ibn taymiyya: “yazîd, fils de mu‘âwiya”. textes spirituels, n.s. xx

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1 Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. Nouvelle série XX. Yazīd, fils de Mu‘āwiya Yazīd devant la tête d’al-usayn 1 Comparé aux vingt années du califat de son père, Mu‘āwiya b. Abī Sufyān, le règne de Yazīd b. Mu‘āwiya fut bref : de 60/680 à sa mort à moins de quarante ans en 64/683. Ce règne marqua pourtant un tournant dans l’histoire des premiers temps de l’Islam, à plus d’un égard. D’une part, il consacra la transformation du califat en royauté héréditaire, Mu‘āwiya ayant organisé lui-même sa succession au profit de son fils. D’autre part, le massacre d’al-usayn b. ‘Alī, petit-fils du Prophète, et de sa famille à Karbalā’ dès l’intronisation de Yazīd précipita la division de la communauté en proto-Shī‘isme et proto- Sunnisme. Enfin, l’indifférence avec laquelle l’armée du souverain syrien, en 63/683, pilla Médine et assiégea La Mecque pour mater la sécession de ‘Abd Allāh b. Zubayr au Hedjaz préfigura la déchéance des deux villes saintes sur le plan politique. Selon l’encyclopédiste égyptien Amad b. ‘Alī al-Qalqashandī (m. 821/1418), Yazīd « était brun de peau et de grande taille, avait les cheveux crépus et de grands yeux d’un beau noir, des marques faites par la petite vérole sur le visage et une jolie barbe, peu fournie. Il avait séjourné dans le désert avec sa mère Maysūn, dans la tribu de celle-ci, les Banū Kalb, et avait appris d’eux à bien parler. Il disait de la poésie 2 . » Les auteurs musulmans classiques sont généralement d’ac- cord sur ce portrait physique de Yazīd, la qualité de sa langue arabe et ses dons de poète. Sa personnalité et son comportement, sa foi et sa politique font en revanche l’objet des controverses les plus vives et suscitent les jugements les plus tranchés, aujourd’hui comme hier 3 . 1. Détail d’un tableau en carreaux de céramique émaillée du couvent de derviches Moavenalmolk de Kirmānshāh (Iran, XIIIe/XIXe s.). Richement vêtu, Yazīd trône devant un trictrac ouvert et deux carafes, signes manifestes de sa vie dissolue. La tête d’al-usayn est posée sur un plateau près de son genou gauche, symboliquement représentée par un flamboiement. Yazīd est sur le point de la tapoter de la baguette qu’il tient dans la main gauche ; voir M. A. NEWID, Der schiitische Islam in Bildern. Rituale und Heilige, Munich, Avicenna, 2006, p. 263. Ce tableau illustre de manière typique la version shī‘ite des méfaits du calife umayyade après la tragédie de Karbalā’ ; voir aussi, pour comparaison, l’illustration, p. 8 de Y. MICHOT, Textes spirituels d’Ibn Taymiyya (Nouvelle série). XIX. Guerre civile (fitan) et refus de combattre, novembre 2015, sur internet, www.academia.edu ; les illus- trations ci-dessous, p. 4, 8 ; M. A. NEWID, Bildern, p. 259-260, 262. 2. A. b. ‘A. AL-QALQASHANDĪ, Ma’āthir al-ināfa fī ma‘ālim al- khilāfa, éd. ‘A. al-S. A. FARRĀJ, 13 t., Koweit, Maba‘at ukūmat al- Kuwayt, 1985, t. I, p. 115-116. 3. Voir notamment HOWARD, I. K. A, The History of al-abarī (Ta’rīkh al-rusul wa’l-mulūk). Vol. XIX: The Caliphate of Yazīd b. Il est vrai que le destin n’avait pas favorisé Yazīd. Né après 11/632, ce n’était pas un Compagnon de Muammad. Petit-fils à la fois d’Abū Sufyān et de Hind bint ‘Utba, non seulement il n’était pas Hāshimite comme le Prophète et ses descendants mais, beaucoup plus grave pour d’aucuns, il appartenait à une famille de notables qurayshites ayant longtemps lutté contre l’Islam naissant et ne s’étant convertie que juste avant la chute de La Mecque. Prêter allégeance à un tel per- sonnage, par ailleurs connu pour son amour des filles et du vin 4 , fut d’autant plus difficile pour certains qu’il ne manquait pas de candidats alternatifs au califat, aux titres et mérites plus réels, notamment dans la descendance directe du Prophète, tel al-usayn b. ‘Alī. Vu les susceptibilités religieuses, claniques et, même, régionales – le Hedjaz et l’Iraq contre la Syrie – un nouveau déchirement de la communauté était inévitable et se produisit effectivement 5 . Comme d’autres ulémas avant lui, le shaykh damascain Ibn Taymiyya eut à se prononcer sur ces événements dramatiques et leurs principaux acteurs. Il le fit dans divers fetwas ainsi qu’en d’autres écrits 6 . Dans le texte traduit ci-dessous, il s’interroge sur la meilleure position à adopter au sujet de Yazīd, eu égard à l’histoire comme à la religion. Il semble avancer dans son propos en trois temps : une typologie des positions des gens concernant ce calife ; puis un examen des motifs de ne pas maudire Yazīd, ni de l’aimer, ainsi que de ceux de le maudire ou de l’aimer ; enfin, l’évocation autobiographique d’une conversation sur le sujet avec un général mongol. Liens familiaux de Yazīd et d’al-usayn Ibn Taymiyya classe les avis des gens sur Yazīd d’une manière qui lui est familière : la distinction de deux extrêmes opposés, par nature déficients, et une via media, plus fidèle à l’Islam 7 . Les avis d’un Mu‘āwiyah. Translated and annotated (Albany: State University of New York Press, ‘Bibliotheca Persica’, 1990) ; J. E. LINDSAY, Cal- iphal and Moral Exemplar? ‘Ali Ibn ‘Asākir’s Portrait of Yazīd b. Mu‘āwiya, in Der Islam, 74, 1997, p. 250-278. 4. Le train de vie dissipé du jeune Yazīd était de notoriété publique. Selon une information rapportée par l’auteur pro-shī‘ite ‘Umar b. Shabba (m. 262/875) au moyen d’une chaîne imparfaite de transmet- teurs, Yazīd aurait même invité al-usayn à boire avec lui lors d’une rencontre à Médine (en 50/670 ?) ; voir J. E. LINDSAY, Exemplar, p. 269-272. 5. « La royauté (mulk) de Mu‘āwiya fut [à la fois] royauté et misé- ricorde. Quand Mu‘āwiya s’en alla – sur lui la miséricorde de Dieu ! – et qu’arriva l’émirat de Yazīd, se produisirent* durant celui-ci la crise (fitna) du meurtre d’al-usayn en Iraq et la crise des gens d’al-arra à Médine. Ils assiégèrent en outre La Mecque, quand ‘Abd Allāh b. Zubayr se souleva. Yazīd mourut ensuite, et la communauté se divisa : Ibn al-Zubayr au Hedjaz, les Banū l-akam en Syrie, les attaques d’al- Mukhtār b. Abī ‘Ubayd et d’autres en Iraq ; et cela, durant les derniers temps de l’époque des Compagnons » (IBN TAYMIYYA, MF, t. X, p. 356-357). * fa-jarat : wa jarat F 6. Voir notamment les deux fetwas traduits in Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XIX ; IBN TAYMIYYA, MF, t. III, p. 409-414 ; Minhāj al- sunnat al-nabawiyya, éd. M. R. SĀLIM, t. IV, p. 472-473, 517-588 ; MF, t. III, p. 409-410. 7. Une même classification des positions concernant Yazīd apparaît aussi dans le Minhāj, t. IV, p. 549-550, 553. Sur l’Islam comme religion du juste milieu, voir les textes taymiyyens traduits in

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Présentation et traduction intégrale par Yahya Michot (Hartford Seminary) d'un texte d'Ibn Taymiyya sur le deuxième calife umayyade, Yazîd b. Mu‘âwiya. Ce texte rapporte notamment une conversation entre Ibn Taymiyya et le général mongol Bûlây à Damas en 699/1300. En appendice, traduction du fetwa d'al-Ghazâlî sur Yazîd.

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Page 1: IBN TAYMIYYA: “Yazîd, fils de Mu‘âwiya”. Textes spirituels, N.S. XX

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Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. Nouvelle série XX. Yazīd, fils de Mu‘āwiya

Yazīd devant la tête d’al-Ḥusayn1

Comparé aux vingt années du califat de son père, Mu‘āwiya b. Abī Sufyān, le règne de Yazīd b. Mu‘āwiya fut bref : de 60/680 à sa mort à moins de quarante ans en 64/683. Ce règne marqua pourtant un tournant dans l’histoire des premiers temps de l’Islam, à plus d’un égard. D’une part, il consacra la transformation du califat en royauté héréditaire, Mu‘āwiya ayant organisé lui-même sa succession au profit de son fils. D’autre part, le massacre d’al-Ḥusayn b. ‘Alī, petit-fils du Prophète, et de sa famille à Karbalā’ dès l’intronisation de Yazīd précipita la division de la communauté en proto-Shī‘isme et proto-Sunnisme. Enfin, l’indifférence avec laquelle l’armée du souverain syrien, en 63/683, pilla Médine et assiégea La Mecque pour mater la sécession de ‘Abd Allāh b. Zubayr au Hedjaz préfigura la déchéance des deux villes saintes sur le plan politique.

Selon l’encyclopédiste égyptien Aḥmad b. ‘Alī al-Qalqashandī (m. 821/1418), Yazīd « était brun de peau et de grande taille, avait les cheveux crépus et de grands yeux d’un beau noir, des marques faites par la petite vérole sur le visage et une jolie barbe, peu fournie. Il avait séjourné dans le désert avec sa mère Maysūn, dans la tribu de celle-ci, les Banū Kalb, et avait appris d’eux à bien parler. Il disait de la poésie2. » Les auteurs musulmans classiques sont généralement d’ac-cord sur ce portrait physique de Yazīd, la qualité de sa langue arabe et ses dons de poète. Sa personnalité et son comportement, sa foi et sa politique font en revanche l’objet des controverses les plus vives et suscitent les jugements les plus tranchés, aujourd’hui comme hier3.

1. Détail d’un tableau en carreaux de céramique émaillée du couvent de derviches Moavenalmolk de Kirmānshāh (Iran, XIIIe/XIXe s.). Richement vêtu, Yazīd trône devant un trictrac ouvert et deux carafes, signes manifestes de sa vie dissolue. La tête d’al-Ḥusayn est posée sur un plateau près de son genou gauche, symboliquement représentée par un flamboiement. Yazīd est sur le point de la tapoter de la baguette qu’il tient dans la main gauche ; voir M. A. NEWID, Der schiitische Islam in Bildern. Rituale und Heilige, Munich, Avicenna, 2006, p. 263. Ce tableau illustre de manière typique la version shī‘ite des méfaits du calife umayyade après la tragédie de Karbalā’ ; voir aussi, pour comparaison, l’illustration, p. 8 de Y. MICHOT, Textes spirituels d’Ibn Taymiyya (Nouvelle série). XIX. Guerre civile (fitan) et refus de combattre, novembre 2015, sur internet, www.academia.edu ; les illus-trations ci-dessous, p. 4, 8 ; M. A. NEWID, Bildern, p. 259-260, 262.

2. A. b. ‘A. AL-QALQASHANDĪ, Ma’āthir al-ināfa fī ma‘ālim al-khilāfa, éd. ‘A. al-S. A. FARRĀJ, 13 t., Koweit, Maṭba‘at Ḥukūmat al-Kuwayt, 1985, t. I, p. 115-116.

3. Voir notamment HOWARD, I. K. A, The History of al-Ṭabarī (Ta’rīkh al-rusul wa’l-mulūk). Vol. XIX: The Caliphate of Yazīd b.

Il est vrai que le destin n’avait pas favorisé Yazīd. Né après 11/632, ce n’était pas un Compagnon de Muḥammad. Petit-fils à la fois d’Abū Sufyān et de Hind bint ‘Utba, non seulement il n’était pas Hāshimite comme le Prophète et ses descendants mais, beaucoup plus grave pour d’aucuns, il appartenait à une famille de notables qurayshites ayant longtemps lutté contre l’Islam naissant et ne s’étant convertie que juste avant la chute de La Mecque. Prêter allégeance à un tel per-sonnage, par ailleurs connu pour son amour des filles et du vin4, fut d’autant plus difficile pour certains qu’il ne manquait pas de candidats alternatifs au califat, aux titres et mérites plus réels, notamment dans la descendance directe du Prophète, tel al-Ḥusayn b. ‘Alī. Vu les susceptibilités religieuses, claniques et, même, régionales – le Hedjaz et l’Iraq contre la Syrie – un nouveau déchirement de la communauté était inévitable et se produisit effectivement5.

