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Honoré de Balzac Illusions perdues BeQ

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  • Honor de Balzac

    Illusions perdues

    BeQ

  • Honor de Balzac(1799-1850)

    Illusions perdues

    La Bibliothque lectronique du QubecCollection tous les ventsVolume 1069 : version 1.0

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Le pre GoriotEugnie Grandet

    La duchesse de LangeaisGobseck

    Le colonel ChabertLe cur de Tours

    La femme de trente ansLa vieille fille

    Le mdecin de campagneUn dbut dans la vie

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  • Illusions perdues

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  • monsieur Victor Hugo.

    Vous qui, par le privilge des Raphal et des Pitt, tiez dj grand pote lge o les hommes sont encore si petits, vous avez, comme Chateaubriand, comme tous les vrais talents, lutt contre les envieux embusqus derrire les colonnes, ou tapis dans les souterrains du Journal. Aussi dsir-je que votre nom victorieux aide la victoire de cette uvre que je vous ddie, et qui, selon certaines personnes, serait un acte de courage autant quune histoire pleine de vrit. Les journalistes neussent-ils donc pas appartenu, comme les marquis, les financiers, les mdecins et les procureurs, Molire et son Thtre ? Pourquoi donc la Comdie Humaine, qui castigat ridendo mores, excepterait-elle une puissance, quand la Presse parisienne nen excepte aucune ?

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  • Je suis heureux, monsieur, de pouvoir me dire ainsi

    Votre sincre admirateur et ami,DE BALZAC.

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  • Premire partie

    Les deux potes

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  • lpoque o commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux distribuer lencre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgr la spcialit qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulme se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gmir la presse, maintenant sans application. Limprimerie arrire y employait encore les balles en cuir frottes dencre, avec lesquelles lun des pressiers tamponnait les caractres. Le plateau mobile o se place la forme pleine de lettres sur laquelle sapplique la feuille de papier tait encore en pierre et justifiait son nom de marbre. Les dvorantes presses mcaniques ont aujourdhui si bien fait oublier ce mcanisme, auquel nous devons, malgr ses imperfections, les beaux livres des Elzevier, des Plantin, des Alde et des Didot, quil est ncessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jrme-Nicolas Schard

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  • portait une superstitieuse affection ; car ils jouent leur rle dans cette grande petite histoire.

    Ce Schard tait un ancien compagnon pressier, que dans leur argot typographique les ouvriers chargs dassembler les lettres appellent un ours. Le mouvement de va-et-vient, qui ressemble assez celui dun ours en cage, par lequel les pressiers se portent de lencrier la presse et de la presse lencrier, leur a sans doute valu ce sobriquet. En revanche, les ours ont nomm les compositeurs des singes, cause du continuel exercice quils font pour attraper les lettres dans les cent cinquante-deux petites cases o elles sont contenues. la dsastreuse poque de 1793, Schard, g denviron cinquante ans, se trouva mari. Son ge et son mariage le firent chapper la grande rquisition qui emmena presque tous les ouvriers aux armes. Le vieux pressier resta seul dans limprimerie dont le matre, autrement dit le Naf, venait de mourir en laissant une veuve sans enfants. Ltablissement parut menac dune destruction immdiate : lours solitaire tait incapable de se transformer en singe ; car, en sa qualit dimprimeur, il ne sut

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  • jamais ni lire ni crire. Sans avoir gard ses incapacits, un reprsentant du peuple, press de rpandre les beaux dcrets de la Convention, investit le pressier du brevet de matre imprimeur, et mit sa typographie en rquisition. Aprs avoir accept ce prilleux brevet, le citoyen Schard indemnisa la veuve de son matre en lui apportant les conomies de sa femme, avec lesquelles il paya le matriel de limprimerie moiti de la valeur. Ce ntait rien. Il fallait imprimer sans faute ni retard les dcrets rpublicains. En cette conjoncture difficile, Jrme-Nicolas Schard eut le bonheur de rencontrer un noble Marseillais qui ne voulait ni migrer pour ne pas perdre ses terres, ni se montrer pour ne pas perdre sa tte, et qui ne pouvait trouver de pain que par un travail quelconque. Monsieur le comte de Maucombe endossa donc lhumble veste dun prote de province : il composa, lut et corrigea lui-mme les dcrets qui portaient la peine de mort contre les citoyens qui cachaient des nobles ; lours devenu naf les tira, les fit afficher ; et tous deux ils restrent sains et saufs. En 1795, le grain de la Terreur tant pass, Nicolas Schard fut oblig de

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  • chercher un autre matre Jacques qui pt tre compositeur, correcteur et prote. Un abb, depuis vque sous la Restauration et qui refusait alors de prter le serment, remplaa le comte de Maucombe jusquau jour o le Premier Consul rtablit la religion catholique. Le comte et lvque se rencontrrent plus tard sur le mme banc de la Chambre des pairs. Si en 1802 Jrme-Nicolas Schard ne savait pas mieux lire et crire quen 1793, il stait mnag dassez belles toffes pour pouvoir payer un prote. Le compagnon si insoucieux de son avenir tait devenu trs redoutable ses singes et ses ours. Lavarice commence o la pauvret cesse. Le jour o limprimeur entrevit la possibilit de se faire une fortune, lintrt dveloppa chez lui une intelligence matrielle de son tat, mais avide, souponneuse et pntrante. Sa pratique narguait la thorie. Il avait fini par toiser dun coup dil le prix dune page et dune feuille selon chaque espce de caractre. Il prouvait ses ignares chalands que les grosses lettres cotaient plus cher remuer que les fines ; sagissait-il des petites, il disait quelles taient plus difficiles

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  • manier. La composition tant la partie typographique laquelle il ne comprenait rien, il avait si peur de se tromper quil ne faisait jamais que des marchs lonins. Si ses compositeurs travaillaient lheure, son il ne les quittait jamais. Sil savait un fabricant dans la gne, il achetait ses papiers vil prix et les emmagasinait. Aussi ds ce temps possdait-il dj la maison o limprimerie tait loge depuis un temps immmorial. Il eut toute espce de bonheur : il devint veuf et neut quun fils ; il le mit au lyce de la ville, moins pour lui donner de lducation que pour se prparer un successeur ; il le traitait svrement afin de prolonger la dure de son pouvoir paternel ; aussi les jours de cong le faisait-il travailler la casse en lui disant dapprendre gagner sa vie pour pouvoir un jour rcompenser son pauvre pre, qui se saignait pour llever. Au dpart de labb, Schard choisit pour prote celui de ses quatre compositeurs que le futur vque lui signala comme ayant autant de probit que dintelligence. Par ainsi, le bonhomme fut en mesure datteindre le moment o son fils pourrait diriger ltablissement, qui

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  • sagrandirait alors sous des mains jeunes et habiles. David Schard fit au lyce dAngoulme les plus brillantes tudes. Quoiquun ours, parvenu sans connaissances ni ducation, mprist considrablement la science, le pre Schard envoya son fils Paris pour y tudier la haute typographie ; mais il lui fit une si violente recommandation damasser une bonne somme dans un pays quil appelait le paradis des ouvriers, en lui disant de ne pas compter sur la bourse paternelle, quil voyait sans doute un moyen darriver ses fins dans ce sjour au pays de Sapience. Tout en apprenant son mtier, David acheva son ducation Paris. Le prote des Didot devint un savant. Vers la fin de lanne 1819 David Schard quitta Paris sans y avoir cot un rouge liard son pre, qui le rappelait pour mettre entre ses mains le timon des affaires. Limprimerie de Nicolas Schard possdait alors le seul journal dannonces judiciaires qui existt dans le dpartement, la pratique de la prfecture et celle de lvch, trois clientles qui devaient procurer une grande fortune un jeune homme actif.

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  • Prcisment cette poque, les frres Cointet, fabricants de papiers, achetrent le second brevet dimprimeur la rsidence dAngoulme, que jusqualors le vieux Schard avait su rduire la plus complte inaction, la faveur des crises militaires qui, sous lEmpire, comprimrent tout mouvement industriel ; par cette raison, il nen avait point fait lacquisition, et sa parcimonie fut une cause de ruine pour la vieille imprimerie. En apprenant cette nouvelle, le vieux Schard pensa joyeusement que la lutte qui stablirait entre son tablissement et les Cointet serait soutenue par son fils, et non par lui. Jy aurais succomb, se dit-il ; mais un jeune homme lev chez MM. Didot sen tirera. Le septuagnaire soupirait aprs le moment o il pourrait vivre sa guise. Sil avait peu de connaissances en haute typographie, en revanche il passait pour tre extrmement fort dans un art que les ouvriers ont plaisamment nomm la solographie, art bien estim par le divin auteur du Pantagruel, mais dont la culture, perscute par les socits dites de temprance, est de jour en jour plus abandonne. Jrme-Nicolas Schard, fidle la

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  • destine que son nom lui avait faite, tait dou dune soif inextinguible. Sa femme avait pendant longtemps contenu dans de justes bornes cette passion pour le raisin pil, got si naturel aux ours que monsieur de Chateaubriand la remarqu chez les vritables ours de lAmrique ; mais les philosophes ont remarqu que les habitudes du jeune ge reviennent avec force dans la vieillesse de lhomme. Schard confirmait cette observation : plus il vieillissait, plus il aimait boire. Sa passion laissait sur sa physionomie oursine des marques qui la rendaient originale. Son nez avait pris le dveloppement et la forme dun A majuscule corps de triple canon. Ses deux joues veines ressemblaient ces feuilles de vigne pleines de gibbosits violettes, purpurines et souvent panaches. Vous eussiez dit dune truffe monstrueuse enveloppe par les pampres de lautomne. Cachs sous deux gros sourcils pareils deux buissons chargs de neige, ses petits yeux gris, o ptillait la ruse dune avarice qui tuait tout en lui, mme la paternit, conservaient leur esprit jusque dans livresse. Sa tte chauve et dcouronne, mais ceinte de

