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" les textes à l 'appui 99

industrialisation au maghreb

DANS LA MEME COLLECTION

Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand. Paul Nizan, Les chiens de garde. Jomo Kenyatta, Au pied du Mont Kenya (préface de G. Balandier). Thomas Oppermann, Le problème algérien (préface d'A. Groseer). V. Lanternari, Les mouvements religieux des peuples opprimés. J. Dresch, R. Dumont, J. Berque, J. Marthelot, Y. Goussault, E. M. Ben

Barka, Réforme agraire au Maghreb.

A PARAITRE

Abdou Moumouni, L'éducation en Afrique. G. Toti, Le loisir. Ibn Khaldoun, Textes choisis.

J. Dresch, M. Attek, C. Bettelheim, A. Tiano, M. Tahiri, G. de Bernis, K. A. Khodja,

M. Siksou, M. Lahbabi, F. Borella A. Belal, A. Serfaty, A. Bouabid

industrialisation au maghreb

FRANÇOIS MASPERO 21, rue Cardinal-Lemoine-V*

PARIS 1963

Le présent ouvrage reproduit les confé- rences données à F occasion d'un collo- que organisé par l'Union Nationale des Etudiants du Maroc à Alger, en janvier 1963, sur l'invitation de l'Union Na- tionale des Etudiants d'Algérie (ex- U.G.E.M.A.).

© 1963, François Maspero éditeur S.A.R.L.

1 Jean Dresch

Développement et localisation industriels au Maghreb

Le développement et la localisation de l'industrie au Maghreb, et spécialement en Algérie, sont déterminés, sem- ble-t-il, par trois caractéristiques essentielles :

1. — L'industrialisation a été ébauchée pendant la pé- riode coloniale dans un pays qui a reçu un équipement de base. Mais l'industrie, de type colonial, était nécessairement vouée à un développement incomplet et faible, fort peu con- forme aux intérêts du peuple algérien.

2. — Le poids de cet héritage d'une industrie coloniale a ete alourdi par une guerre de sept ans et les destructions ou abandons qui l'ont accompagnée ou suivie.

3. — Le développement et la localisation de l'industrie en Algérie sont à envisager en tenant compte de cet héritage et des conditions dans lesquelles il est légué, mais aussi, désor- mais, en fonction des intérêts rationnellement étudiés du peuple algérien libéré. Ils sont donc à envisager à la fois à court terme et à long terme.

I. — L'héritage de la période coloniale.

Cet héritage comporte un passif et un actif. La colonisa- tion a transformé profondément le Maghreb et particulière- ment l'Algérie et y a introduit un équipement de base, au profit sans doute de la colonisation, mais très supérieur néan-

moins à celui de la plupart des autres pays d'Afrique ou du Moyen-Orient. Mais l'industrialisation, très insuffisante, était caractérisée par les points suivants :

1. — Le système colonial avait opéré une sélection dans

r exploitation des matières premières ainsi que dans les indus-

tries de transformation.

a) Sélection dans l'exploitation des matières premières.

On a souvent et longtemps affirmé que le Maghreb est pauvre en matières premières, tant agricoles que minières. Cette affirmation a servi d'excuse quand il fallait expliquer la faiblesse du revenu national et le retard du développement économique de pays dont les deux tiers ou les trois quarts de la population sont des ruraux et où la production agricole a longtemps représenté plus de la moitié en valeur de la pro- duction nationale.

Examinons en effet, rapidement, les matières premières d'origine agricole. On ne saurait douter que bon nombre de cultures n'ont pas été développées qui auraient pu fournir des matières premières à l'industrie. Quelques exemples sont particulièrement expressifs. Les trois pays d'Afrique du Nord sont importateurs de tissus et vêtements et cette importation pèse très lourd sur l'équilibre de la balance de leur com- merce extérieur. Or les deux principales matières premières de l'industrie textile, laine et coton, sont ou peuvent être pro- duites en Afrique du Nord.

