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COLLOQUES 4 Images de conflits / Conflit d’images Chantal Pontbriand étienne Balibar Okwui Enwezor Actes de colloque séance 2 : « Violence et images » 23 mai 2009

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c o l lo q u e s 4

Images de conflits / Conflit d’imagesChantal Pontbriand étienne BalibarOkwui Enwezor

Actes de colloqueséance 2 : « Violence et images »23 mai 2009

la présente édition correspond à « Violence et images », deuxième séance du colloque « Images de conflits / conflit d’images » qui s’est tenue au Jeu de Paume le 23 mai 2009.

les deux autres séances (7 mars et 6 juin 2009) ont fait l’objet d’enregistrements sonores, consultables sur le site Internet du Jeu de Paume.www.jeudepaume.org

cette publication a été réalisée avec le soutien des Amis du Jeu de Paume.

© éditions du Jeu de Paume, Paris, 2010.© les auteurs pour leurs textes respectifs.Tous droits réservés pour tous pays.

Il bénéficie du soutien de Neuflize Vie, mécène principal.

le Jeu de Paume est subventionné par le ministère de la culture et de la communication.

sommaire

Introduction 5Chantal Pontbriand

De l’intranquilité 9

Chantal Pontbriand

Images, politiques, violences 17

étienne Balibar

suffocation des images 29

Okwui Enwezor

5

Introduction

Chantal Pontbriand

lorsque le Jeu de Paume m’a proposé de coordonner la deuxième séance du colloque « Images de conflits / conflit d’images », je me suis reportée à la réflexion que j’avais entamée avec les deux numéros de Parachute sur la violence (n° 123 et 124, en 2006) et j’ai souhaité resserrer la problématique proposée autour de la relation entre les images et la violence.

Depuis le début des années 1990, sous l’impact de la mondialisation, les pratiques artistiques sont particulièrement axées sur ce que j’appelle l’« idée de communauté ». la mondialisation nous amène à interroger nos valeurs, ce qui nous lie et définit notre modus vivendi, notre manière d’« être ensemble », pour reprendre l’expression heideggérienne, ou encore de « faire un monde », comme le dirait Nelson Goodman. Au cœur de la mondialisation se situe la question de la violence. elle est comme inévitable, omniprésente, elle surgit et ressurgit. la mondialisation accélère et amplifie les différences, autant qu’elle renforce l’idée de communauté, que ce soit sur le plan économique – ce que l’on pourrait appeler la communauté du capital –, ou, de plus en plus, sur le plan politique, ce que tendent à démontrer des initiatives comme celle du G20 qui, suite à l’une des plus graves crises économiques de la modernité, envisagent des solutions pour que l’avancée mondiale ne soit pas entravée par les conséquences néfastes d’un développement échevelé et tourné vers le profit à court terme. Alors que capital et politique sont étroitement liés et que leur emprise l’un sur l’autre se fait davantage sentir, inventer de nouvelles manières de faire nécessite le changement d’attitudes profondément ancrées. l’intensification des effets du capital et de ses liens avec ce qui relève du politique, de la gouvernance ou de la gouvernabilité du monde génère inévitablement de la violence.

6 Introduction

la violence naît de la différence, du dissemblable et de la séparation. elle est connexe au différend, à ce qui sépare par opposition à ce qui lie et rassemble. D’une certaine manière, elle serait l’antithèse même de la mondialisation, ce phénomène qui lie et rassemble sous l’effet des développements de la modernité (les transports, les communications, la macroéconomie par exemple, avec la mise en place de techniques et de technologies toujours plus sophistiquées) autant qu’il divise. la mondialisation divise parce qu’elle est envahissante et s’avance avec constance sur le territoire de l’autre. si elle crée des liens qui introduisent de nouvelles idées, de nouveaux produits, de nouvelles marchandises, elle bouscule les habitudes, se heurte à des systèmes et à des valeurs qui sont loin d’être homogènes. la propension à envahir et même s’approprier le territoire de l’autre est inhérente à l’humanité et à son histoire. les phénomènes de migration, d’appropriation et d’acclimatation, se manifestant par des guerres ou des luttes entre collectivités, ont existé de tout temps et se sont intensifiés sous l’effet de la modernité et de l’accroissement des techniques. Dans les années 1980, le terme de globalisation apparaît pour désigner un état de fait : tout changement d’ordre politique ou économique affecte désormais l’ensemble des pays et des nations. la globalisation questionne la notion même de nation, comme en témoigne la tendance croissante des pays au regroupement, que ce soit en europe, sous la bannière continentale (l’union européenne, signalée par le traité de Maastricht en 1992), ou en Amérique avec des accords tels que l’AléNA, en vigueur depuis 1994. ostensiblement devenue une étape de plus dans l’histoire humaine, la mondialisation élargit l’histoire de chaque pays à celle du monde, marque l’expansion des liens d’interpendance entre le monde et les nations. les questions de territoire, d’autorité et de droit sont des préoccupations que les pays ne peuvent plus gérer de façon autarcique ou autonome, comme saskia sassen l’a abondamment décrit dans ses ouvrages.

la violence signale l’état de crise consécutif à la rupture d’un certain équilibre, que celle-ci se manifeste à l’échelle collective ou individuelle. quand un certain état de stabilité se transforme sous l’effet d’un agent extérieur, les conditions d’émergence du différend sont réunies. comme

Chantal Pontbriand 7

le fait remarquer René Girard, le différend, qui laisse surgir la violence ou se traduit par celle-ci, tient souvent du « même ». la violence naît du mimétisme, du désir de l’autre, du désir d’être l’autre. cette thèse, nous y reviendrons par la suite, peut permettre d’interroger la notion de mimesis qui travaille l’art et se transforme aussi en regard de la contemporanéité qui est la nôtre, car elle est véhiculée par l’art contemporain.

la mondialisation encadre, nourrit même, ce que nous pouvons justement appeler notre contemporanéité, à savoir cet état d’être qui caractérise les temps présents, ou cette époque qui est la nôtre, spécifiquement la nôtre parce qu’elle ne se situe ni dans le passé, ni dans l’avenir, mais qu’elle est coextensive à la vie que nous vivons, au chemin que nous parcourons dans cette vie et aux conditions particulières que nous y rencontrons.

Dans cet état d’être, il y a les images. la modernité a vu naître une croissance accélérée de la production et de la diffusion des images. Walter Benjamin a commenté cet état de fait dès 1936 dans son désormais célèbre essai sur « l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ». Il a eu le génie de comprendre que la technologie allait changer le monde et la vision que nous en avons. À une époque cependant où, sur le plan technique, la « reproductibilité » des images a été dépassée par leur « productibilité », il y a lieu de s’interroger sur le pouvoir des images, sur leur impact, sur leur capacité à engendrer des phénomènes, à produire du changement. la positivité ou la négativité de cet impact ne semblent pas être à nos yeux l’enjeu premier d’un débat sur l’image. Il nous paraît plus à propos de questionner la production même des images, ainsi que leur productibilité, ce que l’on peut définir comme étant leur potentiel. Plutôt que de parler de la perte de l’aura, corrélative d’une nostalgie du statut de l’image dans le passé, qui était de l’ordre de l’esthétique, de la contemplation du beau, et de la recherche de la Vérité à travers l’art, nous sommes plongés dans une situation où l’image se produit et circule de manière accélérée et où cette accélération et cette profusion non seulement n’autorisent plus d’aura, mais mettent à plat la question du jugement esthétique, de l’évaluation et du critère.

8 Introduction

J’ai invité étienne Balibar et okwui enwezor à examiner avec nous cette question des images et de la violence et je les remercie tous deux sincèrement et chaleureusement d’avoir accepté avec autant d’enthousiasme et d’intérêt.

Philosophe, étienne Balibar est actuellement rattaché à l’université de californie à Irvine. Il réfléchit sur les notions d’identité et de nation et, pour faire face aux enjeux actuels, a développé le concept d’égaliberté. ses réflexions l’ont amené à se pencher tant sur la question des sans-papiers que sur celle de la guerre, du conflit israélo-palestinien, entre autres. Dans son dernier livre, Très loin et tout près, il s’intéresse à la question des frontières – au potentiel et aux écueils que celles-ci représentent.

okwui enwezor est poète, critique, commissaire d’exposition et également recteur des affaires académiques et vice-président sénior du san Francisco Art Institute. Il a été commissaire de la Documenta XI, axée sur la mondialisation et sur l’usage de la vidéo en art contemporain. Récemment, il a conçu l’exposition « Archive Fever, uses of the Document in contemporary Art ». Il rédige actuellement deux livres : The Postcolonial Constellation: Contemporary Art in a State of Permanent Transition et Archaeology of the Present: The Postcolonial Archive, Photography and African Modernity.

Il me semble que leurs parcours individuels pourront se compléter à merveille dans le cadre de ce débat, l’un étant en France l’un des principaux exégètes de la mondialisation et de ses effets, l’autre ayant largement contribué à mettre en valeur la question de la mondialisation au sein de l’art contemporain et à la reconnaissance du rôle et de l’importance de l’image médiatisée par rapport à cette problématique.