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  • cheveux grisonnants qui frisotaient encore, rappelait limagination les Cordeliers des Contes de La Fontaine. Il tait court et ventru comme beaucoup de ces vieux lampions qui consomment plus dhuile que de mche ; car les excs en toute chose poussent le corps dans la voie qui lui est propre. Livrognerie, comme ltude, engraisse encore lhomme gras et maigrit lhomme maigre. Jrme-Nicolas Schard portait depuis trente ans le fameux tricorne municipal, qui dans quelques provinces se retrouve encore sur la tte du tambour de la ville. Son gilet et son pantalon taient en velours verdtre. Enfin, il avait une vieille redingote brune, des bas de coton chins et des souliers boucles dargent. Ce costume o louvrier se retrouvait encore dans le bourgeois convenait si bien ses vices et ses habitudes, il exprimait si bien sa vie, que ce bonhomme semblait avoir t cr tout habill : vous ne lauriez pas plus imagin sans ses vtements quun oignon sans sa pelure. Si le vieil imprimeur net pas depuis longtemps donn la mesure de son aveugle avidit, son abdication suffirait peindre son caractre. Malgr les

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  • connaissances que son fils devait rapporter de la grande cole des Didot, il se proposa de faire avec lui la bonne affaire quil ruminait depuis longtemps. Si le pre en faisait une bonne, le fils devait en faire une mauvaise. Mais, pour le bonhomme, il ny avait ni fils ni pre, en affaire. Sil avait dabord vu dans David son unique enfant, plus tard il y vit un acqureur naturel de qui les intrts taient opposs aux siens : il voulait vendre cher, David devait acheter bon march ; son fils devenait donc un ennemi vaincre. Cette transformation du sentiment en intrt personnel, ordinairement lente, tortueuse et hypocrite chez les gens bien levs, fut rapide et directe chez le vieil ours, qui montra combien la solographie ruse lemportait sur la typographie instruite. Quand son fils arriva, le bonhomme lui tmoigna la tendresse commerciale que les gens habiles ont pour leurs dupes : il soccupa de lui comme un amant se serait occup de sa matresse ; il lui donna le bras, il lui dit o il fallait mettre les pieds pour ne pas se crotter ; il lui avait fait bassiner son lit, allumer du feu, prparer un souper. Le

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  • lendemain, aprs avoir essay de griser son fils durant un plantureux dner, Jrme-Nicolas Schard, fortement avin, lui dit un : Causons daffaires ? qui passa si singulirement entre deux hoquets, que David le pria de remettre les affaires au lendemain. Le vieil ours savait trop bien tirer parti de son ivresse pour abandonner une bataille prpare depuis si longtemps. Dailleurs, aprs avoir port son boulet pendant cinquante ans, il ne voulait pas, dit-il, le garder une heure de plus. Demain son fils serait le naf.

    Ici peut-tre est-il ncessaire de dire un mot de ltablissement. Limprimerie, situe dans lendroit o la rue de Beaulieu dbouche sur la place du Mrier, stait tablie dans cette maison vers la fin du rgne de Louis XIV. Aussi depuis longtemps les lieux avaient-ils t disposs pour lexploitation de cette industrie. Le rez-de-chausse formait une immense pice claire sur la rue par un vieux vitrage, et par un grand chssis sur une cour intrieure. On pouvait dailleurs arriver au bureau du matre par une alle. Mais en province les procds de la typographie sont toujours lobjet dune curiosit

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  • si vive, que les chalands aimaient mieux entrer par une porte vitre pratique dans la devanture donnant sur la rue, quoiquil fallt descendre quelques marches, le sol de latelier se trouvant au-dessous du niveau de la chausse. Les curieux, bahis, ne prenaient jamais garde aux inconvnients du passage travers les dfils de latelier. Sils regardaient les berceaux forms par les feuilles tendues sur des cordes attaches au plancher, ils se heurtaient le long des rangs de casses, ou se faisaient dcoiffer par les barres de fer qui maintenaient les presses. Sils suivaient les agiles mouvements dun compositeur grappillant ses lettres dans les cent cinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa ligne dans son composteur en y glissant une interligne, ils donnaient dans une rame de papier tremp charge de ses pavs, ou sattrapaient la hanche dans langle dun banc ; le tout au grand amusement des singes et des ours. Jamais personne ntait arriv sans accident jusqu deux grandes cages situes au bout de cette caverne, qui formaient deux misrables pavillons sur la cour, et o trnaient dun ct le prote, de lautre

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  • le matre imprimeur. Dans la cour, les murs taient agrablement dcors par des treilles qui, vu la rputation du matre, avaient une apptissante couleur locale. Au fond, et adoss au noir mur mitoyen, slevait un appentis en ruine o se trempait et se faonnait le papier. L, tait lvier sur lequel se lavaient avant et aprs le tirage les formes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractres ; il sen chappait une dcoction dencre mle aux eaux mnagres de la maison, qui faisait croire aux paysans venus les jours de march que le diable se dbarbouillait dans cette maison. Cet appentis tait flanqu dun ct par la cuisine, de lautre par un bcher. Le premier tage de cette maison, au-dessus duquel il ny avait que deux chambres en mansardes, contenait trois pices. La premire, aussi longue que lalle, moins la cage du vieil escalier de bois, claire sur la rue par une petite croise oblongue, et sur la cour par un il-de-buf, servait la fois dantichambre et de salle manger. Purement et simplement blanchie la chaux, elle se faisait remarquer par la cynique simplicit de lavarice commerciale : le carreau

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  • sale navait jamais t lav ; le mobilier consistait en trois mauvaises chaises, une table ronde et un buffet situ entre deux portes qui donnaient entre dans une chambre coucher et dans un salon ; les fentres et la porte taient brunes de crasse ; des papiers blancs ou imprims lencombraient la plupart du temps ; souvent le dessert, les bouteilles, les plats du dner de Jrme-Nicolas Schard se voyaient sur les ballots. La chambre coucher, dont la croise avait un vitrage en plomb qui tirait son jour de la cour, tait tendue de ces vieilles tapisseries que lon voit en province le long des maisons au jour de la Fte-Dieu. Il sy trouvait un grand lit colonnes garni de rideaux, de bonnes-grces et dun couvre-pieds en serge rouge, deux fauteuils vermoulus, deux chaises en bois de noyer et en tapisserie, un vieux secrtaire, et sur la chemine un cartel. Cette chambre, o se respirait une bonhomie patriarcale et pleine de teintes brunes, avait t arrange par le sieur Rouzeau, prdcesseur et matre de Jrme-Nicolas Schard. Le salon, modernis par feu madame Schard, offrait dpouvantables boiseries peintes

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  • en bleu de perruquier ; les panneaux taient dcors dun papier scnes orientales, colories en bistre sur un fond blanc ; le meuble consistait en six chaises garnies de basane bleue dont les dossiers reprsentaient des lyres. Les deux fentres grossirement cintres, et par o lil embrassait la place du Mrier, taient sans rideaux ; la chemine navait ni flambeaux, ni pendule, ni glace. Madame Schard tait morte au milieu de ses projets dembellissement, et lours ne devinant pas lutilit damliorations qui ne rapportaient rien, les avait abandonnes. Ce fut l que, pede titubante, Jrme-Nicolas Schard amena son fils, et lui montra sur la table ronde un tat du matriel de son imprimerie dress sous sa direction par le prote.

    Lis cela, mon garon, dit Jrme-Nicolas Schard en roulant ses yeux ivres du papier son fils et de son fils au papier. Tu verras quel bijou dimprimerie je te donne.

    Trois presses en bois maintenues par des barres en fer, marbre en fonte...

    Une amlioration que jai faite, dit le vieux

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  • Schard en interrompant son fils. Avec tous leurs ustensiles : encriers ; balles

    et bancs, etc., seize cents francs ! Mais, mon pre, dit David Schard en laissant tomber linventaire, vos presses sont des sabots qui ne valent pas cent cus, et dont il faut faire du feu.

    Des sabots ?... scria le vieux Schard, des sabots ?... Prends linventaire et descendons ! Tu vas voir si vos inventions de mchante serrurerie manuvrent comme ces bons vieux outils prouvs. Aprs, tu nauras pas le cur dinjurier dhonntes presses qui roulent comme des voitures en poste, et qui iront encore pendant toute ta vie sans ncessiter la moindre rparation. Des sabots ! Oui, cest des sabots o tu trouveras du sel pour cuire des ufs ! des sabots que ton pre a manuvrs pendant vingt ans, et qui lui ont servi te faire ce que tu es.

    Le pre dgringola lescalier raboteux, us, tremblant, sans y chavirer ; il ouvrit la porte de lalle qui donnait dans latelier, se prcipita sur la premire de ses presses sournoisement huiles et nettoyes, il montra les fortes jumelles en bois

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  • de chne frott par son apprenti. Est-ce l un amour de presse ? dit-il.Il sy trouvait le billet de faire part dun

    mariage. Le vieil ours abaissa la frisquette sur le tympan, le tympan sur le marbre quil fit rouler sous la presse ; il tira le barreau, droula la corde pour ramener le marbre, releva tympan et frisquette avec lagilit quaurait mise un jeune ours. La presse ainsi manuvre jeta un si joli cri que vous eussiez dit dun oiseau qui serait venu heurter une vitre et se serait enfui.

    Y a-t-il une seule presse anglaise capable daller ce train-l ? dit le pre son fils tonn.

    Le vieux Schard courut successivement la seconde, la troisime presse, sur chacune desquelles il fit la mme manuvre avec une gale habilet. La dernire offrit son il troubl de vin un endroit nglig par lapprenti ; livrogne, aprs avoir notablement jur, prit le pan de sa redingote pour la frotter, comme un maquignon qui lustre le poil dun cheval vendre.

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  • Avec ces trois presses-l, sans prote, tu peux gagner tes neuf mille francs par an, David. Comme ton futur associ, je moppose ce que tu les remplaces par ces maudites presses en fonte qui usent les caractres. Vous avez cri miracle Paris en voyant linvention de ce maudit Anglais, un ennemi de la France, qui a voulu faire la fortune des fondeurs. Ah ! vous avez voulu des Stanhope ! merci de vos Stanhope qui cotent chacune deux mille cinq cents francs, presque deux fois plus que valent mes trois bijoux ensemble, et qui vous chinent la lettre par leur dfaut dlasticit. Je ne suis pas instruit comme toi, mais retiens bien ceci : la vie des Stanhope est la mort du caractre. Ces trois presses te feront un bon user, louvrage sera proprement tire, et les Angoumoisins ne ten demanderont pas davantage. Imprime avec du fer ou avec du bois, avec de lor ou de largent, ils ne ten paieront pas un liard de plus.

    Item, dit David, cinq milliers de livres de caractres, provenant de la fonderie de monsieur Vaflard... ce nom, llve des Didot ne put sempcher de sourire.