Le mouton joue un rôle essentiel dans l'économie et la vie traditionnelle des populations rurales des pays maghrébins ; il leur fournit non seulement la viande, au moins lors des grandes fêtes religieuses, mais aussi la laine qu'on filait et tissait jadis, sous la tente du nomade comme dans la maison du sédentaire. Les hautes plaines surtout, de l'Algérois au Maroc oriental, ont été appelées « le pays du mouton » et c'est là qu'en Afrique blanche la population comportait le plus grand nombre de nomades. Or ces moutons donnent, en poids, moitié moins de laine que les moutons australiens et la qualité est médiocre : le Maghreb importe, non seulement des

tissus de laine, mais même une part de la matière première de son industrie lainière.

Le coton est plus important encore aux importations. La culture du coton a été tentée depuis longtemps, et à maintes reprises, selon que le coton était ou non abondant sur les marchés internationaux. Des essais étaient faits en périodes de pénurie, dues aux événements politiques ou à de mauvaises récoltes qui provoquaient une hausse des prix. Mais ces ten- tatives étaient abandonnées dès que le marché retrouvait un relatif équilibre. Des expériences, après la dernière guerre mondiale, ont montré que le coton peut être cultivé, que la qualité comme le rendement peuvent être satisfaisants ; mais elles ont toujours été limitées, à la plaine de Bône par exem- ple en Algérie, aux plaines irriguées, du Tadla surtout, au Maroc.

Autre exemple typique : le sucre. Le sucre est, avec les cotonnades, une des importations les plus coûteuses parmi celles qui sont destinées à la consommation qu'on qualifiait « indigène ». La seule entreprise fabriquant du sucre a été pendant longtemps la COSUMA, raffinerie située à Casa- blanca et traitant du brut antillais : encore sa production ne satisfaisait-elle qu'une part de la consommation marocaine. Qu'on veuille bien se reporter à l'exposé de M. Tahiri sur l'ex- tension de la culture betteravière et la sucrerie de Sidi Sli- mane. Une expérience comparable a été tentée auparavant en Algérie : la betterave à sucre y a été cultivée, notamment dans la région de Mercier-Lacombe, et la production de deux usines, celles de Mercier-Lacombe et Malakoff, n'empêchait Pas l'importation de 200.000 tonnes, pour 17 milliards d'an- ciens francs. Du reste la production n'a cessé de baisser de- puis 1956 et les usines ont fermé. Du moins la démonstration a-t-elle été faite que la betterave sucrière peut être cultivée en Afrique du Nord en sec — elle est alors plus riche en su- cre — ou en irrigué, mais que la culture et l'industrie ne sau- raient se développer tant que les intérêts des producteurs de sucre français — ou autres — contrôleront le marché. Des industries d'une importance majeure pour satisfaire des be- soins essentiels de la population n'ont pas été développées. Elles auraient eu, en outre, l'avantage de favoriser l'indus- trialisation du bled, car les industries, alimentaires surtout, sont souvent localisées à proximité de la matière première, Oln des villes surpeuplées.

Les ressources minières, elles, ont été recherchées et ex- ploitées plus tôt car elles pouvaient répondre mieux aux be- soins des industries métropolitaines. Mais le système colonial, l'adoption de la législation métropolitaine, au moins en Algé- rie et en Tunisie, ont eu pour résultat une prospection lente, désordonnée, anarchique des ressources minières. Certes, des gisements importants et intéressants pour le marché métropo- litain ou international ont été étudiés avec soin et plus ou moins bien équipés : tels sont les gisements de phosphate ou les principaux gisements de fer, quand ils assurent une pro- duction abondante et rémunératrice. Mais de très nombreux petits gisements n'ont jamais fait l'objet d'exploitations ra- tionnelles ni de recherches scientifiques sur leur extension, leurs réserves. L'exploitation en fut discontinue, selon que les cours internationaux assuraient ou non quelque bénéfice. Ces gisements sporadiques ont été, de la sorte, mal équipés, sou- vent écrémés. Certains n'ont jamais été exploités du tout. Les exploitations les plus marginales, en économie coloniale, ont été fermées, abandonnées. En Algérie, au cours et à la suite de la guerre, le matériel de nombreuses mines a été plus ou moins saboté, la main-d'œuvre, mal formée, s'est dispersée. Avec des techniques, dans une situation économique nouvelle, une rénovation apparaît possible.

b) Sélection dans les industries de transformation

Les matières premières d'origine agricole ou minière étaient, pour la plupart, exportées brutes. Les industries de transformation ne se sont développées que lentement, dans la mesure où elles ne concurrençaient pas les industries métropo- litaines et où elles répondaient à une nécessité : les besoins de la consommation, européenne surtout, la pénurie résul- tant de la rupture des relations économiques avec la France, pendant l'occupation allemande, des conditions socio-écono- miques nouvelles depuis la dernière guerre mondiale.