Chantal Pontbriand 9

De l’intranquilité

Chantal Pontbriand

comment juger des images ? comment juger de l’œuvre d’art ? ou de ce qui fait « œuvre » dans l’art ?

la violence caractérise les images véhiculées dans le monde actuel a fortiori, un monde augmenté par l’espace numérique. la numérisation de l’image la rend non plus reproductible ad infinitum, mais omniprésente et omniportante. Image et support se confondent, tandis que le circuit production-diffusion est de plus en plus raccourci par les technologies actuelles. la prise d’image coïncide instantanément avec sa diffusion et sa circulation. cette fluidité marque la conscience. celui qui autrefois pouvait se réfugier tranquillement sous la bannière du spectateur devient acteur malgré lui dans ce cycle production-circulation.

la fluidité a pour corollaire le sentiment que les images nous échappent, bien qu’elles nous arrivent de façon constante et abondante. Nous les voyons sans les voir. une image est aussitôt remplacée par une autre, aussi forte soit-elle. qu’est-ce qu’une image « forte » ? une image saisit, interpelle, pique la curiosité, allume le désir ou encore suscite le dégoût. l’image vise l’émotion autant que l’intelligence, mais c’est à la conscience qu’il revient d’en juger, de l’évaluer. la temporalité aujourd’hui propre à l’image est celle d’un temps court, d’un temps pressé, soit une idée du temps qui évacue rapidement la sensation, sinon le sens même. souvent, le sens, l’idée de faire sens n’atteint même pas l’image ou, plutôt, l’image n’a plus le temps de faire sens. si la fluidité que permet l’actuelle technologie des images peut en soi représenter une force pour la culture contemporaine – le recours à une « archive » permanente vivante –, elle peut aussi être cataclysmique par rapport à la conscience que nous en avons.

10 De l’intranquilité

le monde de la numérisation est englobant : il avale toutes les images de quelque origine qu’elles soient, photographique, virtuelle, graphique, radiologique, infrarouge ; tous les types d’images se voient reclassifiés par le processus même de leur numérisation : elles deviennent toutes des images en mouvement, puisque, tôt ou tard, elles sont appelées à circuler par la voie du numérique et susceptibles d’atterrir tant sur nos portables que sur nos écrans d’ordinateurs ou de télévision. cette archive universelle de l’image, reproductible à l’infini, qui a débuté avec le processus photographique, est à ce point répandue que catherine Perret, philosophe travaillant à la fois sur l’héritage de Walter Benjamin et les nouvelles technologies, définit le monde actuel comme celui de la « bio-archive1 ». celle-ci soutient que le numérique lie plus que jamais le corps à l’image et à l’histoire. l’image numérique habite le corps, l’envahit et se l’approprie à notre insu.

comment en juger dans une situation où le corps – et l’esprit – sont à ce point surplombés par l’image ? comment être encore affecté par ces images qu’on dit d’une grande violence, celles de la pauvreté, de la maladie, des paysages dévastés, comme celles des guerres qui ravagent plusieurs pays et celles de la mort même ?

les images ne s’adressent plus à nous, leur profusion n’a de cesse de nous bousculer. Nous ne pouvons plus être de simples spectateurs, tant cette position est devenue intenable – une position dont nous nous sentons constamment évincés. Nous sommes devenus consommateurs malgré nous face au forcing d’images produit par l’environnement technique avec lequel nous cohabitons inéluctablement.

comment échapper à cette situation de « consommateurs malgré nous » produite par l’industrie des images, encouragée par l’économie contemporaine et le capital ? comment, comme le remarque Zygmunt Bauman, faire autre chose que « s’acheter une vie » (consuming life) ? la question interroge cette notion de consommation de la vie, de consumérisme à outrance qui dicte pour une grande part la façon dont nous menons nos vies actuelles. Dans cette société, il faut consommer pour « être ».

1. catherine Perret, « Guerre dans l’archive », in HF | RG [Harun Farocki | Rodney Graham], Paris, éditions du Jeu de Paume / Black Jack, 2009.

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Il en est de même pour l’image, que nous consommons sans réfléchir, et surtout sans s’y attarder. Il s’agit aujourd’hui de retrouver la voie de l’être, de trouver sa voix, celle qui permet de parler, de chanter, de crier et surtout de penser.

cette voie est celle que j’ai appelée, dans un texte sur la question du jugement et de la démocratie, la voie de l’intranquilité. À la tranquille acceptation des choses, ou même à l’ignorance que produit la grande profusion d’informations et d’images, l’art, dans ses moments les plus prégnants, oppose l’intranquillité. celle-ci signale la sortie d’un état de léthargie, d’un état de confort – ou de son illusion – induit par le consumérisme.

« Faire œuvre, c’est produire, énoncer en assemblant des images, du son, du corps. le monde actuel met à notre disposition une panoplie de techniques et de technologies qui permettent l’assemblage de ce qui fera œuvre, de ce qui fera événement. l’acte est dans l’assemblage de ces données du monde matériel mariées au monde immatériel, au monde du sensible.

Faire de l’art, faire acte, c’est tenter de se positionner dans un monde en mouvement. c’est oser le développement d’une pensée novatrice, une pensée exploratrice et découvreuse, une pensée qui porte et se comporte, une pensée qui engendre ce qu’il faut pour nous permettre d’être là, de toucher à un supplément d’être.

ceci est un jugement, ceci est le jugement que l’œuvre permet de faire. l’œuvre est la chose qui met la pensée au travail, la sienne propre, et celle de l’autre, des autres. elle génère de l’être-en-commun parce qu’elle s’inscrit dans le contact de l’un à l’autre. ce contact s’établit quand le monde des signes bouge, quand l’art leur permet de faire preuve d’aise et d’habilité à se mouvoir. l’œuvre révèle une qualité d’être, un potentiel d’être, une liberté. Voilà en quoi l’art est politique : il nous confronte au monde tel qu’il est, et, surtout, il intranquilise l’esprit2. »

2. chantal Pontbriand, « Jugement et démocratie : faire œuvre, faire acte de jugement », in La Critique d’art entre diffusion et prospection, musée d’Art contemporain de Montréal, 2007. Texte initialement donné en conférence à l’université Paris 1, uFR des Arts plastiques et sciences de l’art, 2005.

12 De l’intranquilité

Il s’agit, au sens où Hannah Arendt l’entendait, de faire œuvre, et de faire acte. quand on crée, on cherche à s’extraire du consensus ambiant, du confort des images, et on se met à les interroger. on se donne surtout la liberté de s’y attarder, on fait ce choix.

Dans cet esprit donc, j’aimerais d’abord évoquer le travail de Teresa Margolles. cette artiste travaille à Mexico, la ville la plus peuplée du monde. elle a atteint rapidement ses 25 millions d’habitants actuels, en quelques années seulement. cette urbanisation intense a engendré une modernisation sauvage – 20 000 gangs opèrent à Mexico – qui échappe aux pouvoirs publics et crée des épiphénomènes sociaux majeurs, dont la violence et la pauvreté, difficiles à surmonter, et même à imaginer. la violence est un sujet central chez Teresa Margolles. elle a créé un groupe qui opère sous l’acronyme seMeFo (servicio Medico Forense – service de médecine légale) et travaille sur des faits liés à des morts violentes – la plupart des crimes ne sont pas élucidés au Mexique. les cadavres sont le matériau lui permettant de créer des œuvres qui suscitent des questionnements inusités dans le contexte particulier de la mégapole.

Par exemple, dans Lengua (2005), elle expose comme une sculpture une langue percée provenant du cadavre d’un jeune punk non réclamé par sa famille, à laquelle l’artiste a offert un montant d’argent en échange. la « route symbolique » : c’est ainsi que le critique cuauhtémoc Medina appelle le parcours effectué par cette « langue morte » que l’artiste a fait circuler d’institution en institution, de la morgue au musée. un double questionnement surgit et s’articule tant autour du milieu de la justice dans un pays affublé par tant de violence et d’anarchie, qu’autour du milieu de l’art qui autorise la circulation et la valorisation d’organes sous le couvert d’œuvres d’art.

une deuxième œuvre intitulée Dermis (2000) se traduit par l’exposition de draps recelant des empreintes de corps violentés et ensuite bien évidemment inscrits en tant qu’œuvres dans le circuit de l’art. (on note le rappel aux Anthropométries d’Yves Klein de 1960.)

le geste de Margolles, inimaginable hors du contexte de Mexico, nous dit bien quels sont les enjeux qui travaillent cette société, où les

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conditions de vie et de mort sont extrêmes. le prix d’une vie est peut-être l’enjeu le plus fondamental de cette société. cette question s’éprouve ici au contact du monde de l’art et de son économie propre. De ce fait, le travail de Margolles questionne tout autant l’économie politique du milieu de l’art que le monde qui encadre la vie humaine dans les contextes les plus violents de l’histoire.

