hume, traite de la nature humaine - trad, a leroy - tomo1

160
BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DAVID HUME TRAITÉ DE LA NATURE HUMAINE / SAI POUR INTRODUIRE LA MÉTHODE I M'I'RIMENTALE DANS LES SUJETS MORAUX TOME I AUBIER ÉDITIONS MONTAIGNE

Upload: bernardo-tavares-dos-santos

Post on 25-Oct-2015

122 views

Category:

Documents


10 download

TRANSCRIPT

Page 1: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE

DAVID HUME

TRAITÉ DE LA NATURE HUMAINE/ SAI POUR IN TR O D U IR E LA M ÉTH O DEI M 'I'R IM E N T A L E DANS LES SUJETS

M ORAUX

TOME I

AUBIERÉDITIONS MONTAIGNE

Page 2: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

DU MÊME TR AD U CTEU R

Œuvres choisies d e B e r k e l e y , z v o l . (Aubier).

La critique et la religion chez D avid H um e (A lcan).

M y lo r d S h a f t e s b u r y . A letter concerning enthusiasm (P. U . F.).

B e r k e l e y , L'Analyste (P. U . F .).

BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE

T R A I T É DE

LA NATURE HUMAINEI SSAI POUR INTRODUIRE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE DANS LES SUJETS MORAUX

I HAfM '( I ION, PHÎFACE ET NOTES Dr,

A N D R É L E R O Y

T O M E IG

C AMA-PUCSP 5 .À3 P A U '- O

^7 *. C IÊ N C U S J -

s?

V

100438 M C M X L V I

AUBIERÉDITIONS MONTAIGNE, 13, QUAI CONTI, PARIS

Page 3: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

TRAITE DE

I,A NATURE HUMAINE

Rara tempovum felicit as, ubi sentire quae velis et quae

sentias dicere licet.T a c it e 1

I MiSUures, Uv. I, i. Voici la phrase complete : « Quod si vita sup- M|yt, fri» ripatum divi Nervae et imperium Trajani, uberiorem

r“ finr< imjiir materiam, senectuti seposui, n r a temporum felicitate jifilh i «jiiiir* velis et quae sentias dicere licet. » H m ri G o e l z e r

H*- la inuhlcstion suivante : « S’il me reste assez de vie, j ’ai réser- LÜ«»f ilia vi illi’sse le principat du divin Nerva et celui de Trajan,

tli t ii hr'H et moins dangereux, grâce au rare bonheur d’une JjH# où l’on peut penser ce que l ’on veut et dire ce que l ’on psnse. »

Page 4: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

A V E R T IS S E M E N T

L ’Introduction m ontre assez m anifestem ent le dessein que je poursuis dans le présent ouvrage. L e lecteur doit seule­ment noter que tous les sujets dont j ’ai ici projeté l ’étude ne sont pas traités dans ces deux volum es. L es questions de l ’Entendem ent et des Passions constituent en elles-mêmes une suite com plète de raisonnem ents ; et j ’ai eu le désir de tirer avantage de cette division naturelle pour essayer le goût du Public. Si j ’ai la bonne fortune de rencontrer le succès, je passerai à l ’exam en de la M orale, de la Politique et de la C ritique qui com pléteront ce T ra ité de la N ature humaine. Je tiens l ’approbation du P u blic pour la plus grande récompense de mes peines ; mais je suis décidé à considérer son jugem ent, quel q u ’il soit, comme le m eilleur enseigne­ment que je puisse recevoir.

IN TR O D U C TIO N

Rien n ’est plus habituel ni plus naturel, quand on prétend lUVouvrir au m onde quelque opinion nouvelle en philosophie i i dans les sciences, que de faire entendre l ’éloge de son propre systèm e en décriant tous ceux qui furent proposés auparavant. Certes, si l ’on se contentait de déplorer l ’igno- lance où nous sommes encore plongés sur les plus im por­tantes questions qui peuvent se présenter devant le tribunal île la raison hum aine, il y aurait peu d ’hom m es, de ceux qui se sont familiarisés avec les sciences, pour ne pas convenir aisém ent du bien-fondé de ces plaintes. U n hom m e de ju g e ­m ent et de savoir perçoit facilem ent la faiblesse à la base même de ces systèmes qui ont obtenu le plus grand crédit et ont porté très haut leurs prétentions à la précision et à la profondeur du raisonnem ent. D es principes acceptés de con­fiance, des conséquences qu ’on en tire incorrectem ent, un manque de cohérence entre les parties et d ’évidence dans l ’ensem ble, c ’est ce q u ’on rencontre partout dans les sys­tèmes des philosophes les plus éminents, c ’est ce - qui, sem ble-t-il, a jeté le discrédit sur la philosophie elle-m êm e.

Il n ’est pas besoin de posséder un savoir bien profond pour découvrir l ’ im perfection présente des sciences, la m ul­titude elle-m êm e, à l ’extérieur des portes, peut juger, au tapage et à la clam eur q u ’elle entend, que tout ne va pas bien à l ’intérieur. I l n ’y a rien qui ne soit le sujet d ’une discussion, rien sur quoi les hommes de savoir ne soient d ’opinions contraires. L a question la plus banale n ’échappe pas à nos controverses, et aux plus im portantes nous sommes inca­pables de donner une conclusion certaine. L es discussions se m ultiplient, com m e s’il n ’y avait qu ’incertitude. Dans toute cette agitation, ce n ’est pas la raison qui rem porte le prix, c ’est l ’éloquence ; et nul ne doit jam ais désespérer de gagner des prosélytes à l ’hypothèse la plus extravagante, s’ il est assez habile pour la peindre sous des couleurs favorables. I a victoire n ’est pas gagnée par les soldats en arm es, qui m anient la pique et l ’épée, elle l ’est par le? trom pettes, les tambours et les m usiciens de l ’armée.

m

Page 5: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

58 TRAITÉ DE LA NATURE HUMAINE

L à se trouve, à m on avis, l ’origine du préjugé courant hostile à toute espèce de raisonnem ent m étaphysique, m êm e chez ceux qui font profession d ’étudier et apprécient à leur juste valeur tous les autres genres de littérature. Par raisonne­m ent m étaphysique, ils entendent non pas celui qui sert dans une branche particulière de la science, mais toute espèce d ’argum ent qui, d ’unè m anière quelconque, est abstrus et requiert quelque attention pour qu ’ on le com prenne. N ous avons si souvent perdu notre peine dans de pareilles recherches que nous les rejetons com m uném ent sans hésiter et décidons que, si nous devons être à jam ais la proie des erreurs et des illusions, celles-ci devront être du moins naturelles et agréables. Et, réellem ent, seul le scepticism e le plus achevé., jo in t à un grand degré d ’indolence, peut justifier cette aversion pour la m étaphysique. Car, si la vérité se trouve quelque part à la portée des facultés humaines, elle doit certainem ent être enfouie très avant et très profondém ent ; espérer y parvenir sans peine, alors que les plus grands génies y ont échoué m algré les plus grands efforts, c ’est, doit-on certainem ent penser, assez de vanité et de présom ption. Je ne prétends pas à cet avantage pour la philosophie que je vais développer et j ’estimerais que sa trop grande facilité et sa trop grande évidence seraient, contre elle, de puissantes pré­somptions.

Evidem m ent toutes les sciences ont une relation, plus ou moins grande, à la nature hum aine ; aussi loin que l ’une d ’entre elles sem ble s ’en écarter, elle y revient cependant d ’une m anière ou d ’une autre. L es mathématiques, la philo­sophie naturelle, la religion naturelle elles-m êm es dépendent en quelque m esure de la science de I ’ h o m m e ; car elles tom bent sous la connaissance hum aine et nous en jugeons avec nos pouvoirs et nos facultés. O n ne peut dire quels changements n i quelles améliorations nous pourrions réaliser dans ces sciences, si nous avions une parfaite connaissance de l ’éten­due et de la force de l ’entendem ent humain et si nous p ou­vions expliquer la nature des idées que nous em ployons et des opérations que nous accom plissons quand nous raison­nons. E t ces améliorations, nous devons surtout les souhaiter dans la religion naturelle, qui ne se contente pas de nous instruire de la nature des puissances supérieures et porte ses vues plus avant sur leurs dispositions à notre égard et sur nos devoirs envers elles ; par suite nous ne sommes pas seule-

INTRODUCTION 59

fni'iit nous-mêmes les êtres qui raisonnent, nous sommes m an l’un des objets sur lesquels nous raisonnons.

Si les sciences m athém atiques, la philosophie natu- H Ile et la religion naturelle dépendent ainsi de la connais- SftiK’r de l ’hom m e, que peut-on attendre dans les autres st irnces, dont la connexion avec la nature hum aine est plus (itroite et plus intim e? L a fin unique de la logique est d ’ex­pliquer les principes et opérations de notre faculté de raison­nement et la nature de nos idées ; la m orale et la critique mvnsagent nos goûts et nos sentim ents ; et la politique con ­sidère les hom m es en tant q u ’ils sont groupés en société et q u ’ils dépendent lés uns des autres. Dafls ces quatre sciences, Logique, M orale, Critique et Politique, est com pris à peu près lout ce que, d ’une m anière quelconque, il peut nous im porter de connaître, ou tout ce qui peut tendre soit à perfectionner, soit à orner l ’ intelligence humaine.

V o ici donc le seul procédé d ’où nous puissions espérer le succès dans nos recherches philosophiques : abandonner la fastidieuse m éthode de tem porisation que nous avons suivie ju sq u ’ici, et, au lieu de prendre çà et là un château ou un village à la frontière, foncer directem ent sur la capitale, sur le centre de ces sciences, sur la nature hum aine elle-m êm e ; une fois que nous en serons les m aîtres, nous pouvons espérer obtenir facilem ent la victoire sur tout autre point. D e cette position, nous pouvons étendre notre conquête à toutes les sciences qui regardent plus étroitem ent la vie hum aine et pouvons ensuite procéder à loisir pour découvrir plus com ­plètem ent celles qui sont objets de pure curiosité. I l n ’y a pas de question im portante dont la solution ne soit com prise dans la science de l ’hom m e ; et il n ’y en a aucune qui puisse se résoudre avec quelque certitude, tant que nous ne con­naissons pas cette science. Q uand donc nous prétendons expliquer les principes de la nature hum aine, nous proposons en fait un systèm e com plet des sciences, construit sur une base presque entièrem ent nouvelle, la seule sur laquelle elles puissent s ’établir avec quelque sécurité.

E t de m êm e que la science de l ’hom m e est la seule base solide pour les autres sciences, de m êm e la seule base solide que nous puissions donner à cette science elle-m êm e doit se trouver dans l ’expérience et l ’observation. C e n ’est pas unie remarque surprenante que d ’affirm er que l ’application de la philosophie expérim entale aux questions m orales devait venir

Page 6: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

6o TRAITÉ DE LA NATURE HUMAINE

après son application ,aux questions naturelles, à un inter­valle d ’un siècle entier environ ; puisque, trouvons-nous en fait, il y eut environ le m êm e intervalle entre les origines de ces sciences ; de T halès à Socrate, on com pte un laps de tem ps à peu près égal à celui qui sépare I.o rd Bacon de quelques philosophes 1 récents d ’A ngleterre, qui ont com ­m encé à placer la science de l ’hom m e sur une nouvelle base, ont attiré l ’attention et éveillé la curiosité du public. Ainsi est-il vrai que, bien que d ’autres nations puissent rivaliser avec nous pour la poésie et q u ’elles nous surpassent en quelques autres arts d ’agrément, les progrès de la raison et de la philosophie ne peuvent être dus q u ’à une.terre de tolé­rance et de liberté.

E t nous ne devons pas penser que ce dernier progrès dans la science de l ’hom m e fasse m oins d ’honneur à notre pays natal que le précédent progrès en philosophie naturelle, mais nous devons plutôt l ’estim er com m e un plus haut titre de gloire, en raison de l ’im portance plus grande de cette science aussi bien que de la nécessité où elle se trouve d ’une pareille réform e. C ar il m e sem ble évident que, puisque l ’essence de l ’esprit nous est aussi inconnue que celle des corps extérieurs, il doit être égalem ent im possible de form er une notion de ses pouvoirs et qualités autrem ent que par de soigneuses et de rigoureuses expériences et par l ’observation des effets particuliers qui résultent des différentes circonstances et situations où il se trouve. Et bien que nous devions tenter de rendre tous nos principes aussi universels que possible, en poursuivant ju sq u ’au bout nos expériences et en expliquant tous les effets par les causes les plus simples et les moins nom breuses, il reste toujours certain que nous ne devons pas outrepasser l ’expérience ; toute hypothèse, qui prétend révéler les qualités originales dernières de la nature humaine, doit dès l ’abord être rejetée com m e présom ptueuse et chim é­rique.

Je ne pense pas q u ’un philosophe, qui s’adonnerait aussi ardem m ent à l ’explication des principes derniers de l ’âme, se révélerait un grand m aître dans cette science de la nature hum aine, q u ’il prétend expliquer, ni très connaisseur de ce qui satisfait naturellem ent l ’esprit hum ain. C a r rien n ’est

i . Mr Locke, Lord Shaftesbury, Dr Mandeville, Mr Hutcheson Dr Butler, etc. (note de H u m e ; les notes de H u m e seront désormais indiquées seulement par l'initiale de son nom).

INTRODUCTION 61

l'iir» certain que le fait que le désespoir a sur nous le m êm e effet . jitr lit jouissance et que nous n ’avons pas p lutôt pris conscience .lf> l ’ impossibilité de satisfaire un désir que le désir lui-m êm e s'évanouit. Q uand nous voyons que nous sommes arrivés «us limites extrêm es de la raison hum aine, nous nous reposons, satisfaits ; bien que nous soyons surtout parfaitem ent sûrs, > l<- notre ignorance et que nous apercevions que nous ne I lOuvons rendre aucune autre raison de nos principes les plus généraux et les plus subtils que notre expérience de leur réalité ; ce qui est la raison du pur profane, et ce qui ne récla­mait aucune étude préalable pour découvrir le phénom ène le plus singulier et le plus extraordinaire. E t de m êm e que l ’im possibilité de faire aucun nouveau progrès suffit à satis­faire le lecteur, de m êm e l ’auteur peut tirer une satisfaction plus délicate du libre aveu de son ignorance, et de sa prudence à éviter l ’erreur, où tant d ’hom m es sont tom bés, d ’im poser au m onde leurs conjectures’ et leurs hypothèses com m e les p rin ­cipes les plus certains. Si nous pouvons obtenir ce contente­m ent et cette satisfaction réciproques du maître et du disciple, je ne sais ce que l ’on peut réclam er de plus de notre philoso­phie.

M ais si l ’on devait estim er comme un défaut de la science de l ’hom m e cette im possibilité d ’expliquer des principes derniers, j ’oserais affirmer que ce défaut lui est com m un avec toutes les sciences et tous les arts auquels nous pouvons nous em ployer, qu ’on les cultive dans les écoles des philosophes ou qu ’ on les pratique dans les échoppes des plus hum bles artisans. A u cu n d ’eux ne dépasse l ’expérience, aucun n ’éta­blit de principes qui ne soient fondés sur cette autorité. L a philosophie m orale a certes ce désavantage particulier, q u ’on ne trouve pas dans la philosophie naturelle, qu ’elle ne peut rassem bler ses expériences à dessein, avec prém éditation et de telle m anière q u ’elle se satisfasse sur chaque difficulté par­ticulière qui peut survenir. Q uand j ’ai quelque peine à con­naître les effets d ’un corps sur un autre dans une situation donnée, je n ’ai q u ’à les placer dans cette situation et à observer ce qui en résulte. M ais si je tentais de lever un doute en philosophie m orale par le m êm e procédé, en m e plaçant dans le m êm e cas que celui que je considère, m anifestem ent cette réflexion et cette prém éditation troubleraient tellem ent l ’opération de mes principes naturels q u ’elles rendraient impossible de form er une conclusion juste sur le phénom ène.

Page 7: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

62 TRAITÉ DE LA NATURE HUMAINE

N ous devons donc dans cette science glaner entièrem ent nos expériences par une observation prudente de la vie humaine et les prendre telles q u ’elles apparaissent dans le cours habituel du m onde par la conduite des hom m es en société, dans leurs occupations et dans leurs plaisirs. Q uand des expériences de cette nature sont judicieusem ent rassemblées et comparées, nous pouvons espérer établir sur elles une science qui ne sera pas inférieure en certitude et qui, pour l ’utilité, sera de beaucoup supérieure à toute autre de com ­préhension humaine.

Page 8: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

LIVRE I

L’ENTENDEMENT

PREMIÈRE PARTIE

L E S ID É E S , L E U R O R IG IN E ,

C O M P O S I T I O N , C O N N E X IO N

E T A B S T R A C T I O N

S e c t i o n I

L ’origine de nos idées

Toutes les perceptions de l ’esprit humain se ramènent à deux genres distincts que j ’appellerai impressions et idées. Leur différence réside dans les degrés de force et de vivacité, avec lesquels elles frappent l ’intelligence et font leur chemin dans notre pensée et conscience. Les percep­tions qui pénètrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les nommer impressions ; et, sous ce nom, je comprends toutes nos sensations, passions et émotions, telles qu’elles font leur première apparition dans l ’âme, l’ar idées, j’entends les images effacées des impressions? dans nos pensées et nos raisonnements ; telles sont, par! exemple, toutes les perceptions éveillées par le présent exposé, à l ’exception seulement de celles qui naissent de la vue et du toucher'et du plaisir immédiat ou du désa­grément qu’il peut produire. Il ne sera pas très nécessaire, je pense, d’employer beaucoup de mots à expliquer cette distinction. Chacun de lui-même percevra facilement la

Page 9: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

66 l ’en t e n d e m e n t

différence entre sentir et penser. Les degrés courants de l ’un et de l ’autre se distinguent aisément : il n’est pour­tant pas impossible que, dans des cas particuliers, ils puissent se rapprocher très près l ’un de l ’autre. Ainsi, dans le sommeil, dans la fièvre, dans la folie ou dans toute émotion très violente de l ’âme, nos idées peuvent se rapprocher de nos impressions : comme, d’autre part, il arrive parfois que nos impressions sont si effacées et si faibles que nous ne pouvons les distinguer de nos idées. Mais, en dépit de cette proche ressemblance dans un petit nombre de cas, elles sont en général très différentes au point que personne ne peut hésiter à les ranger sous des chefs distincts, ni à assigner à chacune un nom particu­lier pour marquer leur différence 1.

Il est une autre division de nos perceptions, qu’il con­viendra de noter, et qui s’étend à la fois à nos impressions et à nos idées. C ’est la division en simples et complexes. Les perceptions simples, impressions et idées, sont celles qui n’admettent ni division ni séparation. Les complexes sont leurs contraires, elles peuvent se diviser en parties. Bien qu’une couleur particulière, une saveur et une odeur soient des qualités réunies toutes ensemble dans cette pomme, on perçoit aisément qu’elles ne se confondent pas et qu’on peut au moins les distinguer l ’une de l ’autre.

Ayant, par ces divisions, ordonné et organisé nos objets, nous pouvons maintenant nous appliquer à étudier plus précisément leurs qualités et leurs rapports. La première circonstance qui frappe mon regard, c’est la grande

i . J ’emploie ici les mots impression et idée dans un sens différent de leur sens habituel, on m ’accordtra, j ’espère, cette liberté. Je réta­blis peut-être plutôt le sens prim itif du mot idée que Mr Locke avait altéré pour lui faire désigner toutes nos perceptions. Quant au mot impression, je ne désirerais pas qu’on croie que je m ’en sers pour tra ­duire la manière dont nos perceptions vives se produisent dans l ’âme ; le mot désigne uniquement la perception elle-même qui n’a de nom propre n i en anglai> ni en aucune autre langue que je sache ( H ) . L o c k e , Essai sur Ventend, hum., Intr., § 8, déclarait du mot idée : « C ’est le terme qui, je pense, convient le mieux pour représenter tout ce qui est objet de l ’entendement quand on pense ; aussi l ’ai-je employé pour exprimer tout ce qu’on désigne par phantasme, notion, espèce, ou tout ce sur quoi l ’esprit peut s’employer quand il pense. »

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 67

ressemblance entre nos impressions et nos idées sur tous les points autres que leur degré de force et de vivacité. Les secondes paraissent être, en quelque manière, les images réfléchies des premières ; de telle sorte que toutes les perceptions de l ’esprit sont doubles et apparaissent également comme impressions et comme idées. Quand jè ferme les'yeux et que je pense à ma chambre, les idées que je forme sont des représentations exactes des impressions que je ressentais ; et il n’y a aucune particularité des unes qui ne se trouve dans les autres. Si je passe en revue mes autres perceptions, je trouve toujours la même ressem­blance et représentation. Idées et impressions- paraissent toujours se correspondre. Cette particularité me semble remarquable et elle attire mon attention pour un temps.

Un examen plus soigneux me montre que j’ai été emporté trop loin par la première apparence et qu’il me faut user de la division des perceptions en simples et com­plexes pour restreindre la généralité de cette assertion que toutes nos idées et impressions se ressemblent. Je remarque que beaucoup de nos idées complexes n’ont jamais eu d’impressions qui leur correspondaient, et que beaucoup de nos impressions complexes ne sont jamais exactement copiées par des idées. Je peux m’imaginer une cité telle que la Nouvelle Jérusalem, dont les pavés sont d’or et les murs de rubis, bien que je n’en aie jamais vu de semblable. J’ai vu Paris ; mais affirmerai-je que je puis former de cette cité une idée telle qu’elle en représente parfaitement toutes les rues et toutes les maisons dans leurs proportions réelles et propres ?

Je vois donc que, bien qu’il y ait, en général, une grande ressemblance entre nos impressions complexes et nos idées complexes, pourtant la règle n’ést pas universellement vraie, qu’elles soient des copies exactes les unes des autres. Nous pouvons étudier ensuite ce qu’il en est pour nos perceptions simples. Après l ’examen le plus soigneux dont je suis capable, j ’ose affirmer que la règle est ici valable sans exception et que toute idée simple a une impression simple qui lui ressemble et que toute impression

Page 10: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

68l ’en t en d e m e n t

simple a une idée qui lui correspond. Cette idée de rouge que je forme dans l ’obscurité, et cette impression qui frappe nos regards dans la lumière du soleil, diffèrent seulement en degré, mais non en nature. Que le cas soit le même pour toutes nos impressions et idées simples, on ne peut le prouver par leur énumération détaillée. Chacun peut se satisfaire sur ce point par des revues aussi nombreuses qu’il le désire. Mais si quelqu’un niait cette ressemblance universelle, je ne connais pas d’autre moyen de le convaincre que .de le prier de montrer une impression simple qui n ’ait pas d’idée correspondante, ou une idée simple qui n ’a pas d’impression correspon­dante. S ’il ne répond pas à cette mise en demeure, et cer­tainement il ne peut le faire, nous pouvons, d’après son silence et notre propre observation, mettre notre con­clusion hors de conteste.

Ainsi trouvons-nous que toutes les idées et impressionssimples se ressemblent les unes les autres ; et, comme lesidées et impressions complexes en sont formées, nouspouvons affirmer en général que ces deux espèces deperceptions se correspondent exactement. Ayant découvertce rapport qui ne requiert pas de plus ample examen, jesuis curieux de trouver quelques autres de leurs qualités.Examinons ce qu’il en est de leur existence, et lesquelles,des impressions et des idées, sont les causes, et lesquelles, les effets.

L ’examen ' complet de cette question est le sujet du présent traité ; donc nous nous contenterons ici d’établir une proposition générale. Toutes nos idées simples à leur première apparition dérivent des impressions simples qui leur correspondent et qu’elles représentent exactement.

Si je cherche des phénomènes pour prouver cette pro- posiuion, j ’en trouve seulement de deux genres ; mais, dans chaque genre, les phéno ènes sont manifestes, nombreux et concluants. Je m’assure d’abord, par une nouvelle revue, de mon assertion précédente que toute impression simple s ’accompagfte d’une idée correspon­dante et toute idée simple d’une impression correspon-

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 69

liante. De cette conjonction constante des perceptions semblables, je conclus immédiatement qu’il y a une grande connexion entre nos impressions et nos idées correspondantes et que l ’existence des unes exerce une influence considérable sur l ’existence des autres. Une telle conjonction constante, dans un nombre aussi illimité de cas, ne peut jamais naître du hasard ; mais elle montre clairement qu’il 5' a une dépendance des impres­sions par rapport aux idées ou des idées par rapport aux impressions. Pour savoir de quel côté se trouve cette dépendance, j ’envisage l ’ordre de première apparition ; et je trouve, par expérience constante, que les impressions simples précèdent toujours les idées correspondantes et que l ’ordre inverse ne se produit jamais. Pour donner à un enfant l ’idée de l ’écarlate ou de l ’orange, du doux ou de l ’amer, je lui présente les objets, ou, en d’autres termes, je lui communique ces impressions ; mais je ne procède pas assez absurdement pour tenter de produire les impres­sions en éveillant les idées. Nos idées, à leur apparition, ne produisent pas les impressions correspondantes et nous ne percevons aucune couleur, ni ne ressentons aucune sensation à seulement y penser. D ’autre part nous trouvons qu’une impression, qu’elle soit de l ’esprit ou du corps, est constamment suivie d’une idée qui lui ressemble et qui en diffère seulement par le degré de force et de vivacité. La constante conjonction de nos perceptions semblables est une preuve convaincante que les unes sont causes des autres ; et la priorité des impressions est une preuve tout aussi grande que nos impressions.sont les causes de nos idées et non nos idées les causes de nos impressions.

Pour confirmation, j ’étudie un autre phénomène clair et convaincant ; quand un accident quelconque s’oppose aux opérations des facultés qui engendrent certaines impressions, ainsi quand un homme est aveugle ou sourd de naissance, il y a perte non seulement des impressions, mais aussi des idées qui leur correspondent ; si bien que ne paraît jamais dans l’esprit la moindre trace des unes et

Page 11: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

70l ’e n t en d e m e n t

des autres. Et ce n ’est pas seulement vrai, quand il y a destruction totale des organes de la sensation : il en est encore de même quand ces organes n ’ont jamais été exercés pour donner une impression particulière. Nous ne pouvons nous former une idée exacte de la saveur d’un ananas, si nous n’en avons pas effectivement goûté.

Il y a pourtant un phénomène qui s’y oppose et qui peut prouver qu’il n’est pas absolument'impossible que des idées précèdent les impressions correspondantes. On accordera aisément, je crois, que les diverses idées dis­tinctes de couleurs qui pénètrent par les yeux, et celles des sons, qu’apporte l ’ouïe, sont réellement différentes les unes des autres, bien qu’en même temps elles se res­semblent. Or, si c’est vrai des différentes couleurs, cela ne l ’est pas moins des différentes nuances d ’une même couleur, dont chacune produit une idée distincte, indé­pendante des autres. Car, si on le niait, on pourrait, par une gradation continue de nuances, amener insensible­ment une couleur jusqu’à la couleur qui en diffère le plus ; et, si vous n ’admettez pas de différence entre les inter­médiaires, vous ne pouvez, sans absurdité, refuser l ’iden­tité des extrêmes. Imaginez donc un homme qui ait joui de la vue pendant trente ans et qui se soit parfait' ment bien familiarisé avec les couleurs de tout genre, sauf avec une nuance particulière de bleu, par exemple, que le hasard ne lui a jamais fait rencontrer. Que l ’on place devant cet homme toutes les diverses nuances de cette couleur, à l ’exception de cette seule nuance particulière, dans une- gradation descendante de la plus foncée à la plus claire ; il est évident qu’il percevra un vide là où manque cette nuance et qu’il aura le sentiment qu’il y a plus de distance entre les couleurs voisines 'à cet endroit qu’en aucun autre. Or je demande s’il lui est possible de suppléer à ce défaut par sa seule imagination et de se donner l ’idée de cette nuance particulière, que cependant ses sens ne lui ont jamais fournie? Peu de personnes, je crois, seront d ’avis qu’il ne le puisse ; et ceci peut servir dé preuve que les idées simples ne dérivent pas toujours

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 71

des impressions corresp ond an tes ; toutefois le cas est si particulier et si singulier qu’il est à peine digne de remarque et qu’il ne mérite pas que, pour lui seul, nous modifiions

notre maxime générale.Mais, outre cette exception — et il n’est pas mauvais

de le remarquer sur ce point capital — le principe de la priorité des impressions sur les idées doit se comprendre avec une autre limitation ; de même que nos'idées sont les images de nos mpressions, de même nous pouvons former des idées secondaires qui sont les images des idées pri­maires, comme il ressort de ce raisonnement même qui s’y rapporte. Ce n’est pas tant, à proprement parler, une exception à la règle que son développement. Les idées produisent leurs images en de nouvelles idées ; mais comme les premières idées, admet-on, dérivent d’impres­sions, il reste encore vrai que toutes nos idées simples procèdent, soit médiatement, soit immédiatement, d’im­pressions qui leur correspondent.

Tel est donc le premier principe que j ’établis dans la science de la nature humaine ; et nous ne devons pas le mépriser pour la simplicité de son apparence. Car il faut remarquer que la question présente sur l ’antériorité de nos impressions ou de nos idées, est celle-là même qui faisait tant de bruit sous d’autres dénominations, quand on dis­cutait pour savoir s’il y a des idées innées ou si toutes les idées proviennent de la sensation et de la réflexion. Nous pouvons noter que, pour prouver que les idées d’étendue et de couleur ne sont pas innées, les philosophes ne font rien de plus que montrer qu’elles nous sont transmises par les sens. Pour prouver que les idées de passion et de désir ne sont pas innées, ils notent que nous avons auparavant expérimenté ces émotions en nous-mêmes. Or, si nous examinons soigneusement ces arguments, nous trouverons qu’ils ne prouvent rien d’autre que les idées sont précédées par d’autres perceptions plus vives dont elles dérivent et qu’elles représentent. La position claire de cette question écartera, je l ’espère, toute

Page 12: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

discussion à son sujet et rendra ce principe plus

utile pour nos raisonnements qu’il ne l ’a été, semble-t-il, jusqu’ici.

S e c t i o n II

Division du sujet

Puisqu’il apparaît que nos impressions simples pré­cèdent les idées correspondantes et que les exceptions sont très rares, la méthode requiert, semble-t-il, que nous examinions nos impressions avant d’étudier nos idées. Les impressions peuvent se diviser en deux genres, les impressions de sensation et les impressions de réflexion. Le premier genre naît originellement dans l ’âme, de causes inconnues. L e second est, dans une grande mesure, dérivé de nos idées, dans l ’ordre suivant : Une impression frappe d ’abord nos sens et nous fait percevoir du chaud ou du froid, la soif ou la faim, le plaisir ou la douleur, d’un genre ou d ’un autre. De cette impression, l ’esprit fait une copie qui reste après la disparition de l ’impression ; c ’est ce que nous appelons une idée. Cette idée de plaisir ou de douleur, quand elle revient dans l ’âme, produit de nouvelles impressions de désir et d ’aversion, d’espérance et de crainte, qu’on peut proprement appeler impressions de réflexion, parce qu’elles en dérivent. Celles-ci à nou­veau sont copiées par la mémoire et l ’imagination et deviennent des idées : qui, peut-être, à leur tour, engen­dreront d ’autres impressions et idées ; c’est ainsi que les impressions de réflexion ne sont pas seulement antérieures aux idées qui leur correspondent, elles sont aussi posté­rieures aux impressions de sensation et elles en dérivent. L ’é.ude de nos sensations appartient davantage à l ’ana- tomie et à la philo ophie naturelle qu’à la philosophie morale ; et, par suite, il 'n’y a pas lieu d’y entrer à présent.Et, comme les impressions de réflexion, c ’est-à-dire les passions, les désirs et les émotions, qui méritent princi-

7 2 " l ’e n t e n d e m e n t

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 73

paiement notre attention, naissent pour la plupart des idées, il sera nécessaire de renverser la méthode qui, à première vue, semble tout à fait naturelle ; et, pour expli­quer la nature et les principes de l ’esprit humain, de donner une explication particulière des idées avant de passer aux impressions. C ’est pour cette raison que j’ai choisi ici de commencer par les idées.

S e c t i o n III

Les idées de la mémoire et de l ’imagination

Nous trouvons, par expérience, que lorsqu’une impres­sion a été présente à l ’esprit, elle y fait à nouveau son apparition sous la forme d’unç idée ; et elle peut le faire de deux manières différentes : soit que, dans sa nouvelle apparence, elle retienne un degré considérable de sa vivacité première et qu’elle soit quelque chose d’inter­médiaire entre une impression et une idée ; soit qu’elle perde entièrement cette vivacité et qu’elle soit une idée parfaite. La faculté par laquelle nous répétons nos impres­sions de la première manière, s’appelle la mémoire, et l ’autre l ’imagination. Il est évident, à première vue, que les idées de la mémoire sont beaucoup plus vives et plus fortes que celles de l ’imaginaticn tt que la première faculté peint ses objets en couleurs plus distinctes que celles qu’emploie la seconde. Quand nous nous rappelons un événement passé, son idée s’insinue dans l ’esprit avec force ; au contraire, dans l’imsgination, la perception est effacée et sans vie et ce n’est pas sans difficulté que l ’esprit peut la conserver ferme et invariable durent quelque temps. Il y a donc là une différence sensible entre l ’une et l’a tre espèces d’idées. Mais j’en parlerai plus complète­ment par la suite 1.

Une autre différence n’est pas moins évidente entre ces deux sortes d’idées ; bien que les idées de la mémoire,

i. Part. III, sect. v (H). Cf. plus loin p. 157.

Page 13: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

74 l ’e n t en d e m e n t

ni celles de l ’imagination, que ni les idées vives, ni les idées effacées ne puissent paraître dans l ’esprit qu’autant que les impressions correspondantes les aient précédées pour leur préparer la route, pourtant l ’imagination n’est astreinte ni au même ordre ni à la même forme que les impressions primitives ; par contre la mémoire est en quelque sorte enchaînée sous ce rapport, sans aucun pouvoir de changement.

Il est évident que la mémoire conserve la forme pri­mitive sous laquelle se présentèrent ses objets et que, chaque fois que nous nous en écartons dans une évocation, c ’est l ’effet d’un défaut ou d’une imperfection dans cette faculté. Il se peut qu’un historien, pour organiser plus heureusement le développement de son récit, relate un événement avant un autre qui lui est effectivement anté­rieur ; mais alors il prend conscience de ce désordre, s’il est exact ; et, par ce moyen, ii replace l ’idée en sa position correcte. Le cas est identique quand nous nous souvenons des lieux et des personnes que nous avons précédemment connus. Le rôle principal de la mémoire est de conserver non pas les idées simples mais leur ordre et leur position. Bref ce principe s’appuie sur un tel nombre de.phénomènes courants et communs que nous pouvons nous épargner d’y insister davantage.

C ’est la même évidence que nous retrouvons pour notre second principe, liberté de l ’imagination de transposer et changer ses idées. Les fables que nous rencontrons dans les poèmes et les romans le placent hors de toute discussion. La nature est ici totalement bouleversée, on n’y mentionne rien que des chevaux ailés, des dragons de feu, et des géants monstrueux. Cette liberté de la fantaisie ne paraîtra pas étrange, si nous considérons quc'nos idées sont copiées de nos impressions, et qu’il n’y a pas deux impressions qui soient parfaitement inséparables. Sans compter que c ’est une conséquence manifeste de la division des idées en simples et complexes. Toutes les fois que l ’imagination perçoit une différence entre des idées, elle peut aisément produire une séparation.

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 75

S e c t i o n IV

La connexion ou association des idées

Puisque l ’imagination peut séparer toutes les idées simples et qu’elle peut les unir de nouveau sous quelque l’orme qui lui plaît, rien ne serait plus inexplicable que les opérations de cette faculté, si quelques principes univer­sels ne la guidaient, qui la rendent uniforme, dans une certaine mesure, en tout temps et en tout lieu. Si les idées étaient entièrement dégagées de tout lien et de toute connexion, seul le hasard les joindrait ; et il est impossible que les mêmes idées simples se groupent régulièrement en idées complexes (comme elles le font couramment), sans qu’un lien les unisse ; sans qu’une qualité les associe, de telle sorte qu’une idée en introduise naturellement une autre. Ce principe d’union entre les idées, on ne doit pas le considérer comme une connexion inséparable ; car une telle connexion a déjà été exclue de l ’imagination : et pourtant nous ne devons pas conclure que, sans elle, l ’esprit est incapable de joindre deux idées ; car rien n’est plus libre que cette faculté : mais nous devons seulement regarder ce principe d’union comme une force calme, qui l ’emporte couramment ; c’est la cause qui, entre autres choses, produit la si étroite correspondance mutuelle des langues ; la nature, en quelque sorte, désignant à chacun les idées simples qui sont les plus propres à s’unir en une idée complexe. Les qualités, d’où naît cette association, et qui conduisent l ’esprit de cette manière d’une idée à une autre sont au nombre de trois, la ressemblance, la conti­nuité dans le temps et dans l ’espace et la relation de cause <) effet.

Il ne sera pas très nécessaire de prouver, je crois, que et s qualités produisent une association entre des idées et qu’à l ’apparition d’une idée, elles en introduisent naturelle­ment une autre. Il est clair que, dans le cours de notre pensée, et dans la révolution constante de nos idées, notre

Page 14: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

76 l ’en t e n d e m e n t

imagination court aisément d’une idée à une autre qui lui ressemble et que cette qualité, à elle seule, est pour la fantaisie un lien suffisent et une association. Il est de même évident que, puisque les sens, quand ils changent d’objet, sont forcés d’en changer de manière réglée et qu’ils les prennent dans leur ordre de contiguïté les uns aux autres, l ’imagination doit, par accoutumance pro­longée, acquérir la même méthode de penser et parcourir les parties de l ’espace et du temps quand elle conçoit ses objets. Quant à la connexion qui se fait par la relation de cause à effet, nous aurons par la suite l ’occasion de l ’étu- dier à fond et par conséquent je n ’y insisterai pas à présent. Il suffit de noter qu’aucune relation ne produit dans la fantaisie de plus forte connexion et n’engendre un appel plus prompt d ’une idée par une autre, que la relation de cause à effet entre les objets.de ces idées.

Pour comprendre l ’étendùe entière de ces relations nous devons considérer que deux objets sont liés l ’un à l ’autre dans l ’imagination, non seulement quand l ’un d’eux est directement semblable, contigu ou cause de l ’autre, mais encore quand s’interpose entre eux un troisième objet qui soutient avec l ’ün et l ’autre l ’une de ces relations. Cette connexion peut s’étendre loin ; toutefois, nous pouvons en même temps le noter, chaque nouveau recul affaiblit considérablement la relation. Des cousins au quatrième degré sont reliés par causalité, si l ’on m’accorde d’em­ployer ce mot ; mais non pas aussi étroitement que des frères, beaucoup moins qu’un enfant et ses parents. En général nous pouvons noter que toutes les relations de consanguinité dépendent de la relation de cause à effet, et sont jugées proches ou éloignées d’après le nombre des causes associantes interposées entre les personnes.

Des trois relations ci-dessus, la relation de causalité est la plus étendue. On peut considérer que deux objets sont engagés dans cette relation, aussi bien quand l ’un d’eux est la cause d’un quelconque des actes ou des mouvements de l ’autre, que lorsque le premier est cause de l ’existence du second. En effet comme cet acte ou c© mouvement n’est

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 77

lien d’autre que l ’objet lui-même, considéré sous un certain jour et que l ’objet demeure le même dans toutes ses différentes situations, il est facile d’imaginer comment une telle influence mutuelle des objets peut les lier dans l’imagination.

Nous pouvons pousser ceci plus loin et remarquer que deux objets sont liés par la relation de cause à effet non seulement quand l ’un d’eux produit en l ’autre un mouve­ment ou un acte quelconque, mais encore quand il a le pouvoir de le produire. Et c’est là, nous pouvons le noter, la source de toutes les relations d’intérêt et de devoir, par lesquelles les hommes s’influencent mutuellement dans la société et se placent dans les chaînes du gouvernement et de la subordination. Un maître est cet homme qui, par sa situation, laquelle a son origine dans la force ou dans un accord, a le pouvoir de diriger en certains points les actions d’un autre homme qu’on appelle serviteur. Un juge est un homme qui, dans tous les cas litigieux, peut assurer par sa décision la possession ou la propriété d’une chose quelconque à un membre quelconque de la société. Quand une personne est dotée d’un pouvoir, il ne faut rien de plus pour que celui-ci passe à l ’acte que l ’exercice de sa volonté -, et, dans tous les cas, cet exercice est con­sidéré comme possible et, dans de nombreux cas, comme probable ; spécialement dans le cas de l ’autorité, où l ’obéissance du sujet est un plaisir et un avantage pour son supérieur.

. Tels sont donc les principes'd’union ou de cohésion de nos idées simples ; ils tiennent la place dans l ’imagination de cette connexion indissoluble qui les unit dans notre mémoire. Il y a là une espèce à.’attraction qui, trouvera-t-on, a dans le monde de l ’esprit d’aussi extraordinaires effets que dans le monde de la nature et qu i se révèle sous autant de formes et aussi variées. Ses effets sont partout mani­festes ; mais ses causes sont pour la plupart inconnues et il faut les résoudre en qualités originelles de la nature humaine, que je ne prétends pas expliquer. Rien n’est plus nécessaire à un véritable philosophe que de réprimer

Page 15: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

78l ’en t e n d e m e n t

tout désir excessif de rechercher des causes ; et de s’estimersatisfait, quand il a établi une doctrine sur un nombresuffisant d ’expériences, s’il voit qu’un examen plus poussél ’engagerait en des spéculations obscures et incertaines.Dans ce cas, ses recherches seraient beaucoup mieuxemployées à scruter les effets plutôt que les causes de son principe.

Parmi les effets de cette union ou association des idées, il n’y en a pas de plus remarquables que les idées com­plexes qui sont les sujets courants de nos pensées et raison­nements et qui naissent généralement de quelque principe d ’union entre nos idées simples. On peut diviser ces idées complexes en relations, modes et substances. Nous examine­rons rapidement chacune de ces idées par ordre et nous joindrons quelques considérations sur nos idées générales et particulières, avant de quitter le présent sujet,qu’on peut considérer comme les éléments de cette philosophie.

S e c t i o n V

Les relations

Le mot relation s’emploie couramment en deux sens extrêmement différents l ’un de l ’autre. Soit pour dési­gner cette qualité, par laquelle deux idées sont liées entre elles dans l ’imagination, et l ’une introduit naturellement' l ’autre de la manière expliquée ci-dessus ; soit pour dési­gner cette circonstance particulière, pour laquelle nous jugeons bon de comparer deux idées, même quand celles-ci sont unies arbitrairement dans l ’imagination. Dans le langage courant, c ’est toujours dans le premier sens que nous employons le mot relation : et c’est seulement en philosophie que nous l ’étendons jusqu’à désigner tout sujet particulier de comparaison, indépendamment d’un principe de connexion. Ainsi, la distance, accorderont les

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 79

philosophes, est'une véritable relation, parce que nous en acquérons une idée en comparant des objets ; mais, de manière courante, nous disons que rien ne peut être plus dis­tant que telles et telles choses, rien ne peut avoir moins de relation : comme s’il y avait incompatibilité entre dis­tance et relation.

Peut-être estimera-t-on que c’est une tâche infinie que d’énumérer toutes lés qualités qui permettent d’établir une comparaison entre des objets et qui produisent les idées de relation philosophique. Mais si nous les considé­rons attentivement, nous trouverons qu’on, peut les com­prendre sous sept chefs principaux qu’on peut considérer comme les sources de toute relation philosophique.

I . Le premier est la ressemblance : c’est une relation sans laquelle aucune relation philosophique ne peut exister, car des objets ne se laisseront comparer que s’ils ont quelque degré de ressemblance. Mais bien que la ressem­blance soit nécessaire à toute relation philosophique, il ne s’ensuit pas qu’elle produise toujours une connexion ou association d’idées. Quand une qualité devient très géné­rale et qu’elle est commune à une grande quantité d’indi­vidus, elle ne conduit directement l ’esprit à aucun d’eux ; mais, parce qu’elle présente d’un coup un trop grand choix, elle empêche justement l ’imagination de se fixer sur aucun objet en particulier.

2. 'L'identité, peut-on estimer, est une seconde espèce de relation. Cette relation, je la considère ici en tant qu’elle s’applique en son sens le plus strict à des objets constants et immuables, sans examiner la nature et le fondement de l ’identité personnelle qui trouvera sa place par la suite. De toutes les relations, celle d’identité est la plus univer­selle, car elle est commune à tout être dont l ’existence a quelque durée.

3. Après l ’identité, les relations les plus universelles et les plus compréhensives sont celles d ’espace et de temps, qui sont les sources d’un nombre infini de comparaisons,

Page 16: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

8o l ’en t e n d e m e n t

telles que distant, contigu, au-dessus, au-dessous, avant, après, etc.

4. Tous les objets, qui admettent le nombre ou la quan­tité, peuvent être comparés sur ce point, qui est une autre source, très fertile, de relations.

5. Quand deux objets quelconques possèdent en commun la même qualité, les degrés, selon lesquels ils la possèdent, forment une cinquième espèce de relation. Ainsi, de deux objets qui sont lourds tous les deux, l ’un peut être d’un poids plus grand ou moindre que l ’autre. Deux couleurs, qui sont de même espèce, peuvent pourtant, avoir des nuances différentes et, sous ce rapport, elles admettent la comparaison.

6. La relation de contrariété peut à première vue être regardée comme une exception à la règle qu'aucune rela­tion d'aucune espèce ne peut exister sans quelque degré de ressemblance. Mais considérons qu’il n’y a pas d’autre couple d’idées contraires en soi, que celui des idées d’exis­tence et de non-existence qui sont manifestement sem­blables, car elles impliquent toutes deux l’idée d’objet : toutefois la seconde exclut l’objet de tous les temps et de tous les lieux, où, admet-on, il n’existe pas.

7. Les autres objets,.comme le feu et l ’eau, le chaud et le froid, se découvrent seulement contraires par l ’expérience et par la contrariété de leurs causes et de leurs effets', cette relation de cause à effet est une septième relation philosophique, aussi bien qu’une relation naturelle. La ressemblance impliquée dans cette relation sera expli­quée par la suite.

On pourrait naturellement s’attendre à ce que je joigne la différence aux autres relations ; mais je la considère plutôt comme la négation d’une relation que comme quelque chose de réel ou de positif. Il y a deux genres de différence, scloj qu’on l ’oppose à l'identité ou à la ressemblance. La première s’appelle différence de nombre-, la seconde différence de genre.

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 81

S e c t i o n VI

M o d es e t su b sta n ces

Je demanderais volontiers aux philosophes, qui fondent tant de leurs raisonnements sur la distinction entre substance et accident et imaginent que nous avons de l ’une et de l ’autre des idées claires, si l ’idée de substance est tirée des impressions de sensation ou des impressions de réflexion? Si elle nous est transmise par nos sens, je demande par lequel et de quelle manière ? Si elle est perçue par les yeux, ce doit être une couleur ; par les oreilles, un son ; par le palais, une saveur ; et de même pour les autres sens. Mais, je le crois, personne n’affirmera que la substance est une couleur, un son ou une saveur. L ’idée de substance doit donc être tirée d’une impression de réflexion, si elle existe réellement. Mais les impressions de réflexion se résolvent en passions et en émotions ; aucune de celles-ci ne peut certes représenter une substance. Nous n’avons donc aucune idée de substance distincte de celle d’une collection de qualités particulières, nous n’envisageons rien d’autre quand nous en parlons ou quand nous rai­sonnons à son sujet.

L ’idée d’une substance aussi bien que celle d’un moden’est rien qu’une collection d’idées simples unies par l’imagination, auxquelles on a donné un nom particulier qui nous permet de rappeler cette collection soit à nous- mêmes, soit aux autres. Mais la différence entre ces idées consiste en cè que les qualités particulières qui forment une substance, sont couramment rapportées à un quelque chose d’inconnu, auquel, admet-on, elles sont inhé­rentes ; ou, si l’on concède que cette fiction n’a pas à intervenir, on admet du moins que ces qualités sont étroitement et indissolublement unies par les relations de contiguité et de causalité. Ce qui admet cette conséquence : toute nouvelle qualité simple qui, découvrons-nous, a la même connexion avec les autres, nous la comprenons

Page 17: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

L ENTENDEMENT

aussitôt dans leur groupe, même si elle n ’entrait pas dans notre première conception de la substance. Ainsi notre idée de l’or peut être en premier couleur jaune, poids, ma.léabilité et fusibilité ; mais quand nous découvrons sa solubilité dans l’eau régale, nous joignons cette qualité aux autres et admettons qu’elle appartient à la substance tout autant que si son idée avait été dès le début une partie de l’idée composée. Le principe d’union est considéré comme la pièce capitale de l’idée complexe, aussi intro­duit-il toute qualité qui se présente par la suite et il la comprend au même titre que les autres qui se sont pré­sentées au début.

Qu’un principe de ce genre ne puisse intervenir dans les modes, c’est ce qui apparaît avec évidence si l ’on con­sidère leur nature. Les idées simples, dont on forme les modes, ou bien représentent des qualités qui ne sont unies ni par contiguité ni par causalité, maiis qui sont dispersées dans différents sujets ; ou bien Ai les qualités sont toutes réunies, le principe unissant n’est pas consi­déré comme le fondement de l ’idée complexe. L ’idée d ’une danse est un exemple du premier genre de modes ; l ’idée de beauté, un exemple du second. La raison est évidente, pour laquelle de telles idées complexes ne peuvent recevoir aucune idée nouvelle, sans changer le nom qui distingue le mode.

Les idées abstraites

S e c t i o n VII

Une question très importante a été soulevée au sujet des idées abstraites ou générales : quand Tesprit les conçoit, sont-elles générales ou particulières. Un grand philosophe 1 a discuté l ’opinion reçue sur ce point et il a affirmé que toutes les idées générales ne sont rien que des idées par­ticulières jointes à un certain terme qui leur donne une

i . Dr B e r k e l e y , (H). Principlcs uf human knowledge, Introduction!

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 83

1 niion plus étendue et qui leur fait rappeler à l ’occa- fp n d’autres idées singulières semblables. Comme c’est là, à mon nvis, l ’une des plus grandes et des plus estimables lii1' ouvertes qui aient été faites récemment dans la répu­blique des letties, j ’essaierai ici de la confirmer par quelques nir.umcnts qui, je l ’espère, la mettront complètement lims de doute et de discussion.

Il est évident que, lorsque nous formons la plupart de nos idées générales, sinon toutes, nous faisons abstraction île tout degré particulier de quantité et de qualité et qu’un objet ne cesse pas d’appartenir à une espèce particulière en raison de toute légère altération de son étendue, de sa durée et de ses autres propriétés. On peut donc penser qu’il y a ici un dilemme évident décisif au sujet de la nature des idées abstraites qui ont fourni aux philosophes tant de spéculations. L ’idée abstraite d’homme repré­sente des hommes de toutes les tailles et d e ’ toutes les qualités -, ce que, remarque-t-on, elle ne peut faire qu’en représentant d’un coup toutes les tailles et toutes les qua­lités possibles, ou en n’en représentant particulièrement aucune. Or comme il est absurde, juge-t-on, de défendre la première proposition, car elle implique que l ’esprit a une capacité infinie, on a couramment conclu en faveur de la seconde ; nos idées abstraites, a-t-on admis, ne repré­sentent aucun degré particulier de quantité ni de qualité. Mais je vais tenter de faire apparaître l ’erreur de cette conclusion, premièrement, en prouvant qu’il est absolu­ment impossible de concevoir une quantité ou une qualité quelconque, sans former une notion précise de ses degrés ; et deuxièmement, en montrant que, bien que la capacité de l ’esprit ne soit pas infinie, nous pouvons pourtant former d’un coup une notion de tous les degrés possibles de quantité et de qualité de telle manière du moins que, malgré son imperfection, elle puisse pourtant servir à toutes les fins de la réflexion et de la conservation.

A commencer par la première proposition, l ’esprit ne peut former aucune notion de quantité ni de qualité sans former une notion précise de leurs degrés, nous pouvons la

Page 18: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

§4 l ’en t en d e m e n t

prouver par les trois arguments suivants. Premièrement nous avons remarqué que tous les objets, qui sont diffé­rents, sont discernables et que tous les objets discernables sont séparables par la pensée et l ’imagination. Nous pou­vons ajouter ici que ces propositions sont également vraies à l ’inverse, tous les objets qui sont séparables sont aussi discernables et tous les objets qui sont discernables sont aussi différents. Car comment se pourrait-il quê nous puissions séparer ce qui n ’est pas discernable, ou distinguer ce qui n’est pas différent ? Afin donc de savoir si l ’abstrac­tion implique une séparation, nous n’avons qu’à la con­sidérer dans cette vue et à examiner si toutes'les circons­tances dont nous faisons abstraction dans nos idées géné­rales sont telles qu’elles soient discernables et diffé­rentes de celles que nous retenons comme parties essen­tielles de ces idé s. Mais il est évident à première vue que la longueur précise d’une ligne n’est pas différente, et qu’elle ne peut se distinguer de la ligne elle-même ; ni le degré précis d’une qualité de cette qualité. Par suite ces idées ne sont pas plus susceptibles de séparation que de distinction ni de différence. Elles sont par consé­quent unies les unes aux autres dans la conception ; et l ’idée générale de ligne, malgré toutes nos abstractions et tous nos raffinements, a, lorsqu’elle apparaît dans l ’esprit, un degré préfcis de quantité et de qualité : pourtant on peut lui faire représenter d’autres lignes qui ont des degrés différents de qualité et de quantité.

Deuxièmement il faut avouer qu’aucun objet ne peut apparaître aux sens ; ou, en d’autres termes, qu’aucune impression ne peut devenir présente à l ’esprit, sans être déterminée dans ses degrés de quantité et de qualité. La confusion qui enveloppe parfois les impressions, procède seulement de leur faiblesse et de leur instabilité, mais non d’une capacité de l ’esprit de recevoir une impression qui n ’a dans son existence réelle aucun degré particulier ni aucune proportion particulière. C ’est une contradiction dans les termes ; cela implique même la plus • manifeste

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 85

des contradictions, à savoir qu’il est possible à la fois pour la même chose d’être et de ne pas être.

Or, puisque toutes les idées sont dérivées, des impres­sions et ne sont rien que leurs copies et leurs représenta­tions, tout ce qui est vrai des unes doit être aussi reconnu vrai des autres. Les impressions et les idées diffèrent seulement les unes des autres par leur force et leur viva­cité. La conclusion précédente ne se fonde sur aucun degré particulier de vivacité. Elle ne peut donc être affectée par aucune variation sur ce point. Une idée est une impres­sion plus faible ; et, puisqu’une impression forte doit nécessairement avoir une quantité et une qualité déter­minée, il doit en être de même pour sa copie et sa repré­sentation.

Troisièmement c’est un principe généralement reçu en / philosophie que tout dans la nature est individuel et que j c ’est absurdité complète d’admettre l ’existence réelle d’un triangle dont les angles et les côtés n’ont pas de propor- : tions précises. Si donc c’est absurde en fait et en réalité, / ce doit être absurde aussi en idée ; car rien de ce dont nous pouvons former une idée claire et distincte, n’est absurde ni impossible. Mais former l ’idée d’un objet et former une idée tout simplement, c’est la même chose ; la référence de l ’idée à un objet est en effet une dénomi­nation extrinsèque dont elle ne porte en elle-même ni marque ni caractère. Or, puisqu’il est impossible de former l ’idée d’un objet qui possède quantité et qualité sans toutefois en posséder un degré précis, il s’en suit qu’il est également impossible de former une idée qui ne soit ni limitée ni déterminée sur ces deux points. Des idées abstraites sont donc en elles-mêmes individuelles, bien qu’elles puissent devenir générales par ce qu’elles repré­sentent. L ’image dans l ’esprit est seulement celle d’un Objet particulier, bien que nous l ’employions dans nos raisonnements exactement comme si elle était universelle.

Cet emploi des idées, qui déborde leur nature, procède de ce que nous rassemblons tous leurs degrés possibles de quantité et de qualité d’une manière imparfaite, mais

Page 19: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

86 l ’e n t en d e m e n t

telle qu’elle puisse servir à toutes les fins de la vie, et c’est la seconde proposition que je me propose d’expliquer. Quand nous avons découvert une ressemblance 1 entre plusieurs objets, qui se présentent souvent à nous, nous appliquons le même nom à tous, quelques différences fjue nous puissions remarquer dans leurs degrés de quantité ou de qualité, quelques autres différences qui puissent apparaître entre elles. Une fois que nous avons acquis ce genre de coutume, l ’audition de ce nom éveille l ’idée de l ’un de ces objets et porte l ’imagination à le concevoir dans toutes ses circonstances et ses dimensions particu­lières. Mais, admet-on, le même mot a été fréquemment appliqué à d’autres objets individuels qui, sous de nom­breux rapports, diffèrent de l ’idée qui est immédiatement présente à l ’esprit ; par suite le mot qui ne peut éveiller les idées de tous ces objets individuels, touche seulement Pâme, si l ’on m ’accorde de parler ainsi, et éveille la cou­tume que nous avons acquise à les examiner. Ils ne sont pas réellement, ni effectivement présents à l ’esprit, ils le sont seulement en puissance ; et nous ne les explicitons pas tous distinctement dans l ’imagination, mais nous nous mettons en mesure d’examiner l ’un quelconque d’entre eux, comme nous y invite le dessein ou la nécessité du moment. Le mot fait surgir une idée individuelle et

i . Il est évident que même les diverses idées simples peuvent avoir de la similitude et de la ressemblance les unes aux autres ; et il n’est pas nécessaire que ce point de ressemblance ou cette circonstance soit distincte ou séparable du point par lequel elles différent. Bleu et vert sont dès idées simples différentes, mais elles se ressemblent plus que bleuet écarlate ; pourtant leur parfaite simplicité exclut toute possi­bilité de séparation ou de distinction. C’est le même cas pour les sons, particuliers, les saveurs et les odeurs. Ceux-ci soutiennent d’innom - brables ressemblances quand 011 compare leurs aspects d ’ensemble, sans qu’ils aient en commun une circonstance identique. Nous pou­vons en acquérir la certitude à seulement considérer l ’expression abs­traite elle-même d9idée simple. Elle comprend sous elle toutes les idées simples. Celles-ci se ressemblent par leur simplicité. E t pourtant, en raison de leur nature qui exclut toute composition, cette circonstance qui fait leur ressemblance n ’est ni discernable ni séparable du reste. Le cas est le même pour tous les degrés d’une qualité. Ils se ressem­blent tous et pourtant, dans chaque cas individuel, la qualité ne se sépare pas de son degré. [H., note ajoutée dans F appendice).

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 87

• pujointement une certaine coutume 1 ; cette coutume produit toute autre idée individuelle qui peut nous être utile. Mais, comme la production de toutes les idées, iiuxquelles le nom peut s’appliquer, est impossible dans la plupart des cas, nous abrégeons ce travail en limitant notre examen ; et, trouvons-nous, peu d’inconvénients résultent pour notre raisonnement de cet abrégement.

Car c’est l’une des plus extraordinaires circonstances, il ans le cas présent, qu’une fois que l’esprit a produit une idée individuelle, sur laquelle nous raisonnons, la coutume conjointe, éveil'ée par le mot abstrait ou généra1, suggère promptement une autre idée individuelle, s’il se trouve que nous formions un raisonnement qui ne s’accorde pas avec celle-ci. Ainsi, si nous mentionnons le mot triangle et formons l’idée d’un triangle équilatéral particulier pour lui correspondre et qu’ensuite nous affirmions que les trois angles d’un triangle sont égaux entre eux, les autres idées individuelles de triangles scalènes et de triangles isocè’es, que nous négligions d’abord, s’assemblent aussi­tôt en nous et nous font voir la fausseté de cette propo­sition, en dépit de sa vérité à l’égard de l’idée que nous avions d’abord formée. Si l’esprit ne suggère pas toujours

i . Dans son chapitre sur l ’association des idées, Ent. hum., liv . II ch. X X X III , L o c k e notait l ’importance de la coutume pour l ’asso­ciation des idées : « Cette forte combinaison d ’idées qui ne s’allient pas naturellement, l’esprit la réalise en lui, soit volontairement, soit par hasard ; t^lle est l ’origine des grandes différences qu’elle présente chez les différents hommes selon la différence de leurs inclinations, de leur éducation, de leurs intérêts, etc. La coutume établit dans l'entendement, des habitudes de penser, aussi bien que, dans la volon­té, des habitudes de se déterminer ou, dans le corps, des habitudes <l<‘. se mouvoir », op. cit. § 6. Des remarques s ’imposent ici, quand on eompare les textes de Locke et de Hume ; celui-ci emprunte bien à Locke l ’expression d’association d’idées pour l ’ établir en tête de la Heclion iv, cf. p. 75 ; mais il y joint déjà le terme conjonction et, dans If’ cours du Traité, il emploiera de préférence l ’expression relation d ’idées ; qui nous parait aujourd’hui plus souple et qui, semble-t-il, IVs! effectivement sous la plume de Hume. Celui-ci d ’autre part irj. Mc complètement l ’idée que de telles relations s’établiraient par ha ;ird, cf début de la sect. iv , p. 75. Il pense aussi que la volonté il*Intervient ici qu’obliquement et que les relations s’établissent spon­tanément. Cf. plus loin, liv. I, part. III, sect. x n , p. 214. Enfin Locke ne fait que mentionner l ’importance du rôle de la. custom alors que lltim c l’analysera en détail.

