immortalité et alchimie intérieure en chine (muriel baryosher-chemouny)

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Immortalité et alchimie intérieure en Chine 1 Religions & Histoire n o 52 D OSSIER Immortalité. Croyances et pratiques dans les religions du monde L’immortalité a préoccupé bon nombre de grandes civilisations. La Chine s’y est pour sa part intéressée depuis la plus haute Antiquité. Ses récits mythiques évoquent les immortels au corps radiant couvert de plumes, se nourrissant de rosée, chevauchant des grues ou des dragons, tandis que l’histoire témoigne de la recherche effrénée des îles d’immortalité et des ingrédients rédempteurs. Une alchimie d’un genre particulier a également été conçue en Chine pour permettre à l’homme d’obtenir la « longue vie ». Muriel CHEMOUNY, chargée de mission à la Fondation maison des sciences de l’homme (FMSH, Paris)

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Immortalité et alchimie intérieure en Chine

1 Religions & Histoire no 52

DOSSIER Immortalité. Croyances et pratiques dans les religions du monde

L’immortalité a préoccupé bon nombre de grandes civilisations. La Chine s’y est pour sa partintéressée depuis la plus haute Antiquité. Ses récits mythiques évoquent les immortels au corpsradiant couvert de plumes, se nourrissant de rosée, chevauchant des grues ou des dragons, tandis que l’histoire témoigne de la recherche effrénée des îles d’immortalité et des ingrédientsrédempteurs. Une alchimie d’un genre particulier a également été conçue en Chine pour permettre à l’homme d’obtenir la « longue vie ».

Muriel CHEMOUNY, chargée de mission à la Fondation maison des sciences de l’homme (FMSH, Paris)

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Candidats à l’immortalitéLa série d’empereurs, de rois et de lettréspréoccupés de « longue vie » – une vie« aussi longue que le ciel et la terre », dit-on dans les textes – commence avecle plus spectaculaire d’entre eux, QinShihuangdi (259-210 avant notre ère).Fondateur du premier empire chinois en221 avant notre ère, réputé et critiquépour sa mégalomanie et son autorita -risme, il est dépeint dans les Mémoireshistoriques par l’historiographe des Han,Sima Qian (145-86 avant notre ère). Les conquêtes des États rivaux, l’unifica-tion de l’Empire ainsi que les multiplesexpéditions maritimes envoyées vers les« îles des Bienheureux » pour rechercherl’élixir d’immortalité caractérisent sonrègne. Malgré sa puissance, ses richesses,l’appui de conseillers avisés, il ne parvientpas à mener à bien cette quête : les îlesmerveilleuses tant convoitées s’éclipsent,les immortels se cachent, l’élixir resteinaccessible à celui qui ne possède pasles qualités requises pour y prétendre, tout Fils du Ciel qu’il soit. « Puisque telleest sa soif d’autorité, nous ne saurionsrechercher en sa faveur la drogue desimmortels », concluent deux lettrés del’entourage impérial (Sima Qian, Mémoireshistoriques, Annales principales, chapitreVI). Et quelle triste fin pour la dépouillede Qin Shihuangdi, dont l’exhalaison

pestilentielle fut masquée, sur décisionde son principal ministre, Li Si, par descharrettes de poissons séchés défilantdans le cortège funéraire !La crédulité d’un de ses successeurs, également candidat à l’immortalité, l’empereur Wudi (156-87 avant notre ère),fut dénoncée par Jean-François de LaHarpe (1739-1803) dans son Abrégé del’histoire générale des voyages (tome VII) :« Wudi, sixième empereur de la dynastiedes Han, se livra uniquement à l’étudedes livres magiques sous un chef de cette secte [celle des partisans de Laozi,les taoïstes] nommé Li Shaojun. Son exemple entraîna quantité de seigneursdans les mêmes sentiments, et remplit sacour d’une multitude de faux docteurs. »Ce regard ironique porté sur les adeptesde l’immortalité est encore une manièrede confirmer l’obsession périodique del’Empire du Milieu pour la « longue vie »et les pratiques qui lui sont liées.Le « chef de cette secte », Li Shaojun,que mentionne La Harpe, était un de ces