Comme d’autres ulémas avant lui, le shaykh damascain Ibn Taymiyya eut à se prononcer sur ces événements dramatiques et leurs principaux acteurs. Il le fit dans divers fetwas ainsi qu’en d’autres écrits6. Dans le texte traduit ci-dessous, il s’interroge sur la meilleure position à adopter au sujet de Yazīd, eu égard à l’histoire comme à la religion. Il semble avancer dans son propos en trois temps : une typologie des positions des gens concernant ce calife ; puis un examen des motifs de ne pas maudire Yazīd, ni de l’aimer, ainsi que de ceux de le maudire ou de l’aimer ; enfin, l’évocation autobiographique d’une conversation sur le sujet avec un général mongol.

Liens familiaux de Yazīd et d’al-Ḥusayn

Ibn Taymiyya classe les avis des gens sur Yazīd d’une manière qui lui est familière : la distinction de deux extrêmes opposés, par nature déficients, et une via media, plus fidèle à l’Islam7. Les avis d’un

Mu‘āwiyah. Translated and annotated (Albany: State University of New York Press, ‘Bibliotheca Persica’, 1990) ; J. E. LINDSAY, Cal-iphal and Moral Exemplar? ‘Ali Ibn ‘Asākir’s Portrait of Yazīd b. Mu‘āwiya, in Der Islam, 74, 1997, p. 250-278.

4. Le train de vie dissipé du jeune Yazīd était de notoriété publique. Selon une information rapportée par l’auteur pro-shī‘ite ‘Umar b. Shabba (m. 262/875) au moyen d’une chaîne imparfaite de transmet-teurs, Yazīd aurait même invité al-Ḥusayn à boire avec lui lors d’une rencontre à Médine (en 50/670 ?) ; voir J. E. LINDSAY, Exemplar, p. 269-272.

5. « La royauté (mulk) de Mu‘āwiya fut [à la fois] royauté et misé-ricorde. Quand Mu‘āwiya s’en alla – sur lui la miséricorde de Dieu ! – et qu’arriva l’émirat de Yazīd, se produisirent* durant celui-ci la crise (fitna) du meurtre d’al-Ḥusayn en Iraq et la crise des gens d’al-Ḥarra à Médine. Ils assiégèrent en outre La Mecque, quand ‘Abd Allāh b. Zubayr se souleva. Yazīd mourut ensuite, et la communauté se divisa : Ibn al-Zubayr au Hedjaz, les Banū l-Ḥakam en Syrie, les attaques d’al-Mukhtār b. Abī ‘Ubayd et d’autres en Iraq ; et cela, durant les derniers temps de l’époque des Compagnons » (IBN TAYMIYYA, MF, t. X, p. 356-357). * fa-jarat : wa jarat F

6. Voir notamment les deux fetwas traduits in Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XIX ; IBN TAYMIYYA, MF, t. III, p. 409-414 ; Minhāj al-sunnat al-nabawiyya, éd. M. R. SĀLIM, t. IV, p. 472-473, 517-588 ; MF, t. III, p. 409-410.

7. Une même classification des positions concernant Yazīd apparaît aussi dans le Minhāj, t. IV, p. 549-550, 553. Sur l’Islam comme religion du juste milieu, voir les textes taymiyyens traduits in

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premier type incriminent Yazīd et font de lui un mécréant. Ils l’ac-cusent d’avoir voulu venger, par le meurtre d’un petit-fils du Prophète, les membres de sa famille tués par les Musulmans lors de la bataille de Badr et lui attribuent plusieurs vers allant dans ce sens. Pour le théologien damascain, il s’agit là de la position des Rāfiḍites. À l’op-posé, des « exagérateurs » (ghāliya) révèrent Yazīd au point de faire de lui un homme vertueux, un imām juste, un Compagnon ou un Pro-phète ! Pour Ibn Taymiyya, ces gens sont des égarés et il les situe parmi les Kurdes et les disciples peu fidèles d’un shaykh soufi faisant aujourd’hui l’objet d’une vénération toute particulière dans la religion yézidie, ‘Adī b. Musāfir (VIe/XIIe s.).

Sanctuaire yézidi du shaykh ‘Adī à Lālish (Kurdistan iraqien)1

À la différence de ces deux positions « vaines » ne se rattachant à aucune des autorités sunnites reconnues, la via media prônée par Ibn Taymiyya allie modération et réalisme historique : Yazīd fut un roi et, comme tous les rois, eut de bons et de mauvais côtés. Les partisans d’une telle position peuvent alors être divisés en trois sous-groupes : des gens qui maudissent Yazīd (ou l’insultent), des gens qui l’aiment, et des gens qui ne font ni l’un ni l’autre2. Ces derniers comptent non seulement Ibn Ḥanbal et Abū Muḥammad al-Maqdisī mais un aïeul d’Ibn Taymiyya même. Leur position modérée lui semble « la plus juste et la meilleure ».

Reste alors au théologien à énoncer les motifs que les tenants de chacun des trois sous-groupes distingués ont de se situer comme ils le font vis-à-vis de Yazīd. Il s’y emploie dans la deuxième partie de son exposé en commençant par les derniers – et meilleurs – d’entre eux : ceux qui ne maudissent pas Yazīd ni ne l’aiment. On pourra lire dans la traduction le détail de ces motifs et on se contentera ici de mettre trois points en exergue.

Il y a d’abord la différence qu’Ibn Taymiyya fait entre malédiction générale et malédiction d’un individu particulier. Entre maudire l’ivrognerie et maudire un ivrogne d’identité précise (mu‘ayyan), sans aucune autre considération, il y a un pas que des traditions du Prophète découragent de franchir. Le théologien envisage alors les choses sous l’angle plus large de la différence à faire entre condamner la malfaisance en général et envoyer un malfaiteur concret en enfer. « Il se peut en effet, » précise-t-il en une expression quelque peu scolatisque mais remarquablement idoine, « que ce qui est exigé manque à l’appel de ce qui l’exige du fait d’une opposition prépondérante. » En d’autres termes, la mise en œuvre d’un jugement de type absolu, son application à un cas concret, ne sont pas des processus mécaniques, automatiques, mais peuvent être rendues invalides par une série d’autres paramètres devant immanquablement aussi être pris en considération. Et Ibn Taymiyya d’identifier certains de ces paramètres : le repentir, les bonnes œuvres, des malheurs expiatoires, des intercessions… Voilà donc le théologien-mufti Y. MICHOT, Pages spirituelles II et, plus généralement, IBN TAYMIYYA. Against Extremisms. Texts translated, annotated and introduced. With a foreword by Bruce B. LAWRENCE, Beyrouth - Paris, Albouraq, Ṣafar 1433 / janvier 2012.

1. La tombe du shaykh ‘Adī est sous la pyramide centrale, celle du shaykh Ḥasan (voir infra, p. 5, n. 4) sous la pyramide de droite ; voir R. KHODABAKHSH, Pilgrimage to Lalesh, novembre 2008, sur www. peacock-angel.org/lalish.pilgrimage.htm.

2. Sur ces sous-groupes, voir aussi IBN TAYMIYYA, MF, t. III, p. 413.

damascain envisageant une fois de plus les choses selon l’angle défini par sa « Règle concernant l’accusation de mécréance » (qā‘idat al-takfīr) : il n’est pas suffisant d’avoir toutes les raisons d’appliquer une norme canonique à un cas particulier ; il faut en outre être capable de réfuter toutes les objections qu’il pourrait y avoir à le faire3.

Deuxième point : en se rangeant derrière la position d’Ibn Ḥanbal, d’al-Maqdisī et d’un de ses aïeux et en déclarant cette position « modérée », « plus juste » et « meilleure » (ne pas maudire Yazīd et ne pas l’aimer), Ibn Taymiyya critique implicitement les ulémas représentant selon lui les deux sous-groupes qui soit maudissent le deuxième calife umayyade, soit l’aiment. Parmi les noms qu’il cite, il y a pourtant Abū l-Faraj b. al-Jawzī et Abū Ḥāmid al-Ghazālī, le premier partisan de maudire Yazīd, le second de l’aimer. Au sein même de la plus médiane des positions concernant ce calife, c’est donc dans le sous-groupe central qu’Ibn Taymiyya entend se situer : la via media de la via media, le juste milieu du juste milieu. Pour ce faire, il n’hésite pas à prendre ses distances vis-à-vis d’un prédéces-seur ḥanbalite qu’il apprécie pourtant, Ibn al-Jawzī. Par ailleurs, les Shī‘ites considérant d’habitude Ibn Taymiyya comme leur pire adversaire et le vouant aux gémonies4, l’observateur impartial se de-mandera si ces titres d’infamie ne devraient pas plutôt revenir à al-Ghazālī, chaud partisan de Yazīd ainsi que noté par Ibn Taymiyya et confirmé par le fetwa de l’ « Argument de l’Islam » (ḥujjat al-islām) dont on trouvera la traduction en appendice.

Le shaykh damascain souligne lui-même l’importance d’un dernier point : « ce qu’il y a à réellement saisir », explique-t-il, est que la décision de maudire Yazīd ou tout Musulman pécheur, de les aimer, ou de ne faire ni l’un ni l’autre, est laissée à tout un chacun. Elle peut en effet faire l’objet d’interprétations variées, résulter de divers efforts de réflexion canonique (ijtihād). Il peut même arriver qu’un individu soit à la fois à louer et à blâmer, ou que, de points de vue différents, on invoque Dieu pour et contre lui. De cette prise en compte réaliste, et indulgente, de la complexité du vécu des hommes découle selon Ibn Taymiyya la coutume sunnite de prier pour tous les défunts musul-mans, qu’ils soient pieux ou dépravés, et l’idée qu’ils finiront par arriver tous en paradis. Et le théologien de conclure cette deuxième partie de son exposé en redisant qu’à toutes choses égales, s’abstenir de maudire et d’aimer est une position « plus médiane et plus juste ».

Dans un passage autobiographique de sa Risāla Qubruṣiyya5, Ibn Taymiyya rappelle brièvement comment, durant l’occupation mongole de Damas en 699-700/1300, il obtint du général tatar Būlāy (ou, aussi, « Moulaï », « Būlayh », etc.) la libération de captifs musulmans et chrétiens. Que la conversation entre le théologien et le chef mongol concerna en outre la religion, dont la question de la malédiction de Yazīd, est rapporté par divers historiens de leur époque tels le syrien Quṭb al-Dīn Abū l-Fatḥ Mūsā l-Yūnīnī (m. Ba‘labakk, 726/1326), l’égyptien Abū Bakr b. al-Dawādārī (m. après 736/1335), le copte Mufaḍḍal b. Abī l-Faḍā’il (m. après 658/1259), et un auteur Z, anonyme, dont la chronique s’arrête en 709/13096.

3. Sur cette règle fondamentale de la pensée d’Ibn Taymiyya, trop

souvent ignorée par maints orientalistes ou Shī‘ites comme dans l’isla-misme radical se réclamant indûment de lui, voir Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XIX, p. 1, et les références y données, n. 2.

4. Voir Y. MICHOT, Ibn Taymiyya’s Critique of Shī‘ī Imāmology. Translation of Three Sections of his Minhāj al-Sunna, in The Muslim World, 104/1-2, jan. - avril 2014, p. 109-149 ; p. 109-110.

5. Voir Y. MICHOT, IBN TAYMIYYA. Lettre à un roi croisé (al-Risālat al-Qubruṣiyya). Traduction de l’arabe, introduction, notes et lexique, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia - Lyon, Tawhid, « Sagesses musulmanes, 2 », 1995, p. 174-175.

6. Sur ces quatre historiens, voir D. P. LITTLE, An Introduction to Mamlūk Historiography. An Analysis of Arabic Annalistic and Bio-graphical Sources for the Reign of al-Malik an-Nāṣir Muḥammad ibn Qalā’ūn, Wiesbaden, Fr. Steiner, « Freiburger Islamstudien, II », 1970, p. 10-24, 32-38, 57-61. Les éditions utilisées pour les quatre textes sont, dans l’ordre : LI GUO, Early Mamluk Syrian Historio-graphy. Al-Yūnīnī’s Dhayl Mir’āt al-zamān, 2 t., Leyde, E.J. Brill, « Islamic History and Civilization: Studies and Texts, 21 », 1998, t. I,

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Les récits que ces quatre sources offrent des échanges entre Ibn Taymiyya et Būlāy comportent diverses variantes qu’il n’y a pas lieu de détailler ici. Les plus circonstanciés, ceux d’al-Yūnīnī et de l’auteur Z, sont eux-mêmes lacunaires en un endroit mais peuvent heureu-sement être complétés grâce à Ibn al-Dawādārī. Voici la traduction de la version, restaurée, de l’auteur Z :

« Le jeudi [2 Rajab 699 / 24 mars 1300], le shaykh Taqī al-Dīn [Ibn Taymiyya] se rendit au camp de Būlāy à cause des captifs, pour les libérer, [Būlāy] ayant avec lui beaucoup de monde. [Ibn Taymiyya] resta auprès de lui durant trois nuits. Būlāy s’entretint aussi avec le shaykh Taqī al-Dīn au sujet de Yazīd b. Mu‘āwiya, [en lui demandant] notamment :

– Est-il obligatoire de l’aimer ou de le haïr ? – Nous ne l’aimons pas ni ne le haïssons, lui dit Taqī al-Dīn. – Il est obligatoire de le maudire ! dit [Būlāy]. Le shaykh réalisa qu’il y avait chez [Būlāy] du sectarisme1 et il lui

parla donc de manière à ce qu’il reste de bonne humeur. – Ces gens de Damas, dit [Būlāy], ce sont eux qui ont tué al-

Ḥusayn ! Le shaykh lui dit que nul d’entre les gens de Damas n’avait été

présent au meurtre d’al-Ḥusayn et qu’al-Ḥusayn avait été tué dans le territoire de Karbalā’, en Iraq.