J’ai trouvé un deuxième cas de figure de la manière dont l’art joue les rapports entre la violence et les images chez l’artiste québécois Mathieu Beauséjour. ce dernier travaille sur les concepts de résistance et de persistance, comme dans la vidéo 1½ Métro Côte-des-Neiges, réalisée à la Villa Arson en 2006.

une annonceuse (française) de type speakerine lit une version anglaise du manifeste du Front de libération du québec d’octobre 1970. le fameux Flq est le seul mouvement d’extrême gauche que le québec ait jamais connu, suite à plus de deux ans de lutte pour la reconnaissance des droits des francophones d’Amérique, descendants de Français et colonisés par la Grande-Bretagne en 1763, lors de ce qu’on appelle la conquête. les « nègres blancs d’Amérique » , selon l’expression très dure de l’écrivain Pierre Vallières, ne réussiront pas à améliorer leur condition sociale avant l’avènement de la Révolution tranquille, au début des années 1960. l’indépendance du québec est une cause perdue, comme le sont aujourd’hui devenues bon nombre de causes nationales s’appuyant sur une langue et une culture non-hégémoniques et placées dans un contexte global où dominent des enjeux plus régionaux. le québec est une île dans le continent nord-américain. la langue anglaise domine de plus en plus, ce qui rend difficile l’identification distincte de la culture québécoise. les articles qui ont fait la une des médias l’an dernier traitaient principalement des auditions publiques de la commission des accommodements raisonnables, mise sur pied pour évaluer l’impact du multiculturalisme sur la vie des québécois, et il ressort que, démographiquement, les québécois d’origine française constitueront bientôt une minorité.

Il faut donc souligner la pertinence de cette vidéo, qui en une image signale le renversement politique d’une situation et où on en vient à lire le

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manifeste le plus violent de l’histoire du québec dans la langue de l’ennemi. commentaire acerbe sur les accommodements raisonnables et les droits de l’homme ? commentaire sur la Déclaration des droits de l’homme qui n’est pas encore devenue la charte des droits humains ? (c’est une femme qui a pris place à l’antenne devant la caméra alors que, à l’époque, tous les présentateurs de télévision étaient encore des hommes.) commentaire sur un monde où l’image médiatique reprend a volo le style américain et nivelle les différences ? commentaire sur l’immigration croissante de Français au québec dans le but de rencontrer un monde meilleur ? la jeune speakerine parle anglais avec un accent de France…

le québec, en cela semblable à d’autres pays du monde occidental, est devenu une société où le confort est la principale valeur. Nous sommes bien loin des instants violents des années 1970. Beauséjour nous y ramène malgré nous. son 1½ Métro Côte-des-Neiges n’est certes pas un appel à la violence, mais, à travers ce dispositif d’origine télévisuelle qu’est la vidéo, il pointe une violence plus sourde et plus persistante que celle du Flq, une violence latente dans toutes les cultures occidentales : celle qui met en sourdine les idéaux et consumérise le désir.

enfin, je terminerai sur un troisième cas de figure avec le film Je veux voir des libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Il s’agit aussi d’une situation de retournement ou de renversement qui prend ici comme contexte le liban actuel. le film a été tourné en 2007, juste après la dernière guerre ayant touché le pays, qui s’est trouvé pour la énième fois à feu et à sang. les deux protagonistes principaux en sont Rabih Mroué, un acteur libanais très lié au monde de l’art contemporain, et catherine Deneuve. Khalil et Joana ont proposé à l’actrice française de les accompagner au liban pour un tournage sur les lieux de la guerre. le film est une sorte de road movie montrant Rabih Mroué au volant de la voiture et catherine Deneuve à ses côtés. « Je veux voir », dit-elle au début du film. le libanais et la Française emblématique « jouent » chacun leur rôle : acteurs, vedettes et touristes à la fois, et ce au milieu des ruines et des décombres.

la violence se fait sentir doublement, dans l’environnement que laissent voir des plans d’ensemble, lesquels alternent avec des gros plans

Chantal Pontbriand 15

du visage de Deneuve et de Mroué. celui-ci est économe en paroles, il en dit peu, juste assez pour faire avancer l’affaire. la voiture roule. elle s’arrête parfois pour faire un tour de reconnaissance des lieux : des décombres, partout des décombres, de vagues signes de reconstruction. cela s’avère dangereux par moments et on doit reprendre la route. l’un des moments les plus intenses du film se situe vers la fin, alors que les deux protagonistes se retrouvent dans le village de la grand-mère de Mroué, au sud-liban. la visite de ces étranges touristes est limitée à une déambulation au milieu des pierres et des briques écroulées d’où émergent des restes d’objets domestiques. étranger l’un à l’autre – cela fait partie de la problématique du film –, ils se sentent autant l’un que l’autre « étrangers » dans ce paysage dévasté. Rabih ne retrouve plus la maison de son ancêtre et de son enfance. Dans ce liban qui lui était si familier, il se retrouve dans une position d’étranger et d’étrangeté qui fait écho à celle que Deneuve ne cesse de manifester par des microexpressions et microgestes depuis le début du film. la guerre comme l’image que ce film tente d’en donner créent une mise à distance, rendue bien plus réelle par ce qu’il ne montre pas, contrairement aux images télévisées. Nous voyons ce à quoi les médias et la machine télévisuelle ne s’intéressent pas : les effets de la guerre. on s’aperçoit, comme le couple Mroué / Deneuve en fait l’expérience, que la guerre et la violence ne peuvent être « vues ». la violence notamment ne peut, au bout du compte, que s’éprouver.

ce que ce film produit, au-delà des étrangers qui s’y confrontent à travers les personnalités de Mroué et de Deneuve, c’est un sentiment réel d’étrangeté, d’Unheimliche, d’inquiétante étrangeté, au milieu de ce qui semble familier. la séquence du village, où Mroué se retrouve finalement seul à escalader ces montagnes de décombres, est très longue et très lente. Par rapport aux normes habituelles du cinéma ou de la télévision, on a affaire à un temps long, un temps ralenti ; c’est le temps de pause qu’on retrouve aussi chez des artistes comme Farocki, straub et Huillet, Tarkovski ou dans les premiers films de Michael snow. c’est un temps normalement improductif, un temps qu’on ne peut pas facilement mesurer. ce temps de pause, ce temps lent est celui de la conscience, de la prise de conscience.

16 De l’intranquilité

le temps de l’intranquilité, seule arme véritable contre la violence, qui de son côté est généralement armée jusqu’aux dents.

la théorie mimétique de René Girard, à travers laquelle il explique la violence, se trouve mise à profit dans ce scénario où deux étrangers se rencontrent à travers une reconnaissance du terrain de l’autre. le rapport à l’altérité, origine de tout conflit, y compris du conflit israélo-palestinien, est exploré ici selon d’autres règles, d’autres normes, qui ne sont pas celles du conflit armé. la situation est renversée, retournée et se décline sous bien des facettes différentes avec ses nombreuses références à l’histoire du cinéma, l’histoire des rapports entre la France et le liban, les rapports homme-femme, les relations générationnelles : autant de modes d’altérité remis dans le collimateur. le film tout entier est une danse entre les deux protagonistes qui explorent l’un et l’autre, chacun à sa manière (toujours un peu incertaine d’ailleurs), les différents axes qui traversent leur histoire. l’histoire qu’ils sont en train de vivre et dont l’issue demeure, en définitive, imprévisible.

une note encore sur la théorie mimétique et la représentation : elle semble souvent nécessaire mais inefficace. la mimesis s’impose parce qu’elle permet de s’adresser à un sujet, mais rapidement ses ratages refont surface. Au cinéma, on mime le réel, mais la fiction ne peut véritablement en rendre comte. le mimétisme devient véritablement intéressant quand il prouve son inefficacité, car alors s’allume la conscience : de l’impensé naît la pensée.

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Images, politiques, violences

étienne Balibar

Argument : Entre dissimulation et esthétisation de la cruauté : quelle émancipation de l’image ?

l’économie mondiale de l’extrême violence, qui fait partie intégrante de la globalisation, inclut de façon centrale une production et une circulation des images, qui ont pour fonction de « forcer » l’irreprésentable et ainsi, selon les cas, d’en neutraliser la cruauté ou d’en faire affleurer l’inacceptable. Il n’y a donc plus de politique qui ne soit de l’image et par l’image. Mais à quelles conditions pourrait-elle remplir une fonction critique et révolutionnaire ?