Page 20: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

ces idées en temps voulu, c’est une conséquence de quelque imperfection de ses facultés ; et de semblables imperfections sont souvent causes d’erreurs de raisonne­ment et de sophismes. Mais cela se produit surtout pour les idées abstruses et comp exes. Dans les autres cas, la coutume est p'us comp ète et il est rare que nous tombions dans de pareilles erreurs.'

Oui, si comp’ète est la coutume que la même idée exactement peut être liée à plusieurs mots différents et emp’oyée en des raisonnements différents sans crainte de méprise. Ainsi l’idée d’un triangle équi’atéra’ haut d’un pouce peut nous servir à parler d’une figure, d’une figure recti igne, d’une figure régulière, d’un triangle et d’un triang'e équilatéral. Donc, dans cet exemp e, tous ces termes s’accompagnent de la même idée ; mais, comme on a l’habitude de les employer avec plus ou moins d’étendue, ils éveillent leurs habitudes propres et, par là, ils mettent l’esprit en état de veiller à ce que ne soit formée aucune conclusion contraire aux idées ordinairement comprises sans eux.

Avant que ces habitudes ne soient devenues entière­ment parfaites, l’esprit peut sans doute ne pas se contenter de former l’idée d’un seul objet individuel, et il peut passer sur plusieurs idées pour se faire comprendre sa propre intention et l ’étendue de la collection qu’il veut exprimer par le terme général. Pour fixer le sens du mot figure, nous pouvons rouler dans notre esprit les idées de cercles, carrés, parallélogrammes, triangles de différentes tailles et proportions et ne pas nous fixer sur une seule image ou idée. Quoi qu’il en soit, il est certain que nous formons l ’idée d’êtres individuels chaque fois que nous employons un terme général ; que, rarement ou jamais, nous ne pou­vons épuiser ces êtres individuels ; et que ceux qui restent sont seulement représentés par cette habitude, qui nous permet de les rappeler, chaque fois que l ’exigent les cir­constances du moment. Telle est donc la nature de nos idées abstraites et de nos termes généraux ; et c’est de cette manière que nous expliquons le paradoxe précédent,.

LES IDÉES, LEUR ORIGINE 89

que des idées sont particulières par leur nature et générales par ce qu'elles représentent. Une idée particulière devient générale quand on l ’unit à un terme général ; c’est-à-dire, à un terme’qui, par conjonction habituelle, a rapport à de nombreuses autres idées particulières et les rappelle promptement dans l ’imagination.

La seule difficulté qui puisse rester sur ce sujet doit se trouver à l ’endroit de cette coutume qui rappelle aussi promptement toute idée particulière dont nous pouvons avoir besoin et qu’éveille tout mot ou son auquel nous l ’unissons couramment. A mon avis, la méthode la plus convenable pour donner une explication satisfaisante de cet acte de l ’esprit, c’est de produire d’autres exe pies qui lui sont analogues et d’autres principes qui facilitent son opération. Expliquer les causes dernières de nos actions mentales, c’est impossible. Il suffit que nous en puissions donner une explication suffisante d’après l ’expé­rience et par analogie.

Premièrement donc, je remarque que lorsque nous énonçons un nombre élevé, par exemple mille, l ’esprit n’en a généralement pas une idée adéquate, il a seulement le pouvoir de produire cette idée par l ’idée ; déquate qu’il a du système décimal où le nombre est compris. Cette imperfection de nos idées n’est pourtant jamais sentie dans nos raisonnements ; c’est là, semble-t-il, un cas analogue au cas présent des idées universelles.

Deuxièmement, nous avons plusieurs exemples d’habi­tudes qu’un seul mot peut réveiller ; ainsi quand une per­sonne possède par routine certaines périodes d’un dis­cours ou un certain nombre de vers, elle retrouvera le souvenir de l ’ensemble, qu’elle ne parvient pas à se rap­peler, par le seul mot ou la seule expression du début.

Troisièmement, quiconque examine l ’état de son esprit quand il raisonne, sera, je pense, d’accord avec moi sur ce que nous ne joignons pas des idées complètes et dis-1 inctes à chaque terme que nous employons ; quand nous parlons de gouvernement, à?église, de négociation, de con­quête, nous explicitons rarement dans nos esprits toutes

Page 21: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

9 0 l ’e n t en d e m e n t

les idées simples dont se composent ces idées complexes. On peut pourtant remarquer que, malgré cette imperfec­tion, nous pouvons éviter d’énoncer des absurdités sur ces sujets et nous pouvons percevoir toute contradiction entre les idées aussi bien que si nous en avions une pleine compréhension. Ainsi, si au lieu de dire que, dans la guerre, les plus faibles ont toujours recours aux négociations, nous disions qu'ils ont toujours recours aux conquêtes, la cou­tume , que nous avons acquise, d’accorder aux idées cer­taines relations, accompagne toujours les mots et nous fait immédiatement percevoir l ’absurdité de cette propo­sition ; de la même manière qu’une idée particulière peut nous servir à raisonner au sujet d’autres idées, quelque différence qu’il y ait entre elles.

Quatrièmement, puisque les idées individuelles sont groupées et mises sous un terme général par égard à cette ressemblance qu’elles soutiennent entre elles, cette ressem­blance doit faciliter leur apparition dans l ’imagination, et faire qu’elles soient plus aisément suggérées à l ’occasion. Et, certes, si nous examinons la marche habituelle de la pensée, soit dans la réflexion, soit dans la conversation, nous trouverons de grandes raisons de nous satisfaire sur ce point. Rien n’est plus admirable que la rapidité avec laquelle l ’imagination suggère ses idées et les présente à l ’instant même où elles deviennent nécessaires ou utiles. La fantaisie court d’un bout de l ’univers à l ’autre pour rassembler les idées qui appartiennent à un sujet. On croirait que tout le monde intellectuel des idées a été d’un coup soumis à notre vue et que nous n’avons fait qu’ex­traire celles qui étaient les plus propres à notre dessein.Il n’y a pourtant pas d’autres idées présentes que celles que rassemble ainsi une sorte de faculté magique de l ’âme ; bien qu’elle soit toujours très parfaite chez les plus grands génies et qu’elle soit proprement ce qu’on appelle le génie, cette faculté reste pourtant inexplicable malgré les efforts extrêmes de l ’entendement humain.

Peut-être ces quatre réflexions pourront-elles servir à écarter toutes les difficultés de l ’hypothèse que j ’ai proposée

LES IDÉES, LEUR ORIGINE

au sujet des idées abstraites, en opposition à celle qui a jusqu’ici prévalu en philosophie. Mais, à dire vrai, je mets surtout ma confiance dans ce que j’ai déjà prouvé sur l’impossibilité des idées générales d’après la méthode employée généralement pour les expliquer. Nous devons certainement chercher sur ce point un nouveau système et manifestement il n ’y en a pas d’autre que celui que j’ai proposé. Si les idées sont particulières par leur nature, et si, en même temps, elles sont en nombre fini, c’est seule­ment par l ’habitude qu’elles peuvent devenir générales dans ce qu’elles représentent et qu’elles ont en dessous d’elles un nombre infini d’autres idées.

Avant de quitter ce sujet, j ’userai des mêmes principes pour expliquer cette distinction de raison dont on parle tant et qu’on comprend si peu dans les écoles. De ce genre est la distinction entre la figure et le corps figuré ; celle entre le mouvement et le mobile. La difficulté d’ex­pliquer cette distinction naît du principe expliqué ci- dessus, que toutes les idées différentes sont séparables. Car il en résulte que, si la figure est différente du corps, leurs idées doivent être séparables aussi bien que discernables ; si elles ne sont pas différentes, leurs idées ne peuvent être ni séparables ni discernables. Qu’entend-on alors par distinction de raison, puisque celle-ci n’implique ni diffé­rence ni séparation?

Pour écarter cette difficulté, nous devons recourir à la précédente explication des idées abstraites. Il est certain que l ’esprit n’aurait jamais songé à distinguer la figure du corps figuré— car, en réalité, ils ne sont ni discernables, ni différents, ni séparables, — s’il n’avait observé que, même dans cette simplicité, peuvent être contenues de nombreuses ressemblances et relations diverses. Ainsi, qnand on nous présente un globe de marbre blanc, nous recevons uniquement l ’impression de couleur blanche distribuée dans une certaine forme et nous sommes inca­pables de séparer et de distinguer la couleur de la forme. Mais si nous observons ensuite un globe de marbre noir ci un cube de marbre blanc et les comparons à notre pre-

Page 22: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

w -

mier objet, nous trouvons deux ressemblances séparées dans ce qui tout d’abord paraissait, et est réellement, par­faitement inséparable. Une fois que nous avons pris, dans ce genre, un peu plus de pratique, nous commençons à distinguer la figure de la couleur par une distinction de raison ; c’est-à-dire, nous considérons ensemble la figure et la couleur, puisqu’en fait elles sont confondues et indiscernables ; mais nous les voyons toujours sous diffé­rents aspects, selon les ressemblances qu’elles peuvent admettre. Quand nous voulons considérer uniquement la figure du globe de marbre blanc, nous formons en réalité une idée commune de la figure et de la couleur, mais, sans nous l ’avouer, nous portons notre regard sur sa ressem­blance au globe de marbre noir ; et, de même manière, quand nous voulons considérer uniquement sa couleur, nous tournons notre regard vers sa ressemblance au cube de marbre blanc. Par ce moyen nous accompagnons nos idées d’une sorte de réflexion dont l ’accoutumance nous enlève presque entièrement le sentiment. Une personne qui désire que nous considérions la figure d’un globe de marbre blanc sans penser à sa couleur, désire une impossi­bilité ; mais son intention est que nous considérions ensemble couleur et figure, mais que nous conservions toujours sous, notre vue la ressemblance au globe de marbre noir, ou à tout autre globe d ’une couleur ou d ’une matière quelconques.

9 2 l ’e n t e n d e m e n t

DEUXIEM E PARTIE

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS

Tout ce qui a un air de parsdoxe et qui est contraire aux premières et aux moins prévenues des opinions humaines, est souvent accepté avidement par les philo­sophes, car c’est montrer la supériorité de leur science capable de découvrir des opinions aussi éloignées des conceptions courantes. D ’autre part toute opinion qui, lorsqu’on nous la propose, engendre la surprise et l ’admi­ration, procure une telle satisfaction à l ’esprit que celui- ci se complaît dans ces émotions agréables et ne se laissera jamais convaincre que son plaisir n’est absolument pas fondé. Ces dispositions des philosophes et de leurs dis­ciples engendrent entre eux une complaisance mutuelle : les premiers fournissent en abondance des opinions étranges et inexplicables et les seconds les croient aussi volontiers. De cette complaisance mutuelle, je ne peux donner un exemple plus évident que la doctrine de la divisibilité à l’inëni ; c’est par son examen que je vais aborder ce sujet de l ’espace et du temps.

C ’est une opinion universellement reçue que l ’esprit est de capacité limitée et qu’il ne peut jamais parvenir à une pleine et adéquate conception de l ’infini : et même si ce n’était pas admis, ce serait suffisamment évident par ( observation et par l ’expérience la plus claire. Il est égale- mei * évident que tout ce qu’on peut diviser à l ’infini doit

S e c t i o n I ,

La divisibilité à l ’infini de nos idées d’espace et de temps

Page 23: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

94 l ’e n t e n d e m e n t

se composer d’un nombre infini de parties et qu’on ne peut limiter le nombre des parties, sans limiter en même temps la division. A peine faut-il raisonner pour en con­clure que l ’idée, que nous formons d’une qualité finie, n’est pas infiniment divisible, et que, par des distinctions et des séparations convenables, nous pouvons ramener cette idée à des idées inférieures qui seront parfaitement simples et indivisibles. En rejetant que l ’esprit ait une capacité infinie, nous admettons qu’on peut trouver un terme à la division de ses idées ; et l ’on ne peut découvrir un moyen d’échapper à l ’évidence de cette conclusion.

Il est donc certain que l ’imagination atteint un minimum, et qu’elle peut se proposer une idée dont elle.ne peut concevoir aucune subdivision et qu’on ne peut diminuer sans l ’anéantir complètement. Quand vous me parlez de la millième et de la dix-millième partie d’un grain de sable, j’ai une idée distincte de ces nombres et de leurs différentes relations ; mais les images que je forme dans mon esprit pour représenter les choses elles-mêmes, ne diffèrent en rien l ’une de l ’autre et elles ne sont pas infé­rieures à l ’image par laquelle je représente le grain de sable lui-même, qui, admet-on, les surpasse aussi large­ment. Ce qui est composé de parties peut se' diviser en ces parties, et ce qui est divisible est séparable. Mais, quoi que nous puissions imaginer de la chose elle-même, l ’idée d’un grain de sable n’est ni divisible ni séparable en vingt, encore moins en mille, en dix mille, ou en un nombre infini d’idées différentes.

Le cas est le même pour les impressions des sens que pour les idées de l ’imagination. Faites une tache d’encre, sur du papier, fixez votre regard sur cette tache, et éloi- gnez-vous à une distance telle qu’enfin vous la pardiez de vue ; il est clair qu’au moment qui a précédé son évanouissement, l ’image, ou l ’impression, était parfaite­ment indivisible. Ce n’est pas par manque de rayons lumi­neux qui frappent nos yeux que les petites parties des corps éloignés ne produisent pas d’irrpression sensible ; c’est parce qu’elles sont reculées au delà de cette distance

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 95

à laquelle leurs impressions étaient réduites à un mini­mum et n’étaient plus susceptibles d’une nouvelle dimi­nution. Un microscope ou un télescope, qui les rend visibles, ne produit pas de nouveaux rayons lumineux, il étale seulement ceux qui en ont toujours émané ; et, par ce moyen, il donne des parties aux impressions qui appa­raissent simples et sans, composition à l ’œil nu, en même temps qu’il parvient à un mi?iimum auparavant imper­ceptible.

D ’où nous pouvons découvrir l ’erreur de l ’opinion cou­rante que la capacité de l ’esprit est limitée dans les deux sens et que l ’imagination ne peut former une idée adéquate de ce qui dépasse un certain degré de petitesse aussi bien que de grandeur. Rien ne peut être plus petit que cer­taines idées que nous formons dans l ’imagination, ni que certaines images qui apparaissent aux sens ; puisque ce sont des idées et des images parfaitement simples et indi­visibles. Le seul défaut de nos sens, c’est de nous donner des images disproportionnées des choses, et de nous repré­senter comme petit et sans composition ce qui est réelle­ment grand et composé d’un grand nombre de parties. Cette erreur, noüs n’en avons pas conscience ; mais, comme nous considérons comme égales ou à peu près égales à leurs objets les impressions de ces petits objets qui apparaissent aux sens, et que, par le raisonnement, nous trouvons qu’il y a d’autres objets beaucoup plus petits, nous concluons trop précipitamment que ceux-ci sont inférieurs à toute idée de notre imagination ou à toute impression de nos sens. Il est pourtant certain que nous pouvons former des idées qui ne seront pas plus grandes que le plus petit atome des espMts animaux d’un insecte mille fois plus petit qu’une mite : et nous devons plutôt conclure que la difficulté se trouve dans l ’élargisse­ment de nos conceptions au degré voulu pour former une juste notion d’une mite, ou même d’un insecte mille fois plus petit qu’une mite. Car, pour fermer une juste notion ilf ces animaux, nous devons avoir une idée distincte qui

présente chacune de scs parties ; ce qui est complète-

Page 24: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

96 l ’en t e n d e m e n t

ment impossible d’après le système de la divisibilité à l ’infini et extrêmement d fficile d’après le système des parties indivisibles ou atomes, en raison du grand nombre et de la multiplicité de ces parties.

S e c t i o n I I

La divisibilité à l ’infini de l ’espacé et du temps

Toutes les fois que des idées sont des représentations adéquates des objets, les relations, les contradictions et les accords entre les idées peuvent tous s’appliquer aux objets ; telle est, pouvons-nous observer en général, la base de toute connaissance humaine. Or nos idées sont des représentations adéquates des plus petites parties de l ’étendue ; et par quelques divisions et subdivisions que, supposons-nous, nous puissions parvenir jusqu’à ces parties, celles-ci ne peuvent jamais devenir inférieures à certaines idées que nous formons. La conséquence mani­feste est que tout ce qui paraît impossible et contra­dictoire quand on compare ces idées, doit être en réalité impossible et contradictoire, sans qu’il y ait de récusation ni d’évasion possible.

Toute chose susceptible de division à l ’infini contient un nombre infini de parties ; sinon la division serait arrêtée net aux parties indivisibles où nous arriverions bientôt. Si donc une étendue finie est infiniment divi­sible, il ne peut y avoir de contradiction à admettre qu’une étendue finie contienne un nombre infini de parties ; et vice versa s’il est contradictoire d’admettre qu’une étendue finie contienne un nombre infini de parties, aucune étendue finie ne peut être infiniment divisible. Mais que cette dernière hypothèse soit absurde, je m’en convainc aisé­ment à considérer mes idées claires. Je prends d’abord la plus petite idée que je puisse former d’une partie de l ’éten­due, et certain qu’il n ’y a rien de plus petit que cette idée, je conclus que tout ce que je découvre par son moyen

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 97

doit être une qualité réelle de l ’étendue. Je répète alors cette idée une fois, deux fois, trois fois, etc., et trouve que l ’idée composée d’étendue, qui naît de sa répétition, s’accroît toujours et devient double, triple, quadruple, etc., jusqu’à se dilater enfin en une masse considérable, plus grande ou plus petite, dans la mesure où je répète plus ou moins la même idée. Quand j’arrête d’additionner des parties, l ’idée d’étendue cesse d’augmenter ; et je vois clairement que si je continuais l ’addition à l ’infini, l ’idée d’étendue devrait aussi devenir infinie. En somme je conclus que l ’idée d’un nombre infini de parties est iden­tiquement la même que l ’idée d’une étendue infinie ; qu’aucune étendue finie n ’est susceptible de contenir un nombre infini de parties ; et, par suite, qu’aucune étendue finie n’est infiniment divisible 1.

Je peux ajouter un autre argument proposé par un auteur connu 2, et qui me semble très fort et très beau.

1. On m’ a objecté que l ’infinie divisibilité suppose seulement un nombre infini de parties proportionnelles et non de parties aliquotes et qu’un nombre infini de parties proportionnelles ne forme pas une étendue. Mais c’est une distinction complètement frivole. Que l ’on appelle ces parties aliquotes ou proportionnelles, elles ne peuvent être inférieures aux petites parties que nous concevons ; et, par suite, leur conjonction ne peut constituer une étendue moindre (H).

2. M . M a l é z e e u (H ). Eléments de géométrie de Monseigneur le duc de Bourgogne. I X eme livre : Réflexions sur les incommensurables. pp. 147-150 de l’ édition de 1722.' Malézieu y oppose les deux hès :s con­tradictoires : il n’y a pas d’indivisibles, pas de points mathémaiiqùes qui sont impossibles ; mais si le point est impossible', comment est possible la rencontre de deux lignes ; s’il n’y a pas d’unités, comment les nombres existeraient-ils ? « D ’ailleurs quand je considère atten ­tivement l ’existence des êtres, je comprends très clairement que l’exis­tence appartient aux unités et non pas aux nombres. Je m ’explique.

Vingt hommes n ’existent que parce que chaque homme existe ; le nombre n ’est qu’une dénomination extérieure, ou pour mieux dire une répétition d’unités auxquelles seules appartient l’existence ; il ne sau rait jamais y avoir de nombres, s ’il y a des unités ; il ne saurait jamais y avoir vingt hommes, s’il n’y a un homme ; cela bien conçu, je vous demande ce pied cubique de matière, est-ce une seule substance, ou plusieurs ? Vous ne pouvez pas dire que ce soit une seule substance, car vous ne pourriez pas seulement la diviser en deux ; si vous dites qu’il y en a plusieurs, puisqu’il y en a plusieurs, ce nombre quel qu’il soit est composé d’unités, s’il y a plusieurs substances existantes, il faut qu’il y en ait Une et cette une ne peut en être deux ; donc la matière est composée de substances indivisibles », p. 149.

ÜUME

Page 25: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

98 l ’en t e n d e m e n t

Il est évident que l ’existence en soi appartient seulement à l ’unité et qu’on ne peut jamais l ’attribuer au nombre qu’en raison des unités dont le nombre est formé. On peut dire que vingt hommes existent ; mais seulement parce qu’un, deux, trois, quatre hommes, etc., existent ; et si vous niez l ’existence des seconds, celle des premiers dis­paraît naturellement. C ’est donc une absurdité complète que d’admettre l ’existence d’un nombre et pourtant de nier l ’existence des unités ; et comme l ’étendue est tou­jours un nombre au sentiment commun des métaphysi­ciens, et qu’elle ne se résout jamais en une unité, en une quantité indivisible, il en résulte que jamais l ’étendue ne peut aucunement exister. 11 est vain de répondre qu’une quantité déterminée d’étendue est une unité, mais telle qu’elle admet un nombre infini de fractions et qu’on ne peut en épuiser les subdivisions. Car d’après cette même règle, les vingt hommes peuvent être considérés comme une unité. Le globe terrestre entier, mieux l ’ensemble de l ’uni­vers peuvent être considérés comme des unités. Ce terme d’unité est une dénomination purement artificielle, que l ’esprit peut appliquer à toute quantité d’objets qu’il rassemble : et une pareille unité ne peut pas plus exister isolément que le nombre, puisqu’on réalité elle est vrai­ment un nombre. Mais l ’unité, qui peut exister isolément et dont l ’existence est nécessaire pour celle de tous les nombres, est d’un autre genre ; elle doit être parfaitement indivisible et elle n’est pas susceptible de se résoudre en une unité inférieure.

Tout ce raisonnement peut s’appliquer au temps ; en liaison avec un argument supplémentaire, qu’il peut con­venir de noter. C ’est une propriété inséparable du temps et qui, en quelque sorte, en constitue l ’essence que ses diverses parties se succèdent les unes aux autres et que deux d’entre elles, malgré leur contiguïté, ne peuvent jamais coexister. Pour la même raison que l ’année 1737 ne peut coïncider avec l ’année présente 1738, chaque moment doit être distinct des autres moments et il leur est postérieur ou antérieur. Il est donc certain que le

temps, tel qu’il existe, doit se composer de moments indivisibles. Car si, dans le temps, nous ne pouvions jamais parvenir au terme de la division et si chaque moment, en tant qu’il succède à un autre, n’était pas parfaitement simple et indivisible, il y aurait un nombre infini de moments coexistants, ou de parties coexistantes du temps ; on admettra, je pense, que c’est une contra­diction flagrante.

La divisibilité à l ’infini de l ’espace implique celle du temps, comme le montre évidemment la nature du mou­vement. Si donc la première est impossible, la seconde doit l ’être également.

Je ne doute pas que les défenseurs les plus obstinés de la doctrine de la divisibilité à l ’infini accordent aisément que ces arguments soulignent de réelles difficultés et qu’on ne peut leur donner une réponse parfaitement claire et satisfaisante. Mais nous pouvons remarquer ici qu’il n’y a pas de pratique plus absurde que cette habitude de nommer difficulté ce qu’011 propose comme une démons­tration et de tenter d’en éluder la force et l ’évidence. Il n’en est pas des démonstrations comme des probabilités, les difficultés ne peuvent y intervenir, et un argument n’en contrebalance pas un autre et n’en diminue pas l ’auto­rité. Une démonstration, si elle est juste, n ’admet pas de difficulté contraire ; si elle rî’est pas juste, c’est un pur sophisme et par suite elle ne peut jamais soulever de difficultés. Ou bien elle est irrésistible, ou bien elle n’a aucune espèce de force. Donc parler d’objections et de réponses, balancer des arguments dans une question du genre de celle-ci, c’est avouer ou que la raison humains se réduit à ües opérations verbales, ou que la personne elle- même, qui parle ainsi, n ’a pas de capacités à la mesure de ces sujets. On peut comprendre difficilement des démonstrations, en raisen de l ’abstraction de leur sujet ; mais une fois, qu’on les comprend, on ne peut plus y trouver ,de difficultés qui affaibliraient leur autorité.

Il est vrai, les mathématiciens ont l ’habitude de dire qu’il y a, des deux côtés de la question, des arguments

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 99

Page 26: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

100 l ’en t en d e m e n t

également forts et que la doctrine des points indivisibles est également sujette à des objections irréfutables. Avant d’examiner en détail ces arguments et objections, je vais ici les prendre en bloc et tenter de prouver d’un coup par un raisonnement succinct et péremptoire qu’il est com­plètement impossible qu’ils puissent avoir un fondement légitime.

C ’est une maxime établie en philosophie, que tout ce que F esprit conçoit clairement, enferme Vidée d’existence pos­sible ou en d’autres termes, que rien de ce que nous imagi­nons n’est absolument impossible. Nous pouvons former l ’idée d’une montagne d’or et en conclure qu’une telle montagne peut effectivement exister. Nous ne pouvons former aucune idée d’une montagne sans vallée et par suite la regardons comme impossible.

Or il est certain que nous avons une idée d’étendue ; sinon, pourquoi en parlerions-nous et raisonnerions-nous à son sujet? Il est également certain que cette idée, telle que la conçoit l ’imagination, malgré sa divisibilité en parties ou idées inférieures, n ’est pas divisible à l ’infini et qu’elle n ’est pas composée d’un nombre infini de parties : car cela dépasse la compréhension de nos facultés limitées. Voici donc une idée d’étendue qui est composée de par­ties ou d’idées inférieures, qui sont parfaitement indivi­sibles : par conséquent cette idée n’implique pas contra­diction - ; par conséquent l ’étendue peut exister en réalité conformément à cette idée ; et par conséquent tous les arguments employés contre la possibilité de points mathé­matiques sont de pures jongleries scolastiques, indignes de notre attention.

Ces conséquences, nous pouvons les pousser d’un degré plus avant et conclure que toutes les prétendues démons­trations de la divisibilité à l ’infini de l ’étendue sont égale­ment sophistiques ; car il est certain que ces démonstra­tions ne peuvent être justes si l ’on ne prouve pas que les points mathématiques sont impossibles ; et c’est une absurdité manifeste que de le soutenir.

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS XOI ,

• S e c t i o n III

Autres qualités de nos idées d’espace et de temps

Aucune découverte n’aurait pu être plus heureusement laite, pour résoudre toutes les controverses au sujet des idées, que la découverte précédemment indiquée, que les impressions précèdent toujours les idées, et que toute idée, dont est fournie l ’imagination, a fait sa première apparition dans une impression correspondante. Les per­ceptions de ce dernier genre sont toutes si claires et si évidentes, qu’elles n ’admettent aucune discussion ; au contraire beaucoup de nos idées sont si obscures que même l’esprit, qui les forme, est presque impuissant à dire exacte­ment leur nature et leur composition. Appliquons ce principe afin de découvrir plus avant la nature de nos idées d’espace et de temps.

Quand j’ouvre les yeux et que je les tourne vers les objets environnants, je perçois de nombreux corps visibles ; et quand de nouveau je ferme les yeux et considère la dis­tance, qui est entre ces corps, j’acquiers l ’idée d’étendue. Comme toute idée dérive d’une impression qui lui est exactement semblable, les impressions semblables à cette idée d’étendue doivent être soit des impressions dérivées de la vue, soit des impressions internes qui naissent de ces sensations.

Nos impressions internes sont nos passions, nos émo­tions, nos désirs et nos aversions ; on n’affirmera pas, je pense, que l ’une d’elles soit le modèle d’où dérive l ’idée d’espace. Il ne nous reste donc que les sens pour nous apporter l ’impression originale. Or quelle impression nos sens nous apportent-ils ici? Telle est la question prin­cipale, qui décide sans appel de la nature de l ’idée.

La table, qui est devant moi, suffit à elle seule, par la vue que j’en ai, à me donner l’idée d’étendue. Donc cette idée est empruntée à quelque impression qui apparaît

Page 27: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

102 l ’en t e n d e m e n t

aux sens à ce moment et elle la représente. Or mes sens m’apportent seulement les impressions de points colorés, disposés d’une certaine manière. Si les yeux perçoivent quelque chose de plus, je désire qu’on me l ’indique. Mais, si l ’on ne peut montrer rien de plus, nous pouvons con­clure avec certitude que l ’idée d’étendue n’est rien que la copie de ces points colorés et de leur manière d’apparaître.

Admettez que, dans l ’objet étendu, dans ce composé de points étendus d’où nous avons d’abord reçu l ’idée d’éten­due, les points soient de couleur pourpre ; il en résulterait que dans toute répétition de cette idée, non seulement nous placerions dans le même ordre les points les uns par rapport aux autres, mais enco re nous leur attribuerions cette seule couleur' précise à laquelle nous sommes habitués. Mais ensuite, quand nous avons l ’expérience d’autres couleurs, violet, vert, rouge, blanc, noir, et de tous leurs composés diyers et que nous trouvons une ressemblance dans la disposition des points colorés dont elles sont formées, nous négligeons les particularités de couleur, dans la mesure du possible, et découvrons une idée abstraite seulement d’après cette disposition des points, d’après, leur mode d’apparition, par où ils s’accordent. Bien plus, même quand la ressemblance s’étend au delà des objets d’un seul sens et qu’on découvre que les impressions du toucher ressemblent à celles de la vue par la disposition de leurs parties ; cela ne s’oppose pas à ce que l ’idée abstraite les représente les unes et les autres en raison de leur ressemblance. Toutes les idées abstraites ne sont en réalité que des idées particulières, considérées sous un certain jour ; mais, parce qu’on les a jointes à des termes généraux, elles sont capables de représenter une grande diversité et de comprendre des objets qui, s’ils sont sem­blables par certains points, sont, par d’autres, largement différents les uns des autres.

L ’idée de temps, qui est tirée de la succession de nos perceptions de tout genre, idées aussi bien qu’impressions et impressions de réflexion aussi bien qu’impressions de sensation, nous apportera un exemple d’une idée s bstraite

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 103

qui comprend une diversité plus grande que celle de l ’es­pace et pourtant elle est représentée dans la fantaisie par une idée individuelle particulière d’une quantité et d’une qualité déterminées.

De même que nous recevons l ’idée d’espace de la dis­position des objets visibles et tangibles, de même nous formons l ’idée de temps de la succession des idées et des impressions ; et il est impossible que le temps puisse jamais se présenter ou que l ’esprit le perçoive isolément. Un homme profondément endormi, ou puissamment occupé d’une pensée, n’a pas conscience du temps ; et, suivant que ses perceptions se succèdent plus ou moins rapidement, la même durée apparaît plus longue ou plus brève à son imagination. Un grand philosophe 1 a-remar­qué que nos perceptions ont, sur ce point, certaines limites, déterminées par la nature et la constitution origi­nales de l ’esprit, au delà desquelles l ’action des objets extérieurs sur les sens n’est jamais capable d’accélérer ni de ralentir nos pensées. Si vous faites tourner avec rapi­dité un charbon ardent, c’est l ’image d’un cercle de feu qui se présentera aux sens ; et il ne semblera y avoir aucun intervalle de temps entre ses révolutions ; unique­ment parce que nos perceptions ne peuvent se succéder avec la même rapidité que le mouvement peut se communi­quer aux objets extérieurs. Toutes les fois que nous n’avons pas de perceptions successives, nous n’avons pas notion du temps, même si, dans les objets, il y a réellement suc­cession. De ces phénomènes, aussi bien que de beaucoup d’autres, nous pouvons conclure que le temps ne peut se présenter à l ’esprit soit isolément, soit accompagné d’un objet fixe et immuable, mais qu’on le découvre toujours dans une succession perceptible d’objets changeants.

Comme confirmation, nous pouvons ajouter l ’argument suivant qui me semble parfaitement décisif et convaincant. 11 est évident que le temps ou la durée se compose de diffé-

i . M r L o c k e (H). Essay conc. Hum. Und., liv. n , ch. X IV , sect. 7 à i l . ; nous ne percevons ni les mouvements trop lents, ni les mouve­ments trop rapides : l’exemple du mouvement circulaire d’un objet trop rapide pour la succession habituelle de nos idées est au § 8.

Page 28: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

104 l ’e n t e n d e m e n t

rentes parties : sinon nous ne pourrions concevoir.qu’une durée est plus ou moins longue. Il est également,évident, que ces parties ne coexistent pas : car ce caractère de la coexistence des parties appartient à l ’étendue et la dis­tingue de la durée. Or puisque le temps se compose de parties qui ne coexistent pas, un objet immuable, qui ne produit que des impressions coexistantes, n ’en produit aucune qui puisse nous donner l ’idée de t e m p s p a r suite cette idée doit dériver d’une succession d’objets chan­geants et, pour sa première apparition, le temps _ne peut se séparer d’une telle succession.

Puisque donc nous avons découvert que le temps, pour sa première apparition à l ’esprit, est toujours lié à une succession d’objets changeants et qu’autrement il ne peut jamais tomber sous notre connaissance, nous devons maintenant examiner si on peut le concevoir sans concevoir une succession d’objets et s’il peut, à lui seul, former une idée distincte dans l ’imagination.

Afin de savoir si des objets, qui sont unis en impression, sont séparables en idée, nous devons seulement consi­dérer s’ils diffèrent l ’un de l ’autre ; dans l ’affirmative, on peut manifestement les concevoir séparément. Tout ce qui est différent, est discernable et tout ce qui est discer­nable peut se séparer, d’après les principes précédemment expliqués. Si au contraire des objets ne sont pas différents, on ne peut les distinguer ; et si on ne peut les distinguer, on ne peut les séparer. Or c’est précisément le cas pour le temps, si on le compare à la suite de nos perceptions. L ’idée de temps n’est pas dérivée d’une impression par­ticulière mêlée aux autres, et qui en soit clairement dis­cernable ; mais elle naît tout entière de la manière dont les impressions apparaissent à l ’esprit, sans correspondre à l ’une d’entre elles en particulier. Cinq notes jouées sur une flûte nous donnent l ’impression et l ’idée de temps, bien que le temps ne soit pas une sixième impression qui se présente à l ’ouïe ou à un autre sens. Ce n’est pas une sixième impression que l ’esprit trouve en lui-même par réflexion. Ces cinq sons qui apparaissent de cette manière

particulière n’éveillent pas d’émotion dans l ’esprit, ils ne produisent aucune affection d’aucune sorte dont l ’obser­vation pourrait engendrer une nouvelle idée. Car voilà ce qui est nécessaire pour produire une nouvelle idée de réflexion ; l ’esprit ne peut, en repassant mille fois toutes ses idées de sensation, en extraire jamais une nouvelle idée originale, sauf si la nature a façonné ses facultés de telle sorte qu’il sente naître une nouvelle impression origi­nale d’une telle contemplation. Mais ici l ’esprit prend connaissance seulement de la manière dont les différents sons font leur apparition et il peut ensuite la considérer sans considérer ces sons particuliers et il peut l ’unir à d’autres objets quelconques. Il doit nécessairement avoir les idées de certains objets et il ne peut, sans ces idées, jamais arriver à une conception quelconque du temps ; celui-ci, puisqu’il n’est apparemment pas une impression primaire distincte, ne peut manifestement être que les différentes idées, les impressions ou les objets disposés d’une certaine manière, c’est-à-dire se succédant les uns aux autres.

Il y a des gens, je le sais, qui prétendent que l ’idée de durée peut s’appliquer proprement aux objets parfaite­ment immuables ; c’est, je crois, l ’opinion courante des philosophes aussi bien que du vulgaire. Mais, pour être convaincu de sa fausseté, nous n’avons qu’à réfléchir à la conclusion précédente, que l ’idée de durée est toujours dérivée d’une succession d’objets changeants et qu’elle ne peut jamais être amenée à l ’esprit par un objet stable et immuable. Il en résulte en effet inévitablement que, puisque l ’idée de durée ne peut dériver d’un tel objet, on ne peut la lui appliquer avec quelque propriété ou exacti­tude et qu’on ne peut dire que rien d’immuable ait de la durée. Les idées représentent toujours les objets ou impres­sions d’où elles sont dérivées et elles ne peuvent jamais, sans fiction, en représenter d’autres ou s’y référer. Par quelle fiction nous rapportons l ’idée du temps même à ce qui est immuable et admettons, comme on le fait cou­ramment, que la durée mesure le repos aussi bien que

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 105

Page 29: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

ro 6 l ’e n t e n d e m e n t

le mouvement, nous le considérerons par la suite 1.Il y a un autre argument très décisif, qui établit la

présente doctrine sur nos idées d’espace et de temps et qui se fonde uniquement sur ce simple principe que les idées que nous en avons sont composées de parties indivi­sibles. Cet argument mérite sans doute l ’examen.

Puisque toute idée discernable est aussi séparable, prenons une de ces idées simples indivisibles dont l ’idée composée d ’étendue est formée ; et, la séparant de toutes

' les autres et la considérant à part, formons un jugement de sa nature et de ses qualités.

Il est clair que ce n’est pas l ’idée d’étendue : car l ’idée d’étendue est composée de parties ; et l ’idée à découvrir est, par hypothèse, parfaitement simple et indivisible. N ’est-ce donc rien? C ’est absolument impossible. Car, puisque l ’idée composée d’étendue, qui est réelle, est composée de telles idées, si celles-ci étaient autant de néants, une existence réelle pourrait être composée de néants, ce qui est absurde. Ici donc je dois demander quelle est notre idée d’un point simple et indivisible ? Rien d’étonnant si ma réponse paraît assez nouvelle, puisqu’on a rarement pensé jusqu’ici à la question elle-même. Nous discutons habituellement de la nature des points mathéma­tiques, mais rarement de la nature de leurs idées.

L ’idée d’espace est amenée à l ’esprit par deux sens, la vue et le toucher ; rien ne peut jrmais paraître étenduj s’il n’est visible ou tangible. Cette impression composée, qui représente l ’étendue, se compose de plusieurs impres­sions moindres qui sont indivisibles à la vue ou au toucher et peuvent s’appeler impressions d’atomes ou de corpus­cules doués de couleur et de solidité. Mais ce n’est.pas tout. Il n ’est pas seulement requis que ces atomes soient colorés ou tangibles pour qu’ils se découvrent à nos sens ; il est également nécessaire que nous conservions l ’idée de leur couleur ou de leur tangibilité pour, les saisir par notre imagination. Seule l ’idée de leur couleur ou de leur tangi­bilité peut les rendre concevables par l ’esprit. Si l ’on

i . Scct. 5, (H), p. 136.

écarte les idées de ces qualités sensibles, les atomes sont complètement annihilés pour la pensée ou l ’imagination.

Or, telles sont les parties, tel est le tout. Si un point ne peut être considéré comme coloré ou tangible, il ne peut nous apporter aucune idée ; et par suite l ’idée d’étendue, qui se compose des idées de ces points, ne peut sans doute jamais exister : mais si l ’idée d’étendue peut exister réelle­ment, comme nous avons conscience qu’elle existe, ses parties doivent exister également ; et, à cette fin, on doit les considérer comme colorés ou tangibles. Nous n’avons donc d’idée d’espace ou d’étendue que lorsque nous la regardons comme un objet, soit de notre vue, soit de notre toucher.

Le même raisonnement prouvera que les moments indivisibles du temps doivent être remplis par quelque objet réel ou quelque existence effective, dont la succession forme la durée et la rend concevable par l’esprit.

S e c t i o n IV

Réponse aux objections•

Notre système sur l ’espace et le temps se compose de deux parties intimement unies l ’une à l ’autre. La première dépend de la chaîne d’arguments que voici. La capacité de l ’esprit n’est pas infinie, par suite il n’y a pas d’idée d’éten­due, ni de durée, qui se compose d’un nombre infini de parties ou idées inférieures ; les parties sont en nombre fini et elles sont simples et indivisibles : il est donc pos-. sible que l ’espace et le temps existent conformément à cette idée : et, si c’est possible, certainement ils existent effectivement conformément à cette idée, puisque leur divisibilité est entièrement impossible et contradictoire.

L ’autre partie de notre système résulte du raisonnement suivant. Les parties, en lesquelles se résolvent les idées d’espace et de temps, sont en dernier lieu indivisibles ; e t . ces parties indivisibles, n ’étant rien en elles-mêmes, sont

LES IDÉES d ’e s p a c e ET DE TEMPS IO 7

Page 30: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

io8 L ’ENTENDEMENT

inconcevables, si elles ne sont pas remplies d’un quelque chose de.réel et d’existant. Les idées de l ’espace et du temps ne sont donc pas des idées séparées et distinctes, elles sont uniquement les idées de la manière et de l ’ordre dans lequel les objets existent ; en d’autres termes, il est impossible de concevoir un vide et une étendue sans matière, ou un temps où il n’y aurait pas de succession ni de changement dans une existence réelle. L ’intime con­nexion des parties de notre système est une raison pour examiner ensemble les objections qui ont été proposées contre l ’une et l ’autre, en commençant par celles qui sont dirigées contre la divisibilité de l ’étendue à l ’infini.

1. La première des objections que je considérerai e s f plus propre à prouver la connexion et la dépendance de l ’une et l ’autre parties qu’à détruire l ’une ou l ’autre. On a souvent soutenu dans les écoles que l ’étendue doit être divisible à l ’infini parce que le système des points mathématiques est absurde ; et ce système est absurde parce qu’un point mathématique est un néant et que par suite il ne peut former, par son union avec d’autres points, une existence réelle. Cette raison serait parfaitement décisive, s’il n ’y avait pas de milieu entre la divisibilité à l ’infini de la matière et le néant des points mathéma­tiques. Mais il y a évidemment un milieu, qui est d’accorder à ces points couleur et solidité ; l ’absurdité des deux extrêmes démontre la vérité et la réalité de ce milieu. Le système des points physiques, qui est un autre milieu, est trop absurde pour mériter une réfutation. Une étendue réelle, comme est, suppose-t-on, un point physique, ne peut jamais exister sans parties différentes les unes des autres ; et toutes les fois que des objets sont différents, l ’imagination peut les distinguer et les séparer.

2. La deuxième objection se tire de la nécessité, qu’il y aurait, d’une pénétration si l ’étendue se composait de points mathématiques. Un atome simple et indivisible qui en touche un autre doit nécessairement le pénétrer ; car il est impossible qu’il puisse le toucher de ses parties extérieures, par l ’hypothèse même de sa parfaite simplicité

qui exclut toute partie. Il doit donc le toucher intimement et dans toute son essence, secundum se, tota, et totaliter ; ce qui est la définition même de la pénétration. Mais la pénétration est impossible : les points mathématiques sont donc également impossibles.

Je réponds à cette objection en proposant une idée plus juste de la pénétration. Supposez que deux corps, qui ne contiennent pas de vide à l ’intérieur de leur circonfé­rence, s’approchent l ’un de l ’autre et s’unissent de telle manière que le corps qui résulte de leur union ne soit pas plus étendu que l ’un des deux premiers ; c’est ce que nous devons entendre quand nous parlons de pénétration. Mais évidemment cette pénétration n’est autre que l ’annihi­lation de l ’un de ces corps et la conservation de l ’autre, sans qu’on soit capable de distinguer spécialement le corps conservé et le corps annihilé. Avant que les corps s’approchent l ’un de l ’autre, nous avons l ’idée de deux corps ; après, nous n’avons l ’idée que d’un seul corps. L ’esprit ne peut conserver la notion d’une différence entre deux corps de même nature qui existent en même temps au même endroit.

Si nous prenons donc la pénétration dans ce sens pour l ’annihilation d’un corps à son approche d’un autre corps, je demande si l ’on voit une nécessité à ce qu’un point coloré ou tangible soit annihilé à l ’approche d’un autre point coloré ou tangible? Au contraire ne perçoit-on pas évidemment que, de l ’union de ces points, résulte un objet composé et divisible, qui peut se scinder en deux parties, dont chacune conserve son existence distincte et séparée, malgré sa contiguïté à l ’autre point? Que l ’on seconde l ’imagination en concevant que ces points sont de couleurs différentes, ce qu’il y à de mieux pour prévenir leur mélange et leur -confusion. Un point rouge et un point bleu peuvent certainement demeurer contigus sans- pénétration ni annihilation. Car, s’ils -ne le peuvent, que peut-il advenir d’eux? Lequel sera annihilé, le bleu ou le rouge? Ou si ces couleurs se fondent en une seule, quelle nouvelle couleur vont-elles produire par leur fusion?

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 109

Page 31: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

110 l ’en t e n d e m e n t

Ce qui surtout engendre ces objections et qui, en même temps, rend si difficile de leur donner une réponse satis­faisante, c’est l ’infirmité et l ’instabilité naturelles de notre imagination et de nos sens quand nous les employons sur d ’aussi petits objets. Faites une tache d’encre sur du papier et éloignez-vous à une distance telle que la tache devienne complètement invisible, vous trouverez que, si vous revenez et approchez, la tache devient d’abord visible à de brefs intervalles, puis devient toujours visible ; puis elle acquiert seulement une nouvelle force de colo­ration, sans augmenter de dimension ; puis, quand elle a grandi au point d’être réellement étendue, l ’imagination la divise encore difficilement en ses parties composantes, en raison de la gêne qu’elle éprouve à concevoir un objet aussi petit qu’un simple point. Cette infirmité affecte beaucoup de nos raisonnements sur le présent sujet, et fait qu’il est presque impossible de répondre de manière intelligible et avec les expressions propres à de nombreuses questions qui peuvent surgir à son occasion.

3. On a tiré des mathématiques de nombreuses objec­tions contre l ’indivisibilité des parties de l ’étendue, bien qu’à première vue cette science semble plutôt favorable à la présente doctrine : et que, si elle lui est contraire par ses démonstrations, elle s’accorde parfaitement avec elle par ses définitions. Ma tâche présente doit donc être de défendre les définitions et de réfuter les démonstrations.

On définit une surface comme une longueur et une lar­geur sans profondeur ; une ligne, une longueur sans largeur ni profondeur. Évidemment c’est parfaitement inintelligible dans toute autre hypothèse que celle de la composition de l ’étendue par des points indivisibles ou atomes. Comment pourrait-il exister quelque chose d’autre qui n’ait ni longueur, ni largeur, ni profondeur ?

■ On a fait, à ce que je trouve, deux réponses différentes à cet aigumtnt ; aucune d’elles n’est satisfaisante, à rr.cn avis. La première, c’est que les e t jets de la géométrie, ces sur­faces, ces lignes et ces points, dont elle étudie les propor­tions et les positions, sont de pures idées dais ‘l ’esprit ;

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS I I I

non seulement ils n’existèrent jamais dans la nature, mais encore ils ne peuvent jamais y exister. Ils n’y existèrent jamais ; personne en effet ne prétendra tirer une ligne ou iracer une surface absolument conformes à la définition ; ils ne peuvent jamais y exister ; nous pouvons en effet, par des démonstrations tirées de ces idées mêmes, prouver leur impossibilité.

Mais peut-on imaginer un raisonnement plus absurde et plus contradictoire que celui-là? Tout ce qui peut se concevoir par une idée claire et distincte, implique possi­bilité d’existence ; quand on prétend prouver l ’impossi­bilité de son existence par un argument tiré d’une idée claire, on affirme en réalité que nous n’en avons pas d’idée claire, parce que nous avons une idée claire. Il est vain de chercher une contradiction dans ce qui est distinctement conçu par l ’esprit. Si cela impliquait contradiction, cela ne pourrait jamais être conçu.

Il n’y a donc pas de milieu entre accorder au moins la possibilité des points indivisibles et nier leurs idées ; et c’est sur ce dernier principe que se fonde la seconde réponse à l ’argument précédent. On a prétendu 1 que, bien qu’il soit impossible de concevoir une longueur sans largeur, ’nous pouvons cependant, par une abstraction sans séparation, considérer l ’une sans regarder l ’autre ; de la même manière que nous pouvons penser à la lon­gueur du chemin entre deux villes et négliger sa largeur. La longueur est inséparable de la largeur et dans la nature et dans nos esprits ; mais cela n’exclut pas la considération partielle et la distinction de raison, à la manière expliquée li-dessus.

En réfutant cette réponse, je n’insisterai, pas; sur l ’argu-

x. L'A rt de penser (H) ; i re p arti\ ch. V. « On voit par là combien est ridicule l’argument de quelques sceptiques qui veulent faire douter de la certitude de la géométrie parce quMle suppose des lignes et des lUrfaces qui ne sont point dans la nature : car les géomètres ne sup­posent point qu’il y ai: des lignes sans-largeur ou dessurfaces sans pro­fondeur : mais ils supposent seul ment qu’on p ut considérer la Ion fUeur sans faire atteni ion à la largt ur ; ce qui est indubitable, comme, i"i qu’on mesure la distance d ’une ville à une autre, on ne mesure f|Ue lu longueur des chemins, sans se mettre en peine de leur largeur. »

Page 32: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

112 l ’en t en d e m e n t

ment, que j’ai déjà suffisamment expliqué que, si l ’esprit ne peut arriver à un minimum dans ses idées, sa capacité doit être infinie afin de comprendre le nombre infini des idées dont se composerait son idée de toute étendue. J’essaierai ici de découvrir quelques nouvelles absurdités dans ce raisonnement.

Une surface limite un solide ; une ligne limite une surface ; un point limite une ligne ; or j ’affirme que si les idées d’un point, d’une ligne ou d’une surface, n’étaient pas indivisibles, il nous serait impossible de jamais con­cevoir ces limites. Admettez en effet que ces idées soient infiniment divisibles, et que votre imagination tente alors de se fixer sur l ’idée de la dernière surface, de la dernière ligne ou du dernier point, elle découvre aussitôt que l ’idée se divise en parties ; et quand elle cherche à s’emparer de la dernière de ces parties, elle perd sa prise par une nou­velle division ; ainsi de suite à l ’infini, sans aucune possi­bilité d’arriver à une idée concluante. Un grand nombre de fractionnements ne la conduit pas plus près de la der­nière division que la première idée qu’elle formait. Chaque parcelle élude la prise par un nouveau fractionnement, comme le vif-argent, quand nous tentons de le saisir. Mais, comme en fait il doit y avoir quelque chose qui' termine l ’idée de toute quantité finie et que cette idée-limite ne peut elle-même se composer de parties ou idées infé­rieures, sinon ce serait la dernière de ses parties qui ter­minerait l ’idée, et ainsi de suite ; c’est une preuve claire que les idées des surfaces, des lignes et des points n’ad­mettent pas de division ; celles des surfaces en profondeur, celles des lignes en largeur ni en profondeur et celles des points dans aucune dimension.

Les scolastiques étaient si sensibles à la force de cet argument que certains d’entre eux soutenaient que la nature a mêlé aux particules de matière divisibles à l’in­fini un certain nombre de points mathématiques afin d’assurer une limite aux corps ; d’autres éludaient la force de ce raisonnement par une foule d’arguties et de distinctions inintelligibles. Tous avouaient également la

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS113

victoire de leurs adversaires. Un homme qui se cache avoue aussi évidemment la supériorité de son ennemi, que celui qui rend ouvertement ses armes.

Il apparaît ainsi que les définitions des mathématiques détruisent les prétendues démonstrations ; et que si nous avons l ’idée de points, de lignes et de surfaces indivisibles conformément à leurs définitions, leur existence est cer­tainement possible ; mais, si nous n’avons pas cette idée, il est impossible que nous concevions jamais la limita­tion d’aucune figure, conception sans laquelle il ne peut y avoir de démonstration géométrique.

Mais je vais plus loin et soutiens qu’aucune de ces démonstrations ne peut avoir un poids suffisant pour établir un principe tel que celui de la divisibilité à l ’infini ; cela parce qu’à l ’égard d’aussi petits objets, il n’y a pas proprement de démonstrations, puisqu’on les construit sur des idées inexactes, et sur des principes qui ne sont pas précisément vrais. Quand la géométrie apporte une assertion sur des rapports de quantité, nous ne devons pas rechercher la dernière précision ni l ’exactitude extrême. Aucune de ses preuves ne pousse aussi loin ; elle prend les dimensions et les proportions des figures correctement ; mais en gros et avec quelque liberté. Ses erreurs ne sont jamais importantes et elle ne se tromperait aucunement si elle n’aspirait à cette absolue perfection.

Je demande d’abord aux mathématiciens ce qu’ils entendent quand ils disent qu’une ligne ou une surface est égale, plus grande ou plus petite qu’une autre? Qu’ils répondent, à quelque secte qu’ils appartiennent, qu’ils soutiennent la composition de l ’étendue par des points indivisibles ou par des quantités divisibles à l ’infini. Cette question les embarrassera les uns comme les autres.

Il y a peu ou pas de mathématiciens qui défendent l ’hypothèse des points indivisibles et pourtant ce sont ceux-là qui répondent le plus aisément et le plus correcte­ment à la question présente. Ils n’ont qu’à répondre que

Iles lignes ou les surfaces sont égales quand elles con- tiennent chacune un nombre égal de points; et que ïe

H u m e 8

Page 33: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

rapport des lignes et des surfaces varie comme varie le rapport des nombres de points. Mais, malgré l ’exactitude et l ’évidence de cette réponse, je peux pourtant affirmer que ce critère de l ’égalité est complètement inutile et que ce n’est jamais par une pareille comparaison que nous déterminons l ’égalité ou l ’inégalité des objets entre eux. En effet les points qui entrent dans la composition d’une ligne ou d’une surface, qu’on les perçoive par la vue ou par le toucher, sont si petits et si confondus les uns avec les autres qu’il est complètement impossible à l ’esprit d’en calculer le nombre ; aussi ce calcul ne nous apportera jamais un critère qui nous permette d’apprécierlesrapports. Personne ne sera jamais capable de déterminer, par une énumération rigoureuse, qu’un pouce a moins de points qu’un pied, ou un pied qu’une aune ou toute autre mesure plus grande ; c’est pour cette raison que nous considérons rarement, ou même jamais; ce nombre comme critère de l ’égalité ou de l ’inégalité.

Quant à ceux qui imaginent que l ’étendue est divisible à l ’infini, ils ne peuvent user de cette réponse, ni fixer l ’égalité d’une ligne ou d’une surface en dénombrant ses parties composantes. Cai, selon leur hypothèse, les plus petites comme les plus grandes figures contiennent un nombre infini de parties, et les nombres infinis, à propre­ment parler, ne peuvent être’ni égaux ni inégaux entre eux ; aussi l ’égalité et l ’inégalité de parties quelconques de l ’étendue ne peuvent jamais dépendre d’aucun rapport entre leurs nombres de parties. Il est vrai, peut-on dire, que l ’inégalité d’une aune et d’un yard consiste dans la différence du nombre de pieds dont ils sont composés et celle d’un pied et d’un yard dans le nombre des pouces. Mais comme cette quantité que nous appelons un pouce dans l ’un est estimée égale à celle que nous appelons un pouce dans l ’autre et comme l’esprit ne peut découvrir cette égalité en procédant à l ’infini par des références à des quantités inférieures, nous devons évidemment établir en définitive un critère de l ’égalité autre que l ’énumération des parties.

' 114 L ENTENDEMENT .LES IDÉES d ’espa c e ET DE TEMPS 115

Il y en a qui prétendent1 que l ’égalité est mieux définie par la congruence et que deux figures sont égales quand, si on les place l ’une sur l ’autre, toutes leurs parties se touchent et se correspondent chacune à chacune. Afin de juger cette définition, considérons que l ’égalité est une relation et qu’elle n ’est donc pas, à proprement parler, une propriété intrinsèque des figures ; elle naît uniquement de la comparaison que- l ’esprit établit entre elles. Si elle consiste donc dans cette application imaginaire et dans ce contact mutuel des parties, nous devons du moins avoir une notion distincte de ces parties et devons concèvoir leur contact. Or il est clair que, dans cette conception, nous voudrions remonter jusqu’aux parties les plus petites que nous puissions concevoir, car le* contact des grandes parties ne rendrait jamais les figures égales. Mais les plus petites parties que nous puissions concevoir sont les points mathématiques et par suite ce critère de l ’éga­lité s’identifie au critère tiré de l ’égalité du nombre de points, qui est, comme nous l ’avons déjà établi, un cri­tère exact, mais sans utilité.

[Il y a beaucoup de philosophes qui refusent d’assigner un critère de Y égalité et affirment qu’il suffit de présenter deux objets égaux pour nous donner une notion exacte de ce rapport. Toutes les définitions sont stériles, disent- ils, sans la perception de tels objets ; et quand nous per­cevons de tels objets, nous n’aVons plus besoin d’aucune

1. Cf. Leçons de mathématiques du Dr B a r r o v v , (H). Isaaci Barrow Lectiones mathematicae X X I I I , in quibus principia matlieseos generalia exponnntur. Cambridge 1664-1666 éd. de 1685. La 3me leçon, pp. 49- 72, pari- de la .congruence comme du souii n capital de toutes les mathématiques : c ’est l’occupation, la possession d’un même espace ; elle peut se faire de troi;, manières : i° par application : on conçoit la superposi ion d ’une grandeur - à une autre de manière qu’il y ait contact direct de chacune de leurs parties, sans aucune séparation ; c’est ainsi qu’on applique la mesure à la chose mesurée ; 20 par suc-

‘ 1 ion, quand une grandeur remplace une autre dans un lieu donné, l ’ id ntiié du li u occupé tour à tour par ces deux grandeurs en éta­bli ant la congruence ; 30 par pénétration mentale : nous concevons ‘111* deux grandeurs se développent simultanément dans un même lieu * t l'occupent simultanément. Le premier type de congr-uence convient tiniqui ment aux lignes et aux surfaces qui, en raison de leur indivisi­bilité, peuvent être au contact immédiat et, pour ainsi dire, se péne-

Page 34: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

1x6 l ’en t e n d e m e n t

définition. C ’est à ce raisonnement que j’acquiesce pleine­ment ; et j’affirme que la seule notion utile d’égalité, ou d’inégalité, se tire de l ’apparence globale et de la com­paraison des objets particuliers] \

Il est évident que l ’œil, ou plutôt l ’esprit, est souvent capable de déterminer d’un seul regard les proportions des corps et d’affirmer qu’ils sont égaux, plus grands ou plus petits les uns que les autres, sans examiner ni compa­rer le nombre de leurs petites parties. De pareils jugements ne sont pas seulement courants, ils sont encore dans de nombreux cas certains et infaillibles. Quand se présentent une mesure d’un yard et une mesure d’un pied, l ’esprit ne peut pas plus douter que la première est plus longue que la seconde, qu’il ne peut douter des principes les plus clairs et les plus intrinsèquement évidents.

Il y a donc trois rapports que l ’esprit discerne à l ’appa­rence générale de ses objets et qu’il appelle des noms de plus grand, plus petit et égal. Mais, bien que ses décisions au sujet de ces rapports soient parfois infaillibles, elles ne le sont pas toujours ; et nos jugements de ce genre ne sont pas plus exempts de doute, ni d’erreur que ceux qui portent sur tout autre sujet. Nous corrigeons fréquemment notre première opinion par une révision et une réflexion ; et nous affirmons l ’égalité d’objets que tout d’abord nous estimions inégaux ; et nous regardons comme plus petit un objet qui nous paraissait auparavant plus grand qu’un autre. Ce n’est pas la seule correction que souffrent ces jugements de nos sens ; nous découvrons souvent notre erreur par juxtaposition des objets ; quand celle-ci est impraticable par l ’usage de quelque commune mesure invariable que l ’on applique successivement à chaque objet et qui nous informe ainsi de leurs proportions diffé-trent par ce contact et coïncident ; le contact est si étroit qu’il ne reste aucun espace. Le second type n’est qu’une extension du premier, puisque le lieu occupé sert d ’intermédiaire entre les deux grandeurs qui s’y succèdent. Le troisième convient aux solides et permet de les faire coïncider en pensée malgré l’impénétrabilité réelle des corps ; elle comporte plusieurs variétés. Mais c’est la congruence du premier type qui en est le cas idéal et c’est celui-là que discute Hume,

i. Paragraphe ajouté dans l ’Appendice.

rentes. Et même cette correction est susceptible d’une nouvelle correction et de différents degrés de rigueur, selon la nature de l ’instrument qui nous sert à mesurer les corps, et le soin que nous apportons à la comparaison.

