ils ont traversÉ le siÈcle

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GÉRARD LECLERC

ILS ONT TRAVERSÉ LE SIÈCLE

Entretiens avec Alexandre Minkowski. - Maurice Bourgeois. -

Marcel Carné. - François Ceyrac. - Théodore Monod. - Françoise Giroud. - André Bergeron. - Antoine Pinay. -

René Dumont. - Jacqueline de Romilly. - Roger Codou. - Jean-Louis Aujol. - Robert Doisneau.

PLON 76, rue Bonaparte

PARIS

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(0 Librairie Plon, 1994. ISBN 2-259-02750-4

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Pour Antoine, Mathieu et Charlotte, ce carnet de route du XXe siècle, pour mieux aborder le troisième millénaire.

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On dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau monde commence.

Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe)

L'Histoire est la science du malheur des hommes.

Raymond Queneau (Une histoire modèle)

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Introduction

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« Napoléon aurait pu dialoguer avec Ramsès II, il ne pourrait le faire avec nous. » Dans un raccourci saisissant, André Malraux résu- mait l'extraordinaire accélération de l'Histoire depuis la révolution industrielle. Mais sans tordre la réalité, il faut aller plus avant : Cle- menceau, Jaurès, ou même Poincaré, auraient sans doute eu moins de mal à converser avec l'Empereur ou Louis XI qu'avec un adoles- cent de notre fin de siècle. À bien des égards, la France d'avant 1914 est plus proche de celle de l'Ancien Régime que de la France contemporaine devenue l'une des douze composantes de l'Union européenne.

Si une révolution est, comme le définit le dictionnaire, « un chan- gement à la fois brusque et important dans l'ordre des choses », le xxe siècle est bien ce siècle des crises et des révolutions qu'annonçait Jean-Jacques Rousseau. Crises et révolutions qui se chevauchent, s'entrechoquent ou s'ignorent, mais n'épargnent et ne laissent indemne aucune idée ou activité humaine.

Une génération d'hommes et de femmes, nés à la veille ou dans le premier quart de ce siècle, ont vécu tous ces bouleversements. Ils sont aujourd'hui notre mémoire vivante, le dernier lien entre une civilisation traditionnelle et la société post-industrielle contempo- raine. Et rien ne dit que leurs descendants assisteront à un même emballement de l'Histoire... Treize grandes figures de cette généra- tion prodigieuse, fortes de leurs convictions et de leurs engagements, nous serviront de guides. Médecin, militaire, politique, enseignant, journaliste, patron, syndicaliste, photographe, cinéaste, avocat, savant : chacun dans son domaine a été témoin et souvent acteur privilégié des révolutions du xxe siècle.

Leurs destins sont exceptionnels. Le centenaire Antoine Pinay est devenu un mythe vivant, bien qu'il n'ait jamais caché sa profonde aversion pour la politique, et qu'il ne soit resté chef du gouvernement que quelques mois... Le général Maurice Bourgeois fut sans doute le plus jeune lieutenant de France en 1917, avant de sillonner l'Afrique

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coloniale, de participer à la Seconde Guerre mondiale, et de présider le tribunal militaire chargé de juger les meneurs de la révolte san- glante de Madagascar de 1948. Jean-Louis Aujol a assisté, aux côtés d'Henry de Jouvenel et d'Aristide Briand, à la création de la SDN, la Société des Nations. Devenu avocat, il a plaidé durant un demi- siècle dans les plus grandes affaires, comme défenseur des complo- teurs de la Cagoule, du ministre de Vichy Benoist-Méchin, ou encore du droit commun Joe Attia. Les images de Robert Doisneau, photo- graphe des gens de la rue, mais aussi portraitiste de Picasso, Prévert, Cendrars, Aragon, ont fait le tour du monde... Marcel Carné « incarne » l'histoire du cinéma français, dont il a réalisé certains des plus beaux chefs-d'oeuvre.

Il aurait pu croiser, dans les années 30, Françoise Giroud, première femme assistante-réalisatrice, avant d'être aussi la première à occuper la fonction de directeur d'un grand magazine dans les années 50, puis d'inaugurer le poste de secrétaire d'État à la Condition féminine.

René Dumont n'est pas seulement un pionnier de l'écologie. Ingé- nieur agronome, il court le monde depuis soixante-dix ans, pour défendre partout et toujours le paysan.

Roger Codou a été de tous les combats communistes : saboteur dans les usines d'armement, brigadiste international en Espagne, interné sous Vichy, clandestin à la Libération, patron d'une entre- prise de commerce avec l'Est pendant la guerre froide, avant de cla- quer la porte du Parti en 1956.

Professeur iconoclaste, Alexandre Minkowski a créé en France une médecine périnatale moderne. Sa vie est aussi une série d'engage- ments : dans la Résistance, contre le colonialisme et pour un rap- prochement entre Juifs et Palestiniens.

Du Front populaire aux années 80, André Bergeron a été de toutes les luttes et conquêtes sociales qui ont changé la vie des salariés.

En face de lui, mais aussi souvent avec lui, se trouvait François Ceyrac, l'une des grandes figures du patronat français.

Deuxième femme à siéger parmi les « Immortels », l'académi- cienne Jacqueline de Romilly a enseigné pendant cinquante ans, et se consacre aujourd'hui à la défense des études classiques du grec et du latin.

Enfin Théodore Monod est sans doute le dernier de cette lignée de savants naturalistes, héritiers des encyclopédistes du XVIIIe siècle.

« Quel temps fut plus fertile que le nôtre ? » François Ceyrac, l'an-

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cien patron des patrons, fait sienne la leçon de Gargantua au petit Pantagruel. D'aucuns sont moins enthousiastes et doutent que l'hu- manité soit en marche vers les lumières que Kant appelait de ses vœux. Mais nul ne peut nier que jamais le monde n'a autant changé qu'entre l'aube et le crépuscule de ce siècle.

Dans son ordre international déjà. La France de 1913 s'en croyait encore le centre, forte de sa république et de sont empire colonial. Elle n'avait qu'une rivale, l'Angleterre — avec qui elle devait s'enten- dre malgré les arrière-pensées et les conflits d'intérêts —, et une ennemie irréductible : l'Allemagne impériale. La question était moins de savoir s'il fallait de nouveau en découdre pour laver la défaite de 1870 et récupérer l'Alsace-Lorraine, que de déterminer à quel moment la revanche interviendrait. « Pensez-y toujours, n'en parlez jamais »... Bien lointaine semblait l'Amérique, pourtant à la veille d'affirmer sa suprématie, et beaucoup trop arriérée la Russie, qui allait bientôt faire trembler le monde. Le Japon et la Chine n'étaient évoqués qu'avec condescendance ou pour leur exotisme.

Peu de conférences, de rencontres internationales jusqu'aux années 30. Faute de moyens de communications modernes et compte tenu d'économies encore très cloisonnées, les relations entre États se limitaient à l'activité des ambassadeurs, à quelques déplacements de ministres des Affaires étrangères et, exceptionnellement, aux voyages de chefs d'État.

Deux révolutions vont bouleverser la planète : celle de l'industrie et celle des communications. Si la France de 1994 n'a plus grand- chose de commun avec celle de 1914, c'est d'abord parce qu'elle a ajouté à la première révolution industrielle, une deuxième avec le pétrole et l'électricité, puis une troisième, avec l'électronique. La pro- duction de biens et de services a explosé. Encore les principales transformations ne sont-elles intervenues que dans les dernières décennies. Dans les années 50, on ne fauche plus les blés à la main, comme l'ont encore vu dans leur enfance René Dumont ou Jean- Louis Aujol. Mais François Ceyrac nous rappelle que la production de l'industrie française avait, en 1940, tout juste rattrapé son niveau de 1913. Elle va tripler entre les années 50 et 70. La mécanisation de l'agriculture et l'exode rural s'accélèrent. Le cultivateur d'au- jourd'hui produit neuf fois plus que celui de 1950. Dans la même période, le produit intérieur brut français est multiplié par 5. La société de consommation émerge. La France comptait, à l'orée du xxe siècle, 80 % de ruraux et 20 % de citadins : le rapport est exacte-

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ment inverse aujourd'hui : c'est la plus grande migration de popula- tion que notre pays ait jamais connue.

Les modes de vie ont évolué dans les mêmes proportions, au rythme, pour paraphraser Lénine, de l'électricité, plus les droits sociaux (mais moins les soviets !). La famille de Théodore Monod, à Paris, ne s'éclairait dans les années 10 qu'à la lampe à pétrole. Chez les Aujol, en Corrèze, seules la cuisine et la chambre des parents étaient chauffées, par une cheminée. On a bassiné les lits des enfants jusqu'à l'apparition des premiers poêles, vers 1920.

Les conquêtes sociales ont été l'autre moteur de l'amélioration de la vie quotidienne. Les progrès sont continus à partir des années 30 : hausse du pouvoir d'achat (multiplié par cinq ces quarante dernières années) ; apparition, puis extension à cinq semaines, des congés payés ; création des retraites, de l'assurance-maladie (les dépenses de santé ont été multipliées par dix en vingt ans), indemnisation du chômage, développement de la formation... Peut-on imaginer ce que serait la vie des Français sans ces droits sociaux dont ne disposaient pas leurs grands-parents ? Et faut-il que la mémoire soit bien courte pour que, si l'on en croit un sondage réalisé pour la sortie du film Germinal, 60 % des ouvriers estiment que les choses n'ont pas changé en profondeur depuis l'époque d'Émile Zola.