– C’est exact, dit [Būlāy]. Les Umayyades étaient des califes de ce bas-monde et ils aimaient habiter la Syrie2 !

– {Et qu’est-ce que cela a à voir avec les meurtriers d’al-Ḥusayn ? dit le shaykh. Cette Syrie est encore une terre bénie et le pays (maḥall) des Amis [de Dieu] et des vertueux, après [avoir été celui des] Prophètes – sur eux les prières de Dieu !

Le shaykh ne cessa pas [de parler d’une manière] telle que} la colère3 de [Būlāy] contre les gens de Syrie s’apaisa. Il mentionna qu’il était d’origine musulmane et du Khurāsān. Beaucoup de paroles furent échangées entre lui et le shaykh4. »

p. 163-164 ; t. II, p. 124 (sigle Y) ; IBN AL-DAWĀDĀRĪ, Kanz al-Durar wa Jāmi‘ al-Ghurar. IX : al-Durr al-Fākhir fī Sīrat al-Malik al-Nāṣir - Die Chronik des Ibn ad-Dawādārī. Neunter Teil : Der Bericht über den Sultan al-Malik an-Nāṣir Muḥammad Ibn Qala’un. Herausgegeben von Hans Robert ROEMER, Le Caire, Sami al-Khandji, « Deutsches Archäologisches Institut Kairo. Quellen zur Geschichte des Islamischen Ägyptens, 1 i », 1960, p. 36 (sigle D) ; IBN ABĪ L-FAḌĀ’IL, Mufaḍḍal, Histoire des Sultans Mamlouks. Texte arabe publié et traduit par E. BLOCHET, in R. GRAFFIN & F. NAU (éds), Patrologia Orientalis, Paris, Firmin-Didot, t. XIV, 1920, p. 668-669 (sigle M ; aussi in Y. MICHOT, Roi croisé, p. 174, n. 24) ; K. V. ZETTERSTÉEN, Beiträge zur Geschichte der Mamlūkensultane in den Jahren 690–741 der Higra, nach Arabischen Handschriften heraus-gegeben, Leyde, E.J. Brill, 1919, p. 78-79 (sigle Z).

1. walā’ ZY : muwālāt DM. E. Blochet (M, p. 668) traduit erroné-ment « Le shaïkh comprit que Moulaï était bien disposé pour lui ». Une erreur similaire apparaît dans la traduction de la version D de Th. RAFF, Remarks on an anti-Mongol Fatwā by Ibn Taimīya, publication privée, Leyde, 1973, p. 25 : « The Sheikh then realized that there was goodwill withim him. » Comme muwālāt, walā’ a ici le sens de « fidé-lité », « allégeance », « dévotion » à des convictions ; d’où « secta-risme ».

2. Cette remarque du général tatar se veut négative ainsi que bien perçu par Th. RAFF, Remarks, p. 26, dans sa traduction de D : « Cor-rect. The Omayyads were the caliphs of worldliness and they used to cherish the inhabitants of Syria ! »

3. ghayẓu-hu M ap. cr. Y : ghayḍu-hu Z ghaḍabu-hu D 4. K. V. ZETTERSTÉEN, Beiträge, p. 78-79. Le passage entre {} est

l’extrait de D utilisé pour combler la lacune de Z, qui a seulement « … ils aimaient habiter la Syrie, celle-ci étant la contrée des Pro-phètes et des savants. La colère… » MY sont semblables à Z.

Depuis la traduction de M par E. Blochet en 1919, ce sont cette version ou la version D de l’entretien Ibn Taymiyya - Būlāy qui appa-raissent surtout reprises ou évoquées dans les études concernant l’occupation de Damas en 699-700/1300 ; voir notamment Th. RAFF,

Tombeaux de Compagnons et de membres de la famille du Prophète,

Damas, cimetière de Bāb al-Ṣaghīr5 Dans la Risāla Qubruṣiyya, Ibn Taymiyya ne dit rien de la com-

posante religieuse de ses entretiens avec Būlāy. Il l’aborde par contre avec un certain détail dans la dernière partie du présent texte, sous la forme d’un dialogue.

Un premier intérêt de la chose est de fournir un terminus post quem de la rédaction de cet écrit : Rajab 699 / mars 1300, date des entretiens du théologien et du général mongol. Ceci pourrait paraître de peu d’importance. Vu l’imprécision dont souffre encore la chronologie de la plupart des écrits taymiyyens, chaque avancée, toute minime soit-elle, est bienvenue.

Un second intérêt est relatif à la manière dont al-Yūnīnī, Ibn al-Dawādārī, Ibn Abī l-Faḍā’il et l’auteur anonyme Z rapportent le contenu de l’échange Ibn Taymiyya - Būlāy concernant Yazīd. Chez Ibn al-Dawādārī et Ibn Abī l-Faḍā’il, le début de cet échange est ainsi résumé : « Moulaï s’entretint avec le shaïkh au sujet de Yazid, fils de Mo‘awiya ; il lui demanda s’il convenait de faire suivre son nom de la formule : « Qu’Allah le maudisse ! », ou non6. » En introduisant le thème de l’amour et de la haine de Yazīd avant la question de sa malédiction, le récit de l’auteur Z traduit plus haut et celui d’al-Yūnīnī, bien que lacunaires par la suite, s’avèrent mieux informés que les deux autres historiens. « Nous n’insultons pas Yazīd ni ne l’aimons » : telle est en effet la réponse que, dans le présent texte, Ibn Taymiyya écrit avoir apportée à la première question de Būlāy.

Ce que le shaykh damascain rapporte de sa conversation sur Yazīd avec le général mongol illustre fidèlement les idées développées dans les deux premières parties du texte traduit ci-dessous, en reprend certains traits et n’y ajoute qu’un double élément : une confirmation de son amour – d’ailleurs obligatoire – pour la famille du Prophète et une condamnation de quiconque en haïrait les membres.

Quant aux questions de Būlāy, elles trahissent un parti pris résolument pro-shī‘ite de la profondeur duquel Ibn Taymiyya lui-même semble avoir été surpris. À une tierce personne, non identifiée, il écrit en effet avoir demandé la raison de l’intérêt du général pour Yazīd « alors que c’est un Tatar ». La réponse fournie, à savoir que Būlāy avait entendu parler d’une hostilité des habitants de Damas envers ‘Alī, ne fut assurément pas la raison principale du conflit de 699/1299-1300 entre l’īlkhān Ghāzān et le sultanat mamlūk. Elle mériterait cependant d’être notée dans la mesure où elle pourrait ajouter à ce conflit une coloration confessionnelle intra-musulmane.

D’un point de vue historique aussi bien que théologique, ces pages taymiyyennes sont passionnantes. Contre les affabulations et les

Remarks, p. 25-26 ; J. CALMARD, Le chiisme imamite sous les ilkhans, in D. AIGLE (éd.), L’Iran face à la domination mongole, Téhéran, Institut Français de Recherche en Iran, « Bibliothèque iranienne, 45 », 1997, p. 261-292 ; p. 281 ; D. AIGLE, The Mongol Invasions of Bilād al-Shām by Ghāzān Khān and Ibn Taymīyah’s Three “Anti-Mongol” Fatwas, in Mamlūk Studies Review, XI/2, Chicago, 2007, p. 89-120 ; p. 106.

5. Photo Y. Michot, été 2010. 6. M, trad. Blochet, p. 668 ; voir aussi D, p. 36.

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calomnies de mollahs aussi ignares et fanatiques qu’avides de gains faciles, contre les simplismes et les caricatures de nouveaux orienta-listes plus soucieux de gloriole médiatique que de rigueur académique, ces pages confirment une fois de plus la modération avec laquelle leur auteur approche certaines des questions les plus controversées de l’histoire religieuse de l’Islam et sa volonté d’unir plutôt que de diviser. Les quelques lignes par lesquelles le shaykh damascain termine un autre texte concernant Yazīd auraient aussi pu lui servir de conclusion aux pages ici présentées : « Il est obligatoire d’être bref à ce sujet et d’éviter de mentionner Yazīd b. Mu‘āwiya, [d’éviter] aussi de mettre les Musulmans à l’épreuve (imtiḥān) à son propos. Ceci est en effet d’entre les innovations allant à l’encontre des gens de la Sunna et de la communion (jamā‘a). À cause de cela, des gens d’entre les ignorants croient en effet que Yazīd b. Mu‘āwiya est d’entre les Compagnons et qu’il est d’entre les plus grands des vertueux et les imāms de la justice ; or c’est une erreur manifeste1. »

Yazīd devant le coffret contenant la tête d’al-Ḥusayn2

TRADUCTION3 Trois approches de Yazīd

Le Shaykh de l’Islam – Dieu lui fasse miséricorde ! – a dit [ce qui suit]. Les gens se sont divisés en trois groupes au sujet de Yazīd4, le fils de Mu‘āwiya b. Abī Sufyān : deux [groupes] des extrémités et un groupe médian.

Un des deux groupes des extrémités a dit que [Yazīd] était un mécréant, un hypocrite, et qu’il avait entrepris de tuer le petit-fils5 du Messager de Dieu par vindicte à l’encontre du Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – et comme revanche à son encontre, pour venger le sang de son [arrière]-grand-père ‘Utba6, du frère de son [arrière]-grand-père Shayba7,

1. IBN TAYMIYYA, MF, t. III, p. 414 (sigle F). 2. Extrait du film de Bāsil al-Khaṭīb, Mawkib al-ibā’ - The Caravan

of Pride (Syrie, 2005) ; sur internet : www.youtube.com/watch?v=z3I AwNElF-A.

3. IBN TAYMIYYA, MF, éd. IBN QĀSIM, t. IV, p. 481-488. 4. Yazīd b. Mu‘āwiya, deuxième calife umayyade (r. 60/680-64/

683), au début du règne de qui al-Ḥusayn et sa famille furent mas-sacrés à Karbalā’ ; voir G. R. HAWTING, EI2, art. Yazīd (Ier) b. Mu‘āwiya ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. III, p. 6.

5. À savoir al-Ḥusayn b. ‘Alī, petit-fils du Prophète par sa mère Fāṭima bint Muḥammad et troisième imām shī‘ite (Médine, 4/626 - Karbalā’, 61/680). Il s’opposa à Yazīd et fut massacré avec sa famille ; voir L. VECCIA VAGLIERI, EI2, art. (al-)Ḥusayn b. ‘Alī b. Abī Ṭālib ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. III, p. 6.

6. ‘Utba b. Rabī‘a (m. 2/624), qurayshite païen du clan des Banū ‘Abd Shams tué à Badr par ‘Ubayda b. al-Ḥārith ; voir IBN ISḤĀQ (Médine, c. 85/704 - Baghdād, 151/768), Sīrat Rasūl Allāh - The Life

de son [grand]-oncle maternel al-Walīd b. ‘Utba8 et d’autres d’entre ceux que les Compagnons du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – avaient tués par la main de ‘Alī b. Abī Ṭālib9 et d’autres le jour de Badr10 et en d’autres [occa-sions]. « C’étaient là, » dirent-ils, « des haines remontant à Badr et des vestiges de l’Âge de l’ignorance » et il déclamèrent, [en parlant] pour lui :

Quand ces palanquins apparurent et qu’au dessus des col-lines de Jayrūn11 surgirent12 ces têtes,

Un corbeau croassa. « Que tu te lamentes ou non, » dis-je, « voilà remboursées les dettes qu’avait envers moi le Pro-phète13. »

[Ces gens] disent aussi que [Yazīd] cita le poème qu’Ibn al-Zab‘arī14 avait déclamé le jour d’Uḥud15 :

Ah, si mes aînés de Badr avaient vu la frayeur des Khazraj16 quand les pointes des lances s’abattirent. [482]

Nous tuâmes un grand nombre de leurs aînés, l’ajustant au [nombre de nos tués] de Badr, et justice fut faite.

et d’autres choses de ce genre… Dire de telles choses est aisé pour les Rāfiḍites17 qui traitent

Abū Bakr18, ‘Umar1 et ‘Uthmān2 de mécréants et [pour qui] of Muḥammad. Translation with Introduction and Notes by A. GUIL-LAUME, Londres, Oxford University Press, 1955, p. 299, 337. Yazīd est son arrière-petit-fils par sa grand-mère paternelle Hind bint ‘Utba ; voir l’arbre généalogique ci-dessus, p. 1.