Quand donc l ’esprit s’est accoutumé à ces jugements et à leurs corrections et qu’il découvre que cette même pro­portion qui fait que deux figures ont à l ’œil cette apparence que nous appelons égalité, fait aussi qu’elles se corres­pondent entre elles et à toute commune mesure à laquelle nous les comparons, nous formons une notion mixte d’égalité tirée à la fois des méthodes plus lâches et des méthodes plus rigoureuses de comparaison. Mais nous ne nous en contentons pas. En effet comme la saine raison nous convainc qu’il y a des corps immensément plus petits que ceux qui apparaissent à nos sens ; et comme une fausse raison nous persuaderait qu’il y a des corps infini­ment plus petits, nous percevons clairement que nous ne possédons pas d’instrument, ni de procédé de mesure qui puisse nous garantir de toute erreur et incertitude. Nous avons conscience que l ’addition ou la soustraction de l ’une de ces petites parties ne peut se discerner ni à l ’apparence ni par la mesure ; et comme nous supposons que deux figures, précédemment égales, ne peuvent être égales après cette soustraction ou cette addition, nous admettons donc un critère imaginaire d’égalité qui permet de corriger rigoureusement apparences et mesures et de ramener entièrement les figures à ce rapport. C ’est un critère mani­festement imaginaire. En effet l ’idée même d’égalité est celle d’une certaine apparence particulière, corrigée par juxtaposition ou par une commune mesure ; par 'suite l ’idée d’une correction, qui dépasse celle que. nous per­mettent de faire nos instruments et notre art, est une pure fiction de l ’espfit, inutile autant qu’incompréhensible. Mais, bien que ce critère soit purement imaginaire, la fiction est pourtant très naturelle ; rien n’est plus habituel pour l ’esprit que de persévérer, ainsi dans une action, même quand a disparu la raison qui l ’avait d’abord incité si la comniencer. C ’est ce qui apparaît très évidemment à

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS I I 7

Page 35: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

ix S l ’en t en d e m e n t

l ’égard du temps ; bien que manifestement nous n’y ayons pas de méthode rigoureuse pour déterminer les rapports des parties, non pas même aussi rigoureuse que pour l ’étendue, les diverses corrections de nos mesures et leurs différents degrés de ligueur nous ont pourtant donné une notion obscure et implicite d’une parfaite et entière égalité. C ’est le même cas pour de nombreux autres sujets. Un musicien, qui découvre que son oreille devient chaque jour plus fine, et qui se corrige par réflexion et attention, prolonge son acte intellectuel, même quand il n’a plus sujet de le faire et il caresse la notion d’une tierce ou d’une octave accomplie, sans être capable de dire d’où il tire son critère. Un peintre forme la même fiction à l ’égard des couleurs ; un mécanicien à l ’égard du mouve­ment. L ’un imagine que la lumière et l ’ombre, l ’autre que la lenteur et la rapidité sont susceptibles d’une comparaison et d’une égalité rigoureuses qui dépassent les jugements des sens.

Nous pouvons appliquer le même raisonnement aux courbes et aux droites. Rien n’apparaît plus aux sens que la distinction entre une courbe et une droite ; et il n’y a pas d’idées que nous formions plus aisément que les idées de ces objets. Mais, quelle que soit l ’aisance avec laquelle nous puissions former ces idées, il est impossible d’en proposer une définition qui fixe avec précision leurs fron­tières. Quand nous tirons des lignés sur du papier ou sur une surface continue quelconque, il y a un certain ordre d’après lequel les lignes progressent d’un point à un autre, tel qu’elles produisent l ’impression d’ensemble d’une courbe ou d’une droite ; mais cet ordre est parfai­tement inconnu et l ’on ne note rien que l ’apparence glo­bale. Ainsi, même dans le système des points indivisibles, nous pouvons former une notion approchée d’un certain critère inconnu pour ces objets. Dans celui de la divisibilité à l ’infini, nous ne pouvons même pas aller jusque-là, nous sommes réduits à la seule apparence générale comme règle qui nous sert à déterminer si les lignes sont des droites ou des courbes. Mais l ’impuissance où nous sommes de

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 119

donner une parfaite définition de ces lignes et de proposer une méthode très rigoureuse pour les distinguer les unes des autres ne nous empêche pourtant pas de corriger la première apparence par un examen plus soigneux et par la comparaison à une règle dont la valeur nous est plus assurée par des épreuves répétées. Et c’est à partir de ces -corrections et en poursuivant la même action intellec­tuelle, même quand disparaît toute raison de la pour­suivre, que nous formons l ’idée imprécise d’un parfait critère de ces figures, sans que nous soyons capables de l ’expliquer ni de la comprendre.

Il est vrai, les mathématiciens prétendent donner une définition de la ligne droite quand ils disent que c’est le plus court chemin d’un point à un autre. Mais jç remarque en premier lieu que c’est plutôt là découvrir une des pro­priétés de la droite que la définir correctement. Car, je le demande, quand on parle d’une droite, ne pense-t-on pas immédiatement à telle apparence particulière et n’est-ce pas seulement par accident qu’on envisage cette propriété ? Une droite peut se comprendre isolément ; par contre cette définition est inintelligible sans une comparaison avec d’autres lignes que nous concevons comme plus étendues. Dans la vie courante, on a établi comme un principe que le chemin le plus droit est toujours le plus court ; ce qui serait aussi absurde que de dire le plus court chemin est toujours le plus court, si notre idée d’une droite n’était pas différente de celle de plus court chemin d’un point à un autre.

En second lieu je répété ce que j’ai déjà établi, que nous n’avons pas d’idée précise d’égalité et d’inégalité, de plus court et de plus long, pas plus que de droite ou de courbe ; par suite l ’une ne peut nous fournir un critère parfait pour l ’autre. Une idée précise ne peut jamais se construire sur des idées imprécises et indéterminées.

L ’idée de surface plane est aussi peu susceptible d’un critère précis que celle de droite ; et nous n’avons pas d’autre moyen de distinguer une telle surface que son apparence générale. C ’est en vain que les mathématiciens

Page 36: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

120l ’e n t en d e m e n t

représentent une surface plane comme produite par le déplacement d’une droite. On objectera immédiatement que notre idée de surface est aussi indépendante de cette méthode de génération d’une surface que notre idée de l ’ellipse de l ’idée du cône ; que l ’idée d’une droite n’est pas plus précise que celle de surface plane : qu’une droite peut se déplacer irrégulièrement et qu’alors elle engendre une figure très différente d ’un plan ; et que par suite nous devons admettre qu’elle se déplace tout le long de deux droites parallèles l ’une à l ’autre et situées dans le même plan ; cette définition explique la chose par elle-même, c’est un cercle.

Apparemment donc les idées les plus essentielles à la géométrie, celles d’égalité et d’inégalité, de droite et de plan, sont loin d’être rigoureuses et déterminées selon notre manière courante de les concevoir. Non seulement nous sommes incapables de dire s’il y a doute à quelque degré que telles figures particulières sont égales, que telle ligne est une droite et telle surface un plan ; mais nous ne pouvons former de ce rapport ou de ces figures, une idée ferme et invariable. Nous devons toujours en appeler au faible et faillible jugement que nous formons d’après l’apparence des objets et que nous corrigeons à l ’aide d’un compas ou d’une commune mesure ; et si nous y ajoutons l ’hypothèse d’une correction plus poussée, c’est d’une correction inutile ou imaginaire. En vain recourrions-nous à un lieu commun et emploierions-nous l ’hypothèse de Dieu que sa toute-puissance rend capable de former une parfaite figure géométrique et de tracer une droite sans courbure ni inflexion. Puisque le critère de ces figures n ’est en définitive tiré de rien d’autre que des sens et de l ’imagination, il est absurde de parler d’une perfection qui surpasse le jugement dont ces facultés sont capables ; en effet, la véritable perfection d’une chose réside dans sa conformité à son critère.

Or, puisque ces idées sont aussi lâches et incertaines, je demanderai volontiers au mathématicien quelle certi­tude infaillible il a, non seulement des propositions les

plus embrouillées et obscures de sa science, 'mais encore de ses principes les plus gros et les plus évidents ? Comment peut-il me prouver par exemple que deux droites ne peuvent avoir un segment commun? ou qu’il est impos­sible de mener plus d’une droite entre deux points ? S ’il me disait que ces opinions sont manifestement absurdes et qu’elles contredisent nos idées claires ; je répondrais que je ne nie pas que, si deux droites sont obliques, l ’une par rapport à l ’autre sous un angle appréciable, il soit absurde de leur supposer un segment commun. Mais, si l ’on admet que ces deux lignes se rapprochent au taux d’un pouce par vingt lieues, je ne vois aucune absurdité à affirmer que, lorsqu’elles viennent au contact, elles se confondent. Car, je vous en prie, d’après quelle règle ou quel critère jugez-vous quand vous affirmez que la ligne, avec laquelle, ai-je admis, coïncident les deux autres, ne peut pas former une même droite avec elles deux, qui font entre elles un aussi petit angle ? Vous devez certainement avoir quelque idée de la droite, avec laquelle cette ligne ne s’accorde pas ! Entendez-vous donc qu’elle ne prend pas les points dans le même ordre et d’après la même règle qui sont propres et essentiels à une ligne droite? S ’il en est ainsi, je dois vous en informer, outre qu’en jugeant de cette manière vous accordez que l ’étendue est composée de points indivisibles (ce qui dépasse peut-être vos inten­tions), outre cela, dis-je, je dois vous informer que ce n’est pas là le critère d’après lequel nous formons l ’idée de droite ; et, si c’était là le critère, y a-t-il dans nos sens ou notre imagination assez de fermeté pour déterminer quand cet ordre est violé ou préservé? Le critère initial de la droite n’est en réalité rien qu’une certaine apparence générale ; évidemment on peut faire que des droites coïn­cident l ’une avec l ’autre et répondent pourtant à ce cri­tère, même corrigé par tous les moyens praticables ou imaginables.

[De quelque côté que se tournent les mathématiciens, ils rencontrent toujours ce dilemme. S’ils jugent de l’égalité, ou de tout autre rapport, d’après le critère rigoureux et

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 121

Page 37: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

122 l ’e n t e n d e m e n t

précis, c’est-à-dire l ’énumération de ces menues parties indivisibles, ils cirploient un critère pratiquement inuti­lisable et en même temps ils établissent effectivement l ’indivisibilité de l’étendue qu’ils essaient de discréditer. Ou s’ils emploient, comme habituellement, le critère approché, tiré de la comparaison des objets dans leur apparence générale, corrigé par la mesure et la juxtaposi­tion, leurs premiers principes, en dépit de leur certitude et de leur infaillibilité, sont trop gros pour leur fournir ces inférences subtiles qu’ils en tirent couramment. Les premiers principes sont fondés sur l ’imagination et sur les sens : la conclusion ne peut donc déborder ces facultés, encore moins les contredire] x.

Cela peut nous ouvrir un peu les yeux et nous faire voir qu’aucune démonstration géométrique de la divisibilité de l ’étendue à l ’infini ne peut avoir autant de force que nous en attribuons naturellement à tout argument soutenu par d’aussi grandioses prétentions. En même temps nous pouvons connaître la raison pour laquelle la géométrie manque d’évidence sur ce seul point, alors que tous ses autres raisonnements commandent notre approbation et notre assentiment le plus complets. Certes il est plus nécessaire, semble-t-il, de rendre raison de cette exception que de montrer que nous devons effectivement faire cette exception et regarder comme entièrement sophistiques tous les arguments mathématiques 'en faveur de la divisi­bilité à l ’infini. Car, puisque aucune idée de quantité n’est infiniment divisible, on ne peut évidemment imaginer une contradiction plus éclatante que d’essayer de prouver que la quantité elle-même admet une pareille division ; et de le prouver au moyen d’idées qui, sur ce point, sont directement opposées. Et puisque cette absurdité est en elle-même très éclatante, aucun argument qui se fonde sur elle, ne peut pas ne pas s’accompagner d’une nouvelle absurdité, ni envelopper une contradiction évidente.

Je pourrais donner à titre d’exemples les arguments en faveur de la divisibilité à l ’infini, qu’on tire du point de

i . Paragraphe ajouté dans l ’Appendice.

S e c t i o n V

Suite du même sujet

Si la seconde partie de mon système est vraie, que l’idée de l ’espace ou de l ’étendue n’est rien que l ’idée de points visibles ou tangibles distribués dans un certain ordre, il s’en­suit que nous ne pouvons former d’idée du vide ou d’un espace où il n’y a rien de visible ni de tangible. Ce qui

LES IDÉES D ’ESPACE ET DE TEMPS

contact. Je sais qu’il n’y a pas un mathématicien qui admettrait d’être jugé par les figures qu’il trace sur le papier, car celles-ci sont des esquisses imprécises, nous dira-t-il, qui servent uniquement à nous proposer plus facilement certaines idées qui sont la base véritable de tout notre raisonnement. Je m’accommode de cette réponse et admets que la controverse reste, uniquement sur ces idées. Je désire donc que notre mathématicien forme aussi soigneusement que possible les idées d’un cercle et d’une droite ; et je demande alors si, quand il conçoit leur contact, il peut les concevoir comme se tou­chant en un point mathématique, ou s’il,doit nécessaire­ment imaginer qu’ils coïncident sur quelque espace. Quelque solution qu’il choisisse, il se met dans d’égales difficultés; S ’il affirme qu’en traçant ces figures dans son imagination, il peut imaginer qu’elles se touchent seule­ment en un point, il accorde la possibilité de cette idée et par conséquent de la chose. S’il dit que, lorsqu’il conçoit le contact de ces lignes, il doit les faire coïncider, il recon­naît par là la fausseté des démonstrations géométriques, si 011 les pousse au delà d’un certain degré de précision ; car certainement il a de pareilles démonstrations qui s’opposent à la coïncidence d’un cercle et d’une droite ; en d’autres termes, il peut prouver qu’une idée, celle de coïncidence, est incompatible avec deux autres idées, celle de cercle et celle de droite ; alors qu’en même temps il reconnaît que ces idées sont inséparables.

Page 38: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

1 2 4 l ’e n t e n d e m e n t

donne naissance à trois objections que j ’examinerai ensemble parce que la réponse que je donnerai à l ’une est une conséquence de celles que j’utiliserai pour les autres.

Premièrement, on peut dire qu’on a discuté pendant de nombreux siècles sur le vide et le plein, sans pouvoir mener l ’affaire à une décision définitive ; les philosophes, aujour­d’hui encore, pensent qu’ils sont libres de prendre parti d’un côté ou de l ’autre, comme leur fantaisie les pousse. Or, quelque raison qu’il puisse y avoir de discuter sur les choses elles-mêmes, on peut prétendre que, par elle-même, la discussion est décisive pour l ’idée ; il est impossible qu’on ait pu raisonner sur le vide, le rejeter ou le défendre, sans qu’on ait eu une notion de ce qu’on rejetait ou défendait.

Deuxièmement, si cet argument était contesté, la réalité, au moins la possibilité de Vidée du vide peut se prouver par le raisonnement suivant. Toute idée est pos­sible, si elle est une conséquence nécessaire et incontes­table d’idées possibles. Or, même si nous accordons que le monde soit actuellement plein, nous pouvons aisément le concevoir comme privé de mouvement ; cette idée est également possible, on l ’accordera certainement. On doit aussi accorder comme possible de concevoir l ’annihilation d’une partie quelconque de matière par la toute-puissance de Dieu, alors que les autres parties en subsistent. Car puisque toute idée discernable est séparable par l ’imagina­tion et que toute idée séparable par l ’imagination peut se concevoir comme existant à part, évidemment l ’existence d’une particule de matière n’implique pas plus l ’existence d’une autre particule que la forme carrée d’un corps n ’implique la forme carrée pour tous les corps. Si l ’on accorde ces points, je demande alors ce qui résulte de la combinaison des deux idées possibles de repos et d’anni­hilation, et ce que nous devons concevoir comme consé­quence de l ’annihilation de tout l ’air et de toute la matière subtile contenus dans une chambre si nous admettons que les murs demeurent les mêmes, sans mouvement ni alté­ration? Certains métaphysiciens répondent que, puisque

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 125

matière et étendue sont identiques, l ’annihilation de l ’une implique nécessairement l ’annihilation de l ’autre ; et que, puisqu’il n’y a désormais plus de distance entre les murs de la chambre, ces murs se touchent ; de la même manière que ma main touche le papier qui est immédiate­ment devant moi. Mais, bien que cette réponse soit très courante, je défie ces métaphysiciens de concevoir le sujet selon leur hypothèse et d’imaginer que le plancher, le plafond et tous les côtés opposés de la chambre se touchent les uns les autres, alors qu’ils demeurent en repos et conservent la même position. Car comment les deux murs orientés nord-sud peuvent-ils se toucher, tant qu’ils touchent les extrémités opposées des deux murs orientés est-ouest ? Comment le plancher et le plafond peuvent-ils se joindre, tant qu’ils sont séparés par les quatre murs qui se trouvent dans une position contraire? Si vous changez leur position, vous admettez un mouvement. Si vous concevez qu’il y a quelque chose entre eux, vous admettez une nouvelle création. Mais si l ’on s’en tient strictement aux deux idées de repos et d’annihilation, l ’idée qui en résulte n’est évidemment pas celle d’un contact de parties, c’est quelque chose d’autre qui, conclut-on, est l ’idée du vide.

La troisième objection pousse le sujet encore plus avant et affirme que l ’idée du vide est non seulement réelle et possible, mais encore nécessaire et inévitable. Cette assertion se fonde sur le mouvement que nous observons dans les corps, qui, soutient-on, serait impossible et inconcevable sans le vide où doit se mouvoir un corps afin de céder sa place à un autre. Je ne développerai pas cette objection parce qu’elle appartient surtout à la philo­sophie naturelle qui se trouve hors de notre sphère actuelle.

Pour répondre à ces objections, nous devons prendre le sujet assez profondément et considérer la nature et l ’origine de plusieurs idées, sous peine de discuter sans comprendre parfaitement le sujet de la controverse. Évidemment l ’idée d’obscurité n’est pas une idée positive,

Page 39: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

126 l ’e n t e n d e m e n t '

c’est uniquement la négation de la lumière, ou, pour parler plus proprement, des objets colorés et visibles. Un homme qui jouit de la vue ne reçoit pas d’autre perception, s’il tourne ses regards de tous côtés quand il est entière­ment privé de lumière, que celle qui lui est commune avec un aveugle-né ; et certainement celui-ci n’a aucune idée de lumière ni d’obscurité. En conséquence, ce n’est pas de la seule suppression des objets visibles que nous rece­vons l ’impression d’étendue sans matière ; et l ’idée d’obs­curité complète ne peut s’identifier à l ’idée du vide.

Admettons à nouveau qu’un homme soit soutenu en l ’air et doucement déplacé par quelque puissance invi­sible ; évidemment il n’a conscience de rien et ne reçoit, de ce mouvement uniforme, ni l ’idée d’étendue, ni certes aucune idée. Même si l ’on admet qu’il remue les jambes de côté et d’autre, ces mouvements ne peuvent lui donner cette idée. Il ressent dans ce cas une certaine sensation ou impression, dont les parties se succèdent et qui peuvent lui donner l ’idée de temps, mais qui certainement ne sont pas disposées de manière à donner nécessairement l ’idée d ’espace ou d’étendue.

Puisqu’il apparaît donc que l ’obscurité et le mouvement, quand s’y ajoute la suppression complète de toutes les choses visibles et tangibles, ne peuvent jamais nous donner l ’idée d’une étendue sans matière, c’est-à-dire du vide ; la question suivante est de savoir s’ils peuvent nous donner cette idée, quand il s’y mêle quelque chose de visible et de tangible?

Les philosophes accordent couramment que tous les corps, qui se découvrent au regard, apparaissent comme s’ils étaient peints sur un plan et que leurs différents degrés d’éloignement par rapport à nous se découvrent plus par raisonnement que par les sens. Quand je lève la main devant moi et que j ’écarte les doigts, ceux-ci sont aussi pa'fàitcmcnt séparés par le bleu du ciel qu’ils pour­raient l ’être pat quelque objet visible qui s’inte pose­rait entre eux. Afin donc de savoir si la vue peut fournir l ’impîession et l ’idée du vide, nous devons admettre'que,

dans une obscurité complète, on nous présente des corps lumineux, dont la lumière découvre seulement ces corps eux-mêmes, sans nous donner aucune impression de corps environnants.

Nous devons former une hypothèse parallèle au sujet des objets de notre toucher. Il ne convient pas d’admettre une complète suppression de tous les objets tangibles : nous devons accorder qu’il y a quelque chose de perçu par le toucher ; et après un intervalle et un mouvement de la main ou de tout autre organe de la sensation, on rencontre un autre objet du toucher ; et, après l ’avoir quitté, encore un autre ; ainsi de suite, aussi souvent que. vous le voudrez. La question est de savoir si- ces inter­valles ne nous apportent pas l ’idée de l ’étendue sans corps?

Commençons par le premier cas ; évidemment, quand deux corps lumineux seulement apparaissent au regard, nous pouvons percevoir s’ils sont conjoints ou séparés ; s’ils sont séparés par une grande ou par une petite dis­tance : et si cette distance varie, nous pouvons percevoir son accroissement ou sa diminution, en même temps que le mouvement des corps. Mais, comme la distance n’est pas dans ce cas quelque chose de coloré ou de visible, on peut penser qu’il y a ici un vide, une étendue pure, non seulement intelligible à l ’esprit, mais aussi évidente aux sens eux-mêmes.

Telle est notre manière naturelle de penser et la plus familière, mais nous apprendrons à la corriger avec un peu de réflexion. Nous pouvons observer que, lorsque deux corps se présentent là où il y avait auparavant une obscurité complète, le seul changement que nous puis­sions découvrir, se trouve dans l ’apparition de ces deux objets et que tout le reste demeure tel qu’auparavant, une parfaite négation de lumière et de tout objet coloré ou visible. Ce n’est pas seulement vrai de ce qu’on peut dire distant de ces corps, mais aussi de la distance elle-même qui s’interpose entre eux ; celle-ci n’est en effet rien que de l ’obscurité, une négation de lumière ; sans parties, ni

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 1 2 7

Page 40: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

128 l ’e n t e n d e m e n t

composition, invariable et indivisible.’ Or, puisque cette distance ne produit pas de perception différente de celle qu’un aveugle reçoit de ses yeux, ou de celle qui nous parvient dans la nuit la plus sombre, elle doit avoir les mêmes propriétés ; et, comme la cécité et l ’obscurité ne nous apportent pas d’idée d’étendue, il est impossible que la distance obscure et indiscernable entre deux corps puisse jamais produire cette idée.

La seule différence entre l ’obscurité absolue et la présen­tation d’objets lumineux visibles, deux ou davantage, consiste, comme je l ’ai dit, dans les objets eux-mêmes et dans la manière dont ceux-ci affectent nos sens. Les angles, que les rayons lumineux, qui en émanent, forment entre eux ; le mouvement nécessaire à l ’œil pour passer de l ’un à l ’autre ; les différentes parties des organes qui s’en trouvent affectés ; telles sont les causes qui pro­duisent les seules perceptions qui nous permettent de juger de la distance. Mais, comme toutes ces perceptions sont simples et indivisibles, elles ne peuvent jamais nous donner l ’idée de l ’étendue.

Nous pouvons illustrer cela en considérant le sens du toucher et la distance, l’intervalle- imaginaire interposé entre des objets tangibles ou solides. Je suppose deux cas, celui d’un homme soutenu dans l ’air et mouvant ses jambes de-ci de-là sans rien rencontrer de tangible ; et celui d’un homme qui, sentant un objet tangible, l ’aban­donne et, après un mouvement dont il a conscience, perçoit un autre objet tangible ; je demande alors en quoi consiste la différence entre ces deux cas? Personne ne fera scru­pule d’affirmer qu’elle consiste uniquement dans la per­ception de ces objets et que la sensation qui naît du mou­vement reste identique dans les deux cas ; et, puisque cette sensation est incapable de nous procurer l ’idée d’étendue, quand elle n’est pas accompagnée de quelque autre perception, elle ne peut pas davantage nous donner cette idée, quand elle se mêle aux impressions des objets tangibles, puisque ce mélange ne produit en elle aucune altération.

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 129

Mais, bien que le mouvement et l ’obscurité, soit seuls,- soit accompagnés d’objets tangibles et visibles, ne nous

fournissent pas d’idée du vide, ou étendue sans matière, ils sont pourtant les causes qui nous font imaginer faussement que nous pouvons former cette idée. Car il y a un rapport étroit entre ce mouvement et cette obscurité et une étendue réelle; ou composé d’objets visibles et tangibles.

Premièrement, nous pouvons observer que deux objets visibles, qui apparaissent au milieu d’une extrême obscu­rité, affectent les sens de la même manière et que les rayons qui en émanent forment le même angle et se rencontrent dans l ’œil comme si la distance qui sépare les objets était remplie d’objets visibles, ce qui nous donne une véri­table idée d’étendue. La sensation de mouvement est identiquement la même, que rien de tangible ne soit interposé entre deux corps ou que nous 'touchions un corps composé, dont les diverses parties sont juxtaposées.

Deuxièmement, nous trouvons par expérience que deux corps, placés pour exciter les sens de la même manière qiae deux autres, qui ont une certaine étendue d’objets visibles interposés entre eux, sont susceptibles de recevoir la même étendue, sans impulsion ni pénétration sen­sibles, sans aucun changement de l ’angle sous lequel ils apparaissent aux sens. De la même manière, là où il y a un. objet que nous ne pouvons toucher après un autre sans un intervalle et la perception de cette sensation que nous nommons mouvement de notre main ou organe de la sensation, l ’expérience nous montre que le même objet peut être touché avec la même sensation de mouvement, quand celle-ci s’accompagne de l ’impression interposée d’objets solides et tangibles. En d’autres termes, une dis­tance invisible et intangible peut se convertir en un objet visible et tangible, sans aucun changement des objets dis­tants.

Troisièmement, nous pouvons observer, comme autre rapport entre ces deux sortes de distance, qu’elles ont à peu près les mêmes effets sur tout phénomène naturel. Car tautes les qualités telles que chaleur, froid, lumière,

Page 41: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

130 l ’en t en d e m e n t

attraction, etc, diminuent en proportion de la distance ; et l ’on n’observe que peu de différence, que cette distance s’exprime par des objets composés et sensibles, ou qu’on la connaisse seulement par la’ manière dont les objets sensibles affectent les corps.

Il y a donc là trois rapports entre la distance qui fournit l’idée d’étendue et cette autre distance qui n’est remplie d’aucun objet coloré ni solide. Les objets distants affectent les sens de la même manière, qu’ils soient séparés par une distance ou par l ’autre ; la deuxième espèce de distance est, trouve-t-on, susceptible de recevoir la première ; toutes deux diminuent également la force de toutes les qualités.

Ces rapports entre les deux sortes de distance nous rendront aisément compte de ce que l ’une a si souvent été prise pour l ’autre et de ce que nous nous imaginons avoir une idée d’étendue indépendante de l ’idée d’un objet quel­conque de la vue ou du toucher. Car nous pouvons établir comme l’un des principes généraux de la science de la nature humaine que, toutes les fois qu’il y a une relation étroite entre deux idées, l ’esprit est très porté à les con­fondre et à les employer l ’une pour l ’autre dans tous ses développements et raisonnements. Ce phénomène se présente en de si nombreuses occasions et il est de telle conséquence que je ne peux m’empêcher de m’y arrêter un moment pour en étudier les causes. Je poserai seule­ment comme prémisses que nous devons distinguer exactement entre le phénomène lui-même et les causes que je lui assignerai ; et que nous ne devons pas imaginer qu’une incertitude quelconque sur les causes rende le phénomène tout aussi incertain. Le phénomène peut être réel, même si mon explication est chimérique. La fausseté de l ’un n’est pas une suite de la fausseté de l ’autre ; pourtant, nous pouvons le noter en même temps, il nous est très naturel de tirer une telle conséquence ; c’est là un exemple manifeste du principe même que j’essaie d’expliquer.

Quand j’ai accepté les relations de ressemblance, de

contiguité et de causalité comme principes d’union entre les idées, sans rechercher leurs causes, ce fut plus pour suivre mon premier principe qu’en définitive nous devons nous satisfaire de l’expérience, que par défaut d’une expli­cation vraisemblable et plausible que j’aurais pu déve­lopper sur ce sujet. Il aurait été facile de faire une dissec­tion imaginaire du cerveau et de montrer que, lorsqu’on conçoit une idée, les esprits animaux fusent dans toutes les traces voisines et éveillent les autres idées liées à la première. Or, bien que j’aie négligé'tout avantage que j’aurais pu tirer de ce genre de considérations pour expli­quer les relations d’idées, je crains de devoir y recourir ici pour rendre compte des méprises qui naissent de ces relations. Je noterai donc que l ’esprit est doté du pouvoir d’éveiller toute idée à son gré ;■ que, par suite, quand il dépêche les esprits dans cette région du cerveau où l ’idée est placée, ces esprits éveillent toujours l ’idée, ' quand ils circulent exactement dans leurs traces propres et qu’ils furettent dans la cellule qui appartient à l ’idée. Mais leur mouvement est rarement direct et dévie natu­rellement un peu d’un côté ou de l ’autre ; pour cette raison les esprits animaux, tombant dans des traces voi­sines, présentent d’autres idées associées en place de celle que l ’esprit désirait voir tout d’abord. Ce changement, nous n’en avons pas toujours conscience ; mais poursui­vant encore la même suite de pensées, nous utilisons l ’idée associée qui se présente à nous et l ’employons dans notre raisonnement comme si elle s’identifiait à celle que nous demandions. Telle est la cause de nombreuses méprises et de nombreux sophismes en philosophie : comme on l ’imaginera naturellement et comme on le montrerait aisément, si c’en était l ’occasion.

Des trois relations mentionnées ci-dessus, celle de ressemblance est la source la plus féconde d’erreurs ; et certes il y a peu d’erreurs de raisonnement qui ne résultent de cette origine pour une large part. Des idées semblables ne sont pas seulement liées les unes aux autres ; les actions de l ’esprit, qui nous servent à les considérer, diffèrent de

LBS IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 131

Page 42: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

132 l ’e n t e n d e m e n t

plus si peu, que nous sommes incapables de les distinguer. Ce dernier point est de grande conséquence ; et nous pouvons en général noter que, toutes les fois que les actes de l ’esprit pour former deux idées sont identiques ou semblables, nous sommes très portés à confondre ces idées et à les prendre l ’une pour l ’autre. Nous en verrons de nombreux exemples dans la suite de ce traité. Mais, bien que la ressemblance soit la relation qui produise le plus facilement l ’erreur dans nos idées, les autres rela­tions de causalité et contiguïté peuvent pourtant aussi contribuer à produire la même action. Nous pour­rions proposer les figures poétiques et oratoires comme preuves suffisantes de ce fait, s’il était aussi habituel que raisonnable, dans les sujets métaphysiques, de tirer nos arguments de ce domaine. Mais, de crainte que les méta­physiciens jugent que ce soit un procédé indigne d’eux, je tirerai une preuve d’une observation qu’on peut faire sur la plupart de leurs propres dissertations : les hommes ont pour habitude d’employer les mots pour les idées et de parler dans leurs raisonnements au lieu de penser. Nous employons les mots pour les idées, parce que les uns et les autres sont communément unis si étroitement que l ’esprit les confond aisément. Et c’est également la raison pour laquelle nous substituons l ’idée d’une distance que nous ne considérons ni comme visible ni comme tangible, à celle d’étendue qui n’est rien que le composé de points visibles ou tangibles disposés dans un certain ordre. Les deux relations de causalité et de ressemblance concourent à produire cette confusion. Puisque, trouve-t-on, la première espèce de distance peut se convertir en la première, c’est à cet égard une sorte de cause ; et la similitude dans leurs manières d’affecter les sens et de diminuer toutes les qualités forme la relation de ressemblance.

Après cette suite de raisonnements et cette explication de mes principes, je suis maintenant prêt à répondre à toutes les objections présentées, qu’elles soient tirées de la métaphysique ou de la mécanique. La fréquence des discus­sions sur le vide, ou étendue sans matière, ne prouve pas

la réalité de l ’idée sur laquelle roulent les discussions ; car il n’y a rien de plus commun que de voir les hommes se duper eux-mêmes sur ce point ; surtout quand, par l ’effet de quelque étroite relation, une autre idée se présente, qui peut être l ’occasion de leur méprise.

Nous pouvons faire presque la même réponse à la seconde objection tirée de la conjonction des idées de repos et d’annihilation. Quand tout est annihilé dans la chambre et que les murs demeurent immobiles, la chambre doit se concevoir de la même manière qu’actuellement, quand l ’air qui la remplit n’est pas objet des sens. Cette annihilation laisse à Y œil cette distance fictive qui se décou­vre aux différentes parties de l ’organe qui en sont affectées et par les degrés de lumière et d’ombre ; et au toucher, celle qui consiste en une sensation de mouvement de la main ou de tout autre partie du corps. En vain chercherions- nous quelque chose de plus. De quelque côté que nous tour­nions ce sujet, nous trouverons que ce sont les seules impres­sions qu’un tel objet peut produire après l ’hypothèse de l ’an­nihilation ; et l ’on a déjà remarqué que les impressions ne peuvent engendrer d’idées que celles qui leur ressemblent.

Puisqu’on peut supposer qu’un corps interposé entre deux autres est annihilé sans produire aucun changement dans ceux qui se trouvent de chaque côté de lui, on conçoit aisément comment on peut le créer à nouveau et produire aussi peu d’altération dans ces corps. Or le mouvement d’un corps a tout à fait le même effet que sa création. Les corps distants ne sont pas plus affectés dans un cas que dans l ’autre. Ce qui suffit à satisfaire l ’imagination et prouve qu’un tel mouvement n’est pas contradictoire. Puis, l ’expérience, entre en jeu pour nous persuader que deux corps, dans la situation décrite ci-dessus, ont réelle­ment cette capacité de recevoir un corps entre eux et qu’il n’y a pas d’obstacle à la conversion de la distance invi­sible et intangible en une distance visible et tangible. Quelque naturelle que puisse paraître cette conversion, nous ne sommes pas certains qu’elle soit praticable avant d’en avoir eu l ’expérience.

LES IDÉES D ’ESPACE ET DE TEMPS I3 3

Page 43: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

134 . l ’e n t e n d e m e n t

Ainsi j ’ai répondu, semble-t-il, aux trois objections mentionnées ci-dessus ; pourtant j ’ai en même temps conscience que peu se contenteront de ces réponses et qu’on proposera immédiatement de nouvelles objections et de nouvelles difficultés. On dira probablement que mon raisonnement ne change rien au sujet en discussion et que j ’explique seulement la manière dont les objets affectent les sens, sans tenter d’expliquer leur nature et leurs opéra­tions réelles. Bien que rien de visible ni'de tangible ne soit interposé entre deux corps, nous trouvons pourtant par expérience que les corps peuvent être placés de la même manière par rapport à l ’œil et requérir le même mouvement de la main pour passer de l ’un à l ’autre que s’ils étaient séparés par quelque chose de visible et de tangible. Cette distance invisible et intangible, trouve-t-on aussi par expérience, possède la capacité de recevoir un corps, de devenir visible et tangible. C ’est là tout mon système ; nulle part je n’ai tenté d’y expliquer la cause qui sépare les corps de cette manière et leur donne la capacité d’en recevoir d ’autres entre eux, sans aucune impulsion ni pénétration.

Je réponds à cette objection en plaidant coupable et en confessant que mon intention ne fut jamais de pénétrer la nature des corps ou d’expliquer les causes secrètes de leurs opérations. Car outre qu’elle n’entre pas dans mon présen/ dessein, une telle entreprise, je le crains, est hors des prises de l ’entendement humain ; nous ne pouvons jamais prétendre connaître un corps autrement que par les propriétés extérieures qui se découvrent aux sens. Pour ceux qui tentent de pousser plus loin, je ne peux approuver leur ambition, tant que je ne verrai pas que, dans un cas au moins, ils ont rencontré le succès. Mais à présent je me contente de connaître parfaitement la manière dont les objets affectent mes sens, et leurs connexions les uns aux autres dans la limite où l ’expérience m’en infor­me. C ’est suffisant pour la conduite de la vie, et aussi pour ma philosophie qui prétend seulement expliquer la nature

LES IDÉES D’ESPACE ET D I TEMPS 135

et les causes de nos perceptions, impressions ou idées1 .Je conclurai ce sujet de l ’étendue par un paradoxe

qu’expliquera aisément le précédent raisonnement. Voici ce paradoxe : s’il vous plaît de donner à la distance invi­sible et intangible ou, en d’autres termes, à la capacité de devenir une distance visible et tangible, le nom de vide, étendue et matière sont identiques et pourtant il y a du vide. Si vous ne voulez pas lui donner ce nom, le mouve­ment est possible dans le plein, sans impulsion à l ’infini, sans tourner dans un cercle et sans pénétration. Mais, de quelque manière que nous puissions nous exprimer, nous devons toujours avouer que nous n’avons pas d’idée d’une étendue réelle sans la remplir d’objets réels, sans

1. Aussi longtemps que nous limitons nos spéculations aux appa­rences sensibles des objets; sans entrer dans des recherches sur leur nature et leurs opérations réelles, nous sommes libres de toute diffi­culté et ne pouvons jam ais être embarrassés par aucune question. Ainsi, si l ’on demande si la distance invisible et intangible -interpo­sée entre deux objets est quelque chose ou rien, il est facile de répondre que c’est quelque chose, c’est-à-dire une propriété des objets qui ■affec­tent les sens de telle manière particulière. S il’on demande si deuxobjets qui ont entre eux une telle distance se touchent ou non, on peut répondre que cela dépend de la définition qu’on donne du mot toucher. Si, dit-on, des objets se touchent quand rien de sensible ne s ’ interpose entre eux, ces objets se touchent. Si, dit-on, des objets se touchent quand leurs images frappent des parties contiguë; de l’ œil et que la main touche'de suite les deux objets, sans mouvement interm édiaire, ces objets ne se touchant pas. L«s apparences sensibles des objets s ’ ac­cordent toutes ensemble : et nulle difficulté ne peut jam ais naître que de l ’obscurité des termes que nous employons.

S i nous portons notre enquête au delà des apparences sensibles des objets, la plupart de nos conclu ions seront, je le crains, pleines de scepticisme et d ’incertitude. Ainsi, si l’on demande si, oui ou non, la distance invi ible et intangible <>st toujours pleine de corps, de quel­que chose qui, par un perf* ciionnement de nos organes, pourrait devenir visible ou tangible, je dois reconnaître que je ne trouve pas d ’arguments décisifs en faveur de l’une ou l’autre réponse : j ’ ai pour­tant de l ’inclination pour l’opinion contraire, qui s ’accorde davantage avec les notions courantes et populaires. Si l’on comprend bien la phi­losophie newtonienne, on trouvera qu’elle ne peut rien dire de plus. Elle affirme le vide : c’est-à-dire les corps sont placés, dit-elle, de manière à recevoir entre eux d ’autres corps sans impulsion, ni péné­tration. La nature réelle de cette position des corps reste inconnue. Nous connaissons seulement ses effets sensibles et son pouvoir de rece­voir un corps. Ri°n ne s ’accorde plus avec cette philosophie qu’un scepticisme lim ité à un certain degré et un bel aveu d’ignorance dans les sujets qui dépassent toute capacité humaine. (Note ajoutée par II dans VAppendice).

Page 44: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

136 l ’e n t e n d e m e n t

en concevoir les parties comme visibles ou tangibles.Pour la doctrine que le temps n’est rien que la manière

dont existent certains objets réels, nous pouvons noter qu’elle est sujette aux mêmes objections que là doctrine analogue sur l ’étendue. Si c’est une preuve suffisante de ce que nous avons l ’idée du vide que de discuter ou de rai­sonner à son sujet, nous devons avoir pour la même raison l ’idée de temps sans existence changeante ; car il n’y a pas de sujet de discussion plus fréquent ni plus commun. Mais que nous n’avons pas d ’idée semblable, c’est, cer­tain. Car d’où proviendrait-elle ? Naît-elle d’une impression de sensation ou de réflexion? Montrez-nous la distincte­ment que nous puissions connaître sa nature et ses qualités. Mais si vous ne pouvez nous indiquer une telle impression, vous pouvez être sûr que vous vous trompez quand vous imaginez avoir une telle idée.

Mais bien que vous ne puissiez montrer l ’impression d’où dérive l ’idée de temps sans existence changeante, nous pouvons aisément indiquer les apparences qui nous font nous imaginer que nous avons cette idée. Car nous pouvons observer qu’il y a dans l ’esprit une suite conti­nuelle de perceptions ; si bien que l ’idée de temps nous est toujours présente ; aussi quand nous considérons un objet invariable à cinq heures et regardons le même objet à six heures, nous sommes portés à lui appliquer cette idée de la même manière que si chaque moment était distingué par une position différente ou une altération de l ’objet. La première et la seconde présentations de l ’objet, comparées à la suite de nos perceptions, paraissent aussi éloignées que si l ’objet avait réellement changé. Nous pouvons y ajouter, comme l ’expérience nous le montre, que l ’objet était susceptible de changer autant de fois entre ces présentations ; et aussi que la durée invariable ou plutôt fictive a le même effet sur toutes les qualités, par accroissement ou par diminution, que la succession mani­feste aux sens. Ces trois relations nous portent à confondre nos idées et à imaginer que nous pouvons former l ’idée de temps et de durée, sans changement ni succession.

LBS IDÉBS D’ESPACE ET DE TEMPS 137

S e c t io n VI

Les idées d ’existence et d ’existence extérieure

Il n’est peut-être pas mauvais, avant de quitter ce sujet, d ’expliquer les idées d’existence et d’existence extérieure, qui ont leurs difficultés, aussi bien que les idées d’espace et de temps. De cette manière nous serons mieux préparés à l ’examen de la connaissance et de la probabilité, si nous comprenons parfaitement toutes ces idées particulières qui peuvent entrer dans notre raisonnement.

Il n’y a pas d ’impression ni d’idée d’aucune sorte, dont nous avons conscience ou mémoire, que nous ne con­cevions comme existante ; il est évident que c’est de cette conscience qu’est tirée l ’idée la plus parfaite et la plus parfaite assurance de l ’être. D ’où nous pouvons former une alternative, la plus claire et la plus concluante qu’on puisse imaginer : puisque nous ne nous rappelons jamais aucune idée ni impression sans lui attribuer l ’existence, l ’idée d’existence ou doit être tirée d’une impression distincte, unie à toute impression, à tout objet de notre pensée, ou > bien doit s’identifier entièrement à l ’idée de la perception ou de l ’objet.

De même que cette alternative est une conséquence évidente du principe que toute idée naît d’une impression semblable, de même notre choix entre les propositions de l ’alternative ne fait pas plus de doute. Je suis si loin d’ad­mettre qu’il y ait une impression distincte qui accompagne toute impression et toute idée que je ne pense pas qu’il y ait deux impressions distinctes inséparablement unies. Même si certaines sensations peuvent être unies pour un temps, nous découvrons bientôt qu’elles se laissent séparer et qu’elles peuvent se présenter isolément. Aussi, bien que toute impression et toute idée dont nous nous souvenons soit considérée comme existante, l ’idée d’existence ne dérive d’aucune impression particulière.

L ’idée d’existence s’identifie alors exactement à l ’idée

Page 45: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

13* l ’e n t e n d e m e n t

de ce que nous concevons comme existant. Réfléchir à quelque chose simplement et y réfléchir comme à une existence sont deux actes qui ne diffèrent en rien l ’un de l ’autre. Cette idée, si on l ’unit à l ’idée d’un objet quel­conque, n’y fait aucune addition. Tout ce que nous con­cevons, nous le concevons comme existant. Toute idée, qu’il nous plaît de former, est l ’idée d’un être ; et l ’idée d’un être, c’est toute idée qu’il nous plaît de former.

Quiconque rejette cette identité, doit nécessairement désigner l ’impression distincte d ’où dérive l ’idée d’exis­tence effective, et doit prouver que cette impression est inséparable de toute perception à l ’existence de laquelle nous croyons. Et c’est impossible, nous pouvo'ns le con­clure sans hésiter.

Notre argumentation précédente 1 sur la distinction des idées, sans aucune différence réelle, ne nous servira ici en aucune manière. Ce genre de distinction se fonde sur les différentes ressemblances que la même idée simple peut soutenir avec plusieurs idées différentes. Mais on ne peut présenter aucun objet comme semblable à un autre en raison de son existence, ni comme différent des autres pour la même raison ; car tout objet, qui se présente, doit nécessairement exister.

Un raisonnement analogue expliquera l ’idée d’existence extérieure. Nous pouvons observer que tous les philo­sophes accordent, et de plus c’est assez évident en soi, que rien n’est réellement présent à l ’esprit que ses perceptions, impressions et idées, et que les objets extérieurs ne viennent à notre connaissance que par les perceptions qu’ils occasionnent. Haïr, aimer, penser, toucher, voir, tout cela n’est rien que percevoir.

Or, puisque rien n’est jamais présent à l ’esprit que ses perceptions et que toutes les idées dérivent d’un quelque chose qui fut antérieurement présent à l ’esprit, il s’ensuit que nous ne pouvons réussir à concevoir un quelque chose de spécifiquement différent des idées et des impressions ou à nous en former une idée. Fixons notre attention hors

i . i r> partie, sect. 7 (H), p. 91.

LES IDÉES D’ESPACE ET DE TEMPS 139

de nous autant que nous le pouvons ; lançons notre imagi­nation jusqu’au ciel, ou aux limites extrêmes de l ’univers ; en fait nous ne progressons jamais d ’un pas au delà de nous- mêmes, et ne pouvons concevoir aucune sorte d’existence que les perceptions, qui ont apparu dans cet étroit canton. C ’est l ’univers de l ’imagination et nous n’avons aucune idée qui ne s’y produise.

Le plus loin que nous puissions aller vers la conception d’objets extérieurs, si nous admettons qu’ils sont spécifi­quement différents de nos perceptions, c’est d’en former une idée relative, sans prétendre comprendre les objets relatifs. Dans le langage ordinaire, nous n’admettons pas qu’ils sont spécifiquement différents ; nous leur attribuons seulement différentes relations, connexions et durées. Mais j ’en parlerai plus complètement par la suite 1 .

1. 4 me partie, sect. 2 (H), p. 277.

Page 46: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

TROISIÈME PARTIE

CO NNAISSANCE E T PR O B A B ILIT É

S ec tio n I

La connaissance

Il y a sept genres différents de relation philosophique 1, ressemblance, identité, relations de temps et de lieu, rapport de quantité ou de nombre, degrés de qualité, contrariété et causalité. On peut diviser ces relations en deux classes ; celles qui dépendent entièrement des idées que nous com­parons les unes aux autres et celles qui peuvent varier sans aucune variation des idées. C ’est de l ’idée d’un triangle que nous dégageons la relation d’égalité que ses trois angles ont avec deux droits : et cette relation reste inva­riable tant que notre idée demeure la même. Au contraire la relation de contiguïté et de distance entre deux objets peut varier uniquement par modification, de leur place, sans aucun changement dans les objets ou dans leurs idées, et cette place dépend de cent conjonctures diffé­rentes que l ’esprit ne peut prévoir. C ’est le même cas pour identité et causalité. Deux objets peuvent, en dépit d ’une parfaite ressemblance et même s’ils apparaissent à la même place à des moments différents, être numériquement différents ; et comme le pouvoir par lequel un objet en produit un autre n’est jamais discernable à partir de leur idée seule, nous sommes évidemment avertis des relations de cause à effet par expérience et non par quelque réflexion ou raisonnement abstraits. Il n’y a pas un seul phénomène même le plus simple, qui puisse s’expliquer par les qua-

i . i r* partie, seet. s (H), p. 7$.

Page 47: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

lités des objets telles qu’elles nous apparaissent ; ou que nous puissions prévoir sans l ’aide de notre mémoire et de notre, expérience.

Il apparaît donc que, de ces sept relations philoso­phiques, il en reste quatre seulement qui, dépendant uniquement des. idées, puissent être objets de connais­sance et de certitude. Ce sont ressemblance, contrariété, degrés de qualité et proportions de quantité ou de nombre. Trois de ces relations se découvrent à première vue et appartiennent plus proprement au domaine de l ’intuition qu’à celui de la démonstration. Quand des objets se ressemblent, la ressemblance frappe dès l ’abord l ’œil ou plutôt l ’esprit ; elle nécessite rarement un second examen. Le cas est le même pour la contrariété et pour les degrés de qualité. Personne ne peut jamais douter que l ’existence et la non-existence se détruisent l ’une l ’autre et sont par­faitement incompatibles et contraires. Et, bien qu’on ne puisse juger exactement des degrés des qualités telles que couleur, saveur, chaleur, froid, quand leur différence est très petite, on décide pourtant aisément que l ’un d’eux est supérieur ou inférieur à un autre, quand leur diffé­rence est très grande. Et cette décision, nous la prononçons toujours à première vue, sans enquête ni raisonnement.

Nous pourrions procéder de même manière pour déterminer les proportions de quantité ou de nombre et pourrions d’un regard remarquer la supériorité, ou l ’infé­riorité, d’un nombre, ou d’une figure, par rapport à d’autres ; surtout quand la différence est très grande et tout à fait notable. Pour l ’égalité ou pour tout rapport précis, nous pouvons seulement les conjecturer sur un seul examen ; sauf pour les très petits nombres ou des portions très limitées d’étendue que nous saisissons sur l ’instant et où nous . percevons que nous ne pouvons tomber dans une erreur considérable. Dans tous les autres cas nous devons établir les proportions avec quelque liberté, ou procéder d’une manière plus artificielle.

J ’ai déjà observe que la.géométrie, Vart par lequel nous déterminons les propriétés des figures, bien qu’elle dépasse

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 143

de beaucoup et en universalité et en exactitude les juge­ments imprécis des sens et de l ’imagination, n’atteint pourtant jamais la précision ni l ’exactitude parfaites. Ses premiers principes se tirent encore de l ’apparence géné­rale des objets ; et cette apparence ne peut jamais nous apporter de sécurité, quand nous considérons la prodi­gieuse petitesse dont la nature est susceptible. Nos idées semblent nous donner l ’assurance parfaite que deux droites ne peuvent avoir un segment commun ; mais si nous examinons ces idées, nous découvrirons qu’elles admettent toujours une obliquité sensible des deux lignes et que, si l ’angle qu’elles forment est extrêmement petit, nous n’avons pas, de la droite, un critère assez précis pour nous assurer de la vérité de cette proposition. Le cas est le même pour la plupart des assertions premières des mathématiques.

L ’algèbre et l ’arithmétique restent donc les seules sciences où nous puissions pousser une chaîne de raisonne­ment à un certain degré de complication et conserver pourtant une exactitude et une certitude parfaites. Nous sommes en possession d’un critère précis qui nous permet de juger de l ’égalité et des rapports des nombres ; et, selon que ceux-ci correspondent ou non à ce critère, nous déterminons leurs rapports sans que nous puissions nous tromper. Quand deux nombres se correspondent de telle maniéré qu’une unité de l ’un réponde toujours à une unité de l ’autre, nous affirmons leur égalité ; c’est par manque d’un critère analogue de l ’égalité pour l ’étendue, qu’on peut difficilement considérer la géométrie comme une science parfaite et infaillible.

Mais ici peut-être n’est-il pas mauvais d’écarter une difficulté qui peut naître de mon assertion que la géométrie, bien qu’elle n’atteigne pas la précision et la certitude parfaites, propres à l ’arithmétique et à l’algèbre, surpasse pourtant les jugements imparfaits de nos sens et de notre imagination. La raison, qui me fait imputer ce défaut à la géométrie, c’est que ses principes initiaux et fonda­mentaux se tirent purement des apparences et l ’on peut

Page 48: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

144 l ’e n t e n d e m e n t

sans doute penser que ce défaut doit toujours la suivre et l ’empêcher de jamais atteindre, dans la comparaison des objets ou des idées, une rigueur supérieure à celle que nos yeux ou notre imagination sont, à eux seuls, capables d’atteindre. J ’avoue que ce défaut la suit assez pour l ’empêcher de jamais aspirer à une entière certitude : mais comme les principes fondamentaux dépendent des apparences les plus évidentes et les moins trompeuses, ils confèrent à leurs conséquences un degré d’exactitude dont celles-ci, à elles seules, seraient incapables. L ’œil ne peut déterminer l ’égalité des angles d’un chiliogone à 1996 angles droits, ni faire aucune conjecture qui approche de ce rapport ; mais, quand il détermine que des droites ne peuvent coïncider, que nous ne pouvons tracer plus d’une droite entre deux points donnés, ses erreurs ne peuvent jamais être très importantes. Telle est la nature de la géométrie et tel est son rôle de nous conduire à des appa­rences telles qu’en raison de leur simplicité, elles ne peuvent nous faire tomber en des erreurs considérables.

Je saisirai ici l ’occasion de présenter une deuxième remarque sur nos raisonnements démonstratifs, que suggère ce même objet des mathématiques. Les mathé­maticiens prétendent habituellement que les idées, qui sont leurs objets, sont d ’une nature si raffinée et si spiri­tuelle qu’elles ne tombent pas sous la conception de l'imagination, mais qu’on doit les comprendre par une vue pure et intellectuelle dont les facultés supérieures de l ’âme sont seules capables. La même opinion court à travers la plupart des parties de la philosophie ; elle sert surtout à expliquer nos idées abstraites et à montrer com­ment nous pouvons former une idée de triangle, par exemple, qui ne sera ni isocèle, ni scalène, ni restreinte à une longueur et à une proportion particulières des côtés. On voit aisément pourquoi les philosophes sont aussi épris de cette opinion des perceptions spirituelles et raffinées ; c’est que, par ce moyen, ils masquent beaucoup de leurs absurdités et peuvent refuser de se soumettre au jugement des idées claires par un appel à des idées obscures

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 145

et incertaines. Mais, pour détruire cet artifice, nous n’avons qu’à réfléchir à ce principe si souvent répété que, toutes nos idées sont des copies de nos impressions. Car nous pouvons en conclure immédiatement que, puisque toutes les impressions sont claires et précises, les idées, qui en sont les copies, doivent être de même nature et ne peuvent jamais, sinon par notre faute, contenir rien d’aussi obscur ni d’aussi embrouillé. Une idée, par sa nature même, est plus effacée qu’une impression ; mais comme, à tout autre égard, elle lui est identique, elle ne peut enfermer un très grand mystère. Si sa faiblesse la rend obscure, c’est à nous de remédier à ce défaut, dans la mesure du possible, en donnant à l ’idée fermeté et précision ; et tant que nous ne l ’aurons pas fait, c’est en vain que nous prétendrons raisonner et philosopher.

S ec tio n II

La p ro b a b ilité et l ’idée de cause et d ’effet

Voilà tout ce que je pense nécessaire d’observer sur ces quatre relations, qui sont les bases de la science ; mais, pour les trois autres qui ne dépendent pas de l ’idée

' et peuvent se présenter ou non, même quand Vidée demeure la même, il conviendra de les expliquer plus particulièrement. Ces trois relations sont identité, situation dans le temps et dans l’espace et causalité.

Les raisonnements de tout genre ne consistent en rien d’autre qu’en une comparaison et dans la découverte des rapports, constants ou non, qu’ont entre eux deux ou plusieurs objets. Cette comparaison, nous pouvons la faire soit quand les objets sont également présents aux sens, soit quand aucun d’eux n’est présent, soit quand l ’un d’eux seulement est présent. Quand les objets sont également présents aux sens et, avec eux, le rapport, nous appelons cela perception plutôt que raisonnement ; il n’y a pas dans ce cas d’exercice de la pensée, ni d’action,

H u m e l o

Page 49: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

146 l ’e n t e n d e m e n t

à proprement parler, c’est l ’admission purement passive des impressions à travers les organes de la sensation. D ’après cette manière de penser, nous ne devons recevoir comme raisonnement aucune des observations que nous pouvons faire sur l ’identité et sur les relations de temps et de lieu; en effet, dans aucun de ces cas, l ’esprit ne peut aller au delà de ce qui est immédiatement présent aux sens, soit pour découvrir l ’existence réelle, soit les relations des objets. C ’est seulement la causalité qui pré- duit une connexion telle qu’elle puisse nous assurer l ’existence ou l ’action d’un objet qui fut suivie ou pré­cédée par une autre existence ou une autre action ; et l ’on ne peut jamais employer les deux autres relations dans un raisonnement, sinon dans la mesure où elles l ’impliquent ou sont impliquées par elle. Il n’y a rien dans aucun objet, qui nous persuade qu’il est toujours distant d ’un autre ou qu’il lui est toujours contigu ; et quand l ’expérience et l ’observation nous découvrent que, sur ce point, le rapport des deux objets reste invariable, nous concluons toujours qu’une cause cachée les sépare ou les unit. Le même rai­sonnement s’étend à l ’identité. Nous admettons aisément qu’un objet peut conserver son identité individuelle, même si plusieurs fois il se dérobe aux sens, puis réappa­raît ; nous lui attribuons l ’identité malgré la discontinuité de la perception, chaque fois que nous conclue ns que, si nous avions constamment maintenu sur lui notre regard ou notre main, nous en aurions reçu une perception invariable et ininterrompue. Mais cette conclusion qui dépasse les impressions de nos sens peut se fonder uni­quement sur la connexion de la cause à l’effet ; nous ne pourrions autrement avoir aucune garantie qu’on ne nous a pas changé l ’objet, quelque grande que puisse être la ressemblance du nouvel objet à celui qui était d ’abord présent aux sens. Toutes les fois que nous découvrons une telle ressemblance parfaite, nous examinons si elle est courante dans cette espèce d’objets ; s’il est possible ou probable qu’une cause puisse opérer pour produire le changement et la ressemblance ; et, d ’après les conclusions

CONNAISSANCE ET PROBABILITE

que nous établissons sur ces causes et effets, nous portons notre jugement sur l ’identité de l’objet.

Il apparaît donc ici que, des trois relations qui ne dépendent pas uniquement des idées, la seule qui peut être suivie au delà de nos sens et qui nous informe de l ’existence d’objets que nous ne voyons ni ne touchons, c’est la causalité. C ’est donc cette relation que nous ten­terons d’expliquer complètement avant de quitter le sujet de l ’entendement.

Pour commencer régulièrement, nous devons examiner l ’idée de causalité et voir de quelle origine elle dérive. On ne peut raisonner correctement si l ’on ne comprend pas parfaitement l ’idée sur laquelle on raisonne ; et l ’on ne peut comprendre parfaitement une idée si l ’on ne remonte pas à son origine et si l ’on n’examine pas l ’impression primitive dont elle naît. L ’examen de l ’impression jette de la clarté sur l ’idée ; et l ’examen de l ’idée jette de même de la clarté sur tout notre raisonnement.

Jetons donc notre regard sur deux objets quelconques que nous appelons cause et effet et retournons-les de»tous côtés afin de découvrir l ’impression qui produit une idée d’aussi prodigieuse importance. A première vue je perçois que je ne dois la chercher dans aucune des qualités par­ticulières des objets ; car, quelle que soit celle de ces qualités que je choisisse, je découvre un objet qui n’en est pas doté et qui pourtant tombe sous la dénomination de cause ou d’effet. Et certes il n’existe rien, soit d’extérieur soit d’intérieur, qu’on ne doive considérer comme une cause ou comme un effet ; pourtant il est clair qu’il n’y a pas une seule qualité qui appartienne universellement à tout être et lui donne droit à cette dénomination.

L ’idée de causalité doit donc se tirer de quelque relation entre les objets ; et cette relation, nous devons maintenant tenter de la découvrir. Je trouve en premier lieu que tous les objets, que l ’on considère comme causes et effets, sont contigus ; et que rien ne peut agir, en un temps ou en un lieu éloignés si peu que ce soit des temps et lieu de sa propre existence. Des objets éloignés peuvent paraître

Page 50: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

parfois causes les uns des autres, mais on trouve couram­ment à l ’exâmen qu’ils sont enchaînés par une suite de causes contiguës entre elles et aux objets éloignés et quand dans un cas particulier, on ne peut découvrir cette con­nexion, nous présumons encore qu’elle existe. Nous pou­vons donc considérer la relation de contiguïté comme essentielle à la relation de causalité ; du moins pouvons- nous l ’admettre conformément à l ’opinion générale jus­qu’à ce que nous puissions trouver une occasion plus convenable 1 d’éclaircir ce sujet en examinant quels objets sont susceptibles, ou non, de juxtaposition et de conjonction.

