diffrents agirs : les technologies de linformation, larchitecture, lart et lco-design. La place accorde aux

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    gestes semble galement trouver des convergences avec une approche du care et des formes dattention porte autrui. Bien quIngold ne traite pas rellement cette possibilit, il rejoint par exemple la soma-esthtique de Shusterman, et partage avec ce dernier lobjectif de conjoindre une attention lengagement et une sensibilit lesthtique. En outre, lanthropologie des lignes et du tissage semble tre au cur des enjeux actuels de la critique sociale : concernant un certain esprit du capitalisme ou la place prise dans les socits par la performance cognitive ou le gouvernement par les normes. Sur la base de la rciprocit, dfendue par Ingold, entre homme et environnement, mergent des pratiques territoriales, mais galement politiques. Cest notons-le, un rapprochement sans doute possible avec lcologie politique, telle que la dfendue par exemple Andr Gorz et son attention aux solidarits locales. Cest galement avec une certaine ide (marxiste) du libre dveloppement humain, que peut dialoguer le travail dIngold. On pourrait du reste se demander o se situe Ingold par rapport la critique sociale et politique, voire par rapport lanthropologie anarchiste dun David Graeber et quel type dmancipation sociale il dfend. Quelles sont les instances o lon peut partager de telles reprsentations sur le monde ? O se font les agencements entre exprience individuelle et collective, o se stabilisent ces expriences ? Dans la politique ? les institutions ? Ingold, certes, nest pas sociologue et ne sintresse pas aux hirarchies sociales et aux ingalits des mondes. Son insistance vouloir crer des lignes sur la base de la croyance dans un monde sensible et pragmatique lempche de voir sans doute de voir un autre pan de la pense sociale critique.

    Sans que lon puisse deviser sur toutes ses consquences pratiques, Marcher avec les Dragons se lit comme un manifeste qui semble ouvrir un champ des possibles. Ingold fait preuve dune libert et dune autonomie qui laisse rveurs les chercheurs en sciences sociales. Car ce qui anime particulirement louvrage est le refus du conformisme acadmique : notamment dans les modes dapprentissage (par exemple qui passerait par la reconnaissance des tudiants comme contributeurs aux savoirs anthropologiques) et le refus de la segmentation disciplinaire. Pourquoi Marcher avec les dragons (qui est aussi le titre du dernier chapitre consacr au rgne sans partage de la science au dtriment dans lordre social moderne) ? Car cet tre du monde naturel, comme loiseau-tonnerre de lethnographe Hallowell, est un tre imaginaire dont la constitution est incompatible avec le projet scientifique et ne rentre pas dans les taxinomies scientifiques. Nanmoins si le dragon nexiste pas , il continue de grandir. Publi dans laviedesidees.fr, le 13 mars 2014 laviedesidees.fr