L'idée même de loisirs est neuve en Europe. Jusqu'au premier tiers de ce siècle, les cinquante ou soixante heures de travail hebdoma- daire, sans vacances, la faiblesse des revenus et l'absence des techni- ques modernes, limitaient les distractions à la lecture chez les plus instruits, aux promenades et à la pêche à la ligne pour les autres. Malgré une sensible augmentation de la population active (dévelop- pement de l'emploi féminin, immigration), les experts ont établi que le nombre d'heures travaillées annuellement en France s'est réduit de près de moitié en un siècle, passant en moyenne de trois mille à mille sept cent cinquante heures. Avec les congés, les quarante heures devenues trente-neuf (et peut-être demain trente-deux...), et la retraite, le temps libre au cours d'une vie moyenne a été multiplié par quatre depuis 1900...

La deuxième grande révolution, celle de la communication, y a puissamment aidé. Pour les déplacements d'abord : nous sommes passés, hormis le chemin de fer, du pas du cheval — comme sous l'Antiquité — à l'avion supersonique. En 1924, il faut quatre mois au général Bourgeois pour rejoindre son poste d'Ati au Tchad. Quelques heures d'avion suffisent aujourd'hui. Antoine Pinay se souvient avoir

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vu la première automobile du département de la Loire... Plus prodi- gieuse encore, la circulation de l'information : jusqu'aux années 20, il n'y a guère que l'écrit pour communiquer : la famille Ceyrac se voit attribuer en Corrèze le numéro 2 pour le téléphone. La radio conquiert un auditoire entre les deux guerres, et la télévision envahit les foyers à partir des années 60. Aujourd'hui, chaque Français lui consacre en moyenne quatre heures de sa journée. L'informatique et les nouveaux modes de transmissions occupent de plus en plus de place dans notre vie professionnelle et privée. L'information est devenue instantanée et universelle : c'est le village planétaire de McLuhan.

Révolutions de l'économie et des communications ne pouvaient qu'induire celle des idées. Au plan politique, la France de 1914 demeure celle du xixe siècle. Droite et gauche, libéralisme et socia- lisme, sont encore des concepts flous. La République n'avait qu'une quarantaine d'années. Elle devait encore mobiliser ses partisans. La mère de François Ceyrac restait monarchiste et, le 14 juillet, fermait les volets de sa maison en signe de deuil.

« Il n'y a au monde que le patriotisme ou la religion qui puisse faire marcher longtemps vers un même but l'universalité des citoyens », constatait déjà Alexis de Tocqueville.

Le village restait divisé entre ceux qui croyaient au « ciel » et ceux qui défendaient la République. Le curé et l'instituteur en étaient toujours les figures emblématiques : le premier du haut de sa chaire dans des églises encore pleines, le second façonnant sur l'estrade de l'école publique les futures générations de citoyens. La provocation était l'une des armes de ce combat d'un autre temps : dans la Corrèze natale de l'avocat Jean-Louis Aujol, ou dans la Normandie du général Bourgeois, les laïcards répliquaient aux processions du Saint-Sacre- ment par des banquets avec « gras » le Vendredi saint. La tension a culminé lors de l'application de la loi de séparation de l'Église et de l'État : c'est la troupe qu'il a fallu envoyer dans certains villages pour effectuer l'inventaire des églises.

La patrie, valeur fondamentale de la République, doit aussi s'impo- ser face aux idéaux pacifistes et anti-militaristes qui ont germé chez les intellectuels et dans la mouvance anarcho-syndicaliste. Submer- gés par la vague nationaliste de 1914, ils vont renaître dans les années 20, avec une floraison d'écrits et de journaux libertaires dénonçant l'horreur et l'absurdité des guerres.

Cette France encore très rurale et conservatrice n'est en revanche

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guère touchée par la contestation économique et sociale. La répres- sion de la Commune de Paris a décapité le courant révolutionnaire. En pleine Belle Époque, les populations ouvrières sont trop minori- taires et marginalisées pour que se développe une conscience de clas- ses. Le mouvement syndical commence à s'organiser — la charte d'Amiens n'est élaborée qu'en 1906 — et les multiples courants socia- listes progressent laborieusement vers l'unité.

La révolution russe de 1917 provoque un séisme idéologique sans précédent : pour la première fois se concrétisent les espoirs d'une société censée abolir les inégalités et arrêter l'Histoire. Mais la nature léniniste de la révolution a comme premier effet de diviser durable- ment la gauche et le monde ouvrier. Pendant soixante-dix ans, le combat politique va s'ordonner autour du communisme. Seules les idéologies fascistes ont, un temps, bousculé ce face-à-face entre les démocrates libéraux ou socialistes, et les communistes. Mais toutes les ambitions de promouvoir un homme nouveau, même si leurs inspirations sont contraires, débouchent sur les pires massacres et destructions de l'Histoire.

Au-delà de la politique et de l'économie, tous les domaines, de l'éducation, de la science ou de la culture, ont connu le même embal- lement. En 1914, 1 % seulement des élèves ont passé leur baccalau- réat : ils sont quarante fois plus nombreux à le tenter aujourd'hui. Jacqueline de Romilly est entrée au lycée la première année où les jeunes filles avaient accès à l'enseignement du grec...

Le xxe siècle a inventé le surréalisme, donné ses lettres de noblesse à la photo, et, à cinq années près, inventé le septième art. Les scien- ces, et en particulier la médecine, ont davantage progressé en quel- ques décennies que dans les millénaires précédents. Vaccins, antibiotiques, chirurgie, nous ont fait gagner depuis 1900 plus de trente ans d'espérance de vie ! L'espèce humaine elle-même a muté : les conscrits mesurent douze centimètres de plus que leurs grands- pères ; les jeunes filles, nous dit le professeur Alexandre Minkowski, sont pubères à douze ans quand, dans sa jeunesse, elles ne l'étaient qu'à quinze ou seize.

Personne ne s'étonnera que les mentalités aient été plus lentes à évoluer. Mais quelques décennies ont réduit à l'état d'oripeaux la morale catholico-bourgeoise qui triomphait sous Napoléon III. Les églises se sont vidées. Seul un Français sur dix — et un sur vingt chez les dix-huit/vingt-quatre ans — va aujourd'hui régulièrement à la messe. En un siècle, le nombre des prêtres et religieux diocésains

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a été divisé par trois, alors que la population s'est accrue d 'un quart. Jamais la société française n'avait été touchée par un tel phénomène de déchristianisation.

Les femmes ont pour l'essentiel acquis l'égalité que les hommes leur avaient toujours refusée. Comme elles paraissent lointaines ces années où le divorce restait marqué du sceau de l 'infamie et où le grand-oncle de Françoise Giroud pouvait tonner : « Moi vivant, aucune femme de la famille ne travaillera ! »... En cinquante ans, elles ont conquis le droit de vote, la contraception, l 'avortement, la parité dans les droits familiaux, et l'accès à pratiquement toutes les profes- sions. Ne subsiste comme dernière bastille à prendre que le pouvoir politique et le droit d 'administrer les sacrements religieux...

L' insti tution du mariage, qui existe depuis la nui t des temps dans toutes les civilisations, est elle-même menacée : les jeunes sont de moins en moins nombreux à se présenter devant le maire (leur nom- bre de mariages a diminué de 40 % en vingt ans), mais de plus en plus devant le juge : en région parisienne un couple sur deux divorce... Un enfant sur trois naît chez des couples non mariés.

L'aspiration à la libération des mœurs a fait tomber en 1968 les vieilles barrières qui avaient jusque-là résisté : les tracas que la cen- sure a fait subir à Marcel Carné sont révélateurs d 'une époque qui semble aujourd'hui à des années-lumière. En 1938, le mot de « déser- teur » ne pouvait pas être prononcé dans un film. En 1967, les grands ciseaux coupent, dans Les Jeunes Loups, quatorze scènes où apparaît « l 'ombre de quelque système pileux » et dans lesquelles une jeune fille évoque sa virginité.

On pourrait multiplier les exemples de ces renversements de l 'His- toire. Le plus difficile serait même de repérer un domaine qui ait échappé à cette furia d 'une époque où chaque décennie équivaut à un siècle ou un millénaire de l'ancien temps.

Quelles impressions nos treize témoins retirent-ils de ces tumul- tes ? À les entendre, on peut parfois se demander s'ils ont vécu les

mêmes événements, tant les circonstances dans lesquelles ils ont agi, et le souvenir qu'ils en ont gardé, peuvent différer.

1942. Les heures les plus sombres de l'Occupation. Les destins se

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séparent. Chacun va se déterminer et se comporter en fonction de son milieu social, de son caractère, de ses convictions... ou des hasards de la vie. Les impressions et les leçons qu'ils en tirent ne seront évidem- ment pas les mêmes.

Juif et persécuté par ses confrères médecins, Alexandre Min- kowski, élevé dans le culte de la patrie, se jette dans la Résistance et restera blessé à vie par le comportement passif ou franchement collaborateur de ses collègues et de la masse des Français. Interdite d'enseignement par Vichy, parce que née David, Jacqueline de Romilly doit se cacher. Mais elle porte un regard serein sur ses conci- toyens qu'elle a vus le plus souvent solidaires des victimes de la per- sécution nazie. L'homme du patronat, François Ceyrac, et l'ouvrier syndiqué, André Bergeron, passent une bonne partie de la guerre dans des camps allemands. Interné également, le militant commu- niste Roger Codou, mais c'est en Algérie et sur ordre de Vichy. Quant au général Bourgeois, c'est en Angleterre et parce qu'il est resté fidèle au gouvernement de la France, celui de Pétain... Les autres, c'est-à- dire la majorité, ont renoué avec leurs activités habituelles, malgré les rigueurs du temps.

Certains prennent d'authentiques risques pour entrer en liaison avec la Résistance ou aider des concitoyens en difficulté. Pour d'au- tres, la vie continue : on s'efforce de ne pas se compromettre avec qui que ce soit, et de pallier au mieux les difficultés quotidiennes de tous ordres : ravitaillement, chauffage, dernier métro... Encore les qualités intellectuelles et morales de nos interlocuteurs expliquent que l'on ne trouve parmi eux ni collaborateurs ni profiteurs du régime de Vichy.