Pour contribuer à ce débat, je voudrais aborder quatre points. ce sont de vastes questions, les traiter requiert une compétence que je suis loin d’avoir, mais ne pas les traiter revient à ignorer les implications les plus immédiates du problème de philosophie politique auquel, depuis quelques années, j’ai tenté parmi bien d’autres de réfléchir : celui des transformations qu’imprime au concept même de « politique » (c’est-à-dire au concept de sa possibilité) l’entrée dans une ère de mondialisation de l’extrême violence, dont le régime de production et de circulation des images fait organiquement partie. Je dis mondialisation de l’extrême violence et non exposition à l’extrême violence, car celle-ci a toujours constitué à la fois la limite et la condition de possibilité de la politique, tandis que la mondialisation est un phénomène relativement nouveau. s’il est nouveau, c’est en partie justement parce qu’il résulte d’une visualisation, qui est en même temps une virtualisation, et qui rend chaque point du monde visible, ou plutôt montrable, et simulable pour tout un chacun. quant à savoir si cette monstration généralisée, qui certainement

18 Images, politiques, violences

contribue à intensifier la violence et à la gérer, ouvre en même temps la possibilité d’une action politique collective qui la contrecarre, c’est tout à fait douteux, en tout cas problématique. c’est notre problème. Faute, encore une fois, des compétences nécessaires, je m’appuie sur d’autres qui, eux, en savent bien davantage pour y avoir réfléchi de plus longue date. Je les citerai, sans exhaustivité. en un sens, je ne fais rien d’autre que « monter », à mon usage et au vôtre, certaines de mes lectures. le montage est, bien sûr, comme tel, une des questions que j’examine, comme c’est l’un des objets de l’exposition « HF | RG [Harun Farocki | Rodney Graham] », qui nous réunit.

Mon premier point, préliminaire, concerne le rapport que l’image, et notamment l’image photographique (ce qui couvre déjà une extraordinaire variété de techniques, de styles, de conditions de production), entretient avec le dilemme ou le différentiel de la cruauté et de la violence. Je pars d’une évidence, si ce n’est d’une banalité : ces deux notions ne se confondent pas (bien qu’on ne puisse pas les répartir simplement entre les registres de la subjectivité et de l’objectivité, car il y a toujours une référence au sujet, actif et passif, dans l’idée de violence, et il y a un horizon d’objectivité, certains disent de « réel », dans la cruauté qui paraît relever essentiellement des intentions et des sensations). Non seulement elles ne se confondent pas, mais elles n’ont aucune proportionnalité, elles ne dérivent pas l’une de l’autre, elles ne peuvent que se « rencontrer » (un autre terme que nous allons retrouver) de façon aléatoire, et donc ambivalente. la cruauté des images, les photographies de Diane Arbus par exemple, ou même celles d’August sander qui relèvent d’une anthropologie et d’une esthétique opposée, ne tient aucunement à ce qu’elles montreraient de la violence, de la destruction ou de la mort. Inversement, la représentation de la violence, qu’il s’agisse de scènes de guerre ou même d’extermination, de portraits des victimes de la violence publique ou privée, de dévoilement de la torture ou de l’humiliation, n’entraîne aucun effet de cruauté, hors de toute construction, de toute historisation, de toute transformation du donné. ceci veut dire que la cruauté relève d’une modalité spécifique d’implication du sujet dans l’image, ou d’intéressement, combinant la

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mélancolie et l’indignation dans des proportions variables et dont l’effet n’a, par définition, rien d’automatique ni de permanent. Il va de soi qu’on doit se référer ici à la catégorie d’identification, mais ses modalités profondément énigmatiques sont aussi en question. Il n’est pas vrai, en particulier, que l’identification soit liée à la représentation de l’humain ou de son « visage ». en un temps donné, le nôtre, sous certaines conditions (en particulier le recours à une esthétique de la pauvreté), la représentation du désastre écologique ou de la décadence urbaine peut être d’une grande cruauté. Je dirai, pour aller vite, que la cruauté d’une image (comme, à l’inverse, sa tendresse), qui ne vient pas, ou pas seulement, de son référent, tient à ce qu’elle « parle » au sujet, ce qui évidemment est une figure de rhétorique. elle lui parle en ce qu’elle lève en lui une voix muette qui vient du plus intime, donc du plus inconnu, et dont la modalité est celle de l’inquiétante étrangeté freudienne (comme l’a noté Rosalind Krauss), en prenant l’adjectif « inquiétant » dans son sens actif (ce qui inquiète, dérange). Pour le dire autrement, avec Bertrand ogilvie cette fois-ci, l’image cruelle ou l’effet de cruauté d’un montage d’images tient à sa capacité de s’adresser à nous, donc à sa capacité d’adresse tout court. Dans le projet d’anthologie des images de victimes de mines antipersonnel à travers le monde, réalisé par lukas einsele pour le musée Witte de With à Rotterdam, le forçage inhérent à cette idée est d’autant plus frappant que les victimes ont été, dans leur immense majorité, celles de « crimes sans adresse », c’est-à-dire qui ne les visaient pas personnellement.

Il vaut la peine, cependant, de s’arrêter un instant sur le cas, particulier, de l’image du corps torturé. et de se demander quelles sont les circonstances qui font que cette image est cruelle ou cesse de l’être. Prenons le célèbre supplice chinois des « cent morceaux », dont Bataille conservait une collection d’images photographiques, et qu’il a commenté dans Les Larmes d’Éros. l’idée qu’il s’agisse d’une illustration emblématique de la cruauté est étroitement liée, nous le savons, à une réflexion sur la façon dont celle-ci communique avec l’érotisme pour contribuer à la production de l’extase – c’est-à-dire, littéralement, pour mettre le sujet « hors de soi ». ce n’est pas l’esthétisation qui pose problème ici, non

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plus que l’ambivalence « politique » de l’effet de cruauté, fascinant autant que révoltant – et qui, soit dit en passant, est de nature à relativiser tout discours purement moral sur le spectacle de la mort de l’autre –, mais c’est la pérennité de la gêne occasionnée et ressentie. Ne s’émousse-t-elle pas à mesure que l’image du supplice est donnée en exemple, voire commercialisée, et surtout à mesure que les rapports de transgression et de provocation avec une culture « moyenne » déterminée, qu’on peut dire bourgeoise, aujourd’hui largement obsolète, ont perdu leur actualité ?

Deux considérations me font hésiter à trancher aussi nettement. Je ne fais que les esquisser. en premier lieu, si je reste indifférent à l’image sur laquelle se fixe Bataille (il n’en va pas de même, d’ailleurs, de mes étudiants quand je la leur commente, et par contrecoup je suis ébranlé), je trouve insupportable la cruauté qui émane de représentations à beaucoup d’égards semblables (faisant partie d’une même série idéale, d’une même « histoire »), comme celles des photos de lynchages collectées par James Allen dans l’exposition « Without sanctuary. lynching Photography in America » et dans son catalogue. cela tient en particulier au fait que ces photographies émanent de participants actifs qui, à l’occasion, se représentent eux-mêmes à côté de leurs victimes, qu’ils ont réduites au statut de viande pour barbecue. la violence, ici, bien sûr, est dans le référent, mais ce que l’image y ajoute et qui nous est proprement insupportable, c’est une double possibilité d’identification à la victime et aux bourreaux, dont le « point de vue » est comme matérialisé dans l’image même. Notre indignation relève de la pitié pour les uns, mais aussi de l’effort que nous sentons qu’il nous faut faire pour surmonter en nous la bassesse d’une jouissance terrible qu’il nous est proposé de partager. en second lieu – tout autre référence – je note avec intérêt que Georges Didi-Huberman, dans la défense de l’exposition, à laquelle il a contribué, des images « malgré tout » prises par les membres du sonderkommando d’Auschwitz à l’instant de la mort, et dans l’interprétation qu’il a donnée de cette exposition contre les attaques venimeuses dont il a fait l’objet, se réfère à un autre aspect de l’esthétique de Bataille, qui n’est pas à la rigueur séparable du précédent, et dont il estime à juste titre la leçon indispensable : c’est l’idée que l’image, par définition fragmentaire,

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n’exhibe jamais qu’un objet partiel, déficient, et par conséquent peut être produite et utilisée de façon non pas à masquer l’excès de violence du réel par rapport à toute représentation, mais au contraire à l’exhiber, à le rendre sensible, à le rendre précisément « insupportable », ce qui ne veut pas dire irreprésentable (ou ce qui implique la possibilité d’une représentation du manque, de l’aporie). évidemment, ceci n’a pas lieu dans la forme d’un face à face entre « conscience spectatrice » et « image », mais d’une rencontre entre des individus déterminés, en un lieu donné, et des séries ou des montages d’images qui prennent tout leur sens dans le cadre d’une exposition.

c’est mon deuxième point, sur lequel je suis obligé (heureusement pour moi, car c’est ici que mon incompétence va éclater) d’être télégraphique. Non seulement je soutiendrai, comme tout le monde autour de nous, que l’effet incertain qui entrelace l’esthétique et le politique autour de l’image, et particulièrement de l’image violente ou cruelle, est indissociable d’un montage, mais, suivant en partie les formulations proposées par Jacques Rancière dans Arrêt sur histoire et Le Destin des images, je proposerai de considérer ce montage comme l’invention d’une « phrase-image » dans laquelle s’échangent incessamment – mais incomplètement – les fonctions du dicible et du visible pour rendre perceptible la démesure, l’absence de « commune mesure » (commune à tous, commune aux objets et à nous). si l’on suit cette voie, on comprend que l’alternative du spectacle et du document est un faux problème, du moins en tant qu’alternative absolue : toute image, par les conditions de sa production ou les modalités de sa construction interne (donc l’effet de simulation, ou de parodie de simulation qu’elle vise), tend certes plutôt vers le spectacle, voire l’icône, ou vers le document et l’archive. Mais c’est le montage qui, en dernière analyse, détermine cette proportion et l’effet qu’elle induit sur le spectateur ou, mieux, le voyeur d’images, terme plus équivoque, mais aussi plus neutre. en tout voyeur, il y a un spectateur, et un observateur rien moins qu’impartial. et, dans ses effets, le montage est lui-même inséparable d’un « accrochage », en un lieu déterminé et selon une disposition spatiale déterminée. là réside la potentialité critique.