7. Shayba b. Rabī‘a (m. 2/624), frère de ‘Utba, qurayshite païen tué par Ḥamza b. ‘Abd al-Muṭṭalib en combat singulier à Badr ; voir IBN ISḤĀQ, Sīra, trad. GUILLAUME, Life, p. 299, 337.

8. Al-Walīd b. ‘Utba b. Rabī‘a (m. 2/624), fils de ‘Utba, qurayshite païen tué par ‘Alī en combat singulier à Badr ; voir IBN ISḤĀQ, Sīra, trad. GUILLAUME, Life, p. 299, 337.

9. ‘Alī b. Abī Ṭālib, cousin et gendre du Prophète, un des premiers Musulmans, quatrième calife (r. 35/656-40/661) et premier imām du Shī‘isme duodécimain, notamment célèbre pour sa bravoure lors des batailles menées par le Prophète ; voir L. VECCIA VAGLIERI, EI2, art. ‘Alī b. Abī Ṭālib ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. III, p. 5-6.

10. Badr Ḥunayn, au S.-O. de Médine, lieu de la première grande bataille entre le Prophète et les Mecquois, en Ramaḍān 2 / mars 624.

11. Nom du fondateur légendaire de Damas ou de la ville elle-même ; voir YĀQŪT (m. 626/1229), Buldān, t. II, p. 231-232 ; n° 3407.

12. ashraqat : ashrafat F 13. Diverses sources anciennes et modernes, shī‘ites et autres, affir-

ment que Yazīd récita ces vers en voyant arriver à Damas les mem-bres de la famille d’al-Ḥusayn faits prisonniers à Karbalā’. Il en existe diverses versions ; voir notamment Muḥammad Bāqir AL-MAJLISĪ (m. 1110/1698), Biḥār al-anwār, 111 t., Beyrouth, Mu’assasat al-Wafā’, 1403/1983 ; t. XLV, p. 199 ; ‘Abd al-Razzāq AL-MUQARRAM (m. 1391/1971), Maqtal al-Ḥusayn - Martyrdom Epic of Imām al-Ḥusayn. Translated from the Arabic and Edited by Y. T. AL-JIBOURI, Talee, 2014, p. 603.

14. ‘Abd Allāh b. al-Zab‘arī b. Qays… al-Sahmī, poète de Quraysh opposé au Prophète et devenu musulman après la conquête de La Mecque ; voir IBN AL-ATHĪR, Usd, t. III, p. 159-160.

15. Mont juste au Nord de Médine, site d’une victoire des Mecquois sur les Musulmans en 3/625, un peu moins d’un an après leur défaite de Badr ; voir C. F. ROBINSON, EI2, art. Uḥud ; le poème d’Ibn al-Za‘barī est cité par IBN ISḤĀQ, Sīra, trad. GUILLAUME, Life, p. 408.

16. Une des deux tribus principales de Médine, ayant composé avec l’autre tribu – les Aws –, les Auxiliaires (anṣār) du Prophète ; voir W. MONTGOMERY WATT, EI2, art. al-Khazradj.

17. Appellation péjorative des Shī‘ites refusant les trois premiers califes.

18. Le premier calife (r. 11/632-13/634), surnommé « le véridique » (ṣiddīq) ; voir W. MONTGOMERY WATT, EI2, art. Abū Bakr.

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traiter Yazīd de mécréant est donc encore beaucoup plus aisé ! Le deuxième groupe, à l’extrémité [opposée], est d’opinion

que [Yazīd] était un homme vertueux, un imām de justice, et [affirme] que c’était un des Compagnons nés à l’époque du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –, que celui-ci avait porté de ses deux mains et qu’il avait béni. Certains d’entre eux lui reconnaissent parfois plus d’éminence qu’à Abū Bakr et à ‘Umar. Parfois aussi certains d’entre eux font-ils de lui un Prophète. Ils disent, [en parlant] pour le Shaykh ‘Adī3, ou pour le Ḥasan mis à mort4 – mensongèrement en ce qui le concerne –, que les visages de septante Amis [de Dieu] se détournèrent de la qibla du fait de leur réserve (tawaqquf) vis-à-vis de Yazīd.

Voilà ce que disent les exagérateurs (ghāliya) d’entre les ‘Adawīs5, les Kurdes et leurs pareils d’entre les égarés. Le

1. Le second calife (r. 13/634-23/644), à l’origine de la première

expansion territoriale de l’Islam, assassiné par un Chrétien ; voir G. LEVI DELLA VIDA & M. BONNER, EI2, art. ‘Umar (I) b. al-Khaṭṭāb.

2. ‘Uthmān b. ‘Affān, le troisième calife (r. 23/644-35/656), assas-siné pour raisons politiques ; voir G. LEVI DELLA VIDA & R. G. KHOURY, EI2, art. Uthmān b. ‘Affān.

3. ‘Adī b. Musāfir al-Umawī l-Hakkārī (m. c. 557/1162), shaykh mystique pour qui Ibn Taymiyya a beaucoup d’estime ; voir A. S. TRITTON, EI2, art. ‘Adī b. Musāfir. « Le shaykh ‘Adī – Dieu sanctifie son esprit ! – était d’entre les plus éminents des serviteurs vertueux de Dieu et les plus grands des shaykhs suivant [la voie prophétique]. Il avait, en fait d’états [spirituels] purs et de hauts mérites, des choses bien connues des gens qui possèdent la connaissance de telles [choses]. Dans la communauté, il [jouit] d’une grande célébrité et on se souvient de lui comme étant une langue véridique. Dans le credo qui est préservé de lui, il ne se détacha pas du credo des shaykhs qui l’avaient devancé et sur le chemin de qui il cheminait, tel le shaykh, l’imām vertueux, Abū l-Faraj ‘Abd al-Wāḥid b. Muḥammad b. ‘Alī l-Anṣārī de Shīrāz, puis de Damas, et tel le Shaykh de l’Islam al-Hakkārī et leurs semblables » (IBN TAYMIYYA, MF, t. III, p. 377) ; voir aussi les références bibliographiques données in Y. MICHOT, Against Extremisms, p. 21-22, n. 3.

4. Ḥasan b. ‘Adī b. Abī l-Barakāt b. Ṣakhr b. Musāfir, troisième successeur du shaykh ‘Adī b. Musāfir, exécuté en 651/1254 par le souverain de Mossoul, Badr al-Dīn Lu’lu’ ; voir Y. MICHOT, Against Extremisms, p. 22, n. 3.

5. Les disciples du shaykh ‘Adī b. Musāfir. Ibn Taymiyya est conscient de la mutation de l’enseignement du shaykh ‘Adī b. Musāfir qui se produisit à partir de l’époque de son troisième successeur, Ḥasan b. ‘Adī. Il critique cette mutation, notamment en relation à l’importance qui fut alors donnée au calife Yazīd b. Mu‘āwiya en réaction aux accusations shī‘ites le rendant responsable de la mort d’al-Ḥusayn à Karbalā’.

« Des groupes de gens croient que Yazīd était un imām juste, gui-dant bien et bien guidé, qu’il était d’entre les Compagnons ou les plus grands des Compagnons, et qu’il était d’entre les Amis (walī) du Dieu Très-Haut. Parfois même certains d’entre eux croient qu’il était d’entre les Prophètes et disent : « Quelqu’un qui suspend son jugement au sujet de Yazīd, Dieu le suspendra au dessus du feu de la Géhenne. » Du shaykh Ḥasan b. ‘Adī ils relatent [qu’il disait] que [Yazīd] était un Ami [de Dieu] comme ceci et comme cela, et que ceux qui suspen-daient leur jugement au sujet de Yazīd seraient suspendus au dessus du Feu en raison de ce qu’ils disaient à son sujet. À l’époque du shaykh Ḥasan, [les gens] ajoutèrent [à cela] des choses vaines, en poésie et en prose, et dirent au sujet du shaykh ‘Adī et de Yazīd des choses exa-gérées contraires aux vues qui avaient été celles du shaykh ‘Adī – l’aîné*, que Dieu sanctifie son esprit ! Sa voie avait en effet été saine et n’avait comporté aucune de ces innovations. [Mais] ils avaient souffert des attaques des Rāfiḍites envers qui ils avaient été hostiles et qui avaient tué le shaykh Ḥasan, des dissensions (fitan) se produisant

Shaykh ‘Adī était des Banū Umayya6 et c’était un homme vertueux, dévot (‘ābid), éminent. Il n’a pas été retenu à son sujet qu’il ait invité [les gens] vers autre chose que la Sunna dont d’autres que lui parlaient, tel le shaykh Abū l-Faraj al-Maqdisī7. Son credo correspondait en effet au credo de ce dernier. [Les gens], cependant, ajoutèrent à la Sunna des choses mensongères et égarées : des ḥadīths inventés et du vain assi-milationnisme (tashbīh) [de Dieu aux créatures], de l’exagéra-tion au sujet du shaykh ‘Adī8 et de Yazīd, de l’exagération dans le dénigrement des Rāfiḍites – [l’idée] que leur repentir serait inacceptable – et d’autres choses.

Chacune de ces deux positions (qawl) apparaîtra d’une nature vaine à quiconque possède les moindres intelligence et savoir des affaires et des biographies de nos devanciers. Voilà pour-quoi [ces positions] ne sont attribuées à aucun des savants reconnus de la Sunna, ni à aucune personne possédant de l’intelligence, parmi les hommes d’intelligence ayant un avis et de l’expertise. [483]

La troisième position9 est que [Yazīd] fut un roi, d’entre les rois des Musulmans, avec de bonnes œuvres et des mauvaises10. alors, que ni Dieu ni Son Messager n’aiment » (IBN TAYMIYYA, MF, t. III, p. 410). * ‘Adī b. Musāfir, non pas son deuxième successeur, ‘Adī b. Abī l-Barakāt (m. 618/1221).

Dans mon Against Extremisms, p. 21-22, n. 3, la traduction anglaise d’une phrase de ce passage – « About shaykh Ḥasan… say about Yazīd » – doit être corrigée en : « About shaykh Ḥasan b. ‘Adī, they relate [that he used to say] this: “[Yazīd] was such and such a Friend [of God] and those who waver about him will be held over the Fire because of what they say about him.” »

6. C’est-à-dire un Umayyade ; voir l’arbre généalogique, p. 1. 7. Abū l-Faraj ‘Abd al-Wāḥid b. Muḥammad… al-Anṣārī l-Shīrāzī,

ou al-Maqdisī (m. Damas, 486/1093), juriste ḥanbalite. Il étudia à Baghdād avec le cadi Abū Ya‘lā b. al-Farrā’, habita Jérusalem puis s’établit à Damas ; voir Kh. D. AL-ZIRIKLĪ, A‘lām, t. IV, p. 177 ; Y. MICHOT, Against Extremisms, p. 21, n. 3.

8. Le shaykh ‘Adī b. Musāfir est considéré par les Yezidis comme le principal réformateur de leur religion et dit être de nature divine. Sa tombe à Lālish (Kurdistan) est leur plus important lieu-saint. Voir les références bibliographiques in Y. MICHOT, Against Extremisms, p. 21, n. 3, et l’illustration supra, p. 2.

9. C’est-à-dire la position « médiane » du début du texte. 10. « [Yazīd] fut un roi d’entre les rois des Musulmans, comme le

reste des rois des Musulmans. Or la plupart des rois ont de bonnes œuvres et des mauvaises, leurs bonnes œuvres étant énormes et leurs mauvaises œuvres énormes. Quelqu’un qui incrimine l’un d’entre eux sans [incriminer] ses pairs est donc soit ignorant, soit injuste. Ces [rois] ont droit à ce à quoi le reste des Musulmans ont droit. Il en est parmi eux dont les bonnes œuvres sont plus nombreuses que les mau-vaises et il en est parmi eux qui se sont repentis de leurs mauvaises œuvres. Il en est parmi eux que Dieu a absous et il en est parmi eux qu’Il fera peut-être entrer dans le Jardin. Il en est parmi eux qu’Il châtiera peut-être pour leurs mauvaises œuvres et il en est parmi eux pour qui Dieu acceptera peut-être l’intercession d’un Prophète ou d’un autre intercesseur. Attester qu’un de ces [rois] est dans le Feu est donc d’entre les dires des adeptes des innovations et de l’égarement. Sem-blablement, viser de sa malédiction l’un d’entre eux en particulier (bi-‘ayni-hi) n’est pas d’entre les actions des vertueux et des pieux » (IBN TAYMIYYA, MF, t. IV, p. 473-474).