L'Occupation est un exemple extrême. Mais souvenirs et analyses diffèrent autant sur d'autres événements comme le 6 février 1934, le Front populaire, la Libération ou mai 1968. De la difficulté du métier d'historien.

Dans le maelstrôm du xxe siècle, trois ruptures historiques ont par- ticulièrement frappé les esprits : un sacrifice, une embellie et un effondrement.

Le sacrifice, c'est celui d'un million quatre cent mille soldats qui ne sont pas revenus de la guerre de 1914. Il faut y ajouter les trois millions de blessés, mutilés, amputés, gazés, dont le tiers toucheront une pension d'invalidité. La jeunesse française a été saignée à blanc. Les victimes sont aussi tous ces malheureux qui resteront traumati- sés, hantés par l'épouvante et les cauchemars, et qui éprouveront les

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pires difficultés à se réinsérer ; les sept cent mille veuves qui porte- ront le deuil et ne se remarieront pas ; les hui t cent mille orphelins qui ont souffert de l'absence du père... Qu'ils soient nés avant ou juste après la guerre, qu'ils aient connu l'épreuve du feu comme Antoine Pinay ou Maurice Bourgeois, ou qu'ils l 'aient vécue de l'ar- rière, tous ont été profondément marqués par cette tuerie. Les images de souffrance et de chagrin sont les mêmes : la boue des tranchées et la mitraille sur le front ; le maire du village qui va annoncer aux familles la perte d 'un fils ou d 'un mari ; les caves de Paris où l 'on va se réfugier pour échapper à la Grosse Bertha ; les noms gravés sur le monument aux morts. Une guerre — tous les récits le confirment — qui avait pourtant commencé dans l 'enthousiasme exubérant des trains de soldats couverts de fleurs, des défilés et des chants patrioti- ques... et sur laquelle la page a été vite tournée après les flonflons de l'armistice. Volonté d'oublier, de renouer avec la vie, de rattraper le temps perdu, de dépenser, pour les nouveaux riches, l 'argent gagné pendant la guerre, et de profiter, pour tous les autres, de la naissance d'une culture de masse diffusée par les nouveaux moyens de commu- nication et d'expression : la radio, le phonographe, le cinéma, le music-hall, la réclame, les rencontres sportives. Le petit Marcel Carné court voir Mistinguett, Jean-Louis Aujol côtoie Colette et confirme le jugement de Léon Blum selon lequel il y a eu, au moins à Paris, « quelque chose d'effréné, une frénésie de dépense, de jouis- sance et d'entreprise, une intolérance de toutes règles, un besoin de nouveauté allant jusqu'à l'aberration... ».

Agitation et ivresse de surface, qui ne sauraient masquer le trauma- tisme des esprits et le trouble des consciences. Le J'accuse d'Abel Gance, les romans de Henri Barbusse ou Roland Dorgelès, et le suc- cès de toute une littérature pacifiste marqueront à vie des hommes comme Théodore Monod, René Dumont , Robert Doisneau et André Bergeron. Comment s'étonner que moins de vingt ans après cette boucherie — le temps qui nous sépare du début des années 70 —, l ' immense majorité des Français ait accueilli avec soulagement, même s'il fut lâche, l'accord de Munich sauvant la paix ?...

La deuxième rupture est une embellie, celle du Front populaire. L'image de la joie communicative de millions de salariés partant en train, en vélo ou en tandem, découvrir la mer ou la montagne. Les

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premiers congés payés de leur vie... Tous les récits, quelles que soient les opinions de leurs auteurs, sont au diapason d'une sorte d'état de grâce qui ne s'est produit qu'une fois dans le siècle et dont on n'ima- gine même pas quel pourrait être l'équivalent demain. Les grandes grèves, telles que nous les restituent Doisneau, Bergeron ou Ceyrac, avaient ce caractère joyeux qui tranche avec la rudesse habituelle des conflits sociaux. L'euphorie n'a duré que quelques semaines. Elle n'a pas suffi à apaiser la « grande peur des bien-pensants », ni à désamor- cer les critiques des détracteurs du Front populaire. Mais un symbole ne meurt pas. Et les ouvriers n'allaient plus lâcher la dignité qu'ils avaient gagnée. Les conquêtes sociales de 1936 seront suivies par d'autres, à la Libération, en 1956, en 1968 et dans les années 70 et 80. Les relations dans l'entreprise ne seront plus jamais ce qu'elles étaient auparavant.

Le troisième choc est l'effondrement de tout un pays en mai- juin 1940. Tous les témoignages racontent comment, en quelques jours, l'armée que l'on disait la meilleure du monde est anéantie ; comment des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'en- fants ont été jetés sur les routes au milieu des voitures, des poussettes, des charrettes, qui emportaient les quelques biens qui avaient pu être sauvés. La débâcle. Une nation de plus de mille ans qui se délite : plus d'État, plus d'autorité, plus de transports, le sauve-qui-peut général. Un pays sonné qui va confier son destin à un vieux maréchal. Comme l'immense majorité des Français, nos chroniqueurs ont tous, à quelques exceptions près comme Jacqueline de Romilly et Fran- çoise Giroud, accueilli l'armistice de Pétain avec fatalisme, sinon sou- lagement. En lui accordant les pleins pouvoirs, les parlementaires reflétaient bien l'opinion du moment. Le maréchal bénéficiait de son auréole de vainqueur de Verdun. L'Appel du 18 juin n'a pas seule- ment été ignoré par beaucoup de Français, il a été très mal reçu : Charles de Gaulle était un irresponsable et même un « fou qui voulait faire tuer tout le monde ». La population n'aspirait qu'à rentrer chez elle, reprendre le cours de la vie normale et ne plus entendre parler des officiers et des politiques qui — comment expliquer autrement l'humiliation ? — avaient forcément trahi. Et effectivement, en quel- ques jours, comme après un tremblement de terre, tout va repartir : les fonctionnaires reprennent leur travail, les trains roulent, on

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retrouve sa maison et son métier, comme avant le cauchemar. À un « détail » près toutefois : l'occupation allemande.

Cette guerre, les Français n'en voulaient pas. Ils se sont longtemps persuadés qu'ils y échapperaient. L'été 1939 et la « Drôle de Guerre » — expression que l'on doit, semble-t-il, au général Bourgeois — sont des sources inépuisables d'anecdotes où le dérisoire le dispute au lamentable. L'état d'impréparation d'une armée où tout manquait, des chaussures aux camions de transport des hommes. Un équipe- ment qui en était resté aux bandes molletières et aux grosses capotes de 1914. Un armement dramatiquement insuffisant face à la puis- sance de feu des blindés et des stukas allemands. Des soldats, ou plutôt une soldatesque, qui se livrent occasionnellement au vanda- lisme. Un état-major incompétent et arrogant... Par quel mystère, ou sous l'effet de quelle intoxication, les politiques, la presse et même l'opinion n'ont pas vu venir le désastre qui s'annonçait ?

L'attitude des Français sous l'Occupation ne laisse, elle, guère de place au doute. C'était, au moins jusqu'en 1942, la résignation — « Je filais doux », reconnaît Robert Doisneau — et l'obsession constante du ravitaillement. Et s'il n'est jamais agréable de descendre du trot- toir pour laisser la place à un officier allemand, la plupart des Fran- çais admettaient, et la propagande ne s'est pas gênée pour exploiter cette idée, que les occupants étaient « corrects ».

Les mentalités commencent à évoluer au milieu de la guerre : les rigueurs du rationnement pour ceux qui n'ont pas financièrement accès au marché noir, les tensions que font naître les premiers coups de main de la Résistance, l'invasion de la zone libre, enfin le senti- ment que le Reich n'est peut-être pas invincible après la défaite de Stalingrad, réveillent un peu les consciences. On se renfrogne un peu plus face à l'occupant. On aide, malgré le danger, la Résistance, ne serait-ce que pour rendre service à un ami. Mais beaucoup de Fran- çais resteront jusqu'au bout fidèles au maréchal : ils sont encore des dizaines de milliers à l'applaudir à Paris le 16 avril 1944, parfois les mêmes qui, quatre mois après, fêteront de Gaulle sur les Champs- Élysées. L'allégresse de la Libération a frappé tous ceux qui, comme Doisneau ou Carné, l'ont vécue dans les rues de Paris. Sans toutefois pouvoir dissiper le malaise né des règlements de comptes, de l'acti- visme des résistants de la dernière heure, et des excès de l'épuration. Le retour des déportés des camps de la mort révélera au monde toute la dimension de l'horreur nazie. Les témoignages semblent établir que la population ne connaissait pas, et n'imaginait pas la réalité de

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l'holocauste. Françoise Giroud raconte sa joie quand elle a cru qu'elle serait déportée en Allemagne : elle allait y retrouver sa sœur... Toute- fois, une distinction apparaît entre ceux qui ne cherchaient pas vrai- ment à savoir et ceux, en général les plus menacés qui, sans connaître les détails de l'extermination, étaient conscients des risques qu'ils encouraient.

Paradoxalement, la bombe d'Hiroshima provoque des réactions contraires chez des gens qui partagent souvent les mêmes idées : Alexandre Minkowski ne voit rien de choquant à l'écrasement d'un pays qui voulait continuer la guerre. Théodore Monod, chrétien paci- fiste, est bouleversé par un événement qui fait entrer le monde dans une ère nouvelle, celle de la destruction atomique.