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  • Ris, ris ! Aprs douze ans, les caractres sont encore neufs. Voil ce que jappelle un fondeur ! Monsieur Vaflard est un honnte homme qui fournit de la matire dure ; et, pour moi, le meilleur fondeur est celui chez lequel on va le moins souvent.

    Estims dix mille francs, reprit David en continuant. Dix mille francs, mon pre ! mais cest quarante sous la livre, et messieurs Didot ne vendent leur cicro neuf que trente-six sous la livre. Vos ttes de clous ne valent que le prix de la fonte, dix sous la livre.

    Tu donnes le nom de ttes de clous aux btardes, aux coules, aux rondes de monsieur Gill, anciennement imprimeur de lEmpereur, des caractres qui valent six francs la livre, des chefs-duvre de gravure achets il y a cinq ans, et dont plusieurs ont encore le blanc de la fonte, tiens !

    Le vieux Schard attrapa quelques cornets pleins de sortes qui navaient jamais servi et les montra.

    Je ne suis pas savant, je ne sais ni lire ni

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  • crire, mais jen sais encore assez pour deviner que les caractres dcriture de la maison Gill ont t les pres des anglaises de tes messieurs Didot. Voici une ronde, dit-il en dsignant une casse et y prenant un M, une ronde de cicro qui na pas encore t dgomme.

    David saperut quil ny avait pas moyen de discuter avec son pre. Il fallait tout admettre ou tout refuser, il se trouvait entre un non et un oui. Le vieil ours avait compris dans linventaire jusquaux cordes de ltendage. La plus petite ramette, les ais, les jattes, la pierre et les brosses laver, tout tait chiffr avec le scrupule dun avare. Le total allait trente mille francs, y compris le brevet de matre imprimeur et lachalandage. David se demandait en lui-mme si laffaire tait ou non faisable. En voyant son fils muet sur le chiffre, le vieux Schard devint inquiet ; car il prfrait un dbat violent une acceptation silencieuse. En ces sortes de marchs, le dbat annonce un ngociant capable qui dfend ses intrts. Qui tope tout, disait le vieux Schard, ne paye rien. Tout en piant la pense de son fils, il fit le dnombrement des mchants

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  • ustensiles ncessaires lexploitation dune imprimerie en province ; il amena successivement David devant une presse satiner, une presse rogner pour faire les ouvrages de ville, et il lui en vanta lusage et la solidit.

    Les vieux outils sont toujours les meilleurs, dit-il. On devrait en imprimerie les payer plus cher que les neufs, comme cela se fait chez les batteurs dor.

    Dpouvantables vignettes reprsentant des hymens, des amours, des morts qui soulevaient la pierre de leurs spulcres en dcrivant un V ou un M, dnormes cadres masques pour les affiches de spectacles, devinrent, par leffet de lloquence avine de Jrme-Nicolas, des objets de la plus immense valeur. Il dit son fils que les habitudes des gens de province taient si fortement enracines, quil essaierait en vain de leur donner de plus belles choses. Lui, Jrme-Nicolas Schard, avait tent de leur vendre des almanachs meilleurs que le Double Ligeois imprim sur du papier sucre ! Eh bien ! le vrai

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  • Double Ligeois avait t prfr aux plus magnifiques almanachs. David reconnatrait bientt limportance de ces vieilleries, en les vendant plus cher que les plus coteuses nouveauts.

    Ha ! ha ! mon garon, la province est la province, et Paris est Paris. Si un homme de lHoumeau tarrive pour faire faire son billet de mariage, et que tu le lui imprimes sans un amour avec des guirlandes, il ne se croira point mari, et te le rapportera sil ny voit quun M, comme chez tes messieurs Didot, qui sont la gloire de la typographie, mais dont les inventions ne seront pas adoptes avant cent ans dans les provinces. Et voil.

    Les gens gnreux font de mauvais commerants. David tait une de ces natures pudiques et tendres qui seffraient dune discussion, et qui cdent au moment o ladversaire leur pique un peu trop le cur. Ses sentiments levs et lempire que le vieil ivrogne avait conserv sur lui le rendaient encore plus impropre soutenir un dbat dargent avec son

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  • pre, surtout quand il lui croyait les meilleures intentions ; car il attribua dabord la voracit de lintrt lattachement que le pressier avait pour ses outils. Cependant, comme Jrme-Nicolas Schard avait eu le tout de la veuve Rouzeau pour dix mille francs en assignats, et quen ltat actuel des choses trente mille francs taient un prix exorbitant, le fils scria :

    Mon pre, vous mgorgez ! Moi qui tai donn la vie ?... dit le vieil

    ivrogne en levant la main vers ltendage. Mais, David, quoi donc values-tu le brevet ? Sais-tu ce que vaut le Journal dAnnonces dix sous la ligne, privilge qui, lui seul, a rapport cinq cents francs le mois dernier ? Mon gars, ouvre les livres, vois ce que produisent les affiches et les registres de la prfecture, la pratique de la mairie et celle de lvch ! Tu es un fainant qui ne veut pas faire sa fortune. Tu marchandes le cheval qui doit te conduire quelque beau domaine comme celui de Marsac.

    cet inventaire tait joint un acte de socit entre le pre et le fils. Le bon pre louait la

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  • socit sa maison pour une somme de douze cents francs, quoiquil ne let achete que six mille livres, et il sy rservait une des deux chambres pratiques dans les mansardes. Tant que David Schard naurait pas rembours les trente mille francs, les bnfices se partageraient par moiti ; le jour o il aurait rembours cette somme son pre, il deviendrait seul et unique propritaire de limprimerie. David estima le brevet, la clientle et le journal, sans soccuper des outils ; il crut pouvoir se librer et accepta ces conditions. Habitu aux finasseries de paysan, et ne connaissant rien aux larges calculs des Parisiens, le pre fut tonn dune si prompte conclusion.

    Mon fils se serait-il enrichi ? se dit-il, ou invente-t-il en ce moment de ne pas me payer ? Dans cette pense, il le questionna pour savoir sil apportait de largent, afin de le lui prendre en acompte. La curiosit du pre veilla la dfiance du fils. David resta boutonn jusquau menton. Le lendemain, le vieux Schard fit transporter par son apprenti dans la chambre au deuxime tage ses meubles quil comptait faire apporter sa

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  • campagne par les charrettes qui y reviendraient vide. Il livra les trois chambres du premier tage tout nues son fils, de mme quil le mit en possession de limprimerie sans lui donner un centime pour payer les ouvriers. Quand David pria son pre, en sa qualit dassoci, de contribuer la mise ncessaire lexploitation commune, le vieux pressier fit lignorant. Il ne stait pas oblig, dit-il, donner de largent en donnant son imprimerie ; sa mise de fonds tait faite. Press par la logique de son fils, il lui rpondit que, quand il avait achet limprimerie la veuve Rouzeau, il stait tir daffaire sans un sou. Si lui, pauvre ouvrier dnu de connaissances, avait russi, un lve de Didot ferait encore mieux. Dailleurs David avait gagn de largent qui provenait de lducation paye la sueur du front de son vieux pre, il pouvait bien lemployer aujourdhui.

    Quas-tu fait de tes banques ? lui dit-il en revenant la charge afin dclaircir le problme que le silence de son fils avait laiss la veille indcis.

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  • Mais nai-je pas eu vivre, nai-je pas achet des livres ? rpondit David indign.

    Ah ! tu achetais des livres ? tu feras de mauvaises affaires. Les gens qui achtent des livres ne sont gure propres en imprimer, rpondit lours.

    David prouva la plus horrible des humiliations, celle que cause labaissement dun pre : il lui fallut subir le flux de raisons viles, pleureuses, lches, commerciales par lesquelles le vieil avare formula son refus. Il refoula ses douleurs dans son me, en se voyant seul, sans appui, en trouvant un spculateur dans son pre que, par curiosit philosophique, il voulut connatre fond. Il lui fit observer quil ne lui avait jamais demand compte de la fortune de sa mre. Si cette fortune ne pouvait entrer en compensation du prix de limprimerie, elle devait au moins servir lexploitation en commun.

    La fortune de ta mre ? dit le vieux Schard, mais ctait son intelligence et sa beaut !

    cette rponse, David devina son pre tout entier, et comprit que, pour en obtenir un compte,

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  • il faudrait lui intenter un procs interminable, coteux et dshonorant. Ce noble cur accepta le fardeau qui allait peser sur lui, car il savait avec combien de peines il acquitterait les engagements pris envers son pre.

    Je travaillerai, se dit-il. Aprs tout, si jai du mal, le bonhomme en a eu. Ne sera-ce pas dailleurs travailler pour moi-mme ?

    Je te laisse un trsor, dit le pre inquiet du silence de son fils.

    David demanda quel tait ce trsor. Marion, dit le pre.Marion tait une grosse fille de campagne

    indispensable lexploitation de limprimerie : elle trempait le papier et le rognait, faisait les commissions et la cuisine, blanchissait le linge, dchargeait les voitures de papier, allait toucher largent et nettoyait les tampons. Si Marion et su lire, le vieux Schard laurait mise la composition.