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Notre exposition « HF | RG » est conçue de façon à susciter une réflexion approfondie sur les propriétés du montage et de l’accrochage, qui font explicitement partie de ses thèmes. Dans le catalogue qui l’accompagne, Peter szendy opère un rapprochement fascinant entre ce qu’il appelle deleuziennement la « machine » ou la « mégamachine », dont font partie toutes les images assemblées, et la machine politique allégorique que Thomas Hobbes avait fait dessiner (sans doute par Abraham Bosse) au frontispice du Léviathan. Il attire ainsi notre attention sur la profonde affinité entre l’esthétique de cette image (sans doute inspirée par les constructions d’Arcimboldo) et la technique du collage photographique, dont Rancière discute et délimite étroitement les vertus critiques et politiques dans son ouvrage, Le Spectateur émancipé. la machine photographique issue du collage et du montage excède toujours le discours, même si elle a besoin du texte et, par conséquent, recèle la possibilité de le déstabiliser, de le généraliser ou de le mobiliser dans la vie et l’action des sujets. De son côté, chantal Pontbriand, qui a conçu le dispositif de l’exposition « HF | RG », insiste sur un autre aspect du montage : celui qui a consisté à montrer non pas séparément, mais les unes en face des autres, dans une relation dialogique, les séries photographiques des deux artistes, Harun Farocki et Rodney Graham. cela signifie non seulement que la « phrase-image » construite par chacun d’entre eux se trouve intensifiée, comme si l’adresse dont elle est porteuse avait déjà suscité, sans le savoir ou sans le calculer, une réponse, une relance indéfinie, mais aussi qu’elle contribue à la continuation d’une histoire et à son infléchissement vers des significations imprévues. Histoire de la photographie, certes, dans une série imaginaire de toutes les images passées et à venir, dont parlait Benjamin, mais aussi histoire tout court, et donc histoire politique des temps présents.

cette histoire est essentiellement rebelle à la continuité, elle est une exposition du discontinu : discontinu des images et discontinu des histoires, et, par conséquent, possibilité de l’« interruption » dont Maurice Blanchot faisait la contribution essentielle de la littérature et, plus généralement, de l’art à la reconstitution de la politique. cette remarque, dont j’admets

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l’abstraction, prendra tout son sens lorsque, dans un instant, j’évoquerai la terrifiante production de continuité et d’homogénéité qui est désormais l’effet d’une autre « machine » nous enserrant de toute part, celle des images de synthèse et du spectacle commercialisé de la violence.

Mais auparavant, je veux encore indiquer la conséquence que j’en tire pour ma part : le montage des images dans la forme de l’exposition qui les assemble en phrases et les fait dialoguer, qu’on pourrait aussi appeler un « monstrage », induit une certaine modalité d’accès à l’universel. Accès paradoxal, ou qui demeure le lieu d’une tension permanente. c’est lui qui maintient les images sur la ligne de crête entre le spectacle, qu’il esquisse (car toute image exposée contient la virtualité d’un spectacle, même lorsqu’elle ne montre que des objets dits « inertes ») et l’archive, qu’il dépasse (car la même image, référencée à tel lieu, à telle date, par exemple un camp de réfugiés du Darfour, un mur de séparation en Palestine – il y en a des images magnifiques –, s’inscrit désormais au carrefour de plusieurs séries historiques). c’est lui qui autorise la production simultanée de ces deux effets contraires sans lesquels, sans doute, il n’y a pas d’interpellation ou de mobilisation politique, ni individuelle ni collective : l’effet de singularité, car aucune violence n’a de sens hors de ses conditions et parce qu’il n’est rien de tel que la violence en général, et l’effet générique, car la pitié et l’indignation associées dans le sentiment de l’intolérable – celui qui, selon Rancière, fait rentrer la réalité par le biais d’une image jouant contre une autre et détruisant son sens donné, et qui, selon Judith Butler (Precarious Lives), met le sujet, le spectateur ou le voyeur, en présence de sa propre vulnérabilité face à l’existence d’un autre qui le défait –, circulent d’une image à l’autre, excédant l’isolement de chacune. c’est pourquoi, devant l’image cruelle de certaines violences, nous n’avons pas seulement le sentiment qu’il y a, ou qu’il y a eu, mais le sentiment qu’il y aura, et que nous ne serons ni invulnérables ni irréprochables.

c’est ici (troisième point) qu’il faut effectuer un passage, toujours aussi rapide, par la question de la « vidéosphère ». J’appelle ainsi – et je m’en excuse auprès de l’excellent magasin de location de DVD où comme d’autres je me fournis régulièrement en raretés et en nouveautés

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cinématographiques à usage familial –, une machine ou une mégamachine qui associe, de proche en proche, la fabrication des jeux virtuels pour adultes et pour enfants, celle des actualités télévisées nationales ou multinationales (cNN), celle des films d’action et de violence à diffusion mondialisée mettant en scène l’affrontement entre le bien et le mal ou, éventuellement, dans une version plus « raffinée », celui des forces uniformément maléfiques. Je voudrais, même très rapidement, attirer l’attention sur le fait que tous ces éléments qui convergent vers le même type idéal de narration standardisée sont interdépendants, forment un continuum – que leurs objets soient « réels » ou « fictifs » (ce qui montre, à un certain niveau au moins, la pertinence des thèses de Baudrillard sur le simulacre, et que nous vivons désormais non pas tant dans une société du spectacle que de la vidéo obligatoire et standardisée).

Je n’en donnerai que deux exemples qui, on le verra, sont loin d’être dénués de conséquences pratiques. le premier est celui des reportages de cNN au moment des émeutes dans les banlieues françaises, en 2005 : cNN a envoyé sur place l’une de ses journalistes vedettes, spécialisée dans les scènes de guerre au Moyen-orient, christiane Amanpour, et celle-ci s’est fait photographier sur fond d’incendies de voitures en seine-saint-Denis comme s’il s’agissait d’attentats-suicides à Bagdad, exhibant les charges de police antiémeute à la française comme s’il s’agissait de l’entrée des marines à Fallouja, en commentant l’affrontement désormais ubiquitaire entre la civilisation et la barbarie. cela a également entraîné la concurrence entre les bandes de jeunes révoltés contre l’état (ou l’absence de l’état) pour « entrer dans la danse », ou « dans la guerre » fictive, dans l’espoir d’apparaître sur les écrans, transformés en personnages de cinéma. le second exemple est celui qu’analyse, entre autres, le géographe de Vancouver, Derek Gregory, dans un remarquable essai sur le « tournant culturel » de la guerre américaine au Moyen-orient sous le commandement du général Petraeus1. les jeux de rôles proposant des scénarios de guerre urbaine contre des groupes terroristes, au moyen desquels on entraîne les

1. « “The rush to the intimate“. counterinsurgency and the cultural turn in late modern war », Radical Philosophy, juillet-août 2008, disponible en ligne.

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troupes américaines à réagir par une puissance de feu incommensurable et indiscriminée à toute situation de « danger » localisée au sein d’une population globalement hostile, sont fabriqués par les mêmes firmes commerciales que les jeux pour enfants ou adultes mis sur le marché vidéo, à quelques variantes près, adaptées aux destinataires. Ils se situent dans des espaces virtuels et mettent en scène des personnages de synthèse qui sont fondamentalement ceux des mêmes scénarios d’animation.