Derrière ces trois fractures historiques, d'autres événements de cette première moitié du siècle ont marqué les consciences. Le fol espoir qu'a fait naître le SDN d'un monde pacifié où les conflits se régleraient par la concertation internationale. « Arrière les canons, arrière les mitrailleuses... » Aujol, présent à la séance historique a, comme René Dumont ou Théodore Monod, adhéré au lyrisme de Briand. D'autres, tel le général Bourgeois, préféraient la manière forte de Poincaré : « L'Allemagne paiera ! »

Le 6 février 1934 a impressionné tous ceux qui l'on vécu : « Des Français qui tirent sur des Français... » Mais soixante ans après, cha- cun conserve son interprétation : pour François Ceyrac, une légitime révolte contre la République des scandales ; pour Marcel Carné, un coup de force fasciste qui a failli mettre à bas la République : c'est la « révolution manquée » de Brasillach. Mais pour Antoine Pinay, il s'agissait d'événements essentiellement parisiens qui ne pouvaient guère ébranler un régime soutenu par la France profonde.

Comment, enfin, ne pas évoquer la mauvaise conscience de tous quand s'est précisée la menace hitlérienne ? La non-intervention en Espagne reste une blessure et les accords de Munich une lâcheté collective, même si c'est d'abord le soulagement qui a prévalu chez la plupart des Français.

Cette première moitié de siècle a donc été dominée par des ruptures,

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comme s'il fallait d'abord se débarrasser de la partie la plus archaïque et la plus lourde à porter de l'héritage du xixe siècle : une France qui privilégiait le rentier à l'entrepreneur, le paternalisme au progrès social, et qui vivait encore dans l'illusion, avec son empire colonial, de régenter le monde. La guerre a fini de faire table rase de ces vieilleries. La deuxième moitié du siècle pourra être celle de muta- tions, moins brutales, mais tout aussi profondes. La première lie, non sans drames, la décolonisation à l'émergence d'une Europe intégrée. La décolonisation n'a pas seulement fait des milliers de morts inuti- les : elle a empoisonné la vie politique française et fait tomber la IVe République qui — rendons-lui justice — avait bien mené la reconstruction du pays. Singulier aveuglement des gouvernements et de l'opinion publique qui ont cru pouvoir conserver par la force, envers et contre toute l'évolution du monde, les fastes d'un empire. Si nos interlocuteurs ont, le plus souvent, pris position en faveur de l'émancipation de ces peuples, c'est qu'ils appartiennent à ces « intel- lectuels fatigués » qui, au moins cette fois, ont joué leur rôle.

L'Europe sera plus lente à émerger. Les ressentiments perduraient et trente-cinq ans n'ont à ce jour pas suffi à réaliser ce que les fonda- teurs du traité de Rome pensaient effectuer en une décennie. Ce n'est qu'après la guerre, et plutôt vers les années 60 et 70, que la France se mue enfin en nation industrielle et urbaine. La construction d'une industrie moderne prendra quarante ans, rythmée par l'arrivée de deux nouvelles générations de patrons (après-guerre et au tournant des années 80), par le recours massif à la main-d'œuvre immigrée, enfin par la modernisation et l'internationalisation des entreprises. L'exode rural permet la révolution fourragère chère à René Dumont, et la mécanisation de l'agriculture. La Corrèze comptait au moment de la guerre autant de chevaux et de bœufs que sous Napoléon III. En vingt ans, tous ont été remplacés par des tracteurs. Les campagnes se vident. En 1950 un Français sur trois vit encore de la terre, il y en a moins de un sur quinze aujourd'hui.

Les mentalités suivent à leur rythme, forcément plus lent, cette transformation de la France. Ce n'est qu'en 1965, nous raconte Fran- çois Ceyrac, que le patronat commence à parler de profit. Mai 1968 et les années 70 sonneront la libération des mœurs et la fin d'un système scolaire et universitaire hérité de Napoléon, sans malheureu- sement éviter de nouveaux errements.

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Les contemporains n'ont évidemment pas toujours eu une claire vision de cette « intelligence de l'Histoire ». Nos treize spectateurs engagés dans ce siècle, malgré toute leur sagacité, ont souvent souf- fert des mêmes myopies ou incompréhensions que leurs concitoyens. La plupart ont cru, en 1914 comme en 1940, à leurs espoirs d'une guerre courte et victorieuse. En 1929, comme en 1973, ils n'ont pas imaginé que la crise économique serait internationale et durable. Peu ont réellement prêté attention — et tiré toutes les conséquences avant 1938 — au danger que représentait le nazisme. Alexandre Minkowski et le général Bourgeois ont refusé de suivre de Gaulle sur le sol bri- tannique, François Ceyrac a cru jusqu'au bout au mirage d'une Algé- rie française.

Les vieilles controverses ne sont d'ailleurs pas éteintes. Elles conti- nuent souvent d'opposer, en simplifiant, les partisans de l'ordre à ceux du mouvement. Quatre-vingts ans après sa mort, Jean Jaurès demeure un symbole. Pour Monod, Dumont ou Codou, c'est l'huma- niste apôtre de la paix, mais pour Aujol ou Bourgeois, le socialiste défaitiste. La débâcle de 1940 a des causes identifiées : l'atmosphère de relâchement, les idées pacifistes et les grandes grèves qui ont accompagné le Front populaire, pour le général Bourgeois et Fran- çois Ceyrac ; mais Marcel Carné, Robert Doisneau ou Roger Codou insistent, au contraire, sur l'esprit de revanche sociale d'une partie de la droite et l'incompétence des chefs militaires. La responsabilité de Pierre Laval est sujette à débat. Pour Antoine Pinay et le général Bourgeois, il n'a pas trahi. Controverse encore sur le changement de République. André Bergeron comme Antoine Pinay conservent une certaine nostalgie de la IVe : même avec ses défauts, elle leur semble préférable à la monarchie républicaine instituée par de Gaulle. Alexandre Minkowski comme Robert Doisneau, qui se reconnaissent de gauche, n'ont pas ces regrets et n'ont jamais vu dans l'arrivée du Général, même soutenu par les militaires d'Alger, un danger pour la démocratie. Françoise Giroud, elle, a, un court moment, éprouvé cette crainte.

Les opinions sont encore plus tranchées sur Mai 1968 : chienlit qui a ouvert les vannes de la décadence du savoir et de l'enseigne- ment pour Jacqueline de Romilly, délire collectif et démagogique pour le patron Ceyrac et le syndicaliste Bergeron, mais bouillonne-

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ment culturel et fête joyeuse qui ont contribué à moderniser la société française pour Minkowski, Monod ou Carné.

Le consensus est plus aisé sur le choix des personnalités politiques qui suscitent le plus d'admiration. Mais surprise, au sommet de ce panthéon, ne figurent, à droite, ni Poincaré ni de Gaulle — même s'il se vérifie que, comme l'affirmait Malraux, tout le monde a été, est ou sera gaulliste — et, à gauche, ni Blum ni Mitterrand (mais peut-être est-il trop tôt pour que l'Histoire ait rendu son verdict). Deux hommes d'État sont plébiscités : d'un côté, André Tardieu pour son intelligence, sa culture, sa brillante personnalité (qui en faisaient accessoirement l'amant de Mary Marquet). De l'autre, Pierre Mendès France pour sa rigueur, son honnêteté, sa compétence. L'un et l'autre ne sont pourtant restés que quelques mois au pouvoir.

En prenant un peu de recul, l'observateur discerne, dans les cham- bardements du siècle, quelques traits constants de la société française qui feraient croire, comme Alphonse Karr, que « plus ça change, plus c'est la même chose ». Ainsi, des rapports schizophréniques que nous entretenons avec la politique. Trois républiques n'ont pu lever le discrédit qui frappe tous ceux qui appartiendraient à la « classe politi- que ». Mais un discrédit qui n'a jamais éteint la passion d'un peuple — peut-être le plus politique du monde — pour les débats idéologi- ques et les joutes électorales. Faut-il voir dans cette contradiction l'explication au penchant des Français à se jeter périodiquement dans les bras d'un homme providentiel, qu'il s'appelle Clemenceau, Pétain, de Gaulle ou Mitterrand, avant de se déprendre de lui ?

Le goût immodéré pour la dramatisation des changements politi- ques est une autre donnée permanente, et qui fait souvent office d'an- tidote à un profond conservatisme social. En cinquante ans, on a vu l'Etat de Vichy décréter la révolution nationale, de Gaulle changer de République, Jacques Chaban-Delmas prôner une nouvelle société, François Mitterrand annoncer la rupture avec le capitalisme. La gauche au pouvoir, du Cartel de 1924 au Front populaire et à mai 1981, est toujours un événement extraordinaire, au sens premier du mot, quand ce n'est que le jeu normal de l'alternance chez nos voi- sins.

La dénonciation des scandales et le procès, en permanence ins- truit, de la justice, ne sauraient non plus émouvoir nos sages, tant

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cela appartient au patrimoine national. De Panama à Greenpeace en passant par les décorations du gendre de Jules Grévy, les affaires Stavisky ou de Broglie, pour ne citer qu'elles, notre histoire contem- poraine est émaillée de ces scandales qui défraient régulièrement la chronique. Le financement des partis n'est-il pas non plus — de l'aveu de Jean-Louis Aujol et de François Ceyrac qui savent de quoi ils parlent — la plus vieille histoire de la République ? La principale nouveauté serait l'écho amplifié qu'en donnent les médias.

« Le xixe siècle est grand, mais le xxe sera heureux », écrivait Vic- tor Hugo. Beaucoup l'ont cru... Les désillusions n'en sont que plus cruelles, laissant nos voyageurs du siècle un peu étourdis par un tel déferlement de changements et de catastrophes. René Dumont et Théodore Monod dressent le constat de faillite d'un siècle plus guer- rier et sauvage que tous les autres réunis, et d'une humanité qui ne parvient pas à s'extraire de la barbarie. Si l'effondrement du bloc de l'Est a mis, au moins momentanément, un terme à l'escalade de la terreur nucléaire, la dissémination de l'arme atomique fait toujours courir le risque de la destruction. Et comment la génération qui a connu la guerre de 1914 ne s'inquiéterait-elle pas de voir les Balkans s'enflammer à nouveau, et resurgir les camps et la purification ethni- que ?... « La passion la plus forte du siècle, c'est la servitude », consta- tait Albert Camus.