    Le pre partit pied pour la campagne. Quoique trs heureux de sa vente, dguise sous

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  • le nom dassociation, il tait inquiet de la manire dont il serait pay. Aprs les angoisses de la vente, viennent toujours celles de sa ralisation. Toutes les passions sont essentiellement jsuitiques. Cet homme, qui regardait linstruction comme inutile, seffora de croire linfluence de linstruction. Il hypothquait ses trente mille francs sur les ides dhonneur que lducation devait avoir dveloppes chez son fils. En jeune homme bien lev, David suerait sang et eau pour payer ses engagements, ses connaissances lui feraient trouver des ressources, il stait montr plein de beaux sentiments, il paierait ! Beaucoup de pres, qui agissent ainsi, croient avoir agi paternellement, comme le vieux Schard avait fini par se le persuader en atteignant son vignoble situ Marsac, petit village quatre lieues dAngoulme. Ce domaine, o le prcdent propritaire avait bti une jolie habitation, stait augment danne en anne depuis 1809, poque o le vieil ours lavait acquis. Il y changea les soins du pressoir contre ceux de la presse, et il tait, comme il le disait, depuis trop longtemps dans les vignes pour ne

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  • pas sy bien connatre. Pendant la premire anne de sa retraite la campagne, le pre Schard montra une figure soucieuse au-dessus de ses chalas ; car il tait toujours dans son vignoble, comme jadis il demeurait au milieu de son atelier. Ces trente mille francs inesprs le grisaient encore plus que la pure septembrale, il les maniait idalement entre ses pouces. Moins la somme tait due, plus il dsirait lencaisser. Aussi, souvent accourait-il de Marsac Angoulme, attir par ses inquitudes. Il gravissait les rampes du rocher sur le haut duquel est assise la ville, il entrait dans latelier pour voir si son fils se tirait daffaire. Or les presses taient leurs places ; lunique apprenti, coiff dun bonnet de papier, dcrassait les tampons ; le vieil ours entendait crier une presse sur quelque billet de faire part, il reconnaissait ses vieux caractres, il apercevait son fils et le prote, chacun lisant dans sa cage un livre que lours prenait pour des preuves. Aprs avoir dn avec David, il retournait alors son domaine de Marsac en ruminant ses craintes. Lavarice a comme lamour un don de seconde vue sur les futurs

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  • contingents, elle les flaire, elle les pressent. Loin de latelier o laspect de ses outils le fascinait en le reportant aux jours o il faisait fortune, le vigneron trouvait chez son fils dinquitants symptmes dinactivit. Le nom de Cointet frres leffarouchait, il le voyait dominant celui de Schard et fils. Enfin il sentait le vent du malheur. Ce pressentiment tait juste, le malheur planait sur la maison Schard. Mais les avares ont un dieu. Par un concours de circonstances imprvues, ce dieu devait faire trbucher dans lescarcelle de livrogne le prix de sa vente usuraire. Voici pourquoi limprimerie Schard tombait, malgr ses lments de prosprit. Indiffrent la raction religieuse que produisait la Restauration dans le gouvernement, mais galement insouciant du libralisme, David gardait la plus nuisible des neutralits en matire politique et religieuse. Il se trouvait dans un temps o les commerants de province devaient professer une opinion afin davoir des chalands, car il fallait opter entre la pratique des libraux et celle des royalistes. Un amour qui vint au cur de David et ses proccupations scientifiques, son

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  • beau naturel lempchrent davoir cette pret au gain qui constitue le vrai commerant, et qui lui et fait tudier les diffrences qui distinguent lindustrie provinciale de lindustrie parisienne. Les nuances si tranches dans les dpartements disparaissent dans le grand mouvement de Paris. Ses concurrents, les frres Cointet se mirent lunisson des opinions monarchiques, ils firent ostensiblement maigre, hantrent la cathdrale, cultivrent les prtres, et rimprimrent les premiers livres religieux dont le besoin se fit sentir. Les Cointet prirent ainsi lavance dans cette branche lucrative, et calomnirent David Schard en laccusant de libralisme et dathisme. Comment, disaient-ils, employer un homme qui avait pour pre un septembriseur, un ivrogne, un bonapartiste, un vieil avare qui devait lui laisser des monceaux dor ? Ils taient pauvres, chargs de famille, tandis que David tait garon et serait puissamment riche ; aussi nen prenait-il qu son aise, etc. Influencs par ces accusations portes contre David, la prfecture et lvch finirent par donner le privilge de leurs impressions aux frres Cointet.

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  • Bientt ces avides antagonistes, enhardis par lincurie de leur rival, crrent un second journal dannonces. La vieille imprimerie fut rduite aux impressions de la ville, et le produit de sa feuille dannonces diminua de moiti. Riche de gains considrables raliss sur les livres dglise et de pit, la maison Cointet proposa bientt aux Schard de leur acheter leur journal, afin davoir les annonces du dpartement et les insertions judiciaires sans partage. Aussitt que David eut transmis cette nouvelle son pre, le vieux vigneron, pouvant dj par les progrs de la maison Cointet, fondit de Marsac sur la place du Mrier avec la rapidit du corbeau qui a flair les cadavres dun champ de bataille.

    Laisse-moi manuvrer les Cointet, ne te mle pas de cette affaire, dit-il son fils.

    Le vieillard eut bientt devin lintrt des Cointet, il les effraya par la sagacit de ses aperus. Son fils commettait une sottise quil venait empcher, disait-il. Sur quoi reposera notre clientle, sil cde notre journal ? Les avous, les notaires, tous les ngociants de

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  • lHoumeau seront libraux ; les Cointet ont voulu nuire aux Schard en les accusant de libralisme, ils leur ont ainsi prpar une planche de salut, les annonces des libraux resteront aux Schard ! Vendre le journal ! mais autant vendre matriel et brevet. Il demandait alors aux Cointet soixante mille francs de limprimerie pour ne pas ruiner son fils : il aimait son fils, il dfendait son fils. Le vigneron se servit de son fils comme les paysans se servent de leurs femmes : son fils voulait ou ne voulait pas, selon les propositions quil arrachait une une aux Cointet, et il les amena, non sans efforts, donner une somme de vingt-deux mille francs pour le Journal de la Charente. Mais David dut sengager ne jamais imprimer quelque journal que ce ft, sous peine de trente mille francs de dommages-intrts. Cette vente tait le suicide de limprimerie Schard ; mais le vigneron ne sen inquitait gure. Aprs le vol vient toujours lassassinat. Le bonhomme comptait appliquer cette somme au paiement de son fonds ; et, pour la palper, il aurait donn David par-dessus le march, dautant plus que ce gnant fils avait droit la moiti de ce trsor

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  • inespr. En ddommagement, le gnreux pre lui abandonna limprimerie, mais en maintenant le loyer de la maison aux fameux douze cents francs. Depuis la vente du journal aux Cointet, le vieillard vint rarement en ville, il allgua son grand ge ; mais la raison vritable tait le peu dintrt quil portait une imprimerie qui ne lui appartenait plus. Nanmoins il ne put entirement rpudier la vieille affection quil portait ses outils. Quand ses affaires lamenaient Angoulme, il et t trs difficile de dcider qui lattirait le plus dans sa maison, ou de ses presses en bois ou de son fils, auquel il venait par forme demander ses loyers. Son ancien prote, devenu celui des Cointet, savait quoi sen tenir sur cette gnrosit paternelle ; il disait que ce fin renard se mnageait ainsi le droit dintervenir dans les affaires de son fils, en devenant crancier privilgi par laccumulation des loyers.

    Lincurie de David Schard avait des causes qui peindront le caractre de ce jeune homme. Quelques jours aprs son installation dans limprimerie paternelle, il avait rencontr lun de ses amis de collge, alors en proie la plus

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  • profonde misre. Lami de David Schard tait un jeune homme, alors g denviron vingt et un ans, nomm Lucien Chardon, et fils dun ancien chirurgien des armes rpublicaines mis hors de service par une blessure. La nature avait fait un chimiste de monsieur Chardon le pre, et le hasard lavait tabli pharmacien Angoulme. La mort le surprit au milieu des prparatifs ncessits par une lucrative dcouverte la recherche de laquelle il avait consum plusieurs annes dtudes scientifiques. Il voulait gurir toute espce de goutte. La goutte est la maladie des riches ; et comme les riches paient cher la sant quand ils en sont privs, il avait choisi ce problme rsoudre parmi tous ceux qui staient offerts ses mditations. Plac entre la science et lempirisme, feu Chardon comprit que la science pouvait seule assurer sa fortune : il avait donc tudi les causes de la maladie, et bas son remde sur un certain rgime qui lappropriait chaque temprament. Il tait mort pendant un sjour Paris, o il sollicitait lapprobation de lAcadmie des sciences, et perdit ainsi le fruit de ses travaux. Pressentant sa fortune, le pharmacien

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  • ne ngligeait rien pour lducation de son fils et de sa fille, en sorte que lentretien de sa famille avait constamment dvor les produits de sa pharmacie. Ainsi, non seulement il laissa ses enfants dans la misre, mais encore, pour leur malheur, il les avait levs dans lesprance de destines brillantes qui steignirent avec lui. Lillustre Desplein, qui lui donna des soins, le vit mourir dans des convulsions de rage. Cette ambition eut pour principe le violent amour que lancien chirurgien portait sa femme, dernier rejeton de la famille de Rubempr, miraculeusement sauve par lui de lchafaud en 1793. Sans que la jeune fille et voulu consentir ce mensonge, il avait gagn du temps en la disant enceinte. Aprs stre en quelque sorte cr le droit de lpouser, il lpousa malgr leur commune pauvret. Ses enfants, comme tous les enfants de lamour, eurent pour tout hritage la merveilleuse beaut de leur mre, prsent si souvent fatal quand la misre laccompagne. Ces esprances, ces travaux, ces dsespoirs si vivement pouss avaient profondment altr la beaut de madame Chardon, de mme que les

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  • lentes dgradations de lindigence avaient chang ses murs ; mais son courage et celui de ses enfants gala leur infortune. La pauvre veuve vendit la pharmacie, situe dans la Grand-rue de lHoumeau, le principal faubourg dAngoulme. Le prix de la pharmacie lui permit de se constituer trois cents francs de rente, somme insuffisante pour sa propre existence ; mais elle et sa fille acceptrent leur position sans en rougir, et se vourent des travaux mercenaires. La mre gardait les femmes en couche, et ses bonnes faons la faisaient prfrer toute autre dans les maisons riches, o elle vivait sans rien coter ses enfants, tout en gagnant vingt sous par jour. Pour viter son fils le dsagrment de voir sa mre dans un pareil abaissement de condition, elle avait pris le nom de madame Charlotte. Les personnes qui rclamaient ses soins sadressaient monsieur Postel, le successeur de monsieur Chardon. La sur de Lucien travaillait chez une blanchisseuse de fin, sa voisine, et gagnait environ quinze sous par jour ; elle conduisait les ouvrires, et jouissait dans latelier dune espce de suprmatie qui la sortait un peu de la classe

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  • des grisettes. Les faibles produits de leur travail, joints aux trois cents livres de rente de madame Chardon, arrivaient environ huit cents francs par an, avec lesquels ces trois personnes devaient vivre, shabiller et se loger. La stricte conomie de ce mnage rendait peine suffisante cette somme, presque entirement absorbe par Lucien. Madame Chardon et sa fille ve croyaient en Lucien comme la femme de Mahomet crut en son mari ; leur dvouement son avenir tait sans bornes. Cette pauvre famille demeurait lHoumeau dans un logement lou pour une trs modique somme par le successeur de monsieur Chardon, et situ au fond dune cour intrieure, au-dessus du laboratoire. Lucien y occupait une misrable chambre en mansarde. Stimul par un pre qui, passionn pour les sciences naturelles, lavait dabord pouss dans cette voie, Lucien fut un des plus brillants lves du collge dAngoulme, o il se trouvait en troisime lorsque Schard y finissait ses tudes.