La seconde relation, que je noterai comme essentielle aux causes et aux effets, n’est pas admise aussi univer­sellement et elle est sujette à controverse. C ’est celle d 'antériorité temporelle de la cause par rapport à l ’effet. Certains prétendent qu’il n’est pas absolument nécessaire qu’une cause doive précéder son effet ; un objet, ou une action, au tout premier moment de son existence, pourrait exercer sa qualité productive et engendrer un autre objet, ou une autre action, qui en serait parfaitement contem­poraine. Mais, outre que l ’expérience semble, dans la plupart des cas, contredire cette opinion, on peut établir la relation d’antériorité par une sorte d’inférence ou de raisonnement. C ’est une maxime reçue en philosophie naturelle comme en philosophie morale qu’un objet, qui existe quelque temps dans sa pleine perfection sans en produire un autre, n’en est pas la seule cause ; mais il est secondé par quelque autre principe qui le fait sortir de son état d’inactivité et lui fait exercer l ’énergie dont il est secrètement doté. Or, si une cause quelconque peut être parfaitement contemporaine de son effet, il est cer­tain, d ’après cette maxime, que toutes doivent l ’être aussi ; en effet toutes celles qui retardent leur action un seul moment ne se déploient pas au moment précis où elles auraient pu opérer ; aussi ne sont-elles pas des causes propres. Ce raisonnement n’aboutirait à rien de moins qu’à

i . 4 m0 partie, sect. 5 (H), p. 324.

détruire la succession des causes que nous observons dans le monde ; et, en vérité, à annihiler complètement le temps. Car si une cause était contemporaine de son effet, et cet effet de son effet, et ainsi de suite, manifestement il n’y aurait plus de succession et tous les objets devraient coexister.

Si cet argument paraît satisfaisant, tout est bien. Sinon, je prie le lecteur de m’accorder la même liberté, que j ’ai déjà prise dans le cas précédent, de l ’admettre comme tel. Car on trouvera que la question n’a pas grande importance.

Après avoir découvert ou admis que les deux relations de contiguïté et de succession sont essentielles aux causes et aux effets, je découvre que je suis bloqué et que je ne peux progresser plus avant par l ’examen d’un cas isolé de cau­salité. Le mouvement d’un corps est, dans le choc, con­sidéré comme la cause du mouvement d’un autre corps. Quand nous considérons ces objets avec une extrême attention, nous découvrons seulement qu’un corps s’ap­proche de l ’autre ; et que le mouvement de l ’un précède le mouvement de l ’autre mais sans aucun intervalle sen­sible. Il est vain de nous torturer à penser et à réfléchir plus avant sur ce sujet. Nous ne pouvons pas aller plus loin par l ’examen de ce cas particulier.

Si l ’on rejetait ce cas et que l ’on prétende définir une cause en disant que c’est un objet qui en produit un autre, ce serait évidemment ne rien dire. Car qu’entendre par production? Peut-on en donner une définition qui ne s’identifie pas à celle de la causalité? Si on le peut, je désire qu’on la présente. Si on ne le peut, on tourne ici dans un cercle et l ’on donne un synonyme en guise de définition.

Faut-il donc se satisfaire des deux relations de conti­guïté et de succession qui apporteraient une idée complète de la causalité? En aucune manière. Un objet peut être contigu et antérieur à un autre, sans qu’on le considère comme sa cause. Il faut prendre en considération une connexion nécessaire et cette relation est beaucoup plus

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ I4 9

Page 51: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

15° l ’e n t e n d e m e n t

importante qu'aucune des deux autres mentionnées ci- dessus.

Ici de nouveau je tourne l ’objet de tous côtés afin de découvrir la nature de cette connexion nécessaire et de

<• trouver l ’impression, ou les impressions, d’où cette idée peut dériver. Si je porte les yeux sur les qualités connues

. des objets, je découvre immédiatement que la relation de cause à effet n ’en dépend aucunement. Si je considère leurs relations, je ne peux trouver que celles de contiguïté et de succession ; et je les ai déjà appréciées comme impar­faites et insuffisantes. Affirmerai-je, en désespoir de cause, que je tiens là une idée que ne précède aucune impression semblable? Ce serait donner trop violemment une preuve de légèreté et d’inconstance ; car le principe opposé a déjà été établi si fermement qu’il ne permet pas d’hésiter à nouveau ; du moins, tant que nous n’avons pas examiné plus complètement la difficulté actuelle.

Nous devons donc procéder comme ces gens qui, à la recherche d’un objet qui leur est caché, battent, quand ils ne l ’ont pas découvert à l ’endroit où ils s’attendaient à le trouver, tous les lieux voisins, sans vue ni. dessein déter­minés dans l ’espoir que leur bonne fortune les guidera enfin vers l ’objet de leurs recherches. Il nous faut aban­donner l ’examen direct de cette question de la nature de la connexion nécessaire qui entre dans notre idée de causalité ; et tenter de découvrir d’autres questions dont l ’étude nous apportera peut-être une suggestion susceptible d’éclaircir la difficulté actuelle. De ces questions, il s’en présente deux que je vais examiner.

La première, c’est quelle raison nous fait affirmer comme nécessaire què tout ce qui commence d’exister, doit aussi avoir une cause ?

La seconde, pourquoi concluons-nous que telles causes particulières doivent nécessairement avoir tels effets par­ticuliers ; et quelle est la nature de Yinférence qjii nous conduit des unes aux autres, et de la croyance que nous lui accordons ?

J ’observerai seulement avant de pousser plus avant que,

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

bien que les idées de cause et d’effet dérivent des impres­sions de réflexion aussi bien que des impressions de sen­sation, pourtant par raison de brièveté, je mentionne cou­ramment ces dernières seulement comme origines de ces idées ; mais je désire que tout ce que j ’en dis soit aussi étendu aux premières. Les passions sont en connexion avec leurs objets et les unes avec les autres ; tout autant que les corps extérieurs entre eux. Donc la même relation de cause à effet, qui appartient aux unes, doit être commune à toutes.

S e c t io n III

Pourquoi une cause est=elle toujours nécessaire

Commençons par la première question sur la nécessité d ’une cause : c’est en philosophie une maxime générale que tout ce qui commence d’exister doit avoir une cause de son existence. On la prend couramment pour accordée dans tous les raisonnements, sans donner ni demander de preuves. On admet qu’elle se fonde sur l ’intuition et que c’est l ’une de ces maximes qu’on peut bien nier des lèvres, mais dont on ne peut réellement douter dans son cœur. Mais si nous examinons cette maxime à l ’aide de l ’idée de connaissance expliquée ci-dessus, nous n’y découvrirons aucune marque d’une telle certitude intuitive ; au con­traire nous trouverons qu’elle est d ’une nature complète­ment étrangère à ce genre de conviction.

Toute certitude naît d’une comparaison d’idées et de la découverte de relations qui demeurent invariables tant que les idées restent identiques à elles-mêmes. Ces rela­tions sont la ressemblance, les proportions de quantité et de nombre, les degrés de qualité et la contrariété ; aucune d’elles n’est impliquée dans cette proposition : tout ce qui a un commencement a aussi une cause de son existence. Donc cette proposition n’est pas intuitivement certaine. Du moins quiconque voudrait affirmer qu’elle est intuitivement certaine, devrait réfuter que ce sont là les seules relations

Page 52: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

152 l ’e n t e n d e m e n t

infaillibles ; il devrait découvrir qu’une autre relation de ce genre y est impliquée ; et ce serait alors seulement le moment de l ’examiner.

Mais voici un argument qui prouve tout d’une fois que la proposition précédente n’est ni intuitivement ni démons­trativement certaine. Nous ne pouvons jamais démontrer la nécessité d’une cause pour toute nouvelle existence, ou pour toute îaouvelle modification d’une existence, sans montrer en même temps l ’impossibilité qu’il y a à ce que ce quelque chose puisse jamais commencer d’exister sans un principe producteur. Or cette dernière proposition, nous sommes complètement incapables d ’en fournir une preuve démonstrative : nous pouvons nous en assurer en considérant que, puisque toutes les idées distinctes sont séparables les unes des autres et que les idées de la cause et de l ’effet sont évidemment distinctes, nous concevrons aisément qu’un objet n’existe pas à un moment et qu’il existe au moment suivant sans y joindre l ’idée d’une cause ou d’un principe producteur. Donc l ’imagination peut évidemment séparer l ’idée de cause de l ’idée de commence­ment d’existence ; par suite la séparation effective de ces objets est tellement possible qu’elle n’implique ni con­tradiction ni absurdité ; on ne peut donc la réfuter par aucun raisonnement établi sur les idées seulement ; et, sans un raisonnement de cette nature, on ne peut démontrer la nécessité d’une cause.

Aussi trouverons-nous à l ’examen que toutes les démons­trations que l ’on a produites de la nécessité d ’une cause sont fallacieuses et sophistiques. Tous les points du temps et de l ’espace, disent certains philosophes où nous

i- Mr H o b b es (H). Of liberty and necessity ; my opinion about liber- ty and necessity ; my reagons. ■ 1. sixième po in t aus i q u ’on ne peu t im aginer un com m encem ent d ’ex i;tcncc sans cause, on ne peu t le eon. n a ître au trem en t q u ’en -essay an t com m ent on peu t l ’im aginer ; or, si on essai:' de le fa ire , on tro u v e ra qu 'il y a a u ta n t de raisons, s ’il n ’y a pas de cause d ’une chose, de concevoir que ce tte chose puisse com ­m encer d ’ê tre à un m om ent p lu tô t qu.’à un a u tre , que de penser qu ’elle puisse com m encer d ’ê ire à tout m om ent, ce qei est im possible ; aussi fau t-il penser qu ’il y a eu une cause spéciale qui l’a fait commeri- cer d ’ê tre à ce m om ent-là , p lu tô t q u ’a u p a ra v a n t ou q u ’après ; ou*

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 153

pouvons admettre qu’un objet commence d’exister, sont en eux-mêmes équivalents ; s’il n’y a pas une cause propre à un temps et à un lieu qui, par ce moyen, détermine et fixe l ’existence, celle-ci doit rester éternellement en suspens ; i ’objet ne peut jamais commencer d’exister par manque d’un quelque chose qui en fixe le commence­ment. Mais je demande s’il y a plus de difficulté à admettre que le temps et le lieu soient fixés sans cause que d’ad­mettre que l ’existence soit déterminée de cette manière! La première question qui se présente sur ce sujet est toujours de savoir si l ’objet existera ou non : la suivante, quand et où il commencera d’exister. Si, dans un cas, il est intuitivement absurde d’écarter toute cause, il doit en être de même dans l ’autre cas ; et si, dans un cas, cette absurdité n’apparaît pas sans preuve, elle en réclame une aussi dans l ’autre cas. Donc l ’absurdité de l ’une des hypo­thèses ne peut jamais être une preuve de l ’absurdité de l'autre ; car elles sont toutes deux sur le même pied, elles doivent s’établir ou s’effondrer par le même raisonnement.

Le second argument 1 que je trouve employé sur cesinon, qu’elle n ’a jam ais commencé d’être et qu’elle est éternelle »> édition Molesworth, t. IV , p. 276.

1 . Dr C l a r k e et d’autres (H). A démonstration of the being and attributs of God, éd. de 1725 ; P- 8, paragraphe ayant en marge le titre : il faut que quelque chose ait existé de toute éternité : « I. Premiè­rement, il est absolument et indéniablement certain que quelque chose a existé de toute éternité. C’est une proposi;ion si évidente et si indé­niable qu’aucun athée, à aucune époque, n ’ a jam ais osé affirmer le contraire ; aussi est-il à p -inc besoin d’en apporter une preuve par­ticulière. Car, puisqu’il existe quelque chose à présent, manifestement quelque chose a toujours existé ; sinon il aurait fallu que les choses qui existent en ce moment ai ;nt été produites de rien, absolument et sans cause.: ce qui est manifestement une contradiction dans les termes. Car dire qu’une chose est produite et pourtant qu’ il n ’y a pas du tout de cause de sa production, c’est dire qu’une chose est une conséquence, sans qu’elle soit la conséquence de rien ; c’est-à-dire au moment même où elle n ’est en rien une conséquence. Tout ce qui existe a une cause, une raison, une base de son existence, (un fond<ment sur quoi repose son existence ; une base ou une raison pourquoi elle existe plutôt qu’elle n ’existe pas ;) soit dans la nécessité de sa propre nature, et *Jors il faut qu’elle ait été éternelle par elle-même ou dans la volonté

Page 53: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

154 l ’e n t e n d e m e n t

point, souffre d ’une égale difficulté. Tout doit avoir une cause, dit-on ; car ce qui n’aurait pas de cause, devrait se produire soi-même, c’est-à-dire devrait exister avant d’exister, ce qui est impossible. Mais ce raisonnement n’est manifestement pas concluant ; car il admet que, au moment où nous nions toute cause, nous accordons encore ce que nous nions expressément, qu’il doit y avoir une cause ; qui, affirme-t-on par suite,'est l ’objet lui-même ; et c’est là, sans aucun doute, une contradiction mani­feste. Mais dire qu’une chose est produite ou, pour m ’ex­primer avec plus de propriété, qu’elle vient à exister sans cause, ce n’est pas affirmer qu’elle est sa propre cause ; mais au contraire quand on exclut toutes les causes exté­rieures, on exclut a fortiori la chose elle-même qui est créée. Un objet, qui existe absolument sans cause, n’est certainement pas sa propre cause ; et quand vous affirmez que l ’un résulte de l ’autre, vous admettez le point même qui est en question et prenez pour accordé qu’il est entièrement impossible qu’une chose puisse jamais com­mencer d ’exister sans cause et que, si nous excluons un principe producteur, nous devons encore recourir à un autre principe.

C ’est exactement le même cas avec le troisième argu­ment 1 utilisé pour démontrer la nécessité d ’une cause. Tout ce qui est produit sans cause, n’est produit par rien ; ou, en d’autres termes, a le néant pour cause. Mais

d ’un autre être ; et alors il faut que cet autre être, du moins dans l ’ordre de la nature et de la causalité, ait existé avant son effet. »

i . Mr L o c k e (H). Essay concerning Human Understanding, livre IV , ch. X , sect, v i : « Ensuite on sait, de certitude intuitive, qu’un

..pur néant ne peut pas plus produire un être réel qu’il ne peut être égal à deux angles droits. S i 'l ’on ignore que le néant, c’est-à-dire l ’ absence de toute existence, ne peut être égal à deux angles d oits, il est impos­sible de suivre aucune .démonstration dans Euclide. S i donc nous savons qu’il existe un être réel et que le néant ne peut produire aucun être réel, c’est une démonstration évidente que de toute éternité il y a eu quelque chose ; puisque ce qui n ’a pas existé de toute éternité a eu un commencement -, et qu’il faut que ce qui a eu un commencement ait été produit par quelque chose d ’autre. »

le néant ne peut jamais être une cause, pas plus qu’il ne peut être quelque chose, ni égal à deux angles droits. La même intuition qui nous fait.percevoir que le néant n’est pas égal à deux angles droits, ou qu’il n’est pas quelque chose, nous fait aussi percevoir qu’il ne.peut jamais être une cause ; par suite nous devons percevoir que tout objet a une cause réelle de son existence.

Je crois qu’il ne sera pas nécessaire d’employer beau­coup de mots à montrer la faiblesse de cet argument, après ce que j ’ai dit du précédent. Tous deux se fondent sur la même erreur et dérivent du même tour de pensée. Il suffit d’observer seulement que si nous excluons toutes les causes, nous devons les exclure effectivement et n’ad­mettre ni le néant ni l ’objet lui-même comme causes de son existence ; aussi ne pouvons-nous tirer en rien argu­ment de l ’absurdité de ces hypothèses pour prouver l ’absurdité de cette exclusion. Si tout doit avoir une cause, il en résulte que, si nous excluons les autres causes, nous devons accepter comme causes l ’objet lui-même ou le néant. Mais c’est le point qui est justement en question, de savoir si tout doit avoir une cause ou non ; donc, en bon raisonnement, on ne doit jamais le prendre pour accordé.

Puisque ce n’est pas de la connaissance ni d’aucun rai­sonnement rigoureux que nous tirons l ’opinion qu’une cause est nécessaire pour toute nouvelle production, cette opinion doit nécessairement venir de l ’observation et de l ’expérience. La question suivante doit être alors naturellement, comment l'expérience engendre un tel prin­cipe? Mais il sera plus commode, je trouve, de ramener cette question à la suivante, pourquoi concluons-nous que telles causes particulières doivent avoir nécessairement tels effets particuliers et pourquoi formons-nous une inférence des unes aux autres ? Aussi ferons-nous de celle-ci le sujet de notre prochaine recherche. Peut-être trouvera-t-on à la fin que la même réponse servira aux deux questions.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 155

Page 54: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

156 l ’e n t e n d e m e n t

S e c t io n IV

Parties com posantes de nos raisonnem ents su r la cause et l ’effet

Bien que l ’esprit, dans ses raisonnements à partir des causes ou des effets, porte ses vues au delà Ses objets qu’il voit ou dont il se souvient, il ne doit jamais les perdre de vue entièrement, ni raisonner uniquement sur ses propres idées sans quelque mélange d’impressions, ou du moins d’idées de la mémoire qui équivalent à des impressions. Si nous inférons des effets à partir de leurs causes, nous devons établir l ’existence de ces causes ; or nous avons seulement deux moyens de le faire soit par une perception immédiate de notre mémoire ou de nos sens, soit par une inférence à partir d ’autres causes ; et ces causes, nous devons à nouveau les valider de la même manière, soit par une impression présente soit par une inférence à partir de leurs causes et ainsi de suite, jusqu’au moment où nous arrivons à quelque objet que nous voyons ou dont nous nous souvenons. Il nous est impossible de prolonger nos inférences à l ’infini ; et la seule chose qui puisse les arrêter, c’est une impression de la mémoire ou des sens après laquelle il n’y a plus de place pour le doute ou la recherche.

Pour en donner un exemple, nous pouvons choisir un point d’histoire et examiner pour quelles raisons nous y croyons ou nous le rejetons. Ainsi nous croyons que César fut tué au Sénat aux ides de mars, parce que ce fait est établi par le témoignage unanime d’historiens qui s ’accordent à assigner à cet événement ce moment et ce lieu précis. Il y a là certains caractères et lettres qui sont présents à notre mémoire ou à nos sens ; ces caractères, nous rappelons-nous également, furent employés comme signes de certaines idées ; et ces idées furent ou bien dans les esprits d’hommes qui furent témoins immédiats de cette action et reçurent leurs idées directement de la réalité

c o n n a is s a n c e e t p r o b a b il it é 157

du fait ; ou bien dérivèrent du témoignage d’autrui et celui-ci à nouveau d’un autre témoignage jusqu’au moment où nous arrivons, par une progression mani­feste, aux témoins oculaires et aux spectateurs de l ’événe­ment. Évidemment toute cette chaîne d’arguments, toute cette connexion de causes et d’effets se fonde à l ’origine sur les caractères et les lettres que l ’on voit ou que l ’on se rappelle ; sans l ’autorité de la mémoire ou des sens, tout notre raisonnement serait chimérique et sans fondement. Chaque maillon de la chaîne serait dans ce cas suspendu à un autre maillon ; mais l ’extrémité de la chaîne ne serait attachée à rien qui puisse soutenir tout l ’ensemble ; par suite il n’y aurait ni croyance ni évidence. Tel est effecti­vement le cas pour tous les arguments hypothétiques ou raisonnements qui partent d’une supposition ; car il n’y a en eux ni impression présente, ni croyance à une existence réelle.

Je n’ai nul besoin de remarquer que ce n’est pas une objection pertinente contre la doctrine présente que nous puissions raisonner sur nos conclusions ou nos principes passés sans recourir aux impressions qui d ’abord les engendrèrent : car, même si l ’on admet que ces impres­sions soient complètement effacées de la mémoire, la conviction qu’elles ont produite peut encore persister ; et il est toujours aussi vrai que tous les raisonnements sur les causes et les effets proviennent à l ’origine de quelque impression ; de la même manière que la certitude d’une démonstration procède toujours d’une comparaison d’idées, bien qu’elle puisse durer, une fois la comparaison oubliée.

S e c t io n V

Les im pressions des sens et de la m ém oire

Ainsi, dans ce genre de raisonnement par causalité, nous employons des matériaux de nature mêlée et hété­rogène, qui, malgré leur connexion, sont pourtant essen­tiellement différents les uns des autres. Tous nos argu­

Page 55: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

158 l ’e n t e n d e m e n t

ments sur les causes et les effets se composent à la fois d’une impression de la mémoire ou des sens et de l ’idée de l ’existence qui produit l ’objet de l ’impression, ou que produit cet objet. Nous avons donc ici trois choses à expliquer, premièrement l ’impression originelle. Deuxièmement la transition à l ’idée de la cause ou de l ’effet conjoint. Troisièmement la nature et les qualités de cette idée.

Pour ce qui est des impressions qui naissent des sens, leur cause dernière est, à mon avis, parfaitement inexpli­cable par la raison humaine et il sera toujours impossible de décider Ejvec certitude si elles naissent immédiatement de l ’objet, si elles sont produites par le pouvoir créateur de ' l ’esprit ou si elles proviennent de l ’Auteur de notre être x. Une telle question n’a d’ailleurs aucune espèce d’impor­tance pour notre dessein actuel. Nous pouvons tirer des inférences de la cohérence de nos perceptions, que celles- ci soient vraies ou fausses ; qu’elles représentent exacte­ment la nature ou qu’elles soient de pures illusions des sens.

Si nous cherchons la caractéristique qui distingue la mémoire de l ’imagination, il nous faut percevoir immédia­tement qu’elle ne peut se trouver dans les idées simples qu’elle nous présente ; car ces facultés tirent également leurs idées simples des impressions et ne dépassent jamais ces perceptions originelles. Ces facultés se dis­tinguent aussi peu l ’une de l ’autre par l ’arrangement de leurs idées complexes. Caf, bien que ce soit une propriété particulière de la mémoire de conserver l ’ordre primitif et la position de ses idées, alors que l ’imagination les trans­pose et les change à son gré, pourtant cette différence ne suffit pas à les distinguer dans leurs opérations et à nous les faire discerner l ’une de l ’autre ; car nous ne pouvons rappeler les impressions passées afin de les comparer à nos idées présentes et de voir si leur ordonnance est exacte­ment identique. Puisque donc la mémoire ne se connaît

* i . Hume se réfère sans doute à Locke pour la première hypothèse, à Leibniz pour la seconde et à Berkeley pour la troisième.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 159

ni à l ’ordre de ses idées complexes, ni à la nature de ses idées simples, il suit que la différence qu’il y a entre elle et l ’imagination, se trouve dans sa force et sa vivacité supérieures. Un homme peut laisser libre cours à son imagination pour feindre une scène passée d’aventures ; et il n’aurait aucune possibilité de distinguer cette fiction d’un souvenir d ’un genre analogue, si les idées de l ’imagi­nation n’étaient pas plus effacées et plus indistinctes.

Il arrive souvent que, lorsque deux hommes ont été engagés dans une action, l ’un se la rappelle beaucoup mieux que l ’autre et qu’il a toutes les difficultés du monde pour amener son compagnon à s’en souvenir. C ’est en vain qu’il revient sur diverses circonstances ; qu’il men­tionne le moment, le lieu, la compagnie, ce qui fut dit, ce qui fut fait de toutes parts ; jusqu’au moment où enfin il touche une circonstance heureuse qui ressuscite le tout et donne à son ami une parfaite mémoire de tous les détails. Ici la personne oublieuse reçoit d’abord toutes les idées de la conversation de l ’autre avec les mêmes cir­constances de temps et de lieu : pourtant elle les consi­dère comme de pures fictions imaginatives. Mais aussitôt qu’est indiquée la circonstance qui touche la mémoire, les mêmes idées exactement apparaissent sous un nouveau jour et elles sont en quelque sorte senties différemment de ce qu’elles l ’étaient auparavant. Sans aucune autre modi­fication que dans’ la manière dont on les sent, elles deviennent immédiatement des idées de la mémoire et l ’assentiment leur est donné.

Puisque donc l ’imagination peut représenter tous les mêmes objets que la mémoire peut nous offrir et que ces facultés se distinguent seulement par la manière différente dont elles sentent les idées qu’elles présentent, il convient sans doute d’examiner la nature de cette manière de sen­tir. lit ici tout le monde, je pense, conviendra volontiers avec moi que les idées de la mémoire sont plus fortes et plus vives que celles de l ’imagination 1.

ï . Ces deux paragraphes ont été ajoutés dans l ’Appendice.

Page 56: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

Un peintre qui voudrait représenter une passion ou une émotion d’un genre quelconque, essaiera de se donner le spectacle d’une personne agitée par une émotion analogue afin d’aviver ses idées et de leur donner une force et une vivacité supérieures à celles qu’on trouve dans les idées qui sont de pures fictions imaginatives. Plus récente est cette mémoire, plus claire est l ’idée : et quand, après un long intervalle, il voudrait revenir à la contemplation de son objet, il trouverait toujours que son idée est très affaiblie, sinon complètement effacée. Nous hésitons fréquemment sur les idées de la mémoire puisqu’elles deviennent très faibles et sans vigueur ; et nous avons du mal à définir si une image procède de l ’imagination ou de la mémoire quand elle ne se présente pas sous ces vives couleurs qui distinguent cette dernière faculté. Je pense me rappeler un tel événement, dit-on, mais je n’en suis pas sûr. Un long intervalle de temps l ’a presque effacé de ma mémoire et il me laisse incertain si c’est ou non la simple créature de mon imagination.

Et de même qu’une idée de la mémoire, en perdant de sa force et de sa vivacité, peut dégénérer au point qu’on la prend pour une idée de l ’imagination, de même, en contrepartie, une idée de l ’imagination peut acquérir assez de force et de vivacité pour passer pour une idée de la mémoire et reproduire ses effets sur la croyance et le jugement. On note ce fait dans le cas des menteurs; ceux-ci, par la fréquente répétition de leurs mensonges, en viennent à la fin à y croire et à se les rappeler comme des réalités ; l ’accoutumance et l ’habitude ont en effet, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, la même influence sur l ’esprit que la nature et elles y impriment l ’idée avec une force et une vigueur égales.

Ainsi il apparaît que la croyance ou Vassentiment qui accompagne toujours la mémoire et les sens, n ’est rien que la vivacité des perceptions qu’ils présentent ; et que c’est cette vivacité seule qui les distingue de l ’imagination. Croire, c’est dans ce cas sentir une impression immédiate des sens ou la répétition de cette impression dans la

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ l 6 l

mémoire. C ’est purement la force et la vivacité de la perception, qui constituent le premier acte du jugement et qui posent la base du raisonnement que nous construi­sons quand nous dégageons la relation de la cause à l ’effet.

S e c t i o n VI

L ’inférence de Vimpression à Vidée

Il est facile de remarquer que, lorsque nous dégageons cette relation, l ’inférence que nous tirons de la cause à l ’effet ne découle pas uniquement de l ’inspection de ces objets particuliers ni d ’une pénétration de leurs essences, telle qu’elle nous découvre la dépendance de l ’une vis- à-vis de l ’autre. Il n ’y a pas d ’objet qui implique l ’exis­tence d’un autre objet, si nous considérons ces objets en eux-mêmes et si nous ne regardons pas au delà des idées que nous nous en faisons. Une telle inférence équivau­drait à une connaissance et impliquerait la contradiction absolue et l ’impossibilité de concevoir quoi que ce soit de différent. Mais, puisque toutes les idées distinctes sont séparables, évidemment il ne peut y avoir d ’impossibilité de ce genre. Quand nous passons d’une impression pré­sente à l ’idée d ’un objet, nous aurions pu sans doute séparer l ’idée de l ’impression, nous aurions pu lui substi­tuer, une autre idée.

C ’est donc par expérience seulement que nous pouvons inférer l ’existence d ’un objet de celle d ’un autre. Voici la nature de cette expérience. Nous nous souvenons d ’avoir eu des exemples fréquents de l ’existence d’objets d ’une espèce donnée ; et nous nous souvenons aussi que des objets d ’une autre espèce les ont toujours accompagnés et <>nt toujours apparu dans un ordre régulier de contiguïté et de succession par rapport à eux. Ainsi nous nous sou­venons d’avoir vu un objet de cette espèce que nous nppelons flamme et d ’avoir senti une sensation de cette espèce que nous nommons chaleur. Nous rappelons ("gaiement à l ’esprit leur constante conjonction dans tous

Humî h *

Page 57: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’ e n t e n d e m e n t

les cas passés. Sans autre cérémonie, nous appelons l ’une cause et l ’autre effet, et inférons l ’existence de l ’une de l ’existence de l ’autre. Dans tous les cas d ’où nous appre­nons la conjonction de causes et d ’effets particuliers, les causes et les effets ont été également perçus par les sens et nous nous en souvenons ; mais, dans tous les cas où nous raisonnons sur eux, nous percevons ou nous nous rappelons seulement les uns et c’est en conformité de notre expérience passée que les autres sont donnés.

Ainsi, chemin faisant, nous avons découvert, sans le vouloir, une nouvelle relation entre la cause et l ’effet, alors que nous ne nous y attendions pas le moins du monde et que nous nous employions à fond sur un autre sujet. Cette relation, c’est leur conjonction constante. Contiguïté et succession ne suffisent pas à nous faire affirmer que deux objets sont cause et effet, sauf si nous percevons que ces deux relations se retrouvent dans plu­sieurs cas. Nous pouvons voir maintenant l ’avantage qu’il y a à abandonner l ’inspection directe de cette relation pour découvrir la nature de cette connexion nécessaire qui en constitue une partie aussi essentielle. Nous pouvons espérer arriver à la fin par ce procédé au but proposé ; pourtant, à dire vrai, cette relation nouvellement décou­verte de conjonction constante ne semble ne nous avancer que très peu dans notre voie. Car elle, n ’implique rien de plus que ceci : des objets analogues ont toujours été placés dans des rapports analogues de contiguïté et de succession ; et il semble évident, du moins à première vue, que, par ce moyen, nous ne puissions découvrir aucune idée nou­velle et que nous puissions seulement multiplier le nombre des objets de notre esprit, mais non en accroître la variété. Ôn peut penser que ce que nous n’apprenons pas d’un seul objet, nous ne pouvons pas l ’apprendre de cent, s ’ils sont de mcme espèce et se ressemblent parfaitement en tout point. De même qye nos sens nous montrent dans un cas unique deux corps, deux mouvements ou deux qua­lités dans des rapports déterminés de succession et de contiguïté, de même notre mémoire nous présente unique -

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

ment une multitude de cas où nous trouvons toujours des corps, mouvements et qualités semblables dans des rap­ports semblables. La simple répétition d ’une impres­sion passée, même à l ’infini, n ’engendrera jamais une nouvelle idée originale, comme celle de connexion néces­saire ; le nombre des impressions n ’a, dans ce cas, pas plus d’effet que si nous nous en tenions à une seule. T o u ­tefois, malgré la rigueur et l ’évidence apparentes de ce raisonnement, comme ce serait de la sottise de désespérer trop tôt, nous suivrons le fil de notre discussion ; puisque nous avons trouvé qu’une fois découverte la constante conjonction de certains objets, nous tirons toujours une inférence d ’un objet à l ’autre, nous examinerons mainte­nant la nature de cette inférence et de la transition de l ’impression à l ’idée. Peut-être apparaîtra-t-il à la fin que la connexion nécessaire dépend de l ’inférence, au lieu que ce soit l ’inférence qui dépende de la connexion nécessaire.

Puisqu’il apparaît que la transition d ’une impression l>ir;,cnte à la mémoire ou aux sens à l ’idée d’un objet que nous nommons cause ou effet se fonde sur Yexpérience pnviée et sur notre souvenir de leur constante conjonction, la question suivante est de savoir si l ’expérience produit l'idée au moyen de l ’entendement ou de l ’imagination; ni nous sommes déterminés par le raisonnement à faire cette transition ou par une certaine association ou relation île perceptions. Si c’était le raisonnement qui nous déter­minait, ce serait d ’après le principe que les cas, dont nous n'avons pas eu d'expérience, doivent ressembler à ceux que nous avons expérimentés et que le cours de la nature demeure toujours uniformément identique. Afin donc d ’éclaircir ce jT'int, considérons tous les arguments sur lesquels se fonde, peut-on admettre, une telle proposition : puisque ces Ifgunients doivent provenir soit de la connaissance soit de h probabilité, jetons un regard sur chacun de ces degrés de Pfvidênce et voyons s’ils apportent quelque conclusion flfourfuse de cette nature.

Ni.nr méthode antérieure de raisonnement nous con- V«itii ut aisément qu’il ne peut y avoir d ’arguments démons­

Page 58: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

164 l ’e n t e n d e m e n t

tratifs pour prouver que les cas dont nous n'avons pas eu - d'expérience ressemblent à ceux que nous avons expérimentés. Nous pouvons au moins concevoir un changement dans le cours de la nature ; ce qui prouve suffisamment qu’un tel changement n ’est pas absolument impossible. Quand on forme une idée claire d ’une chose, c’est une preuve indé­niable de sa possibilité et cela suffit comme réfutation de toute prétendue démonstration advérse.

La probabilité, de ce qu’elle découvre non les relations d ’idées considérées comme telles, mais seulement les relations des objets, doit à certains égards se fonder sur les impressions de notre mémoire et de nos sens et à certains autrés sur’ nos idées. Si quelque impression n ’était pas mêlée à nos raisonnements probables, la conclusion en serait complètement chimérique ; et si des idées n ’v étaient pas mêlées, l ’action de l ’esprit, quand il observe la relation, serait, à proprement parler, une sensation et non un raisonnement. Il est donc nécessaire que, dans tout raisonnement probable, il y ait quelque chose de présent à l ’esprit, que celui-ci voie ou se souvienne ; et que nous en inférions autre chose qui y est conjoint et qui n’est ni vu ni rappelé.

La seule connexion ou relation d’objets qui puisse nous porter au delà des impressions immédiates de notre mémoire et de nos sens, est celle de cause à effet ; car c’est la seule qui nous permette de’ fonder une inférence rigou­reuse d ’un objet à un autre. Les idées de cause et d ’effet proviennent de Y expérience qui nous informe que tels objets particuliers, dans tous les cas passés, ont été cons­tamment conjoints les uns aux autres ; et comme, admet- on, un objet analogue à l ’un de ceux-là est immédiatement présent par son impression, nous en présumons l ’existence d ’un autre objet, analogue à celui qui accompagne habi­tuellement le premier. D ’après cette explication des choses qui est, je pense, indiscutable de tout point, la probabilité se fonde sur la présomption d ’une ressemblance entre les objets dont nous avons eu l ’expérience et ceux dont nous ne l ’avons pas eue ; par suite il est impossible que cette

y CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

présomption puisse naître de la probabilité. Le même principe ne peut être à la fois cause et effet d ’un autre ; et c’est, peut-être, la seule proposition au sujet de cette relation,, qui soit certaine, intuitivement ou démonstra­tivement.

Si l ’on pensait éluder cet argument ; et que, sans déterminer si notre raisonnement sur ce point provient de la démonstration ou de la probabilité, l ’on prétende que toutes les conclusions tirées des causes et des effets sont construites sur un raisonnement solide, je ne peux que désirer que l ’on produise ce raisonnement afin de le sou­mettre à notre examen.. On peut sans doute dire qu’après expérience de la constante conjonction de certains objets, nous raisonnons de la manière suivante. On a toujours trouvé que tel objet en produisait un autre.'Il est impossible qu’il puisse avoir cet effet, s’il n’était doué d ’un pouvoir de production. Le pouvoir implique nécessairement1 ’« 11< 1 ; par suite il est le fondement légitime qui permet de nu 1 une inférence de l ’existence d ’un objet à celle de son conjoint habituel. La production passée implique un pou­voir : le pouvoir implique une nouvelle production : et c ’est la nouvelle production que nous inférons du pouvoir et île- la production passée.

11 me serait facile de montrer la faiblesse de ce raisonne- nn ut si ji voulais user des observations que j ’ai déjà faites, que l’ii!iy ik- production est identique à celle de cau- ialité cl qu'au» mie existence n ’implique certainement et iémonstraiivement un pouvoir dans un autre ob jet; ou ! ’(• 11 il conviendrait d ’anticiper sur ce que j ’aurai l ’occasion de nutri par la suite au sujet de l ’idée que nous formons du fpm'otr et de Y efficacité. Mais comme une telle manière de f«"> * <1* 1 peut sembler soit affaiblir mon système en fon- ||B t rum' de scs parties sur une autre, soit engendrer de i l ü ftfuïion dans mon raisonnement, j ’essaierai de sou­tenir mon iMiimation présente sans cette aide."l Ofi accordera donc pour un temps que la production fl’Un objet par un autre dans un cas unique implique un peiivub , rt que ce pouvoir est lié à son effet. Mais j ’ai

Page 59: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

déjà prouvé que le pouvoir ne se trouve pas dans les qualités sensibles de la cause ; et il n’y a rien que les qua­lités sensibles qui nous soient présentes ; je demande donc pourquoi, dans les autres cas, vous présumez que le même pouvoir existe toujours uniquement à l ’apparition de ces qualités? Votre appel à l ’expérience passée ne décide rien dans le cas présent ; et au plus .il peut prouver seulement que cet objet précis, qui en a produit un autre, était à ce moment précis doué d ’un tel pouvoir ; mais il ne peut jamais prouver que le même pouvoir doit persister dans le même objet ou collection de qualités sensibles ; encore moins qu’un pouvoir semblable est toujours conjoint à des qualités sensibles analogues. Si l ’on disait que nous expérimentons que le même pouvoir continue d’être uni au même objet et que des objets semblables sont doués de pouvoirs semblables, je renouvellerais ma question pourquoi, à partir de cette expérience, formons-nous une conclusion qui déborde les cas passés dont nous avons eu Vexpérience ? Si vous répondez à cette question de la même manière qu’à la précédente, votre réponse provoque encore une nouvelle question du même genre, ainsi à l ’infini ; ce qui prouve clairement que le raisonnement précédent n’a pas de base légitime.

Ainsi, non seulement notre raison nous fait défaut dans la découverte de l ’ultime connexion des causes et des effets, mais même une fois que l ’expérience nous a informé de leur constante conjonction, notre raison ne peut nous convaincre pourquoi nous pouvons étendre cette expé­rience au delà des cas particuliers qui sont tombés sous notre observation. Nous admettons, mais nous sommes incapables de prouver, qu’il doit y avoir une ressemblance entre les objets dont nous avons eu l ’expérience et ceux qui se trouvent hors de portée de notre connaissance.

Nous avons déjà noté l ’existence de certaines relations qui nous font passer d ’un objet à un autre, même sans raison qui nous détermine à opérer cette transition ; et nous devons établir comme règle générale que, chaque fois que l ’esprit opère constamment et uniformément une

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

transition sans aucune raison, il est influencé par ces relations. Or c ’est exactement le cas présent. La raison ne peut jamais nous montrer la connexion d’un objet avec un autre, même avec l ’aide de l ’expérience et de l ’obser­vation de leur conjonction constante dans tous les cas passés. Quand donc l ’esprit passe de l ’idée ou de l ’impres­sion d’un objet à l ’idée d’un autre et qu’il croit en l ’exis­tence de celui-ci, ce n ’est pas la raison qui le détermine ; ce sont certains principes qui associent les unes aux autres les idées de ces objets et qui les unissent dans l ’imagina­tion. Si les idées n’avaient pas été plus unies dans l ’imagi­nation que les objets, semble-t-il, le sont pour l ’enten­dement, nous n ’aurions jamais pu tirer une inférence des causes aux effets ni accorder créance à aucune donnée de fait. L ’inférence dépend donc uniquement de l ’union des idées.

J’ai ramené les principes d’union entre les idées à trois principes généraux et j’ai affirmé que l ’idée ou l ’impres­sion d’un objet introduit naturellement l ’idée d’un autre objet qui lui ressemble, lui est contigu ou lui est uni. Ces principes, je l ’accorde, ne sont ni des causes infaillibles, ni les seules causes d’union entre idées. Ce ne sont pas des causes infaillibles. En effet on peut fixer quelque temps son attention sur un objet sans regarder plus loin. Ce ne sont pas les seules causes. En effet la pensée se meut évidemment avec beaucoup d’irrégularité quand elle parcourt ses objets, elle peut sauter des cieux sur la terre, d ’un bout à l ’autre de la création sans aucune méthode ni ordre déterminé. Mais, si je reconnais cette faiblesse dans ces trois relations et cette irrégularité dans l ’imagination, j ’affirme toutefois que les seuls principes généraux qui associent les idées sont la ressemblance, la contiguïté et la causalité.

Il y a certes un principe d’union entre les idées qu’à première vue on pourrait penser différent de ces trois-là, mais dont on trouvera qu’au fond il dépend de la même origine. Quand on découvre par expérience que tout objet particulier d ’une espèce donnée est constamment uni

Page 60: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

168 l ’ e n t e n d e m e n t

à un objet particulier d ’une autre espèce, l ’apparition d ’un nouvel objet particulier de l ’une des deux espèces conduit la pensée vers celui qui l ’accompagne habituelle­ment. Ainsi, parce que telle idée particulière est cou­ramment jointe à tel mot particulier, il ne faut rien de plus qu’entendre ce mot pour produire l ’idée correspon­dante ; c ’est à peine si l ’esprit peut, avec les plus grands efforts, prévenir cette transition. Dans ce cas il n ’est pas absolument nécessaire qu’à entendre tel son particulier, nous réfléchissions sur toute l ’expérience passée et consi­dérions quelle idée a été habituellement unie au son. D ’elle-même, l ’imagination se substitue à cette réflexion, elle est si bien accoutumée à passer du mot à l ’idée qu’elle n ’introduit aucun délai entre l ’audition du mot et la conception de l ’idée.

Mais, si je reconnais qu’il y a là un principe réel d ’asso­ciation entre les idées, j ’affirme que ce principe est iden­tique à celui qui joint les idées de cause et d ’effet et qu’il constitue une partie essentielle de tous nos raisonnements établis sur cette relation. Nous n ’avons aucune autre notion de cause et d ’effet que celle de certains objets qui ont toujours été conjoints et qui, dans tous les cas passés, se sont montrés inséparables. Nous ne pouvons pénétrer la raison de cette conjonction. Nous observons seulement le fait lui-même, et trouvons toujours qu’à la suite de cette constante conjonction, les objets s’unissent nécessairement dans l ’imagination. Quand l ’impression de l ’un nous devient présente, nous formons immédiatement l ’idée de son associé habituel ; par suite nous pouvons établir comme une partie de la définition de l ’opinion ou de la croyance, que c’est une idée liée ou associée à une impression présente.

Ainsi, bien que la causalité soit une relation philoso- - phique en tant qu’elle implique contiguïté, succession et conjonction constantes, c ’est seulement dans la mesure où elle est une relation naturelle et où elle engendre l ’union de nos idées que nous sommes capables de raisonner par elle cü d’en tirer quelque infcrcncc.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

S e c t i o n VII

Nature de fl ’idée ou de la croyance

L ’idée d ’un objet est une partie essentielle de la croyance qu’on lui accorde, mais ce n ’en est pas le tout. Nous concevons de nombreuses choses auxquelles nous ne croyons pas. Afin donc de découvrir plus complètement la nature de la croyance ou les qualités des idées auxquelles nous donnons notre assentiment, pesons les considérations suivantes.

Évidemment tous les raisonnements d ’après les causes ou les effets se terminent par des conclusions qui portent sur des faits : c ’est-à-dire sur l ’existence d ’objets ou de leurs qualités. Évidemment aussi l ’idée d’existence ne diffère en rien de l ’idée d ’un objet ; quand, après la simple conception d’un objet, nous voulons le concevoir comme existant, nous ne faisons en réalité aucune addition, ni aucune modification à notre première idée. Ainsi, quand nous affirmons l ’existence de Dieu, nous formons simplement l ’idée d’un Être tel qu’on nous le représente : l ’existence, que nous lui attribuons, ne se conçoit pas par une idée particulière que nous joignons à l ’idée de ses autres qualités et que nous pouvons à l ’occasion séparer et distinguer de celles-ci. Mais je vais plus loin ; non content d’affirmer que la conception de l ’existence d’un objet h’ajoute rien à la simple conception de l ’objet, je soutiens également que la croyance en son existence ne joint aucune nouvelle idée à celles 'qui composent l ’idée de l ’objet. Quand je pense à Dieu, quand je le pense comme existant rt quand je crois à son existence, l ’idée que j’en ai ne ‘■'.iccroît ni ne diminue. Mais comme certainement il y a une grande différence entre la simple conception de l'existence d ’un objet et la croyance à son existence et que cette différence ne se trouve pas dans les parties,

Page 61: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

ou dans la composition de l ’idée conçue, elle doit donc se trouver dans la manière dont nous la concevons.

Soit un homme qui, devant moi, avance des proposi­tions auxquelles je ne peux consentir, que César mourut dans son lit, que V argent est plus fusible que le plomb ou que le mercure est plus lourd que For ; il est évident que, malgré mon incrédulité, je comprends clairement ce qu’il veut dire et forme toutes les mêmes idées que lui. Mon imagi­nation est douée des mêmes pouvoirs que la sienne ; et il est impossible qù’il conçoive une idée que je ne puisse concevoir ; ou qu’il puisse en unir que je ne puisse unir. Je demande donc en quoi consiste la différence entre croire et ne pas croire à une proposition ? Il est facile de répondre pour ce qui est des propositions prouvées par intuition ou par démonstration. Dans ce cas, qui donne son assen­timent ne conçoit pas seulement les idées conformément à la proposition ; il est encore déterminé nécessairement à les concevoir de cette manière particulière, soit immédiate­ment, soit par l ’entremise d ’autres idées. Tout ce qui est absurde est inintelligible ; et l ’imagination ne peut rien concevoir de contraire à une démonstration. Mais comme, dans les raisonnements par causalité, qui portent sur des faits, cette nécessité absolue ne peut trouver place et que l ’imagination est libre de concevoir les deux côtés de la question, je demande encore en quoi consiste la différence entre Vincrédulité et la croyance? puisque dans les deux cas il est également possible et nécessaire de concevoir l ’idée.

Ce ne sera pas une réponse satisfaisante de dire que, lorsqu’on ne donne pas son assentiment à une proposition que vous avancez, après avoir conçu l ’objet de la même manière que vous, on le conçoit immédiatement d ’une manière différente et qu’on en a différentes idées. Cette réponse n ’est pas satisfaisante ; non pas qu’elle contienne quelque erreur, mais elle ne découvre pas toute la vérité. On doit l ’avouer ; dans tous les cas où nous refusons notre assentiment, nous concevons les deux côtés de la question ; mais, puisque nous pouvons croire seulement à l ’un d ’eux,

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

il en résulte évidemment que la croyance doit faire quelque différence entre la conception à laquelle nous donnons notre assentiment et celle à laquelle nous le refusons. Nous pouvons mêler, unir, séparer, confondre et diversifier nos idées de cent manières différentes ; mais tant que n’appa­raît aucun principe pour fixer l ’une de ces différentes combinaisons, nous n ’avons en réalité aucune opinion : et ce principe, comme manifestement il n ’ajoute rien à nos-idées précédentes, peut seulement changer la manière de les concevoir.

Toutes les perceptions de l ’esprit sont de deux sortes, les impressions et les idées, qui diffèrent les unes des autres uniquement par leurs différents degrés de force et de vivacité. Nos idées sont copiées de nos impressions et elles les représentent d^is toutes leurs parties. Quand vous voulez faire varier d ’une manière quelconque l’idée d’un objet particulier, vous pouvez seulement en accroître ou en diminuer la force et la vivacité. Si vous y opérez quelque autre changement, elle représente un objet diffé­rent, une impression différente. Le cas est le même'pour les couleurs. Une nuance particulière d ’une couleur peut acquérir un nouveau degré de vivacité ou d ’éclat sans aucune autre variation. Mais si vous produisez quelque autre variation, ce n ’est plus la même nuance ni la même cbuleur : aussi la croyance peut seulement faire varier la manière dont nous concevons un objet ; elle peut seule­ment accorder à nos idées une force et une vivacité addi­tionnelles. Donc une opinion ou une croyance peut être très précisément définie une idée vive unie ou associée à une impression présente \

Voici l ’essentiel des arguments qui nous mènent àï . Nous pouvons saisir ici l ’occasion de noter une erreur tout à fair

refilât qtiable, qui, de ce que, dans les écoles, on a fréquem m ent insisté sur « c 111* opinion, est devenue une sorte de m axim e établie et les logi- gipiis la reçoivent universellem ent. Cette erreur consiste en la division -• fleurante des actes de l ’entendem ent en conception, jugement et rai­sonnement et dans les définitions que nous en donnons. L a conception

définit comme la sim ple inspection d ’une ou de plusieurs idées : le p iP ifte n t comme la séparation ou l’union de différentes idées; le ra i- Soiinrnirnt com m e la séparation ou l ’ union de différentes idées par j^ntr-rméiliaire d ’autres idées qui m ontrent la relation qu ’elles sou-

Page 62: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

172 l ’e n t e n d e m e n t

cette conclusion. Quand nous inférons l ’existence d’un objet de celle d ’autres objets, un objet quelconque doit toujours être présent à la mémoire ou aux sens pour ser­vir de base à notre raisonnement ; car l ’esprit ne peut remonter à l ’infini dans ses inférences. La raison ne peut nous convaincre que l ’existence d ’un objet implique tou­jours celle d ’un autre _ objet ; aussi, quand nous passons de l ’impressiçn d ’un objet à l ’idée d’un autre ou à la croyance en un autre, nous sommes déterminés non par la raison, mais par l ’accoutumance ou par un principe d ’association. Mais la croyance est quelque chose de plus qu’une simple idée. C ’est une manière particulière de former une idée ; et comme une même idée peut varier uniquement par une variation de ses degrés de force et de vivacité, il en résulte en définitive que la croyance est une idée vive produite par une relation à une impression présente, conformément à la définition antérieure.

[Cette opération de l ’esprit qui produit la croyance à un fait, a été jusqu’ici, semble-t-il, l ’un des plus grands mystères de la philosophie ; personne toutefois n ’a été jusqu’à soupçonner qu’il y avait quelque difficulté à l ’ex­pliquer. Pour ma part, je dois l ’avouer, j ’y trouve une difficulté considérable ; même quand je pense comprendre parfaitement le sujet, je suis à la recherche de termes pour exprimer ce que je veux dire. Je conclus par une inductiontiennent entre elles. Mais ces d istinctions et ces définitions sont fa u ­tives sur des points très im p ortants. Car, premièrement, il est loin d ’être v ra i que, dans to u t jugem ent que nous form ons, nous unissons deu x idées différentes : car, dans cette proposition D ieu est ou, certes, dans toute autre qui a tra it à l ’existen ce, l ’ idée d ’exi-teu ce n ’est pas une idée distincte que nous unissons à celle de l ’objet et qui soit capable par son union de form er une idée com posée. Deuxièmement, de mêm e que nous pouvons form er ainsi une proposition qui contient seulem ent une idée, de mêm e nous pouvons exercer notre raison sans em ployer plus de deux idées ni recourir à une troisièm e qui serve d ’interm édinire entre elles. Nous inférons im m édiatem ent une cause de son < flet ; ce tte inférence n ’est pas seulem ent une véritab le espèce de raisonnem ent, c ’est la plus forte de toutes et plus con vain can te que si nous interposions une autre idé'’ pour joindre les deu x extrêm es. Ce que nous pouvons en général affirm er de ces trois actes de l ’entendem ent, c ’est que, si nous les prenons sous le jour convenable, ils se ram ènent tous au prem ier et qu’ils ne sont rien que des m anières particulières de concevoir nos objets. Que nous cou-

CONNAISSANCE ET PROBABILITE 173

qui me paraît tout à fait évidente qu’une' opinion ou une croyance n’est rien d’autre qu’une idée, qu’elle diffère d’une fiction non pas en nature ou par l ’ordre de ses parties, mais par la manière dont elle est conçue. Mais quand je veux expliquer cette manière, je trouve difficile­ment un mot qui reponde pleinement au fait et je suis obligé de recourir au sentiment de chacun pour donner une conception parfaite de cette opération de l ’esprit. Une idée, à laquelle on acquiesce, se sent autrement qu’une idée fictive que nous présente la seule fantaisie : et cette différence de sentiment, je tente de l ’expliquer en l ’appe­lant supériorité de force, de vivacité, de consistance, de fermeté ou de stabilité. Cette variété de termes, qui peut paraître assez peu philosophique, je l ’emploie à dessein pour traduire uniquement cet acte de l ’esprit qui nous rend les réalités plus présentes que les fictions, leur donne plus de poids dans la pensée et leur assure' plus d ’action sur les passions et l ’imagination. Pourvu que nous nous accordions sur la chose, il est inutile que nous discutions sur les termes. L ’imagination a le commandement de toutes ses idées, elle peut les joindre, les mêler et les diver- silier de toutes les manières possibles. Elle peut concevoir des objets dans toutes leurs particularités de temps et de li eu. Elle peut en quelque sorte les placer devant nos yeux sous leur vrai jour, exactement comme ils pourraient exister. Mais comme il est impossible que cette faculté puisse jamais atteindre d’elle-même à la croyance, la croyance, évidemment, consiste non dans la nature ni <Ums l ’ordre de nos idées, mais dans la manière dont nous les concevons et dont nous les sentons dans l ’esprit. Je ne prus, je l ’avoue, expliquer parfaitement ce sentiment, ü tle manière de concevoir. Nous pouvons employer des (Bots qui expriment quelque chose d’approchant. Mais ion véritable nom, son nom propre, c’est croyance ; ce

* (Irtne, chacun le comprend suffisamment dans la vie

litlÉiioiiN un objet isolé ou p lu sieu rs ; que nous insistions sur ces felljtit§ nii qite nous les quittions pour d’autres, sous quelque form e a\\ fiat!§ qiirjqtio ordre que nous les exam inions, l ’a cte de l ’esprit ne

Page 63: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

174 l ’e n t e n d e m e n t

courante. En philosophie, nous ne pouvons rien faire de plus que d ’affirmer que l ’esprit sent quelque chose qui distingue les idées du jugement des fictions de l ’imagina­tion. Cela leur donne plus de force et d ’influence ; les fait apparaître de plus grande importance ; les imprime dans l ’esprit ; et les constitue comme principes directeurs de toutes nos actions 1.]

Cette définition se découvrira également en parfait accord avecle sentiment e t l ’expérience de tous les hommes. Rien n ’est plus évident : les idées auxquelles nous donnons notre, assentiment, sont plus fortes, plus fermes et plus intenses que les vagues rêveries d’un bâtisseur de châteaux. Si une peisffinne s’assied pour lire un livre à titre de roman et une autre: pour le lire comme une histoire vraie, elles accueillent manifestement les mêmes idées' et dans le même ordre ; l ’incrédulité de l ’une et la croyance de l ’autre ne les empêchent pas d’attribuer exactement le même sens à leur auteur. Les mots engendrent les mêmes idées en elles deux ; pourtant le témoignage de l ’auteur n ’a pas la même action sur les deux. La seconde a une conception plus vive de tous les événements. Elle entre plus profondément dans l ’intérêt qu’elle accorde aux personnes ; elle se représente leurs actes, leurs caractères, leurs amitiés et leurs inimitiés : elle va même assez avant pour se former une opinion de leurs traits, de leur air et de leur personne. La première, par contre, qui n ’accorde pas de crédit au témoignage de l ’auteur, conçoit tous ces détails de manière plus effacée et plus indifférente et, si ce n’est en raison du style et de l ’habileté de la composition, elle n’en peut recevoir que peu d’intérêt.dépasse pas la sim ple conception : la seulé1 différence n otable, qui se présente en cette occasion, se produit quand nous joignons la croyance à la conception et que nous sommes persuadés de la vérité de ce que nous concevons. Cet acte de l ’esprit n ’ a jam ais été expliqué par aucun philosophe ; j ’ ai donc toute lib erté de proposer mon h yp o­thèse à son sujet ; c ’est seulem ent une forte et ferm e conception d ’une idée, telle qu ’elle approche en quelque m esure d ’une im pression im m édiate (H).

i . Paragraphe a jo u té dans l ’A ppendice.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 17 5

S e c t i o n VIII

Causes de la croyance

Après cette explication de la nature de la croyance, et la découverte qu’elle consiste en une idée vive liée à une impression présente, procédons maintenant à la recherche des principes dont elle dérive et de ce qui confère la vivacité à une idée.

J’établirais volontiers comme maxime générale de la science de la nature humaine, que lorsqu’une impression nous devient présente, non seulement elle conduit l ’esprit aux idées qui lui sont liées, mais encore elle communiqué à ceV es-ci une partie de sa force et de sa vivacité. Toutes les opéra­tions de l ’esprit dépendent dans une grande mesure de lu disposition où il se trouve quand il les accomplit ; et ■selon qu’il a plus ou moins d’ardeur, que son attention se fixe plus ou moins, l ’action aura toujours plus ou moins de vigueur et dé vivacité. Quand donc se présente un objet qui exalte et avive la pensée, toute action à laquelle s'ap­plique l ’esprit, sera plus forte et plus vive tant que durera cette disposition. Or, évidemment, la persistance de cette disposition dépend entièrement des objets sur lesquels l ’emploie l ’esprit ; tout objet nouveau donne naturelle- ment une nouvelle orientation à son activité et modifie sa ili-.position ; mais au contraire quand l ’esprit se fixe avec KKisiance sur le même objet ou qu’il passe avec aisance et à son insu sur une suite d ’objets liés, sa disposition pér­ils le beaucoup plus longtemps. Il en résulte qu’une fois (lue l ’esprit est avivé par une impression .présente, il féntinue de former une idée plus vive des objets qui y font lies par un passage naturel de la disposition d’un etojet à l’autre. Le changement d’objet est si facile que l'eiprit en a à peine conscience et qu ’il s’applique à con- ivvimi l’idée liée avec toute la force et toute la vivacité qu’il a acquises sous l ’effet de l ’impression présente.

Page 64: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

Si, à considérer la nature de la relation et la facilité de transition qui lui est essentielle, nous pouvons nous con­vaincre de la réalité du phénomène, c’est bien : mais, je? dois l ’avouer, c ’est surtout dans l ’expérience que je place ma confiance pour prouver un principe aussi important. Nous pouvons donc observer comme première expérience à l ’appui de notre dessein présent, qu’à la présentation du portrait d ’un ami absent, l ’idée que nous avons de lui s’avive évidemment par ressemblance et que toute passion occasionnée par cette idée, qu’elle soit joyeuse ou triste, acquiert une nouvelle force et une nouvelle vigueur. A la production de cet effet concourent à la fois une relation et * une impression présente. Si le portrait n ’a aucune ressem- blanf^srvec l ’ami ou du moins s’il ne vise pas à le repré­sente*?:. i] ne parvient pas à guider notre pensée jusqu’à lui : et s’il est absent aussi bien que l ’ami, l ’esprit peut encore passer de la pensée de l ’un à la pensée de l ’autre, mais il sent que son idée est plutôt affaiblie qu’avivée par cette transition. Nous prenons plaisir à voir le portrait d ’un ami quand on nous présente ce portrait ; mais si on l ’enlève, nous préférons considérer directement l ’ami, plutôt que par réflexion dans une image qui est également éloignée et confuse.

On peut considérer les cérémonies de la religion catho­lique romaine comme des expériences de la même nature. Les dévots de cette étrange superstition ont coutume d ’in­voquer comme excuse des momeries qu’on leur reproche, qu’ils ressentent les bons effets de ces mouvements exté- . rieurs, de ces attitudes et de ces actions pour aviver leur dévotion et animer leur ferveur qui, autrement, s’évanoui­raient si elles s’adressaient entièrement à des objets éloi­gnés et immatériels. Nous représentonsrles objets de notre foi, disent-ils, par des effigies et des images sensibles et nous nous les rendons plus présents, par l ’immédiate pré­sence de ces effigies, que nous ne pourrions le faire uni­quement par une vue et une contemplation intellectuelles. Les objets sensibles ont toujours plus d ’action sur l ’ima­gination qu’aucun autre objet ; cette action, ils la commu­

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ *77

niquent aisément aux idées qui leur sont liées et qui leur ressemblent. J’inférerai seulement de ces pratiques et de ce raisonnement que la ressemblance a très communément pour effet d ’aviver, les idées ; dans chaque cas une ressem­blance et une impression présente doivent concourir ; nous sommes donc abondamment pourvus d’expériences pour prouver la réalité du principe précédent.

Nous pouvons confirmer ces expériences par d ’autres d ’un genre différent, en examinant les effets de la conti­guïté aussi bien que ceux de la ressemblance. Certainement la distance diminue la force de toute idée ; et si nous nous approchons d ’un objet, celui-ci, même s’il ne se découvre pas à nos sens, agit sur l ’esprit avec une force qui contre­fait l ’impression immédiate. Penser à un objet conduit aisément l ’esprit aux autres objets contigus au premier ; mais c’est seulement la présence effective d ’un objet qui l ’y conduit avec une vivacité supérieure. Quand je suis à quelques milles de chéz moi, tout ce qui s’y rapporte me louche de plus près que lorsque j ’en suis éloigné de deux cents lieues ; pourtant;, même à cette distance, si je songe à quoi que ce soit dans le voisinage de mes amis et de ma famille, l ’idée de ceux-ci apparaît naturellement. Mais comme dans ce dernier cas les objets de l ’esprit sont également des idées, en dépit de la facilité de la transition de l ’une à l ’autre, cette transition ne peut à elle seule donner une vivacité supérieure à l ’une quelconque des idées, parce qu’il y a défaut de toute impression immé­diate 1.