« Yazīd b. Mu‘āwiya naquit sous le califat de ‘Uthmān b. ‘Affān – Dieu soit satisfait de lui ! Il ne vécut pas à l’époque du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! Il ne fut pas d’entre les Com-pagnons – il y a là-dessus accord des ulémas – et il ne fut pas d’entre les gens célèbres pour leur religiosité et leur vertu. Il était d’entre les jeunes (shābb) des Musulmans et ce ne fut ni un mécréant ni un libre

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Il ne naquit que sous le califat de ‘Uthmān et n’était pas un mécréant. À cause de lui se produisit cependant ce qui se produisit – la mort au combat d’al-Ḥusayn. En outre, il fit ce qu’il fit aux gens d’al-Ḥarra1. Ce n’était pas un Compagnon et il n’était pas d’entre les Amis vertueux de Dieu. Voilà ce que dit le commun des adeptes de l’intelligence et du savoir, de la Sunna et de la communion (jamā‘a). Ils se divisent ensuite en trois groupes : un groupe qui le maudit, un groupe qui l’aime et un groupe qui ne l’insulte (sabba) pas ni ne l’aime. C’est cette [dernière position] qui est textuellement rapportée de l’imām Aḥmad [b. Ḥanbal]2 et c’est elle qu’adoptent les modérés (muq-taṣid) d’entre ses compagnons et d’autres [personnes] parmi l’ensemble des Musulmans.

– J’ai dit à mon père, a dit Ṣāliḥ b. Aḥmad3, que des gens disaient qu’ils aimaient Yazīd.

– Ô mon fils, dit-il, quelqu’un qui croit en Dieu et au Jour dernier aimera-t-il Yazīd ?

– Ô mon père, dis-je, pourquoi alors ne le maudis-tu pas ? – Ô mon fils, dit-il, quand as-tu vu ton père maudire quel-

qu’un ? Muhannā4 aussi dit avoir interrogé Aḥmad [b. Ḥanbal] au

sujet de Yazīd b. Mu‘āwiya b. Abī Sufyān : – C’est lui, dit-il, qui fit à Médine ce qu’il fit ! – Que fit-il ? dis-je. – Il tua des Compagnons du Messager de Dieu – Dieu prie sur

lui et lui donne la paix ! – et fit… – Que fit-il encore ? dis-je. – Il la livra au pillage ! dit-il. – Rapportera-t-on des ḥadīths d’après lui ? dis-je. – On ne rapportera pas de ḥadīth d’après lui, dit-il.5 Ainsi le cadi Abū Ya‘lā6 et d’autres mentionnent-ils [leur

penseur (zindīq). Il fut investi du pouvoir après son père, certains des Musulmans haïssant la chose et certains en étant satisfaits. Il y avait en lui du courage et de la noblesse (karam) et il ne se livra pas en public aux turpitudes (fāḥisha) ainsi que ses adversaires le racontent » (IBN TAYMIYYA, MF, t. III, p. 410).

1. Terrain couvert de roches basaltiques, au Nord-est de Médine, où une importante bataille se déroula en 63/683. Une armée umayyade commandée par Muslim b. ‘Uqba al-Murrī y mata une révolte des Médinois contre le régime de Damas. Les trois jours de pillage de la ville qui suivirent avaient, d’après diverses sources, été autorisés par le calife Yazīd ; voir L. VECCIA VAGLIERI, EI2, art. al-Ḥarra.

2. Aḥmad b. Ḥanbal (m. Baghdād, 241/855), théologien, juriste et traditionniste, éponyme d’une des quatre écoles de jurisprudence sunnite ; voir H. LAOUST, EI2, art. Aḥmad b. Ḥanbal.

3. Ṣāliḥ b. Aḥmad b. Muḥammad b. Ḥanbal al-Shaybānī (Baghdād, 203/818 - Iṣfahān, 265/878), fils d’Aḥmad b. Ḥanbal et transmetteur de son œuvre ; voir Kh. D. AL-ZIRIKLĪ, A‘lām, t. III, p. 188.

4. Abū ‘Abd Allāh Muhannā b. Yaḥyā l-Sulamī, un des principaux compagnons d’Aḥmad b. Ḥanbal et transmetteur de son œuvre ; voir IBN ABĪ YA‘LĀ, Ṭabaqāt al-Ḥanābila (suivi d’IBN RAJAB, al-Dhayl ‘alā Ṭabaqāt al-Ḥanābila), 4 t., Beyrouth, Dār al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1417/1997, t. I, p. 317-339, n° 496 ; sur cette citation, voir p. 319.

5. Contrairement à l’iraqien Ibn Ḥanbal, l’historien syrien Ibn ‘Asākir (m. 571/1176) voit en Yazīd un transmetteur valide et fiable de la tradition prophétique et cherche à le présenter ainsi dans la biographie qu’il donne de lui ; voir J. E. LINDSAY, Exemplar.

6. Muḥammad b. al-Ḥusayn Ibn al-Farrā’, plus connu sous le nom de cadi Abū Ya‘lā (380/990-458/1066), théologien et biographe ḥanbalite de Baghdād ; voir H. LAOUST, EI2, art. Ibn al-Farrā’.

échange]. Et Abū Muḥammad al-Maqdisī7 de dire, quand il fut interrogé au sujet de Yazīd : « D’après ce qui m’a été commu-niqué, il ne sera ni insulté ni aimé. » Il m’a par ailleurs été com-muniqué que notre aïeul Abū ‘Abd Allāh b. Taymiyya8 avait été interrogé au sujet de Yazīd et avait dit : « On ne soustraira ni n’ajoutera [rien]. » Ceci est la plus juste et la meilleure des choses dites à son sujet et au sujet de ses pareils. [484]

Malédiction ? Amour ? Pour ce qui est de s’abstenir d’insulter [Yazīd] et de le

maudire, c’est basé sur [I] le fait qu’il n’est pas établi qu’il était d’une perversité (fisq) qui exigerait qu’on le maudisse, ou c’est basé sur [II] [l’idée] qu’on ne maudit pas un pervers d’identité précise (mu‘ayyan) en particulier, qu’il s’agisse de prohiber ou d’écarter. Dans le Ṣaḥīḥ d’al-Bukhārī, [ceci] est établi d’après ‘Umar au sujet de l’histoire de Ḥimār, lequel buvait du vin de manière répétée et était [alors] fouetté : quand un des Compa-gnons le maudit, le Prophète dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! : « Ne le maudis pas, car il aime Dieu et Son Mes-sager9. » Que [le Prophète] a dit « Maudire le croyant est comme le tuer10 » est [un ḥadīth] sur lequel il y a accord [d’al-Bukhārī et de Muslim]. Ainsi [en va-t-il] alors même qu’il est établi au sujet du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – qu’il a maudit le vin et celui qui en boit. Il est donc établi que le Prophète a maudit de manière générale (‘umūman) quiconque boit du vin mais a interdit, dans le ḥadīth authen-tique [mentionné ci-dessus] de maudire ce [buveur] d’identité précise (mu‘ayyan).

Buveur et musicien11

7. Taqī l-Dīn Abū Muḥammad ‘Abd al-Ghanī b. ‘Abd al-Wāḥid l-

Maqdisī l-Jammā‘īlī (m. 600/1203), uléma, biographe et traditionniste ḥanbalite ; voir Kh. D. AL-ZIRIKLĪ, A‘lām, t. IV, p. 34.

8. Fakhr al-Dīn Abū ‘Abd Allāh b. Abī l-Qāsim Muḥammad… b. Taymiyya (Ḥarrān, 542/1148-622/1225), juriste ḥanbalite, commen-tateur du Coran et sermonnaire, oncle paternel de Majd al-Dīn Abū l-Barakāt ‘Abd al-Salām… b. Taymiyya, le grand-père de notre théolo-gien-mufti ; voir IBN RAJAB, Dhayl, t. IV, p. 119-127, n° 274 ; H. LAOUST, Essai, p. 7-8.

9. Voir AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, Ḥudūd (Boulaq, t. VIII, p. 158-159). Ḥimār, c’est-à-dire « l’âne », était le surnom de cet ivrogne. Al-Bukhārī rapporte son vrai nom, ‘Abd Allāh, et ajoute qu’il avait l’habitude de faire rire le Prophète.

10. Voir AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, Aymān (Boulaq, t. VIII, p. 133) ; MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Īmān (Constantinople, t. I, p. 73).

11. Miniature du MS British Libray, Or. 14140 du Kitāb ‘ajā’ib al-makhlūqāt wa gharā’ib al-mawjūdāt - Livre des merveilles des créa-tures et des étrangetés des existants de Zakariyyā’ b. Muḥammad al-Qazwīnī (m. 682/1283), fol. 102 v. (Iraq, c. 700/1300) ; voir www.qdl. qa/en/archive/81055/vdc_100023586788.0x000001. J’ai restauré digi-

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[III] Ceci est semblable au fait que les textes de la menace [divine] sont généraux pour ce qui est de dévorer les biens des orphelins, du fornicateur et du voleur, et que nous ne les invoquons pas de manière générale (‘āmmatan) à l’encontre de quelqu’un d’identité précise (mu‘ayyan) pour affirmer qu’il est d’entre les compagnons du Feu. Il se peut en effet que ce qui est exigé manque à l’appel de ce qui l’exige du fait d’une opposition prépondérante (jawāz takhalluf al-muqtaḍā ‘an al-muqtaḍī li-mu‘āriḍ rājiḥ) : soit un repentir, soit des bonnes œuvres effaçant [les mauvaises], soit des malheurs expiatoires, soit une intercession acceptée [par Dieu], soit d’autres choses encore ainsi que nous l’avons affirmé ailleurs1. Voilà donc trois motifs2 (ma’khadh). Parmi ceux qui maudissent [Yazīd], il y en a qui considèrent que s’abstenir de le maudire est comme s’abstenir du reste de ce qui est permis comme paroles ex-cessives, et non pas dû à une aversion pour le fait [même] de maudire.

Quant à s’abstenir d’aimer [Yazīd], c’est parce qu’il n’y aura d’amour particulier que pour les Prophètes, les véridiques, les martyrs et les vertueux ; or [Yazīd] ne fut aucun d’entre eux. Le Prophète a dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix : « Un homme est avec qui il aime3. » Quelqu’un qui croit en Dieu et au Jour dernier ne choisira donc pas d’être avec Yazīd, ni avec ses pareils d’entre les rois qui ne sont pas justes (‘ādil). [485] Il y a deux [autres] motifs de s’abstenir d’aimer [Yazīd].

L’un est que, s’agissant d’actions vertueuses, rien n’émana de lui qui obligerait de l’aimer. Il est resté un des rois imposant leur pouvoir (musalliṭ) ; or aimer des individus de cette espèce n’est pas prescrit par la Loi (mashrū‘). On croit en ce motif – de même qu’en celui de quelqu’un pour qui la perversité (fisq) de [Yazīd] n’est pas établie4 – en interprétant (ta’wīl) [les choses].

Le deuxième [motif] est que quelque chose émana de [Yazīd] qui impliqua nécessairement qu’il était injuste et pervers dans sa manière de vivre (sīra), de même que l’affaire d’al-Ḥusayn et l’affaire des gens d’al-Ḥarra.

Ceux d’entre les ulémas qui maudirent [Yazīd], tels Abū l-Faraj b. al-Jawzī5, al-Kiyā l-Harrās6 et d’autres, c’est du fait de

talement l’image, surtout le haut du visage du musicien et le bas de sa tunique.

1. Voir Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XIX, p. 4, où Ibn Taymiyya énumère dix points à considérer avant de condamner quiconque à l’enfer.

2. C’est-à-dire trois motifs de s’abstenir d’insulter Yazīd et de le maudire. Ils ont été numérotés I, II, III dans la traduction.

3. Voir AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, Adab (Boulaq, t. VIII, p. 39) ; MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Birr (Constantinople, t. VIII, p. 42) ; IBN ḤANBAL, Musnad (Boulaq, t. I, p. 392).