    Quand le hasard fit rencontrer les deux camarades de collge, Lucien, fatigu de boire la grossire coupe de la misre, tait sur le point

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  • de prendre un de ces partis extrmes auxquels on se dcide vingt ans. Quarante francs par mois que David donna gnreusement Lucien en soffrant lui apprendre le mtier de prote, quoiquun prote lui ft parfaitement inutile, sauva Lucien de son dsespoir. Les liens de leur amiti de collge ainsi renouvels se resserrrent bientt par les similitudes de leurs destines et par les diffrences de leurs caractres. Tous deux, lesprit gros de plusieurs fortunes, ils possdaient cette haute intelligence qui met lhomme de plain-pied avec toutes les sommits, et se voyaient jets au fond de la socit. Cette injustice du sort fut un lien puissant. Puis tous deux taient arrivs la posie par une pente diffrente. Quoique destin aux spculations les plus leves des sciences naturelles, Lucien se portait avec ardeur vers la gloire littraire ; tandis que David, que son gnie mditatif prdisposait la posie, inclinait par got vers les sciences exactes. Cette interposition des rles engendra comme une fraternit spirituelle. Lucien communiqua bientt David les hautes vues quil tenait de son pre sur les applications de la

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  • science lindustrie, et David fit apercevoir Lucien les routes nouvelles o il devait sengager dans la littrature pour sy faire un nom et une fortune. Lamiti de ces deux jeunes gens devint en peu de jours une de ces passions qui ne naissent quau sortir de ladolescence. David entrevit bientt la belle ve, et sen prit, comme se prennent les esprits mlancoliques et mditatifs. LEt nunc et semper et in scula sculorum de la liturgie est la devise de ces sublimes potes inconnus dont les uvres consistent en de magnifiques popes enfantes et perdues entre deux curs ! Quand lamant eut pntr le secret des esprances que la mre et la sur de Lucien mettaient en ce beau front de pote, quand leur dvouement aveugle lui fut connu, il trouva doux de se rapprocher de sa matresse en partageant ses immolations et ses esprances. Lucien fut donc pour David un frre choisi. Comme les Ultras qui voulaient tre plus royalistes que le roi, David outra la foi que la mre et la sur de Lucien avaient en son gnie, il le gta comme une mre gte son enfant. Durant une de ces conversations o, presss par le dfaut

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  • dargent qui leur liait les mains, ils ruminaient, comme tous les jeunes gens, les moyens de raliser une prompte fortune en secouant tous les arbres dj dpouills par les premiers venus sans en obtenir de fruits, Lucien se souvint de deux ides mises par son pre. Monsieur Chardon avait parl de rduire de moiti le prix du sucre par lemploi dun nouvel agent chimique, et de diminuer dautant le prix du papier, en tirant de lAmrique certaines matires vgtales analogues celles dont se servent les Chinois et qui cotaient peu. David sempara de cette ide en y voyant une fortune, et considra Lucien comme un bienfaiteur envers lequel il ne pourrait jamais sacquitter.

    Chacun devine combien les penses dominantes et la vie intrieure des deux amis les rendaient impropres grer une imprimerie. Loin de rapporter quinze vingt mille francs, comme celle des frres Cointet, imprimeurs-libraires de lvch, propritaires du Courrier de la Charente, dsormais le seul journal du dpartement, limprimerie de Schard fils produisait peine trois cents francs par mois, sur

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  • lesquels il fallait prlever le traitement du prote, les gages de Marion, les impositions, le loyer, ce qui rduisait David une centaine de francs par mois. Des hommes actifs et industrieux auraient renouvel les caractres, achet des presses en fer, se seraient procur dans la librairie parisienne des ouvrages quils eussent imprims bas prix ; mais le matre et le prote, perdus dans les absorbants travaux de lintelligence, se contentaient des ouvrages que leur donnaient leurs derniers clients. Les frres Cointet avaient fini par connatre le caractre et les murs de David, ils ne le calomniaient plus ; au contraire, une sage politique leur conseillait de laisser vivoter cette imprimerie, et de lentretenir dans une honnte mdiocrit, pour quelle ne tombt point entre les mains de quelque redoutable antagoniste ; ils y envoyaient eux-mmes les ouvrages dits de ville. Ainsi, sans le savoir, David Schard nexistait, commercialement parlant, que par un habile calcul de ses concurrents. Heureux de ce quils nommaient sa manie, les Cointet avaient pour lui des procds en apparence pleins de droiture et de loyaut ;

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  • mais ils agissaient, en ralit, comme ladministration des Messageries, lorsquelle simule une concurrence pour en viter une vritable.

    Lextrieur de la maison Schard tait en harmonie avec la crasse avarice qui rgnait lintrieur, o le vieil ours navait jamais rien rpar. La pluie, le soleil, les intempries de chaque saison avaient donn laspect dun vieux tronc darbre la porte de lalle, tant elle tait sillonne de fentes ingales. La faade, mal btie en pierres et en briques mles sans symtrie, semblait plier sous le poids dun toit vermoulu surcharg de ces tuiles creuses qui composent toutes les toitures dans le midi de la France. Le vitrage vermoulu tait garni de ces normes volets maintenus par les paisses traverses quexige la chaleur du climat. Il et t difficile de trouver dans tout Angoulme une maison aussi lzarde que celle-l, qui ne tenait plus que par la force du ciment. Imaginez cet atelier clair aux deux extrmits, sombre au milieu, ses murs couverts daffiches, brunis en bas par le contact des ouvriers qui y avaient roul depuis trente ans,

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  • son attirail de cordes au plancher, ses piles de papier, ses vieilles presses, ses tas de pavs charger les papiers tremps, ses rangs de casses, et au bout les deux cages o, chacun de leur ct, se tenaient le matre et le prote ; vous comprendrez alors lexistence des deux amis.

    En 1821, dans les premiers jours du mois de mai, David et Lucien taient prs du vitrage de la cour au moment o, vers deux heures, leurs quatre ou cinq ouvriers quittrent latelier pour aller dner. Quand le matre vit son apprenti fermant la porte sonnette qui donnait sur la rue, il emmena Lucien dans la cour, comme si la senteur des papiers, des encriers, des presses et des vieux bois lui et t insupportable. Tous deux sassirent sous un berceau do leurs yeux pouvaient voir quiconque entrerait dans latelier. Les rayons du soleil qui se jouaient dans les pampres de la treille caressrent les deux potes en les enveloppant de sa lumire comme dune aurole. Le contraste produit par lopposition de ces deux caractres et de ces deux figures fut alors si rigoureusement accus, quil aurait sduit la brosse dun grand peintre. David avait les

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  • formes que donne la nature aux tres destins de grandes luttes, clatantes ou secrtes. Son large buste tait flanqu par de fortes paules en harmonie avec la plnitude de toutes ses formes. Son visage, brun de ton, color, gras, support par un gros cou, envelopp dune abondante fort de cheveux noirs, ressemblait au premier abord celui des chanoines chants par Boileau ; mais un second examen vous rvlait dans les sillons des lvres paisses, dans la fossette du menton, dans la tournure dun nez carr, fendu par un mplat tourment, dans les yeux surtout ! le feu continu dun unique amour, la sagacit du penseur, lardente mlancolie dun esprit qui pouvait embrasser les deux extrmits de lhorizon, en en pntrant toutes les sinuosits, et qui se dgotait facilement des jouissances tout idales en y portant les clarts de lanalyse. Si lon devinait dans cette face les clairs du gnie qui slance, on voyait aussi les cendres auprs du volcan ; lesprance sy teignait dans un profond sentiment du nant social o la naissance obscure et le dfaut de fortune maintiennent tant desprits suprieurs. Auprs du pauvre imprimeur, qui

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  • son tat, quoique si voisin de lintelligence, donnait des nauses, auprs de ce Silne lourdement appuy sur lui-mme qui buvait longs traits dans la coupe de la science et de la posie, en senivrant afin doublier les malheurs de la vie de province, Lucien se tenait dans la pose gracieuse trouve par les sculpteurs pour le Bacchus indien. Son visage avait la distinction des lignes de la beaut antique : ctait un front et un nez grecs, la blancheur veloute des femmes, des yeux noirs tant ils taient bleus, des yeux pleins damour, et dont le blanc le disputait en fracheur celui dun enfant. Ces beaux yeux taient surmonts de sourcils comme tracs par un pinceau chinois et bords de longs cils chtains. Le long des joues brillait un duvet soyeux dont la couleur sharmoniait celle dune blonde chevelure naturellement boucle. Une suavit divine respirait dans ses tempes dun blanc dor. Une incomparable noblesse tait empreinte dans son menton court, relev sans brusquerie. Le sourire des anges tristes errait sur ses lvres de corail rehausses par de belles dents. Il avait les mains de lhomme bien n, des

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  • mains lgantes, un signe desquelles les hommes devaient obir et que les femmes aiment baiser. Lucien tait mince et de taille moyenne. voir ses pieds, un homme aurait t dautant plus tent de le prendre pour une jeune fille dguise, que, semblable la plupart des hommes fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformes comme celles dune femme. Cet indice, rarement trompeur, tait vrai chez Lucien, que la pente de son esprit remuant amenait souvent, quand il analysait ltat actuel de la socit, sur le terrain de la dpravation particulire aux diplomates qui croient que le succs est la justification de tous les moyens, quelque honteux quils soient. Lun des malheurs auxquels sont soumises les grandes intelligences, cest de comprendre forcment toutes choses, les vices aussi bien que les vertus.