Comme des millions d'hommes et de femmes qui ont cru en une société qui libérerait l'homme de toutes les oppressions, Roger Codou a consacré sa vie au communisme. Mais le paradis s'est révélé un enfer dont la chute est presque unanimement saluée comme l'un des événements les plus heureux de cette fin de siècle. Les révolutions chinoise ou cubaine ne font plus rêver René Dumont et Alexandre Minkowski. L'agronome et le professeur ont été de tous les combats pour la décolonisation, pour constater aujourd'hui la faillite économi- que, la corruption et les atteintes aux droits de l'homme qui sont le lot des pays émancipés. L'un des seuls à avoir réussi son développe- ment est Taiwan qui a emprunté la voie capitaliste, reconnaît avec honnêteté le vieux socialiste Dumont. Il y a à peine vingt ans, Henry Kissinger proclamait devant la FAO que « d'ici une décennie, aucun homme, aucune femme, aucun enfant n'ira se coucher en ayant faim ». L'organisme international annonçait l'éradication de la famine pour 1985. Et chacun de spéculer sur un rattrapage des pays du tiers monde. On sait ce qu'il en est advenu : trente à quarante

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mille individus meurent chaque jour de malnutrition, sept cents à huit cents millions ne se nourrissent pas convenablement et, globale- ment, les pays dits en voie de développement versent plus d'argent aux nations industrialisées qu'ils n'en reçoivent d'elles.

L'Occident a lui-même été victime de ses propres chimères. Tout paraissait possible à la fin des années 60 : la croissance, perpétuée par les Trente Glorieuses, semblait ne jamais devoir s'arrêter. C'était le temps des « miracles » japonais ou italien, des modèles allemand ou suédois, de l'« expérience autogestionnaire » yougoslave, de la saine émulation entre les deux grandes puissances des États-Unis et de l'URSS, de la construction d'une Europe harmonieuse. La crise et le chômage sont passés par là. À l'avenir radieux a succédé le « no future ».

Le concept de progrès qui a fait rêver des générations d'hommes est lui-même contesté à l'exemple d'une science qu'on ne maîtrise plus, et d'un modernisme qui n'apporte pas le bonheur aux hommes. Vingt ans après l'enthousiasme qui sur toute la planète avait accom- pagné les premiers pas de l'homme sur la lune, qui se passionne encore pour la conquête spatiale ? Le « progrès » rejoint la liste, déjà longue, des valeurs, des idéaux et des institutions que le siècle a dépréciés ou ruinés : l'Église, la patrie, le communisme, l'État, la morale traditionnelle, et plus récemment l'argent et la réussite indivi- duelle glorifiés dans les années 80 et décriés aujourd'hui. La révolu- tion conservatrice a elle aussi fait long feu. La prudence et le doute ont gagné les intellectuels devenus étrangement silencieux : Malraux, Gide, Sartre, Camus, Mauriac ou Aron n'ont pas de successeurs.

Est-ce l'angoisse qui étreint les hommes à la fin de chaque siècle, et surtout de millénaire ? Après la grande peur de l'an mille, voici que se dessine le désarroi de l'an 2000 : un sentiment d'impuissance et de sourde inquiétude qui cède parfois à un franc pessimisme. Le sida symbolise cette angoisse devant un mal qui rappelle les terreurs du Moyen Âge. Sans tomber dans le mythe de la fin du monde, nos grands hommes discernent de réelles menaces pour la société fran- çaise et l'humanité tout entière. Le chômage, véritable fléau social, fait tomber une à une toutes les barrières contre l'exclusion, le racisme et la violence, et laisse dans une même impuissance l'homme d'État Pinay, le patron Ceyrac et le syndicaliste Bergeron. Le phéno- mène est sans précédent : pendant la grande crise des années 30, le

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chômage touchait dix fois moins de personnes qu'aujourd'hui. La banlieue des années 20, telle que nous la dépeint Robert Doisneau, inspire moins la douceur de vivre que la laideur, la pauvreté et la violence. Mais tout le monde pouvait au moins trouver du travail. Un mélange de solidarité et de convivialité favorisait l'intégration sociale. C'est tout ce qui manque aujourd'hui aux banlieues où les jeunes n'ont d'autres horizons que le désœuvrement et la délin- quance. Le progrès joue contre l'emploi. L'ouvrier du textile qui fai- sait tourner une ou deux machines il y a quarante ans, en surveille maintenant quatre cents, constate, désabusé, André Bergeron. La réduction du temps de travail, longtemps dénigrée comme une uto- pie, est aujourd'hui envisagée par le patron François Ceyrac. Mais suffira-t-elle face à la concurrence débridée des nouveaux pays indus- trialisés, qui aspirent, et comment le leur reprocher, à rejoindre notre niveau de prospérité ?

La perte du savoir, le recul de l'écrit, les dégâts que ferait la télévi- sion en privilégiant l'éphémère et en annihilant tout esprit critique, hérissent l'académicienne de Romilly comme le professeur Min- kowski. Réaction naturelle de la dernière génération formée par l'écrit, ou réel phénomène de déculturation d'une génération qui assi- milerait un crucifix à un tournevis ? La question est posée.

Mais au-delà de la France, c'est l'humanité tout entière qui serait en péril. Intégrisme religieux, nationalisme et même tribalisme reviennent en force à l'aube du troisième millénaire. Le tiers monde est un volcan qui pourrait bien se réveiller un jour. Pendant combien de temps encore les centaines de millions d'individus qui peuplent une Afrique à l'abandon accepteront-ils de souffrir et de mourir en silence ? s'interroge René Dumont.

Enfin, la planète elle-même est malade des scories du développe- ment et des dérives du progrès. Elle est en voie de destruction, dia- gnostique Théodore Monod, effrayé par la déforestation, l'effet de serre, les pollutions de l'air et des mers, et la surpopulation qui menace l'espèce humaine : un milliard deux cents millions d'êtres humains en 1900, cinq milliards et demi aujourd'hui, sept à huit dans trente ans, cinquante dans un ou deux siècles : « Que mangeront-ils ? Des cailloux ? » s'interroge le savant.

Confrontés à tous ces échecs et ces angoisses, on imaginerait facile- ment nos sages saisis par le doute et la tentation de jeter sac à terre... Erreur. « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », disait Victor

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Hugo, et à l'automne de leur vie, ils conservent intacte toute la jeu- nesse de leurs espoirs et de leurs convictions. Alexandre Minkowski parcourt les points chauds du globe pour soigner les traumatismes des enfants et des femmes victimes de la guerre. Théodore Monod continue de jeûner pour alerter l'opinion sur la menace nucléaire et de crapahuter dans le désert pour compléter les dix-neuf mille trois cents espèces vivantes ou minérales qu'il a déjà répertoriées. Marcel Carné tente de mettre en chantier un nouveau film et de prouver qu'un vieil homme peut encore créer. Robert Doisneau veut encore photographier sa banlieue Sud et saisir ces petits clins d'œil de la vie que ses contemporains ne se donnent pas la peine de regarder. Jus- qu'à son dernier souffle, René Dumont tonnera contre l'immoralité du gaspillage des pays riches et le scandale des ventres affamés. Jac- queline de Romilly milite, avec quelque succès, pour le rétablisse- ment de la culture classique. Roger Codou recherche les voies d'un syndicalisme indépendant et d'un socialisme humaniste. Il rejoint là l'ennemi politique d'hier, André Bergeron, qui croit plus que jamais aux vertus du dialogue pour humaniser la société. Françoise Giroud parie sur un xxie siècle qui sera celui de l'harmonie enfin retrouvée entre les hommes et les femmes. Jean-Louis Aujol revit, avec le droit d'ingérence et l'arbitrage de l'ONU, les espoirs d'une nouvelle ère de paix qu'avait fait lever, il y a soixante-dix ans, la SDN. Tous croient en une Europe unie, et à une sorte de gouvernement du monde qui réglerait pacifiquement les conflits et traiterait les problèmes au niveau de la planète. Cette espérance millénariste transcende tous les clivages et les expériences, du général Bourgeois au pacifiste Monod. C'est le message que nos treize témoins retiennent de ce siècle de violence qu'ils ont traversé, et qu'ils nous restituent avec leur regard, leurs mots, parfois leur humour, et leur musique intérieure...

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Alexandre Minkowski

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Alexandre Minkowski est le père de la néonatalogie fimeim. Depuis 1944, il a œuvré pour le suivi de la femme enceinte, la formation du penon- nel des maternités et le traitement des prématurés... Mais homme de convic- tion, Alexandre Minkowski a mené bien d'autres combats: dans la Mâmtame, où il s'engage activement en réaction contre l ' a u " passive ou wOaboratrice de ses cattègues médecins ; contre les dérives du système médi- cal français qu'il dénonce vertement dans Le Mandarin aux pieds nus; contre le colonialisme français en Algérie ou l'impérialisme américain au V*,nm; enfin, et c'eu l'une des causes à laquelle il est le plus atIIldII, éms son action pour un rapprochement des Juifs et des Palestiniens. Alexandre Minkowski consacre aujourd%W son énergie à venir en aide aux femmes et aux enfants victimes de la guerre partout dans le ovnde, en Bande comme au Cambodge.

Gérard Leclerc : Alexandre Minkowski, vos parents étaient d'ori- gine juive polonaise. Ils vivaient à Zurich quand votre père a décidé en 1914 de venir se battre pour la France. La démarche peut surpren- dre...