4. Ce quelqu’un s’abstenant alors d’insulter [Yazīd] et de le mau-dire ; voir p. 6, motif [I].

5. ‘Abd al-Raḥmān b. ‘Alī b. Muḥammad, Abū l-Faraj b. al-Jawzī (Baghdād, 510/1116-597/1200), savant ḥanbalite, polygraphe et ser-monnaire fécond ; voir H. LAOUST, EI2, art. Ibn al-Djawzī. La ma-lédiction de Yazīd par Abū l-Faraj b. al-Jawzī est amplement documentée par son petit-fils Shams al-Dīn Abū l-Muẓaffar Yūsuf b. Kızoğlu, dit Sibṭ b. al-Jawzī (m. 654/1256), dans son ouvrage intitulé Message rappelant à l’élite de la communauté les caractéristiques des Imāms ; voir Cl. CAHEN, EI2, art. Ibn al-Djawzī, Shams al-Dīn ; Y. MICHOT, Ibn Taymiyya’s Critique of Shī‘ī Imāmology, p. 121, n. 40-41.

ce qui avait émané de lui comme actions permettant de le mau-dire. [I] En outre, peut-être disent-ils que c’était un pervers et que tout pervers sera maudit. [II] Peut-être aussi disent-ils de maudire l’auteur d’un acte de désobéissance quand bien même il n’est pas jugé être un pervers, comme les combattants7 de Ṣiffīn8 se sont maudits les uns les autres dans les invocations faites debout durant la prière (qunūt). Dans ces invocations de

Sibṭ b. al-Jawzī rapporte notamment comment son « grand-père Abū l-Faraj maudit [Yazīd] alors qu’il [préchait] en chaire (minbar) à Baghdād, en présence de l’imām [calife] al-Nāṣir et des plus grands des ulémas », avec la conséquence qu’un « groupe de gens grossiers se levèrent de son assemblée et s’en allèrent. »

« Un de nos shaykhs, » ajoute Sibṭ b. al-Jawzī, « m’a raconté à pro-pos de ce jour-là qu’un groupe de gens ayant interrogé mon grand-père au sujet de Yazīd, il [leur] dit : « Que direz-vous d’un homme qui a régné pendant trois ans et qui, la première année, a tué al-Ḥusayn ; la seconde, a terrifié Médine et en a autorisé [le pillage] ; la troisième, a tiré sur la Ka‘ba avec des mangonneaux et l’a détruite ? » – « Nous le maudirons, » répondirent-ils. « Maudissez-le donc ! » dit [mon grand-père] » (SIBṬ B. AL-JAWZĪ, Tadhkira khawāṣṣ al-umma bi-dhikr kha-ṣā’iṣ al-a’imma, Téhéran, Maktabat-e Nīnovī, s. d., p. 291-292). Un extrait plus long est traduit en anglais sur le site internet ballandalus. wordpress.com/2014/09/02/sibt-ibn-al-jawzi-d-1256-on-yazid-ibn-mua wiya-d-683/.

« Abū l-Faraj b. al-Jawzī a un livre concernant la liberté (ibāḥa) de maudire Yazīd dans lequel il a réfuté le shaykh ‘Abd al-Mughīth al-Ḥarbī, qui prohibait de le faire. Quand, dit-on, il fut communiqué au calife al-Nāṣir que le shaykh ‘Abd al-Mughīth prohibait de [maudire Yazīd], le calife se rendit chez lui et l’interrogea à ce sujet. ‘Abd al-Mughīth savait que c’était le calife mais ne laissa pas paraître qu’il l’avait reconnu et dit : « Ô untel, mon objectif est que les langues des gens cessent de maudire les califes des Musulmans et leurs gou-vernants. Sinon, si [575] nous ouvrions cette porte, le calife de notre époque mériterait [encore] plus d’être maudit car il fait des choses répréhensibles plus graves que ce que Yazīd a fait. En effet, ce calife-ci fait ceci et il fait cela… » Et il se mit à énumérer les injustices du calife, à tel point que celui-ci lui dit « Invoque [Dieu] pour moi, ô shaykh ! » et s’en alla » (IBN TAYMIYYA, Minhāj, t. IV, p. 574-575).

6. ‘Imād al-Dīn Abū l-Ḥasan ‘Alī b. Muḥammad… al-Harrāsī (450/ 1058-504/1110), juriste shāfi‘ite et théologien ash‘arite, condisciple d’al-Ghazālī ; voir G. MAKDISI, EI2, art. al-Kiyā al-Harrāsī ; IBN KHALLIKĀN (m. 681/1282), Wafayāt al-a‘yān wa anbā’ abnā’ al-zamān, édition I. ‘ABBĀS, 8 t., Beyrouth, Dār Ṣādir, 1397/1977, t. III, p. 286-290, n° 430.

Dans cette notice (p. 287), Ibn Khallikān rapporte qu’al-Kiyā « fut interrogé au sujet de Yazīd b. Mu‘āwiya et dit qu’il n’avait pas été d’entre les Compagnons, étant donné qu’il était né à l’époque de ‘Umar b. al-Khaṭṭāb – Dieu soit satisfait de lui ! Quant à ce que les Anciens (salaf) ont dit, il y a deux choses dites à son sujet par Aḥmad [b. Ḥanbal] – une allusion et une déclaration explicite –, deux choses dites par Mālik [b. Anas] – une allusion et une déclaration explicite –, deux choses dites par Abū Ḥanīfa – une allusion et une déclaration explicite –et, [enfin], une seule chose dite par nous, explicite, non pas par allusion ! Comment n’en serait-il pas ainsi alors que ce [Yazīd] était un joueur de trictrac, quelqu’un qui chassait avec des cheetahs et était accro au vin ? Sa poésie concernant le vin est bien connue. Il a notamment dit :

« Je dis à des compagnons que la coupe a rassemblés, Alors que chante qui invite aux amours de la passion : « De bonheur et de plaisir saisissez une portion ! La chose prît-elle longtemps, tout passera. À demain ne laissez donc pas un jour de joie. Peut-être demain amènera-t-il ce que point on ne sait. » 7. Littér., « les gens ». 8. La bataille de Ṣiffīn (37/657) opposa le calife ‘Alī, basé en Iraq, et

Mu‘āwiya, le gouverneur de Syrie. Elle se termina par l’acceptation d’un arbitrage par ‘Alī ; voir M. LECKER, EI2, art. Ṣiffīn.

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la prière, ‘Alī et ses compagnons maudirent des hommes d’identité précise parmi les gens de Syrie et, semblablement, les gens de Syrie [les] maudirent aussi. [Cela], alors même que nul d’entre les auteurs d’interprétations autorisées qui se com-battent – les justes et les impudents – n’est [par là] un pervers. [III] Peut-être encore [Yazīd] est-il maudit du fait de ce qui lui était propre de ses grands péchés, alors même que le reste des pervers n’est pas maudit. Ainsi le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – maudit-il [diverses] espèces d’auteurs d’actes de désobéissance et [divers] individus d’entre les désobéissants alors même qu’il ne les maudit pas tous ensemble. Ce sont donc là trois motifs de maudire [Yazīd]1.

‘Ubayd Allāh b. Ziyād et la tête d’al-Ḥusayn2

Quant à ceux qui autorisèrent d’aimer [Yazīd] ou l’aimèrent, tels al-Ghazālī3 et al-Dastī4, ils avaient deux motifs. [486]

1. Pour la clarté, ces trois motifs ont aussi été numérotés I, II, III dans la traduction.

2. Scène de l’exposition Karbalā’ parle (Karbalā’ tatakallam), tem-ple shī‘ite de Bneid al-Qar, Koweit (Photo : ‘U Abū ‘Umar, 2009) ; voir www.dd-sunnah.net/forum/showthread.php?t=77548. L’inscrip-tion est formelle, l’individu représenté en train de tapoter la tête d’al-Ḥusayn de sa canne est ‘Ubayd Allāh b. Ziyād, pas le calife Yazīd.

3. Abū Ḥāmid al-Ghazālī (m. 505/1111), théologien ash‘arite et maître soufi majeur ; voir W. MONTGOMERY WATT, EI2, art. al-Ghazālī ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XI, p. 3-5 ; An Important Reader of al-Ghazālī : Ibn Taymiyya, in The Muslim World, janvier 2013, p. 131-160 ; Al-Ghazālī’s Esotericism According to Ibn Tay-miyya’s Bughyat al-Murtād, in G. TAMER (éd.), Islam & Rationality. The Impact of al-Ghazālī. Papers Collected on His 900th Anniversary, t. I, Leyde - Boston, Brill, 2015, p. 345-374.

Al-Ghazālī consacre à la malédiction de Yazīd un fetwa dont Ibn Khallikān inclut le texte dans sa notice sur al-Kiyā l-Harrāsī en soulignant la nature opposée des avis des deux savants. Ce fetwa est intégralement traduit infra, dans l’appendice. Al-Ghazālī aborde également le sujet dans sa Revivification des sciences religieuses, Livre XXIV : Les méfaits de la langue, Huitième méfait : Maudire :

« – Est-il permis de maudire Yazīd puisqu’il est le meurtrier d’al-Ḥusayn ou le commanditaire du [meurtre] ? Si cela nous est dit, nous dirons que ceci n’est fondamentalement pas établi. Il n’est donc pas permis de dire qu’il l’a tué ou a ordonné de le [tuer], tant que ce n’est pas établi ; et, a fortiori, pour ce qui est de le maudire. Il n’est en effet pas permis d’accuser un Musulman d’un péché majeur sans véri-fication (taḥqīq) [des faits]. Oui, il est permis de dire qu’Ibn Muljam tua ‘Alī et qu’Abū Lu’lu’a tua ‘Umar – Dieu soit satisfait d’eux deux ! Cela est en effet établi par des sources abondamment récur-rentes (mutawātir). Il n’est [par contre] pas permis d’accuser un Mu-

L’un est que [Yazīd] était musulman, détenteur du com-mandement (walī amr) de la communauté à l’époque des Com-pagnons et que ceux d’entre eux qui restaient lui avaient prêté allégeance5, qu’il y avait en lui des qualités louables et qu’il s’était livré à une interprétation personnelle (muta’awwil) con-cernant les affaires – al-Ḥarra, etc. – qui lui sont reprochées. « C’est, » disent-ils, « quelqu’un qui se livra à un effort de réflexion canonique (mujtahid) erroné. » Ils disent aussi que ce sont les gens d’al-Ḥarra qui avaient rompu leur serment d’allé-

sulman de perversité ou de mécréance sans vérification » (A. Ḥ. AL-GHAZĀLĪ, Iḥyā’ ‘Ulūm al-Dīn, 4 t., Le Caire, ‘Īsâ l-Bābī l-Ḥalabī, 1377/1957, t. III, p. 121). Un extrait plus long est traduit en anglais sur le site internet ballandalus.wordpress.com/2014/09/03/abu-hamid-al-ghazali-d-1111-on-the-evils-of-cursing-lan/.

4. Cet « al-Dastī » n’a pas pu être identifié. Dans une page relative à Yazīd, l’uléma shāfi‘ite Ibn Ḥajar al-Haytamī (m. 974/1567) écrit : « Il n’est pas permis de maudire Yazīd, ni de le juger mécréant, étant donné qu’il était d’entre les croyants. [On remettra] son affaire au bon vouloir de Dieu : s’Il veut, Il le châtiera et, s’Il veut, Il l’absoudra. Ceci a été dit par al-Ghazālī, al-Mutawallī et d’autres qu’eux » (IBN ḤAJAR AL-HAYTAMĪ, Kitāb al-Ṣawā’iq al-muḥriqa fī l-radd ‘alā ahl al-bida‘ wa l-zandaqa, Le Caire, al-Maṭba‘at al-Wahbiyya, 1292/ [1876], p. 197). Al-Dastī est-il une transcription corrompue d’al-Mutawallī ? Le docteur visé par Ibn Taymiyya serait alors le shāfi‘ite ash‘arite Abū Sa‘īd ‘Abd al-Raḥmān b. Ma’mūn al-Naysābūrī, dit al-Mutawallī (m. 478/1085), un temps professeur à la Niẓāmiyya de Baghdād et auteur de divers ouvrages concernant les fondements de la religion ; voir Kh. D. AL-ZIRIKLĪ, A‘lām, t. III, p. 323.