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Immortels et îles d’immortalitéLe mythe de l’immortalité et la quête de longévité en Chine sont liés à l’Empereur Jaune, Huangdi, premier des cinq souverainsmythiques et considéré comme le père de la civilisation chinoise. La tradition rapporte qu’il aurait accompli son ascensioncéleste en plein jour – autrement dit, qu’il aurait obtenu l’immortalité – emporté par un dragon, après avoir pratiqué un rituel.Outre ce garant des techniques d’immortalité, patron des forgerons, des médecins, des alchimistes et des devins, d’autresimmortels sont évoqués dès l’époque des Royaumes combattants dans le Laozi et le Zhuangzi (vers la fin du IVe siècle - IIe siècleavant notre ère), puis dans maints autres écrits, particulièrement sous les Han, où leur est consacré un recueil intituléBiographies des immortels célèbres, Liexian zhuan, traditionnellement attribué à Liu Xiang (79-8 avant notre ère). À la findes Song (XIIe-XIIIe siècle) sont finalement regroupés huit immortels, dont les plus importants, Zhongli Quan et Lü Dongbin,deviennent les patriarches de l’école taoïste Quanzhen (Perfection totale). Il existe une hiérarchie des immortels, variableselon les écoles. Aujourd’hui encore, les cultes populaires autour de ces figures sont très vivants. Chevauchant des dragons,des phénix, des grues, des licornes, des nuées et autres montures, « aspirant le vent et s’abreuvant de rosée » (Zhuangzi) ouencore se nourrissant des pêches d’immortalité, ces immortels – ailés ou couverts de poils, parfois hybrides mi-hommes, mianimaux – ont leurs lieux de prédilection. S’ils peuvent séjourner dans les grottes célestes, les étoiles ou au fond des eaux,ils affectionnent tout particulièrement la montagne, comme l’indique l’étymologie du sinogramme désignant l’immortel,l’homme-montagne. Le mont Kunlun, dans l’Ouest, et les îles des Bienheureux – chapelet de trois îles montagneusesmythiques de la mer de l’Est : Penglai, Fangzhang, Yingzhou – apparaissent comme les paradis essentiels.

Le Paradis des immortels, jade, Chine, XVIIIe siècle, New York, The Metropolitan Museum of Art.© The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN - Grand Palais / Image of the MMA

La période des Royaumes combattants quisuccède à celle des Printemps et Automness’étend de 453 à 221 avant notre ère(unification de l’empire par Qin Shihuangdi).

Les Han, qui succèdent à la dynastie desQin, règnent de 206 avant notre ère à 220de notre ère.

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parce que le langage est emprunté à l’alchimie. L’œuvre alchimique ne se pro-duit désormais plus à l’extérieur de soi,mais dans le corps symbolique, modèleanalogique de l’univers chinois, avec latête ronde comme le ciel, les pieds carréscomme la terre et les cinq viscères com me les planètes. L’alchimie intérieurepuise sa symbolique dans le fonds cultu -rel chinois. La représentation de la marchede l’univers, de son processus – toutcomme celle du corps humain – se fondesur les mutations telles qu’elles ont étéreprésentées et systématisées dans leYijing ou Classique des mutations (VIIIe-IIIe siècle avant notre ère) 1. Ce livrerecueille les figures qu’aurait tracées l’empereur mythique Fuxi (vers 4000 avantnotre ère) à partir de l’observation du cielet de la terre. « Dans les temps anciens,[Fuxi] régna sur le monde. Levant les yeux,il contempla les figurations qui sont dansle ciel et, baissant les yeux, contemplales phénomènes qui sont sur la terre. Ilconsidéra les marques visibles sur le corpsdes oiseaux et des animaux ainsi que lesdispositions avantageuses offertes par laterre; il emprunta, à proximité, à sa proprepersonne de même que, à distance, auxréalités extérieures. Il commença alors àcréer les huit trigrammes afin de commu-niquer avec le pouvoir de l’Efficience infi-nie [à l’œuvre dans l’univers] et de classerles conditions de tous les êtres. » (Yijing,Xici II, 2). Les huit trigrammes fondamentaux men-tionnés dans le texte sont formés de troistraits superposés dont les uns sont conti-nus et les autres discontinus, le tout s’ins-crivant dans un carré virtuel. Le continuet le discontinu représentent les deux souffles primordiaux Yin et Yang, sourcedes transformations et des mutations dans l’univers symbolique chinois. LesOccidentaux nomment volontiers ces deuxsouffles primordiaux « matière-énergie ».Ils sont à la fois opposés et complé -mentaires. Obscur/lumineux, pair/impair, féminin/ masculin, sommeil/éveil, souple/rigide, intérieur/extérieur, froid/chaud,

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DOSSIER Immortalité. Croyances et pratiques dans les religions du monde

Les Tang, qui succèdent à la dynastie desSui, règnent de 618 à 907.

fangshi, « maîtres des techniques », spé-cialistes lettrés des arts ésotériques(devins, géomanciens astrologues, thau-maturges, alchimistes, etc.) instruits dela Voie du ciel et de la terre et des inter-actions et transmutations à l’œuvre dansl’univers. Il se présenta à l’empereur Wudiafin de lui transmettre les enseignements

relatifs à la fabrication de l’or alchi mi -que comme « art de prolonger la vie

selon les pratiques de l’EmpereurJaune ». C’est ainsi que ce Fils

du Ciel, le premier, pratiquaen personne l’alchimie afin de convo quer les immortels.En effet, seule leur présence permettrait de fabriquer l’oralchimique, dont on façon -nerait ensuite des ustensilespour boire et pour manger aux