Alexandre Minkowski : Mes parents étaient polonais, mais nés en Russie, l'un à Moscou, l'autre à Saint-Pétersbourg. Ils ont été persé- cutés pendant leur enfance à double titre, comme Polonais par les Russes, et comme Juifs par les Russes et les Polonais. Sans même évoquer les massacres et les pogroms, au simple plan des idées, la Pologne est agitée par un antisémitisme éternel, bien pire que celui que nous avons connu pendant l'affaire Dreyfus. Mes parents, comme dans toutes les familles de bourgeois polonais, avaient été élevés par une gouvernante française. Ils se sont rencontrés en faisant leur thèse de psychiatrie, à Kazan, sur les bords de la Volga. Ils ont décidé de quitter la Russie pour se réfugier dans le pays le plus tolérant, le plus

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hospitalier pour les Juifs : l'Allemagne du Kaiser. Avant même de venir en France, ils parlaient donc parfaitement le polonais, le russe, le français et l'allemand. Sentant arriver la guerre de 1914, ils sont allés à Zurich où ils sont devenus assistants de psychiatrie d'Eugen Bleuler, le « père » de la schizophrénie. C'est à ce moment que j'ai été conçu. Maintenant qu'on connaît les droits de l'embryon et qu'on admet que la vie commence au premier jour de la conception, je peux réclamer un passeport suisse !

Mon père, qui était promis à un avenir brillant en Suisse, a décidé de venir en France pour partager la lutte pour la reconstitution de la Pologne. C'était l'un des objectifs affichés de la guerre menée par la France. Ensuite, la France a toujours été, que ce soit à tort ou à raison, la terre d'asile des idées. Mes parents ont donc agi par pure idéologie. Ils ont renoncé à leur bien-être et à leur carrière pour émigrer dans un pays où ils ne connaissaient personne. Le destin des Juifs, qui est très bien représenté dans les tableaux de Chagall, c'est d'être des colporteurs. Les Juifs avaient, dans les régions de Lituanie et de Pologne, l'habitude d'aller de village en village raconter des histoires. Au niveau de l'intelligentsia, on ne vivait que pour les idées, et la France de la IIIe République était, dans ce domaine, un pays mythique. Mon père s'est donc engagé. Il a fait la Somme, Ver- dun, et a été décoré de la Légion d'honneur à titre militaire.

G.L. : Vous êtes vous-même né en décembre 1915, c'est-à-dire en pleine guerre. En avez-vous gardé un souvenir ?

A.M. : C'est la mémoire de la mémoire, je me souviens avoir entendu la Grosse Bertha, le canon allemand, en 1918, au moment où nous descendions à la cave. Ça sentait le charbon, le détail est important, le souvenir n'est pas associé à de la peur — je ne me rendais pas compte de ce qui se passait — mais à cette odeur précise de charbon. L'obus de la Bertha était tombé sur la maternité où j'allais plus tard travailler pendant quarante ans, juste à côté du square Delambre, où nous habitions. J'appelle ça « le hasard pro- grammé », expression que j'ai reprise à Blaise Pascal, un hasard cohé- rent car il m'a amené à m'intéresser à la guerre, au sort des enfants de la guerre. J'y consacre maintenant l'essentiel de ma vie sur le terrain.

G.L. : Votre éducation a été très marquée par le patriotisme et les origines juives polonaises ?

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A.M. : La tradition patriotique l'a emporté de beaucoup sur la tra- dition juive. D'autant que je suis passé par l'École alsacienne. L'en- seignement y était très différent de celui d'aujourd'hui. Il était encore marqué par la rhétorique du XVIIe siècle, et l'exaltation des sentiments patriotiques. Je chantais : « Oh Strasbourg, oh Strasbourg, oh perle du vieux Rhin, toi que la France a choisi pour écrin. » J'avais fait de Vercingétorix mon héros, et je disais à mes parents : « Je ne suis pas juif, je descends des Gaulois. »

J'ajoute qu'en raison des circonstances liées à la guerre, je n'ai pas été circoncis. Je plaisante aujourd'hui en disant que je suis président de l'Amicale des Juifs non circoncis.

G.L. : On a le sentiment que l'intégration des étrangers se faisait très bien dans cette France du début du siècle...

A.M. : Mon père s'est parfaitement intégré, adapté. La guerre y était pour beaucoup. J'étais moi aussi bien structuré mentalement, sous la triple influence de la fréquentation de milieux cosmopolites, chez mes parents, de l'éducation patriotique, à l'école ou chez les Éclaireurs, et de la triple culture, judaïque, protestante et catholique.

Pour mes parents, l'antisémitisme ne pouvait pas exister en France. Je n'y étais donc pas sensibilisé. Un jour, à l'École alsacienne, un élève m'a traité de « sale youpin », je lui ai expédié un bon coup de pied dans les parties génitales, l'affaire en est restée là. Être fils d'un ancien de Verdun était un brevet d'honorabilité à toute épreuve.

G.L. : Ce patriotisme, vous l'exprimez en adhérant aux Éclaireurs de France et en participant à des célébrations du 11 Novembre. Vous étiez vraiment passionné...

A.M. : À l'époque, tous les jeunes que je fréquentais étaient dans le même état d'esprit. J'avais réalisé, avec un ami — qui était le petit- neveu de Lyautey —, un journal patriotique qui s'appelait La Petite Quinzaine. Ce journal nous a valu d'être reçus par le maréchal Lyau- tey, qui incarnait à lui seul l'empire colonial français. Le scoutisme a conforté ce culte de la patrie, l'uniforme, le salut, l'évocation des hauts faits de guerre. Nous avons un jour monté la garde devant le cercueil du maréchal Foch. Il était difficile de trouver plus patriote que moi.

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G.L. : Quel souvenir gardez-vous du Paris de votre enfance ?

A.M. : Une image féerique. Aujourd'hui, les Parisiens sont deve- nus abominables. J'ai eu la chance d'habiter Montparnasse. « La vie réinventée », comme le titre du livre d'Alain Jauffray. J'ai vécu dans l'internationalisme de Montparnasse. À l'École alsacienne, beaucoup de mes camarades étaient des fils d'étrangers. Mon père connaissait des psychiatres et des psychologues allemands, polonais. Ma mère rédigeait ses articles de psychiatrie à La Closerie des Lilas et à La Coupole. À une table voisine, Soupault et André Breton écrivaient Les Chants magnétiques. Je côtoyais Foujita et la grosse Kiki de Montparnasse qui a éveillé mes premiers émois érotiques !

Et puis, Paris était si beau sans l'automobile ! Et cet humour du titi parisien qui a complètement disparu aujourd'hui...

G.L. : Vous arrivait-il de quitter Paris, pour les vacances ?

A.M. : J'avais une nounou d'origine beauceronne qui avait perdu un fils, mort de la tuberculose, et qui reportait toute son affection sur moi. Avec ma sœur, nous passions toutes nos vacances en Beauce. À cent kilomètres de Paris, les paysans vivaient encore presque comme au Moyen Âge. Ils parlaient le patois, les femmes portaient encore la coiffe, on allait chercher l'eau à la pompe du village... Ils gardaient en eux le patrimoine ancestral de la paysannerie française : des règles de vie très strictes, dictées par le catholicisme. Bien que juif, j'allais à l'église, je servais aux Vêpres, j'apprenais le catéchisme où il était écrit que j'avais tué le Christ. Cela ne me troublait pas, j'étais sensible aux trois approches judéo-chrétiennes et me considé- rais comme un pur produit des Gaulois, de la Beauce et de la guerre de 1914.

G.L. : Avait-on le sentiment que la guerre de 1914 était le dernier grand conflit armé, « la der des ders » ?

A.M. : Dans l'immédiat après-guerre, oui. Un million et demi de morts, c'était effroyable. L'opinion pensait qu'on en avait terminé avec ces tueries. Ma mère a été l'une des rares à sentir venir le péril. Militante de choc, ce qu'elle m'a transmis, elle s'est rapidement heur- tée aux Allemands, à propos de psychiatrie. Se développaient, dès la fin des années 20, les idées de stériliser les malades mentaux, les

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épileptiques, donc de procéder à une sorte de purification ethnique. À partir de là, elle a eu l'intuition que les hitlériens allaient détruire le monde.

En ce qui me concerne, j'ai un souvenir personnel. Vers l'âge de huit ans, je passais mes vacances près de Constance, à Kreuzlingen, où vivait un très grand psychiatre phénoménologiste suisse, Ludwig Binswanger, ami de mon père. Une gouvernante allemande s'occu- pait de moi et, en me promenant, me racontait que les Français avaient fait beaucoup de mal aux Allemands, et que le traité de Ver- sailles était une infamie. Cela m'a profondément marqué et a fait naître en moi l'idée que l'on ne s'entendrait pas avec les « Boches », puisque c'est ainsi que même mes parents les appelaient, eux qui étaient de culture allemande..

G.L. : La politique a-t-elle été très tôt un centre d'intérêt ?

A.M. : Mes parents étaient radicaux-socialistes, mouvement à l'époque très marqué à gauche. Il y avait de tout chez les radicaux, y compris les trotskistes. Leur journal était Le Quotidien, écrit en lettres rouges. J'ai tout de suite su qu'il y avait une gauche, le camp de la liberté, à laquelle j'appartenais, comme toute l'intelligentsia judéo- polonaise, et une droite, l'ennemi juré, les gens de l'affaire Dreyfus. Plus tard, je me suis engagé naturellement dans l'Union fédérale des étudiants où je me sentais en quelque sorte compagnon de route des communistes. Mon enfance à gauche a donc été déterminante dans les engagements de toute ma vie. Mais mes parents, et donc moi- même, avons rapidement tenu en suspicion l'URSS. Ils étaient, je vous le rappelle, d'origine russe, et certains de leurs amis étaient restés là-bas. Après l'enthousiasme qui a accompagné la révolution bolchevique, des informations nous sont parvenues sur les agisse- ments de la Tcheka, la répression, les prisons.