Les industries alimentaires, par exemple, ont été parmi les premières qui furent créées dans les trois pays d'Afrique du Nord, comme dans tous les pays faiblement industrialisés, mais où les villes s'accroissent aux dépens des campagnes. Des industries de transformation des céréales se sont multi- pliées en fonction des régions productrices, des voies de com- munication et des ressources en stockage, de l'infrastructure

commerciale : minoteries, semouleries, usines de pâtes ali- mentaires. Mais il s'agit, en général, d'entreprises peu impor- tantes. En Algérie, elles étaient souvent liées entre elles et aux principales exploitations céréalières, dispersées et mal équipées : des complexes semoulerie — minoterie — pâtes alimentaires n'ont été réalisés qu'à Blida, Constantine, Sétif et Bordj bou Arreridj. L'importance des autres minoteries et semouleries était déterminée par les capacités de stockage et par la fonction régionale de la ville. Dans les plus petites agglomérations, il ne s'agissait plus que d'entreprises artisa- nales et le moulin à eau, plus encore le petit moulin familial, ronronnant, à meule dormante, sont toujours utilisés dans les campagnes. Ainsi l'industrie moderne n'a pas fait dispa- raître la préparation artisanale, familiale du couscous ; et, au pays du blé dur, des pâtes alimentaires sont encore importées !

Le Maghreb est aussi le pays de l'olivier. Or, si la Tunisie exporte traditionnellement de l'huile, l'Algérie et le Maroc ne satisfont pas leurs besoins. Dans les montagnes des bordures méditerranéennes, on y trouve encore des moulins et pres- soirs semblables à ceux de l'époque romaine, mais ni le Rif, ni la Kabylie ne sont équipés en huileries modernes, comme On pourrait, logiquement, s'y attendre, et les huileries des villes oranaises, Tlemcen, Sidi bel Abbès, Aïn Temouchent, Perregaux, n'ont pas empêché l'installation à Alger d'entre- prises de Dakar ou Marseille qui traitent l'arachide sénéga- laise.

Le Maghreb est encore producteur de fruits. Or l'exporta- tion des fruits frais est difficile. Et pourtant l'équipement en confiseries, en usines de jus de fruits a été très longtemps in- suffisante et l'est encore. La principale confiserie d'Algérie, celle de Relizane, est fermée et les conserveries de jus de fruits, celle de Boufarik par exemple, sont insuffisantes. Le colonisateur, buveur de vin, voire de bière, n'a jamais eu 1 idée que le musulman pourrait boire autre chose que de

eau sale, du thé de Chine ou du café d'Amérique ou d'Afri- que Noire, sucrés de sucre importé. Il a fallu l'invasion des coca ou pepsi-colas pour qu'on s'aperçoive que des boissons, fabriquées avec des eaux gazeuses et des fruits d'Afrique du

J"ord, étaient aussi saines et pourraient même être à l'origine e bonnes affaires. Mais il était trop tard. Je me souviens de

même qu'encore en 1958, préparant une expédition au Sa- ara, j 'ai cru pouvoir trouver à Alger les boîtes de jus de

fruits, si utiles. En vain. En y ajoutant des boîtes trouvées dans les diverses villes traversées sur la route de Mzab, la provision était ridiculement insuffisante. Arrivé enfin à Ghar- daya, j'ai trouvé, chez les Mzabites, de quoi la compléter. D'où venaient ces jus de fruits des boutiques de Ghardaya ? d'Israël ! Or, aujourd hui encore, il serait malaisé d'en faire une abondante provision, car les industries transformatrices de fruits sont en nombre insuffisant. Elles pourraient cependant être réparties dans les différentes régions productrices, à l'écart des grands centres.