On ne peut douter que la causalité .ait la même action

T. Hump a jo u te ic i en note, dans l ’A pp endice, un passage de Cicé- i ‘ n\, de .finibus, liv . 5, I, 2. V oici la tradu ction qu ’en donne M. Jules Miirtha : « E st-ce disposition n aturelle ou bi n je ne sais quelle illu ­sion ? M ais, quand nous voyons les lieu x où nous savons que les tom m es dignes de m ém oire ont beaucoup vécu, nous som mes plus Im us que quand nous entendons parler d ’eu x ou que nous lisons rju< Iqu’un de leurs écrits ? A in si m oi, en ce m om ent, je suis ému, Platon se présente à mon esprit, P laton qui, le prem ier, d i,-on , fit de cet endroit le li. u habituel de ses e n t r a i 11s ; et les petits jardin s, «Iu i sont là près de nous, non seulem ent me rendent présente sa m ém oire, m ais me rem ettent pour ainsi dire son im age d evan t les Veux. Ici se ten ait Spéusippe, ici X én ocrate , ici le disciple de Xéno«

H uàïe 1 2

Page 65: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

i 78 l ’e n t e n d e m e n t

que les deux autres relations de ressemblance et de conti­guïté. Les gens superstitieux sont férus des reliques des saints et des personnages sacrés pour la même raison qui leur fait rechercher des effigies et des images, afin d ’aviver leur dévotion et de se donner une conception plus directe et plus forte de ces vies exemplaires qu’ils désirent imiter. Or, évidemment, l ’une des meilleures reliques qu’un dévot puisse se procurer serait l ’ouvrage des mains d’un saint ; et si l ’on en vient à considérer sous cet aspect ses vêtements et les objets dont il se servait, c ’est parce qu’ils étaient à sa disposition immédiate, qu’il les mouvait et les touchait ; et que sous ce rapport on peut les considérer comme des effets iinparfaits et comme reliés à lui par une suite plus courte de conséquences qu’aucune de celles par quoi nous apprenons qu’il a réelle­ment existé. Ce phénomène prouve clairement qu’une impression présente jointe à une relation de causalité peut aviver toute idée et qu’elle peut par suite produire la croyance ou l’assentiment, conformément à la définition que j ’en ai précédemment donnée.

Mais qu’avons-nous besoin de chercher d ’autres argu­ments pour prouver qu’une impression présente jointe à une relation ou transition de l ’imagination peut aviver une idée quand cet exemple même de nos raisonnements à partir de la cause et de l ’effet satisfait à lui seul notre dessein? Il est certain que nous devons avoir une idée de tout fait auquel nous croyons. Il est certain que cette idée naît uniquement d’une relation à une impression présente. Il est certain que la croyance n ’ajoute rien à l ’idée, qu’elle change seulement notre manière de la concevoir et la rend plus forte et plus vive. La présente conclusion surl’influence de la relation est la conséquence immédiate de toutes ces

crate, Polém on, qui s ’asseyait d ’ordinaire à la place que nous voyons là. A Rome aussi, quand je voyais notre curie (j’entends la curie Hos- tilia et non pas la curie nou velle, qui me p araît plus p etite depuis qu ’on l ’ a fa ite plus grand' ), je pensais toujours à Scipion, à Caton, à Lélius et tou t p articu lièrem ent à mon aïeul. Les lieu x ont un tel p ou­v o ir de rappel que, non sans raison, on les a utilisés pour eréer u i a rt de la m ém oire.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 179

démarches et chaque démarche apparaît comme certaine et infaillible. Il n ’entre rien de plus dans cette opération de l ’esprit qu’une impression présente, une idée vive et une relation ou association imaginative entre l ’impression et l ’idée ; aussi ne peut-on suspecter une erreur.

Afin de placer toute l ’affaire dans une plus complète lumière, examinons-là comme une question de philo­sophie naturelle que nous devons déterminer par l ’expé­rience et l ’observation. J’admets que soit présent un objet d ’où je tire une certaine conclusion et d ’où je me forme des idées auxquelles, dit-on, je crois et je donne mon assen­timent. Il est évident ici qu’en dépit de l ’influence que, peut-on penser, l ’objet présent à mes sens et l ’autre objet, dont j ’infère l ’existence par raisonnement, exercent l ’un sur l ’autre par leurs pouvoirs propres ou leurs qualités, pourtant comme le phénomène de la croyance, que nous étudions actuellement, est purement interne, ces pou­voirs et ces qualités, qui sont complètement inconnus, ne peuvent jouer aucun rôle dans sa production. C ’est l ’im­pression présente qu’il faut considérer comme la cause véritable et réelle de l ’idée et de la croyance qui l ’accom­pagne. Nous devons donc essayer de découvrir par des expériences les qualités particulières qui la rendent capable de produire un effet aussi extraordinaire.

Premièrement donc j ’observe que l ’impression présente n’a pas cet effet par son propre pouvoir ni par sa propre efficacité, quand on la considère seulement comme une perception isolée, limitée au moment présent. Je trouve qu’une impression, dont je ne peux tirer aucune conclusion lors de sa première apparition, peut ensuite devenir la base d’une croyance, quand j ’ai eu l ’expérience de ses con­séquences habituelles. Il faut que, dans chaque cas, nous ayons observé la même impression dans les exemples passés et que nous l ’ayons trouvée constamment unie à une autre impression. Cette condition est confirmée par une telle multitude d’expériences qu’elle n’admet pas le moindre doute.

D ’une seconde observation, je conclus que la croyance

Page 66: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

qui accompagne l ’impression présente et qui est produite par de nombreuses impressions et conjonctions passées, que cette croyance, dis-je, naît immédiatement, sans aucune nouvelle opération de la raison ou de l ’imagination. Je peux en être certain ; car je n ’ai jamais conscience d ’üne pareille opération et ne découvre rien dans le sujet sur quoi elle puisse se fonder. Or, puisque nous appelons coutume tout ce qui provient d’une répétition passée, nous pouvons établir comme une vérité certaine que toute la croyance, qui résulte d ’une impression présente, est uniquement tirée de cette origine. Quand nous avons coutume de voir deux impressions unies l ’une à l ’autre, l ’apparition de l ’une d ’elles, ou de son idée, nous conduit immédiatement à l ’idée de l ’autre.

Puisque je suis complètement satisfait sur ce point, je fais une troisième série d ’expériences pour savoir s’il faut quelque chose .de plus que la transition coutumière pour produire ce phénomène de la croyance. Je remplace donc la première impression par une idée ; et j ’observe qu’en dépit de la persistance de la transition coutumière à l ’idée corrélative, il n’y a plus en fait ni croyance ni persuasion. Donc il faut absolument une impression présente pour que l ’opération soit complète ; et quand, après cela, je compare une impression à une idée et trouve que leur seule diffé­rence consiste dans une différence de leurs degrés de force et de vivacité, je conclus, tout bien pesé, que la croyance est une CQnœption plus vive et plus intense d’une idée, qui provient de sa relation à une impression présente.

Ainsi tout raisonnement probable n ’est rien qu’une espèce de sensation. Ce n’est pas seulement en poésie ou en musique que nous devons suivre notre goût et notre sentiment ; il en est de même en philosophie. Quand je suis convaincu d’un principe, c ’est seulement une idée qui me frappe plus fort. Quand je donne la préférence sur une autre à une suite d ’arguments, je ne fais rien de plus que de décider d ’après la manière dont je ressens la supé­riorité de son influence. Il n ’y a pas de connexion qu’on puisse découvrir entre des ©bjets ; et il n ’y a pas d ’autre

juinuipe qu’une action de la coutume sur l ’imagination H '< ù nous puissions tirer une inférence de l ’apparition dr l ’un à l ’existence de l ’autre.

Il vaudra la peine de noter ici que l ’expérience passée, dniu dépendent tous nos jugements sur la cause et l ’effet, peut agir sur notre esprit dè manière tellement insensible que nous n ’y prenons jamais garde et que même nous pouvons l ’ignorer dans une certaine mesure. Une per- ionne, qui s’arrête court dans son voyage à la rencontre d ’une rivière sur son chemin, prévoit les conséquences d ’une marche en avant ; la connaissance qu’elle a de ces conséquences lui vient de l’expérience passée qui l ’in­forme d’une telle conjonction certaine des causes et des effets. Mais pouvons-nous penser qu’en cette occasion elle réfléchisse sur quelque expérience passée et qu’elle rappelle à sa mémoire des exemples, qu’elle a vus ou dont elle a ouï dire,afin de découvrir les effets de l ’eau sur les corps animés ? Assurément non ; telle n’est pas la méthode qui lui permet de progresser dans son raisonnement. L ’idée d’immersion est si étroitement unie à celle de l ’eau et l ’idée d’asphyxie à celle d ’immersion que l ’esprit opère la transition sans l ’aide de la mémoire. La coutume agit avant que nous ayons eu le temps de la réflexion. Les objets semblent tellement inséparables que nous n ’inter­posons aucun délai, même d’un instant, pour passer de l ’un à l ’autre. Mais comme cette transition procède de l ’expgrience et non d’une connexion initiale entre les idées, il nous faut nécessairement reconnaître que l ’ex­périence peut produire une croyance et un jugement de cause à effet par une action séparée, et sans que nous y pensions. Ce qui écarte tout prétexte, s’il en reste encore un, d ’affirmer que l ’esprit est convaincu par raisonnement du principe que les cas dont nous n’avons pas eu l ’expérience, doivent nécessairement ressembler à ceux que nous avons expérimentés. Car nous trouvons ici que, l ’entendement ou l ’imagination peuvent tirer des inférences de l ’expé­rience sans y réfléchir ; plus encore, sans former de prin­cipe à son sujet, ni raisonner sur ce principe.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ l 8 l

Page 67: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

182 l ’e n t e n d e m e n t

E n général nous pouvons observer que, dans toutes les conjonctions les mieux établies et les plus uniformes de causes et d ’effets, comme celles de pesanteur, d ’impulsion, de solidité, etc., l ’esprit ne porte jamais ses vues jusqu’à considérer une expérience passée ; ■ pourtant dans les autres associations d’objets, celles qui sont plus rares et plus inaccoutumées, il peut aider la coutume et la transi­tion des idées par cette réflexion. M ieux, nous trouvons dans certains cas que la réflexion produit la croyance indé­pendamment de la coutume ; ou, pour parler avec plus de propriété, que la réflexion produit la coutume d ’une manière oblique et artificielle. Je m’explique. Il est cer­tain que non seulement en philosophie, mais même dans la vie courante, ‘nous pouvons atteindre la connaissance d ’une cause particulière après une seule expérience pourvu que celle-ci soit faite avec discernement et après l ’élimi­nation soigneuse de toutes les circonstances étrangères et superflues. Or, puisque l ’esprit, après une seule expérience de ce genre, peut, à l ’apparition soit de la cause soit de l ’effet, tirer une inférence au sujet de l ’existence du corré­latif et qu’une habitude ne peut jamais s’acquérir à la suite d’un cas unique, on ne peut estimer, peut-on croire, que, dans ce cas, la croyance soit l ’effet de la coutume. Mais cette difficulté s’évanouira si nous considérons qu’en dépit de notre hypothèse actuelle que nous avons eu seule­ment une expérience unique de cet effet particulier, nous avons pourtant de nombreux millions d ’expériences pour nous convaincre du principe que des objets semblables, placés dans des circonstances semblables, produiront tou­jours des effets semblables ; et comme ce principe s’est établi par une coutume suffisante, il donne évidence e t, fermeté à toute opinion à laquelle il peut s’appliquer. La connexion des idées n ’est pas habituelle après une seule expérience ; mais cette connexion est comprise sous un autre principe qui naît de l ’habitude ; ce qui nous amène à confirmer notre hypothèse. Dans tous les cas, nous transférons notre expérience aux cas, que nous n ’avons pas

expérimentés, soit expressément ou tacitement, soit directe­ment ou indirectement.

Je ne dois pas conclure ce sujet sans remarquer qu’il est très difficile de parler des opérations de l ’esprit avec u 11e propriété et une précision parfaites ; car le langage murant a rarement fait entre elles des distinctions très soigneuses, et il a généralement appelé du même nom loutes celles qui se ressemblaient d’assez près. C ’est là une source presque inévitable d ’obscurité et de confusion pour l ’auteur ; de même c’est l ’occasion d’où naissent fréquemment des doutes et des objections pour le lecteur qui, autrement, n ’y aurait jamais songé. Ainsi ma thèse générale, qu’une opinion ou croyance n'est rien qu’une idée forte et vive dérivée d ’une impression présente en con­nexion avec elle, est sans doute exposée à l ’objection sui­vante en raison de quelque ambiguïté des mots forte et vive. On peut dire que non seulement une impression peut engendrer un raisonnement, mais qu’une idée peut égale­ment avoir la même action^ surtout d ’après mon principe que toutes nos idées sont dérivées d’impressions corres­pondantes. Car admettez que je forme actuellement une idée dont j ’ai oublié l ’impression correspondante, je peux conclure à partir de cette idée qu’une pareille impression a existé un jour ; comme cette conclusion s ’accompagne de croyance, on peut demander d’où proviennent les qualités de force et de vivacité qui constituent la croyance ? A cette question, je réponds très aisément, de l ’ idée présente. Car cette idée est considérée ici non pas comme la représenta­tion d’un objet absent, mais comme une perception réelle dans l ’esprit, dont nous avons la conscience intime ; par suite elle est capable de conférer à tout ce qui lui est lié la même qualité, appelez-la fermeté, solidité, force ou vivacité, avec laquelle l ’esprit se réfléchit sur elle et qui l ’assure de son existence présente. L ’idée ici tient lieu d ’impression et il y a entre elles identité complète pour ce qui regarde notre dessein présent.

D ’après les mêmes principes nous ne devons pas être surpris d ’entendre parler du souvenir d ’une idée ; c’est-à-

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 183

Page 68: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

184 L ENTENDEMENT

dire de l ’idée d ’une idée, et de la supériorité de sa force et de sa vivacité sur les conceptions lâches de l ’imagination. Quand nous pensons à nos pensées passées, nous ne retraçons pas seulement les objets auxquels nous pensions, nous concevons aussi l ’acte de l ’esprit dans la méditation, ce certainje-ne-sais-quoi 1, dont on ne peut donner auçune définition ni aucune description, mais que chacun comprend suffisamment. Quand la mémoire nous en présente une idée, on conçoit aisément comment cette idée peut avoir plus de vigueur et de fermeté que lorsque nous pensons à une pensée passée dont nous n ’avons aucune mémoire.

Après cela, chacun comprendra comment nous pouvons former l ’idée d’une impression et celle d ’une idée et com­ment nous pouvons croire à l ’existence d’une impression et à celle d ’une idée.

S e c t i o n IX

Effets d’autres relations et d’autres habitudes

Quelque convaincants que puissent paraître les argu­ments précédents, nous ne devons pas nous en contenter ; nous devons retourner le sujet de tout côté pour découvrir de nouveaux points de vue d’où nous puissions éclaircir et confirmer des principes aussi extraordinaires et aussi fondamentaux. Une scrupuleuse- hésitation à recevoir une nouvelle hypothèse est,chez les philosophes,une disposition si louable et si nécessaire à l ’examen de la vérité qu’elle mérite qu’on s’y conforme et qu’elle exige qu’on produise tout argument susceptible d ’amener leur contentement et qu’on écarte toute objection susceptible de les arrêter dans leurs raisonnements.

J’ai souvent remarqué qu’en plus de la c use et de l’effet, les deux relations de essemblance et de contiguïté doivent être considérées comme des ,principes d’ association dans

1 . En français dans le teÿ\_J L. D A o

'O r

: * O T E N T O

B Ï I Q T E C Â5 * 5 f > A y . j -

<A- ClÊNCî a 5 ^_y

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 185

I l pensée et comme capables de conduire l ’imagination d’une idée à une autre. J’ai aussi remarqué que lorsque, de deux objets unis l ’un à l ’autre par l ’une de ces relations, l ’un est immédiatement présent à la mémoire ou aux sens, non seulement l ’esprit est conduit vers le corrélatif par l ’action du principe d’association, mais encore il le con­çoit avec une force et une vigueur additionnelles par les actions conjointes de ce principe et de l ’impression pré­sente. Tout cela, je l ’ai remarqué afin de confirmer par analogie mon explication de nos jugements sur la cause et sur l ’effet. Mais cet argument lui-même peut sans doute se tourner contre moi et, au lieu de confirmer mon hypothèse, il peut devenir une objection qui la combatte. On peut dire en effet que si toutes les parties de cette hypothèse étaient vraies, c’est-à-dire si ces trois espèces de relations déri­vaient des mêmes principes, si leurs effets de renforcement et d ’avivement de nos idées étaient identiques, et si la croyance n’était rien qu’une conception plus forte et plus vive d ’une idée, il en résulterait que cet acte de l ’esprit peut découler non seulement de la relation de cause à effet, mais encore de celles de contiguïté et de ressemblance. Mais puisque l ’expérience nous découvre que la croyance naît seulement de la causalité et que nous ne pouvons tirer d ’inférence d’un objet à un autre que s’ils sont unis par cette relation, nous pouvons conclure qu’il y a quelque erreur dans le raisonnement qui nous engage en de telles difficultés.

Telle est l ’objection : examinons-en maintenant la solution. Évidemment tout ce qui est présent à notre mémoirè, frappant l ’esprit avec une vivacité qui ressemble à celle d ’une impression présente, doit devenir d’une importance considérable pour toutes les opérations de l ’esprit et doit se distinguer aisément des fictions pures de l ’imagination en les dominant. De ces impressions ou idées de la mémoire nous formons une sorte de système qui comprend tout ce qui, à notre souvenance, a été présent h notre perception intérieure ou à nos sens ; et chaque élément de ce système uni aux impressions présentes,

Page 69: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

nous jugeons bon de l ’appeler une réalité. Mais l ’esprit ne s’arrête pas là. En effet il découvre qu’à ce système de perceptions la coutume en a uni un autre, ou, si vous le voulez, la relation de cause à effet ; aussi en vient-il à considérer les idées de ce nouveau système ; il éprouve qu’il est en quelque sorte déterminé à envisager ces idées particulières et que la coutume ou la relation qui l ’y déter­mine n’admet pas le moindre changement ; aussi en forme- t-il un nouveau système qu’il honore également du titre de réalité. Le premier de ces systèmes est l ’objet de la mémoire et des sens ; le second, du jugement.

C ’est ce dernier principe qui peuple le monde et nous donne la connaissance des êtres qui, en raison de leur éloignement dans le temps et dans l ’espace, se trouvent hors de la portée des sens et de la mémoire. C ’est grâce à lui que je me peins le monde en imagination et que je fixe mon attention à mon gré sur l’une quelconque de ses parties. Je me forme une idée de Rome que je ne vois ni ne me rappelle, mais qui est en liaison avec les impressions que, me souvient-il, j ’ai reçues de la conversation et des livres des voyageurs et des historiens. Cette idée de Rome, je l ’ai mise dans une certaine situation par rapport à l ’idée d ’un objet que j’appelle le globe. J’y joins la conception d’un gouvernement particulier, d ’une religion et de mœurs propres. Je regarde dans le passé et considère sa première fondation, ses diverses révolutions, ses succès et ses malheurs. Tout cela et toute autre chose que je crois, ce n’est rien que des idées, bien que leur force et leur ordre établi engendrés par l ’accoutumance et la relation de cause à effet les font se distinguer des autres idées qui sont de simples créatures de notre imagination.

Pour ce qui est de l ’influence de la contiguïté et de la ressemblance, nous pouvons observer que si l ’objet con- tigu et semblable est compris dans ce système de réalités, ces deux relations, sans aucun doute, seconderont la rela­tion de cause à effet et graveront l ’idée reliée avec plus de force dans l ’imagination. Cette affirmation, je vais la développer un peu plus loin. Pour le moment je vais

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 187

piusscr un peu plus avant mon observation et affirmer que même si l ’objet relié n ’est qu’imaginé, la relation servira A rti aviver l ’idée et à en accroître l ’action. Un poète, sans nul doute, sera plus à même de composer une forte des- inpiion des Champs-Elysées s’il active son imagination |iai la vue d’une plaisante prairie ou d ’un jardin plaisant ; BUis une autre fois il peut se placer par l ’imagination au milieu de cette région fabuleuse si bien que, par cette lit (ion d ’une contiguïté, il peut animer son imagination.

Mais, bien que je ne puisse refuser complètement aux relations de ressemblance et de contiguïté d’agir de cette manière sur l ’imagination, on doit noter que, lorsqu’elles agissent seules, leur action est très faible et très incer­taine. De même qu’il faut la relation de cause à effet pour nous persuader de l ’existence d’une réalité, de même il liiut cette persuasion pour donner de la force aux autres relations. Car si, à l’apparition d’une impression, non seulement nous imaginons un autre objet, mais que de plus nous lui donnions arbitrairement et par notre simple bon vouloir et plaisir une relation particulière à l ’impression, celle-ci ne peut avoir qu’un faible effet sur l ’esprit ; et il ii’y a aucune raison qui, au retour de la même impression, puisse nous déterminer à placer le même objet dans la même relation avec elle. Il n ’y a aucune espèce de néces­sité pour l ’esprit à imaginer des objets semblables et con- ligus i et s’il en imagine, il y a aussi peu de nécessité qu’il se limite aux mêmes objets sans aucune différence ni variation. Et certes une telle fiction se fonde si peu sur une raison que rien, sinon un pur caprice, ne peut déterminer l ’esprit à la former ; c’est un principe flottant et incertain ; aussi est-il impossible qu’il agisse jamais avec un degré considérable de force et de constance. L ’esprit prévoit et anticipe le changement ; et même, dès le tout premier ins- lant, il sent l ’arbitraire de ses actes et le peu de prise qu’il a sur ses objets. Cette imperfection est déjà très sensible clans chaque cas particulier et elle s’accroît encore par l ’expérience et l ’observation, quand nous comparons entre eux les différents cas dont nous nous souvenons et que nous

Page 70: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

188 l ’e n t e n d e m e n t

formons une règle générale pour nous garder d ’accorder quelque certitude à ces clartés et à ces vues passagères qui naissent dans l ’imagination d ’une ressemblance et d ’une contiguïté fictives.

La relation de cause à effet a tous les avantages con­traires. Les objets qu’elle présente sont fermes et inva­riables. Les impressions de la mémoire ne changent jamais à un degré considérable ; et chaque impression amène en liaison avec elle-même une idée précise qui prend sa place dans l ’imagination comme quelque chose de solide et de réel, de certain et d ’invariable. La pensée est toujours déterminée à passer de l ’impression à l ’idée et de cette impression particulière à cette idée particu­lière sans pouvoir choisir ni hésiter.

Mais, non content d’écarter cette objection, je vais tenter d ’en tirer une preuve de la présente doctrine. Con­tiguïté et ressemblance ont un effet bien moindre que celui de la causalité ; mais elles ont encore un certain effet et elles augmentent la conviction d’une opinion.et la viva­cité d’une conception. Si nous pouvons le prouver pour plusieurs cas nouveaux, en plus des observations que “nous avons déjà faites, on accordera qu’il y a là une preuve, nullement négligeable, de ce que la croyance n ’est rien qu’une idée vive liée à- une impression présente.

Commençons par la contiguïté ; on a remarqué, chez les Mahométans comme chez les Chrétiens, que les pèlerins qui ont vu La M ecque ou la Terre Sainte, sont toujours ensuite des croyants plus fidèles et plus zélés que les hommes qui n’ont pas eu cet avantage. Un homme à qui sa mémoire présente une vive image de la mer Rouge, du Désert, de Jérusalem et de la Galilée ne peut jamais douter des événements miraculeux rapportés par Moïse ou par les Évangélistes. La vivacité de l ’idée des lieux passe par une transition facile aux faits qui, admet-on, y sont liés par la contiguïté et elle renforce la croyance en renfor­çant la vivacité de la conception. Le souvenir de ces cam­pagnes et de ces cours d’eau a, sur l ’homme du commun,

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

la même influence qu’un nouvel argument et pour les mêmes causes.

Nous pouvons faire une observation analogue au sujet de la ressemblance. Nous avons remarqué que la conclusion tirée d’un objet présent à sa cause ou à son effet absents ne se fonde jamais sur des qualités observées par nous dans cet objet considéré en lui-même ; en d’autres termes on ne peut déterminer autrement que par expérience ce qui résultera d’un phénomène donné ou ce qui l ’a précédé. Mais, en dépit de l ’évidence de cette remarque, telle que, semble-t-il, elle ne réclame aucune preuve, certains phi­losophes ont pourtant imaginé qu’il y a une cause appa­rente à la communication du mouvement et qu’un homme raisonnable peut conclure immédiatement le mouvement d’un corps de l ’impulsion d’un autre sans aucun recours à l ’expérience passée. On prouvera aisément la fausseté de cette opinion. Car si on peut tirer une telle conclusion uniquement des idées de corps, de mouvement et d ’impul­sion, le raisonnement doit revenir à une démonstration et il doit impliquer l ’impossibilité absolue de toute hypo­thèse contraire. Alors tout autre effet que la communi­cation du mouvement implique une contradiction for­melle ; il est impossible non seulement qu’il puisse exister, mais encore qu’il puisse être conçu. Mais nous pouvons aussitôt i j o u s assurer du contraire en formant une idée claire et cohérente d’un corps qui se meut vers un autre et qui s’arrête immédiatement après le contact ; ou qui revient en arrière par la même ligne par où il était venu ; ou qui s’annihile, ou qui se meut en cercle ou selon une ellipse; bref, en imaginant une quantité infinie d ’autres changements que l ’on peut admettre qu’il subisse. Ces hypothèses sont toutes cohérentes et naturelles ; et la raison qui nous fait imaginer que la communication du mouvement est plus cohérente et plus naturelle non seule­ment que ces hypothèses, mais encore que tout autre effet naturel, se fonde sur la relation de ressemblance-entre la< itise et l ’effet qui s’unit ici à l ’expérience et qui lie les «»bjets les uns aux autres de la manière la plus étroite et

Page 71: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

190 l ’ e n t e n d e m e n t

la plus intime, au point de nous faire imaginer qu’ils sont absolument inséparables. Alors la ressemblance a la même action que l ’expérience ou une action analogue ; comme le seul effet immédiat de l ’expérience est d ’associer ensemble nos idées, il en résulte que toute croyance naît de l ’asso­ciation d ’idées, selon mon hypothèse.

Tous les auteurs d ’optiques admettent que l ’œil voit en tout temps un nombre égal de points physiques et qu’au sommet d’une montagne, on n ’a pas, présente aux sens, une image plus grande que lorsqu’on est resserré dans la cour ou la chambre la plus étroite. C ’est seulement par expérience qu’on infère la grandeur d’un objet à partir de certaines qualités particulières de son image ; et cette inférence du jugement, on la prend pour une sensation comme il arrive couramment en d’autres occasions. Or il est évident qu’ici l ’inférence du jugement est beaucoup plus vive qu’habituellement dans nos raisonnements courants et que nous avons une conception plus forte de l ’immense étendue de l ’océan par l ’image que nos yeux en reçoivent quand nous nous tenons au sommet d’un promontoire élevé qu’à entendre seulement le mugisse­ment des vagues. On éprouve un plaisir plus sensible de sa magnificence, preuve de plus de vivacité dans l ’idée ; et nous confondons notre jugement et une sensation, ce qui en est une autre preuve. Mais comme, dans les deux cas, l ’inférence est également certaine et immédiate, cette vivacité supérieure de notre conception dans l ’un des cas ne peut provenir de rien d’autre que de la circonstance suivante : quand nous tirons une inférence de la vue, en plus de la conjonction habituelle, il y a une ressemblance entre l ’image et l ’objet que nous en inférons ; cette ressem­blance renforce la relation et conduit d ’un mouvement plus aisé et' plus naturel la vivacité de l ’impression à l ’idée qui y est unie.

Nulle faiblesse de la nature humaine n ’est plus univer­selle ni plus manifeste que celle que nous appelons cou­ramment crédulité, une foi trop complaisante au témoi­gnage d ’autrui ; cette faiblesse s’explique aussi très natu-

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 191

Tellement par l ’action de la ressemblance. Quand nous admettons un fait au témoignage d’un homme, notre con­fiance naît de la même source exactement que nos infé­rences des causes aux effets et des effets aux causes ; il n ’y a rien que notre expérience des principes directeurs de la nature humaine qui puisse nous donner quelque cer­titude de la véracité humaine. Mais, bien que l ’expérience soit le véritable critère de ce jugement aussi bien que de tous les autres, nous nous réglons rarement complètement sur elle ; nous avons une propension remarquable à croire tout ce qu’on nous rapporte, même au sujet d ’apparitions, d ’enchantements et de prodiges, quelle qu’en soit l ’oppo­sition à l ’expérience quotidienne et à l ’observation. Les mots1 et les conversations d’autrui ont une connexion intime avec certaines idées dans son esprit ; et ces idées sont aussi en connexion avec les faits ou les objets qu’elles représentent. Cette dernière connexion est généralement très surestimée et commande notre assentiment au delà de ce que justifiera l ’expérience, ce qui ne peut provenir de rien d’autre que d’une ressemblance entre les idées et les faits. D ’autres effets désignent leurs causes seulement d ’une manière oblique ; mais le témoignage humain le fait directement et il faut le considérer comme une image autant que comme un effet. Rien d’étonnant donc à ce que nous soyons aussi prompts à en tirer des inférences et à ce que nous soyons moins guidés par l ’expérience dans nos jugements à son sujet que dans ceux qui portent sur tout autre sujet.

De même que la ressemblance, quand elle s’unit à la causalité, affermit nos raisonnements, de même le défaut de ressemblance, s’il est poussé à un degré très considé­rable, est capable de les détruire presque complètement. Il y en a un exemple tout à fait remarquable dans l ’indif­férence universelle et dans la stupidité humaine à l ’égard d’une vie future ; les hommes y montrent une incrédulité aussi obstinée que leur crédulité est aveugle en d ’autres occasions. Il n’y a certes pas de sujet plus grand d ’étonne- ment pour le chercheur, ni de regret pour l ’homme pieux

Page 72: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

que d’observer la négligence de la masse humaine pour sa condition prochaine ; c ’est avec raison que de nombreux théologiens éminents ne se sont pas fait scrupule d ’affirmer que les hommes ordinaires, bien qu’ils ne suivent pas formellement des principes d’incrédulité, sont pourtant effectivement dans leurs cœurs des incroyants et qu’ils n ’ont rien de semblable à ce que nous puissions appeler une croyance en la durée éternelle de leurs âmes. En effet considérons d’une part, les révélations que les théolo­giens ont faites avec tant d ’éloquence sur l ’importance de l ’éternité et en même temps réfléchissons que si, dans les sujets de rhétorique, nous devons nous attendre à quelque exagération, pourtant nous devons admettre dans ce cas que les figures les plus fortes sont infiniment inférieures au sujet ; après cela, voyons d ’autre part la tranquillité pro­digieuse des hommes sur ce point ; je demande si ces gens croient réellement à ce qu’on leur prêche instamment et qu’ils prétendent professer ; la réponse est manifestement négative. Puisque la croyance est un acte de l ’esprit qui naît de l ’accoutumance, il n ’est pas étrange qu’un manque de ressemblance détruise ce que l ’accoutumance a établi et diminue la force de l ’idée autant que l ’accroît ce dernier principe. Une vie future est si éloignée de notre compré­hension et nous avons une idée si confuse de la manière dont nous existerons après la dissolution du corps que toutes les raisons que nous pouvons inventer, en dépit de leur force intrinsèque et du secours puissant de i’cdu- cation, ne sont jamais capables de surmonter cette difficulté pour les imaginations lentes;, ni de conférer une autorité et une force suffisantes à l ’idée. Je préfère attribuer cette incrédulité à un effacement de l ’idée que nous nous faisons de notre condition future, qui provient d ’un défaut de ressemblance à la vie présente plutôt que de l ’éloignement de cette vie. Car j ’observe que les hommes se préoccupent partout de ce qui pourrait arriver après leur mort, pourvu que cela concerne ce monde ; et qu’il y en a peu à qui leur nom, leur famille, leurs amis et leur pays soient complète­ment indifférents en aucune période de leur vie.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 193Certes le manque de ressemblance dans ce cas détruit

si complètement la croyance qu’à part ces quelques per­sonnes qui, à réfléchir froidement à l ’importance du sujet, ont pris soin d ’imprimer dans leurs esprits, par des médi­tations répétées, les arguments en faveur d’une vie future, il n’y a peut-être pas un homme qui croie à l ’immortalité de l ’âme d’un jugement sincère et ferme, comparable à celui qui suit le témoignage des voyageurs et des histo­riens. C ’est ce qui apparaît très manifestement chaque fois que des hommes ont l ’occasion de comparer les plai­sirs et ies douleurs, les récompenses et les punitions de cette vie avec ceux de la vie future ; même si leur cas per­sonnel n ’est pas en jeu et si aucune passion violente ne trouble leur jugement. Les catholiques romains sont cer­tainement la secte la plus fervente de tout le monde chré­tien ; pourtant vous en trouverez peu, au nombre des lidèles les plus sensés de cette communion, qui ne blâment la Conspiration des poudres et le massacre de la Saint- Barthélemy comme cruels et barbares, bien que projetés ou exécutés contre ces hommes mêmes que, sans aucun scrupule, ils condamnent à des peines éternelles et infinies. Tout ce que nous pouvons dire pour excuser cette contra­diction, c’est qu’ils ne croient pas • réellement ce qu’ils affirment au sujet d’un état futur ; et il n ’y en a pas de meilleure preuve que cette contradiction elle-même.

Ntfus pouvons y ajouter une remarque ; en matière de religion les hommes prennent plaisir à être terrifiés ; et il n’y a pas de prédicateurs plus populaires que ceux qui excitent les passions les plus déprimantes et les plus nombres. Dans les affaires courantes de la vie, quand nous .•■nions la matérialité du sujet et que nous en sommes - ' on vaincus, rien ne peut nous être plus désagréable que la1 1 a faite et la terreur ; c ’est seulement dans les œuvres iiamatiques et dans les sermons religieux que ces senti- Bçnts produisent jamais du plaisir. Dans ces derniers cas, r Imagination se repose indolemment sur l ’idée ; la passion, adoucie parle manque de foi dans le sujet, n’a plus que l'effet agréable d ’animer l ’esprit et de fixer son attention.

l i t ME 13

Page 73: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

194 l ’e n t e n d e m e n t

La présente hypothèse recevra une confirmation supplé­mentaire si nous examinons les effets d ’autres genres d’accoutumances, aussi bien que ceux d’autres relations. Pour le comprendre, nous devons considérer que l ’accou­tumance, à laquelle j ’attribue toute croyance et tout rai­sonnement, peut agir sur l ’esprit en renforçant une idée de deux manières différentes. En effet si nous admettons que, dans toute l ’expérience passée, nous avons trouvé que deux objets ont toujours été conjoints l ’un à l ’autre, évidemment à l ’apparition de l ’un de ces objets dans une impression, nous devons par accoutumance, passer faci­lement à l ’idée de l ’objet qui l ’accompagne habituelle­ment ; à l ’aide de l ’impression présente et de la transition facile, nous devons concevoir cette idée d’une manière plus forte et plus vive que celle dont nous concevons les images lâches et flottantes de l ’imagination. Mais admettons ensuite qu’une simple idée, toute seule, sans rien de cette préparation minutieuse et presque artificielle, fasse sou­vent son apparition dans l ’esprit, cette idée doit graduelle­ment acquérir de la facilité et de la force ; elle se distingue de toute idée nouvelle et inhabituelle à la fois par la fer­meté de sa prise et par l ’aisance de sa présentation. C ’est le seul point sur lequel s’accordent ces deux sortes d’accou­tumances ; s’il apparaît que leurs effets sur le jugement sont semblables et proportionnés, nous pouvons certainement conclure que la précédente explication de cette faculté est satisfaisante. Or pouvons-nous douter qu’elles s’accordent par leur action sur le jugement si nous considérons la nature et les effets de Y éducation.

Toutes les opinions et notions des choses auxquelles nous avons été accoutumés dès notre enfance prennent si profondément racine qu’il nous est impossible, par toutes les puissances de la raison et de l ’expérience, de les déraciner ; cette habitude lion seulement s’approche par son action de celle qui naît de l ’union constante et insé­parable des causes et des effets ; mais, encore en de nom­breuses occasions, elle en triomphe. Ici nous ne devons pas nous contenter de dire que là vivacité de l ’idée produit

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 195

Ja croyance : nous devons soutenir qu’il y a identité absolue entre elles deux. La fréquente répétition d’une idée la grave dans l ’imagination ; mais elle ne pourrait jamais à elle seule produire la croyance si cet acte de l ’esprit était seulement lié, par la constitution originelle de notre nature, à un raisonnement et à une comparaison d’idées. L ’accoutumance peut nous pousser en quelque fausse comparaison d’idées : c ’est l ’effet le plus grand qu’elle puisse produire, à notre jugement ; mais assurément elle ne pourrait jamais remplacer cette comparaison, ni pro­duire aucun acte de l ’esprit qui appartient par nature à ce principe.

Une personne, privée d’une jambe ou d’un bras par une amputation, tente longtemps après de s’en servir. Après la mort d’une personne, il est courant que toute sa famille remarque, et surtout les serviteurs, qu’ils peuvent à peine croire à sa mort et qu’ils l ’imaginent encore dans sa chambre ou en tout autre endroit où ils avaient coutume de la trou­ver. J’ai souvent entendu dans une conversation, lorsqu’on ;i parlé d ’une personne qui a quelque célébrité, qu’une autre personne qui ne la connaît aucunement, déclare, je ne Tai jamais vue, mais je me l'imagine presque, tant j 'e n ai souvent entendu parler. Tous ces exemples sont parfai­tement semblables. • .

Si pous considérons cet argument tiré de l'éducation sous un jour convenable, il apparaîtra très convaincant; et d ’autant plus qu’il se fonde sur l ’un des phénomènes les plus courants qu’on puisse jamais rencontrer. Je suis persuadé qu’à l ’examen nous trouverons que plus de la moitié des opinions qui triomphent parmi les hommes sont dues à l ’éducation et que les principes, qu’on embrasse ainsi implicitement, l ’emportent sur ceux qui sont dus au raisonnement abstrait et à l ’expérience. Les menteurs, à répéter fréquemment leurs mensonges, parviennent enfin à s’en souvenir ; de même le jugement, ou plutôt l ’imagina- tion, par le même moyen, peut avoir'des idées si forte­ment imprimées en elle, elle peut les concevoir dans une clarté si complète qu’elles peuvent agir sur l ’esprit de la

Page 74: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

même manière que celles que nous présentent les sens, la mémoire ou la raison. Mais, comme l ’éducation est une cause artificielle et non pas naturelle et que ses maximes sont fréquemment contraires à la raison et même entre elles selon les différents temps et lieux, les philosophes, pour cette raison, ne l ’ont jamais reconnue ; elle est pour­tant en fait construite presque sur la même base d ’accoutu­mance et de répétition que nos raisonnements tirés des causes et des effets \

S e c t i o n X

Influence de la croyance

Mais l ’éducation, bien que la philosophie la désavoue comme une base trompeuse d ’assentiment pour une opi­nion, l ’emporte pourtant dans le monde et c ’est elle la cause de ce que tous les systèmes sont sujets à être tout d ’abord rejetés comme nouveaux et inhabituels. Ce sera peut-être le sort de ce que j ’ai avancé ici au sujet de la croyance ; bien que les preuves que j ’ai produites m’appa­raissent parfaitement concluantes, je ne m ’attends pas à gagner de nombreux prosélytes à mon opinion. Les hommes ne seront peut-être jamais convaincus que des effets d ’une telle importance puissent résulter de prin­cipes en apparence aussi minces et que de beaucoup la plus grande partie de nos raisonnements ainsi que toutes

i . O bservation générale : puisque notre assentim ent à tous les r a i­sonnem ents probables se fonde sur la v iv a c ité des id ées, il ressem ble j à beaucoup de ces extravagan ces e t de ces préjugés qu ’on re je tte j sous l ’àccusation in fam an te que ce sont des créatures de l'im a g in a ­tion. Cette expression fa it ap p araître que le m ot im agin ation est co u ­ram m ent em p loyé en deu x sens différents ; bien que rien ne so it plus contraire à la philosophie que cette im précision, p o u rta n t, dans les raisonnem ents su ivan ts, j ’ a i souvent été obligé d ’y tom ber. Q uand j ’oppose l ’im agination à la m ém oire, j ’entends la fa c u lté q u i nous p er­m et de form er nos idées les plus faibles. Q uand je l ’oppose à la raison, j ’entends la mêm e fa c u lté à l ’exclusion de nos raisonnem ents dém ons­tra tifs et probables. Q uand je ne l ’oppose n i à l ’une n i à l ’au tre , on peut indifférem m ent prendre le m ot au sens large ou au sens étro it, ou du m oins le con texte en m ontrera suffisam m ent le sens (H).

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 197

nos actions et toutes nos passions puissent dériver de rien il’autre que l ’accoutumance et l ’habitude. Pour répondre h cette objection, j ’anticiperai ici quelque peu sur ce qui devrait tomber plus proprement par la suite sous notre i onsidération, quand nous en viendrons à traiter des passions et du sens de la beauté.

Il y a une perception de la douleur et du plaisir implantée dans la nature humaine comme ressort principal et prin­cipe moteur de toutes ses actions. Mais douleur et plaisir ont deux manières de faire leur apparition dans l ’esprit ; l ’une et l ’autre manières ont des effets très différents. Ils peuvent apparaître soit sous forme d’une impression sentie dans son actualité, soit seulement en idée comme à présent où je les mentionne. Évidemment ces impressions et ces idées sont loin d’avoir sur nos actions une influence égale. Les impressions mettent toujours l ’âme en action, et cela au plus haut degré ; mais toute idée n ’a pas le même effet. La nature a procédé avec prudence dans ce cas, elle a, semble-t-il, évité soigneusement les inconvé­nients des deux extrêmes'. Si les impressions influençaient seules la volonté, nous serions à tout instant de notre vie soumis aux plus grandes calamités ; car, même si nous avions prévu leur approche, nous ne serions pas naturelle­ment pourvus d’un principe d’action qui nous pousse à les éviter. D ’autre part si toute idée influençait nos actions, notre condition ne serait pas bien meilleure. Car telles sont l’instabifité et l ’activité de la pensée que les images de toutes les choses, spécialement des biens et des maux, sont toujours en train de voyager dans l ’esprit ; et si celui-ci était mû par toute conception inconsistante de ce genre, il ne jouirait jamais d ’un moment de paix ni de tranquillité.

La Nature a donc choisi une solution moyenne, elle n’a pas conféré à toutes les idées de bien et*de mal le pouvoir de stimuler la volonté et elle ne leur a pas entière­ment retiré cette action. Bien qu’une fiction inconsis­tante soit sans effet, l ’expérience nous découvre pourtant que les idées des objets dont nous croyons qu’ils existent

Page 75: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

198 l ’e n t e n d e m e n t

ou qu’ils existeront, produisent à un moindre degré le même effet que les impressions immédiatement présentes aux sens et à la perception. L ’effet de la croyance est donc de monter une simple idée à égalité avec nos impressions et de lui conférer une influence analogue sur les passions. Elle ne peut avoir cet effet que si elle fait approcher l ’idée de l ’impression en force et vivacité. En effet, puisque la différence dans le degré de force est toute la différence initiale qui existe entre une impression et une idée, elle doit être par suite la source de toutes les différences entre les effets de ces perceptions ; et sa suppression, totale ou partielle, la cause de toute nouvelle ressemblance qu’elles acquièrent. Chaque fois que nous pouvons faire approcher une idée des impressions en force et vivacité, elle les imi­tera aussi dans son action sur l ’esprit ; et vice versa, quand elle les imite par cette action comme dans le cas actuel, cela doit provenir de ce qu’elle les approche en force et vivacité. Donc la croyance, puisqu’elle fait qu’une idée imite les effets des impressions, doit faire qu’elle leur ressemble par ces qualités ; elle n’est rien d’autre que la simple conception vigoureuse et intense d’une idée. Voilà donc qui peut à la fois servir comme preuve additionnelle du présent système et nous faire connaître la manière dont nos raisonnements fondés sur la causalité sont susceptibles d’agir'sur la volonté et sur les passions.

De même que la croyance est presque absolument nécessaire pour éveiller nos passions, de même les passions, à leur tour, favorisent grandement la croyance ; et ce ne sont pas seulement les faits qui nous apportent des émo­tions agréables, très souvent ce sont ceux qui nous causent de la douleur qui, pour cette raison, deviennent plus aisé­ment des objets de foi et d ’opinion. Un poltron, dont la peur s’éveille aisément, accorde volontiers son assentiment à tout indice de danger qu’il découvre ; de même une personne aux dispositions chagrines et mélancoliques est très crédule pour tout ce qui nourrit sa passion prédo­minante. Quand un objet émouvant se présente, il donne l ’alarme et éveille immédiatement à quelque degré sa

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 199

passion propre, spécialement chez les personnes qui ont un penchant naturel pour celte passion. Cette émotion passe par une transition facile à l ’imagination et se répan­dant sur l ’idée de l ’objet émouvant, elle nous fait former cette idée avec plus de force et de vivacité et par suite elle nous y fait donner notre assentiment, selon le système précédent. L ’admiration et la surprise ont le même effet que les autres passions ; aussi pouvons-nous observer qu’auprès des gens du commun les charlatans et les beaux parleurs trouvent d’autant plus de crédit en raison de leurs prétentions magnifiques qu’ils se maintiennent dans les limites de la modération. L e premier étonnement, qui accompagne naturellement leurs merveilleux récits, se répand sur l ’âme entière et il vivifie et avive si bien l ’idée que celle-ci ressemble aux inférences que nous tirons d’après l ’expérience. Il y a là un mystère avec lequel nous nous sommes déjà quelque peu familiarisés et nous aurons par la suite occasion d ’y pénétrer quand nous avanceronsdans ce traité.

Après cette explication de l ’influence de la croyance sur les passions, nous ne trouverons que peu de difficulté à expliquer les effets qu’elle a sur l ’imagination, quelque extraordinaires qu’ils puissent paraître. Il est certain que nous ne pouvons prendre plaisir à aucun entretien si notre jugement ne donne pas son assentiment aux images qu’on présente à notre imagination. La conversation de gens ijui ont pris l ’habitude de mentir, même pour des choses sans importance, ne nous donne aucune satisfac­tion ; en effet les idées que nous proposent ces gens ne s’accompagnent d’aucune croyance et, par suite, elles ne l'ont aucune impression sur l ’esprit. Les poètes eux-mêmes, bien que menteurs par profession, tentent toujours de donner un air de vérité à leurs fictions ; et quand ils négligent complètement de le faire, leurs œuvres, malgré leur art, ne sont jamais susceptibles de nous apporter beaucoup de plaisir. Bref nous pouvons observer que, même lorsque des idées n ’ont aucune espèce d’action sur la volonté et sur les passions, la vérité et la réalité sont

Page 76: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

200 l ’e n t e n d e m e n t

encore requises pour leur donner de l ’intérêt aux yeux de l ’imagination.

Mais si nous comparons entre eux tous les phénomènes qui se présentent à ce sujet, nous trouverons que la vérité, quelque nécessaire qu’elle puisse sembler dans toutes les œuvres de génie, n ’a pas d’autre effet que de procurer un accueil aisé aux idées et d ’amener l ’esprit à y consentir avec satisfaction ou du moins sans répugnance. Or c’est là un effet qui, peut-on aisément admettre, découle de la solidité et de la force qui, d ’après mon système, accom­pagnent les idées établies sur des raisonnements par cau­salité ; il s’ensuit donc que toute l ’action de la croyance sur l ’imagination peut s’expliquer par ce système. Par suite nous pouvons observer que, chaque fois que cette action naît d ’autres principes que la vérité ou la réalité, ces autres principes jouent le même rôle et exercent sur l ’imagination une égale séduction. Les poètes ont formé ce qu’ils appellent un système poétique des choses : bien que ni eux-mêmes ni leurs lecteurs n’y ajoutent foi, on l ’es­time couramment comme une base suffisante pour les fictions. Nous avons été si bien accoutumés aux noms de Mars, Jupiter, Vénus que, de la même manière que l ’éducation grave une opinion, la constante répétition de ces idées les fait pénétrer facilement dans l ’esprit et triom­pher de l ’imagination sans influencer le jugement. De la même manière,les auteurs tragiques empruntent toujours leur thème ou du moins les noms de leurs principaux personnages à quelque passage connu de l ’histoire ; non pas pour tromper les spectateurs ; car ils avoueront fran­chement que la vérité n ’est inviolable ment respectée sur aucun point ; mais pour assurer un accueil plus facile dans l ’imagination aux événements extraordinaires qu’ils représentent. Mais cette précaution n ’est pas requise des poètes comiques dont les personnages et les événements, parce qu’ils sont d ’un genre plus familier, pénètrent aisément dans notre pensée et sont reçus sans aucune formalité semblable, même si on reconnaît à première vue que ce sont des fictions et de pures créations de l ’imagination.

Ce mélange de vérité et de fausseté dans les thèmes^ des poètes tragiques non seulement sert notre dessein actuel ru montrant que l ’imagination peut se satisfaire sans croyance ni certitude absolues ; mais on peut encore la i otisidérer d’un autre point de vue comme une très forte Confirmation de ce système. Évidemment les poètes emploient cet artifice d ’emprunter à l ’histoire les noms tir leurs personnages et les principaux événements de leurs poèmes pour faire recevoir l ’ensemble plus facile­ment et lui faire produire une impression plus profonde •iiir l ’imagination et sur l ’affectivité. Les divers incidents d’une pièce acquièrent une sorte de relation par leur union en un poème ou en une représentation ; si l ’un de ces incidents est objet de croyance, il confère aux autres la l'orce et la vivacité qui lui sont unies. La vigueur de cette première conception se répand tout le long des relations ri elle est conduite comme par autant de tuyaux ou de canaux à toute idée qui communique d’une manière quel­conque avec la première. Certes cette vigueur ne peut parvenir à la certitude parfaite, parce que l ’union des idées est en quelque sorte accidentelle : mais pourtant elle en approche si près pour son action qu’on peut se convaincre qu’elles proviennent toutes deux de la même origine. La croyance doit séduire l ’imagination par la lbrce et la vivacité qui l ’accompagnent ; car toute idée qui a force et vivacité est agréable, trouve-t-on, à cette faculté.

Comme confirmation, nous pouvons observer que l ’aide est réciproque entre le jugement et l ’imagination, aussi bien qu’entre le jugement et la passion ; et que non seu­lement la croyance donne de la vigueur à l ’imagination, mais encore une imagination vigoureuse et forte est, de loutes les aptitudes, la plus propre à produire croyance et nutorité. Il nous est difficile de refuser notre assentiment à ce qu’on nous dépeint avec toute la couleur de l ’élo­quence : et la vivacité que produit l ’imagination est dans de nombreux cas plus, grande que celle engendrée par l’accoutumance et l ’expérience. Nous sommes emporté.'

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 201

Page 77: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

202 l ’e n t e n d e m e n t

par la vive imagination de notre auteur ou de notre compa- ! gnon : et celui-ci lui-même est souvent la victime de sa j propre flamme et de son propre génie.

Il ne sera pas mauvais de remarquer que, tout comme | une vive imagination dégénère très souvent en délire ou ■ folie et qu’elle lui ressemble beaucoup dans ses opérations, ) de même elles influencent toutes les deux le jugement de i la même manière et produisent la croyance par des prin- I cipes exactement identiques. Quand l ’imagination, à la suite de quelque fermentation extraordinaire du sang e t] des esprits, acquiert une vivacité telle que tous ses pou- j voirs et facultés en sont désorganisés, il n ’y a plus moyen de distinguer la vérité de l ’erreur ; toute vague fiction ou j idée a la même influence que les impressions de la mémoire j ou les conclusions du jugement ; elle est donc reçue au même titre et agit avec une force égale sur les passions, j Une impression présente et une transition coutumière ne sont plus alors nécessaires pour ayiver nos idées. Toute chimère de notre pensée est aussi vigoureuse et intense qu’aucune des inférences que nous honorions auparavant du nom de conclusions relatives aux faits et parfois j autant qu’une impression sensible actuelle.

[Nous pouvons noter que la poésie a le même effet à ,j un moindre degré ; c’est un trait commun de la poésie et ’ du délire que la vivacité qu’ils confèrent aux idées ne j provient pas des situations particulières ou des connexions : des objets de ces idées, mais bien de l ’équilibre actuel et des dispositions de la personne. Mais, quelque grande que soit l ’intensité à laquelle atteint cette vivacité, il est évident qu’en poésie elle n ’est pas sentie de même manière q u e , celle qui naît dans l ’esprit quand nous raisonnons, même j sur une probabilité du degré le plus bas. L ’esprit peut aisément distinguer l ’une de l ’autre ; quelque émotion que l ’enthousiasme poétique puisse donner aux esprits, c ’est encore un simple simulacre de croyance ou de persuasion, Le cas est le même pour l ’-idée et pour la passion que pro-i duit l ’idée. Il n ’est pas de passion de l ’esprit humain qui ne puisse naître de la poésie ; pourtant la manière dont nous

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 203

ressentons ces passions diffère beaucoup quand ce sont des lictions poétiques qui les excitent et quand c’est de la croyance et de la réalité qu’elles naissent. Une passion désagréable dans la vie réelle peut apporter le plaisir le plus grand dans une tragédie ou un poème épique. Dans h dernier cas, elle ne pèse pas sur nous de tout son poids ; nous la ressentons moins fermement et moins solidement et elle n’a d ’autre effet qu’une agréable stimulation de l’t sprit et un éveil de l ’attention. La différence des passions témoigne clairement d’une différence analogue des idées qui provoquent ces passions. Quand la vivacité naît d ’une conjonction habituelle avec une impression présente, même si l ’imagination ne peut en apparence être touchée11 u même degré, il y a pourtant toujours quelque chose de plus puissant et de plus réel dans son action que dans la Véhémence de la poésie et de l ’éloquence. La force de

[nos actions spirituelles dans ce cas, pas plus que dans aucun autre, ne doit se mesurer par l ’agitation apparente tic l’esprit. Une description poétique peut avoir sur l ’ima­gination un effet plus sensible qu’un récit historique. Ülle peut rassembler davantage de détails qui forment une image ou un tableau complets. Elle peut paraître placerI objet devant nous sous des couleurs plus vives. Mais pourtant, les idées qu’elle présente, nous les sentons diffé-1 miment de celles qui naissent de la mémoire et du juge- nu ni. Il» y a de la faiblesse et de l ’imperfection dans toute cet le apparente véhémence de pensée et de sentiment qui accompagne les fictions poétiques, i Nous aurons par la suite l ’occasion de noter également

> le !i ressemblances et les différences entre un enthousiasme B |étique et une conviction sérieuse. En attendant, je ne pt ux m’empêcher de remarquer que la grande différence

t fu ’on éprouve à les ressentir provient, dans une certaine BCfiurc, de la réflexion et des règles générales. Nous remar- qii'm . que la vigueur de conception que les fictions

B fe iv e n t de la poésie et de l ’éloquence est un caractère ■im ment accidentel que toute idée peut également possé-

|®#r ft que ces fictions ne sont reliées à rien de réel. Cette

Page 78: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

204 l ’e n t e n d e m e n t

remarque fait que nous nous prêtons seulement, pour ainsi dire, à la fiction et que nous sentons l ’idée tout autre­ment que les convictions établies pour toujours, qui se fondent sur la mémoire et l ’accoutumance. Fiction et conviction sont quelque peu du même genre ; mais la première est beaucoup plus faible que la seconde dans ses causes et dans ses effets.

Une réflexion analogue sur les règles générales nous garde d’accroître notre croyance pour tout accroissement de force et de vivacité de nos idées. Quand une opinion n ’admet aucun doute ni aucune probabilité contraire, nous lui attribuons une entière conviction ; et pourtant le défaut de ressemblance ou de contiguïté peut en dimi­nuer la force en dessous de celle d ’autres opinions. C ’est ainsi que l ’entendement corrige les apparences sensibles et nous fait imaginer qu’un objet placé à vingt pieds de distance semble toujours à l ’œil aussi grand qu’un objet de mêmes dimensions placé à dix pieds de n o u s.]1.

Nous pouvons noter que la poésie a le même effet à un degré moindre ; avec cette seule différence que la moindre réflexion dissipe les illusions de la poésie et place les objets sous leur jour véritable. Il est pourtant certain que, dans l ’ardeur de l ’enthousiasme poétique, un poète a une contre­façon de croyance et même une sorte de vision de ses objets ; et quand il y a la moindre apparence d ’argument pour soutenir sa croyance, rien ne contribue plus à son entière conviction que l ’éclat des figures et des images poétiques qui ont leur plein effet aussi bien sur le poète lui-même que sur ses lecteurs.

S e c t i o n XI

La probabilité des chances

Pour donner à ce système sa pleine force et sa pleine évidence, nous devons en détourner notre regard un

i. Ces trois paragraphes ont été ajoutés dans T A p p en d ice.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 205

moment pour en considérer les conséquences et expliquer il’après les mêmes principes quelques autres espèces de raisonnements qui proviennent de la même origine.

Les philosophes, qui ont divisé le raisonnement humain en connaissance et probabilité et ont défini la première comme l ’évidence qui naît d’une comparaison d ’idées, sont obligés de comprendre tous nos arguments tirés des causes et des effets sous le nom général de probabilité. Mais, bien que chacun soit libre d’employer ses mots dans le sens qui lui plaît — et c’est pourquoi, dans la partie précédente de cet exposé, j ’ai usé de ce procédé d’ex­pression — , il est pourtant certain que, dans la conversa­tion courante, nous affirmons volontiers que beaucoup d’arguments fondés sur la causalité dépassent la probabi­lité et qu’on peut les recevoir comme dotés d ’un genre supérieur d ’évidence. On paraîtrait ridicule si l ’on disait qu’il est seulement probable que le soleil se lèvera demain ou que tous les hommes doivent mourir ; il est pourtant clair que nous n ’avons d’autre certitude de ces faits que celle que nous apporte l ’expérience. Pour cette raison, il serait peut-être plus juste, pour conserver le sens cou­rant des mots et marquer en même temps les divers degrés d’évidence, de distinguer trois genres du raisonnement humain, celui qui résulte de la connaissance, celui qui résulte de preuves, celui qui résulte de probabilités. Par connaissance, j’entends la certitude qui naît d ’une comparaison d’idées. Par preuves, les arguments tirés de la relation de la cause à l ’effet, complètement délivrés du doute et de l ’incerti­tude. Par probabilité, l ’évidence qui s’accompagne encore d’incertitude. C ’est cette dernière espèce de raisonne­ment que je vais examiner.

On peut diviser la probabilité, ou raisonnement con­jectural, en deux genres, celle qui se fonde sur la chance et celle qui naît de causes. Nous devons considérer l ’une et l’autre, dans l ’crdre.

L ’idée de causalité est tirée de l ’expérience qui, en nous présentant en conjonction constante certains objets, produit une telle habitude de les considérer dans cette

Page 79: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

206 l ’e n t e n d e m e n t

relation que nous ne pouvons les considérer dans une autre sans nous faire sensiblement violence. D ’autre part comme la chance n ’est rien de réel en soi et qu’elle est seulement, à proprement parler, la négation d’une cause, son action sur l ’esprit est à l ’opposé de celle de la causalité ; et elle doit essentiellement laisser l ’imagination parfaitement indifférente d’envisager l ’existence ou la ncn-existence de l ’objet regardé comme contingent. Une cause marque la route à notre pensée et, en quelque sorte, elle nous force à considérer tels objets déterminés dans telles relations déterminées. La chance peut uniquement détruire cette détermination de la pensée et laisser l ’esprit dans sa situation primitive d’indifférence ; et l ’absence de cause l ’y rétablit instantanément.

Puisque donc une indifférence complète est essentielle à la chance, aucune chance ne peut sans doute être supé­rieure à une autre que si elle est composée d ’un nombre supérieur de chances égales. Car si nous affirmons qu’une chance peut être, de quelque autre manière, supérieure à une autre, nous devons affirmer en même temps qu’il y a quelque chose qui lui confère cette supériorité et détermine l ’événement à se réaliser dans un sens plutôt que dans un autre : en d ’autres termes nous devons admettre une cause et rejeter l ’hypothèse de la chance que nous avions faite auparavant. Une indifférence parfaite et totale est essen­tielle à la chance et une indifférence totale ne peut être en elle-même ni supérieure ni inférieure à une autre. Cette vérité n ’est pas propre à mon système, mais quiconque fait des calculs sur les chances l ’admet.