    Ces deux jeunes gens jugeaient la socit dautant plus souverainement quils sy trouvaient placs plus bas, car les hommes mconnus se vengent de lhumilit de leur position par la hauteur de leur coup dil. Mais aussi leur dsespoir tait dautant plus amer

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  • quils allaient ainsi plus rapidement o les portait leur vritable destine. Lucien avait beaucoup lu, beaucoup compar ; David avait beaucoup pens, beaucoup mdit. Malgr les apparences dune sant vigoureuse et rustique, limprimeur tait un gnie mlancolique et maladif, il doutait de lui-mme ; tandis que Lucien, dou dun esprit entreprenant, mais mobile, avait une audace en dsaccord avec sa tournure molle, presque dbile, mais pleine de grces fminines. Lucien avait au plus haut degr le caractre gascon, hardi, brave, aventureux, qui sexagre le bien et amoindrit le mal, qui ne recule point devant une faute sil y a profit, et qui se moque du vice sil sen fait un marchepied. Ces dispositions dambitieux taient alors comprimes par les belles illusions de la jeunesse, par lardeur qui le portait vers les nobles moyens que les hommes amoureux de gloire emploient avant tous les autres. Il ntait encore aux prises quavec ses dsirs et non avec les difficults de la vie, avec sa propre puissance et non avec la lchet des hommes, qui est dun fatal exemple pour les esprits mobiles. Vivement sduit par le brillant de lesprit de Lucien, David

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  • ladmirait tout en rectifiant les erreurs dans lesquelles le jetait la furie franaise. Cet homme juste avait un caractre timide en dsaccord avec sa forte constitution, mais il ne manquait point de la persistance des hommes du Nord. Sil entrevoyait toutes les difficults, il se promettait de les vaincre sans se rebuter ; et, sil avait la fermet dune vertu vraiment apostolique, il la temprait par les grces dune inpuisable indulgence. Dans cette amiti dj vieille, lun des deux aimait avec idoltrie, et ctait David. Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aime. David obissait avec plaisir. La beaut physique de son ami comportait une supriorit quil acceptait en se trouvant lourd et commun.

    Au buf lagriculture patiente, loiseau la vie insouciante, se disait limprimeur. Je serai le buf, Lucien sera laigle.

    Depuis environ trois ans, les deux amis avaient donc confondu leurs destines si brillantes dans lavenir. Ils lisaient les grandes uvres qui apparurent depuis la paix sur lhorizon littraire et scientifique, les ouvrages de

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  • Schiller, de Gthe, de lord Byron, de Walter Scott, de Jean Paul, de Berzlius, de Davy, de Cuvier, de Lamartine, etc. Ils schauffaient ces grands foyers, ils sessayaient en des uvres avortes ou prises, quittes et reprises avec ardeur. Ils travaillaient continuellement sans lasser les inpuisables forces de la jeunesse. galement pauvres, mais dvors par lamour de lart et de la science, ils oubliaient la misre prsente en soccupant jeter les fondements de leur renomme.

    Lucien, sais-tu ce que je viens de recevoir de Paris ? dit limprimeur en tirant de sa poche un petit volume in-18. coute !

    David lut, comme savent lire les potes, lidylle dAndr de Chnier intitule Nre, puis celle du Jeune Malade, puis llgie sur le suicide, celle dans le got ancien, et les deux derniers ambes.

    Voil donc ce quest Andr de Chnier ? scria Lucien plusieurs reprises. Il est dsesprant, rptait-il pour la troisime fois quand David trop mu pour continuer lui laissa

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  • prendre le volume. Un pote retrouv par un pote ! dit-il en

    voyant la signature de la prface. Aprs avoir produit ce volume, reprit David,

    Chnier croyait navoir rien fait qui ft digne dtre publi.

    Lucien lut son tour lpique morceau de lAveugle et plusieurs lgies. Quand il tomba sur le fragment :

    Sils nont point de bonheur, en est-il sur la terre ?

    il baisa le livre, et les deux amis pleurrent, car tous deux aimaient avec idoltrie. Les pampres staient colors, les vieux murs de la maison, fendills, bossus, ingalement traverss par dignobles lzardes, avaient t revtus de cannelures, de bossages, de bas-reliefs et des innombrables chefs-duvre de je ne sais quelle architecture par les doigts dune fe. La Fantaisie avait secou ses fleurs et ses rubis sur la petite cour obscure. La Camille dAndr Chnier tait devenue pour David son ve adore, et pour Lucien une grande dame quil courtisait. La

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  • Posie avait secou les pans majestueux de sa robe toile sur latelier o grimaaient les singes et les ours de la typographie. Cinq heures sonnaient, mais les deux amis navaient ni faim ni soif ; la vie leur tait un rve dor, ils avaient tous les trsors de la terre leurs pieds, ils apercevaient ce coin dhorizon bleutre indiqu du doigt par lEsprance ceux dont la vie est orageuse, et auxquels sa voix de sirne dit : Allez, volez, vous chapperez au malheur par cet espace dor, dargent ou dazur. En ce moment lapprenti de limprimerie ouvrit la petite porte vitre qui donnait de latelier dans la cour, et dsigna les deux amis un inconnu qui savana vers eux en les saluant.

    Monsieur, dit-il David en tirant de sa poche un norme cahier, voici un mmoire que je dsirerais faire imprimer, voudriez-vous valuer ce quil cotera ?

    Monsieur, nous nimprimons pas des manuscrits si considrables, rpondit David sans regarder le cahier, voyez messieurs Cointet.

    Mais nous avons cependant un trs joli

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  • caractre qui pourrait convenir, reprit Lucien en prenant le manuscrit. Il faudrait que vous eussiez la complaisance de revenir demain, et de nous laisser votre ouvrage pour estimer les frais dimpression.

    Nest-ce pas monsieur Lucien Chardon que jai lhonneur...

    Oui, monsieur, rpondit le prote. Je suis heureux, monsieur, dit lauteur,

    davoir pu rencontrer un jeune pote promis de si belles destines. Je suis envoy par madame de Bargeton.

    En entendant ce nom, Lucien rougit et balbutia quelques mots pour exprimer sa reconnaissance de lintrt que lui portait madame de Bargeton. David remarqua la rougeur et lembarras de son ami, quil laissa soutenant la conversation avec le gentilhomme campagnard, auteur dun mmoire sur la culture des vers soie, et que la vanit poussait se faire imprimer pour pouvoir tre lu par ses collgues de la Socit dagriculture.

    Eh bien ! Lucien, dit David quand le

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  • gentilhomme sen alla, aimerais-tu madame de Bargeton ?

    perdument ! Mais vous tes plus spars lun de lautre

    par les prjugs que si vous tiez, elle Pkin, toi dans le Groenland.

    La volont de deux amants triomphe de tout, dit Lucien en baissant les yeux.

    Tu nous oublieras, rpondit le craintif amant de la belle ve.

    Peut-tre tai-je, au contraire, sacrifi ma matresse, scria Lucien.

    Que veux-tu dire ? Malgr mon amour, malgr les divers

    intrts qui me portent mimpatroniser chez elle, je lui ai dit que je ny retournerais jamais si un homme de qui les talents taient suprieurs aux miens, dont lavenir devait tre glorieux, si David Schard, mon frre, mon ami, ny tait reu. Je dois trouver une rponse la maison. Mais quoique tous les aristocrates soient invits ce soir pour mentendre lire des vers, si la

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  • rponse est ngative, je ne remettrai jamais les pieds chez madame de Bargeton.

    David serra violemment la main de Lucien, aprs stre essuy les yeux. Six heures sonnrent.

    ve doit tre inquite, adieu, dit brusquement Lucien.

    Il schappa, laissant David en proie lune de ces motions que lon ne sent aussi compltement qu cet ge, surtout dans la situation o se trouvaient ces deux jeunes cygnes auxquels la vie de province navait pas encore coup les ailes.

    Cur dor ! scria David en accompagnant de lil Lucien qui traversait latelier.

    Lucien descendit lHoumeau par la belle promenade de Beaulieu, par la rue du Minage et la porte Saint-Pierre. Sil prenait ainsi le chemin le plus long, dites-vous que la maison de madame de Bargeton tait situe sur cette route. Il prouvait tant de plaisir passer sous les fentres de cette femme, mme son insu, que depuis deux mois il ne revenait plus lHoumeau par la

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  • porte Palet.En arrivant sous les arbres de Beaulieu, il

    contempla la distance qui sparait Angoulme de lHoumeau. Les murs du pays avaient lev des barrires morales bien autrement difficiles franchir que les rampes par o descendait Lucien. Le jeune ambitieux qui venait de sintroduire dans lhtel de Bargeton en jetant la gloire comme un pont volant entre la ville et le faubourg, tait inquiet de la dcision de sa matresse comme un favori qui craint une disgrce aprs avoir essay dtendre son pouvoir. Ces paroles doivent paratre obscures ceux qui nont pas encore observ les murs particulires aux cits divises en ville haute et ville basse ; mais il est dautant plus ncessaire dentrer ici dans quelques explications sur Angoulme, quelles feront comprendre madame de Bargeton, un des personnages les plus importants de cette histoire.

    Angoulme est une vieille ville, btie au sommet dune roche en pain de sucre qui domine les prairies o se roule la Charente. Ce rocher

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  • tient vers le Prigord une longue colline quil termine brusquement sur la route de Paris Bordeaux, en formant une sorte de promontoire dessin par trois pittoresques valles. Limportance quavait cette ville au temps des guerres religieuses est atteste par ses remparts, par ses portes et par les restes dune forteresse assise sur le piton du rocher. Sa situation en faisait jadis un point stratgique galement prcieux aux catholiques et aux calvinistes ; mais sa force dautrefois constitue sa faiblesse aujourdhui : en lempchant de staler sur la Charente, ses remparts et la pente trop rapide du rocher lont condamne la plus funeste immobilit. Vers le temps o cette histoire sy passa, le gouvernement essayait de pousser la ville vers le Prigord en btissant le long de la colline le palais de la prfecture, une cole de marine, des tablissements militaires, en prparant des routes. Mais le commerce avait pris les devants ailleurs. Depuis longtemps le bourg de lHoumeau stait agrandi comme une couche de champignons au pied du rocher et sur les bords de la rivire, le long de laquelle passe la

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  • grande route de Paris Bordeaux. Personne nignore la clbrit des papeteries dAngoulme, qui, depuis trois sicles, staient forcment tablies sur la Charente et sur ses affluents o elles trouvrent des chutes deau. Ltat avait fond Ruelle sa plus considrable fonderie de canons pour la marine. Le roulage, la poste, les auberges, le charronnage, les entreprises de voitures publiques, toutes les industries qui vivent par la route et par la rivire, se grouprent au bas dAngoulme pour viter les difficults que prsentent ses abords. Naturellement les tanneries, les blanchisseries, tous les commerces aquatiques restrent la porte de la Charente ; puis les magasins deaux-de-vie, les dpts de toutes les matires premires voitures par la rivire, enfin tout le transit borda la Charente de ses tablissements. Le faubourg de lHoumeau devint donc une ville industrieuse et riche, une seconde Angoulme que jalousa la ville haute o restrent le gouvernement, lvch, la justice, laristocratie. Ainsi, lHoumeau, malgr son active et croissante puissance, ne fut quune annexe dAngoulme. En haut la noblesse et le