Tout ceci suggère que le récit de la vidéosphère est en réalité unique : c’est celui de ce que Hans Magnus enzensberger avait appelé il y a quelques années la « guerre civile moléculaire », à l’échelle globale. c’est pourquoi je disais en préambule que la production mondiale des images de violence, et même de violence extrême (surenchérissant en permanence sur la cruauté des violences particulières), constitue un moment organique de sa « globalisation ». Force est toutefois de constater que cette vidéosphère est, d’une part, extraordinairement sélective : elle ne retient, nous le savons, qu’une toute petite partie des images de violence qui seraient possibles et nécessaires, elle fait l’objet d’une censure vigilante, militaire et civile – comme on l’a vu récemment à Gaza ou au sri lanka –, et par conséquent induit plus que jamais la nécessité de courageux « voleurs d’images » qui prennent le risque de faire voir l’interdit. Mais d’autre part, corrélativement, elle induit en permanence une métamorphose des violences réelles qui en dénature complètement le caractère et neutralise la cruauté de leur représentation. les deux aspects vont de pair, d’ailleurs. Il s’agit d’une part de ramener toute hétérogénéité, toute spécificité locale et historique, toute corporéité de la violence à une unique série de stéréotypes, indéfiniment reproductibles et projetables sur toutes les situations dans le monde entier, à partir de leurs modèles de plus en plus « virtuels », et d’autre part de réduire préventivement la conflictualité des situations politiques, non seulement en les ramenant à un scénario unique, mais en effectuant par avance, une fois pour toutes, une « montée aux extrêmes » qui les projette dans le champ de l’extrême violence. Toute situation politique réelle, soit-elle de guerre ou de guerre civile, comporte à la fois une dimension d’extrême violence et une dimension de civilité, qui consiste en particulier dans la présence

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de formes de lutte évitant l’autodestruction. la vidéosphère ne connaît que les premières, ce qui va de pair avec la décontextualisation radicale des images de guerre civile, et détruit la dialectique, à laquelle je faisais référence il y a un instant, de la singularité des expériences et de l’émotion générique, dont le montage photographique des images nous offre au moins la possibilité.

c’est pourquoi, d’un mot rapide et d’un dernier exemple (quatrième point), là où il faudrait toute une analyse, je voudrais revenir à la fonction émancipatrice et aux capacités de résistance qu’implique l’art de l’image. Je disais, rappelant une évidence, que des images sont enchaînées, parfois construites en dialogues, placées dans l’horizon d’une histoire par leur « accrochage » en exposition. on peut comprendre cela comme signifiant que l’effet des images, la vulnérabilité qu’elles réveillent, le pouvoir qu’elles ont de s’adresser, dépend de conditions culturelles et sociologiques étroitement délimitées. qui le nierait ? Mais il faut dire aussi l’inverse. une exposition crée son espace, et quelquefois elle impose son lieu, ce qui est déjà un acte politique. c’est ce que vient de prouver, cas spécial mais non unique, Ariella Azoulay qui a profondément réfléchi dans son livre Death’s Showcase sur les effets de stupéfaction et d’anesthésie produits par l’exhibition médiatique des scènes de violence et de mort à la télévision, et, a contrario, sur le Civil Contract of Photography par lequel de la subjectivité politique peut être recréée autour de la « production », aux deux sens du terme, des images de l’intolérable (ainsi les viols collectifs de l’histoire coloniale et postcoloniale). en réussissant à montrer à Tel Aviv (puis à Ferrare : pourquoi pas à Paris ?) l’exposition « Actes d’état », consacrée à l’histoire photographique de la colonisation de la Palestine depuis 1967, je crois qu’elle soulève la question fondamentale de savoir comment un montage crée, ou recrée, au sein de l’espace homogénéisé de la mondialisation, un « lieu » pour des images dans lesquelles on puisse, paradoxalement, entrer, c’est-à-dire entre lesquelles on puisse circuler, de façon à le reconstituer potentiellement comme un espace politique. un peu comme les « territoires » cartographiés par les photos de Deligny

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auxquelles Bertrand ogilvie, dont je parlais pour commencer, a consacré un autre essai.

ce point est fondamental à mes yeux : les montages photographiques individualisent des espaces qu’ils figurent, ou projettent, en y incluant des fragments significatifs de leur histoire. et par là même ils rendent possible – simplement possible – au moins pour ceux qui les visitent (le plus grand nombre, espérons-le), une subjectivation politique. une résistance à la normalisation et à la standardisation de la vidéosphère de l’intérieur même du monde des images. longtemps (souvenons-nous des débats sur Brecht, autour d’Althusser et de Barthes), l’idée a régné parmi nous que la fonction critique de l’art résidant essentiellement dans la « distanciation » par rapport à l’idéologie dominante et à ses pouvoirs d’identification des sujets. cette idée n’a pas perdu, loin s’en faut, toute validité. Mais une autre fonction en quelque sorte préalable s’impose aujourd’hui : recréer des capacités d’identification, réactiver l’interpellation, au risque, bien entendu, qu’elle parte dans tous les sens.

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Okwui Enwezor

Mon propos est d’envisager une typologie de la photographie documentaire et de mettre en évidence les rapports qu’elle entretient avec la violence. Depuis l’après-guerre, cette photographie n’a cessé de revendiquer sa qualité d’humanisme, c’est-à-dire le rapport qui lie l’image non seulement au sujet, mais aussi à tout un dispositif de perception sociale dont la préoccupation essentielle est la détresse de l’humanité. cette préoccupation reçoit une traduction concrète, notamment dans les trois images auxquelles je m’attacherai ici. Mais la question importante est celle de la condition historique de ce type d’images lorsque nous passons du niveau manifeste d’une photographie qui se donne comme machine à exposer la violence au niveau épistémologique de la manière dont ces images relayent et médiatisent la violence et le trauma. les trois images, de portée universelle, auxquelles je m’intéresserai particulièrement décrivent toutes des moments de l’après-guerre. chacune de ces photographies correspond à une période d’extrême tension politique et de profond bouleversement social – milieu des années 1940, début des années 1960 et années 1990 – dans ces trois continents que sont l’europe, l’Amérique du Nord et l’Afrique. chacune a, par ailleurs, trouvé sa place dans l’œuvre d’artistes contemporains de renom, constituant ainsi un commentaire sur les stratégies par lesquelles l’image, désolidarisée de son contexte médiatisé, peut être amenée vers une structure plus distanciée, plus méditative de réflexion sociale et éthique. le transport des images ainsi que les œuvres artistiques qu’elles ont inspirées placent la photographie documentaire au centre du débat entre appropriation et sensationnalisme. cependant, malgré le doute qui peut planer sur ces images, malgré l’aura indexique

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qui émane d’elles, elles m’intéressent dans la mesure où elles permettent d’entrevoir la manière dont l’art contemporain, en réagissant aux images de violence publique, peut devenir le support critique d’une rencontre, à l’intérieur de la forme documentaire, entre le traumatique et l’amendable.

ces images font l’objet d’une transformation radicale dans leur passage de la condition de documents à celle de monuments. le passage révèle la saisie photographique du trauma comme une mise en scène se tenant à la jonction de la responsabilité humaniste et de la volonté épistémologique d’élever l’archive commune de l’index photographique au statut d’instrument de mémorialisation sociale. la chose est particulièrement vraie s’agissant d’images récentes comme celles du 11 septembre 2001 et des guerres en Irak, en Bosnie, au Rwanda, en Tchétchénie ou en Afghanistan. une phrase de Michel Foucault nous renseigne sur les conditions qui permettent aux documents d’ouvrir à une compréhension de l’histoire. À l’instar de Foucault, on peut dire ici que des artistes comme Alfredo Jaar, Andy Warhol ou Robert Morris entreprennent de « mémoriser les monuments du passé, de les transformer en documents et de faire parler ces traces qui, par elles-mêmes, souvent ne sont point verbales, ou disent en silence autre chose que ce qu’elles disent1. »

la première des trois photographies que je présenterai fut prise au soudan, en 1993, par le photoreporter sud-africain Kevin carter ; elle fut ensuite reprise par Alfredo Jaar dans une œuvre intitulée The Sound of Silence. Mais concentrons-nous d’abord sur l’image de carter. c’est une photographie choquante. la secousse initiale qu’elle a induite est encore sensible, comme un coup porté à la conscience et à la prétention humanitaire. cette image d’une enfant décharnée, épuisée et nue, accroupie au sol – tout son corps prostré dans une attitude de supplication – dans la poussière d’un paysage soudanais dévasté, est aussi dérangeante qu’emblématique. un silence inquiétant entoure l’enfant. À l’arrière-plan, on distingue vaguement les huttes de paille d’un bivouac. la nudité de l’enfant solitaire est rendue d’autant plus cruelle

1. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1982, p. 14-15.

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par les deux accessoires dont son corps est orné : un lourd collier de perles blanches qui semble faire ployer son cou fragile et un matricule d’hôpital – comme pour faire statistique – attaché, intact, à son poignet squelettique. Publiée en couverture du New York Times le 26 mars 1993, cette photographie accompagnait, visant peut-être à l’expliquer, le récit de l’exode massif qu’imposait aux familles soudanaises non seulement la guerre civile qui opposait le Nord au sud, mais aussi la famine et la sécheresse persistante qui avaient réduit à néant des terres autrefois productives. la photographie de carter est bouleversante parce que, au-delà de la souffrance dont elle témoigne, elle est une image amputée de son sens, dénuée de tout le dispositif propre à la forme documentaire et à sa quête de crédibilité humaniste.