Ici il faut remarquer qu’en dépit de la contrariété directe de la chance et de la causalité, il nous est pourtant impossible de concevoir cette combinaison de chances ; qui est requise pour rendre un hasard supérieur à un autre ; sans admettre un mélange de causes parmi les chances et i la conjonction d ’une nécessité sur certains points avec une indifférence totale sur d’autres. Si lien ne limite les chances, toutes les opinions que peut former l ’imagination la plus extravagante sont sur le même pied d’égalité ; et il ne

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 207

peut y avoir aucune particularité qui donne à l ’une l ’avan­tage sur une autre. Ainsi, si nous n’admettons pas qu’il y a certaines causes pour faire retomber le dé, lui conserver su forme dans sa chute et le faire reposer sur l ’une de ses tuces, nous ne pouvons faire aucun calcul sur les lois du hasard. Mais si nous admettons l ’opération de ces causes ci; si nous admettons également que tout le reste est indiffé­rent et déterminé par la chance, nous arrivons aisément à la notion d ’une combinaison supérieure des chances. Un dé, qui a quatre faces marquées d’un certain nombre de points et deux seulement marquées d’un autre nombre, nous fournit un exemple manifeste et commode de cette supériorité. L ’esprit est ici limité par les causes à ce nombre précis et ces espèces déterminées d ’événements ; et en même temps il n ’est pas déterminé à choisir un événement particulier.

Poursuivons donc ce raisonnement où nous avons marqué trois étapes : à savoir que la chance est uniquement la négation d’une cause et produit dans l ’esprit une indiffé­

rence totale ; ^«’aucune négation de cause ni aucune indifférence totale ne peuvent jamais être supérieures 011 inférieures à une autre négation ni à une autre indiffé- ïencé ; qu’il doit toujours y avoir un mélange de causes par mi les chances pour servir de base à un raisonnement. Nous avons ensuite à considérer quel effet peut avoir sur l'esprit une combinaison supérieure de chances et comment r 1 le influence notre jugement et notre opinion. Ici nous pouvons répéter tous les mêmes arguments que nous

■Vons employés dans l ’étude de la croyance qui naît des (anses ; et nous pouvons prouver de la même manière qu'un nombre supérieur de chances ne produit notre

■»sentiment ni par démonstration ni par probabilité. Il ■ 1 certes évident que nous ne pouvons jamais, par la ■pniparaison des seules idées, faire de découverte qui soit ( ‘importance dans cette affaire et qu’il est impossible de

■fou ver avec certitude qu’un événement doit se réaliser dr la manière qui compte le plus grand nombre de chances. Admettre une certitude dans ce cas serait détruire ce que

Page 80: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

208 l ’e n t e n d e m e n t

nous avons établi au sujet de l ’opposition des chances et de leurs parfaites égalité et indifférence.

Si l ’on disait que, dans une opposition de chances, bien que nous ne puissions déterminer avec certitude de quelle manière l ’événement va se produire, nous pouvons cependant décider avec certitude qu’il est plus vraisem­blable et plus probable que ce sera de la manière qui compte le plus grand nombre de chances plutôt que de celle qui en a un moins grand nombre ; si on le disait, je demanderais ce qu’on entend ici par vraisemblance et probabilité ? La vraisemblance et la probabilité des chances est un nombre supérieur de chances égales ; par suite quand nous disons que vraisemblablement se réalisera l ’événement qui en a le plus de chances plutôt que celui qui en a moins, nous ne faisons rien de plus qu’affirmer que s’il y a un nombre supérieur de chances, il y en a effecti­vement un nombre supérieur, et s’il y en a un nombre inférieur, il y en a bien un nombre inférieur ; ce sont là des propositions identiques sans aucune importance. La question est de savoir comment un nombre supérieur de chances égales opère sur l ’esprit et produit la croyance ou l ’assentiment puisqu’il apparaît que ce n ’est ni par des arguments établis démonstrativement, ni par probabilité.

Afin d ’éclaircir cette difficulté, nous admettrons qu’une personne prenne un dé façonné de telle manière que quatre de ses faces portent la même marque ou le même nombre de points et les deux autres une autre marque ou un autre nombre et qu’elle place ce dé dans le cornet avec l ’intention de le jeter ; manifestement elle doit conclure qu’une marque est plus probable que l ’autre, elle doit donner la préférence à celle qui est inscrite sur le plus grand nombre de côtés. Elle croit en quelque sorte que cette marque se retrouvera sur la face supérieure ; mais encore avec hésitation et doute, en proportion du nombre des chances contraires ; et, dans la mesure où diminuent ces chances contraires et où s’accroît de l ’autre côté la supériorité, sa croyance acquiert de nouveaux degrés de stabilité et de certitude. Cette croyance naît d ’une opéra­

CONNÀISSANCE ET PROBABILITÉ 209

tion de l ’esprit sur un objet simple et défini placé devant nous : la nature en sera donc aisément découverte et expli­quée. Nous n ’avons rien qu’un simple dé à contempler afin de comprendre l ’une des plus curieuses opérations de l ’entendement.

Le dé façonné comme ci-dessus comporte trois parti­cularités qui méritent notre attention. Premièrement, cer­taines causes telles que la pesanteur, la solidité, une forme cubique, etc., qui le déterminent à tomber, à conserver sa l'orme dans sa chute et à présenter l ’une de ses faces. Deuxièmement, un certain nombre de faces qui, par hypo­thèse, sont indifférentes. Troisièmement, une certaine marque inscrite sur chaque face. Ces trois particularités constituent toute la nature du dé, pour ce qui se rapporte à notre dessein présent ; par suite ce sont les seules par­ticularités que considère l ’esprit pour former un jugement sur le résultat du jet du dé. Examinons donc progressive­ment et soigneusement l ’influence que doivent exercer ces trois particularités sur la pensée et sur l ’imagination.

Premièrement, nous avons déjà observé que l ’esprit est déterminé par accoutumance à passer d ’une cause à son< Set et qu’à l ’apparition de l ’une, il lui est presque impos­able de ne pas former une idée de l ’autre. Leur constante unijonction dans les exemples passés a produit une telle bubitude dans l ’esprit que celui-ci les unit toujours dans SB pensée et infère l ’existence de l ’un de celle de son com- î'iignon habituel. Quand il considère le dé comme n’étant l'lus soutenu par le cornet, il ne peut sans violence le rif.arder comme suspendu en l ’air ; mais'il le place natu­rellement sur la table et le voit présenter l ’une de ses faces. C ’est l ’effet des causes entremêlées, nécessaires pour

1 fin mer un calcul des chances.Deuxièmement, bien que le dé soit nécessairement

■éti i miné à tomber et à présenter l ’une de ses faces, il p ly a pourtant rien, admet-on, pour fixer une face parti- fc lière ; mais celle-ci est entièrement déterminée par la ■hunce. La nature et l ’essence mêmes de la chance, c ’est lu négation de toute cause et le fait de laisser l ’esprit dans

; H u m e 11

Page 81: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 10 l ’e n t e n d e m e n t

une parfaite indifférence à l ’égard des événements qui, admet-on, sont contingents. Quand donc la pensée est déterminée par les causes à considérer que le dé retombe

. et présente l ’une de ses faces, les chances présentent toutes les faces comme égales et nous font considérer chacune d ’elles, l ’une apiès l ’autre, comme également probable et possible, L ’imagination passe de la cause, le jet du dé, à l ’effet, la présentation de l ’une des six faces ; elle sent qu ’il lui est en quelque sorte impossible aussi bien de s ’arrêter en route que de former une autre idée. Mais, comme toutes les six faces sont incompatibles et que le dé ne peut présenter plus d ’une face à la fois, ce principe ne nous conduit pas à considérer que toutes les faces à la fois peuvent se présenter au-dessus, ce que nous regardons comme impossible : et il ne nous conduit pas avec sa force tout entière à une face particulière ; car, dans ce cas, cette face serait considérée comme certaine et inévitable ; mais il nous conduit à l ’ensemble des six faces de telle manière qu’il divise sa force également entre elles. Nous concluons en général que l ’une de ces faces doit se pré­senter en conséquence du jet du dé ; nous les repassons toutes dans notre esprit ; la détermination de la pensée leur est commune à toutes ; mais il n ’échoit pas en par­tage à chacune davantage de cette force de détermination que ce qui correspond à son rapport aux autres. C ’est de cette manière que l ’impulsion primitive et par suite la vivacité de la pensée qui naissent des causes se divisent et se fragmentent sous l ’action des chances qui y sont mêlées. -

Nous avons déjà vu l ’influence des deux premières qualités du dé, les causes et le nombre et la différence des faces ; nous avons appris comment elles donnent une impulsion à la pensée et divisent cette impulsion en autant de parties qu’il y a d ’unités dans le nombre des faces. Nous devons maintenant considérer les effets de cette troisième particularité, les marques inscrites sur chaque face. Évidemment si plusieurs faces ont la même marque inscrite sur elles, leurs actions sur l ’esprit doivent être

f Concordantes et, sur une seule image ou idée de marque, «loivent s’unir toutes les impulsions séparées qui se dis­persaient sur les diverses faces où cette marque est ins­crite. S ’il s’agissait seulement de savoir quelle face se présentera, toutes sont parfaitement à égalité et aucune ne pourrait jamais avoir un avantage sur une autre. MaiSj comme il s’agit de la marque et que la même marque se présente sur plus d’une face, les impulsions qui corres­pondent à toutes ces faces doivent évidemment se réunir sur cette seule marque et, par leur union, devenir plus fortes et plus contraignantes. Quatre faces, admet-on dans le présent cas, ont la même marque inscrite sur elles et deux ont une autre marque. Les impulsions des pre­mières sont donc supérieures à celles des secondes. Mais comme il y a contrariété des événements et qu’il est impossible que ces marques puissent se présenter ensemble, il y a de même contrariété des impulsions ; l ’impulsion moindre détruit l ’impulsion plus forte dans la mesure de sa propre force. La vivacité de l ’idée est toujours propor­tionnelle au degré de l ’impulsion ou de la tendance à la transition ; et la croyance est identique à la vivacité de J’idée selon la doctrine précédente.

S e c t i o n XII

La probabilité des causes

Ce que j ’ai dit de la probabilité des chances ne peut servir à d ’autre fin , qu’à nous aider à expliquer la proba­bilité des causes ; car les philosophes admettent couram­ment que ce que le peuple appelle la chance n ’est rien qu’une cause secrète et cachée. C ’est donc cette espèce de probabilité que nous devons principalement examiner 1.

i . Les sections x i et x n nous renvoient directem ent au calcul • les probabilités, dont elles rappellent deu x parties im portantes le calcul de l ’espérance m alh ém aiiq uc dans les je u x d< hasard el la pro- I»abi!ité des causes. L ’ A rs conjectandi de Jacques B e r n o ij i . l i a va it c lé publié en 1773 e t com portait quatre parties ; la prem ière traite

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 211

Page 82: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 12 l ’e n t e n d e m e n t

Les probabilités des causes sont de plusieurs genres ; mais elles dérivent toutes de la même origine, l ’association d’idées à une impression présente. Comme l ’habitude, qui produit l ’association, naît de la conjonction fréquente des objets, elle doit arriver par degrés à son point de perfectiondes raisonnem ents dans les je u x de hasard ; la seconde contient 1 doctrine des perm utations et com binaisons ; la troisièm e explique l ’em ploi de la doctrine proposée dans les tirages au sort et dans le je u x de hasard ; la quatrièm e m ontre l ’em ploi e t l ’application de 1 doctrine précédente dans les questions civiles, m orales et économ iques1

L ’introduction de la seconde partie insiste sur le nom bre considé rable de causes qui com binent leur action pour produire un effet et sur Vim possibilité de p arven ir à une énumération suffisante de ce causes ; cette insuffisance p rodu it quotidiennem ent de nom breuse erreurs auxquelles doit rem édier l ’ art com binatoire présenté dan cette seconde p artie . L ’étude des com binaisons, bien qu ’en elle mêm e purem ent m ath ém atiqu e, a une valeu r générale au point que « sans elle, n i la sagesse du philosophe, n i l ’e x a ctitu d e de l ’historien n i l ’h abileté du m édecin, n i la prudence du politique ne peuvent s ’ éta blir. Preuve en est dans cela seul que tou te leur tâche consiste à co jechirer et que tou te con jecture consiste à exam in er des assem blage' e t des com binaisons de causes », p. 73. j

La quatrièm e partie donne, dans son ch ap itre I, des définitions im p ortantes : « L a certitude d ’une chose donnée se considère soit objectivement et en so i ; elle ne signifie alors rien d ’autre que la vérit m êm e de l ’existence présente ou fu t urede cette chose so it subjeo tivement e t p ar rap p ort à nous ; elle consiste alors dans la m esure de! notre connaissance au su jet de cette vérité ».

« T o u t ce qui existe ou se fa it sous le soleil, dans le passé, le pr⣠sent et le fu tu r , a toujours en soi et o bjectivem en t la plus haute cerl t itu d e ».

« L a certitu de considérée p ar rap p o rt à nous n ’est pas la m êm e p o M toutes les choses e t elle varie de nom breuses m anières en plus o u en moins. Les choses pour lesquelles il a p p a raît, p ar ré v éla tio n ! raison , sens, expérience, vue directe ou d ’autre m anière, que noua ne pouvons nullem ent d ou ter de leur existence présente ou fu tu re" jouissent d ’une entière et absolue certitu d e . T o utes les autres e obtiennent, dans nos esprits, une q u an tité m oindre, plus grande o plus p etite selon qu ’ il y a plus ou m oins de p robab ilités pour nou persuader de l ’existen ce présente ou fu tu re d ’une chose donnée. » 1

« L a probabilité est en effet le degré de certitu d e et elle diffère d f la certitu de com me la p artie du to u t. A in si, s i la certitu de entière absolue, que nous désignons p a r la le ttre a ou p ar l ’u n ité 1, se co_ pose, suppose-t-on p ar exem ple, de cinq probabilités ou p arties, d oii trois sont favorables à l ’existen ce présente ou fu tu re d ’un événemen, et les autres contraires, cet événem ent a, d it-on, 3/5 a , soit 3/5 » certitu d e . »

« On d it donc qu’ un événem ent est plus probable qu ’un au tr quand il a une plus grande p a rt de certitu de. »

« Un événem ent est possible, dès qu ’ il a une très petite p art f certitu de ; il est im possible s ’il n ’en a aucune ou s ’il en a une in f in i

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 213

et elle doit acquérir une nouvelle force à chaque cas qui tombe sous notre observation. Le premier cas n’a que peu de force ou pas\lu tout ; le second y fait quelque addition ; le troisième devient encore plus sensible ; c’est ainsi, par

tuent p etite . A in si est possible, l ’ événem ent qu i a 1 /20 ou 1 /30 de n irtitu d e . »i « E st moralement certain l ’ événem ent dont la p ro b a b ilité est presque égale à la certitu de entière, de telle sorte qu ’on ne puisse pas perce­voir la différence », p p . 210-211.

Du chapitre II de la quatrièm e p artie , on peut reten ir les passages ■suivants : « Q uand les choses sont certaines e t in d ubitables, on dit ■ inc nous savons ou que nous entendons ; tou tes les autres, nous les r 11»jecturons seulem ent e t nous opinons à leur su je t », p . 2T3. « On s u p ­p u te les p robabilités à la fois d ’ après le nombre et d ’ après le poids des Arguments qui p rouven t ou indiquen t, d ’une m anière quelconque, [’existence actu elle , fu tu re ou passée d ’une chose donnée. E t, p ar le Biot poids, j ’entends la force probante », p. 214. E t encore ces prin- 1 ipes gén érau x « 1. I l n ’ y a nécessairem ent pas lieu de con jecturer au sujet des choses pour lesquelles on peut affirm er en to u te certitu de.

2. Il ne suffit pas de penser les argum ents con traires, il fa u t aussi fnchercher to u t ce qui peut ven ir à notre connaissance e t sem ble ser­vir en quelque m anière à p rouver la chose. P a r exem ple, trois v a is ­seaux q u itten t le p ort, peu après on annonce que l ’un d ’eu x a fa it naufrage ; lequel, conjecture-t-on ? Si je considérais seulem ent le nombre des vaisseau x, je conclurais que le m alheur a pu frapp er éga­lem ent l ’un des trois ; m ais parce que je me souviens que l ’un d ’eu x ■tait, plus, que les au tres, touché p ar le délabrem ent e t la vétu sté , E u e son gréem ent de voiles et de vergues é ta it m au vais, qu ’il é ta it En outre sous le com m andem ent d ’un capitain e novice et in exp ert, (i juge que c ’est celui-là qui s ’est perdu du m oins plus probablem ent ■Ue les autres », pp . 214-21:5.

On trou ve donc dans V Ars conjectandi une d istinction tranchée p itre les dém onstrations certaines et les opinions probables ; la ■Minarque que philosophes, historiens, m édecins et politiques usent ton jours de p robabilités et de conjectures ; l ’ affirm ation de la m ul- Hplicité des causes e t de la com plexité des situ ation s dans la n ature■ hysique et dans l ’esprit de l ’homme ; l ’accep tation d ’une id en tité deaiure entre le probable e t le possible qu i diffèrent uniquem ent en

jttn n tité de certitu de ; l ’exem ple du n avire perdu en m er ; e t m êm e■ souci d ’estim er le poids et la force proban te des argum ents a u ta n t iiii- d ’en com pter le nom bre. Or tou tes ces opinions se trou ven t atissi ■hr/. Hume ; il ne fa u t p o u rtan t pas s ’exagérer la va leu r de cette cor- fep|»oudance ; VArs conjectandi n ’innove pas entièrem ent. Jacques ■ Unoiilli lui-mêm e com pte W allis parm i ses précurseurs ; au surplus B assurances m aritim es fonctionnent régulièrem ent dès alors en H tm iilr-Bretagne ; et, de I7 r3 à 1739, VArs conjectandi a eu le tem ps j f ilrvenir classique. Il con vien t donc de penser, non pas que Hume l ’fàl inspiré spécialem ent de l ’ouvrage de Jacques B ern oulli, mais ■Mr ‘ion atten tion a é té sollicitée par le ca lcu l des probabilités que M n m m an d aien t des résu lta ts pratiques et dont la doctrine s ’ô ta it ( f j i l suffisam m ent constituée.

Page 83: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

de lents progrès, que notre jugement parvient à l ’entière j certitude. Mais, avant d ’atteindre le point de perfection, | il passe par plusieurs degrés inférieurs et on doit l ’estimer j seulement, à tous ces degrés, comme une présomption j ou une probabilité. La gradation des probabilités aux preuves est donc insensible dans de nombreux cas ; et la j différence de ces genres d ’évidence se perçoit plus aisément | entre les degrés extrêmes qu’entre les degrés voisins et contigus. _

Il convient de noter à cette occasion que, bien que j l ’espèce de probabilité ici expliquée soit, par ordre, la I première et qu ’elle prenne place naturellement avant 1 qu’aucune preuve complète puisse exister, aucun homme j parvenu à l ’âge adulte ne peut plus en avoir conscience. JIl est vrai, rien n’est plus courant que des hommes, dont la connaissance est très avancée, aient seulement atteint une j expérience imparfaite de nombreux événements parti- ] culiers ; ce qui, naturellement, produit seulement une . habitude et une transition imparfaites : mais alors, devons- j nous considérer, l ’esprit,qui a formé une autre observation ) sur la connexion des causes et des effets, donne à son 1

• raisonnement une force nouvelle sous l ’effet de cette j observation : et, par ce moyen, il peut construire un j argument sur une expérience unique quand celle-ci est 1 convenablement préparée et observée. Ce qui, avons- j nous trouvé une fois, résulte d’un objet, en résultera :| toujours, concluons-nous ; et, si cette maxime n ’est pas' toujours établie comme certaine, ce n’est pas par défaut d ’un nombre suffisant d’expériences, c’est parce que nous j rencontrons fréquemment des exemples du contraire ce qui nous conduit à la deuxième espèce de probabilité, ) où il y a contrariété dans notre expérience et notre observai tion. 1

Ce serait un grand bonheur pour les hommes dans la conduite de leur vie et de leurs actions, si les mêmesjj objets étaient toujours unis et si nous n ’avions rien à craindre que les méprises de notre propre jugement, san» avoir à redouter l ’incertitude de la nature. Mais, comme on

2X4 l ’e n t e n d e m e n t CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 215

trouve fréquemment que les observations se contrarient et que les causes et les effets ne se suivent pas dans le même ordre que nous avions déjà expérimenté, nous sommes obligés de modifier notre raisonnement en raison de cette incertitude et de prendre en considération la contrariété des événements. La première question, qui se présente sur ce point, porte sur la nature et les causes decette'incertitude.

L ’homme du commun, qui prend les choses d’après leur première apparence, attribue l ’incertitude des événe­ments à une incertitude dans les causes telle qu’elle les prive de leur action habituelle, même si les causes ne rencontrent dans leur opération ni obstacle ni empêche­ment. Mais les philosophes observent que presque toutes les parties de la nature renferment une immense variété de ressorts et de principes qui sont cachés en raison de leur pctitess.e ou de leur éloignement ; aussi découvrent-ils qu’il est au moins possible que la contrariété des événe­ments provienne non pas d ’une contingence dans la cause, mais de la secrète opération de causes contraires, ('.cite possibilité se transforme en certitude par l ’observa­tion ultérieure quand ils remarquent que, pour une inves- ilgation précise, une contrariété d’effets révèle toujours tine contrariété des causes et provient de ce que celles-ci seI ïialysent et s’opposent mutuellement. Un paysan ne l'eut donner de meilleure raison pour l ’arrêt d ’une hor­loge ou d’une moîitre que de dire qu’habituellement elle

H C va pas bien ; mais un artisan perçoit aisément que la i môme force dans le ressort ou le balancier a toujours la | Blême action sur les rouages : mais qu’elle n ’a pas son

« Met habituel peut-être en raison d ’un grain de poussière n u i arrête tout le mouvement. De l ’observation de plu- liic u r s exemples analogues, les philosophes forment une ■fcwxime que la connexion entre les causes et les effets est ■ lujours également nécessaire et que son incertitude [ ipjmrcnte dans quelques cas provient de l ’opposition ^ ■ cih c de causes contraires

| Mais, bien que les philosophes et les gens du commun

Page 84: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

216 l ’e n t e n d e m e n t

différent dans leur explication de la contrariété des évé­nements, les inférences, que les uns et les autres en tirent, sont toujours du même genre et elles se fondent sur les mêmes principes. Une contrariété d ’événements dans le passé peut nous donner une sorte de croyance hésitante pour l ’avenir de deux manières différentes. Premièrement, en produisant une habitude et une transition imparfaites de l ’impression présente à l ’idée qui y est unie. Quand la conjonction de deux objets est fréquente sans être entière­ment constante, l ’esprit est déterminé à passer d’un objet à l ’autre ; mais non avec une habitude aussi entière que lorsque l ’union est continuelle et que tous les cas que nous avons jamais rencontrés sont uniformes et semblables. Nous trouvons par expérience courante, dans nos actions comme dans nos raisonnements, que la persévérance constante dans une ligne de vie produit une forte inclina­tion et une forte tendance à continuer dans l ’avenir ; il y a pourtant des habitudes dont le degré de force est moindre en rapport avec des degrés moindres de stabilité et d ’uniformité dans notre conduite.

Il n ’y a pas de doute que ce principe intervient parfois et produit ces inférences que nous tirons de phénomènes contraires ; pourtant je suis persuadé qu’à l ’examen nous ne trouverions pas que c’est ce principe qui influence le plus couramment l ’esprit dans cette espèce de raisonne­ment. Quand nous suivons seulement la détermination habituelle de notre esprit, nous faisons la transition sans réfléchir, ni interposer un moment de délai entre la vue d’un objet et la croyance à celui qui, a-t-on souvent trouvé, l ’accompagne. Puisque l ’accoutumance ne dépend d’aucune délibération, elle opère immédiatement sans donner le temps de la réflexion. Mais cette manière de procéder, nous n ’en avons que peu d ’exemples dans nos raisonne­ments probables ; moins encore que dans ceux que nous tirons d’une conjonction ininterrompue des objets. Dans la première espèce de raisonnement, c ’est consciemment que nous prenons en considération la contrariété des événe­ments passés ; nous comparons les différents côtés de la

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 2 1 7

contrariété et apprécions soigneusement les expériences que nous avons de chaque côté : d ’où nous pouvons con­clure que nos raisonnements de ce genre naissent de l ’habitude non pas directement, mais de manière oblique ; nous devons maintenant tenter de l ’expliquer.

Il est évident que, lorsqu’un objet s’accompagne d'effets contraires, nous en jugeons seulement par notre expérience passée et que nous considérons toujours comme possibles les effets qui, avons-nous observé, l ’ont suivi. Et, de même que l ’expérience passée règle notre jugement sur la possibilité d e ces effets, de même elle agit sur celui qui concerne leur probabilité ; c’est l ’effet qui a été le plus courant, que nous estimons toujours comme le plus probable. Ici donc il faut considérer deux choses, les raisons, qui nous déterminent à faire du passé une règle pour le futur et la manière dont nous dégageons un juge­ment unique d’une contrariété d’événements passés.I Premièrement, nous pouvons remarquer que la suppo­sition d ’une ressemblance de l ’ avenir au passé ne se fonde sur aucune espèce d’argument ; mais qu’elle provient entièrement de l ’habitude qui nous détermine à attendre ■Dur l’avenir la même suite d ’ objets à laquelle nous nous iommes accoutumés. Cette habitude, cette détermination I transférer le passé à l ’avenir est entière et parfaite ; par Suite la première impulsion de l ’imagination est, dans feue espèce de raisonnement, dotée des mêmes qualités. 1 Mais, deuxièmement, quand, à considérer des événements Bissés, nous les trouvons de natures contraires, cette ■été imination, bien qu’entière et parfaite en elle-même, ■£ nous présente aucun objet ferme ; mais elle nous offre n certain nombre d ’images discordantes dans un certain ■dre et un certain rapport. La première impulsion se ■sgmente donc ici et se répand sur toutes ces images dont H tcu n e reçoit en partage une quantité égale de* la force B d e la vivacité dérivées de l ’impulsion. Chacun de ces ■Énements passés peut de nouveau se produire ; et nous Htouns que, s’ils se produisent, ils se mêleront dans la

proportion que dans le passé.

Page 85: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

218 l ’e n t e n d e m e n t

Si donc nous avons pour intention de considérer les proportions des événements contraires dans un grand nombre de cas, les images présentées par notre expérience passée doivent rester dans leur première forme et conserver leurs premières proportions. Supposez par exemple que j ’aie trouvé à la suite d ’une longue observation que. de vingt bateaux qui prennent la mer, dix-neuf seulement reviennent. Supposez que je voie actuellement vingt bateaux qui sortent du port : je transfère à l ’avenir mon expérience passée et me représente dix-neuf de ces bateaux comme- revenant sans dommages et l ’un d’eux comme périssant. Sur ce point, il ne peut y avoir de diffi­culté. Mais nous avons fréquemment repassé les diverses idées des événements passés pour porter un jugement sur un événement unique qui paraît incertain j cette con­sidération doit changer la première forme de nos idées et rassembler les images séparées offertes par l ’expérience : car c’est à celle-ci que nous rapportons la détermination de cet événement particulier sur lequel nous raisonnons. Beaucoup de ces images concordent, suppose-t-on, et un plus grand nombre d ’un seul côté. Ces images concor­dantes s’unissent et rendent l ’idée plus forte et plus vive non seulement qu’une simple fiction de l ’imagination, mais encore qu’une idée soutenue par un nombre moindr d’expériences. Chaque nouvelle expérience est un nouveau coup de crayon qui confère une vivacité supplémentair au ton sans multiplier ni agrandir la figure. Cette opéra­tion de l ’esprit a été si complètement expliquée quan j’ai traité de la probabilité des chances que je n ’ai pa besoin de tenter ici de la rendre plus intelligible. Chaqu expérience passée peut être considérée comme une espè de chance ; car il est incertain pour nous si l ’objet existe conformément à une expérience ou à une autre ; pour cet raison, tout ce que j ’ai dit sur un sujet peut s’applique aux deux.

Ainsi, somme toute, des expériences contraires pr duisent une croyance imparfaite, soit en affaibliss l ’habitude, soit en divisant, puis en regroupant sur dive

cas particuliers, l ’habitude parfaite qui nous fait conclure en général que les cas dont nous n’avons pas eu expérience doivent nécessairement ressembler à ceux que nous avons expérimentés.

Pour justifier plus complètement cette explication de la seconde espèce de probabilité où nous raisonnons en toute connaissance et*réfkxion à partir d ’une contrariété d’expériences passées, je proposerai les considérations Suivantes sans craindre de ■ choquer par l ’apparence de subtilité qui les accompagne. Un raisonnement juste doit encore conserver sa force, sans doute, eh dépit de sa subti­lité ; de la même manière que la matière conserve £a solidité dans l ’air, le feu et les esprits animaux aussi bien que dans ses formes les plus grossières et les plus sensibles.

Premièrement, nous pouvons observer qu’il n ’y a pas de probabilité si grande qu’elle n ’admette une possibilité contraire ; autrement en effet elle cesserait d ’être une pro­babilité et deviendrait une certitude. Cette probabilité des causes qui est très étendue et que nous examinons letuellement dépend d’une contrariété d’expériences ; et il est évident qu’une expérience passée prouve au Hioins une possibilité pour l ’avenir.' Deuxièmement, les parties composantes de cette possi­bilité et de cette probabilité sont de même nature et ililièrent seulement en nombre et non pas en genre. On a observé que tontes les chances simples sont absolument Ignles et que la seule circonstance qui puisse donner à Kn événement contingent la supériorité sur un autre, c ’est ■n nombre plus grand de chances. De la même manière, puisque l ’expérience nous découvre l ’incertitude des fauses, qui nous offre la vue d’événements contraires, il

rnt clair que, lorsque nous transférons le passé au futur, . connu à l ’inconnu, chaque expérience passée a le même plds et que c ’est seulement un nombre plus grand d’expé- teces qui peut faire pencher la balance d’un coté. La lisibilité qui entre dans tout raisonnement de ce genre Idonc composée de parties qui sont de même nature entre

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 219

Page 86: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

220 l ’e n t e n d e m e n t

elles et aussi que celles qui constituent la probabilité con­traire.

Troisièmement, nous pouvons établir comme une maxime certaine que, dans tous les phénomènes de l ’esprit aussi bien que dans les phénomènes de la nature, chaque fois qu’une cause se compose d’un certain nombre de parties et que l ’effet s’accroît ou diminue selon les varia­tions de ce nombre, l ’effet est, à proprement parler, un effet composé • il naît de l ’union de plusieurs effets qui procèdent chacun d ’une partie de la cause. Ainsi, parce que le poids d ’un corps s’accroît ou diminue par l ’accroisse­ment ou la diminution de ses parties, nous concluons que chaque partie possède cette qualité et contribue au poids de l ’ensemble. L ’absence ou la présence d ’une partie de la cause s’accompagne de l ’absence ou de la présence, d ’une partie proportionnelle de l ’effet. Cette connexion ou con­jonction constante prouve suffisamment qu’une partie de l ’une est cause d’une partie de l ’autre. Puisque la croyance, que nous avons d’un événement, s’accroît ou diminue selon le nombre de chances ou d’expériences passées, il faut la considérer comme un effet composé dont chaque partie naît d ’un nombre proportionnel de chances ou d’expériences.

Réunissons maintenant ces trois observations et voyons quelle conclusion nous en pouvons tirer. A chaque pro­babilité correspond une possibilité contraire. Cette possi­bilité se compose de parties qui sont entièrement de même nature que les parties de la probabilité ; et qui, par suite, ont la même influence sur l ’esprit et l ’entendement. La croyance, qui accompagne la probabilité, est un effet composé ; elle est formée par la réunion de divers effets qui procèdent chacun d’une partie de la probabilité. Puisque, donc, chaque partie de la probabilité contribue à la production de la croyance, chaque partie de la possi­bilité doit avoir la même action du côté opposé : la nature de ces parties est en effet absolument la même. Donc la seule manière dont le plus grand nombre de parties sem­blables composantes qui se trouve dans l ’une peut exercer

CONNAISSANCE ET PROBABILITE

son action et prévaloir sur le plus petit nombre de parties qui se trouve dans l ’autre, c ’est en produisant une vue plus forte et plus vive de son objet. Chaque partie pré­sente une vue particulière ; et toutes ces vues unies ensemble produisent une vue générale qui est plus pleine et plus distincte par le plus grand nombre de causes ou de principes dont elle dérive.

Les parties composantes de la probabilité et de la possibilité, en raison de leur ressemblance de nature, doivent -produire des effets semblables ; la ressemblance de leurs effets consiste en ce que chacun d’eux présente une vue d’un objet particulier. Mais ces parties, malgré leur ressemblance de nature, diffèrent grandement en quantité et en nombre ; cette différence doit paraître dans l ’effet aussi bien que la ressemblance. Or, puisque la vue qu’elles offrent est dans les deux cas pleine et entière et• aisit l ’objet dans toutes ses parties, il est impossible que, sur ce point, il puisse y avoir une différence : il n’y a rien qu’une supériorité de vivacité dans la probabilité, née du

(concours d ’un nombre supérieur de vues, qui puisse dis­tinguer ces effets.

Voici presque le même argument sous un jour différent. Tous nos raisonnements sur la probabilité des causes se fondent sur le transfert du passé au futur. Le transfert il'une expérience passée au futur suffit à nous donner une Vue de l ’objet : que l ’expérience soit simple ou qu’elle se combine avec d’autres du même genre ; qu’elle soit entière ou que d’autres, d ’un genre contraire, s’y opposent. Sup­posez maintenant qu’elle acquière à la fois ces qualités de combinaison et d ’opposition, elle ne perd pas, pour autant, ton précédent pouvoir de présenter une vue de l ’objet, rlle se contente de s’accorder avec d’autres expériences qui ont une action analogue ou de s’y opposer. Une ques­tion peut donc naître sur la manière dont se réalisent à lu fois l ’accord et l ’opposition. Pour /’accord, il reste seule­ment à choisir entre ces deux hypothèses. Premièrement, la vue de l ’objet, produite par le transfert de chaque expé- I ic nce passée, demeure entière et il y a seulement multi­

Page 87: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

222 l ’e n t e n d e m e n t

plication du nombre de vues. Ou, deuxièmement, elle se fond dans les autres vues semblables et concordantes et leur donne un degré supérieur de force et de vivacité. Or l ’expérience montre évidemment que la première hypo­thèse est fausse ; car elle nous fait connaître que la croyance qui accompagne un raisonnement consiste en une con­clusion unique et non en une multitude de conclusions semblables qui disperseraient seulement l ’esprit et, dans, de nombreux cas, seraient trop nombreuses pour qu’un ; esprit de capacité finie les comprenne distinctement. Il reste donc, comme seule opinion raisonnable, que ces vues semblables se fondent les unes dans les autres et unissent leurs forces ; au point de produire une vue plus forte et plus claire que celle qui naît de chacune des vues isolément. Telle est la manière selon laquelle s’accordent les expériences passées quand on les transfère à un événe­ment futur. Quant à leur manière de s'opposer, il est évident que puisque les vues contraires sont incompatibles entre elles et qu’il est impossible que l ’objet puisse exister conformément aux deux vues à la fois, leurs influences se détruisent réciproquement et l ’esprit est porté vers la vue la plus forte seulement avec la force qui reste après sous­traction de la vue la moins forte.

J’ai conscience que tout ce raisonnement doit paraîtr extrêmement abstrus à la généralité des lecteurs, ceux qrn par défaut d’accoutumance à de telles réflexions pro fondes sur les facultés intellectuelles de l ’esprit, seront portés à rejeter comme chimérique tout ce qui ne cadre pas avec les notions couramment reçues, ni avec les prin­cipes philosophiques les plus faciles et les plus évidents. Sans doute il faut quelque effort pour pénétrer ces argu-'j mems -, bien que sans doute il en faille très peu pour per­cevoir l ’imperfection de toute hypothèse courante sur c sujet et l ’insuffisance de la clarté que la philosophie peu pourtant nous apporter dans des spéculations aussi pro fondes et aussi curieuses. Persuadez une bonne fois le hommes de ces deux principes, il n’y a rien dans un obj considéré en lui-même qui puisse nous apporter une raison d,

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 223

tirer une conclusion qui le dépasse ; et même après l ’observa­tion d’une fréquente ou constante conjonction d’objets, nous n'avons aucune raison de tirer aucune inférence au sujet d'aucun objet autre que ceux dont nous avons eu Vexpérience, je- dis, faites que les hommes soient une bonne fois entière­ment convaincus de ces deux principes ; cette conviction les dégagera si complètement de tous les systèmes cou­lants qu’ils ne feront plus de difficulté pour recevoir le système en apparence le plus extraordinaire. Ces principes, lious les avons trouvés suffisamment convaincants, même ï l ’égard de la plupart de nos raisonnements certains tirés de la causalité : mais j ’oserai affirmer qu’à l ’égard des misonnements conjecturaux ou probables, ils acquièrent encore un nouveau degré d’évidence.

Premièrement, dans des raisonnements de ce genre, ce m’est manifestement pas l ’objet qui se présente à nous, qui, Considéré en lui-même, nous apporte une raison quel- COnque de tirer une conclusion sur un autre objet ou événement. En effet, comme ce second objet, admet-on, Mi incertain et que l ’incertitude procède d ’une contrariété |*ehée des causes dans le premier objet, si quelques-unes k s causes se trouvaient dans les qualités connues de cet Bl'ie-t, elles ne resteraient pas cachées plus longtemps et

mie conclusion ne serait pas incertaine.Mais, deuxièmement, il est également manifeste dans

l i t te espèce de. raisonnement que si le transfert du passé lu futur se fondait purement sur une conclusion de l ’en- pridement, il ne produirait jamais la croyance ni la certi­tude Quand nous transférons des expériences contraires BU futur, nous pouvons seulement répéter ces expériences l&itiraires avec leurs rapports particuliers ; ce qui ne

luirait produire aucune assurance pour l ’événement lie ' eir lequel nous raisonnons, si l ’imagination ne fon- (t pas ensemble toutes les images concordantes et n ’en

S ig c a it pas une seule idée ou image, d ’intensité et de »m ilé en rapport avec le nombre d ’expériences dont elle jjfcède et avec leur supériorité sur les expériences Nif.cs. Notre expérience passée ne nous présente

Page 88: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

224 L ’ENTENDEMENT

aucun objet déterminé ; et comme notre croyance, malgré sa faiblesse, se fixe sur un objet déterminé, il est évident que la croyance naît non pas seulement du transfert du passé au futur, mais encore de quelque opération de Vimagination qui y est unie. Ce qui peut nous conduire à concevoir de quelle manière cette faculté entre dans tous nos raisonnements..

Je conclurai ce sujet par deux réflexions qui peuvent mériter notre attention. La première peut s’exposer de la manière suivante : quand l ’esprit forme un raisonnement sur un point de fait qui est seulement probable, il porte son regard en arrière sur l ’expérience passée, la transfère au futur et, par là même, recueille un très grand nombre de vues contraires sur son objet ; celles qui sont du même genre s’unissent, se fondent en un acte unique de l ’esprit et servent ainsi à le fortifier et à l ’animer. Mais supposez que cette multitude de vues et d ’aperçus sur un objet procède non de l ’expérience, mais d’un acte volontaire de l ’imagination, le même effet n’en résulte pas ou, du moins, pas au même degré. Car, bien que l ’accoutumance et l ’éducation produisent la croyance par une répétition qui ne procède pas de l ’expérience, il y faut pourtant un long espace de temps en même temps qu’une répétition très fréquente et involontaire. En général nous pouvons affirmer qu’un homme qui répéterait volontairement une idée dans son esprit, même si l ’idée était soutenue par une expérience passée, n ’aurait pas plus d ’inclination à croire à l ’existence de son objet que s ’il s ’était contenté de la considérer une seule fois. Outre l ’action du dessein, chaque acte de l ’esprit, de ce qu’il est séparé et indépen­dant, a une influence séparée et ne joint pas sa force à celle des autres actes semblables. Comme ces actes ne sont pas unis par un objet commun qui les produit, ils n ’ont pas de relation les uns avec les autres ; par suite ils n ’en­gendrent ni transition ni union de forces. Nous compren­drons mieux ce phénomène par la suite.

Ma seconde réflexion se fonde sur les vastes probabilités dont l ’esprit peut juger et sur les faibles différences qu’il

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 225

peut observer entre elles. Quand les chances ou les expé­riences en faveur d’un parti se montent à dix mille et celles >|iii sont favorables à l ’autre parti à dix mille un, le juge­ment donne la préférence à celui-ci en raison de cette supériorité ; pourtant l ’esprit ne peut manifestement pas parcourir toutes les vues particulières et discerner la viva­cité supérieure de l ’image qui naît du nombre supérieur quand la différence est aussi faible. Nous avons un exemple analogue dans les affections. Il est évident, d ’après les principes mentionnés plus haut, que, lorsqu’un objet produit en nous une passion qui varie en proportion de différences dans la quantité de l ’objet, il est évident, dis-je, que la passion, à proprement parler, est non pas une émotion simple, mais bien une émotion composée d’un grand nombre de passions plus faibles dérivées de la vue de chaque partie de l ’objet ; autrement en effet la passion ne pourrait croître par l ’accroissement de ces parties. Ainsi un homme qui désire mille livres a en réalité mille désirs, ou plus, qui, par leur union, semblent ne faire qu’une seule passion ; pourtant la composition se révèle pour toute modification de l ’objet par la préférence que donne l ’esprit au plus grand nombre, si celui-ci n ’est supérieur que d’une unité. Rien n ’est toutefois plus cer­tain qu’une aussi petite différence serait indiscernable dans les passions et.qu’elle ne pourrait les faire distinguer l’une de l ’autre. La différence de notre conduite dans notre préférence du plus grand nombre ne dépend donc pas de nos passions ; elle dépend de l ’accoutumance et des règles générales. Nous avons trouvé dans une multitude de cas que l ’accroissement des nombres d’une somme accroît la passion quand les nombres sont précis et que la diffé­rence est sensible. L ’esprit peut percevoir par son senti­ment immédiat que trois guinées produisent une plus grande passion que deux guinées ; cette remarque, il la transporte aux nombres plus grands, par sim ilitude; et, par une règle générale, il attribue à mille guinées une

H u m é 15\

Page 89: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

passion plus forte qu’à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Ces règles générales, nous les expliquerons bientôt \

Mais outre ces deux espèces de probabilité, tirées d ’un expérience imparfaite et d ’une contrariété des causes, il y en a une troisième issue de Vanalogie, qui diffère des deu' autres par quelques points importants. D ’après l ’hypo thèse exposée plus haut, les raisonnements de toute sort qui partent des causes ou des effets se fondent sur deux traits, la conjonction constante de deux objets dans toute l ’expérience passée et la ressemblance d ’un objet présent à l ’un des objets passés. Ces deux traits ont pour effet que l ’objet présent donne à l ’imagination de la force et de la vie ; et que la ressemblance, de concert avec l ’union cons­tante, transmet cette force et cette "vivacité à l ’idée reliée; aussi dit-on que nous croyons à cette idée ou que nous y donnons notre assentiment. Si vous affaiblissez l ’union ou la ressemblance, vous affaiblissez le principe de tran­sition et, par suite, la croyance qui en naît. La vivacité de la première impression ne peut être complètement trans­mise à l ’idée liée si la conjonction de leurs objets n ’est pas constante ou si l ’impression présente ne ressemble pas parfaitement à l ’une de celles dont nous avons coutum d’observer l ’union. Dans les probabilités des chances et des causes expliquées plus haut, c’est la constance de l ’union qui est diminuée : dans la probabilité dérivée de l ’analogie, c ’est la ressemblance seulement qui est touchée. S ’il n’y a pas un certain degré de ressemblance, aussi bien que d’union, il est impossible qu’il y ait un raisonnement. Mais, puisque cette ressemblance admet de nom breu' degrés différents, le raisonnement devient à proportion plus ou moins ferme et certain. Une expérience perd de sa force quand on la transfère à des cas qui ire sont pa exactement semblables ; toutefois il est évident qu’elle peut encore en conserver assez pour servir de base à un probabilité, aussi longtemps qu’il restera quelque ressem­blance.

i . P art. III , sect. 13, p. 231.

2 2 6 l ’ e n t e n d e m e n tCONNAISSANCE ET PRO BABILITÉ 227

S e c t i o n X I I I

Probabilité non philosophique

Tous ces genres de probabilité sont acceptés par les philosophes qui les reconnaissent comme des bases rai- .’.nnnables de croyance et d’opinion. Mais il y en a d’autres qui procèdent des mêmes principes, mais qui n ’ont pas ru toutefois la bonne fortune d’obtenir la même sanction. 1 .a première probabilité de ce genre peut s’expliquer ainsi, l a diminution de l ’union et de la ressemblance, comme ci-dessus expliqué, diminue la facilité de transition et, par ce moyen, elle affaiblit l ’évidence ; nous pouvons observer en outre que la même diminution d’évidence suivra d’une diminution de l ’impression et de l ’atténuation des couleurs sous lesquelles elle apparaît à la mémoire ou aux sens. I .’argument fondé sur un .point de fait que nous nous rappelons est plus ou moins convaincant, selon que le fait est récent ou éloigné : et pourtant la philosophie ne reçoit pas comme solide et légitime la différence entre ces degrés d’évidence : en effet, s’il en est ainsi, un argument doit avoir aujourd’hui une force différente de celle qu’il avait il y a un mois ; toutefois, malgré l ’opposition de la philo­sophie, il est certain que cette circonstance a un effet con­sidérable sur l ’entendement et change secrètement l ’auto­rité d’un même argument en fonction de la différence des temps où on nous le propose. Une impression qui a plus de force et de vivacité en transmet naturellement davan­

tage à l ’idée qui lui est liée ; et la croyance dépend des degrés de force et de vivacité d ’après le système précédent., Il y a une seconde différence que nous pouvons fréquem-1 me ut observer dans nos degrés de croyance et de certitude ■t qui ne manque jamais d ’intervenir, bien que les philo­sophes la désavouent. Une expérience récente et fraîche ■lus la mémoire nous touche plus qu’une expérience déjà lilicée dans une certaine mesure et elle a davantage d’effet sui le jugement aussi bien que sur les passions. Une

Page 90: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

228 l ’e n t e n d e m e n t

impression vive produit plus d ’assurance qu’une impres­sion faible ; car elle a primitivement plus de force à communiquer à l ’idée qui lui est liée et celle-ci en acquiert plus de force et de vivacité. Une observation récente a le même eifet ; car l ’accoutumance et la transition sont alors plus complètes et conservent mieux la force primitive quand elles la transmettent. Ainsi un ivrogne qui a vu mourir son compagnon à la suite d ’une orgie est frappé de cet exemple pour quelque temps et il craint pour lui le même accident ; mais, comme le souvenir s’en affaiblit par degrés, sa tranquillité première reparaît et le dange semble moins certain et moins réel.

J’ajoute comme troisième exemple dé ce genre qu’en dépit de la très grande différence qui existe entre nos raisonnements établis par preuves et ceux fondés sur des probabilités, il arrive pourtant que les raisonnements du premier type dégénèrent souvent insensiblement en rai-l sonnements du second type,rien que par le grand nombr des arguments enchaînés. Certainement, quand une inférence se tire immédiatement d ’un objet sans cause ni effet intermédiaires, la conviction est beaucoup plus forte et la persuasion plus vive que lorsque l ’imagination es conduite à travers une longue suite d’arguments enchaînés,; quelque infaillible que soit, estime-t-on, la connexion d chaque maillon. C ’est de l ’impression primitive que dérive la vivacité de toutes les idées au moyen de la tran­sition coutumière de l ’imagination ; cette vivacité doit évidemment s’affaiblir par degré en rapport avec la dis­tance et elle doit perdre de son éclat dans chaque transit tion. Parfois cette distance a plus d’effet que n’en auraient même des expériences contraires ; et l ’on peut recevoir une conviction plus vive d ’un raisonnement probable, ramassé et immédiat que d ’une longue chaîne de consé quences, même si chacune d ’elles est juste et concluante Et même il est rare que de pareils raisonnements pro duisent quelque conviction ; il faut avoir beaucoup d force et de fermeté d ’imagination pour conserver jusqu’ la fin une évidence qui passe à travers tant d’étape

Mais ici il n’est sans doute pas mauvais de noter un li és curieux phénomène que le présent sujet nous suggère.Il n’y a évidemment pas un point de l ’histoire ancienne dont nous ne puissions avoir quelque assurance sinon en passant par de nombreux millions de causes et d ’effets et par un enchaînement d ’arguments d’une longueur presque démesurée. Avant que la connaissance du fait pût venir lu premier historien, elle dut se transmettre oralement par de nombreux intermédiaires ; une fois qu’elle a été confiée à l ’écriture, chaque nouvelle copie est un nouvel objet dont la connexion avec le précédent est connue seulement par expérience et observation. On peut donc peut-être con­clure du précédent raisonnement que l ’évidence de toute l ’histoire ancienne doit être maintenant perdue, ou du moins qu’elle se perdra avec le temps par l ’accroissement de la suite des causes et de son développement sur une plus grande longueur. Mais il semble contraire au sens commun de penser que, si la république des lettres et l ’art de l ’imprimerie continuent sur le même pied qu’à présent, nos descendants puissent jamais douter, même si c’est dans mille générations, qu’il y a eu un homme tel que Jules César ; et il y a là, peut-on penser, une objection au système présent. Si la croyance consiste seulement en une certaine vivacité transmise à partir d ’une impression primitive, elle s’affaiblit par la longueur de la transmission et, à la fin, elle doit s’éteindre complètement. Et, vice versa, si la croyance, dans certains cas, n’est pas suscep­tible de s’éteindre de la sorte, elle doit être quelque chose de différent de cette vivacité

Avant de répondre à cette objection, je remarquerai que c’est à ce genre de considérations qu’a été emprunté un très fameux argument dirigé contre la religion chrétienne 1 ; mais avec cette différence que la connexion entre chaque maillon de la chaîne dans le témoignage humain ne dépasse pas la probabilité, a-t-on admis ici, et qu’elle est sujette, à un certain degré, au doute et à l’incertitude. On doit avouer

i . J . C r a i g , T heo log ia e ch ristia n a e p r in c ip ia m athem atica, L o n d res* 1699.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 229

Page 91: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

230 l ’e n t e n d e m e n t

en vérité que, d ’après cette manière de considérer le sujet (qui, toutefois, n ’est pas correcte), il n ’y a pas d ’histoire, ni de tradition qui ne doive à la fin perdre toute sa force et son évidence. Toute nouvelle probabilité diminue la conviction primitive ; et, quelque grande qu’on puisse supposer cette conviction, il est impossible qu’elle puisse subsister à la suite de pareilles diminutions réitérées. C ’est une vérité générale, pourtant nous trouverons par la suite 1 qu’il y a une exception tout à fait digne de remarque et qui est d ’une importance considérable dans le présent sujet de l ’entendement.

En attendant, pour donner une solution de l ’objection précédente dans l ’hypothèse où l ’évidence historique se monte d’abord à une preuve complète, considérons que les innombrables maillons qui unissent un fait primitif à l ’impression présente, base de la croyance, sont pourtant tous de même nature et qu’ils dépendent de la fidélité des imprimeurs et des copistes. Une édition passe dans une autre, celle-ci en une troisième et ainsi de suite jusqu’au moment où nous parvenons au volume que nous lisons à présent. Les étapes ne diffèrent pas. Quand nous en connaissons une, nous les connaissons toutes ; et quand nous en avons franchi une, nous ne pouvons plus avoir d ’hésitation pour les autres. C ’est cette seule circonstance qui conserve à l ’histoire son évidence et qui perpétuera la mémoire du temps présent jusqu’à nos descendants les plus éloignés. Si toute la longue chaîne des causes et des effets qui unissent un événement passé à un livre d ’histoire se composait de parties différentes les unes des autres, que l ’esprit devrait concevoir distinctement, nous ne pourrions conserver jusqu’à la fin aucune croyance ni aucune évi­dence. Mais, comme la plupart de ces preuves sont par­faitement semblables, l ’esprit les parcourt avec aisance, ' il saute facilement d ’une partie à une autre et il se contente :j de former une notion confuse et générale de tous les maillons. Par ce procédé, une longue chaîne d ’arguments a aussi peu d ’effet pour diminuer la vivacité primitive

i . P art. IV , sect. i (H), p. 272.

qu’une chaîne beaucoup plus courte, mais composée de parties différentes les unes des autres, dont chacune réclame un examen propre.[ Une quatrième espèce de probabilité non philosophique ■si celle qui dérive des règles générales que nous formons hâiivement pour notre usage et qui sont la source de ce que nous appelons proprement des préjugés. Un Irlandais ne peut avoir d ’esprit, un Français ne peut avoir de solidité ; pour cette raison, bien que la conversation du premier puisse être, dans un cas donné, visiblement très agréable, ri celle du second très judicieuse, nous avons entretenu 1 ontre eux un tel préjugé qu ’ils doivent être des lourdauds ou des fats, contre tout bon sens et toute raison. La nature humaine est très sujette à des erreurs de ce genre et peut- être notre nation beaucoup plus qu’aucune autre.

Si l ’on demandait pourquoi les hommes forment des lègles générales et leur permettent d ’influencer leur juge­ment, même contrairement à l ’observation présente et à l ’expérience, je répliquerais qu ’à mon avis c ’est une suite des principes mêmes dont dépendent tous les jugements sur les causes et les effets. Nos jugements sur la cause et l'effet proviennent de l ’habitude et de l ’expérience ; quand nous avons eu coutume de voir un objet uni à un nutre, notre imagination passe du premier au second par nne transition naturelle qui précède la réflexion et que iclle-ci ne peut prévenir. Or c’est la nature de la coutume non seulement d ’opérer avec sa pleine fpree quand des objets se présentent qui sont exactement identiques à ceux auxquels nous avons été accoutumés, mais aussi d ’opérer rt un degré inférieur quand nous en découvrons de sem­blables ; bien que l ’habitude perde quelque chose de sa lorce pour toute différence, toutefois il est rare qu’elle soit complètement détruite quand des circonstances importantes restent les mêmes. U n homme, qui s’est Accoutumé à manger des fruits par l ’usage de poires ou de

! pêches, se contentera de melons quand il ne pourra plus trouver son fruit favori ; de même un homme, qui est devenu ivrogne par l ’usage des vins rouges, sera porté au

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 2 3 1

Page 92: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

232 l ’e n t e n d e m e n t

vin blanc presque avec la même violence, si on lui en présente. C ’est par ce principe que j’ai expliqué cette espèce de probabilité, tirée de l ’analogie, où nous trans­férons notre expérience des cas passés à des objets sem­blables, mais non pas exactement identiques, à ceux qui nous ont permis d ’acquérir notre expérience. A mesure que

.s’atténue la ressemblance, la probabilité s’atténue, mais elle conserve encore quelque force aussi longtemps que persistent quelques traces de la ressemblance.

Cette observation, nous pouvons la pousser plus loin et remarquer que l ’accoutumance, bien qu’elle soit au principe de tous nos jugements, a cependant sur l ’imagi­nation un effet opposé à celui qu’elle a sur le jugement et qu’elle produit de la contrariété dans nos opinions sur le même objet. Je m ’explique Dans presque tous les genres de causes, il y a un mélange de circonstances dont cer­taines sont essentielles et d ’aucres superflues ; certaines sont absolument nécessaires à la production de l ’effet et d ’autres sont seulement conjointes par accident. Or nous pouvons observer que lorsque ces circonstances superflues sont nombreuses, remarquables et fréquemment unies aux circonstances essentielles, elles ont sur l ’imagination une telle influence que, même en l ’absence de ces der­nières, elles nous portent à concevoir leur effet habituel et à donner à cette conception une force et une vivacité qui la rendent supérieure aux pures 'fictions de ’imagina-! tion. Nous pouvons corriger cette tendance par une réflexion sur la nature de ces circonstances ; mais il es' encore certain que l ’accoutumance se déclenche et oriente l ’imagination.

Pour illustrer cette remarque par un exemple familier considérons le cas d ’un homme qui, suspendu à l ’extérieu d’une tour élevée dans une cage de fer, ne peut s’empêcher de trembler quand il regarde le précipice en dessous de lui, bien qu’il se sache parfaitement garanti contre la chute par son expérience de la solidité du fer qui le supporte et bien que les idées de chute et de descente, de blessure e de mort proviennent uniquement de la coutume et d

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 233

l ’expérience. Mais la même coutume déborde les cas d ’où die dérive et auxquels elle correspond parfaitement ; elle ngit sur les idées des objets qui sont semblables à quelque égard, mais qui ne tombent pas précisément sous la même règle. Les circonstances de profondeur et de descente le frappent si fortement que leur influence ne peut être détruite par les circonstantes contraires de support et de solidité qui doivent lui donner une sécurité parfaite. Son imagination accueille avidement son objet et éveille la passion qui lui correspond. Cette passion se retourne sur l ’imagination et avive l ’idée ; cette idée vive exerce une nouvelle nfluence sur la passion et, à son tour, en augmente la force et 'a violence ; et ensemble son imagination et son affectivité, s’appuyant ainsi l ’une l ’ autre, font que le tout a sur lui une grande influence 1.

Mais qu’avons-nous besoinde chercher d’autres exemples, quand le présent sujet des probabilités philosophiques nous en offre un, très manifestement, dans l’opposition qui naît entre le jugement et l ’imagination par les effets de la coutu­me ? D ’après mon système, tous les raisonnements ne sont rien que les effets de la coutume et la coutume n ’a d’action que parce qu’elle avive l ’imagination et nous fait concevoir fortement un objet. On conclut donc peut-être (•lue notre jugement et notre imagination ne peuvent jamais être contraires et que la coutume ne peut agir sur cette dernière faculté de manière à la faire s’opposer ti la première. Cette difficulté, nous ne pouvons l ’écarter d’aucune autre manière qu’en admettant l ’action des îègles générales. Nous prendrons connaissance par la suite 2 de quelques règles générales qui doivent nous servir à diriger notre'jugement sur les causes et es effets ; ces règles sont formées d’après la nature de notre entende­ment et notre expérience de ses opérations dans les jugements que nous formons des objets. Elles nous apprennent à distinguer les circonstances accidentelles

I t . Cf. M o n t a i g n e , Essais, livre II , chap. X I I , Apologie de R ai- [ mond Sebond, p. 578. éd. Thibaudet.■ 2. Sect. 15, (H), p. 260.

Page 93: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

234 l ’ e n t e n d e m e n t

des causes efficaces ; quand, trouvons-nous, un effet peut se produire sans , le concours d ’une certaine circonstance particulière, nous concluons que cette circonstance ne constitue pas une partie de la cause efficace, même si elle y est fréquemment unie. Mais comme cette conjonction fréquente a pour conséquence nécessaire que cette cir­constance produit quelque effet sur l ’imagination en dépit de la conclusion opposée tirée des règles générales, l ’oppo­sition de ces deux principes produit une contrariété dans nos pensées et nous fait attribuer l ’une des inférences à notre jugement et l ’autre à notre imagination. La règle' générale est attribuée à notre jugement comme plus étendue et plus constante ; l ’exception l ’est à l ’imagina­tion comme plus capricieuse et plus incertaine.

Ainsi nos règles générales spnt en quelque sorte établies en opposition les unes aux autres. Quand un objet appa­raît, qui ressemble à une cause par des circonstances très importantes, l ’imagination nous porte naturellement à concevoir vivement l ’effet habituel, bien que l ’objet diffère de cette cause par les circonstances les plus impor­tantes et les plus efficaces. Telle est la première influence des règles générales. Mais, quand nous revenons sur cet acte de l ’esprit et le comparons avec les opérations les plus générales et les plus authentiques de l ’entendement, nous découvrons qu’il est de nature irrégulière et qu’ il détruit tous les principes les mieux établis du raisonnement, ce qui nous pousse à le rejeter. Telle est la seconde influence des règles générales, elle implique la condamna­tion de la première. C ’est parfois l ’une, et parfois l ’autre, qui prévaut selon les dispositions et le caractère des' per­sonnes. L ’homme du commun est couramment guidé par la première et les sages par la seconde. Entre temps, les sceptiques peuvent avoir ici le plaisir d ’observer une nouvelle et manifeste contradiction dans notre raison et de voir toute la philosophie sur le point d ’être détruite par un principe de la nature humaine et sauvée une fois de plus par une nouvelle orientation de ce même principe exactement. L ’observation de règles générales est une

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 235

( espèce de probabilité très peu philosophique ; pour­tant c’est seulement en les observant que nous pouvons

f corriger toutes les probabilités non-philosophiques, celle-ci et les-autres.