On peut être surpris, également, du faible développement des industries textiles. Il est évidemment à mettre en relation avec l'effort insuffisant pour produire les matières premières nécessaires, en quantité comme en qualité. Or des industries textiles se montent rapidement et ce sont souvent les premiè- res qui apparaissent dans les pays en voie de développement, gros importateurs de cotonnades. Et pourtant si, au Maroc, diverses industries textiles ont été créées et si certaines sont bien équipées, elles ont du mal à se maintenir et ne couvrent pas les besoins du pays ; en Tunisie, la seule industrie textile qui s'est maintenue jusqu'à cette année est celle du Sahel de Sousse. Quant à l'Algérie, la situation y était pire encore puis- que, pendant très longtemps, il n'y eut d'industries textiles qu'autour d'Oran et à Tlemcen : elles sont en partie artisa- nales et utilisent des matières premières en grande partie importées, fibranne de Lyon, rayonne ou tergal qui sont im- portés également de France et se substituent de plus en plus à la laine ou à la soie dans la fabrication des haïks. Les deux tiers de la laine elle-même, transformée à Oran et Tlemcen, sont importés de Nouvelle-Zélande et d'Argentine. Par con- tre, les industries artisanales traditionnelles qui transformaient la laine, les fibres de palmier-doum ou l'alfa, périclitent, sauf celles des tapis et couvertures, en partie pour les besoins du tourisme. Encore ne saurait-on les qualifier prospères et ne se maintiennent-elles, dans les ateliers artisanaux, que grâce à une dure exploitation de la main-d'œuvre féminine.

Les matières premières minérales sont moins transformées encore que les matières premières agricoles. En effet le fer, le plomb et le zinc, le peu de cuivre produits en Afrique du Nord sont exportés pratiquement bruts. Certes il existe des fonderies de plomb, deux en Tunisie dont une est fermée, une au Maroc, mais il n'y en avait pas en Algérie. Le fer, ex-

porté sans aucune transformation, constitue l'une des plus abondantes ressources des pays maghrébins. Depuis très long- temps, des projets d'industrie métallurgique lourde s'accumu- lent dans des tiroirs, depuis le siècle dernier à Bône, et se heurtent à l'opposition des industries françaises, bien alimen- tées en fer français. Une situation économique et sociale nou- velle, la mise au point de nouveaux procédés furent néces- saires pour que les projets bônois fussent repris. Mais on en est aux fondations et des projets de métallurgie lourde, en Tunisie et au Maroc, fussent-ils discutables, n'ont pu être conçus qu'après l'Indépendance.

Pour être riches en phosphates, les pays du Maghreb n'en sont pas pour autant de gros producteurs d'engrais phos- phatés. Des usines d'hyper et de super-phosphates ont bien été créées dans chacun d'eux. Mais ces usines ne couvrent pas les besoins et tous les autres engrais sont importés, bien que la Tunisie dispose de ressources en potasse non exploitées et que des usines d'azote puissent être établies partout. Il est vrai que la consommation d'engrais était limitée aux gros et aux moyens cultivateurs, essentiellement aux colons qui, après l Indépendance ou vers la fin de la guerre d'Algérie, ont di- uunué leurs frais généraux en cessant de renouveler leur équipement et en économisant sur les engrais. La consomma- tion d'engrais, et même d'engrais phosphatés, est nettement Insuffisante. Aussi bien les usines d'engrais ont été établies à proximité des ports et non pas à l'intérieur, à proximité des centres miniers.

Pendant longtemps, les industries du bâtiment elles-mêmes put utilisé des produits importés. Les trois pays ont longtemps Importé leur ciment. Et quand des cimenteries furent cons- truites, elles le furent par les grosses entreprises métropoli- taines qui y trouvaient leur compte : celles d'Algérie, par exemple, à Pointe Pescade, Saint Lucien et Constantine sont des filiales des cimenteries Lafarge. Elles ont été installées à proximité de carrières et des trois principaux centres urbains consommateurs. Les trois pays du Maghreb ont même long- temps importé des briques et des tuiles de Marseille. L'argile ^e manque pas pourtant et les usines sont simples, faciles à installer un peu partout.