Je ne peux décrire le statut de cette image dans les circonstances de son apparition sensationnelle sur la couverture du New York Times qu’en disant qu’elle relève de ce j’appellerai l’anomie documentaire. elle me paraît à la fois condenser et alimenter une implacable addiction : la fascination qu’exerce le futile combat entre l’humanisme et la photographie documentaire et qui, par extension, sous-tend tout le discours des droits de l’homme et de l’humanitarisme. cette photographie coince le photographe dans une tension entre humanitarisme et photoreportage, sans qu’il puisse entrevoir le moyen de s’en extraire. elle fonctionne donc comme une image double : elle décrit, d’une part, le sort cruel de l’enfant, son impuissance totale à atteindre le centre de ravitaillement et, d’autre part, confirme l’image persistante de l’Afrique comme « règne de la substance immobile et du désordre aveuglant […] et tragique de la création » (pour reprendre les mots si justes d’Achille Mbembe). les circonstances qui ont permis que cette enfant soit photographiée, son anonymat même sont un appel singulier et irréfutable à l’empathie de type humanitaire, à la nécessité d’engager l’action en faveur des êtres vulnérables dont la vie est menacée. la photographie documentaire – celle que cornell capa disait « concernée » – est censée opérer au niveau élémentaire d’une intervention en direction d’une perception et d’une identification humanistes. Mais elle soulève un problème : cette perception et cette identification sont-elles

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de la responsabilité du photographe ? et quelle place le photographe doit-il occuper ? celle d’un simple observateur silencieux devant une scène cruelle où se joue le drame de la souffrance humaine ? ou celle du témoin universel de son prolongement dans les médias ? Inutile de dire que, en ce qui concerne l’Afrique, cette image fait partie d’un surplus iconographique et a sans doute perdu toute efficacité en tant que plaidoyer en faveur de l’humanitarisme. Paradoxalement, elle contribuerait plutôt à alimenter et faire prospérer une industrie humanitaire qui dépend de scènes d’abjection similaires – celles-ci constituant un placement. Ailleurs, très loin, des consommateurs de désastres planétaires pourraient eux aussi se trouver impliqués dans cette situation paradoxale, faite d’empathie et de désidentification.

le désordre inhérent à ce spectre visuel où s’origine le voyage de toute image vers son inscription médiatique universelle amplifie l’équation. Ainsi, pour l’Afrique, on braque le projecteur sur un événement tragique tel que la famine au soudan, exacerbée par la guerre civile – le Darfour est un exemple plus récent –, puis on trace à partir de là une perspective, une situation singulière se transforme en généralité, suite à quoi on redescend le long de la perspective jusqu’au point de l’aperception médiatique. Reste qu’entretemps, un répertoire d’images s’est constitué. chaque photographie de l’Afrique ressortissant au mode humanitaire ou documentaire répète la même appropriation de scènes singulières devenant les substituts d’une vaste scène collective et transforme la pratique photographique en une fabrique de mythologies, à telle enseigne que l’image en devient myope.

L’héroïsme documentaireDans le jeu de moralité auquel participe le type d’héroïsme documentaire pour lequel carter fut acclamé, l’homme est toujours en danger et la photographie est toujours là pour le sauver.

ce n’est pas une photographie ordinaire. le corps squelettique de l’enfant abandonnée occupe le devant de l’image. À l’arrière-plan, un immense vautour attend son heure, patiemment. Pour le récepteur de

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cette photo qui fit la couverture du New York Times, la sensation allait au-delà de la pitié. Plus qu’une statistique, l’enfant tenait lieu, littéralement, de charogne. cette brutalité désespérante a touché et lacéré de plein fouet toutes sortes d’élans humanitaires – tant chez les récepteurs lointains que chez les industriels de l’aide humanitaire. l’une des grandes questions que soulèvent les images de désolation – au-delà de l’immédiate tristesse que suscite le terrible spectacle de la fuite de la vie humaine – est celle du rapport du photographe à son sujet. cette question a beaucoup pesé sur la réception et les commentaires qui ont entouré la parution de la photographie de carter. quelle est la responsabilité éthique du photographe à l’égard d’un sujet vulnérable ? un cadavre vivant – car c’est cela que l’image suggère – a-t-il vocation à être un vrai sujet ? la photographie elle-même peut-elle insuffler de la vie dans ce corps inerte et lui valoir ainsi d’être reconnu comme comptant parmi les vivants ? en bref : l’image de carter peut-elle faire accéder cette enfant anonyme au statut de personne ? Autant de questions qui se posent certes par rapport à l’image elle-même, mais aussi dans le cadre d’un débat plus vaste visant à trouver le point d’équilibre entre humanisme et souci de décrire.

l’humanisme postule bien sûr, en son fondement même, l’existence d’un rapport prenant en compte la reconnaissance de l’autre, l’idée que le partage des valeurs humaines assure la cohésion de l’existence sociale. cela présuppose une relation de coexistence ou, pour le dire dans les termes de l’anthropologue Johannes Fabian, de cotemporalité. Je dirais, à sa suite, que le principe fondamental sur lequel repose l’humanitarisme est de cotemporalité.

Pour qui veut comprendre le formatage spatial (fait de distance et de proximité) qui constitue souvent le mode opératoire de la photographie documentaire, le remarquable ouvrage de Fabian, Le Temps et les Autres. Comment l’anthropologie construit son objet2, offre de précieux instruments. l’auteur y explique quelle signification revêt la séparation phénoménologique entre distance et proximité : « lorsque

2. Trad. française par estelle Henry-Bossoney et Bernard Müller, Toulouse, Anacharsis, 2006.

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l’anthropologie moderne a entrepris de construire [je souligne] son autre en termes de topoi impliquant distance, différence et opposition, elle visait non pas tant à “comprendre les autres cultures” qu’à construire d’abord un espace et un Temps ordonnés – un cosmos – que la société occidentale pourrait habiter. » selon Fabian, ce qui provoque la séparation entre Moi et l’Autre, c’est la rupture d’un lien temporel, qui court-circuite et dénie la cotemporalité. le « déni de cotemporalité » se fonde en général sur le principe qui veut que même si l’Autre et Moi partageons le même espace, nous ne partageons pas nécessairement le même temps. Autrement dit, il n’y a pas entre nous de lien intersubjectif. cette absence de lien intersubjectif constitue une explication possible au paradoxe du signe iconique qui, en même temps qu’il représente un plaidoyer en faveur d’une vérité plus large, s’en distancie en se référant à diverses conceptions contradictoires de l’objectivité, principal legs de la forme documentaire.

la photographie encode réflexivement divers ordres de civilité et de non-civilité dans son approche de l’Autre. en tant qu’art du temps, elle inverse la structure temporelle afin de créer une temporalité non-naturelle qu’elle n’entend nullement partager ou faire coexister avec l’Autre. Mais comme le fait observer Fabian : « Reconnaître l’existence d’un Temps intersubjectif équivaudrait sans doute à interdire, presque par définition, toute forme de distanciation. Après tout, les phénoménologues se sont appliqués à faire la preuve que l’interaction sociale présuppose l’intersubjectivité, laquelle ne peut se concevoir sans postuler que les acteurs impliqués coexistent temporellement, c’est-à-dire partagent le même temps. » la photographie de carter soulevait un problème immédiat : celui de savoir quelle qualité d’empathie le photographe nourrissait à l’égard d’un sujet qui, prisonnier de l’objectif, était ramené au degré zéro de la reconnaissance. ce à quoi l’image nous confronte, c’est une interrogation quant à l’efficacité de la forme documentaire et de sa visée censément humaniste, notamment lorsque l’effort pour maintenir une distance émotionnelle à l’égard du sujet produit une friction au sein du lien intersubjectif entre le photographe et son sujet.

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Nous sommes ici face à un paradoxe : pouvons-nous nous détourner du type de scènes dévastatrices que saisissent, pour le public, carter ou maints autres photographes – tous ces tableaux d’êtres en péril, prisonniers de situations exténuantes et cruelles, abandonnés dans un flou crépusculaire, laissés à une absence totale d’arbitrage et de visibilité ? À cette question, il n’est point de réponse facile. Mais aborder cette question, c’est d’abord reconnaître que nous sommes entourés d’images de la souffrance humaine, qui circulent et ont parfois la préférence des médias ; les chroniques du New York Times, par exemple, ont un caractère d’immédiateté séduisant auquel répond notre humanisme latent. Aujourd’hui, c’est le Darfour et le Tchad, mais demain ce sera peut-être la détresse des habitants des bidonvilles de Nairobi, des réfugiés de la bande de Gaza ou des réfugiés afghans. Voilà le genre d’articles et de photos que les jurys récompensent et qui ont condamné plus d’un reporter au cercle vicieux du martyre médiatique et de l’héroïsme documentaire. carter s’est vu attribuer le prix Pulitzer, entre autres consécrations et récompenses, pour sa photo « turbulente », laquelle a déclenché un débat lui-même virulent sur l’obligation du photographe envers son sujet. quelle peut donc être la responsabilité du chasseur d’images ? le problème de l’anomie est souvent ce qui caractérise la photographie documentaire face à l’humain. Pour carter – qui était né en Afrique du sud, qui connaissait bien ce genre d’images pour avoir été directeur artistique au Mail and Guardian à Johannesburg et était l’un des quatre membres du « Bang Bang club » –, la reconnaissance, qui a fait de lui une star parmi le corps d’élite des photographes de guerre et de désastre, est allée de pair avec un puissant ravage émotionnel. la force était centrifuge. Trop fragile pour supporter la double contrainte de sa célébrité et de sa diffamation, le photographe fut happé dans un irrésistible maelström psychologique.