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  • pouvoir, en bas le commerce et largent ; deux zones sociales constamment ennemies en tous lieux ; aussi est-il difficile de deviner qui des deux villes hait le plus sa rivale. La Restauration avait depuis neuf ans aggrav cet tat de choses assez calme sous lEmpire. La plupart des maisons du Haut-Angoulme sont habites ou par des familles nobles ou par dantiques familles bourgeoises qui vivent de leurs revenus, et composent une sorte de nation autochtone dans laquelle les trangers ne sont jamais reus. peine si, aprs deux cents ans dhabitation, si aprs une alliance avec lune des familles primordiales, une famille venue de quelque province voisine se voit adopte ; aux yeux des indignes elle semble tre arrive dhier dans le pays. Les prfets, les receveurs gnraux, les administrations qui se sont succd depuis quarante ans, ont tent de civiliser ces vieilles familles perches sur leur roche comme des corbeaux dfiants : les familles ont accept leurs ftes et leurs dners ; mais quant les admettre chez elles, elles sy sont refuses constamment. Moqueuses, dnigrantes, jalouses, avares, elles se

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  • marient entre elles, se forment en bataillon serr pour ne laisser ni sortir ni entrer personne ; les crations du luxe moderne, elles les ignorent. Pour elles, envoyer un enfant Paris, cest vouloir le perdre. Cette prudence peint les murs et les coutumes arrires de ces maisons atteintes dun royalisme inintelligent, entiches de dvotion plutt que religieuses, qui toutes vivent immobiles comme leur ville et son rocher. Angoulme jouit cependant dune grande rputation dans les provinces adjacentes pour lducation quon y reoit. Les villes voisines y envoient leurs filles dans les pensions et dans les couvents. Il est facile de concevoir combien lesprit de caste influe sur les sentiments qui divisent Angoulme et lHoumeau. Le commerce est riche, la noblesse est gnralement pauvre ; lune se venge de lautre par un mpris gal des deux cts. La bourgeoisie dAngoulme pouse cette querelle. Le marchand de la haute ville dit dun ngociant du faubourg, avec un accent indfinissable : Cest un homme de lHoumeau ! En dessinant la position de la noblesse en France et lui donnant des esprances

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  • qui ne pouvaient se raliser sans un bouleversement gnral, la Restauration tendit la distance morale qui sparait, encore plus fortement que la distance locale, Angoulme de lHoumeau. La socit noble, unie alors au gouvernement, devint l plus exclusive quen tout autre endroit de la France. Lhabitant de lHoumeau ressemblait assez un paria. De l procdaient ces haines sourdes et profondes qui donnrent une effroyable unanimit linsurrection de 1830, et dtruisirent les lments dun durable tat social en France. La morgue de la noblesse de cour dsaffectionna du trne la noblesse de province, autant que celle-ci dsaffectionnait la bourgeoisie en en froissant toutes les vanits. Un homme de lHoumeau, fils dun pharmacien, introduit chez madame de Bargeton, tait donc une petite rvolution. Quels en taient les auteurs ? Lamartine et Victor Hugo, Casimir Delavigne et Jouy, Branger et Chateaubriand, Villemain et M. Aignan, Soumet et Tissot, tienne et dAvrigny, Benjamin Constant et La Mennais, Cousin et Michaud, enfin les vieilles aussi bien que les jeunes

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  • illustrations littraires, les libraux comme les royalistes. Madame de Bargeton aimait les arts et les lettres, got extravagant, manie hautement dplore dans Angoulme, mais quil est ncessaire de justifier en esquissant la vie de cette femme ne pour tre clbre, maintenue dans lobscurit par de fatales circonstances, et dont linfluence dtermina la destine de Lucien.

    Monsieur de Bargeton tait larrire-petit-fils dun jurat de Bordeaux, nomm Mirault, anobli sous Louis XIII par suite dun long exercice en sa charge. Sous Louis XIV, son fils, devenu Mirault de Bargeton, fut officier dans les Gardes de la porte, et fit un si grand mariage dargent, que, sous Louis XV, son fils fut appel purement et simplement monsieur de Bargeton. Ce monsieur de Bargeton, petit-fils de monsieur Mirault le Jurat, tint si fort se conduire en parfait gentilhomme, quil mangea tous les biens de la famille, et en arrta la fortune. Deux de ses frres, grands-oncles du Bargeton actuel, redevinrent ngociants, en sorte quil se trouve des Mirault dans le commerce Bordeaux. Comme la terre de Bargeton, situe en Angoumois dans la

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  • mouvance du fief de La Rochefoucauld, tait substitue, ainsi quune maison dAngoulme, appele lhtel de Bargeton, le petit-fils de monsieur de Bargeton le Mangeur hrita de ces deux biens. En 1789 il perdit ses droits utiles, et neut plus que le revenu de la terre, qui valait environ six mille livres de rente. Si son grand-pre et suivi les glorieux exemples de Bargeton Ier et de Bargeton II, Bargeton V, qui peut se surnommer le Muet, aurait t marquis de Bargeton ; il se ft alli quelque grande famille, se serait trouv duc et pair comme tant dautres ; tandis quen 1805, il fut trs flatt dpouser mademoiselle Marie-Louise-Anas de Ngrepelisse, fille dun gentilhomme oubli depuis longtemps dans sa gentilhommire, quoiquil appartnt la branche cadette dune des plus antiques familles du Midi de la France. Il y eut un Ngrepelisse parmi les otages de saint Louis ; mais le chef de la branche ane porte lillustre nom dEspard, acquis sous Henri IV par un mariage avec lhritire de cette famille. Ce gentilhomme, cadet dun cadet, vivait sur le bien de sa femme, petite terre situe prs de

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  • Barbezieux, quil exploitait merveille en allant vendre son bl au march, brlant lui-mme son vin, et se moquant des railleries pourvu quil entasst des cus, et que de temps en temps il pt amplifier son domaine. Des circonstances assez rares au fond des provinces avaient inspir madame de Bargeton le got de la musique et de la littrature. Pendant la Rvolution, un abb Niollant, le meilleur lve de labb Roze, se cacha dans le petit castel dEscarbas, en y apportant son bagage de compositeur. Il avait largement pay lhospitalit du vieux gentilhomme en faisant lducation de sa fille, Anas, nomme Nas par abrviation, et qui sans cette aventure et t abandonne elle-mme ou, par un plus grand malheur, quelque mauvaise femme de chambre. Non seulement labb tait musicien, mais il possdait des connaissances tendues en littrature, il savait litalien et lallemand. Il enseigna donc ces deux langues et le contrepoint mademoiselle de Ngrepelisse ; il lui expliqua les grandes uvres littraires de la France, de lItalie et de lAllemagne, en dchiffrant avec elle la musique

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  • de tous les matres. Enfin, pour combattre le dsuvrement de la profonde solitude laquelle les condamnaient les vnements politiques, il lui apprit le grec et le latin, et lui donna quelque teinture des sciences naturelles. La prsence dune mre ne modifia point cette mle ducation chez une jeune personne dj trop porte lindpendance par la vie champtre. Labb Niollant, me enthousiaste et potique, tait surtout remarquable par lesprit particulier aux artistes qui comporte plusieurs prisables qualits, mais qui slve au-dessus des ides bourgeoises par la libert des jugements et par ltendue des aperus. Si, dans le monde, cet esprit se fait pardonner ses tmrits par son originale profondeur, il peut sembler nuisible dans la vie prive par les carts quil inspire. Labb ne manquait point de cur, ses ides furent donc contagieuses pour une jeune fille chez qui lexaltation naturelle aux jeunes personnes se trouvait corrobore par la solitude de la campagne. Labb Niollant communiqua sa hardiesse dexamen et sa facilit de jugement son lve, sans songer que ces qualits si

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  • ncessaires un homme deviennent des dfauts chez une femme destine aux humbles occupations dune mre de famille. Quoique labb recommandt continuellement son lve dtre dautant plus gracieuse et modeste, que son savoir tait plus tendu, mademoiselle de Ngrepelisse prit une excellente opinion delle-mme, et conut un robuste mpris pour lhumanit. Ne voyant autour delle que des infrieurs et des gens empresss de lui obir, elle eut la hauteur des grandes dames, sans avoir les douces fourberies de leur politesse. Flatte dans toutes ses vanits par un pauvre abb qui sadmirait en elle comme un auteur dans son uvre, elle eut le malheur de ne rencontrer aucun point de comparaison qui laidt se juger. Le manque de compagnie est un des plus grands inconvnients de la vie de campagne. Faute de rapporter aux autres les petits sacrifices exigs par le maintien et la toilette, on perd lhabitude de se gner pour autrui. Tout en nous se vicie alors, la forme et lesprit. Ntant pas rprime par le commerce de la socit, la hardiesse des ides de mademoiselle de Ngrepelisse passa dans ses

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  • manires, dans son regard ; elle eut cet air cavalier qui parat au premier abord original, mais qui ne sied quaux femmes de vie aventureuse. Ainsi cette ducation, dont les asprits se seraient polies dans les hautes rgions sociales, devait la rendre ridicule Angoulme, alors que ses adorateurs cesseraient de diviniser des erreurs, gracieuses pendant la jeunesse seulement. Quant monsieur de Ngrepelisse, il aurait donn tous les livres de sa fille pour sauver un buf malade ; car il tait si avare quil ne lui aurait pas accord deux liards au-del du revenu auquel elle avait droit, quand mme il et t question de lui acheter la bagatelle la plus ncessaire son ducation. Labb mourut en 1802, avant le mariage de sa chre enfant, mariage quil aurait sans doute dconseill. Le vieux gentilhomme se trouva bien empch de sa fille quand labb fut mort. Il se sentit trop faible pour soutenir la lutte qui allait clater entre son avarice et lesprit indpendant de sa fille inoccupe. Comme toutes les jeunes personnes sorties de la route trace o doivent cheminer les femmes, Nas avait jug le mariage