Puisque les trois pays ne fabriquaient ni fonte, ni acier, es industries métallurgiques de produits finis ont été rares et

se sont développées tard, pratiquement à partir de la deuxiè-

me guerre mondiale, et presqu'uniquement dans les grands centres. Elles étaient nécessaires pour l'entretien et la répa- ration du matériel courant agricole, des travaux publics, etc. et pour des fabrications qu'il était plus avantageux d'opérer sur place. Mais elles transformaient des métaux importés et déjà demi-ouvrés, comme une usine de câbles et de fils télé- phoniques, près d'Alger, qui utilise des lingots importés. Ber- liet et Renault ont bien construit, toujours près d'Alger, des usines d'automobiles et de tracteurs, mais il ne s'agit que du montage de pièces importées fabriquées.

2. — Le système colonial a aussi eu pour conséquence une

inégale répartition des industries.

L'héritage colonial n'explique pas seulement l'insuffisance du développement industriel ; il explique aussi les localisa- tions industrielles et, par suite, des contrastes brutaux dans le sous-développement. Certes, quelques industries sont si- tuées à proximité de la matière première, mais les industries minières elles-mêmes ne sont encore que des îlots de vie moderne isolés à l'intérieur des terres. La plupart des indus- tries de transformation sont localisées le long de la côte, es- sentiellement dans les grands ports. De la sorte, tandis que les industries artisanales traditionnelles, répandues jadis dans l'ensemble du pays, disparaissaient peu à peu, que les indus- tries nouvelles étaient sporadiques et souvent de faible impor- tance, dans les régions côtières, au contraire, et surtout dans les ports principaux, les usines se sont rassemblées. On ne saurait en être surpris. Les industries nouvelles avaient pour but de satisfaire les besoins d'une population à haut niveau de vie, essentiellement européenne, concentrée, pour la plus grande part, dans les ports les plus importants. Et les ports sont un rouage majeur du système colonial : ils servent au stockage et au transit des matières premières venues de l'inté- rieur et destinées aux marchés européens. Ils reçoivent les produits finis importés, redistribués ensuite, et les produits demi-finis qui sont transformés dans les usines locales. Telle est l'origine des dissymétries ou assymétries dont parlent les économistes. Ainsi les côtes ont attiré les équipements, les moyens de communication, les usines, les banques et le gros commerce, nationaux et internationaux. Elles ont aussi attiré

les populations rurales appauvries, principales victimes de la colonisation, car le niveau de vie, les chances de trouver un emploi, un salaire sont ou apparaissent supérieurs à la ville. L'usine attire la main-d'œuvre, crée un marché ; la main- d'œuvre et le marché attirent l'usine : cycle fatal.

Les dissymétries n'opposent pas seulement l'intérieur et la côte. Elles opposent aussi entre elles les diverses régions de l'intérieur. On sait combien l'Algérie orientale, pourtant plus peuplée, est moins industrialisée que les régions algéroise ou oranaise. Alger distribuait, ces dernières années, la moitié des salaires et des traitements de toute l'Algérie, car, autour d'Alger s'est opérée une véritable concentration d'activités di- verses. En outre, c'est sur la route d'Alger à Tlemcen ou Oran qu'on rencontrait les principaux établissements indus- triels et non sur la route d'Alger à Constantine. La région de Bône faisait exception. On ne saurait, non plus, en être surpris : la région la plus colonisée, la mieux équipée, l'Algér rie du Vin a attiré les industries de transformation plus que 1 Algérie des Céréales ou l'Algérie kabyle, ou encore aura- sienne, défavorisées, bien que cette Algérie orientale soit, de loin, la plus peuplée.

II. — Plan de Constantine et Energie saharienne.

Dans cet héritage, en somme lourd à la fois par ses as- pects négatifs, mais aussi par ces inégaux dynamismes ré- gionaux qu'on ne saurait désormais méconnaître, deux don- nees méritent d'être isolées, car elles sont d'importance, au moins pour l'Algérie, sinon pour le Maghreb entier : le Plan de Constantine et l'arrivée sur les bords de la Méditerranée du pétrole et du gaz sahariens.