Puisque nous avons des exemples où les règles géné­rales opèrent sur l ’imagination même en opposition au jugement, nous ne devons pas nous étonner si nous voyons s’accroître leurs effets quand l ’imagination s’unit uu jugement et si nous observons que les règles générales confèrent aux idées qu’elles nous présentent une force supérieure à celle qui accompagne jtoute autre idée. Chacun sait qu’il y a une manière indirecte d ’insinuer la- louange ou le blâme, qui est beaucoup moins choquante que !a flatterie ou la censure déclarée Bien qu’o n . puisse communiquer ses sentiments par de telles insinuations

j masquées et les faire connaître avec autant de certitude qu’en les découvrant ouvertement, leur action n ’est certai­nement pas aussi forte ni aussi puissante. Quand on me fouette de traits sarcastiques déguisés, mon indignation ne

I s’émeut pas au même degré que si l ’on me disait claire­ment que je suis un sot et un fat ; et pourtant j ’en com­prends aussi bien le sens que si on le faisait. Il faut attri­buer cette différence à l ’action des règles générales

Q u’une personne me déprécie ouvertement ou qu’elle me révèle indirectement son mépris, ni dans un cas, ni dans l ’autre, je ne perçois immédiatement son sentiment ou son opinion ; c ’est seulement par des signes, c’est-à- dire par ses effets, que j ’en prends connaissance. La seule différence qui sépare les deux cas consiste donc en ce que, dans la franche expression de ses sentiments, elle use de signes généraux et universels ; et que, dans la suggestion masquée, elle en emploie de plus singuliers et de moins courants. L ’effet de cette circonstance est que l ’imagina- lion, en glissant de l ’impression présente à l ’idée absente, fait la transition plus facilement et, par suite, conçoit l'objet avec plus de force, quand la connexion est cou­rante et universelle, que lorsqu’elle est plus rare et plus particulière. Aussi, pouvons-nous noter, déclarer ouverte-

Page 94: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

236 l ’e n t e n d e m e n t

ment nos sentiments s’appelle jeter bas le masque et suggérer secrètement nos opinions, c ’est, dit-on, les voiler. La différence qui existe entre une idée produite par une connexion générale et une idée qui naît d ’une connexion particulière se compare ici à la différence qui se trouve entre une impression et une idée. Cette diffé­rence dans l ’imagination a un effet comparable sur les passions et cet effet s’accroît par une autre circonstance.' Une déclaration masquée de colère ou de mépris montre que nous avons encore une certaine considération pour la personne visée et que nous évitons de la malmener direc­tement. Ce qui rend une critique voilée moins désagréable ; mais cela dépend encore du même principe. Car si une idée n ’était pas plus faible quand elle est seulement sug­gérée, on ne jugerait jamais comme une marque de plus grand respect de procéder de cette manière plutôt que de l ’autre

Parfois la grossièreté est moins désagréable qu’une critique parce qu’elle nous venge en quelque sorte de l ’insulte au moment même où celle-ci se commet, en nous apportant une juste raison de blâmer et de mépriser la personne qui nous insulte. Mais ce phénomène dépend également du même principe. Car pourquoi blâmons-nous tout langage grossier et injurieux, si ce n’est parce que nous le jugeons contraire aux bonnes mœurs et à l ’humanité? Et pourquoi leur est-il contraire sinon parce qu’il choque plus qu’une critique déliée ? Les règles des bonnes mœur condamnent tout ce qui est ouvertement désobligeant e cause sensiblement de la peine et de la confusion à nos interlocuteurs. Une fois ces règles établies, tout excès de langage est universellement blâmé et il produit moins de peine en raison de sa rudesse et de son incivilité qu' rendent méprisable la personne qui le commet. Il devien moins désagréable uniquement parce qu’à l ’origine il l ’es davantage ; et il est plus désagréable parce qu’il apport une inférence d ’après des règles générales et courante qui sont perceptibles et indéniables.

A cette explication de la diversité d ’action de la flatteri

fl de la critique franches et masquées,- j ’ajouterai la con- ' sidération d ’un autre phénomène qui y est analogue. Il y a

de nombreuses prescriptions du point d ’honneur pour les hommes et pour les femmes, dont le monde n’excuse jamais la violation, quand celle-ci est ouverte et avouée,

1 mais qu’il est porté à négliger quand les apparences sont sauves et que la transgression est secrète et cachée. Même ceux qui savent, avec une égale certitude, que la faute est

[commise, la pardonnent plus aisément quand les preuves 1 semblent être dans une certaine mesure obliques et équi­

voques que lorsqu’elles sont directes et indéniables. La même idée se présente dans les deux cas et, à proprement parler, elle est également acceptée par le jugement ;

, pourtant son action est différente en raison de la diffé­rence de son mode de présentation.

Or, si nous comparons ces deux cas de violation, ouverte ou cachée, des lois de l ’honneur, nous trouverons que leur différence consiste en ce que, dans le premier cas, le signe, d’où nous inférons l ’action blâmable, est seul et il suffit à lui seul comme base de notre raisonnement et de notre jugement ; au contraire, dans le. second, il y a de nom­breux signes qui ne sont guère ni même aucunement

î décisifs quand ils sont seuls, sans l ’accompagnement de nombreuses menues circonstances presque impercep-

, tibles. Mais il est certainement vrai qu’un raisonnement 1 est d ’autant plus convaincant qu’il est plus uni et simple au I regard et qu’il donne moins de travail à l ’imagination pour 1 en rassembler tous les éléments et pour passer de ceux-ci

à l ’idée corrélative qui forme la conclusion. L ’effort de la pensée trouble le progrès régulier des sentiments,

[ comme nous l ’observerons tout à l ’heure 1. L ’idée ne nous 1 frappe pas avec une pareille vivacité et par suite elle n’a

pas la même influence sur la passion et sur l ’imagination.Les mêmes principes nous permettent d’expliquer les

remarques du Cardinal de Retz qu'il y a de nombreusesI choses sur lesquelles le monde désire être trompé et que le

monde excuse plus facilement une personne d ’agir que de . 1. Part. IV, s e c t . 1, (H), p. 273-

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 2 3 7

Page 95: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

238 l ’e n t e n d e m e n t

parler contrairement à la bienséance de sa profession et de sa qualité. Un écart de langsge est couramment plus franc et plus apparent qu’un écart de conduite qui admet de nombreuses excuses et atténuations et ne permet pas de juger aussi clairement l ’intention et les vues de la per­sonne qui agit.

Ainsi il apparaît en définitive que les opinions et juge­ments de tout genre, qui ne vont pas jusqu’à la connais­sance, proviennent entièrement de la force et de la vivacité de la perception et que ces qualités constituent dans l ’es­prit ce que nous appelons la croyance en l ’existence de l ’objet. Cette force et cette vivacité sont plus manifeste dans la mémoire ; aussi notre confiance en la véracité de cette faculté est la plus grande qu’on puisse imaginer et elle égale à de nombreux égards la certitude d ’une démons­tration. Le degré le plus proche de ces qualités est celui qui provient de la relation de cause à effet ; celui-ci aussi est très grand, surtout quand la conjonction se révèle par expérience parfaitement constante et quand l ’objet qui nous est présent ressemble exactement à ceux que nous avons expérimentés. Mais, en dessous de ce degré d’évi­dence, il y en a beaucoup d’autres qui ont une action sur les passions et l ’imagination proportionnellement au degré de force et de vivacité qu’ils communiquent aux idées. C ’est par habitude que nous opérons la transition de la cause à l ’effet ; et c’est à une impression présente que nous empruntons la vivacité que nous répandons sur l ’idée corrélative. Mais, quand nous n’avons pas observé un nombre suffisant de cas pour produire une forte habi­tude ; ou que ces cas se contrarient ; ou que la ressem­blance n’est pas exacte ; ou que l ’impression présente est faible et voilée ; ou que l ’expérience est effacée de la mémoire dans une certaine mesure ; ou que la connexion dépend d’une longue chaîne d’objets ; ou que l ’inférence dérive des règles générales et ne leur est pourtant pas conforme : dans tous ces cas, l ’évidence diminue par la diminution de la force et de l ’intensité de l ’idée. Telle est donc la nature du jugement et de la probabilité.

Ce qui surtout donne de l ’autorité à ce système, c’est, outre les arguments indubitables qui en fondent chaque partie, l ’accord de ces parties et la nécessité de l ’une pour en expliquer une autre. La croyance qui accompagne notre mémoire est de même nature que celle qui se tire de nos jugements' : il n ’y a aucune différence entre le jugement qui découle d ’une constante et uniforme connexion de causes et d’effets et celui qui dépend d’une succession interrompue et incertaine. Il est certes évident que, dans toutes les déterminations où l ’esprit décide d’après des expériences contraires, il se trouve d’abord intérieurement divisé et il incline vers l ’un et l ’autre partis à proportion du nombre des expériences vues et rappelées. Ce débat se termine enfin à l ’avantage du parti où nous notons un nombre supérieur de ces expériences. Chaque possibilité; qui compose la probabilité, opère séparément sür l ’imagi­nation : c’est le plus grand ensemble de possibilités qui prévaut enfin et cela avec une force en rapport avec sa supériorité. Tous ces phénomènes conduisent directement au précédent système ; et il ne sera jamais possible d ’après d’autres principes d’en donner une explication satisfai­sante et cohérente. Si nous ne considérons pas ces juge­ments comme des effets de l ’accoutumance sur l ’imagina­tion, nous nous perdrons dans de continuelles contradic­tions et absurdités.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 239

S e c t i o n X IV ’

L’idée de connexion nécessaire

Nous avons ainsi expliqué la manière dont nous raison­nons en dépassant nos impressions immédiates et concluons que telles causes particulières ont tels effets particuliers : nous devons donc maintenant revenir sur nos pas pour examiner la question 1 qui s’était d ’abord

r-. Sect. 2 (H ) 150

Page 96: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

nous avions abandonnée en route, qu’est-ce que notre idée de nécessité, quand nous disons que deux objets sont en connexion nécessaire l ’un avec l ’autre? Sur ce point je répète ce que j ’ai souvent eu l ’occasion de remarquer : puisqu’il n’est aucune idée qui ne soit dérivée d’une impression, nous devons trouver une impression cjui donne naissance à cette idée de nécessité, si nous affirmons que nous avons réellement une telle idée. Pour y parvenir, je considère dans quels objets on admet communément qu’il y a de la nécessité ; comme je trouve qu’on l ’attribue aux causes et aux effets, je tourne mon regard vers deux objets qui, à ce que j ’admets, se trouvent dans cette rela­tion et je les examine dans toutes les situations dont ils sont susceptibles. Je perçois immédiatement qu’ils sont contigus dans le temps et dans l ’espace et que l ’objet appelé cause précède l ’autre objet appelé effet. En aucun cas je ne peux aller plus loin et il m’est impossible de découvrir une troisième relation entre ces objets. J’élargis donc mes vues pour embrasser plusieurs cas où je trouve des objets semblables qui existent toujours dans de semblables relations de contiguité et de succession. A première vue, semble-t-il, cela ne sert que peu mon dessein. La réflexion sur plusieurs cas répète seulement les mêmes objets et ne peut donc donner naissance à une nouvelle idée. Mais un examen plus poussé me découvre que la répétition n’est pas identique en tout point, qu’elle produit une nouvelle impression et, par ce moyen, l ’ idée que j ’examinç à pré­sent. Car, après une “fréquente répétition, je trouve qu’à l ’apparition de l ’un des objets, l ’esprit est déterminé par accoutumance à considérer l ’autre objet qui l ’accompggne habituellement et à le considérer sous un jour plus v if en raison de son rapport au premier objet. C ’est donc cette impression, cette détermination qui m’apporte l ’idée de nécessité.

Je ne doute pas que ces conclusions soient reçues à première vue sans difficulté puisqu’elles se déduisent évidemment de principes que nous avons déjà établis et que nous avons souvent employés dans nos raisonnements.

240 l ’ e n t e n d e m e n t

Cette évidence, qui se trouve également dans les premiers pr ncipes et dans les déductions, peut nous engager sans réflexion dans la conclusion et nous faire penser qu’elle lie contient rien d ’extraordinaire, rien qui soit digne de notre curiosité. Mais, bien qu’une telle inadvertance puisse nous faire accueillir aisément ce raisonnement, celui-ci n ’en sera que plus facilement oublié ; pour cette raison, je crois bon d ’avertir que je viens tout juste d’examiner l ’une des plus sublimes questions de la philo­sophie, celle qui concerne le pouvoir et F efficace des causes, cl qui, semble-t-il, intéresse toutes les sciences. Un tel avertissement éveillera naturellement l ’attention du lec­teur et lui fera désirer un exposé plus complet de ma doc­trine aussi bien que des arguments qui la fondent. Cette requête est si raisonnable que je ne peux refuser d’y satisfaire : surtout que j’ai l ’espoir que ces principes, plus on les examinera, plus ils acquerront de force et d ’évidence.

Il n ’y a pas de question qui, en raison de son importance Bussi bien que de sa difficulté, ait provoqué plus de discus­sions parmi les philosophes, les anciens et les modernes, que le problème de l ’efficace des causes, cette qualité qui

le s fait suivre de leurs effets. Mais, avant d ’entrer dans ces discussions, ils n’auraient pas mal fait, à mon avis, d ’exa­miner quelle idée nous avons de cette efficace qui est le sujet de la controverse. C ’est, à ce que je trouve, ce qui manque surtout dans leurs raisonnements et je vais tenter

[ici d ’y suppléer.I Je commence par remarquer que les termes efficace, opération, pouvoir, force, énergie, nécessité, connexion et mtalité productive sont tous à peu près synonymes ; c’est Bonc une absurdité d’en utiliser un pour définir les autres, fcctte remarque nous permet de rejeter d ’un coup toutes [es définitions banales que les philosophes ont donnéès du ■ouvoir et de l ’efficace ; au lieu de chercher l ’idée dans les définitions, nous devons la chercher dans les impres- ■ons dont elles sont primitivement tirées. Si l ’idée est ■imposée, elle doit provenir d ’impressions composées. Si Bile est simple, d ’impressions simples.

H u m e 16

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 2 4 I

Page 97: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

242 l ’ e n t e n d e m e n t

Je crois que l ’explication la plus générale et la plu populaire de ce sujet, c ’est de dire 1 que, trouvant pa expérience qu’ il y a plusieurs productions nouvelles dan la matière, telles que des mouvements et des modification des corps, et concluant qu’il doit y avoir quelque part u pouvoir capable de les produire, nous arrivons enfin pa ce raisonnement à l ’idée de pouvoir et d ’eificace. Mai pour être convaincu que cette explication est plus populair que philosophique, nous n’avons qu’à réfléchir à ces deu principes très évidents. Premièrement, la raison, à ell seule, ne peut jamais engendrer d ’idée originale ; deuxièm ment la raison, en tant qu’on la distingue de l ’expérienc ne peut jamais nous faire conclure qu’une cause ou un qualité productive est absolument requise pour tout com mencement d ’existence. Ces deux remarques ont ét suffisamment expliquées ; il ne sera donc pas nécessai d ’y insister davantage à présent.

J’en inférerai seulement que, puisque la raison ne pe jamais engendrer l ’idée d’efficace, cette idée doit être tiré de l ’expérience et de certains exemples particuliers d cette efficace qui pénètrent dans l ’esprit par les cana ' ordinaires de la sensation et de la réflexion. Les idé représentent toujours leurs objets ou impressions : vice versa des objets sent nécessaires pour engendr toute idée. Si donc nous prétendons avoir une idée bi

1. Cf. Mr L o c k e ; chap. du pouvoir {H) ; l iv . I I . ch. X X I , sect «L’esprit étant quotidiennem ent inform é p a r le s sens de l 'a lté r â t! des idées sim ples q u ’il observe dans les choses extérieures ; prena[ note de la m anière dont l ’une v ien t à sa fin et cesse d’être et d l ’ autre com m ence d ’exister, qui n ’existait pas aup aravan t ; ré chi.-sant aussi sur ce qu i se passe en lu i e t observan t un changfm continuel de ses id é is , parfois p ar l ’im pression des obj?ts e x té r ie j sur les sens et parfois par la déterm ination de son propre choix j concluant de ce qu ’il a si constam m ent observé dans le passé quç ( changem ents analogues se produiront à l ’ aven ir daiis^les mê' choses par des agents analogues et par des m oyens analogues, considère dans une chose la possibilité qu ’flle a it l ’une de ses i sim ples changées et dans une autre la possib ilité de faire ce chan, m ent ; c ’est ainsi q u ’il p a r v in t à l ’idée que nous appelons pouvoir et sect. 2 « L:' pouvoir ainsi considéré est double, en t in t qu ’il capable de produiri ou en tan t qu ’il est susceptible de recevoir chang m ent. L ’ un peut s ’ appeler p eu vo ir tietif et l ’astre pou p a ssif . ■

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 243

fondée de cette efficace, nous devons produire quelque eus où l ’efficace peut se découvrir clairement à l ’esprit et "ii ses opérations se manifestent évidemment à la cons­cience ou aux sens. Si nous nous y refusons, nous recon­naissons que l ’idée est impossible et imaginaire ; car le principe des idées innées qui seul peut nous sauver de Celte alternative, a déjà été réfuté et maintenant il est presque universellement rejeté du monde savant. Notre lâche présente doit donc être de trouver quelque produc­tion naturelle où l ’opération et l ’efficace d’une cause doivent être clairement conçues et comprises par l ’esprit, pans aucun danger d’obscurité ni de méprise.

Dans cette recherche, nous serons bien peu encouragés par la prodigieuse diversité qu’on trouve dans les opinions îles philosophes qui ont prétendu expliquer la force lecrète et l ’énergie des causes \ Certains soutiennent que les corps opèrent par leur forme substantielle ; d ’autres que c ’est par leurs accidents ou qualités ; plusieurs, par leur matière et leur forme ; certains encore, par leur forme et leurs accidents : d ’autres enfin, par certaines vertus et (acuités distinctes de toutes les précédentes. Tous ces lentiments, au surplus, se mêlent et se diversifient de mille manières différentes ; ce qui constitue une forte présomp­tion qu’aucun d’eux n ’a de solidité, ni d ’évidence et que la supposition d’une efficace dans l ’une des qualités

Iconnues de la matière est entièrement sans fondement, j Cette présorrption doit croître en nous quand nous consi­dérons que ces principes de formes substantielles, d’acci- Idents et de facultés ne sont pas des qualités connues des p r p s , mais qu’ils sont parfaitement inintelligibles et f inexplicables. Car évidemment des philosophes n’auraient■ jamais eu recours à de tels principes obscurs et incertains ■’ils avaient trouvé à se satisfaire avec des principes ■lairs et intelligibles ; surtout dans une question de ces

I 1. Cf. le Père M a le r r a n c h e . livre V I. p art. II, ch. 3 et les éclair- ■ jlsrments qui s ’y rapportent (H). Recherche de la vérité, X V ™ BILdrcissem ent, où M alebranche renvoie à Su arez, Fonseca, R uvio |k! autres et où il ne m anque p as d ’a ttaq u er A ristote à son habitude.

Page 98: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

244 l ’e n t e n d e m e n t

genre qui doit être objet du plus simple entendement, sinon des sens. Somme toute, nous pouvons conclure à l ’impossibilité de montrer, sur un cas unique, le principe où se trouve la force et la puissance active d’una cause ; les entendements les plus raffinés et les entende^ ments les plus communs sont également en peine sur c point. Si quelqu’un juge bon de réfuter cette assertion, celui-là n’a nul besoin de se donner le mal d ’inventer de longs raisonnements, mais il doit immédiatement nou montrer un exemple d’une cause où nous découvrons la pouvoir ou principe opérant Cette mise en demeure,] nous sommes obligés d’en user fréquemment, car c’es presque le seul moyen de fournir la preuve d’une négation en philosophie.

L e peu de succès que nous avons obtenu dans tous no essais pour déterminer ce pouvoir a du moins obligé 1 philosophes à conclure que la force ultime et l ’efficace la nature nous sont parfaitement inconnues et qu’il es vain de les chercher dans toutes les dualités connues <f la matière. Sur cette opinion, il y a presque unanimité c’est seulement sur l ’inférence qu’ils en tirent, qu’i découvrent de la différence entre leurs sentiments. G certains d’entre eux, comme les Cartésiens en particuli ayant établi comme un principe que nous avons u parfaite connaissance de l ’essence de la matière, en o très naturellement conclu qu’elle n ’est douée d’auc efficace et q u ’elle ne peut d ’elle-même communiquer mouvement, ni produire aucun des effets que nous Jf attribuons. Comme l ’essence de la matière consiste d«j l’étendue et que l ’étendue implique non le mouvem'* en acte, mais seulement la mobilité, ils concluent qj l ’énergie, qui produit le mouvement, ne peut résider d l ’étendue.

Cette conclusion les pousse en une autre qu’ils regard comme parfaitement inévitable. La matière, disent-* est en elle-même complètement inactive et privée de t pouvoir par lequel elle puisse produire, poursuivre communiquer le.mouvement : mais puisque ces effets sa

; évidents à nos sens et que le pouvoir qui les produit doit ! se trouver quelque part, ce pouvoir doit résider en Dieu,

dans cet Être Divin qui enferme dans sa nature toute excellence et toute perfection. C ’est donc Dieu qui est le premier moteur de l ’univers et qui non seulement a il’abord créé la matière et lui a donné son impulsion origi­nelle, mais qui aussi, par l ’exercice continué de sa toute- puissance, soutient son existence et successivement lui confère tous les mouvements, les configurations et les qualités dont il est doué.

C ’est une opinion certainement très curieuse et bien iligne de notre attention ; mais il paraîtra superflu deI examiner en cet endroit, si nous réfléchissons un moment b u dessein que nous avons présentement en lui prêtant attention. Nous avons établi comme un principe que, puisque toutes les idées dérivent d ’impressions ou de perceptions antérieures, il est impossible que nous puissions avoir une idée de pouvoir et d ’efficacité, sauf si nous pou-

| Vons montrer des cas où nous percevons ce pouvoir en train fie s’exercer. Or, comme nous ne pouvons jamais décou­vrir de tels cas dans les corps, les Cartésiens, procédant il’après leur principe des idées innées, ont eu recours à

il'Esprit Suprême, à Dieu qu’ils considèrent comme le fceui être actif dans l ’univers et comme la cause immédiate pe toute modification dans la matière. Mais, puisqu’on a ilcon n u l ’erreur du principe des idées innées, il s’ensuit que l ’hypothèse'de Dieu ne peut nous servir en rien pour

ixpliquer cette idée de puissance active que nous recher- Bhnfis vainement dans tous les objets qui se présentent■ nos sens ou dont nous avons subjectivement conscience ■ans nos esprits. Car si toute idée dérive d’une impression, Rdée de Dieu procède de la même origine ; et si aucune Bipression, de sensation ou de réflexion, n’implique ni ■fcc ni efficace, il est également impossible de découvrir

même d’imaginer un tel principe actif en Dieu. Puisque, ■ne, ces philosophes ont conclu que la matière n’était ■uée d’aucun principe efficace de ce qu’il est impossible » découvrir un pareil principe, le même progrès de rai­

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 245

Page 99: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

246 ^ l ’e n t e n d e m e n t

sonnement doit les déterminer à l ’exclurc de l ’Êtrc Suprême. Ou, s’ils estiment absurde et impie cette doc­trine, ce qu’elle est réellement, je leur dirai comment ils peuvent l ’éviter : en concluant, dès le tout premier début, qu’ils n ’ont pas d ’idée adéquate de pouvoir ni d ’efficace en aucun objet : car, ni dans le corps, ni dans l ’esprit, ni dans les natures supérieures, ni dans les natures infé­rieures, ils ne sont capables d ’en découvrir un seul exemple.

La même conclusion est inévitable dans l ’hypothèse de ceux qui soutiennent l ’efficace des causes secondes et attribuent à la matière un pouvoir et une énergie dérivés, mais réels. Car, puisqu’ils avouent que cette énergie ne se trouve dans aucune des qualités connues de la matière, i la difficulté subsiste toujours sur l ’origine de son idée. Si nous avons effectivement une idée de pouvoir, nous pou­vons attribuer du pouvoir à une qualité inconnue : mais comme il est impossible que cette idée puisse être dérivée d ’une tel-le qualité et qu’il n ’y a rien dans les qualités connues qui puisse la produire, il s’ensuit que nous nous trompons quand nous nous imaginons posséder une idée de ce genre, à la manière dont nous l ’entendons habituelle ment. Toutes les idées sont dérivées des impressions et elles les représentent. Nous n’avons jamais d ’impression qui contienne pouvoir ou efficace. Nous n ’avons jamais d ’idée de pouvoir.

[Certains ont affirmé que nous sentons une énergi ou un pouvoir dans notre propre esprit ; que nous acqué rons de cette manière l ’idée de pouvoir et que nous trans­férons ensuite cette qualité à la matière où nous ne sommes pas capables de la découvrir immédiatement. Les mouve­ments de notre corps et les pensées et sentiments de notre esprit (disent-ils) obéissent à la volonté ; nous ne cher4 chons rien de plus pour acquérir une juste notion de la force ou du pouvoir. Or, pour nous convaincre du degré auquel ce raisonnement est sophistique, nous n ’avons qu’à considérer que la volonté, considérée ici comme une cause, n ’eSt pas reliée de manière plus manifeste avec se effets qu’aucune cause matérielle avec ses effets. Nou

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 247

sommes si loin de percevoir la connexion entre un acte volontaire et un mouvement du corps qu’aucun effet, avoue-t-on, n’est plus inexplicable d ’après les pouvoirs et l’essence de la pensée et de la matière. L ’empire de la volonté sur notre esprit n’est pas plus intelligible. L ’effet peut ici se distinguer et se séparer de la cause : on ne peut le prévoir sans l ’expérience de leur constante conjonction. Nous avons le commandement de notre esprit jusqu’à un certain degré mais, au delà de ce degré, nous perdons tout empire sur lui : et il est évidemment impossible de fixer aucune limite précise à notre autorité sans consulter l ’expérience. Bref les actions de l ’esprit sont, sur ce point, identiques aux actions de la matière. Nous percevons seulement leur constante conjonction ; nous ne pouvons jamais pousser plus loin notre raisonnement. Aucune impression intérieure n ’a plus d’énergie apparente que les objets extérieurs. Puisque, donc, la matière agit par une force inconnue, de l ’aveu des philosophes, c’est en vain que nous pourrions espérer atteindre une idée de force par consultation de nos propres esprits 1.]

On a établi comme un principe certain que les idées générales ou abstraites ne sont tien que des idées parti­culières prises sous un certain jour et que, dans nos réflexions sur un objet, nous ne pouvons exclure de notre pensée tous les degrés particuliers de quantité et de qualité pas plus que de la nature réelle des choses. Si donc nous possédons une idée générale de pouvoir, nous devons aussi être capables d ’en concevoir certaines espèces particu­lières ; comme un pouvoir ne peut exister isolément, mais qu’on le considère toujours comme un attribut d ’un être ou d’une existence, nous devons être capables de placer ce pouvoir dans un être particulier et de concevoir cet être

1. La mêm e im perfection accom pagne nos idées de D i u ; mais l c ’est sans conséquence pour la religion ou pour la m orale. L ’ordre de

l’univers prouve l ’existence d ’ un esprit tout p u is a n t ; c ’est-à-dire d’un esprit dont la v o lo n té est toujours su iv i“ de l ’obéi sanee de toute créature et de tout être. Il ne fau t rinn de plus pour fon d rr tous les articles de la religion et il n ’est pas nécessaire que nous formions une idée distin cte de la force et de l ’énergi ' de l ’Ê -re suprêm e. (H). P a ra ­graphe et note ajoutés dans l ’A ppendice.

Page 100: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

248 l ’e n t e n d e m e n t

ccirm e doué d’une force réelle et d ’une énergie qui font résulter nécessairement de son opération tel effet parti­culier. Nous devons concevoir distinctement et particu­lièrement la connexion entre la cause et l ’effet ; npus devons être capables d ’affirmer à la seule vue de l ’un d ’eux, qu’ il doit être suivi ou précédé par l ’autre. Telle est la véritable manière de concevoir un pouvoir particulier dans un corps particulier : comme il ne peut y avoir d ’idée générale sans une idée individuelle,si celle-ci est impossible, assurément celle-là ne peut pas exister. Or il n’y a rien de plus évident que l ’esprit humain ne peut former l ’idée de deux objets de manière à concevoir une connexion entre eux ou à comprendre distinctement ce pouvoir ou cette efficace qui les unit. Une telle connexion équivaudrait à une démonstration et impliquerait l ’absolue impossibilité pour un objet de ne pas suivre l ’autre, ou que l ’on conçoive qu’il ne le suit pas : on a déjà rejeté dans tous les cas ce genre de connexion. Si quelqu’un est d ’avis contraire et s’il pense qu’il a atteint une notion de pouvoir dans un objet particulier, je désire qu ’il me désigne cet objet. Mais jusqu’au moment où je rencontrerai un tel objet, et je désespère de le rencontrer, je ne peux m ’empêcher de conclure que, puisque nous ne. pouvons jamais concevoir distinctement comment un pouvoir particulier peut bien résider dans un objet particulier,nous nous trompons à imaginer que nous puissions former une telle idée générale, j

Ainsi, en définitive, nous pouvons inférer que, lorsque nous parlons d’un être, d ’une nature supérieure ou infé­rieure, comme doué d’un pouvoir ou d’une force, propor­tionné à un effet ; quand nous parlons d ’une connexion nécessaire entre des objets et admettons que cette connexion dépend d ’une efficace ou d ’une énergie dont sont doués certains de ces objets ; toutes ces manières de dire, ainsi appliquées, n ’ont pour nous effectivement aucun sens distinct ; nous y usons seulement de mots courants sans aucune idée claire ni déterminée. Mais, comme il est probable que ces expressions perdent ici leur sens véri­table parce qu’elles sont mal appliquées, plutôt qu’elles

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 249

n’aient aucun sens, il conviendra que nous accordions à ce sujet un nouvel examen pour voir si nous ne pourrions distinguer la nature et l ’origine des idées que nous leur annexons.

Admettez que deux objets se présentent à nous, dont l ’un est la cause et l ’autre l ’effet ; il est clair qu’à la simple considération de l ’un de ces objets ou des deux, nous ne per­cevrons jamais le lien qui les unit, nous ne serons jamais capables d’affirmer qu’il y a une connexion entre eux Ce n’est donc pas d’après un cas unique que nous arrivons à l’idée de la cause et de l ’effet, de connexion nécessaire, de pouvoir, de force, d ’énergie et d ’efficace. Si nous n ’avions vu que des conjonctions particulières d ’objets, entière­ment différentes les unes des autres, nous ne serions jamais capables de former de telles idées.

Mais, d ’autre part, admettons que nous observons plusieurs cas où les mêmes objets sont toujours conjoints les uns aux autres, nous concevons immédiatement entre eux une connexion et commençons à tirer une inférence de l ’un à l ’autre. C ’est donc cette multiplicité de cas sem­blables qui constitue l ’essence même du pouvoir ou de la connexion et qui est la source d ’où naît leur idée. Aussi pour comprendre l ’idée de pouvoir, nous devons consi­dérer cette multiplicité ; je ne demande rien de plus pour donner la solution de cette difficulté qui nous a si longtemps embarrassés. Car voici comment je raisonne. La répétition de cas parfaitement semblables ne peut, à elle seule, engen­drer une idée originale, différente de celles qu’on trouve dans chaque cas particulier, comme je l’ai déjà remarqué et comme il résulte évidemment de notre principe fonda-

■ mental, toutes les idées sont des copies des impressions. Donc, puisque l ’idée de pouvoir est une nouvelle idée origi­nale qu’on ne peut découvrir dans chacun des cas et qui pourtant naît de la répétition de plusieurs cas, il s ’ensuit que la répétition, à elle seule, n ’a pas cet effet et qu’elle doit soit découvrir soit produire quelque chosç de nouveau qui est la source de cette idée. Si la répétition ne découvrait ni ne produisait rien de nouveau, elle pourrait multiplier

Page 101: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

250 l ’e n t e n d e m e n t

nos idées, mais elle ne les étendrait pas au delà de ce qu’elles sont par l ’observation d ’un cas isolé. Donc toute extension (telle que l ’idée de pouvoir ou de connexion), qui naît de la multiplicité des cas semblables, est copiée de certains effets de la multiplicité et on la comprendra par­faitement si on comprend ces effets. C ’est en tout objet où, trouvons-nous, quelque chose de nouveau est décou­vert ou produit par la répétition, que nous devons mettre le pouvoir et nous ne devons jamais le rechercher en aucun autre objet.

Mais il est évident, en premier lieu, que la répétition d ’objets semblables dans de semblables relations de suc­cession et de contiguité ne découvre rien de nouveau en chacun d’eux ; car nous n ’en pouvons tirer aucune infé­rence, ni ne pouvons en faire le sujet de nos raisonnements probables ou démonstratifs ; comme je l ’ai déjà prouvé 1. Mieux, admettez que nous en puissions tirer une inférence, ce serait sans conséquence dans le cas présent ; car aucun genre de raisonnement ne peut engendrer une nouvelle idée, telle que cette idée de pouvoir ; mais, dans tout raisonnement, nous devons, à l ’avance, posséder des idées claires qui peuvent être les objets de notre raisonnement. La conception précède toujours l ’intellection : quand l ’une est obscure, l ’autre est incertaine ; quand l ’une fait défaut, l ’autre doit aussi faire défaut.

Deuxièmement, il est certain que cette répétition d ’objets semblables en de,f situations semblables ne pro­duit rien de nouveau ni dans ces objets, ni dans aucun corps extérieur. Car on accordera aisément que les différents cas connus de conjonction de causes et d ’effets semblables sont en'eux-mêmes entièrement indépendants et que la' communication de mouvement que je vois résulter actuelle­ment du choc de deux billes de billard est totalement distincte de celle que j ’ai vu résulter d ’une telle impulsion il y a un an. Ces impulsions n’ont aucune influence sur l ’autre. Elles sont entièrement séparées par le temps et

I. Sect. 6 (H ), p, j

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 251

par le lieu ; l ’une aurait pu exister et communiquer le mouvement même si l ’autre n’avait jamais existé.

Il n’y a donc rien de nouveau de découvert ni de pro­duit en des objets par leur constante conjonction, ni par la ressemblance persistante de leurs relations de succession et de contiguïté. Mais c’est de cette ressemblance que proviennent les idées de nécessité, de pouvoir et d ’effi­cace. Ces idées ne représentent donc rien qui appartienne ou puisse appartenir aux objets en conjonction constante. C ’est là un argument qui, sous quelque jour que nous puissions l ’examiner, se révélera parfaitement péremp- toire. Des cas semblables sont toujours la source première de notre idée de pouvoir et de nécessité'; en même temps ils n ’ont, par leur ressemblance, aucune influence ni l ’un sur l ’autre, ni sur aucun objet extérieur. Nous devons donc nous tourner vers quelque autre direction pour chercher l ’origine de cette idée.

Bien que les différents cas semblables, qui engendrent l’idée de pouvoir, n ’aient pas d’influence l ’un sur l ’autre et qu’ils ne puissent jamais produire, dans F obi et, une nouvelle qualité, qui puisse être le modèle de cette idée, Vobserva­tion de cette ressemblance produit pourtant, dans l ’esprit, une nouvelle impression qui est le modèle effectif de l ’idée. Car une fois que nous avons observé la ressemblance dans un nombre suffisant de cas, nous sentons immédia­tement une détermination de l ’esprit à passer d ’un objet à celui qui l ’accompagne habituellement et à concevoir celui-ci dans une clarté plus vive en raison de ce rapport. Cette détermination est l ’unique effet de la ressemblance ; donc elle doit s’identifier au pouvoir et à l ’efficacité dont

, l’idée procède de la ressemblance. Les différents cas de conjonctions semblables nous conduisent à la notion de

; pouvoir et de nécessité. Ces cas sont en eux-mêmes entièrement distincts l’un de l ’autre, ils n ’ont d ’union que dans l ’esprit qui les observe et réunit leurs idées. La nécessité est donc l ’effet de cette observation, elle n ’est rien qu’une impression intérieure de l ’esprit, une déter­mination à porter nos pensées d’un objet à l ’autre. Si nous

Page 102: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

252 l ’e n t e n d e m e n t

ne la considérons pas sous ce jour, nous ne pourrons jamais arriver à en avoir une notion, même la plus lointaine ; nous serons incapables de l ’attribuer aux objets exté­rieurs ou intérieurs, à l ’esprit ou au corps, aux causes ou aux effets.

La connexion nécessaire entre les causes et les effets est le fondement de notre inférence des unes aux autres. Le fondement de notre inférence est la transition qui naît de l ’union coutumière II y a donc identité.

L ’idée de nécessité naît d ’une impression. Aucune impression apportée par les sens ne peut engendrer cette idée. Celle-ci doit donc dériver de quelque impression interne ou impression de réflexion. Il n ’y a pas d’autre impression interne en relation avec le fait, qui nous occupe actuellement, que la tendance, produite par la coutume, à passer d ’un objet à l ’idée d’un autre objet qui l ’accompagne habituellement Telle est donc l ’essence de la nécessité. Somme toute, la nécessité est quelque chose qui existe dans l ’esprit, mais non dans les objets ; il nous est impossible d ’en former une idée, même la plus loin­taine. si nous la considérons comme une qualité des corps. Ou bien nous n ’ayons pas d ’idée de la nécessité, ou bien la nécessité n’est que la détermination de la pensée à passer des causes aux c ffets et des effets aux causes d’après l ’expérience de leur union.

Ainsi, de même que la nécessité, qui produit l ’égalité de deux fois deux à quatre, ou celle des trois angles d ’un triangle à deux droits, se trouve seulement dans l ’acte de l ’entendement par lequel nous considérons et compa­rons ces idées, de la même manière la nécessité du pouvoir qui unit les causes et les effets, se trouve dans la détermi­nation de l ’esprit à passer des unes aux autres L ’efficacité ou l ’énergie des causes n ’est placée ni dans les causes elles- mêmes, ni en Dieu, ni dans le concours de ces deux prin­cipes ; elle appartient entièrement à l ’âme qui considère l ’union de deux ou plusieurs objets dans tous les cas passés. C ’est là qu’est placé le pouvoir réel des causes, ainsi que leur connexion et leur nécessité.

J’ai conscience que de tous les paradoxes que j ’ai eu, ou que j ’aurai par la suite, l ’occasion d’avancer au cours de ce traité, le paradoxe présent est le plus violent et que c’est seulement à force de preuves solides et de raisonnements que je peux espérer le faire admettre et triompher des préjugés invétérés de l ’humanité. Avant de nous ranger à cette doctrine, combien de fois devons-nous nous répéter que la simple vue de deux objets, ou de deux actions, même unis, ne peut jamais nous donner l ’idée d’un pou­voir ou d’une connexion entre eux : que cette idée naît de la répétition de leur union : que la répétition ne découvre ni ne produit rien dans les objets, mais qu’elle agit seule­ment sur l ’esprit par la transition coutumière qu’elle produit : que cette transition coutumière est donc identique au pouvoir et à la nécessité qui, par suite, sont des qualités des perceptions et non pas des objets et qui sont senties intérieurement par l ’âme et non pas perçues à l ’extérieur dans les corps ? L ’étonnement accompagne communément tout ce qui est extraordinaire ; et cet étonnement se change immédiatement en une estime ou un mépris, du plus haut degré, selon que nous approuvons ou désapprouvons le suiet. Je le crains beaucoup : bien que le précédent raisonnement m’apparaisse te plus court et le plus décisif qu’on puisse' imaginer, pourtant, avec la généralité des lecteurs, l ’inclination de l’esprit prévaudra et leur donnera un préjugé contre la doctrine présente.

Cette inclination contraire s’explique aisément. C ’est une observation courante que l’esprit a beaucoup de pen­chant à se répandre sur les objets extérieurs et à unir à ces objets les impressions intérieures qu’ils provoquent et qui apparaissent toujours au moment où ces objets se découvrent aux sens. Ainsi, comme certains sons et cer­taines odeurs accompagnent toujours, trouvons-nous, certains objets visibles, nous imaginons naturellement une conjonction, même locale, entre les objets et les qualités, bien que les qualités ne soient pas de nature à admettre une telle conjonction et n’existent en réalité nulle part.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 253

Page 103: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

254 l ’e n t e n d e m e n t

M ais j’en parlerai plus complètement par la suite J. En attendant, il suffit de remarquer que ce même penchant est la raison qui nous fait admettre que la nécessité et le pouvoir se trouvent dans les objets que nous considérons et non dans notre esprit qui les considère ; néanmoins il nous est impossible de former l ’idée la plus lointaine de cette qualité, quand nous ne Ja prenons pas comme la détermination de l ’esprit à passer de l ’idée d’un objet à celle d ’un autre objet qui l ’accompagne habituellement.

Mais, bien que ce soit là la seule explication raisonnable que nous puissions donner de la nécessité, la notion con­traire est si bien rivée dans l ’esprit par les principes men­tionnés plus haut que je ne doute pas que beaucoup de lecteurs traiteront mon opinion d’extravagante et de ridicule. Quoi ! l ’efficacité des causes se trouve dans la détermination de l ’esprit ! Comme si les causes n ’opé-’ raient pas en toute indépendance de l ’esprit et ne conti­nueraient pas d’opérer, même s’il n ’y avait aucun esprit pour les contempler et raisonner à leur sujet. La pensée peut bien dépendre des causes pour son opération, mais non les causes de la pensée. C ’est renverser l ’ordre naturel f et poser comme second ce qui, en réalité, est premier. A toute opération correspond un pouvoir qui lui est propor- i tionné ; et il faut placer ce pouvoir dans le corps qui opère. Si nous retirons le pouvoir d ’une cause, il nous faut l ’attribuer à une autre'; mais le retirer de toutes les causes et l ’attribuer à un être qui n ’a aucune espèce de rapport à la cause ni à l ’effet, sinon par la perception qu’il en a, c’est une- grossière absurdité, contraire aux prin­cipes les plus certains de la raison humaine.

Je peux seulement répondre à tous ces arguments que le cas est ici tout -à fait identique au cas d ’un aveugle qui prétendrait découvrir un très grand nombre d ’absurdités dans l ’hypothèse que la couleur écarlate n’est pas iden­tique au son de la trompette, ni la lumière à la solidité. Si nous n ’avons réellement pas d’idée de pouvoir ni d ’efficace en aucun objet, ni d ’aucune connexion réelle

x, P a rt. IV sect. 5. (H), p. 325.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 255

entre des causes et des effets, il sera d’une faible utilité de prouver qu’une efficace est nécessaire pour toute opération. Nous ne comprenons pas ce que nous voulons dire nous-mêmes en parlant ainsi, mais nous confondons par ignorance des idées qui sont complètement distinctes l ’une de l ’autre. Je suis prêt, certes, à accorder qu’il peut exister, aussi bien dans les objets matériels que dans les objets immatériels, différentes qualités dont nous n’avons pas une connaissance complète ; s’il nous plaît de les appeler pouvoir ou efficace, ce sera de faible conséquence • pour le monde. Mais si, au lieu de leur faire désigner ces qualités inconnues, nous voulons que ces mots de pouvoir et d ’efficace signifient quelque chose dont nous avons une idée claire et qui est incompatible avec les objets auxquels nous l ’appliquons, c ’est alors que l ’obscurité et l ’erreur commencent à trouver place et que nous sommes égarés par une fausse philosophie. T el est le cas quand nous transférons la détermination de la pensée aux objets exté­rieurs et que nous admettons entre eux l ’existence effec­tive d’une connexion intelligible ; c’est là en effet une qua­lité qui appartient seulement à l ’esprit qui les considère.

On peut dire que les opérations de la nature sont indé­pendantes de notre pensée et de notre raisonnement, je l ’accorde ; et, en conséquence, j ’ai observé que les objets soutiennent entre eux des relations de çontiguité et de succession ; que nous pouvons observer,\dans plusieurs cas, les mêmes relations entre les mêmes objets ; que tout cela est indépendant des opérations de notre entendement et les précède. Mais, si nous poussons un peu plus loin et attribuons à ces objets pouvoir ou connexion nécessaire, c’est ce que nous ne pouvons jamais observer en eux, nous devons en tirer l ’idée du sentiment intérieur que nous éprouvons à les considérer. Et j ’en suis si complètement convaincu que je suis prêt à appliquer mon raisonnement actuel à un cas particulier par une subtilité qu’il ne sera pas difficile de comprendre.

Quand un objet se présente à nous, il communique immédiatement à l ’esprit une idée vive de l ’objet qui, à

1

Page 104: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

l ’e n t e n d e m e n t

ce que nous avons trouvé, l ’accompagne habituellement, cette détermination de l ’esprit forme la connexion néces­saire de ces objets Mais si nous déplaçons la perspective des objets aux perceptions, dans ce cas nous devons consi­dérer l ’impression comme la cause et l ’idée vive comme l ’effet ; leur connexion nécessaire est cette nouvelle déter­mination que nous sentons à passer de l ’idée de l ’une à l ’idée de l ’autre. Le principe d’union qui lie nos percep­tions internes est aussi inintelligible que celui qui lie les objets extérieurs et il ne nous est pas connu autrement que par expérience. Or la nature et les effets de l ’expérience ont été déjà suffisamment examinés et expliqués. Elle ne nous fait aucunement pénétrer la structure interne ou le pouvoir d ’opération des objets, elle accoutume seulement l ’esprit à passer d ’un objet à un autre.

C ’est maintenant le moment d’assembler toutes les différentes parties de ce raisonnement et de constituer, en les unissant les unes aux autres, une définition exacte de la relation de cause à effet qui est l ’objet de la recherche actuelle. L ’ordre, que nous avons suivi, d ’examiner d'abord notre inférence selon la relation avant que nous ayons expliqué la relation elle-même, n ’aurait pas été excusable, s ’il avait été possible de procéder d ’spiès une méthode différente. Mais, puisque la nature de la relation dépend à ce point de la nature de l ’inférence, nous avons été obligés de progresser de cette manière apparemment inverse et d ’employer des termes avant d ’être capables de les définir exactement et de fixer leur sens. Nous corri­gerons maintenant cette faute en donnant une définition précise de la cause et de l ’effet.

On peut donner deux définitions de cette relation qui diffèrent uniquement en ce qu ’elles présentent un aspect différent du même objet et nous le font considérer soit comme une relation philosophique, soit comme une rela­tion naturelle ; soit comme la comparaison de deux idées, soit comme une association qui les unit. Nous pouvons définir une cause comme « un objet antérieur et contigu à un autre, tel que tous les objets semblables au p rem ier

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 257

soient placés dans des relations analogues d’antériorité et de contiguité par rapport aux objeis semblables au second ». Si on estime que cette définition est défectueuse, parce qu’elle est tirée d’objets étrangers à la cause, nous pouvons lui substituer celte autre définition, « une cause est un objet antérieur et contigu à un autre et qui y est uni de telle manière que l ’idée de l ’un détermine l ’esprit à former l ’idée de l ’autre et l ’impression de l ’un, à former île l ’autre une idée plus vive ». Si l ’on rejetait aussi cette définition pour la même raison, je ne connais pas d’autre remède que. de prier les personnes qui se montrent aussi

! exigeantes de substituer à la place une définition plus exacte. Mais, pour moi, je dois avouer que je suis inca­pable de tenter une pareille .entreprise. Quand j’examine

1 avec un soin extrême ces objets qu’on appelle communé- , ment causes et effets, je trouve, à considérer un cas isolé,

que l ’un des objets est antérieur et contigu à l ’autre et si j’élargis mes vues à considérer plusieurs cas, je découvre

i seulement que des objets semblables sont constamment î placés dans des relations semblables de succession et de I contiguité. En outre, quand je considère l ’influence de

cette conjonction constante, je perçois qu’une telle rela­tion ne peut jamais être objet de raisonnement, ni jamais opérer sur l ’esprit que par l ’accoutumance qui détermine l’imagination à passer de l’idée d’un objet à l ’idée de

[celui qui l ’accompagne habituellement et de l ’impression de l ’un à l ’idée plus vive de l ’autre. Aussi „extraordinaires que puissent paraître ces sentiments, je pense inutile de me troubler avefc quelque recherche ou quelque raisonne­ment supplémentaires sur ce sujet et je me reposerai sur

[eux comme sur des maximes établies.Il conviendra seulement, avant de quitter ce sujet, d ’en

tirer quelques corollaires qui nous permettront d ’écarter plusieurs préjugés et erreurs populaires qui ont très grandement prévalu en philosophie. Premièrement, nous pouvons apprendre de la précédente doctrine que toutes les causes sont du même genre et qu’en particulier, il n’y B pas de fondement à cette distinction que nous faisons[ H u m e 17

Page 105: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

parfois entre les causes efficientes et les causes sine qitm non -, ou entre les causes efficientes, les causes formelles, les causes matérielles, les causes exemplaires et les causeï finales. En effet, puisque notre idée de l ’efficience est tirée de la constante conjonction de deux objets, chaque fois que l ’on observe cette conjonction, k cause est efficiente j et quand elle ne se produit pas, il ne peut jamais y avoir aucune sorte de cause. Pour la même raison, nous devoni rejeter la distinction entre cause et occasion, si l ’on admet] que ces mots ont des sens essentiellement différents l ’uni et l ’autre. Si la conjonction constante est impliquée dans! ce que nous nommons occasion, c’est réellement une! cause ; sinon, il n ’y a pas de relation du tout et aucui argument, aucun raisonnement ne peut en découler.

Deuxièmement, la même suite de raisonnement noui fera conclure qu’il y a seulement une sorte de nécessité ccrrme il y a seulement une sorte de cause et que la dis tinction courante entre la nécessité morale et la nécessiti physique est sans fondement dans la nature. C ’est ce qu apparaît clairement à la suite de la précédente explicatioi de la nécessité. C ’est la constante conjonction des objets et avec elle, la détermination de l ’esprit qui constituent li nécessité physique : c ’est leur disparition qui s’identifù à la chance. Puisqu’ 1 faut que des objets soient, ou non,l conjoints et que l ’esprit soit, ou non, déterminé à passer! d ’un objet à un autre, il est impossible d ’admettre u n i moyen terme entre la chance et la nécessité absolue. S il vous affaiblissez cette conjonction et cette détermination^ vous ne changez pas la nature de la nécessité ; car m ê m e j dans l ’opération des corps, il y a différents degrés de consj tance et de force sans qu’en résulte une espèce différent! de cette relation.

La distinction que nous faisons souvent entre un pouv et scn exercice est également sans fondement.

Troisièmement, nous sommes peut-être capables ma’ tenant de triompher pleinement de toute la répugnan qu’il nous est si naturel d ’entretenir contre le précédé raisennement où nous tentions de prouver que la nécessi

258 l ’e n t e n d e m e n t CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 2 5 9

I d’une cause pour tout commencement d ’existence ne se I fonde sur aucun argument, ni démonstratif, ni intuitif. I Une telle opinion ne nous apparaîtra pas étrange après I les définitions précédentes. Si nous définissons une cause I comme un objet antérieur et contigu à un autre, tel que tous I les objets semblables au premier soient placés dans une rela- I non semblable de priorité et de contiguïté par rapport à des I objets semblables au second, nous pouvons aisément conce- I voir qu’i l n ’y a pas de nécessité absolue, ni métaphysique, I à ce que tout commencement d ’existence s’accompagne I d’un tel objet. Si nous définissons une cause comme un■ objet antérieur et contigu à un autre et qui y est uni dans I l'imagination de telle manière que l'idée de l ’un détermine I l'esprit à former l'idée de l'autre et l'impression de l'un à I former de l ’autre une idée plus vive, nou's ferons encore I moins de difficulté à accepter cette opinion. Une telle I action sur l ’esprit est en elle-même parfaitement I extraordinaire et incompréhensible ; et nous ne I pouvons être sûrs de sa réalité que par l ’expérience et j l ’observation

J’ajouterai, comme quatrième corollaire, que nous ne j pouvons jamais avoir raison de croire à l ’existence d’un I objet dont nous ne pouvons former une idée. En effet,I puisque tous nos raisonnements sur l ’existence sont tirés I de la causalité et tous nos raisonnements sur la causalité, l de l ’expérience d’une conjonction d’objets et non d’aucun K raisonnement ni d ’aucune réflexion, là même expérience I doit nous donner une notion de ces objets et écarter tout [.mystère de nos conclusions. C ’est une remarque si évi- I dente qu’elle aurait à peine mérité notre attention s’il I 11’y avait pas lieu de parer à certaines objections de ce■ genre, qui pourraient naître contre mes raisonnements | ultérieurs sur la matière et sur la substance. Je n ’ai pas ! besoin de remarquer qu’une pleine connaissance de

l’objet n’est pas requise et que suffit la connaissance de [ Scs qualités à l ’existence desquelles nous croyons.

Page 106: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 6o l ’e n t e n d e m e n t

S e c t i o n X V

Règles pour juger des causes et des effets

D ’après la doctrine précédente, il n ’y a aucun objet dont nous puissions déterminer par simple examen, san consultation de l ’expérience, qu ’il est la cause d ’un autre « ni aucun objet dont nous puissions déterminer de la mêm manière avec certitude qu’il n ’est pas la cause d’un autre N ’importe quoi peut produire n’importe quoi. Création, annihilation, mouvement raison, volition, tout cela peut naître l ’un de l ’autre ou de tout autre objet que nous pou-j vons imaginer. C ’e s f ce qui n ’apparaîtra pas étrange si nous comparons deux principes expliqués ci-dessus, la constante conjonction d’objets détermine leur causalité et, à proprement parler, il n’y a pas d’autres objets contrairei l ’un à Vautre que l ’existence et la non-existence.1 Quand de objets né sont pas contraires, rien ne les empêche d’avoi entre eux cette conjonction constante dont dépend entière-: ment la relation de cause à effet.

Puisqu’il est donc possible à tous les objets de deveni causes ou effets les uns des autres, il peut être bon de fixer! certaines règles générales qui nous permettent de savoir] quand les objets sont réellement causes ou effets.

ï . Il faut que la cause et l ’effet soient contigus dansf l ’espace et dans le temps.

2. Il faut que la cause soit antérieure à l ’effet.3. Il faut que l ’union soit constante entre la* cause e

l ’effet. C ’est principalement cette qualité qui constitue 1 relation

4. La même cause produit toujours le même effet 3 le même effet ne naît jamais que de la même cause. ( principe, nous le tirons de l’expérience et il est la sour de la plupart de nos raisonnements philosophiques. E effet, quand une expérience claire nous a découvert 1

1. P a rt. I, sect. 5 (H), p. 4S0.

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

I causes ou les effets d ’un phénomène, nous étendons immé­diatement notre observation à tout phénomène du même

['genre, sans attendre la constante répétition, d ’où est tirée 1 la première idée de cette relation

5. Un autre principe dépend du précédent. Si plusieurs objets différents produisent Je même effet, il faut que ce

■ soit par le moyen d’une qualité dont nous découvrons I qu’elle leur est commune. Car, puisque des effets sem­

blables impliquent des causes semblables, il nous faut toujours attribuer la causalité à la circonstance où nous découvrons la ressemblance.

6. Le principe suivant se fonde sur la même raison. La différence entre les effets de deux objets semblables

! doit procéder de la circonstance par laquelle ils diffèrent. En effet, comme des causes semblables produisent tou­jours des effets semblables, quand nous trouvons que, dans un cas, notre attente est déçue, il nous faut conclure que cette irrégularité procède de quelque différence dans les

■ causes.7. Quand un objet croît ou diminue avec l ’accroisse-

Îment ou la diminution de sa cause, il faut le regarder comme un effet composé, dérivé de l ’union de plusieurs effets différents qui naissent chacun d’une partie diffé­rente de la cause. L ’absence ou la présence d’une partie

! de la cause s’accompagne toujours, admet-on alors, de l ’absence ou de la présence d ’une partie proportionnée de l’effet. Cette conjonction constante; prouve suffisamment

[qu’une partie est cause de l ’autre. Il nous faut toutefois t prendre garde de ne pas tirer une conclusion de ce genre d’un petit nombre d’expériences. Un certain degré de

[ ilwleur donne du plaisir ; si vous diminuez la chaleur, V'ms diminuez le plaisir ; mais il n ’en résulte pas que si vous l ’augmentez au delà d’un certain degré, le plaisir en Augmentera également ; car nous trouvons qu’il dégénère

[en douleur.8. Voici la huitième et dernière règle que je noterai :

[un objet, qui existe quelque temps en pleine perfectionf.ans produire son effet, n ’est pas la seule cause de cet

)

Page 107: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

effet : il réclame l ’assistaiite d ’un autre principe capable de seconder son influence et son opération. Car, puisque des effets semblables résultent nécessairement de causes semblables et dans une contiguité de temps et de lieu, leur séparation momentanée montre que ces causes ne sont pas des causes complètes.

Telle est toute la logique que je juge bon d’employer dans mes raisonnements ; peut-être même n ’était-elle- pas très nécessaire, et les principes naturels de notre enten­dement auraient pu y suppléer. Nos intelligences scolas- tiques et nos logiciens ne montrent pas une telle supériorité sur le simple vulgaire, dans leurs raisonnements et leurs capacités, qu’ils nous donnent la tentation de les imiter en présentant un long système de règles et de préceptes pour diriger notre jugement en philosophie. Toutes les règles de cette nature, il est très facile de les inventer, mais il est extrêmement difficile de les appliquer ; la philosophie expérimentale elle-même, qui semble, de toutes, la plus naturelle et la plus simple, réclame une tension extrême du jugement humain. Il n’y a pas de phénomène dans la nature qui ne soit composé et modifié par tant de cir­constances différentes que, pour parvenir au point décisif, nous ne devions séparer soigneusement tout ce qui est super flu et rechercher par de nouvelles expériences si chaque circonstance particulière de la première expérience y était essentielle. Ces nouvelles expériences sont sujettes à une discussion du même genre ; si bien qu’une extrême cons­tance est nécessaire pour nous faire persévérer dans notr enquête et une extrême sagacité pour choisir le bon chemi parmi tant d’autres qui se présentent. S ’il en est ains déjà en philosophie naturelle, combien ces qualités sont- elles encore plus nécessaires en philosophie morale, où il y a une bien plus grande complication de circonstances et où les vues et sentiments essentiels à toute action de l ’esprit, sont si enveloppés et obscurs qu’ils échappent: souvent à notre attention la plus stricte et que non seule­ment leurs causes demeurent inexplicables, mais même leur existence reste inconnue ? Je crains beaucoup que le

262 l ’e n t e n d e m e n tCONNAISSANCE ET PROBABILITÉ

peu de succès que rencontrent mes recherches ne donne à cette observation un air d ’apologie plutôt que de vantardise.

Si quelque procédé peut me donner une garantie sur ce point, ce sera d’élargir autant que possible la sphère de mes expériences ; pour cette raison, il peut être bon, en cet endroit, d ’examiner la faculté de raisonnement des bêtes, aussi bien que celle des créatures humaines.

La raison des animaux

Très proche du ridicule de nier une vérité évidente est celui de prendre beaucoup de peine pour la défendre ; nulle vérité ne me paraît plus évidente que l ’assertion que les bêtes sont douées de pensée et de raison aussi bien que les hommes. Les arguments sont dans ce cas si manifestes qu’ils ne peuvent échapper au plus stupide ni au plus ignorant.

Nous avons conscience que nous-mêmes, en adaptant des moyens à des fins, nous sommes guidés par la raison et l ’intention et que ce n’est ni à notre insu ni par hasard que. nous accomplissons les actes qui tendent à assurer notre conservation personnelle, à obtenir le plaisir et à éviter la douleur. Quand donc nous voyons d ’autres créatures, à des millions d’exemplaires, accomplir des actions sem­blables et les orienter vers des fins semblables, tous nos principes de raisonnement et de probabilité nous portent, avec une force invincible, à croire à l ’existence d’une cause semblable. Il est inutile, à mon avis, d ’illustrer cet argu­ment par l ’énumération de cas particuliers. La plus légère attention nous en fournira plus qu’il n’est nécessaire. La

' ressemblance entre les actions des animaux et celles des hommes est si complète à cet égard que la toute première action du premier animal qu’il nous plaira de choisir nous ^portera un argument péremptoire en faveur de la pré­sente doctrine.

S e c t i o n X V I

Page 108: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

264 l ’ e n t e n d e m e n t

C ’est une doctrftie .aussi utile qu’évidente, qui nous fournit une sorte de pierre de touche à l ’aide de laquelle nous pouvons essayer tout système dans ce genre de phi­losophie. C ’est la ressemblance des actions extérieures de. animaux à celles que nous accomplissons nous-mêmes qui nous fait juger que leurs actes intérieurs ressemblent également aux nôtres ; le même principe de raisonnement, poussé d ’un degré plus loin, nous fera conclure que, puisque nos actes intérieurs se ressemblent, les causes d ’où ils procèdent doivent aussi se ressembler Quand donc nous avançons une hypothèse pour expliquer une opération mentale commune aux hommes et aux bêtes, nous devons 'appliquer aux uns et aux autres la même hypothèse ; toute hypothèse vraie soutiendra cette épreuve ; et je peux m ’aventurer à affirmer qu’aucune hypothèse; fausse ne sera capable de la supporter. L e défaut commun des systèmes employés par les philosophes pour rendre compte des actions de l ’esprit, c’est qu’ils admettent une telle subtilité et. un tel raffinement de pensée qu’ils excèdent les capacités non seulement des simples animaux, mais encore des enfants et des personnes ordinaires d notre espèce, qui pourtant sont capables des mêmes émo'tions et des mêmes affections que les personnes d ’un génie et d ’une intelligence très accomplis. Une telle subti­lité est une preuve manifeste de la fausseté d ’un système comme la simplicité contraire est preuve de sa vérité.