propriétés de pureté, d’inalté-rabilité, d’incorruptibilitéet de pérennité qui setransmettraient à celuiqui les utiliserait. Mais en

dépit de sa pratique alchi-mique, Wudi ne parvint pas

davantage que son prédéces-seur à éviter la mort…

Tête ronde et pieds carrésÀ l’époque des Tang émerge une alchimie dont les pratiques

relatives à la longévité s’exercent non plus sur des substances exté-rieures minérales, végétales ouautres, mais sur les propres ingré-dients du corps de l’adepte, que cedernier purifie et transmute par desméthodes psychophysiologiques (thé-

rapeutiques, gymniques, sexuelles)et par des exercices respira-

toires et de visualisationque mentionnait déjà

l’alchimiste Ge Hongau IIIe siècle dans

son Traité ésoté-rique du Maîtrequi embrasse la simplicité(Baopuzi nei-

pian). On parlealors d’alchimie

intérieure, neidan,

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etc., sont les valeurs symboliques qui leurcorrespondent. Et « Yin-Yang coordonnés,c’est le Dao », nous dit le grand commen-taire du Classique des Mutations (Yijing,Xici I, 5). Le processus de transformationde ces deux souffles est réglé par le Tao(Dao), la Voie unificatrice, celle du

Daodejing, classique taoïste2 du IIIe siècleavant notre ère traditionnellement attribuéau Vieux Maître ou Vieil Enfant, Laozi (dontl’histo ricité est douteuse).Les trigrammes, symboles de la triade terre-homme-ciel où s’opèrent les mutations,engendrent en se combinant soixante-quatre hexagrammes composés chacun dedeux trigrammes superposés. Ces figures,trigrammes et hexagrammes, représententsymboliquement les interactions dyna-miques entre les membres de la triade,ainsi que les transformations générées parces interactions qui animent la marche del’univers et la marche de l’homme.Dans la pensée chinoise, l’homme accom-pli (dont le représentant sur terre est

l’empereur, ou Fils du Ciel) se place à lacroisée des mondes terrestre et céleste.Il est traversé et animé par les mêmessouffles multiples qui y circulent et qu’envertu de son rôle de médiateur il est chargéde régler. Il gouverne et se gouverne selonla Voie royale du centre. L’alchimiste, telle Fils du Ciel, ordonne son monde inté-rieur. Le corps est univers, royaume oupaysage en miniature, selon les écolesd’alchimie et les textes auxquels elles seréfèrent. Mais quelle que soit la représen-tation choisie, l’homme se tient au centre,en maître de son espace-temps intérieurdont la structure et le processus sont calqués sur l’ordre de l’univers, synthétisépar la combinatoire des soixante-quatrehexagrammes. Ce modèle, repris auXVIIe siècle par le philosophe et mathé-maticien allemand Leibniz, qui étaitproche des pères des missions jésuitesfrançaises en Chine, l’inspira pour créerson arithmétique binaire, et servit de socleà des recherches postérieures qui ontabouti au langage informatique actuel.Une façon de valider le modèle antiquesur lequel se fonde le travail alchimique,ou encore l’occidentalisation d’un mythelointain et fascinant qui passe à la réalitépar le truchement de la science.

Cet article reprend le propos d’une confé -rence intitulée « L’or d’immortalité : unequête alchimique en Chine » dispensée lorsdes Dix-septièmes Rencontres d’Aubrac enaoût 2012 (rencontresaubrac.free.fr).

BIBLIOGRAPHIE

BARYOSHER-CHEMOUNY Muriel, La quête de l’immortalitéen Chine. Alchimie et paysage intérieur sous les Song,Paris, Dervy, 1996.DESPEUX Catherine, Taoïsme et connaissance de soi,Paris, Guy Trédaniel, 2012.JAVARY Cyrille J.-D. et FAURE Pierre. Yi Jing. Le livre deschangements, Paris, Albin Michel, 2012.Les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, traduits et annotés par Édouard Chavannes, Paris, Librairied’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1969,vol. 6, p. 5-73.

NOTES1Des commentaires attribués à Confucius furent ajoutésau Yijing sous les Han antérieurs (206-9 avant notreère).2 La datation du texte est controversée. Les versionsfragmentaires les plus anciennes découvertes à Guodian(Hubei) dateraient de la fin du IVe siècle avant notreère ; d’autres, découvertes à Mawangdui (Hunan),seraient du IIe siècle avant notre ère.

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CI-DESSUS. Fuxi tenant un médaillon avec lestrigrammes et le symbole Yin-Yang, Chine, fin du XVIIIe siècle, collection particulière. © Collection Dagli Orti / Collection privée / CCI

PAGE DE GAUCHE. L’immortel Dongfang Shuo dérobeau dieu Xiwangmu les pêches d’immortalité,céramique émaillée, Chine, XIXe siècle, Paris,musée d’Ennery. © RMN - Grand Palais (muséeGuimet, Paris) / Thierry Ollivier