On a beaucoup parlé du Plan de Constantine. Car il fallait on en parlât : on sait dans quelles conditions économiques,

sociales et politiques il a été conçu, élaboré, appliqué. Il avait pour but, on s'en souvient, de donner à l'Algérie une indus- trie de base, destinée à fournir des emplois, à permettre un relèvement du niveau de vie de l'ensemble de la population. Il n était pas question, on s'en doute, de doter l'Algérie d'une industrie rationnelle, dans un cadre national. Il s'agissait seu- lement de satisfaire la demande, dans la mesure où elle allait 8 accroître, entre 1959 et 1964. Le Plan prévoyait une réparti- tion des investissements entre les divers secteurs de l'indus-

trie, environ un tiers étant destiné aux industries légères. Il prévoyait, par ailleurs, la création de zones industrielles qui étaient, par ordre de décroissance dans le nombre d'emplois créés, la région de Rouiba-Reghaia, à l'Est d'Alger, la région de Duzerville, près de Bône, celles de Blida, d'Arzew, de Sainte-Barbe du Tlelat, enfin celle de Constantine. Le Plan prévoyait aussi des zones d'industrialisation décentralisée qui devaient être équipées par l'intermédiaire d'une société mixte, la S.E.Z.I.D. (Société d'Equipement des Zones d'Industriali- sation Décentralisée) : à Beni Saf devaient être aménagée une chaîne du froid — vieux projet — et construites des conser- veries ; à Tizi Ouzou, on prévoyait des industries de torré- faction, textiles, du bâtiment ; à Bougie, des industries texti- les, du bois, du liège, etc.

Le Plan est sans conteste un échec et les événements po- litiques n'en sont pas seuls responsables. La plupart des pro- jets n'ont pas été réalisés, les investissements, surtout privés, ont été inférieurs aux prévisions, par exemple dans des indus- tries légères comme le textile ou le cuir. Le Plan prévoyait la création de 390.000 emplois en cinq ans : au bout de deux ans d'application, on n'en comptait encore qu'une trentaine de milliers. Mais quelle que soit l'ampleur des différences entre les prévisions et la réalité, le Plan a permis le démar- rage du complexe métallurgique de Bône, celui, beaucoup plus modeste, du complexe chimique d'Arzew ; diverses usi- nes ont été construites, même des usines textiles à Bougie et à Relizane. Le Plan, enfin, est toujours utilisable, avec les mo- difications qui s'imposent maintenant que l'Algérie est un Etat indépendant et que sa structure économique et sociale n'est plus coloniale et se transforme en une structure socialiste.

Mais il est un autre fait qui bouleverse les données du dé- veloppement et de la localisation des industries en Algérie : c'est l'énergie saharienne. Pour expliquer le faible dévelop- pement industriel, on a souvent invoqué, jadis, non le carac- tère colonial de l'économie, mais la pauvreté de ses ressour- ces, et, tout particulièrement parmi celles-ci, la pauvreté en ressources énergétiques. Les gisements de Djerada, au Ma- roc. ceux de Kenadza — Colomb Béchar, en Algérie, sont évidemment peu importants. L'étendue des gisements algé- riens est, il est vrai, considérable, mais les conditions d'exploi- tation sont difficiles, la qualité du charbon est médiocre. Le charbon, arrivé à Oran, finissait par coûter plus cher que le

charbon importé d'Amérique. Malgré maints projets et essais, on n'est jamais parvenu à exploiter le gisement, ni à utiliser ses produits de façon rentable, au point que la dernière so- lution fut d'arrêter l'exploitation.

Dans des pays que menace l'aridité, l'eau ne saurait sup- pléer l'insuffisance du charbon comme source d'énergie, bien qu elle fournisse une part importante de l'énergie électrique dans les deux pays pourvus de massifs montagneux... mais cette importance relative n'est due, en fait, qu'à la faiblesse de la production totale. Enfin, si dans les trois pays maghré- bins, des gisements de pétrole ou de gaz sont exploités, ou 1 ont été, si de nouveaux peut-être seront découverts dans les régions non sahariennes, du moins les ressources, jusqu'à nou- vel ordre, paraissent-elles limitées.