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  • et sen souciait peu. Elle rpugnait soumettre son intelligence et sa personne aux hommes sans valeur et sans grandeur personnelle quelle avait pu rencontrer. Elle voulait commander, et devait obir. Entre obir des caprices grossiers, des esprits sans indulgence pour ses gots, et senfuir avec un amant qui lui plairait, elle naurait pas hsit. Monsieur de Ngrepelisse tait encore assez gentilhomme pour craindre une msalliance. Comme beaucoup de pres, il se rsolut marier sa fille, moins pour elle que pour sa propre tranquillit. Il lui fallait un noble ou un gentilhomme peu spirituel, incapable de chicaner sur le compte de tutelle quil voulait rendre sa fille, assez nul desprit et de volont pour que Nas pt se conduire sa fantaisie, assez dsintress pour lpouser sans dot. Mais comment trouver un gendre qui convnt galement au pre et la fille ? Un pareil homme tait le phnix des gendres. Dans ce double intrt, monsieur de Ngrepelisse tudia les hommes de la province, et monsieur de Bargeton lui parut tre le seul qui rpondt son programme. Monsieur de Bargeton,

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  • quadragnaire fort endommag par les dissipations de sa jeunesse, tait accus dune remarquable impuissance desprit ; mais il lui restait prcisment assez de bon sens pour grer sa fortune, et assez de manires pour demeurer dans le monde dAngoulme sans y commettre ni gaucheries ni sottises. Monsieur de Ngrepelisse expliqua tout crment sa fille la valeur ngative du mari-modle quil lui proposait, et lui fit apercevoir le parti quelle en pouvait tirer pour son propre bonheur : elle pousait un nom. Elle achetait un chaperon, elle conduirait son gr sa fortune labri dune raison sociale, et laide des liaisons que son esprit et sa beaut lui procureraient Paris. Nas fut sduite par la perspective dune semblable libert. Monsieur de Bargeton crut faire un brillant mariage, en estimant que son beau-pre ne tarderait pas lui laisser la terre quil arrondissait avec amour ; mais en ce moment Monsieur de Ngrepelisse paraissait devoir crire lpitaphe de son gendre.

    Madame de Bargeton se trouvait alors ge de trente-six ans et son mari en avait cinquante-huit. Cette disparit choquait dautant plus que

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  • monsieur de Bargeton semblait avoir soixante-dix ans, tandis que sa femme pouvait impunment jouer la jeune fille, se mettre en rose, ou se coiffer lenfant. Quoique leur fortune nexcdt pas douze mille livres de rente, elle tait classe parmi les six fortunes les plus considrables de la vieille ville, les ngociants et les administrateurs excepts. La ncessit de cultiver leur pre, dont madame de Bargeton attendait lhritage pour aller Paris, et qui le fit si bien attendre que son gendre mourut avant lui, fora monsieur et madame de Bargeton dhabiter Angoulme, o les brillantes qualits desprit et les richesses brutes caches dans le cur de Nas devaient se perdre sans fruit, et se changer avec le temps en ridicules. En effet, nos ridicules sont en grande partie causs par un beau sentiment, par des vertus ou par des facults portes lextrme. La fiert que ne modifie pas lusage du grand monde devient de la roideur en se dployant sur de petites choses au lieu de sagrandir dans un cercle de sentiments levs. Lexaltation, cette vertu dans la vertu, qui engendre les saintes, qui inspire les dvouements cachs et les clatantes posies,

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  • devient de lexagration en se prenant aux riens de la province. Loin du centre o brillent les grands esprits, o lair est charg de penses, o tout se renouvelle, linstruction vieillit, le got se dnature comme une eau stagnante. Faute dexercice, les passions se rapetissent en grandissant des choses minimes. L est la raison de lavarice et du commrage qui empestent la vie de province. Bientt, limitation des ides troites et des manires mesquines gagne la personne la plus distingue. Ainsi prissent des hommes ns grands, des femmes qui, redresses par les enseignements du monde et formes par des esprits suprieurs, eussent t charmantes. Madame de Bargeton prenait la lyre propos dune bagatelle, sans distinguer les posies personnelles des posies publiques. Il est en effet des sensations incomprises quil faut garder pour soi-mme. Certes, un coucher de soleil est un grand pome, mais une femme nest-elle pas ridicule en le dpeignant grands mots devant des gens matriels ? Il sy rencontre de ces volupts qui ne peuvent se savourer qu deux, pote pote, cur cur. Elle avait le dfaut

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  • demployer de ces immenses phrases bardes de mots emphatiques, si ingnieusement nommes des tartines dans largot du journalisme qui tous les matins en taille ses abonns de fort peu digrables, et que nanmoins ils avalent. Elle prodiguait dmesurment des superlatifs qui chargeaient sa conversation o les moindres choses prenaient des proportions gigantesques. Ds cette poque elle commenait tout typiser, individualiser, synthtiser, dramatiser, suprioriser, analyser, potiser, prosaser, colossifier, angliser, nologiser et tragiquer ; car il faut violer pour un moment la langue, afin de peindre des travers nouveaux que partagent quelques femmes. Son esprit senflammait dailleurs comme son langage. Le dithyrambe tait dans son cur et sur ses lvres. Elle palpitait, elle se pmait, elle senthousiasmait pour tout vnement : pour le dvouement dune sur grise et lexcution des frres Faucher, pour lIpsibo de monsieur dArlincourt comme pour lAnaconda de Lewis, pour lvasion de Lavalette comme pour une de ses amies qui avait mis des voleurs en fuite en faisant la grosse voix. Pour

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  • elle, tout tait sublime, extraordinaire, trange, divin, merveilleux. Elle sanimait, se courrouait, sabattait sur elle-mme, slanait, retombait, regardait le ciel ou la terre ; ses yeux se remplissaient de larmes. Elle usait sa vie en de perptuelles admirations et se consumait en dtranges ddains. Elle concevait le pacha de Janina, elle aurait voulu lutter avec lui dans son srail, et trouvait quelque chose de grand tre cousue dans un sac et jete leau. Elle enviait lady Esther Stanhope, ce bas-bleu du dsert. Il lui prenait envie de se faire sur de Sainte-Camille et daller mourir de la fivre jaune Barcelone en soignant les malades : ctait l une grande, une noble destine ! Enfin, elle avait soif de tout ce qui ntait pas leau claire de sa vie, cache entre les herbes. Elle adorait lord Byron, Jean-Jacques Rousseau, toutes les existences potiques et dramatiques. Elle avait des larmes pour tous les malheurs et des fanfares pour toutes les victoires. Elle sympathisait avec Napolon vaincu, elle sympathisait avec Mhmet-Ali massacrant les tyrans de lgypte. Enfin elle revtait les gens de gnie dune aurole, et croyait quils vivaient de

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  • parfums et de lumire. beaucoup de personnes, elle paraissait une folle dont la folie tait sans danger ; mais, certes, quelque perspicace observateur, ces choses eussent sembl les dbris dun magnifique amour croul aussitt que bti, les restes dune Jrusalem cleste, enfin lamour sans lamant. Et ctait vrai. Lhistoire des dix-huit premires annes du mariage de madame de Bargeton peut scrire en peu de mots. Elle vcut pendant quelque temps de sa propre substance et desprances lointaines. Puis, aprs avoir reconnu que la vie de Paris, laquelle elle aspirait, lui tait interdite par la mdiocrit de sa fortune, elle se prit examiner les personnes qui lentouraient, et frmit de sa solitude. Il ne se trouvait autour delle aucun homme qui pt lui inspirer une de ces folies auxquelles les femmes se livrent, pousses par le dsespoir que leur cause une vie sans issue, sans vnement, sans intrt. Elle ne pouvait compter sur rien, pas mme sur le hasard, car il y a des vies sans hasard. Au temps o lEmpire brillait de toute sa gloire, lors du passage de Napolon en Espagne, o il envoyait la fleur de ses troupes, les esprances de cette

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  • femme, trompes jusqualors, se rveillrent. La curiosit la poussa naturellement contempler ces hros qui conquraient lEurope sur un mot mis lordre du jour, et qui renouvelaient les fabuleux exploits de la chevalerie. Les villes les plus avaricieuses et les plus rfractaires taient obliges de fter la Garde impriale, au-devant de laquelle allaient les maires et les prfets, une harangue en bouche, comme pour la Royaut. Madame de Bargeton, venue une redoute offerte par un rgiment la ville, sprit dun gentilhomme, simple sous-lieutenant qui le rus Napolon avait montr le bton de marchal de France. Cette passion contenue, noble, grande, et qui contrastait avec les passions alors si facilement noues et dnoues, fut chastement consacre par la main de la mort. Wagram, un boulet de canon crasa sur le cur du marquis de Cante-Croix le seul portrait qui attestt la beaut de madame de Bargeton. Elle pleura longtemps ce beau jeune homme, qui en deux campagnes tait devenu colonel, chauff par la gloire, par lamour, et qui mettait une lettre de Nas au-dessus des distinctions impriales. La douleur

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  • jeta sur la figure de cette femme un voile de tristesse. Ce nuage ne se dissipa qu lge terrible o la femme commence regretter ses belles annes passes sans quelle en ait joui, o elle voit ses roses se faner, o les dsirs damour renaissent avec lenvie de prolonger les derniers sourires de la jeunesse. Toutes ses supriorits firent plaie dans son me au moment o le froid de la province la saisit. Comme lhermine, elle serait morte de chagrin si, par hasard, elle se ft souille au contact dhommes qui ne pensaient qu jouer quelques sous le soir, aprs avoir bien dn. Sa fiert la prserva des tristes amours de la province. Entre la nullit des hommes qui lentouraient et le nant, une femme si suprieure dut prfrer le nant. Le mariage et le monde furent donc pour elle un monastre. Elle vcut par la posie, comme la carmlite vit par la religion. Les ouvrages des illustres trangers jusqualors inconnus qui se publirent de 1815 1821, les grands traits de monsieur de Bonald et ceux de monsieur de Maistre, ces deux aigles penseurs, enfin les uvres moins grandioses de la littrature franaise qui poussa si vigoureusement

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  • ses premiers rameaux, lui embellirent sa solitude, mais nassouplirent ni son esprit ni sa personne. Elle resta droite et forte comme un arbre qui a soutenu un coup de foudre sans en tre abattu. Sa dignit se guinda, sa royaut la rendit prcieuse et quintessencie. Comme tous ceux qui se laissent adorer par des courtisans quelconques, elle trnait avec ses dfauts. Tel tait le pass de madame de Bargeton,