G.L. : En 1932, vous commencez des études de médecine. Qu'est- ce qui vous a poussé à faire ce choix ?

A.M. : Au départ, je voulais être musicien. J'ai fait dix ans de vio- lon, malheureusement, je manquais de souplesse dans le poignet droit. Mon autre passion était la littérature. J'ai eu à l'École alsa- cienne des professeurs extraordinaires, dont l'un était communiste, une preuve de tolérance de l'école à cette époque. J'étais attiré par la

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philosophie, et me destinais à Normale Sup. Mais j'ai toujours été aussi un actif et, au dernier moment, j'ai choisi la médecine pour être sûr de rendre service, d'être au contact de l'autre. J'étais sevré des malades mentaux qui hurlaient dans le cabinet de mes parents.

G.L. : La médecine était, je suppose, très différente de ce qu'elle est aujourd'hui dans son exercice, sa thérapie ?

A.M. : Quand vous entriez dans une salle commune d'hôpital, vous trouviez d'un côté les mourants et de l'autre les malades qui allaient mourir. Je caricature à peine, c'était effroyable. On ne guérissait pra- tiquement aucune maladie. La tuberculose faisait des ravages. J'ai eu moi-même une pleurésie tuberculeuse et je vois encore mes parents en larmes, persuadés que j'allais claquer. On ne soignait pas la plu- part des infections graves car il n'y avait pas d'antibiotiques. On ne pouvait rien faire face au cancer. Quand j'ai commencé la médecine, il n'était pas question de laboratoires, de biologie, de recherche. Il s'agissait simplement de soigner les gens, c'est-à-dire essayer de leur faire du bien, de les soulager momentanément. Comme disait mon maître Moreau, à Bicêtre, lorsque nous nous rendions à l'autopsie : « Nous allons au rendez-vous des thérapeutes », c'est-à-dire on va savoir de quoi le malade est mort... J'ai ainsi vécu en soixante ans la plus grande révolution du xxe siècle. Aujourd'hui on guérit presque toutes les infections bactériennes, la syphilis, la tuberculose, la plu- part des cancers et bientôt le sida...

G.L. : De plus, à cette époque, la Sécurité sociale n'existait pas..

A.M. : L'hôpital, c'était l'hospice où débarquaient tous ceux qui n'avaient pas les moyens de se soigner, notamment les petits vieux. Je vous dis ça alors que j'ai aujourd'hui soixante-dix-huit ans, mais on n'imaginait pas atteindre cet âge en pleine forme comme je le suis aujourd'hui. On devenait un vieux bonhomme à soixante ans. Quand un type comme Laforgue, dans L'Évolution psychiatrique, écrivait « le démon de midi », il parlait de gens qui avaient entre trente-cinq et quarante ans. Aujourd'hui, on évoque le démon de minuit, il n'y a plus de limites.

G.L. : Les progrès ont donc été spectaculaires, et dans tous les domaines de la santé ?

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A.M. : À deux exceptions près, toutefois. D'abord en ce qui concerne le médecin généraliste de famille. Notre société de strates, qui est tout sauf démocratique, privilégie les spécialistes, les grands noms ou la médecine parallèle. Le généraliste a été complètement dévalorisé. Il est devenu la bonne à tout faire, alors qu'il était aupara- vant la pierre de touche de toute la médecine. Deux raisons l'expli- quent. D'une part, l'argent ; pour être quelqu'un dans la société, il faut gagner du fric, ce qui n'est pas le cas du médecin généraliste. D'autre part, les médecins sont devenus, en France comme aux États- Unis, des esclaves de l'industrie pharmaceutique. Deuxième recul : la médecine est de moins en moins l'observation de l'autre. Elle ne

l'est plus du tout aux États-Unis où l'on feuillette des dossiers et des examens de laboratoire. C'est tout juste si le médecin regarde le malade. Moi, j'ai encore appris de quelques grands patrons la méde- cine du xixe siècle, à la Laennec : inspection, palpation, percussion, auscultation, c'est-à-dire avoir une vision globale de la personne et puis, dialoguer, communiquer avec le patient. Ces pratiques se sont beaucoup perdues. Les médecins généralistes n'ont plus le temps et c'est la médecine parallèle qui en a profité.

G.L. : Parlons de vos études de médecine dans les années 30. Étaient-elles très différentes d'aujourd'hui ?

A.M. : J'ai été très déçu, même si, à bien des égards, les études étaient bien meilleures qu'elles ne le sont aujourd'hui. Après une année de physique, chimie, sciences naturelles à la faculté des scien- ces, on entrait tout de suite à l'hôpital : le matin en contact avec les malades et l'après-midi à la fac. Aujourd'hui, il faut passer par deux années de sélection, fondée uniquement sur les mathématiques, la physique, bref les sciences exactes qui, à mon avis, ne sont d'aucune utilité à un médecin généraliste. En revanche, le terrible système français de mémorisation sévissait déjà. On apprenait toute l'anato- mie par cœur et ce, jusqu'à l'internat et même le concours de profes- seur. Or, un médecin doit être avant tout un homme qui raisonne. J'ai été un bon médecin, je le demeure, et je m'en rends compte quand je vais sur le terrain en Arménie ou au Viêt-nam. Contraire- ment à ce que chacun peut croire, un médecin doit être un homme très cultivé et pas trop spécialisé. Or, après le lycée, l'enseignement ne fait plus beaucoup appel à l'intelligence. Devenir un bon médecin ne s'apprend pas dans les livres, mais se transmet. Actuellement,

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nous classons les malades en maladies parce que c'est commode. Mais en fait, une même maladie provoque des comportements individuels différents. Il faudra faire de plus en plus appel à la biologie, à l'immu- nologie, à ce qu'on appelle grossièrement le terrain psychosomatique qui est en fait entièrement somatique. Quand on prétend qu'un malade n'a rien, ce n'est pas vrai, il vient nous trouver avec des sym- ptômes. La question est de savoir s'ils correspondent à une maladie ou à l'idée qu'il s'en fait. Or l'idée qu'il s'en fait bouleverse son cer- veau. Une maladie donc a des symptômes trompeurs et des symptô- mes révélateurs. On attend du médecin qu'il distingue le vrai du faux, non pas à vue de nez ou par intuition, mais avec dialectique et cohérence. La rhétorique, la dialectique s'apprennent au lycée avec le latin. Il faut revenir aux langues anciennes. Si dans Tacite, vous vous trompez sur l'ordre des mots, vous faites un contresens. Le malade se présente comme une version de Tacite avec des symptômes à l'envers. Et puis, un médecin doit pouvoir exercer dans les pays du tiers monde, sans les tests de laboratoire, de radiologie, ou d'imagerie cérébrale. Et cela ne s'acquiert que par l'observation, la comparaison. À mon époque, nous apprenions à examiner des malades et à formu- ler des diagnostics en une heure. L'exercice était excellent.

G.L. : Il faut donc changer les études de médecine.

A.M. : Oui, faire moins de mathématiques et plus de sciences humaines — psychologie, sociologie, ethnologie. Créer des généralis- tes omniscients et globalistes. Les médecins qui soignent avec moi les orphelins des cyclones du Bangladesh, les enfants victimes de la guerre au Cambodge ou en Bosnie, ont de très bonnes formations psychiatriques parce qu'ils ont compris que toute une série de sym- ptômes ne peuvent se guérir que par la parole.

G.L. : Pendant que vous faites vos études, au milieu des années 30, la France est secouée par une crise morale et politique. L'agitation d'extrême droite culmine le 6 février 1934. Comment réagissez-vous ?

A.M. : J'ai vécu ces événements avec un sentiment de profond malaise. Dans les milieux estudiantins, il n'y a jamais eu de demi- mesure. Vous étiez soit de gauche, soit facho. Quelqu'un comme moi, Juif d'origine étrangère, était forcément à gauche. Je détestais déjà le stalinisme, mais l'Union fédérale des étudiants, à laquelle j'apparte-

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nais, était une organisation paracommuniste. Très tôt, j'ai appris à me défendre. J'ai fait le coup de poing boulevard Saint-Michel, en rangs serrés contre les Camelots du roi et leurs cannes à pommeau d'argent. J'ai vécu la journée du 6 février 1934 dans mon pavillon d'anatomie, où nous disséquions les cadavres. Nous nous sommes répartis naturellement entre fachos d'un côté et socialistes, commu- nistes ou radicaux de l'autre. Et nous nous sommes battus à coups de bidoche de cadavres. Un fils de professeur m'a apostrophé : « C'est toujours des Juifs étrangers qu'on trouve dans vos rangs. » Je l'ai menacé d'une déculottée s'il ne se rétractait pas immédiatement. En fait, les gens de droite étaient mes ennemis d'abord parce qu'ils refu- saient de me considérer comme français. C'était la négation de mon identité première. Je l'ai vivement ressenti à la lecture de journaux ignominieux comme Gringoire, Candide, qui n'appelaient Blum que « Karfunkelstein » et qui ont poussé Salengro au suicide.

G.L. : Est-ce que vous avez ressenti une vraie menace de fascisme en France ?

A.M. : Nous la ressentions tellement que nous n'avions pas prêté attention à l'arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne. Nous étions concentrés sur la France avec la conviction qu'il fallait réaliser une union de la gauche jusqu'aux communistes pour rééquilibrer une société susceptible de basculer vers l'extrême droite. Nous percevions clairement le danger. 1940 nous a donné raison.

G.L. : La classe politique, frappée par les affaires, n'avait-elle pas perdu tout crédit à vos yeux ?