Mais on sait, depuis 1956, que le Sahara est riche. Le gaz et le pétrole qui y ont été reconnus changent désormais com- plètement les données de l'industrialisation dans les trois PaYs, et spécialement en Algérie. La production du pétrole a été, en 1962, de 22.500.000 tonnes, c'est-à-dire quinze fois la consommation de l'Algérie, qui ne dépassait pas 1.500.000 tonnes avant l'Indépendance. On sait que le pétrole est ache- mine, par oléoduc, sur Bougie et que la construction d'une raffinerie, ayant une capacité de 2,5 millions de tonnes par an, est prévue à Alger. L'essentiel de ce pétrole est exporté :

a complètement modifié les données du marché français du Pétrole, et même celles du Marché Commun.

Ce n'est pas, il est vrai, ce pétrole qui est le plus important pour l'économie du Maghreb. Certes, il procure à l'Algérie de substantiels revenus. Mais l'arrivée du gaz, elle, a des consé-

quences beaucoup plus importantes sur le développement et la réalisation des industries. Le gaz parvient par gazoduc à Re- lizane d'où les conduites divergent vers Alger et Arzew. Trois milliards de mètres cubes, dès cette année, cinq si l'on veut,

tres prochainement, parviennent ou peuvent parvenir aux ri- ves de la Méditerranée. Ils desservent donc les régions les plus

développées déjà. L'abondance est telle cependant qu'on peut songer à la fois à alimenter toute l'Algérie, qui consommera un milliard de mètres cubes en 1963, le Maghreb entier et à exporter vers l'Europe.

III. — Les conséquences de la guerre et les conditions nou-

velles du développement et de la localisation des indus-

tries en Algérie.

Tel est donc le bilan de la période coloniale. Mais cette période s'est terminée par sept ans de guerre, aggravée par les destructions méthodiques de l'O.A.S., puis par l'exode de la plus grande partie de la population européenne. Même si l'usine n'a été ni abandonnée, ni sabotée — 850 usines ont été fermées sur 2.500 — l'organisation du commerce et du cré- dit a été compromise. Matières premières ou pièces déta- chées, matériel neuf ou commandes parviennent mal ou ne parviennent plus.

Le résultat le plus immédiat est que la production a di- minué et que, souvent, la structure même des entreprises a été transformée. Les plus grosses entreprises capitalistes, gros- ses mines, industries métallurgiques, usines de montage, ci- menteries ont bien conservé au moins une partie de leurs ou- vriers et de leur personnel d'encadrement, mais beaucoup tournent au ralenti et les investissements ont cessé. Ce sont surtout les entreprises moyennes qui ont été abandonnées par les patrons et les cadres, parfois sabotées. Elles deviennent donc des biens vacants. Si le matériel est en état de marche, si des stocks de matières premières sont disponibles ainsi que des cadres et du crédit, ces usines peuvent être remises en marche par des Comités de Gestion. Tel est le cas des deux entreprises de briquetterie d'Affreville, Le Goff et Benichou. Les propriétaires disparus, les ouvriers ont remis en marche les usines, d'autant plus facilement que les techniques en sont assez simples. Ils sont au nombre de 220, payés entre 10 et 13 fr par jour. Ils ont amélioré l'entreprise Benichou, vétusté, réparé le matériel de l'entreprise Le Goff qui était plus mo- derne. S'ils vendent aisément les tuiles, ils ont plus de peine à écouler les briques. Les bénéfices sont remis à la Préfecture, de sorte que le Comité de Gestion ne dispose d'aucun fonds, ni de roulement, ni d'amortissement, ni de réinvestissement. Il est donc obligé d'avoir recours à l'Etat ou aux organismes qui le représentent, seuls susceptibles de fournir du crédit et, souvent même, des clients. L'Etat joue donc inévitablement un rôle accru. Il l'est, en particulier, quand les usines sont

fermées, comme la plupart des minoteries-semouleries, des confitureries et autres industries alimentaires d'Oranie. Lui seul peut les remettre en marche.