Dans le passage suivant, al-Mutawallī ne parle pas expressément de Yazīd mais des premières générations de Musulmans : « Les inno-vateurs ont multiplié les invectives à l’encontre des imāms des Com-pagnons alors que ce qui est obligatoire pour chacun, c’est de croire qu’ils furent les meilleurs des hommes et les plus éminents d’entre eux. Le Coran a en effet parlé de leur intégrité (‘adāla) et de leur éminence là où Il dit [al-Tawba - IX, 100] « Les précurseurs, les premiers d’entre les Émigrés et les Auxiliaires, et ceux qui les suivent en bienfaisance, Dieu est satisfait d’eux et ils sont satisfaits de Lui » et dans d’autres versets. Et le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – de témoigner de leur éminence et de leur intégrité en disant : « Les meilleurs des hommes sont ma génération, puis ceux qui les suivent.* » Il a aussi dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! : « N’insultez pas mes Compagnons ! Par Celui en la main de Qui mon âme [se trouve], si l’un de vous dépensait en or [sur le chemin de Dieu] l’équivalent du [mont] Uḥud, il n’atteindrait l’étendue [des mérites] d’aucun d’entre eux, ni même sa moitié.** » Ce qui est obligatoire, c’est d’appeler la miséricorde [divine] sur eux [190] et de croire en leur éminence. Nous n’entreprendrons pas de poursuivre leurs mauvaises actions ; bien plutôt, nous suivrons leurs belles actions en les mentionnant et en les prenant pour modèles. Le Dieu Très-Haut nous a en effet assigné de le faire en disant : « … et ceux qui les suivent en bienfaisance. » Nous garderons le silence sur ce qui s’est produit à leur époque et en renverrons [le jugement] au Dieu Très-Haut, du fait qu’il est rapporté d’al-Zuhrī – Dieu lui fasse misé-ricorde ! – qu’il dit, quand il fut interrogé à ce sujet : « Il s’agit là de sangs dont [191] Dieu a gardé nos mains pures et dont nous ne souillerons pas nos langues. » Nous disons ce que le Dieu Très-Haut a dit [al-Ḥashr - LIX, 10] : « Notre Seigneur, pardonne-nous, ainsi que nos frères qui nous ont précédés dans la foi, et ne mets pas en nos cœurs de l’amertume à l’encontre de ceux qui ont cru. Notre Seigneur, Tu es compatissant et miséricordieux » (A. S. AL-MUTAWALLĪ, al-Ghunya fī uṣūl al-dīn, éd. ‘I. al-D. A. ḤAYDAR, Beyrouth, Mu’assasat al-Kutub al-Thaqāfiyya, 1407/1987, p. 189-191). * Voir AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, Faḍā’il (Boulaq, t. V p. 2) ; MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Faḍā’il al-ṣaḥāba (Cons-tantinople, t. VII, p. 184-185). ** Voir AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, Faḍā’il (Boulaq, t. V, p. 8) ; MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Faḍā’il al-ṣaḥāba (Constantinople, t. VII, p. 188).

5. bāya‘a-hu : tāba‘a-hu F l’avaient suivi

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geance en premier, Ibn ‘Umar1 et d’autres le leur reprochant. Quant au meurtre d’al-Ḥusayn, [Yazīd] ne l’avait pas ordonné et il n’en avait pas été satisfait. Il était au contraire apparu manifestement peiné de son meurtre et avait blâmé celui qui l’avait tué. La tête d’[al-Ḥusayn] ne lui avait pas été amenée mais avait seulement été amenée à Ibn Ziyād2.

Le deuxième motif est qu’il est établi dans le Ṣaḥīḥ3 d’al-Bukhārī, d’après Ibn ‘Umar, que le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – a dit : « Il sera pardonné à la première armée qui mènera une expédition contre Constan-tinople. » Or la première armée à avoir mené une expédition contre elle, le commandant (amīr) en avait été Yazīd.

Ce qu’il y a à réellement saisir (taḥqīq), c’est qu’à propos de ces deux choses qui ont été dites4 il est permis de se livrer à un effort de réflexion canonique. Maudire quelqu’un qui commet des actions de désobéissance est en effet d’entre les choses à propos desquelles se livrer à un effort de réflexion canonique est permis. Et ainsi aussi en va-t-il de l’amour pour quelqu’un qui accomplit de bonnes oeuvres et des mauvaises. Bien plutôt même, ce n’est d’après nous pas une contradiction en soi qu’en un [même] homme la louange et le blâme se retrouvent réunis, ainsi que la récompense et la punition. Semblablement, ce n’est pas non plus une contradiction en soi qu’on prie sur lui et invoque [Dieu] pour lui et, par ailleurs, qu’on le maudisse et l’injurie aussi, en considérant deux points de vue.

Il y a accord des gens de la Sunna sur le fait que même s’ils entrent dans le Feu ou méritent d’y entrer, les pervers d’entre les adeptes de la religion (milla) [de l’Islam] entreront imman-quablement dans le Jardin, la récompense et la punition se retrouvant réunies en eux. Les Khārijites5 et les Mu‘tazilites6 rejettent cependant cela et considèrent que quelqu’un qui mérite d’être récompensé ne mérite pas d’être puni, de même que quelqu’un qui mérite d’être puni ne mérite pas d’être récom-pensé. La question est bien connue et il en est traité ailleurs.

[487] Qu’il soit permis d’invoquer [Dieu] pour un homme ou contre lui, cette question est explicitée là où on [parle] des funérailles. On prie en effet sur les morts des Musulmans – les pieux d’entre eux et les dépravés (fājir)7. Si, en plus de cela, on

1. Fils du second calife (m. 73/693) ; voir L. VECCIA VAGLIERI, EI2,

art. ‘Abd Allāh b. ‘Umar b. al-Khaṭṭāb. 2. ‘Ubayd Allāh b. Ziyād (m. 67/686), fils de Ziyād b. Abīhi,

gouverneur umayyade de Baṣra, puis aussi de Kūfa (60/679-64/683), surtout connu pour sa férocité vis-à-vis des Khārijites et son rôle dans les événements ayant conduit au massacre d’al-Ḥusayn et de sa famille ; voir C. F. ROBINSON, EI2, art. ‘Ubayd Allāh b. Ziyād ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XIX, p. 8-9.

3. Voir AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, Jihād (Boulaq, t. IV, p. 42). Le ḥadīth est rapporté d’après Umm Ḥarām, non pas d’après ‘Abd Allāh b. ‘Umar ainsi qu’indiqué par Ibn Taymiyya.

4. C’est-à-dire soit maudire Yazīd, soit l’aimer. 5. Premiers schismatiques de l’Islam, massacrés par ‘Alī à

Nahrawān (38/658) ; voir G. LEVI DELLA VIDA, EI2, art. Khāridjites. 6. Courant théologique rationaliste, imposé comme doctrine offi-

cielle par le pouvoir califal de 213/833 à 234/848 ; voir D. GIMARET, EI2, art. Mu‘tazila.

7. « Nous le savons, la plupart des Musulmans commettent imman-quablement des [actions] injustes. Si donc on ouvrait cette porte, il serait permis de maudire la plupart de leurs morts. Le Dieu Très-Haut a commandé de prier sur les morts des Musulmans. Il n’a pas commandé de les maudire » (IBN TAYMIYYA, Minhāj, t. IV, p. 572).

maudit le dépravé en lui-même (‘ayn) ou en son espèce, la première situation est néanmoins plus médiane et plus juste (awsaṭ wa a‘dal).

Shaykh et militaire mongol8

Les questions d’un chef mongol Telle fut ma réponse au chef des Mongols, Būlāy9, quand ils

arrivèrent à Damas durant la grande crise (fitna) et que des échanges prirent place entre moi, lui, et d’autres10. Parmi les choses qu’il me demanda, il y eut cette demande :

– Que dites-vous de Yazīd ? – Nous ne l’insultons pas ni ne l’aimons, dis-je. Ce ne fut pas

un homme vertueux, au point que nous l’aimerions. Nous, [par ailleurs], nous n’insultons aucun des Musulmans en lui-même.

– Ne le maudissez-vous pas ? dit-il. N’était-il pas un injuste ? Ne tua-t-il pas al-Ḥusayn ?

– Nous, dis-je, quand il est fait mention des injustes tels al-

8. Miniature du MS Munich, Bibliothèque d’État de Bavière, Cod. arab. 616 de Kalīla wa Dimna d’Ibn al-Muqaffa‘ (m. c. 139/756), fol. 23 v. (Égypte, c. 710/1310) ; voir www.wdl.org/fr/item/8933/. Image restaurée digitalement.

9. « Būlāy » ou « Mūlāy », etc., selon les sources (m. 707/1307) ; voir R. AMITAI, Mongol Raids into Palestine (A.D. 1260 and 1300), in Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain & Ireland, 119/2, Londres, 1987, p. 236-255 ; p. 244 ; D. AIGLE, Invasions, p. 105, n. 82. Ce général de l’armée de l’īlkhān Ghāzān participa à l’invasion de la Syrie en Rabī‘ I 699 / décembre 1299 - Sha‘bān 699 / mai 1300, qu’Ibn Taymiyya appelle ici « la grande crise » (fitna) ; sur cette inva-sion, voir Y. MICHOT, Roi croisé ; R. AMITAI, Whither the Ilkhanid Army? Ghazan’s First Campaign into Syria (1299–1300), in N. DI COSMO (éd.), Warfare in Inner Asian History (500–1800), Leyde, Brill, 2002, p. 221-264.

10. Après la défaite mamlūke de Wādī l-Khazindār (27 Rabī‘ I 699 / 23 déc. 1299), Būlāy mena un contingent mongol jusqu’en Pales-tine avant de revenir à Damas avec un grand nombre de prisonniers. C’est alors qu’Ibn Taymiyya le rencontra, en se rendant à son camp le 2 Rajab 699 / 24 mars 1300. Durant les trois jours qu’il y passa, il obtint la libération de captifs et eut la conversation rapportée ici ; voir supra, p. 2-3 ; Y. MICHOT, Roi croisé, p. 44, 46, 81, 174-175 ; Textes spirituels XII, p. 25, n. 1 ; R. AMITAI, Raids, p. 245 ; J. SOMOGYI, Adh-Dhahabī’s Record of the Destruction of Damascus by the Mongols in 699-700/1299-1301, in J. SOMOGYI & S. LÖWINGER (éds), Ignace Goldziher Memorial Volume, Budapest, 1948, t. I, p. 353-386 ; p. 379.

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Ḥajjāj b. Yūsuf1 et ses semblables, nous disons quelque chose de pareil à ce que Dieu a dit dans le Coran – « N’est-ce pas que la malédiction de Dieu est sur les injustes2 ? » – et nous n’ai-mons maudire personne en lui-même. Certains des ulémas ont maudit [Yazīd] et ceci est un sujet (madhhab) à propos duquel il est permis de se livrer à un effort de réflexion canonique. Dire ce [que nous disons] a cependant notre prédilec-tion et est meilleur. Quant à celui qui a tué al-Ḥusayn, ou a aidé à le tuer, ou a été satisfait de ce [meurtre], « sur lui la malédiction de Dieu, des anges et de l’ensemble des hommes ! Dieu n’acceptera de lui ni pratique obligatoire (ṣarf), ni pratique surérogatoire (‘adl)3. »

– Vous n’aimez pas les gens de la maison [du Prophète], dit-il.

– Les aimer, dis-je, est chez nous un devoir, une obligation, pour laquelle il y a une récompense. De Zayd b. Arqam4 il est en effet établi chez nous, dans le Ṣaḥīḥ5 de Muslim, qu’il a dit : « Le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – nous fit un prêche près d’un marais (ghadīr) appelé « Khumm6 », entre La Mecque et Médine, et dit : « Ô les gens ! Je laisse parmi vous les deux choses de poids : le Livre de Dieu… » Il mentionna le Livre de Dieu et nous incita à le [suivre], puis il dit : « … et ma famille, [488] les gens de ma maison. Je vous rappelle Dieu concernant les gens de ma maison. Je vous rappelle Dieu concernant les gens de ma maison. »

– Nous, dis-je [aussi] au chef (li-muqaddam) [mongol]7, nous disons chaque jour dans notre prière : « Mon Dieu, prie sur Muḥammad et sur la famille de Muḥammad comme Tu as prié sur Abraham8. Tu es digne de louange, glorieux ! Mon Dieu, bénis Muḥammad et la famille de Muḥammad comme Tu as béni la famille d’Abraham. Tu es digne de louange, glorieux ! »

1. Abū Muḥammad al-Ḥajjāj b. Yūsuf… al-Thaqafī (al-Ṭā’if, c. 41/ 661 - Wāsiṭ, 95/714), célèbre gouverneur umayyade de l’Iraq puis de tout l’orient musulman. D’origine modeste, il s’illustra rapidement par ses capacités autant administratives que militaires, sa sévérité et son éloquence ; voir A. DIETRICH, EI2, art. al-Ḥadjdjādj b. Yūsuf ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XIX, p. 10.

2. Coran, Hūd - XI, 18. 3. Voir notamment AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, I‘tiṣām (Boulaq, t. IX,

p. 97) ; MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Ḥajj (Constantinople, t. IV, p. 114) ; IBN ḤANBAL, Musnad (Boulaq, t. I, p. 6).

4. Zayd b. Arqam al-Khazrajī, Compagnon Auxiliaire, proche de ‘Alī (m. Kūfa, 68/687-8) ; voir IBN AL-ATHĪR, Usd, t. II, p. 219-220.

5. Voir MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Faḍā’il al-ṣaḥāba (Constantinople, t. VII, p. 122-123) ; AL-DĀRIMĪ, Sunan, Faḍā’il al-Qur’ān (Beyrouth, t. II, p. 432) ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XVII, p. 19.