A.M. : Non, j'avais de l'admiration pour Léon Blum et même pour quelques radicaux comme Briand ou Herriot. Ils représentaient les hommes politiques français classiques qui empêchaient l'extrême droite de prendre le pouvoir. Nous mettions la droite et l'extrême droite dans le même sac, y compris des gens comme Tardieu. Lors- qu'on est jeune, on a besoin d'avoir des repères. Parmi ceux-ci, il y avait la gauche face à la droite qui voulait ma mort. Les scandales financiers existaient, mais, à la différence d'aujourd'hui, c'est tout le gouvernement qui tombait.

G.L. : Je suppose que vous étiez partisan du Front populaire ?

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A.M. : En partant en vacances dans le Midi, j'ai vu les premiers congés payés. C'était fantastique... Des types qui travaillaient comme des brutes et qui découvraient, pour la première fois de leur vie, les loisirs, les vacances. J'avais été élevé dans le respect de l'ouvrier et du paysan, eux qui nous faisaient vivre, nous, les intellectuels. Léon Blum, c'était ça, l'accès de pauvres gens à un peu de bonheur. Je regrettais simplement que le seul fait qu'il soit juif exacerbe les tem- pêtes de la droite contre des lois aussi remarquables. La bourgeoisie n'a eu de cesse que de prendre sa revanche sur 1936, ce qu'elle a fait en 1942 avec le procès de Riom.

G.L. : Comment avez-vous vécu la guerre d'Espagne ?

A.M. : Comme une trahison, un déshonneur. Je n'admets pas que la gauche ne poursuive pas sur le terrain les idéaux pour lesquels elle se bat. Nous vivions la guerre d'Espagne comme si c'était la nôtre. Les républicains, c'était la gauche, il fallait les sauver contre Franco, soutenu par les Allemands. Mais Staline les a trahis. La guerre de 1940 a été perdue à ce moment-là. Munich, c'était déjà trop tard. Nous avons été une fraction de la gauche à manifester. Certains se sont engagés dans les Brigades internationales. Je ne l'ai pas fait. J'étais à l'époque une bête à concours, travaillant quatorze heures par jour. Mais ce qu'a fait ou plutôt n'a pas fait Léon Blum à ce moment- là est aussi grave que ce que l'Occident a laissé faire en Bosnie. On n'en mesurera que plus tard les conséquences.

G.L. : Il faut tout de même rappeler que ni les Anglais ni les radi- caux ne voulaient entendre parler d'intervention.

A.M. : C'est vrai, Léon Blum a des excuses. Le carnage de la guerre de 1914 était trop proche pour que les Français aient envie de se lancer dans une aventure militaire. Il n'empêche que la non-interven- tion a été une erreur tragique.

G.L. : Aviez-vous clairement conscience du danger allemand ?

A.M. : Pas réellement, je vivais un peu sur un nuage. J'ai travaillé comme un fou pour être interne dès vingt-deux ans, en 1937. Les autres avaient plutôt vingt-cinq ans. Pour un jeune immigré juif polonais, l'accès au niveau supérieur de la médecine, l'intégration à

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la société bourgeoise étaient une consécration. Longtemps, j'ai inconsciemment voulu ignorer la menace extérieure, même si la remilitarisation de la Ruhr nous a inquiétés : c'est alors qu'il aurait fallu réagir, même sans les Anglais.

G.L. : Vos parents accueillaient régulièrement des médecins juifs allemands ?

A.M. : Oui, et j'ai entendu ces premiers réfugiés raconter les persé- cutions. Mais pour nous qui étions élevés dans le récit des pogroms, ce n'était qu'une épreuve de plus à surmonter. Je ne pouvais imaginer qu'il allait s'agir d'un vrai génocide.

G.L. : Munich ne vous a pas alerté sur l'imminence de la guerre ?

A.M. : Je l'ai vécu comme une lâcheté qui ne faisait que repousser la guerre désormais inévitable. Mais une guerre que nous allions gagner en quinze jours, comme à la parade. Nous avions une confiance totale dans l'armée française, réputée la meilleure du monde. La ligne Maginot était infranchissable, l'URSS nous soute- nait. Que pouvaient peser, face à cela, l'Allemagne que l'on ne savait pas si fortement armée et l'Italie dont les rodomontades mussolinien- nes nous faisaient ricaner ? On ignorait totalement les turpitudes d'un état-major français qui en était resté à la guerre de 1914, et obéissant aux ordres du général Gamelin, atteint d'une syphilis ner- veuse.

G.L. : EN 1938, vous partez au service militaire dans les chas- seurs alpins.

A.M. : C'est toujours l'un des meilleurs souvenirs de ma vie. J'ap- partenais à un corps d'armée prestigieux, ce qui ne pouvait que flatter le fils du combattant de Verdun. J'ai d'ailleurs gardé un penchant pour l'armée. À soixante-quinze ans, j'étais prêt à rempiler pour aller me battre pendant la guerre du Golfe ! Après une enfance et une adolescence sérieuses, sinon austères, j'ai découvert la montagne, le ski, l'alpinisme. J'ai mené la belle vie. J'étais le boute-en-train du groupe, je courais les filles, je faisais la fête à Chamonix. J'y ai même remporté un premier prix de paso doble avec Micheline Presle !

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G.L. : Aviez-vous à ce moment le sentiment que l'armée française était efficace et bien encadrée ?

A.M. : Oui, plutôt. Il y avait bien les conneries de l'instruction : « Que sont les pieds ? » Réponse : « L'objet de soins constants. » « Dans quoi entre la balle au sortir du fusil ? » Réponse : « Dans le domaine de la balistique... » Je n'étais pas très doué. En voulant démonter une mitrailleuse, j'ai appuyé sur le mauvais bouton, l'arme s'est désagrégée en une cinquantaine de pièces, ce qui m'a valu ce jugement de l'adjudant Bourrach : « Élève Minkowski, vous êtes net- tement plus con qu'un bouc. »

Les supérieurs semblaient plutôt compétents. Mon capitaine était affublé du nom de Pourchier, il avait inventé un traîneau pour bles- sés : le traîneau Pourchier ! Il lisait Claudel et, c'est vrai, et Maurras, mais ça ne me choquait pas dans cette période où nous nous prépa- rions à mourir pour la France. (Pourchier, soldat exemplaire, est mort en camp de concentration.)

G.L. : C'est à Chamonix que vous apprenez la signature du pacte germano-soviétique. Comment réagit le compagnon de route des communistes ?

A.M. : La surprise a été totale, j'ai commencé à perdre confiance dans les politiques. Les communistes étaient en cause, bien sûr, mais aussi les Herriot, Daladier, qui s'étaient tous fait mener en bateau. Je suis devenu encore plus patriotard et va-t-en-guerre. Quelques jours avant la déclaration, mes parents sont venus me voir : « Mon cher fils, tu vas faire ton devoir. »

G.L. : Vous allez même vous porter volontaire pour défendre les Finlandais agressés par l'URSS ?

A.M. : J'éprouvais le besoin d'agir et j'étais plein d'admiration pour la défense héroïque de ce petit peuple, et notamment des fem- mes, les infirmières, les Lotas. Les Soviétiques étaient devenus des ennemis au même titre que les Allemands.

G.L. : L'expédition tourne court, vous faites demi-tour, avant de repartir, en avril 1940, pour la Norvège envahie par l'Allemagne...

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A.M. : La peur au ventre nous a tenu toute la traversée en raison de la menace des sous-marins allemands. Nous avions pour mission d'encercler le port de Trondheim, où l'armée britannique s'était fait piéger. Nous avons accosté à Namsos, où le premier souci des Fran- çais a été de débarquer, avant même le matériel de guerre, les barri- ques de vin dont ils ne sauraient se passer en aucune circonstance. Tout d'un coup, les stukas sont arrivés et ont commencé à tout bom- barder. En une demi-heure, la ville a été détruite. Les morts et les blessés jonchaient les rues. Nous étions passés avec une facilité déconcertante de l'état de paix à celui de guerre, comme dans l'ex- Yougoslavie aujourd'hui. Beaucoup de mes camarades ont été tués ou blessés par des éclats d'obus.

G.L. : Vous prenez conscience de la puissance de frappe des Alle- mands et de l'impréparation de l'armée française ?

A.M. : Nous étions totalement dépourvus de couverture aérienne. Mon commandant, un ancien de 1914, portait encore la culotte kaki et les bandes molletières. Mais la situation était pire pour les Anglais qui n'avaient pas d'équipement hivernal. Nous avons fini par réem- barquer dans un désordre indescriptible. Les Anglais nous ont litté- ralement piétinés pour passer les premiers, de quoi conforter mon anglophobie. Nous avons été rapatriés sur l'Ecosse, puis à Brest.

G.L. : C'est là que vous prenez toute la mesure de l'effondrement de l'armée française ?

A.M. : En quittant l'Écosse, on croyait encore en une possible contre-attaque, à partir notamment du point de fixation de la poche de Dunkerque. Mais en débarquant à Brest, nous avons vu arriver les premiers motards allemands. Notre médecin-chef nous a donné l'ordre de mettre nos brassards de la Croix-Rouge et de nous consti- tuer prisonniers. J'ai été le seul à refuser : ce n'était ni dans mes principes, ni, étant juif, dans mon intérêt. Je suis reparti par le pre- mier bateau — c'était le Meknès — pour l'Angleterre. La désorganisa- tion y était totale et je suis convaincu que si Hitler l'avait attaquée à ce moment-là, elle n'aurait pas pu résister. Cependant, le danger, bien réel, n'altérait pas le légendaire flegme britannique. Dans un Londres dont le ciel était protégé par de multiples ballons, pour éviter le survol des avions ennemis à basse altitude, je suis allé au cinéma voir