Lorsque les entreprises appartiennent à des Algériens, comme les industries textiles de la région de Tlemcen, elles n ont pas cessé de fonctionner mais éprouvent des difficultés qui provoquent des changements de structure. Le tissage arti- sanal traditionnel dispersé, menacé depuis longtemps, ne peut Se maintenir que si les ateliers adoptent des métiers Jacquard et, plus encore, des métiers mécaniques. La filature à Oran et Tlemcen a été plus tôt concentrée en quelques entreprises qui ont, du reste, profité du Plan de Constantine. Elles sont de- venues assez puissantes pour tisser mécaniquement une partie de leurs propres filés et contrôler, par la vente du restant, les ateliers de tissage. De la sorte ne se maintiennent que les en- treprises qui ont pu passer d'une structure artisanale à une structure capitaliste ou qui se groupent en Coopératives, avec

appui de l'Etat, fournisseur de crédits et de marchés.

Dans ces conditions, comment envisager le développement et la localisation des futures industries algériennes ? Il con- vient de distinguer les possibilités à court ou à long terme.

Dans l'immédiat, il faut bien tenir compte de l'héritage colonial et de la situation qui résulte des destructions de sept

années de guerre. On ne saurait guère se tromper en affirmant qu il convient d'abord de remettre en marche les mines et usines qui ne fonctionnent plus, de faire tourner à plein f les dont l'activité est ralentie. C'est une nécessité tant so- ciale qu'économique, car il faut trouver du travail à tous les

c hômeurs. Les statistiques de 1957-8 comptaient 225.000 sala- riés industriels sur une population masculine active de

2.600.000. C'est peu et l'exemple du Plan de Constantine, entre beaucoup d'autres, montre que, dans les conditions ac-

tuelles de la technique, l'industrialisation ne crée pas rapide- ment de nombreux emplois. Encore faut-il utiliser à plein

un équipement de base qui est supérieur à celui du Maroc et de la Tunisie. Ainsi, dans le proche avenir, la répartition des indu s t r i e s ne saurait différer sensiblement de ce qu'elle était avant la guerre d'Indépendance. Le réseau des moyens de communication, le réseau urbain sont assez serrés pour que Puissent être d'abord maintenus, ensuite développés les ate-

rs et usines qui existaient, même dans les centres qui ont

été le plus touchés par l'exode de la population européenne et où les cadres font le plus gravement défaut.

Mais le maintien ou le développement de beaucoup de ces petites usines abandonnées, privées de leurs cadres de techni- ciens et comptables, supposent des changements de structure. Les ateliers artisanaux qui subsistent, les ateliers du textile de Tlemcen, les ateliers qui travaillent le cuir à Tlemcen et Constantine, ceux de Sétif, Mascara, Nedroma, moins actifs encore, peuvent être modernisés. Et cette modernisation est d'autant plus souhaitable qu'il s'agit d'industries qui utilisent une main-d'œuvre assez abondante, travaillent pour le marché intérieur et qu'avaient négligées les investissements européens prévus par le Plan de Constantine. Mais cette modernisation de l'artisanat qui favoriserait en même temps une dispersion des industries se heurte à des difficultés nombreuses : enca- drement technique, crédit, organisation du marché. Il con- viendrait donc de multiplier autant que possible des Comités de Gestion, du type de ceux des briquetteries d'Affreville, et des Coopératives qui pourraient être de types divers. Les co- mités de gestion de petites entreprises pourraient assurer la transition à une structure coopérative, en favorisant l'éduca- tion de cadres ouvriers.

A plus longue échéance, le développement et la localisa- tion des industries sont liés à la politique économique et so- ciale adoptée. En introduisant des méthodes modernes d'agri- culture mécanisée dans le secteur traditionnel, une réforme agraire peut favoriser la création, dans les centres ruraux, d'industries annexes, comme des ateliers de réparation ou de petite construction mécanique. On l'a constaté dans d'autres pays, en Chine par exemple, où le développement de coopé- ratives de type socialiste a rendu nécessaire la construction d'ateliers, pour la fabrication de charrues par exemple, avant même que la constitution des Communes populaires ne con- duise à la construction de ces petits hauts fourneaux dont on a tant parlé : l'expérience chinoise montre quelles limites il convient de ne pas dépasser.

Il est possible aussi qu'une réforme agraire permette le dé- veloppement d'industries de transformation des produits agri- coles plus importantes qu'avant l'Indépendance et plus dis- persées encore, à proximité des centres de production : se- mouleries et fabriques de pâtes alimentaires, conserveries de fruits ou légumes, confitureries et fabriques de jus de fruits,