6. De retour du pèlerinage, dit « d’adieu », qu’il accomplit quelques mois avant de mourir, le Prophète fit halte en ce lieu le 18 Dhū l-Ḥijja 10 / 15 mars 632 et s’adressa aux pèlerins qui l’accompagnaient ; voir V. VECCIA VAGLIERI, EI2, art. Ghadīr Khumm ; Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XVI.

7. On s’attendrait à avoir li-l-muqaddam avec l’article, « au chef », ou li-muqaddam al-mughul, « au chef des Mongols », comme au debut de cette dernière section du texte. En tout état de cause, c’est bien de Būlāy qu’il s’agit. Idem pour la fin du paragraphe suivant.

8. La calligraphie a le sens du début de cette invocation.

– Et quelqu’un qui hait les gens de la maison [du Prophète] ? dit le chef (muqaddam) [mongol].

– Quelqu’un qui les hait, dis-je, « sur lui la malédiction de Dieu, des anges et de l’ensemble des hommes ! Dieu n’accep-tera de lui ni pratique obligatoire (ṣarf), ni pratique suréro-gatoire (‘adl). »

Je dis ensuite au vizir (wazīr) mongol9 : – Pourquoi [Būlāy] a-t-il parlé de Yazīd alors

que c’est un Tatar ? – On lui a dit, dit-il, que les habitants de Damas étaient des gens hostiles [à ‘Alī]

(nāṣib) 10. – Celui qui dit cela ment ! dis-je

d’une voix haute. Et quelqu’un qui dit cela, sur lui la malédiction de Dieu ! Par Dieu, il n’y a pas de gens hostiles [à ‘Alī] parmi les habitants de Damas ! Je ne connais personne d’hostile [à

‘Alī] parmi eux et, si quelqu’un se montrait hostile11 à ‘Alī à Damas, les

Musulmans se lèveraient contre lui. Cer-tes, anciennement, quand les Umayyades

étaient les gouvernants du pays, certains d’entre eux montrèrent de l’hostilité envers ‘Alī. Aujourd’hui, il ne reste cependant plus aucun de ceux-là !

APPENDICE : FETWA D’AL-GHAZĀLĪ SUR YAZĪD12 L’imām Abū Ḥāmid al-Ghazālī – le Dieu Très-Haut lui fasse

miséricorde ! – fut interrogé au sujet de quelqu’un maudissant explicitement Yazīd. Jugera-t-on que c’était un pervers ou [le] maudire ainsi sera-t-il admis ? Voulut-il le meurtre d’al-Ḥusayn – Dieu soit satisfait de lui ! – ou son objectif était-il de se défendre ? Est-il permis de demander [à Dieu] de lui faire miséricorde ou vaut-il mieux se taire à son sujet ? Puisse [l’imām nous] faire la faveur de dissiper la confusion [entourant ce sujet], récompensé qu’il sera !

9. Le 20 Rabī‘ II 699 / 14 janvier 1300, Ibn Taymiyya fut reçu en audience par les deux vizirs de l’īlkhān Ghāzān, Sa‘d al-Dīn al-Sāwajī (m. 711/1312) et celui qu’il appelle « un Juif philosophant », le célèbre historien Rashīd al-Dīn Faḍl Allāh (m. 718/1318) ; voir Y. MICHOT, Roi croisé, p. 42, 173 ; Textes spirituels XII, p. 27-30. Quand, le 12 Jumādā I / 5 février 1300, Ghāzān se retira de Damas vers l’Iraq et laissa à son général Quṭlūshāh le commandement de l’armée tatare en Syrie, il est permis de penser que ses deux vizirs l’accompagnèrent ; surtout Rashīd al-Dīn Faḍl Allāh, le plus important des deux et, par ailleurs, son confident, médecin et cuisinier ; voir R. AMITAI-PREISS, New Material from the Mamluk Sources for the Biography of Rashid al-Din, in J. RABY & T. FITZHERBERT (éds), The Court of the Il-khans, 1290-1340, Oxford, Oxford University Press, « Oxford Studies in Islamic Art, XII », 1996, p. 23-37 ; p. 25. La conversation d’Ibn Tay-miyya et Būlāy étant postérieure de plusieurs semaines au départ de Ghāzān, l’identité de cet autre « vizir mongol » mentionné ici reste un mystère.

10. Nāṣib, pl. nawāṣib, désigne les adversaires déclarés de ‘Alī, de sa famille et de ses partisans, tels al-Ḥajjāj ; voir Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. III, p. 3.

11. naṣaba : tanaqaṣṣa F 12. IBN KHALLIKĀN, Wafayāt, t. III, p. 288-289. Ce fetwa est

mentionné mais non repris par M. M. ABU-SWAY, The Fatāwā of Imam al-Ghazzālī (450-505 A.H./1058–1111 C.E.). Critically edited with introductions and notes, Kuala Lumpur, International Institute of Islamic Thought and Civilization, 1996 ; voir p. xxii.

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– Il n’est fondamentalement (aṣlan) pas permis, répondit [al-Ghazālī], de maudire un Musulman. Celui qui maudit un Mu-sulman, c’est lui qui est le maudit. Le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – a en effet dit : « Le Musul-man n’est pas quelqu’un qui maudit1. » Comment serait-il permis de maudire un Musulman alors qu’il n’est pas permis de maudire les bêtes, ceci ayant été prohibé ? Selon un texte du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –, l’inviola-bilité (ḥurma) du Musulman est plus grande que l’inviolabilité de la Ka‘ba2. Or il est vrai que Yazīd était musulman, tandis qu’il n’est pas vrai qu’il ait tué al-Ḥusayn – Dieu soit satisfait de lui ! –, ni qu’il ait ordonné de le [tuer], ni qu’il ait été satisfait de ce [meurtre]. Puisque cela n’est pas vrai à son sujet, il n’est pas permis d’avoir cela comme opinion à son sujet. Avoir une mauvaise opinion d’un Musulman est aussi interdit (ḥarām) ! Le Très-Haut a en effet dit : « Évitez beaucoup d’opi-nions : certaines opinions sont un péché3. » Et le Prophète de dire – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! : « Le Musulman, Dieu a frappé d’un interdit son sang, ses biens, son honneur, et qu’on ait de lui une mauvaise opinion4. »

Il convient qu’on le sache, quelqu’un prétendant que Yazīd ordonna le meurtre d’al-Ḥusayn – Dieu soit satisfait de lui ! –, ou en fut satisfait, est d’une stupidité (ḥamāqa) extrême. Si l’un des notables, des vizirs, des sultans, est tué du temps de cet [individu] et que celui-ci veuille savoir qui a réellement ordon-né son meurtre, qui en a été satisfait et qui a détesté la chose, il n’en sera pas capable, alors même qu’il aura été tué dans son voisinage, à son époque, et que lui-même en aura été témoin5. Comment dès lors en ira-t-il, [a fortiori,] si [le meurtre] a eu lieu dans un pays lointain et à une époque ancienne, dans le

1. Voir AL-TIRMIDHĪ, Sunan, Birr (éd. ‘A. R. M. ‘UTHMĀN, t. III, p.

236, n° 2043) ; IBN ḤANBAL, Musnad (Boulaq, t. I, p. 405). 2. Voir IBN MĀJA, Sunan, Fitan (éd. ‘ABD AL-BĀQĪ, t. II, p. 1297,

n° 3932) ; AL-TIRMIDHĪ, Sunan, Birr (éd. ‘A. R. M. ‘UTHMĀN, t. III, p. 255, n° 2101).

3. Coran, al-Ḥujurāt - XLIX, 12. 4. Voir MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Birr (Constantinople, t. VIII, p. 11) ; ABŪ

DĀ’ŪD, Sunan, Adab (éd. ‘ABD AL-ḤAMĪD, t. IV, p. 270, n° 4882) ; IBN ḤANBAL, Musnad (Boulaq, t. II, p. 277) ; IBN MĀJA, Sunan, Fitan (éd. ‘ABD AL-BĀQĪ, t. II, p. 1297, n° 3932).

5. Le 10 Ramaḍān 485 / 14 octobre 1092, un assassin déguisé en soufi poignarda à mort le vizir Niẓām al-Mulk alors qu’il se rendait d’Iṣfahān à Baghdād avec le sultan saljūq Malikshāh. Celui-ci même mourut, vraisemblablement empoisonné, trois semaines plus tard, le 1 Shawwāl / 4 novembre. En 487/1094, ce fut le jeune calife al-Muqtadī qui trépassa dans des circonstances suspectes ; voir F. GARDEN, The First Islamic Reviver. Abū Ḥāmid al-Ghazālī and his Revival of the Religious Sciences, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 20-22, 25, 185, n. 39. Quand Niẓām al-Mulk fut assassiné, al-Ghazālī ensei-gnait à la Madrasa Niẓāmiyya de Baghdād où le vizir l’avait nommé un an plus tôt (484/1091). La date du présent fetwa n’est pas connue. Est-il postérieur à ces décès et est-ce à eux que le présent passage fait allusion ? Il pourrait alors être de nature autobiographique. Ainsi que K. Garden le remarque dans une communication privée (10/12/2015) dont je le remercie, « il est difficile d’imaginer que quelqu’un d’autre qu’[al-Ghazālī], écrivant dans des circonstances historiques diffé-rentes, choisisse ces mêmes victimes d’un assassinat hypothétique pour illustrer le fait que déterminer l’identité de l’assassin est presque impossible. Ces assassinats et le chaos qu’ils causèrent le marquèrent […] Il me semble que l’importance historique de ce fetwa est d’impliquer que, pour lui, les meurtres de Niẓām al-Mulk et de Malikshāh ne pouvaient pas être définitivement éclaircis. »

passé ? Comment saura-t-on cela dans le cas d’un [meurtre] s’étant passé il y a près de quatre cents ans en un lieu lointain, le fanatisme (ta‘aṣṣub) ayant déformé les faits et les traditions provenant des [divers] côtés s’étant multipliées à leur sujet ? Ce sera une affaire dont on ne connaîtra fondamentalement pas la réalité. Or, s’il n’y a pas de connaissance, il est obligatoire d’avoir une bonne opinion de tout Musulman de qui il est pos-sible d’avoir une bonne opinion.

Assassinat du vizir Niẓām al-Mulk6

De surcroît, s’il était établi contre un Musulman qu’il a tué un Musulman, la doctrine des gens de la Vérité (ahl al-ḥaqq) est que ce ne serait pas un mécréant. Un meurtre, en effet, n’est pas de la mécréance mais, bien plutôt, un acte de désobéissance. Et quand le meurtrier meurt, peut-être meurt-il après s’être repenti. Si un mécréant [289] se repentait de sa mécréance, il ne serait pas permis de le maudire. Comment dès lors en ira-t-il, [a fortiori,] de quelqu’un se repentant d’un meurtre ? Et comment aura-t-on connaissance que le meurtrier d’al-Ḥusayn – Dieu soit satisfait de lui ! – mourut avant de se repentir ? [Dieu] est Celui qui accepte le repentir de Ses serviteurs.

Il n’est donc pas permis de maudire quelque mort que ce soit d’entre les Musulmans et quelqu’un qui maudit [Yazīd] est un pervers, quelqu’un qui désobéit au Dieu Très-Haut. S’il était permis de le maudire et qu’on se taise, on ne serait pas déso-béissant – il y a là-dessus consensus. Bien plus même, si, sa vie durant, quelqu’un ne maudissait pas Iblīs, il ne lui serait pas dit, le Jour de la résurrection : « Pourquoi n’as-tu pas maudit Iblīs ? » À quelqu’un maudissant [un autre], il sera [par contre] dit : « Pourquoi [le] maudis-tu et d’où tires-tu la connaissance qu’il est banni, maudit ? Le maudit est en effet l’éloigné du Dieu Puissant et Majestueux. Or [le fait que quelqu’un soit ainsi éloigné de Dieu ou non] est inconnaissable (ghayb) : on n’en a connaissance qu’à propos de quelqu’un qui meurt mé-créant, ceci étant enseigné par la Loi (shar‘).

Quant à appeler la miséricorde [divine] sur [Yazīd], c’est permis ou, plutôt même, c’est préférable (mustaḥabb) ou, bien plus encore, c’est inclus dans ce que nous disons à chaque prière : « Mon Dieu, pardonne aux croyants et aux croyantes ! » C’était en effet un croyant. Et Dieu est plus savant.

Yahya M. MICHOT (Hartford, Rabī‘ I 1437 - Décembre 2015)

6. Dessin de Bob Moulder (digitalement retouché) reproduisant une miniature du MS Istanbul, Topkapi Hazine 1653, fol. 360 v. de l’Histoire universelle - Jāmi‘ al-tawārīkh de Rashīd al-Dīn Faḍl Allāh, Tabrīz, 714/1314.