Le documentaire, l’archive et la mémoire publique J’en viens à mon deuxième exemple, une photographie prise par charles Moore et publiée dans le magazine Life en 1963. l’image appartient à une série faite à Birmingham (Alabama), au plus fort du mouvement de lutte pour

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les droits civiques. cette image présente la double caractéristique d’une part de satisfaire un besoin propre à la culture iconique du photoreportage et, d’autre part, d’élargir les conventions de l’« iconomie » – j’emprunte ce néologisme à Terry smith – de l’humanisme. Pour Andy Warhol, cette série, montrant des chiens policiers délibérément lâchés sur des manifestants pacifiques, n’était pas une simple réponse à l’imagerie populaire de la culture américaine : elle était aussi une manière de cimenter le rapport entre document et monument. les sérigraphies et estampes que Warhol a réalisées à partir des photographies de Moore, qui participent toutes du même esprit de sérialisation et de multiplication, visaient à traduire les documents attestant la lutte pour les droits civiques en monuments de leur mémorialisation sociale. comme Anne Wagner l’a bien montré, Warhol se faisait peintre de l’histoire.

Depuis plus d’un siècle, des artistes se tournent vers l’image photographique afin d’induire de nouveaux modes de pensée de l’événement historique et d’ébranler les idées traditionnelles concernant le statut du document photographique. les années récentes ont vu nombre d’artistes interroger le statut du document photographique comme site historique existant entre preuve et document, mémoire publique et histoire privée. Rares sont ceux qui ont poussé aussi loin que Warhol la réflexion sur l’emprise morbide qu’exerce la photographie sur l’imagination moderne. Malgré le grand cas qu’il semblait faire de la célébrité et du spectacle médiatique, Warhol a saisi le potentiel contenu dans ces images et s’en est servi comme d’un spéculum pour sonder les fissures psychiques de l’imaginaire collectif américain, pour examiner la violence, les drames et les traumas de l’âme américaine. s’appuyant sur les analyses d’archives et de documents de l’histoire visuelle – une histoire souvent générée par les médias, comme dans le cas de la série des Race Riots (Émeutes raciales) de 1963 –, Warhol a fait converger une réflexion sur le rapport des sources documentaires au statut de témoin et à la mémoire collective. les usages auxquels il a soumis l’archive médiatique ont engendré l’une des visions les plus cohérentes de la photographie comme incunable de la mémoire publique. soustraites aux récits médiatiques du malheur et du manque

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(suicides, accidents de voiture, chaises électriques, flics racistes et chiens haineux), les images de Warhol offrent une grille de lecture de la vie sociale. Reste que si Race Riot est emblématique du lien entre document, monument et trauma, le trauma dont il s’agit n’est pas du même type que celui dont sont porteuses les images de l’holocauste, plus résistantes à une traduction artistique.

J’en viens à présent à mon troisième et dernier exemple. considérons ces deux images photographiques l’une par rapport à l’autre. la première est une photographie documentaire prise le 17 avril 1945, soit vers la fin de la guerre, dans le camp de Bergen-Belsen par un membre de la Film and Photographic Unit de l’armée britannique. elle montre le corps écartelé et émacié d’une jeune mère dont la poitrine est partiellement recouverte d’un lambeau de couverture et dont le regard s’est figé dans les contorsions de la mort. cette photographie, ainsi que bien d’autres témoignages de la libération de Bergen-Belsen, traduit de façon saisissante une horreur inimaginable. l’une des raisons qui font que ces images se sont imposées comme « les plus fortes parmi tout ce qui atteste ou reconstitue l’existence des camps de concentrations nazis » (Toby Haggith) est qu’elles « comptent parmi les plus grotesques et les plus dérangeantes ». leur large circulation publique a encore renforcé leur impact, contribuant sans aucun doute à la fascination que suscite ce type d’iconographie.

l’image que je propose en regard est Untitled (1987), version sérigraphiée, par Robert Morris, de la photographie de Bergen-Belsen. Même chose ici qu’avec le travail de Warhol à partir des photographies de charles Moore : Morris renvoie explicitement à un événement historique. Untitled fait partie d’un ensemble d’œuvres à travers lesquelles l’artiste reconsidère les images relatives à la seconde Guerre mondiale – qu’il s’agisse de l’holocauste, par exemple, ou du bombardement de villes allemandes comme Dresde, soit des événements qui ont été consignés par la photographie et par l’écriture. Tout comme Warhol, Morris a apporté certaines modifications à l’image originale : il l’a notamment coupée de façon à ce qu’elle remplisse le cadre en projection, traitée à l’encaustique et aspergée – dans un élan quasi expressionniste – d’un colorant à

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base de sélénium bleu-pourpre qui lui confère une certaine dissonance, comme une estampe d’un maître ancien. Il est aussi intervenu sur le cadre, minutieusement travaillé et fabriqué à partir d’Hydrocal, matériau utilisé dans les années 1980 par Morris, alors en proie à une « fièvre “baroque” lui inspirant des tableaux d’holocauste ». Vu de plus près, le cadre révèle des fragments de corps humain entourés de divers objets, comme dans un reliquaire.

que cherchait donc à suggérer Morris à travers la juxtaposition d’une image retravaillée et d’un cadre offrant l’aspect d’une sculpture ? quarante ans après l’événement, cette décontextualisation nous aide-t-elle à mieux le comprendre ? ou bien introduit-elle une rupture dans la continuité mnémonique, une brisure de la ligne qui nous rattache au lieu même où le corps de cette jeune mère fut photographié ? Revivifiant la conscience historique à travers la reconstitution audacieuse d’une photographie documentaire, l’œuvre de Morris tire sa force non seulement du sujet qu’elle aborde – la barbarie nazie –, mais aussi de la manière dont elle exacerbe le sentiment d’ambivalence à l’égard d’une image qui manifeste, de façon presque sacrée, la spécificité de l’archive. ce qui déjoue ici l’interprétation, c’est, bien plus que la recomposition esthétique et la décontextualisation auxquelles s’est livré l’artiste, sa volonté délibérée d’arracher l’image à son contexte historiquement troublé.

cet exemple m’incite à revenir au problème de la cotemporalité et de l’humanitarisme et, plus précisément, à rattacher le croisement qu’opère Morris à la naissance du discours sur les droits de l’homme. l’un des traits remarquables de la guerre que les nazis ont menée contre les juifs en Allemagne concerne le principe de cotemporalité et de coexistence. Dans les années qui ont précédé la déportation de la plupart des juifs allemands, les nazis les ont systématiquement privés de leurs droits de citoyens en les dénationalisant, les rendant ainsi vulnérables à tout type d’attaque. Dès lors qu’ils n’étaient plus considérés comme des citoyens, qu’ils n’avaient plus aucun titre à être des voisins (à participer du principe de cotemporalité), les juifs pouvaient être légalement déportés. c’est la loi de dénationalisation, le déni du principe de cotemporalité qui ont autorisé

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cette ruse légale des nazis et, à terme – parce qu’il fallait protéger les peuples persécutés – permis la naissance des droits de l’homme. Il me semble donc que, lorsque nous regardons les images traumatiques des camps, nous assistons en premier lieu à la naissance de l’humanitarisme – posttraumatique.

l’impuissance de Morris à rendre pleinement compte de l’histoire à laquelle cette image est soustraite témoigne clairement de la résistance des images de l’holocauste à une traduction de type artistique. cette résistance crée un malaise face à la peinture de Morris qui, sans attirer véritablement l’attention sur son référent, ne cherche pas non plus à amener l’œuvre dans l’espace de l’incitation à l’humanisme. Nous sommes face à quelque chose d’une ambiguïté documentaire et d’une ambivalence humaniste.

D’où une question : le rapport de Morris à l’image relève-t-il d’une fascination plus générale pour l’atrocité ou, comme le prétend Norman Finkelstein, d’une manipulation des images de l’atrocité nazie dans le cadre d’un processus d’« industrie de l’holocauste » ? À cette question, W. J. T. Mitchell apporte une réponse éclairante, qui absout Morris de la critique de Finkelstein en soulignant le rapport temporel qui lie l’image à son cadre : « le cadre d’Hydrocal, avec ses empreintes de fragments humains et de déchets issus de l’holocauste, constitue l’environnement propre au “présent” de l’œuvre, une manière de circonscrire l’événement passé par l’incrustation de trophées et de reliques, une inscription de la catastrophe qui a laissé sa marque sous la forme de fossiles. le cadre est à l’image ce que le corps est à l’élément de destruction, ce que le présent est au passé. »

Traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert