husserl_la crise de l’humanité européenne

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    Edmund Husserl

    La crise de lhumanit europenneet la philosophie

    Introduction, commentaire et traduction par NathalieDepraz

    Collection dirige par Laurence Hansen-Lve

    Edition numrique : Pierre Hidalgo

    La Gaya Scienza, mars 2012

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    Table des matires

    Avant-propos ................................................................. 41. Repres biographiques et historiques ....................... 6

    Les dbuts ........................................................................ 6La dcouverte de lintentionnalit ................................... 7Le tmoin vigilant de son temps ...................................... 9

    2. La phnomnologie, une mthode en prise surlexistence ..................................................................... 12

    Husserl, penseur de la crise ........................................... 12La crise des sciences europennes........................ 12La crise de la philosophie .................................... 20Une crise du sens ? .............................................. 23

    La philosophie comme science rigoureuse .............. 25Lide originelle de la philosophie ....................... 25Lattitude du philosophe : ne rien prsupposer .. 27 Le principe des principes : lintuition originaire

    -La rduction eidtique ............................................. 30La rduction, opration mthodique de laphnomnologie ............................................................ 34

    L poch ........................................................ 34La rduction* transcendantale et la constitution*

    ................................................................................... 37

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    La rduction au monde de la vie * (Lebenswelt)................................................................................... 40

    Rsum des tapes mthodologiques de laphnomnologie ............................................................ 43

    Commentaire ............................................................... 46Sciences de la nature et sciences de lesprit ................... 47Lesprit de lEurope ........................................................ 54Une conception tlologique* de lhistoire .................... 57Lhumanit et la communaut des philosophes ............ 65Raison et rationalisme ................................................... 69

    La Crise de lhumanit europenne et la philosophie . 741 ...................................................................................... 742 ..................................................................................... 963 .................................................................................... 114

    Lexique ....................................................................... 116 propos de cette dition lectronique ...................... 120

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    Avant-propos

    Introduire la lecture dun texte de Husserl, bien quilsagisse ici, avec la Crise de lhumanit europenne et laphilosophie, dune confrence prononce devant un audi-toire assez ouvert, pose de trs nombreux problmes.

    En effet, la phnomnologie dont Husserl est le fonda-teur se prsente comme une discipline de pense appa-remment peu susceptible dtre vulgarise.

    Se donnant comme une exprience et une mditationqui trouve son lieu dancrage philosophique dans les M-ditations Mtaphysiques de Descartes, la phnomnologieest un cheminement que chaque lecteur est invit suivre,et plus forte raison, rpter pour lui-mme. Qui-

    conque veut vraiment devenir philosophe devra une foisen sa vie se replier sur lui-mme , affirme Husserl dansles Mditations Cartsiennes1. La phnomnologie re-quiert en effet un effort de rflexion sur soi-mme. Cest cequi fait delle une philosophie dont le point de dpart est lasubjectivit. On ne saurait pour autant la confondre avecun quelconque subjectivisme qui ramne tout ce qui est ltre du sujet ou de la pense. Inversement et parallle-

    1Mditations Cartsiennes, Paris, Colin, 1931, trad. fr. E. Levi-nas et G. Pfeiffer, d. Vrin, 1947, 1, p. 2 (abrg MCdans la suitedu texte et des notes).

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    ment, lobjectivisme ne valorise que la ralit de lobjet enfaisant fi des donnes subjectives qui me permettent dyaccder. Ces deux attitudes sont caractrises par la nga-

    tion de leur oppos : prjugeant ainsi dune oppositionentre sujet et objet, elles sont ce titre navement dua-listes.

    Lattitude phnomnologique, au contraire de ces der-nires, dnonce lopposition du sujet et de lobjet qui lessous-tend comme un prjug et veut ainsi dpasser cetteopposition, cherchant dans lexprience lunit dun sens

    antrieur tout dualisme strile.

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    1. Repres biographiques ethistoriques

    Edmund Husserl (1859-1938) nat Prosznitz en Mo-ravie dune famille juive librale, et sengage dans destudes scientifiques Berlin, puis Vienne.

    Les dbuts

    Mathmaticien de formation, Husserl soutient en 1883un doctorat sur le concept de nombre. Son premier ou-vrage qui date de 1891 sintitule loquemmentLa Philoso-phie de larithmtique. Son intrt va ds lors principale-ment des questions touchant la logique : Il publie ainsien 1900-1901 lesRecherches logiques.

    Malgr cette formation logico-mathmatique, Husserltudie ds 1882 le Nouveau Testament sous linfluence dutchque Masaryk. En 1884, il se procure la Phnomnolo-gie de lesprit de Hegel ; durant lhiver 1884-1885, il suitles cours du clbre psychologue de lpoque, Franz Bren-tano, sur la philosophie pratique et lempirisme de DavidHume.

    Le 26 avril 1886 enfin, toujours sous linfluence deMasaryk, Husserl se convertit au protestantisme.

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    La dcouverte de lintentionnalit

    Ds ces annes-l, il semble que lintrt de Husserl

    soriente de plus en plus vers la philosophie, et enloccurrence vers la psychologie. Cest pourquoi on est peusurpris de trouver sous sa plume dans le deuxime tomedesRecherches logiques, aprs un premier tome consacrnotamment lobjectivit des formes logiques, des consi-drations qui redonnent la subjectivit son rle et saplace. Cest ici que se fait sentir linfluence de Brentanodont la remarque-cl jouera un si grand rle pourllaboration philosophique de Husserl : la conscience esttoujours conscience de quelque chose, cest--dire est tou-jours conscience intentionnelle. Avec cette dcouverte,lentre de Husserl en philosophie est consomme.

    Le mot intentionnalit ne signifie rien dautre quecette particularit foncire et gnrale qua la consciencedtre conscience de quelque chose () 2. Par cette prise

    de conscience, Husserl sachemine vers la formulationdune philosophie nouvelle. Lintentionnalit est cetteopration qui porte la conscience vers son objet, lequel,ds lors, advient littralement comme sens pour elle. Lavise intentionnelle de la conscience est ce qui annulelide mme dune opposition du sujet et de lobjet, o cesdeux ples seraient extrieurs lun lautre et existeraientcomme indpendamment lun de lautre.

    2Op. cit., 14, p. 28.

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    La conscience est conscience de quelque chose. Celasignifie : la conscience est ouverte sur autre chose qu elle-mme et devient elle-mme en se pntrant de cet autre.

    Simultanment, cette chose qui est vise (perue) par laconscience nacquiert une existence que sous le regard decelle-ci : lintentionnalit est cet change interactif conti-nuel de la conscience et du monde, par quoi ce dernierprend sens pour la conscience, et la conscience pour lemonde.

    Je regarde les branches dun arbre par la fentre.

    Certes, mme si je ne regardais pas ces branches, ellescontinueraient bien pourtant, par exemple, ployer sousles fruits : il y a donc une objectivit des branches, qui sontbel et bien indpendamment de moi et de mon regard.Cependant, tant que je ne porte pas mon regard sur elles,les branches nexistent pas pour moi, elles ne sont quenelles-mmes. Ainsi, pour le phnomnologue, le niveaudtre de lobjet branche en tant que ralit en soi, pu-

    rement objective, cest--dire sans aucune interventiondun sujet, nest que la dimension premire et la pluspauvre de la branche. Ds que cette dernire est appr-hende par un sujet, elle apparat sous mon regard et ac-quiert un niveau dtre plus complexe. Ce nest cependantque lorsque la branche mapparat certes, mais tellequelleest en elle-mme, cest--dire quand les deux premiersniveaux dtre, objectif et subjectif, sont conjoints quelle

    advient comme proprement phnomnologique. En ph-nomnologie, ltre gale lapparatre : seul est ce qui ap-parat, et la notion dapparition, loin de se ramener lapparence illusoire, quivaut ltre mme. La phno-mnologie, se caractrisant comme un retour aux choses

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    elles-mmes, se prsente comme la description de toutesles choses qui mapparaissent, non de manire simple-ment subjective, mais bien telles quelles sont en elles-

    mmes : cette apparition pour moi de ce qui est tel quilest se nommephnomne , et est lobjet de la phnomno-logie.

    Cest cet acquis fondamental de lintentionnalit quiconstitue la premire pierre de ldifice de la phnomno-logie, pose notamment dans les Ides directrices pourune phnomnologie et une philosophie phnomnolo-

    gique pures, sous lexpression de corrlation intention-nelle ou corrlation notico-nomatique .

    Le tmoin vigilant de son temps

    Lactivit avant tout thorique de Husserl est toutefoisds le dbut solidaire dune attention aigu la situationintellectuelle de ces premires dcennies du XXe sicle.

    Ds 1910-1911, dans un opuscule intitul La Philosophiecomme science rigoureuse, il dresse un rquisitoire contreltat de division et de dcadence qui rgne dans lessciences. La principale critique du phnomnologue lgard des savants de son temps porte sur l aveuglementdont ils font preuve vis--vis de leur propre dmarche,cest--dire sur labsence de rflexivit de leur attitudescientifique. Husserl adopte au contraire une attitude dontla vigilance critique est extrme : toute affirmation, tout

    Les astrisques renvoient au lexique, p. 96.

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    jugement est sans cesse soumis au crible de la critique.Rien nest jamais accept comme tel sans tre interrog nouveaux frais.

    Ce nest cependant qu partir des annes vingt quelattention du phnomnologue, qui stait jusque-l peuporte, il est vrai, sur la situation historique et politiquecontemporaine, va se trouver polarise sur la question delHistoire, mesure aussi que la crise politique s aggraveen Allemagne, et inscrit en surface la crise profonde dessciences.

    La Crise de lhumanit europenne et la philosophie,prononce le 7 mai 1935 au Kulturbundde Vienne, appa-rat ainsi comme un manifeste3 . Depuis 1928 en effet,anne o Husserl a pris sa retraite de lUniversit, a for-tioridepuis 1929, date partir de laquelle il a t loignde toute activit denseignement par larrive de Heideg-ger qui lui succde Fribourg, Husserl vit retir. Tout enreconnaissant le talent de son ancien lve au pointdaffirmer en substance que la phnomnologie, cest lui-mme et Heidegger, et personne dautre, il formule ds1929 des inquitudes sur la manire dont soriente la phi-losophie de ce dernier, et notamment depuistre et temps(1927). A partir de 1933, date de la prise du pouvoir par lesNazis, Husserl se voit retirer toute activit acadmique,toute manifestation publique, toute libert de presse. Le

    3 Le mot est de S. Strasser dans sa prface au texte pour les di-tions Aubier-Montaigne, 1977.

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    sens de lHistoire se drobe, le pouvoir de la raison estdfaillant, et Husserl ne peut agir par la parole.

    Malgr sa situation tragique, il refuse une invitation delUniversit de Californie. Il dcline en outre nombredexhortations donner des confrences, dans la craintede susciter de plus belle la haine des juifs. Il demeurecote que cote Fribourg. Son travail philosophique lerequiert en ce lieu.

    Ce nest qu de trs rares reprises, Vienne ou encore Prague, quaprs de longues hsitations, Husserlsexprime sur ce qui lui tient le plus cur. Il est questionde la tche infinie de la raison et du sens de lHistoire,contre tous les irrationalismes. Cest ce titre que la Crisede lhumanit europenne est un manifeste, qui relve ledfi du sens et de son unit dans lexprience. Il y a eneffet une unit du sens, et cette unit, qui se donne moidans lexprience que je fais des phnomnes, est celamme qui rassemble et ressaisit le rel pour llever sacohsion maximale, cest--dire lui donner sens contre lemorcellement incohrent et la dispersion des faits bruts.Cest dans la mesure aussi o ce texte plaide pour le senscontre labsurde quil est comme tel proprement phno-mnologique.

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    2. La phnomnologie, une mthodeen prise sur lexistence

    Husserl, penseur de la crise

    La crise des sciences europennesCette expression crise des sciences europennes est

    la premire partie du titre du dernier ouvrage de Husserl,crit entre 1934 et 1937 et non publi de son vivant4. LaConfrence de Vienne, que nous avons choisi dtudier, enest donc la premire trace publique, les Confrences dePrague prononces en novembre 1935 prolongent leurtour et approfondissent cette cellule originaire qui abouti-ra laKrisis.

    Dans ce texte ultime de la Krisis, Husserl traite de lacrise des sciences europennes. Nous tenterons de faireapparatre comment la crise des sciences que dcrit Hus-serl exprime en profondeur la crise des valeurs qui dchirelEurope dans les annes trente. Loin de sparer crise dessciences et crise thico-politique, Husserl dcrit phno-

    4 Intitul La Crise des sciences europennes et la phnomno-logie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, trad. fr. et prface deG. Granel (abrgKrisis dans la suite du texte et des notes).

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    mnologiquement, en son unit, la crise que vit lEurope.Selon lui en effet, la crise est une, et seul un retour rflexifsur ltat des sciences peut permettre dlucider le sens de

    la crise qui sest manifeste jusquau niveau politique.Quel est le sens de cette crise des sciences ? Au d-

    but de laKrisis, Husserl commence par suspecter la perti-nence dune telle expression : Est-il srieux de parlerpurement et simplement dune crise de nos sciences ?Cette expression, quon entend aujourdhui partout, nest-elle pas outrancire ? Car la crise dune science, cela ne

    signifie rien de moins que le fait que sa scientificit au-thentique ou encore la faon mme dont elle a dfini sestches et labor en consquence sa mthodologie estdevenue douteuse (). Comment pourrait-on parler dunecrise des sciences positives ? Car cela comprendrait unecrise de la mathmatique pure, une crise des sciencesexactes de la nature, que nous ne pouvons cesserdadmirer comme tant les modles dune scientificit

    rigoureuse et au plus haut point fconde5. Et Husserl de louer lidal dexactitude des sciences,

    quil sagisse de la physique classique ou de la trs rcentephysique des quanta laquelle il fait dailleurs allusion,idal qui est leur apanage et leur fcondit propres. Lidedune crise des sciences ne concerne par consquent nileur mthodologie bien tablie, ni leur russite constante.

    5Op. cit., pp. 7-8.

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    En quel sens peut-on alors encore parler dune crisedes sciences ? Il convient pour ce faire de distinguer deuxnotions diffrentes de la scientificit . Pris en un pre-

    mier sens, scientificit signifie rigueur mthodologique etil ny a pas lieu l de dpister une quelconque crise dessciences. En un second sens cependant, scientificit ac-quiert une signification positiviste et veut dire ds lors,rduction de la science la seule connaissance des faits.Cette comprhension rductrice de la science domine,comme leur tendance naturelle, toutes les sciences. Ellednote une crise profonde du statut de la scientificit en

    Europe, cest--dire, comme nous le verrons, de lexigencephilosophique elle-mme : le positivisme dcapite laphilosophie , sexclame en effet Husserl6.

    Ce risque positiviste que courent les sciences a unedouble consquence : dune part, lattention du scienti-fique est polarise sur ltude du fait, quil sagisse descorps matriels visibles lil nu, des microparticules ou

    mme, dans les sciences de lesprit, du psychisme, de lasocit ou de la langue. Dautre part, ce privilge accord la pure observation des faits entrane un aveuglement vis--vis de linstance subjective elle-mme. En fait, lidemajeure de Husserl et qui est pour lui responsable decette crise que traversent actuellement les sciences estcelle du dsintrt des scientifiquespour leur propre sub-jectivit luvre dans leur dmarche, cest--dire du

    dfaut de rflexivit de leur recherche. Lobscurit danslaquelle se meuvent aujourdhui les sciences provient donc

    6Op. cit., p. 14.

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    de labsence dattention porte lnigme de la subjecti-vit qui travaille en elles : positivisme est ici synonymepour Husserl dobjectivisme, objectivisme qui nat selon

    lui avec Galile et la mathmatisation de la nature. Quelleest cette rvolution de la conception de la science, et doncaussi de lesprit scientifique lui-mme, qui nat avec lamathmatisation de la nature ? Il importe avant tout deconnatre le sens de cette mathmatisation galilenne dela nature.

    Les gomtries platonicienne et euclidienne conser-

    vent un lien troit avec le sensible en ce quelles figurentde faon gomtrique les nombres compris comme desides, et sappliquent par l mme produire une copiesensible des ides intelligibles. Au contraire la gomtriedu XVIIe sicle se constitue comme une discipline bienplus abstraite. Elle veut rompre dlibrment avec le rf-rent sensible. Se nommant gomtrie analytique , elleadopte le langage abstrait de lalgbre. Ds lors, la nature,

    idalise en formules algbriques, devient tout entire unemultiplicit mathmatique. Ayant rompu ses attaches avecla ralit sensible, cette nouvelle gomtrie algbriseslabore comme un domaine formel autonome, ayant sesrgles et ses procdures propres. Mathmatiser la nature,cest donc en faire un objet abstrait rgi par des loisuniverselles, et dconnect du divers sensible et indivi-duel. Ainsi nat ce que lon appelle aujourdhui la phy-

    sique mathmatique . La nature (phusis en grec) re-oit alors le nom dephysique.Avec la mathmatisation dela nature, cest--dire avec le dbut de la physique commediscipline scientifique nat aussi un type desprit focalis

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    sur son objet, la nature physique, aveugle par consquent lui-mme en tant que sujetoprant.

    Husserl date cependant de la deuxime moiti du XIXe

    sicle le devenir positiviste explicite des sciences et vise icisans doute les scientifiques hritiers de la philosophiepositive dAuguste Comte. Ce dernier, auteur du Cours dePhilosophie positive, fonde une philosophie en ruptureavec toute mtaphysique. Il promeut en effet une attitudefonde exclusivement sur lexprience et mue par une con-fiance sans bornes envers la science. Parmi les scienti-

    fiques qui vont reprendre leur compte cette rupture avecla mtaphysique et cet enracinement dans lexprience, oncompte aussi bien Bernard, Pasteur, Berthelot ou Hckelen chimio-physiologie que Renan et Taine en histoire oumme Littr en philologie, que Lange, Wundt ou Fechneren psychologie exprimentale et jusqu Durkheim en so-ciologie un peu plus tard, dont le mot dordre est de trai-ter les faits sociaux comme des choses . Ce que critique

    Husserl sous le nom de positivisme correspond en fait sadrive possible en scientisme, cest--dire une attitudecaricaturale qui rduit tout aux faits. Ceci est certainementlimage que Husserl, en homme du XXe sicle, a pu avoirdu positivisme, et non ce que celui-ci a effectivement tcomme philosophie propre au XIXe sicle.

    Or, nous dit Husserl, de pures sciences positives font

    des hommes purement positifs7

    , des hommes qui sontdes ftichistes du fait et ne sinterrogent donc gure en

    7Op. cit., p. 10, trad. modifie.

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    retour sur le regardquils portent sur ces faits, cest--diresur lacte ou le vcu par lequel ils accdent aux faits. Unfait est un fait , telle est leur vrit. Mettant tout laccent

    sur le fait comme tel, sur le quoi, ils ne questionnent nul-lement le mode daccs au fait, le commentde sa vise .Ainsi, un homme positif est un homme qui, ne rflchis-sant pas ses actes vcus eux-mmes, a tendance faireabstraction, et de sa subjectivit, et du sens inhrent quelque fait que ce soit. Ntant pas attentif ceci quunfait nest jamais distinct de son sens pour moi, ou quelobjet nest pas diffrent du regard que je porte sur lui, un

    tel esprit pense la vise scientifique comme spare desproblmes vitaux que se pose lhumanit. En ce sens, cette science na rien nous dire (). Les questionsquelle exclut par principe sont prcisment les questionsqui sont les plus brlantes notre poque malheureuse,pour une humanit abandonne aux bouleversements dudestin : ce sont les questions qui portent sur le sens oulabsence de sens de toute cette existence humaine8 .

    Husserl lie donc ici invitablement crise des sciences eu-ropennes, en tant quelles sont rduites leur dimensionpositiviste, et crise des valeurs de lhumanit : la crise relle nest en aucune manire lude au profit dunecrise prtendument plus vritable des sciences. Il ny adans cette optique aucune opposition entre crise dessciences et crise des valeurs, mais il sagit bien dune seuleet mme crise, dont Husserl sattache dcrire phnom-nologiquement lunit.

    8Op. cit., p. 10.

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    Toutefois, ltat de crise dominant aujourdhui et li ce mode positif de pense qui spare recherche scienti-fique objective et qute du sens de notre vie na pas tou-

    jours, selon Husserl, prvalu. Do vient donc cette alt-ration positiviste de lide de la science9 ? Pour saisir lesens de la crise actuelle des sciences europennes, ilsavre ncessaire de retracer la gense du processus qui larendit possible.

    Au Moyen ge, lunit est celle de la raison et de la foiet, mme si la pense discursive est bien, comme on

    laffirme communment, au service de la thologie quiculmine dans la foi comme sa vrit dernire, on ne peutcependant oublier que la foi elle-mme est en qute delintelligence : cest ce que manifeste par exemple SaintAnselme au XIIIe sicle dans son ouvrage intitul leProslogion, portant prcisment pour sous-titre Fidesquaerens intellectum, la foi en qute de lintelligence ? Intelligence rationnelle et foi vive sallient dans la re-

    cherche une du sens. Husserl tmoigne clairement de sanostalgie pour cette poque o rgnait lunit du sens.

    La Renaissance, poque o nat le principe delimitation de lAntiquit sous la forme dun nouveau pla-tonisme, introduit lide que lhomme idal est lhommethorique : Lhomme antique est celui qui se forme lui-mme grce la pntration thorique de la libre

    son10

    . La Renaissance libre donc un espace pour la rai-

    9Op. cit., p. 10.

    10Op. cit., p. 12.

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    son et son exercice. Les motifs profonds de la crise queconnat aujourdhui lEurope sont dpister dans cet idalde rationalit universelle qui se manifeste explicitement

    au XVIIe sicle. En effet, en un sens, cet idal dvidencerationnelle universelle recle une fcondit : il avre sarussite dans les sciences positives (physique mathma-tique naissante, astronomie conqurante). En un autresens cependant, il a pour rsultat un branlement de plusen plus net de la mtaphysique, dont Kant la fin duXVIIIe sicle dressera dans la Prface la Critique de laRaison pure un bilan svre : alors que les mathma-

    tiques, ds Thals, et la physique plus rcemment avecGalile, sont toutes deux entres dans la voie sre de lascience en se constituant en disciplines rationnelles fon-des sur lexprience, la mtaphysique, spculation abs-traite qui slve au-dessus des enseignements delexprience, na pu se constituer comme science. Elle estdemeure, comme le dit Kant, une arne o saffrontentles thses les plus opposes, sans quune vrit objective

    ne puisse en merger, prcisment parce que les principesque brandissent les mtaphysiciens dpassent les limitesde toute exprience, cest--dire aussi le pouvoir de la rai-son humaine. Cest pourquoi, Kant limite la connaissance ce qui est issu de lexprience, aux phnomnes*et re-jette les ides mtaphysiques du monde, de lme et deDieu (les choses en soi) dans linconnaissable. En fait, ledevenir positiviste de la science nest pas la hauteur desa vise universelle, vise proprement mtaphysique qui apour rle denraciner les diverses sciences positives sp-cialises dans une unit suprieure qui soit leur fonde-ment universel. La philosophie, dans sa vise mtaphy-

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    sique, a donc selon Husserl un rle de re-fondation radi-cale des sciences, renouant ainsi avec lide aristotli-cienne de la philosophie comme science de ltre en tant

    qutre, pris universellement et non dans lune de ses par-ties (Mtaphysique, K, 3), idal de la philosophie pre-mire comme fondement unitaire et radical des sciences. Le concept positiviste de la science, crit Husserl, est notre poque par consquent, historiquement considr,un concept rsiduel. Il a laiss tomber les questions quelon avait incluses dans le concept de mtaphysique ,question du sens de lHistoire, de la raison, question de

    Dieu comme source tlologique* de toute raison dans lemonde, question du sens du monde ou delimmortalit11. Ceci est la raison pour laquelle la crisedes sciences europennes est en fait tout entire lesymptme dune crise plus profonde encore, et qui estcelle de la philosophie elle-mme.

    La crise de la philosophie

    Cest dans lIntroduction auxMditations cartsiennesque Husserl fait le plus clairement tat de la crise queconnat au dbut du XXe sicle la philosophie elle-mme,pour navoir pas suivi lenseignement des Mditationsmtaphysiques de Descartes qui nous invite ici un re-tour au moi des cogitationes pures12 , titre de fonde-ment radical absolu. Cest lvidence ce dsintrt dessciences pour un fondement dans lego cogito en tant que

    11Op. cit., pp. 13-14.

    12 MC, 1, p. 2.

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    noyau indubitable de certitude qui a entran lobscuritde leur dmarche. Descartes en effet inaugure un typenouveau de philosophie. Avec lui la philosophie change

    totalement dallure et passe radicalement de lobjectivismenaf au subjectivisme transcendantal, subjectivisme qui,grce des essais sans cesse renouvels et pourtant tou-jours insuffisants, semble tendre une forme ncessaire etdfinitive. Cette tendance constante naurait-elle pas unsens ternel, nimpliquerait-elle pas une tche minente nous impose par lHistoire elle-mme, et laquelle tousnous serions appels collaborer ? 13

    Or, le diagnostic de Husserl est plus que svre : laphilosophie est en crise parce quelle a perdu toute unit,tout autant dans la manire de poser ses objectifs quedans sa mthode propre : () au lieu dune philosophieune et vivante, que possdons-nous ? Une productionduvres philosophiques croissant linfini, mais la-quelle manque tout lien interne. Au lieu dune lutte s-

    rieuse entre thories divergentes, dont lantagonismemme prouve assez la solidarit interne, la communautde base et la foi inbranlable de leurs auteurs en une phi-losophie vritable, nous avons des semblants dexposs etde critiques, un semblant de collaboration vritable etdentraide dans le travail philosophique. Efforts rci-proques, conscience des responsabilits, esprit de collabo-

    13Op. cit., 2, pp. 3-4, trad. modifie. L'un de ces essais en di-

    rection d'un subjectivisme transcendantal achev correspond larvolution opre par Kant dans la connaissance : le sujet transcen-dantal devient la condition de possibilit de toute connaissance.

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    ration srieuse en vue de rsultats objectivement valables,cest--dire purifis par la critique mutuelle et capables dersister toute critique ultrieure, rien de tout cela

    nexiste. Comment une recherche et une collaborationvritables seraient-elles possibles ? Ny a-t-il pas presqueautant de philosophies que de philosophes ? Il y a bienencore des Congrsphilosophiques ; les philosophes syrencontrent, mais non les philosophies. Ce qui manque celles-ci, cest un lieu spirituel commun o elles puis-sent se toucher et se fconder mutuellement14.

    La philosophie est en proie une dissmination de sonsens : les motifs en sont labsence dune communaut sou-de des philosophes et linexistence dune recherche muepar le dsir un de la vrit. Le dficit dune telle impulsionphilosophique se traduit par une multiplication indfiniedes crits et lemprunt une rhtorique qui transforme laphilosophie en une littrature impressionniste, au lieu delui confrer cette radicalit que rclament la rigueur et la

    responsabilit du philosophe vraiment philosophe.Cette lucidit que dploie Husserl lgard de son

    poque, dont Descartes dj au XVIIe sicle tmoignait,offre une analyse pour le moins loquente de l tat de laphilosophie, qui pourrait tre applique telle quelle lpoque contemporaine : le post-modernisme est la mani-festation la plus criante de cette dissmination du

    sens. Le constat que dresse Husserl au dbut du XXe

    siclea donc aussi une vertu transhistorique. Ce qui se fait jour

    14Op. cit., 2, p. 4.

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    en effet, par-del la crise de la philosophie en tant quediscipline historique inscrite dans une poque donne,cest lvidence dune perte du sens lui-mme. Ltat de

    division dans lequel se trouve la philosophie nous invitepar consquent rflchir sur le risque ultime auquel ilconduit, savoir sur lclatement du sens lui-mme.

    Une crise du sens15?

    En 1935, Husserl ne peut que se dsesprer de la d-faillance du sens. Il sagit pourtant de ne pas confondretrop vite sens et valeur, comme si labsence de sens prove-

    nait uniquement dune lacune dordre thique.

    Certes, la crise du sens se manifeste bien par une crisedes valeurs, crise thico-politique laquelle Husserl, ainsiquon la montr, nest en aucun cas indiffrent. Cepen-dant, sa tche de phnomnologue consiste reconduireinlassablement la crise thique une crise plus radicalequi est celle de la raison elle-mme16. En ce sens, lthique

    ne saurait valoir comme philosophie premire. Fidle son exigence mthodique, le phnomnologue est m bienplutt par sa raison, facult critique et interrogative. Lacrise du sens est ds lors au fond une crise de la raison et,

    15 Expression utilise par J. Patocka (1907-1977), phnomno-logue tchque ayant beaucoup mdit les crits de Husserl, dans les

    titres mmes des ouvrages suivants : La Crise du sens, tome 1 : Comte, Masaryk, Husserl , Bruxelles, Ousia, 1985, prface de H.Declve ; tome 2 : Masaryk et laction , Bruxelles, Ousia, 1986,postface de H. Declve.

    16 Voir plus loin p. 47, Raison et rationalisme .

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    en un certain sens, Husserl savre assez proche du Kantde la Critique de la Raison pratique : tous deux insistentsur le pouvoir de la Raison en tant que facult lgislatrice

    du contingent. La Raison donne sa loi au donn sensiblematriel qui est par dfinition sans loi, et instaure ainsi unordre du sens. Chacun sa manire, Kant et Husserl don-nent sens aux faits, soit que se trouve donn dans la na-ture un ordre de la finalit comme conformit du fortuit des lois, ordre final qui dbouche sur une thologie (Kant),soit que la raison imprime elle-mme la nature, de ma-nire intentionnelle, sa finalit (Husserl) 17. Cest cet ordre

    du sens qui est, dans les annes trente, battu en brche, etque Husserl sattache restaurer, du moins par la parole,contre toute mystique irrationnelle.

    La crise politique et thique, qui correspond la mon-te des totalitarismes, apparat bien comme la manifesta-tion en surface dune crise plus profonde de la raison, dontltat daveuglement des sciences et de la philosophie plus

    encore, sont les rvlateurs aigus. Loin d luder la criserelle , Husserl, par son sens de la responsabilit philo-sophique, la ressaisit jusqu sa racine dans son unit.

    17 Voir plus loin p. 48, Une conception tlologique delhistoire .

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    La philosophie comme science rigoureuse

    Lide originelle de la philosophie

    lappendice XXVIII au paragraphe 73 de la Krisis,datant de lt 1935, on trouve cette phrase devenue c-lbre : Laphilosophie comme science, comme sciencesrieuse, rigoureuse, et mme apodictiquement rigou-reuse : ce rve est fini [der Traum ist ausgetrumt]18 Husserl ne reprend en aucune manire, ainsi que le noteF. Dastur19, cette dclaration son propre compte : il

    sagit clairement dun jugement port sur lpoque, commela suite du texte lexplicite. Les temps sont rvolus o un lien entre science et religion, capable, comme le re-vendiquait la philosophie mdivale, de mettre en harmo-nie la foi religieuse et la philosophie tait encore pos-sible. Telle est la conviction dominante. Un flot puissant,et qui senfle toujours, submerge lhumanit europenne :cest aussi bien celui de lincroyance religieuse que celui

    dune philosophie qui renie la scientificit20

    Ce constat pessimiste du danger que court la philoso-

    phie de se perdre comme science rigoureuse , cest--dire comme philosophie vritable, est pour Husserlloccasion de redire haut et clair ce quest pour lui lide

    18Krisis, p. 563.

    19 Franoise Dastur, Rduction et intersubjectivit ,Husserl,collectif sous la direction de E. Escoubas et de M. Richir, Grenoble,Millon, Krisis, 1989, p. 43.

    20Krisis, p. 564.

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    originelle de la philosophie. Il convient en effet de renoueravec le sens un de la philosophie qui sest exprim auxpoques passes o la rigueur scientifique et la responsa-

    bilit du philosophe simposaient comme le sens mme dela philosophie.

    Ds 1911, dans lopuscule intitul La Philosophiecomme science rigoureuse, Husserl donne la philoso-phie ce sens et cette tche ultimes de re-fondation radicaledes sciences elles-mmes. Il ne sattache donc pas l auxobjets spcifiques chaque science, mais au sens que revt

    la notion de scientificit elle-mme en tant que la philoso-phie en est radicalement dpositaire. Cette derniresinstaure ainsi comme la source originaire fondatrice detoute science particulire donne qui nest que subordon-ne, au regard de la philosophie ; en effet, chaque sciencecouvre un domaine, une rgion de ce qui est : son objetest donc rgional , alors que la philosophie na pasdobjet en ce sens, mais joue bien plutt le rle dun fon-

    dement gnral des sciences. Cette ide de la philosophiesera constante chez Husserl de 1911 aux annes 1930. Cequi a cependant chang par rapport aux annes 1910, cestla ncessit pour la philosophie de prendre en compte ladimension de lhistoire : Il ny a aucun doute, nous de-vons nous enfoncer dans des considrations historiques, sinous devons pouvoir nous comprendre nous-mmes entant que philosophes, et comprendre ce qui doit sortir de

    nous comme philosophie21 Le philosophe ncessaire-ment emprunte lhistoire . Quelle est donc lide ori-

    21Krisis, p. 565.

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    ginelle de la philosophie ? Cette ide, Husserl lindiquedans un texte de 193022 : Je restitue lide de la philoso-phie la plus originelle, celle qui, depuis sa premire ex-

    pression cohrente donne par Platon, se trouve la basede notre philosophie et de notre science europennes etreste pour elles lindication dune tche imprissable. Philosophie , selon cette ide, signifie pour moi science universelle et, au sens radical du mot, science rigoureuse 23

    La philosophie est science rigoureuse, science qui

    trouve en elle-mme sa justification dernire et absolu-ment fondatrice. Corrlativement, le philosophe est res-ponsable jusquau bout de toute assertion qui doit ds lorstre compltement fonde. Le mot dordre de la philoso-phie revient ainsi ne rien prsupposer, ne rien ad-mettre comme allant de soi.

    Lattitude du philosophe : ne rien prsupposer

    Ne rien prsupposer quivaut soumettre lexamennimporte quelle connaissance, de telle sorte quaucunenait validit sans tre passe par le crible vigilant de lajustification.

    Fonder toute affirmation porte sur les choses revientpar l mme aussi refuser dentretenir avec ces dernires

    22 Postface mes Ides directrices pour une phnomnologieet une philosophie phnomnologique pures , Revue de mtaphy-sique et de morale, n 4, 1957.

    23Op. cit., p. 372.

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    une relation nave par quoi elles me demeurent ext-rieures. Ne rien prsupposer cest donc tout autant ne passupposer un rapport non-interrog aux choses. Le prin-

    cipe de labsence de prsupposition participe ainsi, en leradicalisant, dun geste dj amorc par le phnomno-logue dcouvrant lintentionnalit comme relation nonduelle, non nave aux choses.

    En soumettant lexamen toute connaissance, que cesoit un jugement port sur les choses ou ma relation di-recte elles, Husserl renoue explicitement avec le geste

    cartsien de la premire Mditation mtaphysique quiconsiste, par la mise en uvre dun doute mthodique(donc non sceptique), interroger toute vrit, suspecteren elle un prjug qui signore. Quel est le sens fonda-mental de toute philosophie vritable ? se demandeHusserl en 1929. Nest-ce pas de tendre librer la phi-losophie de tout prjug possible, pour faire delle unescience vraiment autonome, ralise en vertu dvidences

    dernires tires du sujet lui-mme, et trouvant dans cesvidences sa justification absolue ? Cette exigence, quedaucuns croient exagre, nappartient-elle pas lessencemme de toute philosophie vritable ? 24

    L encore, lexigence de Husserl est constante : ds1901 dans les Recherches logiques, est pos comme seulprincipe ce paradoxal principe de labsence de prsup-

    position . La phnomnologie se ressaisit trs tt sous cetunique mot dordre extrmement exigeant : tendre

    24MC, 2, p. 5.

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    labsence de prsupposition, ne cesser donc de question-ner tout ce qui semble trop facilement vident. Ce prin-cipe ne peut () vouloir dire rien de plus que lexclusion

    rigoureuse de tous les noncs qui ne peuvent tre plei-nement raliss par la dmarche phnomnologique25 ,dmarche qui requiert leffort de comprendre danslvidence ce quest, en gnral, cest--dire daprs sonessence gnrique, lacte de penser et de connatre26 . Leprincipe de labsence de prsupposition implique donc dedistinguer entre deux sens de lvidence : selon une pre-mire acception, ce qui est vident, cest ce qui va de

    soi , ce qui est donn sans tre interrog, ce qui littrale-ment se comprend de soi-mme (selbstverstndlich). vi-dent est synonyme de naturel , au sens o dans le lan-gage courant, videmment quivaut naturelle-ment . Une chose vidente, en ce sens, est une chose quisimpose delle-mme sans requrir quelque explicationque ce soit. Au contraire, lvidence (Evidenz) corrlativedu principe de labsence de prsupposition est lvidence

    philosophique : elle implique une interrogation critiquetotale et permanente. vident est ds lors synonyme de compltement justifi , entirement fond , parceque sans cesse remis en question. Il mest donc impossiblede douter dune perception vidente , puisque je lasoumets chaque fois lexamen et que cest cet examen

    25Recherches logiques, 2, Ve partie, introduction, 7, Leprincipe de labsence de prsupposition , trad. fr. H. Elie, A. L.Kelkel, R. Schrer, p. 20, Paris, PUF, 1969.

    26Op. cit., p. 21.

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    critique permanent delle-mme qui fonde son caractredvidence. Lvidence prise en ce sens fort comprend ain-si dans sa dfinition lapodicticit*, titre dexigence per-

    manente.Si la fondation absolue et radicale de la connaissance

    passe par une attitude de non-prsupposition et requiertpositivement que tout objet connu (ou peru) me soitdonn de manire vidente, on comprend que Husserlrige en principe des principes cette vidence apodic-tique laquelle il donne le nom, en 1913, d intuition do-

    natrice originaire . Le principe des principes : lintuitionoriginaire -La rduction eidtique

    Toutes les propositions satisfaisant cette exigence denon-prsupposition doivent permettre une justificationphnomnologique adquate, donc un remplissement parlvidence au sens le plus rigoureux du terme27 . Il sagit

    par ailleurs de ne jamais faire appel par la suite cespropositions quavec le sens dans lequel elles ont t ta-blies intuitivement28 . Ds 1901 donc, la notiondvidence au sens le plus rigoureux , cest--direcomme apodictique, se confond avec lide dune intuitionplnire. En 1913, dans les Ides directrices29, au para-

    27Op. cit., p. 24.

    28Op. cit., p. 24.

    29Ides directrices pour une phnomnologie et une philoso-phie phnomnologique pures, Livre I, Paris, d. Gallimard, 1950,

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    graphe 24 intitul prcisment le principe des prin-cipes , la phnomnologie saffirme comme un intuition-nisme dun nouveau genre : en effet, faire de l intuition

    donatrice originaire () une source de droit pour la con-naissance30 ne signifie en aucune manire adhrer spon-tanment quelque empirisme ou, a fortiori, quelquesensualisme que ce soit, positions pour lesquelles la seuleralit est la ralit sensible des impressions singulires.En dautres termes, lintuition originaire nest paslintuition sensible que Kant, dj, qualifiait de purementpassive et rceptive dans la Critique de la Raison pure

    ( Esthtique transcendantale ). Lintuition husserlienneest tout sauf une intuition rceptive empirique. Elle estfoncirement donatrice originaire . Quest-ce que celasignifie ? Cela veut dire que lintuition husserlienne medonne la chose elle-mme, latteint et la saisit elle-mme,que cette chose soit un objet de la perception ou une es-sence. Lintuition est ainsi luvre dans le cas o la viseintentionnelle dun objet atteint effectivement cet objet.

    Elle est aussi prsente comme intuition des essences, se-lon la doctrine tablie ds la VIe Recherche logique en190131.

    trad. fr. P. Ricur (abrg Ideen I dans la suite du texte et desnotes).

    30Op. cit., 24, p. 78.

    31 Voir ce propos E. Levinas, Thorie de lintuition dans laphnomnologie de Husserl, Paris, d. Vrin, 1984, chap. VI no-tamment.

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    En ce sens, lintuition des essences ou intuition eid-tique* (Wesenschau) se distingue radicalement de toutprocessus empiriste dinduction par lequel jaccde, par-

    tir des faits, par gnralisation progressive, au gnral.Lessence nest ni seulement le gnral induit, ni a fortiorilobjet individuel. Bien que non lie au sensible, ni enconcidence immdiate avec lui, ni mdiatement parlinduction, lessence mest cependant donne de manireoriginairement intuitive, et cest cette donation qui rendraison de la validit de mon exprience.

    Comment, ds lors, cette donation originairement in-tuitive de lessence peut-elle avoir lieu ? Elle sopre par ceque Husserl nomme la variation eidtique* : cette acti-vit de variation est ce qui me permet de dgager progres-sivement lessence, par retranchements successifs, de sestraits ou caractres lis essentiellement lobjet donndans lexprience, pour tout dire non ncessaires. Ainsi,pour faire apparatre lessence du rouge, exemple que

    prend Husserl de manire rcurrente, il convient que jefasse varier en imagination tous les objets rouges que jepeux percevoir ou possder titre de souvenir, de ma-nire, terme, faire ressortir ce qui, en chaque objet,apparat identique par-del la diversit des contenus ob-jectifs. Lessence du rouge, cest le rouge demeur le mmemalgr la varit et la singularit des impressions visuellesrouges. Cette identification est le mode daccs logique

    lessence, que jobtiens par idation, cest--dire par dta-chement des traits idaux ncessaires par rapport auxtraits factuels accidentels. Lintuition originaire, en tantquidtique, est le principe qui me donne de manireimmdiate lessence elle-mme dans sa plnitude ; la va-

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    qui signifie ici conversion du fait lessence. Cette formu-lation idtique de la rduction est sa premire prsenta-tion : elle est le tremplin partir duquel la phnomnolo-

    gie dcouvre sa dimension transcendantale .

    La rduction, opration mthodique de laphnomnologie

    La mthode de la phnomnologie se distingue : detoute dmarche dmonstrative ou vrificatrice propre auxsciences (mathmatique ou physique) ; de toute dmarchelogique et formelle, spare du contenu de lexprienceelle-mme. La phnomnologie requiert ainsi une m-thode nouvelle, foncirement nouvelle32 qui ne soit niune caricature positiviste des sciences, ni un nouveauformalisme.

    Cette mthode, cest la rduction phnomnologique :le principe de labsence de prsupposition reprsente en

    1901 sa premire esquisse, la rduction idtique son ap-pui ncessaire. Elle est prsente systmatiquement en1907 dansLIde de la phnomnologie.

    L poch

    Sous ce terme dpoch qui signifie en grec arrt, in-

    terruption, suspension , Husserl entend signifier le mou-

    32LIde de la phnomnologie (1907), Paris, PUF, 1970, trad.fr. A. Lowit, p. 48.

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    vement initial de la rduction, premier mouvement quisinscrit dans le prolongement de lattitude sans prsuppo-sition. Il sagit en effet littralement de sarrter, cest--

    dire dinterrompre le flux des penses quotidiennes quisont autant dopinions ou de convictions, et de sinterrogersur leur prtention la vrit, de dpister en chacunedelles un prjug qui signore.

    Il sagit en dautres termes de suspendre le (s) juge-ment (s) que je porte spontanment sur tout ce qui est, surtout fait quelconque, afin dexaminer plus fond le sens de

    ces jugements : sont-ils entirement fonds, ne sont-ilspas pour une part des prsomptions ? Puis-je les justifierjusquau bout ?

    Cet examen, ainsi que nous lavons dj not, em-prunte de prime abord plus dun trait au doute mtho-dique cartsien, tout en le radicalisant au point den con-vertir le sens. Il convient donc de distinguer clairementdoute et poch33 : la diffrence du doute cartsien, quidemeure provisoire et instrumental (je doute pour sortirdu doute, cest--dire pour atteindre un noyau de certitudeindubitable qui se nomme ego cogito), lpoch est dfi-nitive . Je suspends toute attitude de croyance au monde,et cest cette attitude de mise en suspens qui est ma seulevrit : lpoch est elle-mme sa propre fin, tandis quele doute nest quun moyen dont la fin est autre, et qui est

    33 A propos de cette distinction, consulter lexcellent article deA. Lowit, Lpoch de Husserl et le doute de Descartes ,Revue deMtaphysique et de Morale, n 4, 1957, pp. 399-415.

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    la certitude. De plus, par le doute, dans la premire Mdi-tation, Descartes nie le monde, tout en le regagnant ce-pendant par la suite, dans la sixime Mditation, comme

    ralit matrielle sensible. Lpoch, elle, nest pas unengation du monde, mais seulement la neutralisation desa validit ; la valeur ou la validit* (Geltung) du mondeest mes yeux neutralise par lpoch, cela signifie que jene crois plus spontanment en lexistence du monde :jinterroge prsent le sens de son existence. Ne pluscroire, mais savoir :voil la porte de la neutralisation dela valeur. Le monde continue bien entendu exister,

    quoique je ne porte plus de jugements sur lui.

    En troisime lieu, lpoch, a loppos du doute, estuniverselle, dans la mesure o lopration de suspensionsapplique linstance mme qui opre lpoch : le moiqui interrompt toute position sur le monde se met ainsilui-mme en suspens en tant que partie du monde. Lecogito en revanche ne peut que sexcepter du doute pour

    pouvoir jouer le rle dun levier qui reconquiert prcis-ment, au terme de la ngation du monde, la certitude ab-solue et indubitable de lego cogito : le doute ne sauraitdans son principe mme avoir par consquentluniversalit de lpoch.

    Enfin, quatrime diffrence entre doute et poch, jesuis bien pouss douter de tout : les choses sensibles

    extrieures qui mapparaissent douteuses et illusoires sontcette contrainte externe qui motive mon doute lgard detout. Bref, la motivation du doute est extrieure au doute.A linverse, rien ne me pousse oprer lpoch : radica-lement immotive, lpoch est cette opration que je mets

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    en uvre en toute libert, sans autre contrainte que celleque je mimpose moi-mme.

    Se distinguant nettement du doute, lpoch est dcol-lement par rapport lattitude nave ou naturelle qui ac-cepte les choses telles quelles sont, sans les interroger. Larduction, dans sa dimension transcendantale, vient alorsaccomplir lamorce de conversion de lattitude sur lemonde permise par lpoch.

    La rduction* transcendantale et la constitution*

    En quel sens peut-on parler dun accomplissementdelpoch par la rduction transcendantale ? Et toutdabord, que signifie transcendantal ?

    La conqute de la phnomnologie comme transcen-dantale est, disions-nous, sa conqute comme phnom-nologie au sens fort. Quest-ce dire ? Laccs au rgimetranscendantal de pense implique une rupture avec unmode de raisonnement dualiste qui stablit surlopposition dune intriorit de la conscience et duneextriorit du monde. Ce rgime de pense, qui nous faitsparer et opposer les choses les unes par rapport auxautres, est notre rgime de pense le plus naturel, le plusspontan. Or, lattitude transcendantale requiert de quit-ter cette installation immdiate dans le monde et doprerune conversion de mon regard sur lui ; il sagit de consid-

    rer le monde, non plus comme mtant extrieur, et laconscience comme dfinie par son intriorit : la cons-cience et le monde ne sopposent plus dans lattitudetranscendantale, puisque le monde nest quen tant quilmapparat tel quil est en lui-mme, comme pur phno-

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    mne. De mme, la conscience nest que comme ouvertesur le monde. Il ny a plus au sens strict ni intriorit, niextriorit, mais un seul et mme tissu intentionnel qui est

    indissolublement celui de la conscience et du monde.Aussi, le monde nest plus transcendant* au sens

    dextrieur et inaccessible, il mapparat et sinscrit sousmon regard comme unit de sens intentionnel (ou nome).Simultanment, ma conscience nest plus stricte intriori-t close, elle slargit jusqu souvrir au monde en tantquil mapparat : la conscience est alors immanence* lar-

    gie, ce par quoi ses actes vcus (ses noses) adviennentcomme intentionnels. La mise en vidence de la corrla-tion notico-nomatique (ou intentionnelle) est ainsi ce partir de quoi la phnomnologie va pouvoir se dployercomme transcendantale.

    Lattitude transcendantale, par quoi je ne regarde plusles objets seulement, mais fais retour sur les actes grceauxquels jatteins ces objets, est cration dun regard neufsur le monde : monde et conscience ne sopposent plusmais souvrent lun lautre et sinscrivent dans un mmechamp de transcendance immanente *. Laccs autranscendantal, cest par consquent la sortie hors de lanavet dualiste, et le travail proprement phnomnolo-gique consiste prcisment faire advenir en lego cettesaisie rflexive de soi-mme que Husserl nomme aussi

    retour rflexif sur soi-mme (Selbstbesinnung) : legoadvient comme transcendantal ds lors quil apprhendeles objets du monde comme des phnomnes lui apparais-sant comme donns eux-mmes, et non plus comme desralits brutes saisies en extriorit.

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    La phnomnologie franchit aussi un second pas, parlequel elle se conquiert comme transcendantale. Endautres termes, lpoch est accomplie en un second sens.

    En effet, la rduction appelle elle-mme une autre opra-tion mthodologique qui lui est corrlative et qui lui donnetout son sens : il sagit de la constitution. Le versant cons-titutif de la phnomnologie est le pendant exact du ver-sant rductif par lequel lego accde lattitude transcen-dantale. Au moyen de la constitution, lego sprouve nouveau comme naturel, cest--dire comme inscrit etabsorb dans le monde. La constitution peut apparatre

    comme une sorte de retour un monde qui navait cepen-dant jamais t perdu, mais dont la validit avait seule-ment t suspendue au cours de lopration rductive.Autant la rduction a pour office de crer en nous un ver-tige qui sans cesse nous drobe tout sol naturel, tout con-fort intellectuel, toute certitude admise, autant la constitu-tion, conservant en elle lacquis de ce vertige ne rienprsupposer a devant elle une uvre fondatrice.

    Loin que la rduction soit pour autant nie par la cons-titution, celle-ci mne bien plutt celle-l sa conclusion.La corrlation troite entre rduction et constitution a uneconsquence essentielle. Attitude naturelle et attitudetranscendantale ne sont aucunement comprendrecomme strictement opposes : la premire est bien aucontraire le tremplin dcisif qui mne la seconde, de

    mme que la seconde nest pas abstraction de la premire,mais conserve en elle le sens transcendantal acquis par larduction, se donnant du coup toute latitude de retour lattitude premire modifie transcendantalement. lencontre de nombreux commentateurs, il nous semble

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    essentiel de marquer cette connivence des deux attitudes,leur relation de va-et-vient, ce qui ne signifie pour autantni rduire, ni assimiler lune lautre, mais restituer

    lexprience phnomnologique sa souplesse, cest--diresa vrit, et au travail phnomnologique son effectivit.Je ne suis jamais sr, sauf de trs rares instants privil-gis, de me situer dans lattitude transcendantale rflexive,je retombe trs souvent bien malgr moi dans lattitudenaturelle. Il ne sagit donc pas, quoique cette prsentationde lexprience puisse le laisser entendre, de valoriserlune au dtriment de lautre. Une telle valorisation* parti-

    ciperait encore de la navet initiale. Lexprience phno-mnologique prend bien son dpart dans lattitude natu-relle, et en ce sens, une telle attitude, pourrait-on dire lalimite, sannonce dj comme phnomnologique, ou dumoins, comme grosse de lattitude phnomnologique.Mise au jour non-abstraite de lexprience phnomnolo-gique, la rduction transcendantale atteint sa plnituderflexive de sens en tant que mthode de la phnomnolo-

    gie ce moment o elle allie la dcouverte delintentionnalit la mise en vidence de lopration deconstitution.

    La rduction au monde de la vie *(Lebenswelt)

    Pourquoi parler de rduction au monde de la vie ?Et tout dabord, quest-ce que le monde de la vie ? Ilconvient demble dviter une assimilation fcheuse : le monde de la vie nest pas, selon Husserl du moins, unretour pur et simple lattitude naturelle. En effet, le

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    monde de la vie a un sens phnomnologique, il sup-pose ncessairement accomplie la rduction phnomno-logique. Ds lors, ce monde est tout sauf un monde con-

    tingent et factuel. Il ne saurait tre quun monde m par lesens et pntr par la subjectivit transcendantale.

    Pourquoi, alors, si le monde de la vie est phno-mnologique au sens strict, parler dune rduction aumonde de la vie ? Cest que Husserl voit dans cette nou-velle rduction un approfondissement de la rductiontranscendantale qui, loin dtre sa ngation, la pousse

    ses limites dernires. La rduction au monde de la vieprend figure dun retour un sol originaire de donationdu monde qui nest aucunement le monde comme factuel,mais comme sens phnomnologique. Louverture sur lemonde de la vie correspond de la part de Husserl uneprise de distance lgard des idalisations mathma-tiques et la recherche dun sol dvidences originaires quine soit ni purement objectif, ni logique, mais se situe en-

    de du langage.Ds lors, le monde de la vie procde dune attitude pr-

    thorique au sens de non idalisante, et il se rapprocheselon ce critre de lattitude naturelle elle-mme. Cestpourquoi dans la Confrence de Vienne traduite ci-aprs, monde de la vie et attitude naturelle se rapprochent(au point dtre dsigns par le mme terme : monde

    environnant de la vie ) dans leur commune distance cri-tique prise lgard des sciences positives objectivantes34.

    34Cf. plus loin Sciences de la nature et sciences de lesprit ,p. 31.

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    Le monde de la vie nest donc pas le monde objectif dela science, il est bien plutt le fondement oubli du sens dela science elle-mme. Il est le lieu o senracine lattitude

    subjective et rflexive du savant qui opre, attitude mas-que par la polarisation sur lobjet.

    Lattitude naturelle spontane se dploie dans lemonde quotidien concret, sans que celui-ci surgisse laconscience de celui qui vit naturellement. Le monde dela vie est en ce sens lhorizon toujours donn davancedans lequel vit le moi de lattitude naturelle. Mais il est

    une autre manire plus fconde daccder au monde de lavie : mettant en uvre une attitude rflexive gnrale lgard du monde, je porte mon attention sur la maniredont il mapparat, sur son mode subjectif de donne.Jopre donc une poch universelle lgard du mondede la vie reu tout dabord naturellement comme hori-zon gnral de mes actes. Par cette rflexion gnralise,le monde advient comme monde purement subjectif, ou

    encore comme subjectivit vivante.Le monde de la vie apparat alors comme monde

    commun intersubjectif, o chacun peut avoir part lavie des autres35 . Il est par consquent monde de lacommunaut humaine et lieu de partage dune traditioncommune. Cette communaut ancre dans la tradition estvivante, et, ce titre, sans cesse ractive dans son sens

    par lactivit philosophique. La tradition qui est ici sonmilieu nest donc pas un hritage sclros du pass, un

    35Krisis, p. 185.

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    ensemble de coutumes enfouies et de rites morts. Cettetradition-l est celle que Husserl critique. La traditionvivante quil revendique au contraire est chane de trans-

    mission incessante du sens et ractivation permanente deson origine. La Confrence de Vienne, o apparat de ma-nire rcurrente lexpression de monde environnant dela vie (Lebens-umwelt) se meut tout entire dans cettecommunaut de vie de lexprience humaine.

    Enfin, il ne convient pas dopposer de manire rigiderduction transcendantale et rduction au monde de la

    vie . Ces deux voies sont plus complmentairesquantagonistes. Quoique la dimension phnomnolo-gique proprement dite ait t conquise avec la rductiontranscendantale, la rduction au monde de la vie nesignifie pas pour autant un abandon ou une perte delhorizon transcendantal. Elle ne saurait se confondre aveclattitude naturelle stricto sensu. Revenant au sol originai-rement intersubjectif du monde, la rduction au monde de

    la vie conserve lacquis phnomnologique de la rductiontranscendantale et lenrichit dun nouveau regard sur lemonde, comme vie intersubjective.

    Rsum des tapes mthodologiques de laphnomnologie

    Rcapitulons les diffrentes oprations par lesquelles

    la phnomnologie parvient sa rigueur dernire, cest--dire sa maturit.

    1. Par la dcouverte de lintentionnalit, acte de laconscience o la relation entre ple subjectif et ple objec-

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    tif prime sur les ples eux-mmes, la phnomnologieconsomme une premire rupture. Ds 1900-1901, elle sedtache de toute conception de la philosophie comme

    thorie de la connaissance, conception qui repose encoresur lopposition duelle du sujet et de lobjet. En tant questructure relationnelle de la conscience et de son objet,lintentionnalit est dune certaine manire un conceptcommun la phnomnologie et la psychologie hritede F. Brentano.

    2. Par la mise en vidence de lpoch, acte de retrait et

    de mise en suspens permettant une observation dsint-resse du monde, de la rduction idtique en tant queconversion du fait lessence, et enfin de la rductionphnomnologique qui est passage de la donne naturelle son sens comme phnomne en 1907, la phnomnolo-gie se dgage de lhorizon psychologique dans lequel ellebaignait encore et se conquiert comme transcendantale.Les descriptions concrtes de lexprience pourront ds

    lors se mouvoir soit en rgime psychologique o leschoses sont apprhendes comme phnomnes psy-chiques, soit paralllement, un niveau de rigueur ph-nomnologique suprieure, en rgime transcendantal, oces mmes choses apparaissent comme units phnom-nologiques de sens.

    3. Lopration de la constitution enfin vient accomplir

    le mouvement daccs au sens permis par la rduction.Corrlat strict de cette dernire, la constitution est lactepar lequel je redcouvre le monde comme horizon ultimedu sens : le sens se dploie sur le fonddu monde, ou en-core : le monde est le milieu o advient comme sens

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    chaque objet que je vise. Je constitue le monde commeunit de sens, cela signifie que je lobjective, lui confrantune unit transcendantale de sens.

    4. Par la mise en jeu dune phnomnologie constitu-tive, et non plus seulement descriptive comme au stade delintentionnalit, samorce aussi le mouvement de la r-duction au monde de la vie, comme retour radical au sensoriginaire du monde et comme refus corrlatif du mondeobjectif idalis de la science.

    De la mise en uvre de lintentionnalit la dcou-verte du monde de la vie, on est pass dune phnomno-logie statique o sont envisags les diffrents actes inten-tionnels de la conscience (perception, imagination, souve-nir) dans leur structure et leur fondation tage partir dela perception, une phnomnologie gntique qui privi-lgie lengendrement du sens par la conscience et la re-cherche de la couche la plus originaire de celle-ci.

    Ces deux mouvements ne sont pas opposer ni hi-rarchiser. Ils sont tous deux au contraire ncessaires lapprofondissement de la qute phnomnologique.

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    Commentaire

    Prsentant au sein dun paragraphe introductif lethme de sa confrence, la crise europenne , Husserlannonce quil le traitera dune part en approfondissant lesens de la notion dhumanit, dautre part en en proposantune explicitation nouvelle laide de la dmarche histori-

    co-tlologique*.Ces trois notions dEurope, de tlologie et

    dhumanit, demble noues par Husserl, seront traitespages 54, 57 et 65.

    Husserl confre au pralable, dans un premier mou-vement du texte, une importance dcisive larticulationentre la philosophie et les sciences, rapport de fondation

    dont nous avons dj trait sous la rubrique Husserl,penseur de la crise (p. 12). Il consacre un long momentinitial la notion de science, sous laspect de sa diffren-ciation entre science de la nature et science delesprit . Cette question rapparat en fin de confrence,oprant une boucle thmatique.

    Sans revenir sur lanalyse de la dviation positiviste

    des sciences et sa consquence sur la philosophie elle-mme et sur la notion gnrale de sens, tchons toutdabord de saisir comment cette distinction entre deuxtypes de sciences joue un rle dlucidation de la crise.

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    Sciences de la nature et sciences de lesprit

    Avant de procder la distinction entre ces types de

    sciences, Husserl tablit, propos de lactivit qui consiste gurir quelquun dune maladie, la diffrence entre cequi est proprement scientifique et ce qui relve plus dunart (p. 62) 36, cest--dire correspond ici lordre de latechnique, au sens du travail artisanal. Cette distinctionest pose phnomnologiquement, sans que soit portaucun jugement de valeur dprciant une activit au profitde lautre. Il convient nanmoins de distinguer le guris-seur qui agit un niveau empirique et traditionnel, pourtout dire dans le cadre de lattitude naturelle nave, dumdecin qui exerce sa pratique conformment des con-naissances thoriques empruntes des sciences exactestelles que lanatomie et la physiologie, elles-mmes fon-des sur des connaissances chimiques et physiques.

    Cette distinction initiale entre art et science est

    capitale : elle recoupe grosso modo la diffrence entreattitude naturelle et attitude naturaliste, ou encore entre monde de la vie et objectivisme. Dans cette courte des-cription de lart naturel de gurir se fait jour en effet uneproximit troite entre attitude naturelle et monde de lavie , proximit qui explique le rejet de la science du ctdu naturalisme ou de lobjectivisme idalisant. En de deet contre toute idalisation, le monde de la vie est le

    lieu de la tradition, de la vie quotidienne et du partage

    36 Cette rfrence de page et les suivantes renvoient au texte deHusserl reproduit p. 62 sqq.

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    intersubjectif. Il est vain par consquent de vouloir valori-ser telle attitude scientifique parce que plus prcise etexacte contre lattitude du gurisseur moins performante,

    ou, linverse, de survaluer le monde de la vie propre ce dernier, du fait dun ancrage plus plnier dans sa tra-dition, contre luvre idalisante et rductrice de lascience. Se tenir dans une attitude de valorisation*, cestdemeurer un stade pr-phnomnologique. Il convientbien plus de dcrire ces deux attitudes sans les juger, enles faisant jouer lune avec lautre plutt quen les oppo-sant.

    Une fois cette diffrenciation opre, Husserl sengagedans la distinction entre science de la nature et science de lesprit 37.

    Contrairement aux sciences de la nature qui ont pourobjetle corps, quil soit anim ou inanim, les sciences delesprit ont pour objet lesprit (Geist), cest--dire aussi,par voie de consquence, lhomme en tant que personneet, par extension, la vie interpersonnelle et communau-taire. Les sciences de lesprit soccupent donc tout autantde la vie spirituelle individuelle que de la communaut(Gemeinschaft), ressaisie comme lieu spirituel commun, quelque niveau que lon se situe, quil sagisse de la fa-mille, dune corporation, de la nation ou dune fdrationdtats.

    37Naturwissenschaft et Geisteswissenschaften allemand, pp.62-67.

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    Cette opposition entre sciences de la nature et sciencesde lesprit, ce nest pas Husserl qui la forge lui-mme. Il lareprend W. Dilthey (1833-1911), philosophe allemand

    qui entend rompre la fois avec la mtaphysique spcula-tive hglienne et le positivisme comtien. Prenant appuisur lhistoire, Dilthey cherche faire apparatre la spcifi-cit de la mthode des sciences de lesprit, nommes au-jourdhui sciences humaines ou sciences delhomme . En dautres termes, Dilthey ragit contre le faitque les sciences de lesprit salignent sur le critre de lascientificit des sciences de la nature : lexactitude. Cette

    situation de dpendance des sciences de lesprit est selonlui le fait de lattitude positiviste, et il sagit de luttercontre ce rductionnisme violent. Dilthey attribue au con-traire aux sciences de lesprit une dmarche propre, etdiffrencie par rapport la mthode des sciences de lanature. Il forge dans ce but la distinction entre com-prendre (Verstehen) et expliquer (Erklren), quiaura une grande fortune chez Max Weber, fondateur de la

    sociologie comprhensive . Les sciences de la naturerequirent ainsi une mthode explicative de type causalfonde sur un dterminisme de principe, tandis que lessciences de lesprit sont mues par une dmarche compr-hensive qui place au premier plan le sens de lexpriencevcue. Nous expliquons la nature, nous comprenons la viepsychique, affirme en substance Dilthey.

    A loppos de la sociologie positiviste qui se prsentecomme une dmarche quantitative et statistique dessciences de lesprit, Dilthey invoque le primat delexprience vcue. Il ne renonce pas pour autant lobjectivit : au contraire, il met ainsi en vidence une

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    conception diffrencie de lobjectivit en conformit avecle sens spcifique des sciences de lesprit, cest--dire qua-litative, intersubjective et, selon Dilthey plus particulire-

    ment, ancre dans lhistoricit en tant que relativismeculturel38.

    La perspective de Dilthey procde clairement en faitdune valorisation des sciences de lesprit contre lessciences de la nature considres comme dominatrices etmthodologiquement rductrices. Dailleurs, ilsachemine, au cours de son volution philosophique, vers

    un vitalisme radical qui place au commencement la vieirrflchie : le savoir est l, il est, sans rflexion, li lavie , sexclame-t-il39.

    Certes, la voie husserlienne du monde de la vie offre une proximit relle avec les vues diltheyennes ; ce-pendant, Husserl reste attach, mme lorsquil empruntecette voie du monde de la vie, la rflexivit comme pierrede touche de la subjectivit. La rflexivit, en effet, ins-taure ncessairement une distance, une rupture par rap-port notre vie immdiate, concrte et nave ; elle attesteun mouvement de retour sur soi-mme qui sidentifie peuou prou selon Husserl avec la subjectivit transcendantaleelle-mme.

    38 W. Dilthey, Le Monde de lesprit, Paris, d. Aubier-Montaigne, 1947, 2 vol. ; Introduction ltude des sciences hu-maines, Paris, PUF, 1942 ; Thorie des conceptions du monde, Pa-ris, PUF, 1948.

    39Thorie des conceptions du monde, p. 18.

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    Par ailleurs, tout en reprenant les distinctions sciences de la nature / sciences de lesprit et expli-quer/comprendre, il semble que Husserl nen fasse pas

    tout fait le mme usage.Le phnomnologue commence en effet par faire tat

    dune faiblesse propre aux sciences de lesprit et, linverse, dune supriorit des sciences de la nature(pp. 62-63). En quoi rside cette supriorit ? La raison enest que ces dernires sciences mettent en uvre une m-thode non seulement descriptive, mais aussi explicative. Il

    sagit l, de plus, de dcouvrir des lois objectives, doncuniverselles et ncessaires, qui outrepassent le donn em-pirique sensible tout en trouvant en lui leur fondement.Les sciences de la nature ont bel et bien une vertu heuris-tique40 incontestable. Quelle est a contrario la faiblessedes sciences de lesprit ? Elle tient au fait que, du point devue explicatif, lesprit dpend de la corporit dontlexplication est premire. Lesprit ne pouvant dans ce

    cadre tre saisi qu un niveau psycho-physique, il con-vient que soit tout dabord explique de manire causale labase corporelle qui est, elle, autonome et laquelle estrelatif, comme un effet sa cause et le fond au fonde-ment, lesprit lui-mme. Linfriorit des sciences delesprit ne tient donc pas une mthode qui relveraitchez elles plus de lart que de la science. Ceci serait prci-sment un argument positiviste, ayant pour seule cons-

    quence logique ladoption par ces dernires du paradigmede lexactitude objective, seul recevable aux yeux du posi-

    40 Vertu heuristique : vertu de dcouverte.

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    tivisme. Leur infriorit provient au contraire en ralit dufait mme de leur dpendance mthodologique lgarddes sciences de la nature.

    Husserl remet donc en cause cette dpendance mtho-dologique, tout en reconnaissant cependant que lessciences de lesprit sont bien des sciencesfondes ; voquaux paragraphes 39 et 53 desIdeen I, ce rapport de fonda-tion (Fundierung) est longuement trait dans les IdeenII41. Ce texte des Ideen II reproduit, dans sa structure,lordre de cette constitution : la constitution de la nature

    matrielle (premire section), succde celle de la natureanimale (deuxime section), puis enfin celle du monde delesprit (troisime section). Toutefois, fondation ne signifieaucunement ici dpendance causale ou fondement en rai-son (Begrndung), mais bien plus lien de motivation mu-tuelle et interactive. Ainsi, un modle explicatif causal etncessairement unilatral est remplac par un modle ola comprhension est premire. Cest cette transformation,

    ce faisant, qui permet dviter que le niveau science de lanature ne vire en naturalisme ni le niveau science delesprit en spiritualisme42 : la nature matrielle nest pasla cause de la nature animale, elle-mme cause du mondede lesprit. Raisonner ainsi, cest prner un naturalismecausaliste lmentaire. Faire, linverse, du monde de

    41Ides directrices pour une phnomnologie et une philoso-phie phnomnologique pures, Livre II, Recherches phnomnolo-giques pour la constitution, Paris, PUF, 1982, trad. fr. E. Escoubas.

    42Op. cit., p. 255.

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    lesprit la cause de la nature matrielle, cest tomber dansun spiritualisme outrancier.

    Lattitude phnomnologique consiste prcisment retrouver sous ces oppositions naves lunit dune exp-rience o corps et esprit ne sont pas figs en un dualismeprimaire, mais, se motivant lun lautre, agissent lun surlautre. Ils sinscrivent ultimement dans un tissu unitairedexprience o la conscience elle-mme se nourrit de sonancrage corporel.

    La critique des sciences de la nature qui virent au na-turalisme en faisant de la base nature leur fondementunique (p. 79) est aussi, linverse, une critique dessciences de lesprit, ds lors quelles rigent paralllementlesprit en ralit ultime et absolument fondatrice. La cri-tique phnomnologique ne tient donc aucunement lobjet nature ou esprit (ce qui tait encore le cas dansla valorisation diltheyenne de lesprit), mais la dmarchemise en uvre qui est de type rductionniste. Naturalismeet spiritualisme limitent la ralit, lun la nature seule,lautre au seul esprit : ces deux gestes sont pour le moinsviolents. La critique dobjectivisme sapplique ainsi aussibien au naturalisme quau spiritualisme : Husserl renvoiedos dos sciences de la nature et sciences de lesprit dslinstant o elles se transforment en leur caricature objec-tiviste. Cest cette radicalit critique du questionnement

    phnomnologique qui dmarque Husserl dun Dilthey.Seule une telle exigence dinterrogation permanente

    du donn est le garant dune comprhension non abstraitedu monde de la vie . Ce dernier est prcisment le sol

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    dvidence originaire qui se situe en de de loppositionnave entre sciences de la nature et sciences de lesprit. Ilest le milieu o ces deux modalits de connaissance re-

    viennent leur unit premire, qui est la connaissancephnomnologique elle-mme. Il est aussi et corrlative-ment ce lieu dunit o ple objectif et ple subjectif re-tournent leur unit intentionnelle de sens, qui est le seulrelphnomnologique.

    La dfinition du monde de la vie va donc de pairavec la mthode universelle dune science pure de lesprit,

    comme telle ncessairement mue par la recherche delessence et par la vise transcendantale qui sont toutesdeux autant de garde-fous contre la tentation dun empi-risme radical. Cette science pure de lesprit, cest la ph-nomnologie elle-mme comme mthode rflexive univer-selle. Toutefois, tout en tant universelle, cette mthode sevoit assigner un lieu privilgi dancrage : lEurope. Quelest le sens de cette assignation ou, en dautres termes, quel

    est lesprit de lEurope ?

    Lesprit de lEurope

    La Confrence de Vienne sintitule en effet, rappelons-le, La Crise de lhumanit europenne et la philoso-phie . Il sagit dune crise qui affecte par consquentprincipalement lEurope et qui, ce titre, semble bien, de

    prime dabord, ne pas revtir une dimension mondiale.

    Au XXe sicle, on parle pour la premire fois de la premire guerre mondiale , de la deuxime guerremondiale : tout en tant dclenches en un foyer dter-

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    min de la surface du globe, ces guerres mobilisent peu peu toutes les puissances du globe, pour des raisons indis-solublement conomiques et idologiques. On parle ainsi

    dune mondialisation de conflits qui, autrefois, seraientdemeurs locaux, comme ce fut par exemple le cas de laguerre de Trente ans ou, a fortiori, de la guerre de Centans.

    Or, Husserl nous parle bien ici dune crise proprementeuropenne. Est-ce dire quil sagit dune crise localepropre aux nations europennes, cest--dire dune crise ni

    globale, ni mondiale ? Est-ce dire en consquence queHusserl na pas pris conscience, en 1935, de ce processusde mondialisation des changes comme des conflits, etdont Grande Guerre et Crise de 1929 furent les premiersrvlateurs ? Peut-on imputer Husserl un aveuglementpareil, lui qui se fit si tt le chantre de la lucidit et dupouvoir de la rflexion vigilante lgard delle-mme ?Cette critique radicale que lon fait Husserl, en le taxant

    de ccit vis--vis du monde qui lui tait contemporain,repose lvidence sur une mcomprhension ou, dumoins, sur une rduction extrmement dommageable dela notion dEurope.

    Celle-ci na pas pour Husserl un sens gographique,cest--dire simplement territorial ou cartographique. Fi-dle en cela lattitude phnomnologique, il ne peut que

    confrer lEurope, comme tout autre objet , un senstranscendantal, tout en senracinant, bien entendu, dansla ralit factuelle.

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    Notons tout dabord que lEurope transcendantale nerecouvre pas, selon le critre empirique de la cartographie,lEurope factuelle, puisque Husserl y inclut les domi-

    nions anglais, les tats-Unis, etc. (p. 80). LEuropetranscendantale, cest donc tout aussi bien le continenteuropen que les continents amricain (tats-Unis, etCanada ds 1867, titre dtat souverainet interne oudominion), africain (Afrique du Sud) ou ocanien (Austra-lie, Nouvelle-Zlande). Quel est donc le critre du senstranscendantal de lEurope ? Il sagit, dit Husserl, dun sens spirituel (geistig). Toute nation gographique est

    ainsi susceptible dadvenir comme transcendantalementeuropenne : le etc. nous livre prcisment le sens delinfinit de cette dimension transcendantale. Contraire-ment au sens naturel naf de lEurope qui inclut ncessai-rement des frontires territoriales, qui est donc limit, lesens transcendantal est par principe illimit : tout indivi-du, toute nation a potentiellement une vocation leuropanisation. Il y a lieu ds ce moment de parler

    dune europanisation des autres groupes humains, alors que nous, si nous nous comprenons bien, nous nenous indianiserons par exemple jamais , selon lexempleque nous donne lire Husserl lui-mme (p. 83).

    Devant cette progression infinie de la figure spiri-tuelle de lEurope qui, titre dIde rgulatrice kan-tienne, apparat bien transcendantalement mondiale et

    non locale, on peut demble formuler lobjection suivante,objection parfaitement justifie de prime abord : en quoiHusserl ne reconduit-il pas ici un prjug europanocen-triste massif ? Comment comprendre que le dfenseur du principe de labsence de prsupposition puisse se faire

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    lavocat de la centralit de lEurope ? En dautres termes,Husserl nentrine-t-il pas un peu trop rapidement cequune analyse marxiste nommerait un imprialisme ou

    un nocolonialisme culturel ? Ce serait oublier que quandHusserl prononce cette confrence, nous sommes en1935 : lEurope est politiquement menace (en tmoigne lamonte du nazisme et du totalitarisme stalinien) ; dautrepart, Husserl, qui ne pouvait prvoir le mouvement gn-ral de dcolonisation aprs 1945, naurait cependant puquen tre solidaire. Son analyse de lEurope se situe doncsur un autre plan.

    Husserl vise en effet tout dabord lessence de lEurope(poch) indpendamment de son existence menace ;puis il dploie, sur la base de lpoch, lopration phno-mnologique comme rduction-constitution. Il pense ainsiphnomnologiquement lEurope, rflchit son historicitet en dcouvre (en constitue) le sens. Ce discours phno-mnologique sur lEurope permet seul de dpasser toute

    opposition nave entre Europe et non-Europe.LEurope devient alors un oprateur ou un outil m-

    thodologique, critre phnomnologique du devenir spiri-tuel de toute figure historique donne. Son sens transcen-dantal sinscrit de ce fait dans le devenir historique. Bref,transcendantalit et historicit, loin de sexclure, conver-gent dans la notion mme de tlologie.

    Une conception tlologique* de lhistoire

    Il y a en effet une historicit de chaque figure spiri-tuelle, qui se caractrise par la continuit, linfinit et la

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    vitalit, ce par quoi lEurope sinscrit dans lhistoire. Nonseulement lEurope fait partie de ce processus historique titre de composante, mais elle y a, en outre, une part ac-

    tive, puisque, sa manire, mue par son entlchie* (p.102) propre, elle fait lhistoire. LEurope apparat commedpositaire dun sens qui est celui-l mme de lhistoire,sens quelle a accomplir.

    Dans le concept de tlologie qui signifie littralement processus de finalit , ici appliqu lhistoire, il sagitde comprendre telos* plus comme un sens intention-

    nel ouvert que selon lide dun achvement. Ainsi, laconception tlologique de lhistoire qui se dessine ici doittre nettement distingue de deux autres modes possiblesdapprhension de la tlologie.

    Cette tlologie spcifique, infinie, continue et ouverte,nest pas, en premier lieu, confondre avec quelque tlo-logie de la nature que ce soit. Dploye par exemple dansla deuxime partie de la Critique de la facult de juger deKant, cette tlologie biologique prside lorganisationdes tres vivants. La finalit mise en vidence par Kant,loin dtre luvre dun esprit humain, se trouve sponta-nment donne dans la nature, delle-mme mue par deslois. Or, Husserl refuse tout autant le modle delorganisme et de lorganicit que la trop rapide analogieentre organisation politique et organisation biologique,

    analogie lourde de gros prsupposs. Cette double rcusa-tion culmine dans lassertion suivante : Il ny a pas dezoologie des peuples. Critiquant le paradigme biologiquedans son pouvoir explicatif du champ socio-politique,

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    Husserl adopte une attitude foncirement anti-romantique.

    En second lieu, le concept de tlologie que promeutHusserl nest pas travaill par la notion dun progrs ncessaire de lhistoire : sil y a bien pour notre auteur unsens de lhistoire, ce en quoi cette dernire est plus filia-tion de sens que succession dvnements bruts, ce sensnest pas a priori accompli et dtermin. En dautrestermes, tlologie nest pas synonyme de dtermination dumeilleur : la tlologie husserlienne ne sachve ni en

    thologie, discours sur Dieu comme fin vise de lhistoirede la Cration, ni en thodice, justification de la bont deDieu qui, en dpit de lexistence du mal, a finalement crle meilleur des mondes.

    La tlologie spirituelle de la raison que dploie Hus-serl nest donc mue ni par lide dun progrs irrversibleabsorbant terme tout mal et toute ngation, ni par lamtaphore organiciste du germe qui se dploie en fleurpuis en fruit, deux conceptions chres respectivement auxthologiens de lhistoire du XVIIIe sicle ou aux philo-sophes des Lumires et aux Romantiques du XIXe sicle.

    Cette apprhension de la tlologie se traduit par uneconception de lhistoire comme infinie et ouverte et noncomme acheve. En ce sens, Husserl ne pourrait quesriger contre ce thme inaugur par Hegel dune fin de

    lHistoire, perptue aujourdhui sous la forme dune finde la philosophie . Lattention porte lhistoire est parl mme insparable dun ressaisissement philosophiquede cette histoire, conformment au primat, affich ds le

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    phnomnologue dploie partir de l une phnomnolo-gie gntique de la philosophie, au sens dun ressaisisse-ment des diffrentes phases dapparition, anticipes dans

    lhistoire intentionnelle, de thmes phnomnologiques :ds 1923-1924, dans un Cours intitul Philosophie pre-mire44, Husserl retraait une Histoire critique desides , mettant en vidence les tapes cruciales de la con-qute phnomnologique de la philosophie. Il mne dere-chef cette interrogation gntique tlologique dans ledernier texte inachev des annes 1930, laKrisis.

    Nanmoins, ds les annes 1914-1915, avec la GrandeGuerre, Husserl prend conscience de la ncessit dunerflexion thique et de son propre dnuement idologique.Comme le note A. L. Kelkel dans sa prface Philosophiepremire, Husserl sent que sa propre philosophie estpeu arme pour affronter les problmes cruciaux surgisbrusquement devant sa pense45 . On lit par exemplecette note de Husserl date de lt 1915, qui est une cita-

    tion de Destination de lhomme de Fichte : Non seule-ment savoir, mais agir conformment ton savoir, telle estta destination46 .

    Lveil de Husserl aux questions vitales , aussi bienthiques que politiques, sa rvlation de limportance de

    44Philosophie premire, Paris, PUF, tome 1, intitul Histoire

    critique des Ides.45Op. cit., p. XI.

    46 Manuscrit (Ms.) B IV 9, pp. 9-10, cit par K. Schuhman danssa Chronique de Husserl, La Haye, M. Nijhoff, 1977, p. 194.

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    lancrage historique ne datent donc pas, comme on a troptendance encore aujourdhui le penser, de la monte dunazisme. La dflagration que reprsenta la premire

    guerre mondiale agit, bien avant cela, comme le vritabledclencheur de cette prise de conscience. Cest ainsi quilfera, entre le 8 et le 17 novembre 1917, en plein temps deguerre, trois Confrences sur Lidal fichten delhumanit , destines aux scientifiques mobiliss parltat47.

    Philosophe des guerres de libration qui sleva en Al-

    lemagne contre lesprit de dfaite n de la victoire napo-lonienne Ina, Fichte lui apparat comme le rforma-teur de lhumanit . Sa conception du monde (Weltan-schauung) que lopuscule de 1911, La Philosophie commescience rigoureuse, avait nettement refuse, est ici loueavec emphase : quoique rejetant la dimension nettementidaliste et par trop systmatique de la Doctrine de lascience de Fichte, Husserl insiste sur le primat du Moi

    agissant face la ralit inerte. Ainsi que le souligne djavec force A. L. Kelkel dans sa prface, la phnomnologieest trs tt confronte avec lhistoire de la philosophie,cest--dire avec lhistoire tout court, et lon ne sauraitsans dommages reconduire ce contresens dune phno-mnologie logiciste rebelle ou mme allergique toutephilosophie de lhistoire. Tout au contraire, Husserl prendtrs tt la mesure de son apparte