Soumettons donc notre présent système sur la natuie de l ’entendement à cette épreuve décisive et voyons s ’il expliquera également les raisonnements des bêtes comme ceux de l ’espèce humaine.

Ici nous devons faire une distinction entre les actions des animaux, .de nature banale, qui sont en rapport, semble-t-il, avec leurs capacités courantes, et ces exemples plus extraordinaires de sagacité que les animaux montrent parfois pour leur propre conservation et la propagation de leur espèce. Un chien qui évite le feu et les précipices^ s ’écarte des étrangers et caresse son maître, nous apporte un exemple du premier genre. Un oiseau qui choisit avec

CONNAISSANCE ET PROBABILITÉ 265

[ tant de soin et de précision l ’endroit et les matériaux de .son nid, qui couve ses œufs le temps voulu et à l ’époque

[ convenable avec toutes les précautions dont un chimiste est capable dans la réaction la plus difficile, nous fournit

! un exemple vivant du second.Pour ce qui est des premières actions, j ’affirme qu’elles

procèdent d ’un raisonnement qui, en lui-même, n’est pas différent et ne se fonde pas sur des principes différents de celui qui paraît dans la nature humaine. Il faut en premier lieu qu’il y ait quelque impression immédiatement présente à leur mémoire ou à leurs sens pour qu’elle soit la base de leur jugement. Du ton de la voix, le chien

I infère la colère de son maître et prévoit sa propre punition. A une certaine sensation qui affecte son odorat, il juge que son gibier n’est pas très loin de lui.

Deuxièmement, l ’inférence qu’il tire de l ’impression ! présente, il la construit sur l ’expérience, d ’après son

observation de la conjonction des objets dans les cas passés. Comme vous variez cette expérience, il varie son raisonnement. Faites qu’une punition suive un signe ou

E un mouvement pendant quelque temps et par la suite un f autre signe ; il tirera successivement différentes conclu­

sions d ’après sa plus récente expérience.Or, q u ’un philosophe tente l ’épreuve, qu'il essaie d ’ex­

pliquer l ’acte de l ’esprit que nous appelons croyance, [ qu’il donne une explication des principes dont procède I cet acte, indépendamment de l ’influence de la coutume sur

l’imagination, et que son hypothèse puisse également s’appliquer aux bêtes comme à l ’espèce humaine : quand il l ’aura- fait, j ’embrasserai son opinion, je le promets.

I Mais en même temps je demande comme une condition [ équitable, que, si mon système est le seul qui puisse satis- [ faire à tous ces points, on le reçoive comme entièrement

satisfaisant et convaincant. Et qu’il soit le seul, c’est évident presque sans raisonnement. Les bêtes ne per-

[ çoivent certainement aucune connexion réelle entre les Objets. C ’est donc par expérience qu’elles infèrent un

[ objet d ’un autre. Elles ne peuvent jamais établir par des

i

Page 109: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

arguments la conclusion générale que les objets dont nous n ’avons pas eu expérience ressemblent à ceux que nous avons expérimentés. C ’est donc au moyen de l ’accoutu­mance seule que l ’expérience agit sur elles. Tout cela était suffisamment évident au sujet des hommes. Mais au sujet des bêtes^ il ne peut y avoir le moindre- soupçon d ’erreur ; ce qui est, doit-on accorder, une forte confir­mation ou plutôt une preuve invincible de mon système.

Rien ne nous montre plus la force de l ’habitude à nous familiariser avec un phénomène quelconque que le fait que les hommes ne s ’étonnent pas des opérations de leur propre raison au moment même où ils admirent l ’instinct des animaux et qu’ils trouvent de la difficulté à l ’expliquer uniquement parce qu ’ils ne peuvent le réduire exactement aux mêmes principes. A bien considérer la question, la raison n ’est rien qu’un merveilleux et inintelligible ins­tinct dans nos âmes, qui nous emporte par une certaine suite d ’idées et les dote de qualités particulières en fonction de leurs situations et de leurs relations particulières. Cet instinct, il est vrai, naît de l ’observation passée et de l ’expé­rience ; mais qui peut donner la raison dernière pour laquelle c’est l'expérience passée et l ’observation qui produisent cet effet plutôt que ce soit la nature qui le produise à elle seule? L a nature peut certainement pro­duire tout ce qui naît de l ’habitude'; bien mieux, l ’habi­tude n ’est rien qu’un des principes de la nature et elle tire toute sa force de cette origine.

2 6 6 l ’e n t e n d e m e n t

Q U A T R IÈ M E P A R T IE

LE SY STÈM E SCEPTIQ U E E T LES

A U TRES SY STÈM ES PHILOSOPHIQUES

S e c t io n I

Scepticism e à l ’égard de la raison

Dans toutes les sciences démonstratives, les règles sont I certainès et infaillibles ; mais, quand nous les appliquons, j nos facultés, faillibles et incertaines, sont très portées à I s’en écarter et à tomber dans l ’erreur. Nous devons donc,, dans tout raisonnement, former un nouveau jugement | comme garantie ou contrôle de notre premier jugement | ou croyance ; nous devons aussi élargir nos vues pour ' embrasser une sorte d ’histoire de tous les cas où notre

entendement nous a déçus, comparés à ceux où son témoi- i gnage a été juste et véridique. Notre raison doit être con- I sidérée comme une sorte de cause dont la vérité est l ’effet . naturel : mais un effet tel qu’il peut être aisément prévenu

par l ’intrusion d ’autres causes et par l ’inconstance de nos I facultés mentales. De cette manière toute connaissance i dégénère en probabilité ; cette probabilité est plus ou

moins grande selon notre expérience de la véracité ou de la [ fausseté de notre entendement et selon la simplicité ou la

complexité de la question.Il n ’y a pas d ’algébriste ni de mathématicien assez

expert dans sa science pour placer toute sa confiance dans i une vérité aussitôt qu’il vient de la découvrir et pour la ; regarder autrement que comme une probabilité. Chaque

lois qu’il repasse ses preuves, sa confiance grandit ; mais die grandit plus encore si ses amis l ’approuvent ; et elle est

Page 110: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

268 l ’e n t e n d e m e n t

portée à son dernier point de perfection par PassentimenH universel et l ’approbation du monde savant. Or il es évident que cet accroissement graduel de son assuranc n’est rien de plus que l ’addition de nouvelles probabilité et qu ’il provient de l ’union constante des causes et des effets, conformément à l ’expérience passée et à l ’observation

Dans les comptes de quelque longueur ou de quelqu• importance, les marchands se fient rarement à l ’infaillible

certitude des nombres pour leur sûreté ; mais, par une! disposition artificieuse des comptes, ils produisent un probabilité supérieure à celle qui se tire de l ’habileté et de l ’expérience du comptable. Car celui-ci apporte m anii festement par lui-même un certain degré de probabilité , incertain pourtant et variable selon les degrés de son expé rience et la longueur du compte. Or, comme personne n' soutiendra que notre assurance, dans un long calcul, d ép asse ja probabilité, je peux affirmer en toute sécurité que nous trouvons rarement une proposition sur les nombres dont nous puissions avoir une plus compléta, assurance. Car on peut aisément, par une diminution' graduelle des nombres, ramener la plus longue suite à additionner à la plus simple question qu’on puisse form eri à l ’addition de deux nombres isolés ; et, dans cette h yp o l thèse, nous ne parvenons pas, trouverons-nous, à montrer1! les limites précises de la connaissance ou de la probabilité ou à découvrir le nombre précis où l ’une finit et où com­mence l ’autre. M ais connaissance et probabilité sont de natures si contraires et si incompatibles qu ’elles ne peuvent se transmuer insensiblement l ’une dans l ’autre, car elles] ne souffrent pas de se diviser et elles doivent être oui entièrement présentes ou entièrement absentes. En outre! si une seule addùion était certaine, toutes le seraient et,ï par suite, la somme entière et totale le serait également a sauf si le tout peut différer de l ’ensemble de ses parties.j J ’ai presque dit que c ’était certain ; mais je réfléchis que mon raisonnement présent doit se réduire lui-tnême, tout comme il réduit tout autre raisonnement, et, de connaiS-| sance, il dégénère en probabilité, . 1

Puisque, donc, toute connaissance se résoud en proba- I bilité et devient en définitive de même nature que l ’évi­

dence utilisée dans la vie courante, nous devons mainte­nant examiner cette deuxième sorte de raisonnement et voir sur quelle base elle repose.

Dans tout jugement que nous pouvons former sur la probabilité, aussi bien que sur la connaissance, nous devons toujours corriger le premier jugement tiré de la nature de l ’objet par un autre jugement tiré de la nature de l ’entendement. Assurément un homme de solide bon sens et de longue expérience doit avoir, et il a habituelle­ment, une plus grande assurance dans ses opinions qu’un sot et un ignorant et nos sentiments ont différents degrés d ’autorité même pour nous, en proportion du degré de notre raison et de notre expérience. Pour l ’homme du meilleur bon sens et de la plus longue expérience, cette autorité n’est jamais entière ; car même un tel homme doit avoir conscience de s’être souvent trompé dans le passé et il doit toujours redouter d ’en faire autant dans l ’avenir. C ’est alors que surgit une nouvelle espèce de probabilité pour corriger et régler la première et pour en déterminer la juste mesure et la proportion. De même que la démonstra­tion est soumise au contrôle de la probabilité, de même la probabilité est soumise à une nouvelle correction par un acte réfléchi de l ’esprit, où nous prenons pour objets la nature de notre entendement et notre raisonnement selon la première probabilité.

Nous trouvons donc ainsi dans toute probabilité, outre l’incertitude initiale inhérente au sujet, une nouvelle incertitude tirée de la faiblesse de la faculté qui juge ; une fois que nous avons combiné l ’une à l ’autre ces deux incer-

I titudes, nous sommes_obligés par notre raison d ’ajouter un nouveau doute tiré de la possibilité d ’une erreur dans

, l’appréciation que nous faisons de la vérité et de la fidélité , de nos facultés. I l y a un doute qui se présente immédiate­

ment à nous et* que nous ne pouvons éviter de résoudre, t i nous voulons poursuivre notre raisonnement de manière

j cohérente. M ais cette résolution, même si elle confirmait

s y s t è m e s c e p t i q u e e t a u t r e s s y s t è m e s 269•

Page 111: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 7 0 l ’e n t e n d e m e n t

notre précédent jugement, doit affaiblir davantage encor notre première évidence, puisqu’elle s’appuie seulemen sur une probabilité ; et elle est elle-même nécessairement! affaiblie par un quatrième doute du même genre, et ainsi de suite à l ’infini ; jusqu’au moment où, enfin, il ne rest rien de la probabilité initiale, aussi grande que nous pui sions admettre qu’elle ait été et aussi petite que soit 1; diminution produite par chaque nouvelle incertitude. N objet fini ne peut subsister sous l ’action d ’un décroiss ment répété à l ’infini ; même la quantité la plus énorme qui puisse entrer dans l ’imagination humaine, doit s: réduire à rien de cette manière. Faites que notr première croyance soit aussi forte qu’elle puisse jam~: être, elle doit infailliblement périr par son passage à tra vers tant de nouveaux examens dont chacun lui enlèvaj quelque chose de sa force et de sa vigueur. Quand je] réfléchis à la faillibilité naturelle de mon jugement, j ’ai moins de confiance en mes opinions que lorsque je consi-JB dère seulement les objets sur lesquels je raisonne ; e t §

quand je pousse encore plus loin jusqu’à faire p o rte iS l ’examen critique sur chacune des appréciations su c c e sB sives que je fais de mes facultés, toutes les règles de logiqueH exigent une diminution continuelle et à la fin une s u p p r e s « sion totale de la croyance et de l ’évidence.

Si l ’on me demandait ici si je donne un acquiescement E sincère à cet argument sur lequel j ’insiste en me donnant apparemment tant de maj, et si je suis réellement l ’un de ces sceptiques qui soutiennent l ’incertitude de toute chose cd que notre jugement ne possède pour' rien aucun critère de vérité ni d ’erreur, je répliquerai que c’est là une question complètement superflue et que ni moi, ni aucun autrs homme ne fut jamais sincèrement ni constamment de c d avis. La nature, par une nécessité absolue et incontrôlable! nùus a déterminés à juger aussi bien qu’ à respirer et I sentir ; nous ne pouvons pas plus nous abstenir de voif certains objets sous un jour plus fort et plus complet en raison de leur connexion habituelle avec une impression présente que nous ne pouvons nous empêcher de pensflj

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 7 1

tant que nous sommes éveillés, ou de voir les corps envi­ronnants quand nous tournons nos yeux vers eux en pleine clarté du jour. Quiconque a pris la peine de réfuter les arguties de ce scepticisme total a réellement discuté sans adversaire et tenté de légitimer par des arguments une faculté que la nature a auparavant implantée dans l ’esprit et qu’elle a rendue inévitable.

Mon intention, en développant aussi soigneusement les arguments de cette secte extravagante, c ’est donc seule­ment de faire sentir au lecteur la vérité de mon hypothèse, que tous nos raisonnements sur les causes et les effets ne dérivent de rien d'autre que de l'accoutumance ; et que la croyance est plus proprement un acte de la pârtie sentante que de la partie pensante de notre nature J ’ai prouvé ici que les mêmes principes exactement qui nous font formuler une décision sur un sujet et corriger cette décision par la considération de notre génie et de notre capacité, et de la situation de notre esprit quand nous avons examiné ce sujet ; j ’ai prouvé, dis-je, que ces mêmes principes, quand on les pousse plus loin et qu ’on les applique à chaque nouveau jugement réfléchi, doivent, par une continuelle diminution de l ’évidence initiale, la réduire à la fin à rien et détruire complètement toute croyance et toute opinion. Si donc la croyance était simplement un acte de la pensée, sans aucune manière particulière de concevoir, ni addition de force et de vivacité, elle devrait immanquablement se détruire et, dans tous les cas, aboutir à une suspension totale du jugement. Or l ’expérience convaincra suffi­samment quiconque jugera que la tentative en vaut la peine : bien qu ’il ne puisse trouver d ’erreur dans les argu­ments précédents, il continuera pourtant encore à croire, à penser et à raisonner comme d ’habitude. Aussi peut-il conclure en toute sûreté que son raisonnement et sa croyance sont des sensations, des manières particulières de concevoir que de pures idées et de pures réflexions ne peuvent détruire.

Mais ici peut-être demandera-t-on comment il se fait, même d ’après mon hypothèse, que les arguments exposés

Page 112: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 7 2 l ’e n t e n d e m e n t

ci-dessus ne produisent pas une complète suspension d jugement et de quelle manière, l ’esprit conserve encore un degré d ’assurance sur un sujet donné? Car, puisque les nouvelles probabilités qui, par leur répétition, diminuent sans cesse l'évidence initiale, se fondent sur les mêmes] principes exactement, qu’il s’agisse de la pensée ou de îa sensation, que le premier jugement, il peut sembler iné vitable que, dans l’un et l ’autre cas, elles doivent également le détruire et, par l’opposition soit de pensées, soit de sensations contraires, réduire l’esprit à une incertitude complète. On m’a, je suppose, posé une question ; aprè avoir repassé les impressions de ma mémoire et de me sens et reporté mes pensées de ces impressions aux objets qui leur sont communément unis, je sens que je conçois avec plus de force et de conviction l’une des deux solu­tions. Cette conception forte constitue, ma première déci­sion. Je suppose qu’ensuite j ’examine mon jugement lui-l même et que je remarque, d ’après l’expérience, qu’il est parfois juste et parfois erroné ; je le considère donc conïm a soumis à des principes ou à des causes contraires don certaines conduisent à la vérité et d ’autres à l’erreur ; si je balance ces causes contraires, je diminue, par un nouvelle probabilité, l’assurance de ma première décision. Cette nouvelle probabilité est sujette à une diminution analogue à la précédente et ainsi de suite à l’infini. On demande donc comment il se fa it que, même après toutes cei diminutions, nous conservons un degré de croyance suffisai pour notre dessein soit en philosophie soit dans la vie coi rante ?

Je réponds : après la première et la deuxième décision l’action de l’esprit devient forcée et contre nature, et le idées faibles et confuses ; bien que les principes du juge* ment et le balancement des causes contraires demeuren identiques à ce qu ’ils étaient tout au début, leur actio sur l’imagination et la vigueur qu’ils ajoutent à la pens ou qu’ils en retranchent ne sont pourtant pas égales e aucune manière. Quand l’esprit n ’atteint pas ses objet avec aisance et facilité, les mêmes principes n ’on pas

même effet que si l’esprit concevait plus naturellement i ses idées ; l ’imagination ne ressent pas une sensation qui j soit comparable à celle qui naît de ses opinions et jugements

courants. L ’attention est tendue ; l ’attitude de l’esprit est pénible ; les esprits sont détournés de leur cours naturel, aussi leurs mouvements ne sont-ils pas réglés par les mêmes lois, du moins ils ne le sont pas au même degré que lorsqu’ils coulent dans leur direction habituelle.

Si nous désirons de semblables exemples, il ne sera pas très difficile d ’en trouver. L e présent sujet de méta­physique nous en fournira abondamment. L e même argu­ment, qu’on aurait jugé Convaincant dans un raisonnement sur l ’histoire ou la politique, n’a que peu ou pas d ’influence dans ces sujets plus abstrus, même s’il est parfaitement bien compris ; cela parce qu’il nécessite de l ’étude et un effort de pensée pour être compris : cet effort de pensée trouble l ’opération de nos sentiments dont dépend la croyance. L e cas est le même en d ’autres sujets. La tension de l ’imagination s ’oppose toujours à l ’écoulement régu­lier des passions et des sentiments. Un poète tragique, qui représenterait ses héros comme très ingénieux et très

| spirituels dans leurs' malheurs, ne toucherait jamais les passions de ses lecteurs. Tout comme les émotions de 1 âme interdisent tout raisonnement subtil et toute réflexion, ces dernières actions de l ’âme sont également préjudi­ciables aux premières. L ’esprit, aussi bien que le corps,

semble doué d ’un certain degré précis de force et d ’acti- I vité qu ’il n ’emploie jamais dans une seule action sinon

aux dépens de toutes les autres. C ’est plus évidemment

(frai quand les actions sont de natures complètement différentes ; car, dans ce cas, la force de l ’esprit n ’est pas seulement détournée, c ’est la disposition même qui est Changée au point de nous rendre incapables de passer subitement d une action à une autre et plus encore de les accomplir toutes deux à la fois. Rien d ’étonnant alors à ce

ique la conviction, qui naît d ’un raisonnement subtil, diminue en ' proportion des efforts que fait l’imagination pour entrer dans le raisonnement et pour le concevoir

H u m e 18

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AÙTRES SYSTÈMES 2 7 3

Page 113: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

274 l ’e n t e n d e m e n t

dans toutes ses parties. L a croyance, étant une conception vive, ne peut jamais être entière, si elle ne se fonde pas sur quelque chose de naturel et d ’aisé.

T e ! est, à mon avis, le véritable état de la question et je ne peux approuver le procédé expéditif, dont on us parfois à l ’égard des sceptiques, de rejeter en bloc tous leur arguments sans enquête ni examen. S i les raisonnement sceptiques sont forts, dit-on, c’est une preuve que la raison peut avoir quelque force et quelque autorité ; s’il sont faibles, ils ne peuvent jamais suffire à invalider toute les conclusions de notre entendement. Cet argument n ’es pas juste ; car les raisonnements sceptiques, s’ils pou­vaient exister et si leur subtilité ne les détruisait pas seraient successivement forts et faibles selon les dispos' tions successives de l ’esprit. L a raison paraît d ’abord en possession du pouvoir, elle prescrit des lois et impose desi maximes avec une autorité et un empire absolus. Son ennemie est donc obligée de se mettre à couvert sous sa protection et, par l ’emploi d ’arguments rationnels pour prouver la fausseté et l ’ imbécillité de la raison, elle produ en quelque sorte une garantie qui porte sa signature et so sceau. Cette garantie a tout d ’abord une autorité en rappor avec l ’autorité présente et immédiate de la raison dont ell dérive M ais, comme on suppose qu’elle contredit 1 raison, elle diminue progressivement la force de ce pou voir directeur et en même temps la sienne propre ; jus qu’au moment où, enfin, elles s ’évanouissent ensemb' pour tomber à rien par une diminution régulière et justifié La raison des sceptiques et la raison des dogmatiques so du même genre malgré la contrariété de leurs opératio et de leurs tendances ; aussi, quand celle-ci est forte, ell a, en celle-là, une ennemie de force égale à affronte puisque leurs forces sont tout d ’abord à égalité, elles cqj tinuent toujours de même, aussi longtemps qu’elles su sistent l ’une et l ’autre ; l ’une d ’elles ne perd de force ds le débat que dans la mesure où elle en prend à son adv saire. Il est donc heureux que la nature brise en tem opportun la force de tous les argulnents sceptiques j

I qu’elle les empêche d ’avoir une influence considérable sur l ’entendement. Si nous devions espérer, avec une

I entière confiance, en leur auto-destruction, celle-ci ne I pourrait jamais intervenir qu’ils n ’aient d ’abord ruiné

loute conviction et totalement détruit la raison humaine.

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTEMES

S e c t io n II

S cep tic ism e à l ’é g a rd d es sens

Ainsi le sceptique continue encore à raisonner et à croire bien qu ’il affirme qu’il ne peut défendre sa raison

| par la raison ; et, par la même règle,' il doit acquiescer au principe de l ’existence des edrps, bien qu’il ne puisse pré-

| tendre en soutenir la vérité par des arguments philoso­phiques. L a nature ne lui a pas laissé sur ce point la liberté de choisir ; elle a sans doute estimé que c ’était une affaire

, de trop grande importance pour la confier à nos raisonne­ments incertains et à nos spéculations. Nous pouvons bien

[demander, quelles causes nous poussent à croire à Vexis- I tence des corps} Mais il est vain de demander, y a-t-il,

>u non, des corps? C ’est un point que nous devons prendre | pour accordé dans tous nos raisonnements.

Le sujet de notre enquête actuelle est donc de découvrir 1 les causes qui nous poussent à croire à l ’existence des corps :

je commencerai mes raisonnements sur ce point par une I distinction qui, à première, vue, peut paraître superflue, [mais qui contribuera, à un très haut degré, à la parfaite

intelligence de ce qui suit. Nous devons examiner séparé­ment ces deux questions que l ’on confond couramment l ’une avec l ’autre, pourquoi attribuons-nous aux objets

[une existence continue, même quand ils ne sont pas pré- [lents aux. sens ; et pourquoi admettons-nous qu’ils ont Une existence distincte de l ’esprit et de la perception?

B ous ce dernier chef, je comprends leur situation aussi bien que leurs relations, leur position extérieure aussi bien que Y indépendance de leur existence et de leur opération.

Page 114: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

276 l ’e n t e n d e m e n t

Ces deux questions sur l ’existence continue et sur l ’exi tence distincte des corps sont intimement liées l ’une l ’autre. Car, si les objets de nos sens, continuent d ’existe même quand ils ne sont pas perçus, leur existence e naturellement indépendante et distincte de leur perception et vice versa si leur existence est indépendante de le perception et s ’en distingue, ils doivent continuer d ’exister même quand ils ne sont pas perçu^f M ais, bien que 1 solution d ’une des questions décide de la solution de l ’autre, toutefois, pour pouvoir découvrir plus aisément les) principes de la nature humaine d ’où naît la solution, nous| retiendrons par devers nous cette distinction et e x a m in e 't rons si ce sont les sens, la raison ou Yimagination qui * engendrent l ’opinicn d’une existence continue et ce lle® d ’une existence distincte. Ce sont les seules questions qui | soient intelligibles sur le présent sujet. Car, pour ce qui 1 est de la notion d ’existence extérieure, quand on la prend pour quelque chose de spécifiquement différent de n o s l perceptions, ncus en avons déjà montré l ’absurdité \

Commençons par les sens ; il est évident que ces fa c u lté s* sont incapables d ’engendrer la notion de l ’existence c o n - 1 tinue de leurs objets, une fois que ceux-ci ont cessé d ’ap-jB paraître aux sens. Car c ’est une contradiction dans l e s * termes, c ’est: admettre que les sens continuent d’opérerj même une fois qu ’ils ont terminé toute espèce d ’opération J | Donc ccs facultés, si elles ont quelque influence dans le] j cas présent, doivent produire l ’opinion d ’une existence distincte, mais non celle d ’une existence continue ; et, pour y parvenir, elles doivent présenter leurs impressions soit comme des images et des représentations, soit commil des existences distinctes et extérieures elles-mêmes. |

Que nos sens n ’offrent pas leurs impressions commi des images d ’un quelque chose de distinct, à ’indépendan et d’extérieur, c ’est évident; car ils ne nous apportent qu’un simple perception, ils ne nous donnent jamais la moindr connaissance d ’un quelque chose qui la dépasse. Uni

perception simple ne peut jamais produire l ’idée d ’une double existence sinon par une inférence soit de la raison, soit de l ’imagination. Quand l ’esprit vise plus loin que les apparences immédiates, on ne peut jamais mettre ses conclusions au compte des sens ; et il vise certainement plus loin quand, d ’une perception unique, il infère une double existence et qu’il admet des relations de ressem­blance et de causalité entre les deux réalités.

S i donc nos sens nous suggèrent l ’idée d ’existences dis­tinctes, ils doivent nous présenter les impressions comme si elles étaient ces existences mêmes par une sorte d ’erreur et d ’illusion. Sur ce point nous pouvons observer que toutes les sensations sont senties par l ’esprit telles qu’elles sont réellement et que, lorsque nous doutons si elles se présentent comme des objets distincts ou comme de simples impressions, il y a difficulté non pas au sujet de leur, nature, mais au sujet de leurs relations et de leur Mtuation. Or, si les sens nous présentaient nos impressions

j comme extérieures à nous et comme indépendantes de nous, les objets et nous-mêmes, nous devrions également être clairement perceptibles aux sens ; sinon ces facultés ne pourraient établir de comparaison. L a difficulté est

| «lors de savoir dans quelle mesure nous pouvons être \nous-mêmes les objets de nos sens.[ Il est certain qu’il n’y a pas en philosophie de question plus abstruse que celle qui concerne l ’identité et la nature dit principe d ’unité qui constitue une personne. Très

[loin d ’être capables de décider de cette question au moyen Ec nos sens seulement, nous devons recourir à la méta­physique la plus profonde pour y donner une réponse litisfaisante ; et, dans la vie courante, évidemment ces Idées de moi et de personne ne sont jamais très fixées ni ■iéierminées. Il est donc absurde de penser que les sens puissent jamais distinguer entre nous et des objets exté- ■eurs,■ Ajoutez à cela que toutes les impressions, externes et ■ternes, passions, affections, sensations, douleurs et ælmsirs, sont primitivement à égalité ; quelques autres

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 7 7

Page 115: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

différences que nous puissions observer entre elles, ell apparaissent toutes sous leur vrai jour comme des impre sions ou des perceptions. E t certes, si nous considéron bien la question,'il est à peine possible qu’il en soit autre ment ; on ne peut concevoir que nos sens soient pl capables de nous tromper sur la situation et les relation de nos impressions que sur leur nature. Car, puisque tou les actes et toutes les sensations de l ’espiit nous so- connus par la conscience, ils doivent nécessairement nou apparaître en tout point ce qu ’ils sont et ils doivent êt ce qu’ils paraissent. Tout ce qui entre dans l ’esprit éta en réalité comme la perception, il est impossible qu’aucu chose puisse paraître différente à notre sentiment. Ce ser admettre qu’au moment même où nous sommes le pl intimement conscients, nous pourrions être dans l ’erreu

M ais, pour ne pas perdre de temps à examiner si n sens peuvent nous tromper et représenter nos perceptio comme distinctes de nous, c’est-à-dire comme extérieu, à nous et indépendantes, considérons si elles le sont réell ment et si cette erreur provient d ’une sensation immédiat ou d ’autres causes.

Commençons par la question de l ’existence extérieu on peut dire sans doute que, si l ’on, néglige la questi métaphysique de l ’identité d’une substance pensante, no corps propre nous appartient évidemment ; et com plusieurs impréssions paraissent extérieures au cor nous admettons qu’elles nous sont aussi extérieures, papier sur lequel j ’écris à présent est au delà de ma ma' La table est au delà du papier Les murs de la chambre delà de la table. E t si je jette un regard vers la fenêtre, perçois une grande étendue de champs et de bâtime au delà de ma chambre. De tout cela, on peut infé qu ’aucune autre faculté que les sens n ’est requise pour n convaincre de l ’existence extérieure des corps. M ais, p entraver cette inférence, nous n ’avons qu’à peser les t ‘ considérations suivantes. Pretnièrement, à proprem parler, ce n ’est pas notre corps que nous percevons qu ' nous .regardons nos membres et les parties de notre cor

278 l ’e n t e n d e m e n t SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 7 9

ce sont certaines impressions qui pénètrent par les sens ; aussi attribuer à ces impressions ou à leurs objets une existence réelle et corporelle, c’est un acte de l ’esprit aussi difficile à expliquer que celui que nous examinons à présent. Deuxièmement, les sons, les saveurs et les odeurs, bien que communément regardés par l ’esprit comme des qualités continues et indépendantes, ne paraissent pas avoir d’existence dans l ’étendue et, par suite, ne peuvent paraître aux sens comme situés à l ’extérieur du corps. Nous examinerons par la suite la raison qui leur fait assigner une place 1 . Troisièmement, notre vue elle-même ne nous informe pas immédiatement de la distance ou de l ’exté­riorité (pour parler ainsi) ni sans un certain raisonnement, ni sans une certaine expérience, comme le reconnaissent les philosophes les plus rationnels.

Quant à l'indépendance de nos perceptions vis-à-vis de nous-mêmes, elle ne peut jamais être objet de nos sens ;

[ mais toute opinion que nous nous en faisons doit être tirée I de l ’expérience et de l ’observation : nous verrons par la I suite que les conclusions que nous tirons de l ’expérience I sont loin d’être favorables à la doctrine de l ’indépendance I de nos perceptions. En attendant, nous pouvons observer [ que, lorsque nous parlons d’une existence distincte et I réelle, nous avons couramment en vue plus leur indépen- I dance que leur situation extérieure dans l ’espace ; nous I pensons qu’un objet a une réalité suffisante quand son I existence est ininterrompue et qu’elle est indépendante I des révolutions incessantes dont nous avons conscience enI nous-mêmes.[ » Ainsi, pour résumer ce que j ’ai dit des sens, ceux-ci

ne nous donnent aucune notion d ’une existence continue parce qu ’ils ne peuvent opérer en dehors du domaine où ils opèrent effectivement. Ils n ’engendrent pas davantage, l ’opinion d ’une existence distincte, car ils ne la présentent à l ’esprit ni par représentation, ni dans son original. Pour en donner une représentation, il faudrait qu’ils donnent à la fois un objet et une image. Pour la révéler dans

I, Part. IV . sect, 5, p. 325.

Page 116: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

' 280 l ’e n t e n d e m e n t

son original, il faudrait qu ’ils nous apportent une erreur cette erreur, il faudrait qu’elle se trouve dans les relations et la situation : pour cela, il faudrait qu ’ils soient capables de comparer l ’objet à nous-mêmes et, même dans ce cas, il ne nous tromperaient pas et il serait impossible qu’ils nous trompent. Nous devons donc conclure en toute certitud que l ’opinion d ’une existence continue et distincte ne pro vient jamais des sens.

Pour confirmer cette conclusion, nous pouvons observe que les sens introduisent des impressions de trois genres^ différents. D u premier, sont les impressions de figure, d masse, de mouvement et de solidité des corps. Du second, celles des couleurs, saveurs, odeurs et sons, celles de cha leur et de froid L e troisième, ce sont les douleurs et le plaisirs qui naissent de l ’application des objets à nos corps, par exemple lorsque de l ’acier entaille notre chair et autres exemples analogues. Philosophes et hommes du commun admettent également que les impressions du premier genre ont une existence distincte et continue Les hommes du commun sont seuls à accorder cette mêm existence aux impressions du second genre. Philosophe et hommes du commun se réunissent à nouveau pour estimer que les impressions du troisième genre sont de pures perceptions et qu’elles sont, par suite, des exis­tences interrompues et dépendantes.

Or il est évident que, quelle que soit notre opinio philosophique, les couleurs, les sons, la chaleur et le froid autant qu’il apparaisse aux sens, existent de la mêm manière que le mouvement et la solidité ; et que la diffé rence que nous faisons entre eux à cet égard ne provien pas de la seule perception. Le préjugé favorable à l ’exi tence distincte et continue des premières qualités est fort que lorsque les philosophes modernes avancen l ’opinion contraire, les gens s ’imaginent qu’ils peuven presque la réfuter par leur sentiment et leur expérience * que leurs sens eux-mêmes contredisent cette philosophieIl est aussi évident que les couleurs, les sons, etc., son originellement à égalité avec la douleur qui naît de l ’aciej

et le plaisir qui provient d ’un feu : et que la différence que nous faisons entre eux se fonde non pas sur la perception ni sur la raison, mais sur l ’imagination. En effet, puisque, rcconnaît-on, les unes et les autres ne sont rien que des perceptions engendrées par les configurations particu­lières et les mouvements des parties des corps, en quoi peut bien consister leur différence? En définitive nous pouvons alors conclure que, dans la mesure où nos sens sont juges, toutes les perceptions sont les mêmes pour leur manière d’exister.

Nous pouvons aussi noter, sur cet exemple des sons et des couleurs, que nous pouvons attribuer une existence distincte et continue aux objets sans jamais consulter la raison ni apprécier nos opinions à l ’aide de principes philo­sophiques. Et certes quelques arguments convaincants que les philosophes s ’imaginent pouvoir produire pour établir la croyance à des objets indépendants de l ’esprit, mani­festement, ces arguments ne sont connus que du très petit nombre ; ce ne sont pas eux qui engagent les enfants, les peysans et l ’immense majorité des hommes à assigner des objets à certaines impressions et à en refuser à d ’autres. Aussi trouvons-nous que toutes les conclusions que forme le commun sur ce point sont directement opposées à celles qu’affirme la philosophie. La philosophie nous informe en effet que tout ce qui apparaît à l ’esprit n ’est rien que per­ception et n ’a qu’une existence interrompue et dépendante de l ’esprit ; au contraire-le commun des hommes confond perceptions et objets et attribue l ’existence distincte et continue aux choses mêmes qu’il touche ou qu ’il voit. Ce sentiment, puisqu’il est entièrement déraisonnable, doit

’ donc provenir d ’une autre faculté que de l ’entendement. A cela nous pouvons ajouter que, aussi longtemps que nous

; considérons comme identiques nos perceptions et les objets, nous ne pouvons pas inférer l ’existence des uns de l ’existence des autres, ni former aucun argument à

! partir de la relation de cause à effet, la seule qui puisse , nous donner la certitude sur une question de fait Même

après distinction de nos perceptions et de nos objets, nous

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 281

Page 117: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

282 l ’e n t e n d e m e n t

sommes toujours incapables, comme on le découvrira aussitôt, de raisonner de l ’existence des unes à l ’existence des autres : si bien qu’en définitive notre raison ne nous donne pas, et il est impossible qu’elle nous donne jamais, en quelque.hypothèse que ce soit, l ’assurance de l ’existence continue et distincte des corps. Cette opinion, il faut l ’attribuer entièrement à Vimagination : c ’est celle-ci qui doit être maintenant l ’objet de notre enquête.

Puisque toutes les impressions sont des existences internes et périssables et q u ’elles apparaissent comme telles, l ’opinion de leur existence distincte et continue doit naître de la rencontre de certaines de leurs qualités avec les qualités de l ’imagination : et puisque cette opinion ne s ’étend pas à toutes, elle doit naître de qualités déterminée propres à certaines impressions. I l nous sera donc facil de découvrir ces qualités par la comparaison des im pres-l sions, auxquelles nous attribuons une existence distincte et continue, aux impressions que nous regardons comme internes et périssables.

Nous pouvons observer alors que ce n ’est ni en raison du caractère involontaire de certaines impressions, comme on l ’admet couramment, ni en raison de leur force su p é-: rieure et de leur violence que nous leur attribuons la réalité et l ’existence continue que nous refusons aux autres qui sont soumises à la volonté ou faibles. Car, évidemment, nos douleurs et nos plaisirs, nos passions et nos affections, dont nous n ’admettons jamais qu ’ils existent hors de notre perception, opèrent avec plus de violence et ils sont aussi involontaires que les impressions de figure et d ’étenduej de couleur et de son, dont nous admettons qu’elles sont des êtres permanents. L a chaleur d ’un feu, quand elle est modérée, existe dans le feu, admettons-nous ; mais la douleur qu’elle cause, si l ’on en approche davantage, nou ne lui accordons d ’autre existence que celle d ’une percep tion.

Ces opinions courantes une fois rejetées, nous devor chercher quelque autre hypothèse qui nous permette d découvrir dans nos impressions les qualités particulière

qui nous leur font attribuer une existence distincte et continue.

Après un bref examen, nous trouverons que tous les objets, auxquels nous attribuons l ’existence, ont une constance particulière qui les distingue des impressions dont l ’existence dépend de notre perception. Ces mon­tagnes, ces maisons et ces arbres, qui sont à présent sous mes yeux, m ’ont toujours apparu dans le même ordre ; et quand je les perds de vue en fermant les yeux ou en tournant la tête, je trouve peu après qu’ils me reviennent sans le moindre changement. Mon lit et ma table, mes livres et mes papiers se présentent de la même manière invariable et ils ne changent pas à la suite d ’une interrup­tion, quand je cesse de les voir ou de les percevoir. C ’est le cas de toutes les impressions dont les objets, admet-on, ont une existence extérieure ; ce n’est pas le cas des autres impressions, qu’elles soient douces ou violentes, volon­taires ou involontaires

Cette constance, toutefois, n ’est pas assez parfaite pour ne pas admettre des exceptions très importantes. Les corps changent souvent de position et de qualités et il peut se faire q u ’après une courte absence ou une courte interruption, ils deviennent à peine reconnaissables. Mais ici l ’on doit observer que, même dans ces changements, ils conservent de la cohérence et qu’il y a une dépendance régulière des uns aux autres ; ce qui sert de base à une sorte de raisonnement causal et produit l ’opinion de leur existence continue. Quand je reviens dans ma chambre après une heure d ’absence, je ne trouve pas mon feu dans l ’état où je l ’ai laissé ; mais je me suis accoutumé, en d’autres cas, à voir se produire un changement semblable dans un temps semblable, que je sois présent ou absent, proche ou éloigné. Cette cohérence de leurs changements est donc l ’une des caractéristiques des objets extérieurs aussi 'bien que leur constance.

Après cette découverte que l ’opinion de l ’existence continue des corps dépend de la cohérence et de la cons­tance de certaines impressions, je passe maintenant à

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 8 3

Page 118: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

284 l ’e n t e n d e m e n t

l ’examen de la manière dont ces qualités engendrent une opinion aussi extraordinaire. Commençons par la cohé­rence ; nous pouvons observer que, bien que les impression internes, que nous regardons comme flottantes et péris­sables, aient aussi une certaine cohérence et.de la régularité dans leurs apparitions leur cohérence est pourtant d ’une nature quelque peu différente de celle que nous décou­vrons dans les corps. Nos passions, découvre-t-on par expérience, ont entre elles une connexion et une dépendance mutuelles ; mais, en aucun cas, il n ’est nécessaire d ’admettre qu’elles ont existé et agi, quand nous ne les percevions pas, afin de conserver la même dépendance et la même connexion que nous avions expérimentées. L e cas n’est pas le même par rapport aux objets extérieurs. Ceux-ci ont besoin d ’une existence con­tinue, sinon ils perdent dans une grande mesure leur régularité d ’opération. Je suis assis dans ma chambre, face au feu ; tous les objets qui frappent mes sens sont contenus dans un petit nombre de yards à l ’entour de moi. M a mémoire, certes, m ’informe de l ’existence de nombreux objets ; mais alors cette information ne s ’étend pas au delà de leur existence passée ; ni mes sens, ni ma mémoire ne m ’apportent de témoignage de la continuation de leur existence. Quand donc je suis assis de cette manière et que je retourne ces pensées, j ’entends soudain un bruit comme d ’une porte qui tourne sur ses gonds ; peu après je vois ün commissionnaire qui s’avance vers moi. C ’est l ’occasion de nombreuses réflexions nouvelles et de nouveaux rai­sonnements. Premièrement, je n ’ai jamais observé que ce bruit puisse provenir de rien d ’autre que du mouvement d ’une porte ; je conclus donc que le présent phénomène contredit toute l ’expérience passée sauf si la porte, qui, je m ’en souviens, se trouve de l ’autre côté de la chambre, existe toujours. De plus j’ai toujours trouvé qu’un corps humain était doué d ’une qualité que je nomme pesanteur et qui lui interdit de s ’élever dans l ’air, comme ce commis-* sionnaire aurait dû faire pour parvenir à ma chambre sauf si les escaliers dont je me souviens n ’ont pas i t é détruits

par mon absence. Mais ce n ’est pas tout. Je reçois une lettre et je vois, en l ’ouvrant, par l ’écriture et la signature, qu’elle m ’est venue d ’uô ami qui est, déclare-t-il, à deux cents lieues de distance. Évidemment je ne pourrai jamais expliquer ce phénomène en accord avec mon expérience des cas passés sans développer dans mon esprit toute la mer et tout le continent qui nous séparent, ni admettre les effets et l ’existence continue des courriers et des vais­seaux selon mes souvenirs et mes observations. A consi­dérer ces phénomènes du commissionnaire et de la lettre sous un certain jour, ils contredisent l ’expérience courante et on peut les regarder comme des objections aux maximes que nous formons sur les connexions des causes aux effets. Je suis accoutumé d ’entendre un tel bruit et de voir en même temps un tel objet en mouvement. Dans ce cas particulier, je n ’ai pas reçu ces deux perceptions. Ces observations s ’opposent, sauf si j ’admets que la porte existe toujours et q u ’e'le a été ouverte sans que je l ’aie perçu : cette supposition qui, tout d ’abord, était complète­ment arbitraire et hypothétique, acquiert de la force et de l ’évidence de ce qu’elle est la seule qui me permette de con­cilier ces contradictoires. I l y a peu de moments dans ma vie où ne se présente pas à moi un cas semblable et où je n’aie pas l ’occasion d ’admettre l ’existence continue d ’objets pour relier leurs apparitions, passées et présentes, et les unir les unes aux autres de la manière que l ’expérience m’a révélée conforme à leurs natures et à leurs circonstances particulières. Ici je suis donc naturellement porté à regarder le monde comme quelque chose de réel et de durable, qui conserve l ’existence, même quand il n ’est plus présent à

•ma perception.| Cette conclusion tirée de la cohérence des apparitions peut paraître de même nature que nos raisonnements sur tes causes et les effets, puisqu’elle procède de l ’accoutu- imurïce et qu’elle se règle sur l'expérience passée ; mais bous trouverons pourtant à l ’examen qu’au fond il y a Une différence considérable entre eux et que cette inférence nuit de l ’entendement et de la coutume de manière indi-

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 8 5

Page 119: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

286 l ’e n t e n d e m e n t

recte et oblique. Car, on l ’accordera volontiers, puisque rien n ’est jamais réellement présent à l ’esprit que ses propres perceptions, il est impossible non seulement qu’aucune habitude s ’acquière jamais autrement que pa la succession régulière de ces perceptions, mais auss qu’aucune habitude surpasse jamais ce degré de régula­rité. Aucun degré de régularité dans nos perceptions ne peut donc jamais nous servir de base pour inférer un plu haut degré de régularité dans certains objets qui ne sont pas perçus, car c’est admettre une contradiction, que d ’accepter qu’une habitude ait été acquise à l ’aide de ce qui n ’a jamais été présent à l ’esprit. M ais, évidemment, chaque fois que nous inférons l ’existence continue des objets des sens de leur cohérence et de la fréquence de leur union, c’est pour conférer aux objets une plus grande régularité que celle que nous observons dans nos seules perceptions. Nous remarquons une connexion entre deu genres d ’objets dans leur apparition passée aux sens mais nous ne sommes pas capables d ’observer que cette connexion est parfaitement constante, puisque nou pouvons la briser en détournant la tête ou en fermant le yeux. Q u’admettrons-nous alors dans ce cas sinon que ce objets continuent toujours d ’être unis comme à l ’habitude malgré l ’interruption apparente, et que les apparition irrégulières sont réunies par quelque chose dont non n ’avons pas conscience? M ais, puisque tout raisonnemen sur des questions de fait naît seulement de l ’accoutumanc et que l ’accoutumance peut seulement résulter de perce tions répétées, l ’extension de l ’accoutumance et du rai sonnement au delà des perceptions ne peut jamais êtr l ’effet direct et naturel de la répétition et de la connexio constantes ; elle doit naître de la coopération de quelque autres principes.

J ’ai déjà observé \ en examinant la base des math matiques, que l ’imagination, quand elle est engagée da une certaine suite de pensées, est portée à la poursuiv

I. Part. II, sect. 4 (H ), p. 117 .

I même quand son objet lui fait défaut et, comme une galère mise en mouvement par les rames, elle court sur son erre

I sans nouvelle impulsion. Cette tendance, je l ’ai assignée comme la raison qui nous pousse, après considération de

I plusieurs critères approchés d’égalité et correction de ces critères les uns par les autres, à imaginer un critère de cette relation si correct et si exact qu’il n ’est pas sujet à la moindre erreur ni à la moindre variation L e même prin­cipe nous fait aisément entretenir cette opinion de l ’exis­tence continue des corps. Les objets ont une certaine cohérence, même tels qu’ils apparaissent à nos sens ; mais cette cohérence est beaucoup plus grande et beaucoup plus uniforme, si nous admettons que les objets ont une existence continue ; une fois que l ’esprit est en train d’observer de l ’uniformité entre des objets, il continue naturellement jusqu’à rendre l ’uniformité aussi complète- que possible. L a simple supposition de leur existence continue suffit à réaliser ce dessein et elle nous donne la notion d ’une régularité dans les objets beaucoup plus grande que celle que nous découvrons quand nous ne regardons pas plus loin que nos sens.

M ais, quelque force que nous puissions assigner à ce principe, il est trop faible, je le crains, pour supporter à lui seul un édifice aussi vaste que celui de l ’existence continue de tous les corps extérieurs ; et nous devrons joindre la constance de leur apparition à leur cohérence pour donner une explication satisfaisante de cette opinion. Comme l ’explication de ce point m ’entraînera dans une argumentation très abstruse d ’étendue considérable, je juge bon, pour, éviter la confusion, de donner un bref

i aperçu, un abrégé de mon système ; puis j ’en développerai , toutes les parties dans toute leur étendue. Cette inférence [ à partir de la constance de nos perceptÿns, comme la | précédente à partir de leur cohérence, engendre l ’opinion

de l ’existence continue des corps qui est antérieure à I celle de leur existence distincte et produit ce dernier I principe.

Quand nous avons été accoutumés à observer de la

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 287

Page 120: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 8 8 l ’e n t e n d e m e n t

constance dans certaines impressions et que nous avon découvert que la perception du soleil ou de l ’océan, pa exemple, nous revient, après une absence ou une annihi­lation, avec des parties semblables et dans un ordre sem­blable à ceux de sa première apparition, nous somme portés non pas à regarder ces perceptions interrompue comme différentes (ce qu’elles sont effectivement), mai bien à les considérer comme identiquement les mêmes e raison de leur ressemblance. M ais comme cette interrupt tion de leur existence est contraire à leur parfaite identité^ et nous fait regarder la première apparition comme anéanti et la seconde comme une nouvelle création, nous nou trouvons assez embarrassés et enveloppés dans une sort de contradiction. Afin de nous délivrer de cette difficulté,) nous masquons, autant que possible l’interruption, ou plutôt nous la supprimons complètement en admettant! que ces perceptions discontinues sont reliées par unS existence réelle dont nous n ’avons pas conscience. Cette hypothèse, cette idée d ’une existence continue acquiert] de la force et de la vivacité grâce au souvenir de ce i impressions détachées et de cette tendance à admcttr leur identité, qu ’elles suscitent en nous ; or, d ’après notraj raisonnement précédent, l ’essence même de la crcyancf consiste dans la force et la vivacité de la conception.

Pour justifier ce système, quatre choses sont requises! Premièrement expliquer le principe d individuation o principe d ’identité. Deuxièmement, donner la raison pou laquelle la ressemblance de nos perceptions détachées : discontinues nous pousse à leur attribuer l ’identit Troisièmement, rendre compte de 1a tendance, née de cet! illusion, à unir ces apparitions détachées par une existen continue. Quatrièmement enfin, expliquer la force et vivacité de conception qui naît de cette tendance.

Premièrement, pour ce qui est du principe d ’individui tion, nous pouvons observer que la vue d ’un seul ob ne suffit pas à nous donner l ’idée de l ’identité. Car, d' cette proposition, un objet est identique à lui-même, si l ’i exprimée par le mot objet ne se distinguait en rien de e

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 8 9

qu ’exprime lûi-même, nous ne voudrions réellement rien dire, et la proposition ne contiendrait pas un prédicat et un sujet qui pourtant sont impliqués dans cette affirmation. Un obje* isolé apporte l ’idée d ’unité, et non celle d’identité. „

D ’autre part une multiplicité d ’objets ne peut jamais procurer cette idée, aussi semblables qu ’on puisse les supposer. L ’esprit affirme toujours que l ’un n ’est pas l ’autre et les considère comme formant deux, trois ou un nombre déterminé d ’objets dont les existences sont entière­ment distinctes et indépendantes.

Puisque le nombre et l ’unité sont tous deux incompa­tibles avec la relation d ’identité, celle-ci doit se trouver dans quelque chose qui n’est ni l ’un ni l ’autre. M ais, à dire vrai, au premier abord cela semble complètement impossible. Entre l ’unité et le nombre, il ne peut y avoir de moyen terme ; pas plus qu’entre l ’existence et la non-

[ existence. Après avoir admis qu’un seul objet existait, | nous devons admettre soit qu’il en existe aussi un autre ;

dans ce cas, nous avons l ’idée de nombre ; soit qu’il n ’en I existe pas ; dans ce cas, le premier objet reste dans son

unitéPour écarter cette difficulté, recourons à l ’idée de temps

[ou de durée. J ’ai déjà observé \ que le temps, au sens l strict du mot, implique succession et que, lorsque nous en I appliquons l ’idée à un objet invariable, c ’est uniquement [ par une fiction de l ’imagination qui nous fait admettre que I l ’objet invariable participe aux changements des objets I coexistants et en particulier aux changements de nos per- | ccptions. Cette fiction imaginative intervient presque >Toujours ; et c ’est par son moyen q u ’un objet isolé, placé

■devant nous et considéré quelque temps sans que nous puissions y découvrir une interruption, ni une variation,

lest capable de nous donner une notion d ’identité. Car, Borsque nous considérons deux moments quelconques deI tv temps» nous pouvons les place^.fpus; différents jours :

Part. II, sect. 5 (H ), p. 136 ./ / x f9“ r 7

Page 121: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

290 l ’e n t e n d e m e n t

nous pouvons soit les envisager ensemble en un seul même instant ; dans ce cas, ils nous donnent l ’idée nombre et par eux-mêmes et par l ’objet que nous devo multiplier pour le concevoir en une seule vue com existant à ces deux moments différents du temps : soit a contraire marquer la succession du temps par une succe sion analogue d ’idées, concevoir d’abord un seui mcmer avec l ’objet qui y existait alors, puis imaginer un chang ment dans le temps sans variation ni interruption de l ’objet dans ce cas, celui-ci nous donne l ’idée d ’unité. 11 y a do ici une idée qui est intermédiaire entre unité et nombre ou, pour parier plus proprement, qui est l ’un et l ’autr selon le jour sous lequel vous la prenez : c’est cette id ' que nous appelons l ’idée d ’identité. Nous ne pouvons p dire, à parler avec propriété, q u ’un objet est identique lui-même sauf si nous voulons dire que l ’objet qui existe c un certain temps est identique à lui-même qui existe e un autre temps. Par ce moyen, nous faisons une différen; entre l ’idée visée par le mot objet et celle qui est visée p lui-même, sans atteindre la grandeur du nombre et, 6 même temps, sans nous restreindre à une unité stricte absolue.

Ainsi le principe d ’individuation n ’est rien que Yinv Habilité et le caractère ininterrompu d ’un objet à travers u variation supposée du temps, qui permettent à l ’esp de suivre l ’objet- à différentes périodes de son existen sans interrompre son regard, ni sans être obligé de form l ’idée de multiolicité et de nombre.

Je passe maintenant à l ’explication de la seconde pa de mon système et montre pourquoi la constance de perceptions nous leur fait attribuer une parfaite iden numérique en dépi' des très longs intervalles qui sépar' leurs apparitions et bien qu’elles aient seulement l ’une qualités essentielles de ■ ’identité, le caractère invaria Pour éviter toute ambiguïté et toute confusion sur ce poi j ’observerai que j’explique ici les opinions et la croya; communes à l ’égard de l ’existence des corps ; je dois d me conformer entièrement à cette manière de penser e

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 291

s’exprimer. O i, nous l ’avons déjà noté, quelque distinction >|ue fassent les philosophes entre les objets et les percep­tions sensibles qui, admettent-ils, coexistent et se res­semblent, cette distinction, les hommes, en général, ne la

comprennent pas : puisqu’ils ne perçoivent qu ’une exis­tence, ils ne peuvent jamais accepter l ’opinion d ’une double existence et d ’une représentation. Les sensations mêmes qui pénètrent par les yeux ou par les oreilles sont pour eux les objets réels, et ils ne peuvent concevoir volontiers que cette pfrime ou ce papier, qui sont immédia­tement perçus, en représentent d ’autres qui s’en dis­tinguent tout en leur ressemblant. Donc, pour me con­firm er à leur opinion, j ’admettrai d ’abord qu’il y a seule­ment une existence isolée que j ’appellerai indifféremment objet ou perception selon que l ’un oü l ’autre mot paraîtra mieux servir mon dessein, entendant par l ’un et par

: ’autre ce que tout homme ordinaire désigne par chapeau, Soulier, pierre ou toute autre impression que lui apportent ses sens. J ’avertirai sans faute quand ie reviendrai à une manière plus philosophique de parler et de penser.[ Pour engager la question sur la source de l ’erreur et de l’illusion à l ’égard de l ’identité, quand nous l ’attribuons à nus perceptions semblables malgré leur discontinuité, je dois rappeler ici une observation que j ’ai déjà prouvée et

[(X p liq u é e s. ■ Rien ne peut mieux nous faire confondre lie u x idées qu’une relation entre elles, qui les associe l ’une

0 l’autre dans l ’imagination et fait passer celle-ci avec pcilité de l ’une à l ’autre. De toutes les relations, la rela­tion de ressemblance est à cet égard la plus efficace ; car ■lie produit non seulement une association d ’idées, mais I t is s i une association d e dispositions ; elle nous fait con- p v o i r l ’une des1 idées par un acte ou une opération de ■ l ’i sp r it semblable à celui par lequel nous concevons l ’autre ■ce. Cette circonstance, ai-je observé, est de grande impor- pnee ; nous pouvons établir comme règle générale que

Jutes les idées qui placent l ’esprit dans la même disposi-

■ - Part. I I ;isect. 5 (H ) , p. 130.

Page 122: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 9 2 l ’e n t e n d e m e n t

tion ou dans des dispositions semblables, nous som très portés à les confondre. L ’esprit passe aisément l ’une à l ’autre et ne perçoit pas de changement, sauf p une attention serrée dont, généralement parlant, il ' totalement incapable.

Pour appliquer cette maxime générale, nous devo; d ’abord examiner la disposition de l ’esprit quand celui voit un objet qui conserve une parfaite identité, puj trouver un autre objet que. nous confondions avec le pri mier parce qu’il produit une disposition semblablJ Quand nous fixons notre pensée sur un objet et supposoa que celui-ci demeure identique quelque temps, n o J admettons évidemment qu’il n’y a de changement que dan le temps, ce qui ne nous pousse jamais à former de l ’obji une nouvelle image ou une nouvelle idée. Les facultés J l ’esprit se reposent en quelque sorte et ne s’exercent p i plus qu’il ne faut pour maintenir l ’idée que nous possi dions auparavant et qui dure sans variation ni interruptioi Le passage d ’un moment à un autre est à peine senti ne se distingue pas à l ’aide d ’une perception ou d’une id différente qui peut réclamer une différence d ’orientatio de l ’esprit pour que nous la concevions.

Or, y a-t-il d’autres objets que les objets identiques, po être capables de placer l ’esprit dans la même dispositio quand l ’esprit les considère, et de produire le même passa’ ininterrompu de l ’imagination d ’une idée à une autre ? C ’ une question de la dernière importance. Car si nous pouvo trouver de tels objets, nous pouvons conclure en toute cer' tude d ’après le principe précédent que nous les confond très naturellement avec des objets identiques et que nous lj prenons pour de pareils objets dans la plupart de n raisonnements. M ais cette question, malgré sa très gran' importance, n ’est ni. très difficile ni très douteuse. Car réponds immédiatement qu’une succession d ’objets rell les uns aux autres place l ’esprit dans cette disposition î que nous la considérons par la même progression douce] ininterrompue de l ’imagination qui accompagne la y d’un même objet invariable, La nature même et l ’esse'

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 293

de la relation est d ’unir nos idées les unes aux autres et,11 l ’apparition d’une idée, de faciliter le passage à l ’idée corrélative. L e passage entre idées reliées est donc si doux

[et si aisé qu’il produit peu de changement dans l ’esprit et qu’il semble comme la continuation d’une même action ; la continuation de la même action est aussi un effet de la continuation de la vue d ’un même objet, telle est la raison qui nous fait attribuer l ’identité à toute succes­sion d’objets reliés. L a pensée glisse le long de la succession d’idées avec autant de facilité que si elle considérait seule­ment un objet unique ; aussi confond-elle la succession et l ’identité.

Nous verrons par la suite de nombreux exemples de cette tendance de la relation à nous faire attribuer l ’identité à

I des objets différents ; mais nous nous limiterons ici au I sujet présent. Nous trouvons par expérience qu’il y a une

telle constance dans presque toutes les impressions des sens, que leur interruption n ’y produit pas d ’altération et ne les empêche pas de revenir identiques d ’apparence et de situation comme en leur première existence. Je regarde le

mobilier de ma chambre ; je ferme les yeux, puis je les [ ouvre et trouve que les nouvelles perceptions ressemblent

parfaitement à celles qui précédemment frappaient mes [sens. Cette ressemblance s’observe dans mille cas et unit [ naturellement les unes aux autres nos idées de ces per­

ceptions' discontinues par la relation la plus forte ; elle conduit l ’esprit de l ’une à l ’autre par une transition facile. Une transition et un passage faciles de l ’imagination à travers les idées de ces perceptions différentes et discon­tinues, c’est presque la même disposition d ’esprit que celle datfs laquelle nous considérons une perception constante et ininterrompue. C ’est donc très naturellement que nous

[les prenons l ’une pour l ’autre 1.Les personnes qui entretiennent cette opinion sur

i i Ce raisonnement, il faut l ’avouer, est quelque peu abstrus et I difficile à comprendre ; mais il faut remarquer que cette difficulté I même peut se transformer en une preuve du raisonnement. Nous

pouvons observer qu’il y a deux relations, toutes deux de ressem- I blance, qui contribuent à nous faire confondre la succession’ de nos

Page 123: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 9 4 l ’e n t e n d e m e n t

l ’identité de nos perceptions semblables, sont en généré tous ceux des hommes qui ne réfléchissent ni ne font t' philosophie (c’est-à-dire nous tous à un moment où à u

autre) et qui, par suite, admettent que leurs perception sont leurs seuls objets et ne pensent jamais à une doubi existence interne et externe, du représentant et du repr senté. L ’image même qui est présente aux sens est po nous le corps réel ; c ’est à ces images discontinues que no attribuens une parfaite identité. L a manière discontinu dont elles apparaissent nous les fait considérer comr autant d ’êtres semblables et pourtant distincts qui app raissent à de certains intervalles. L a perplexité qui naît d cette contradiction produit une propension à unir c apparences détachées par la fiction d ’une existence con tinue, ce qui est la troisième partie de l ’hypothèse que j me proposais d’expliquer.

Rien n’est plus certain par expérience que tout obstacl à nos sentiments ou à nos passions engendre un malai sensible, que l ’opposition vienne du dehors ou du dedanf de l ’opposition d ’objets extérieurs ou d ’un conflit < principes internes. A u contraire tout ce qui favorise n tendances naturelles, soit en aidant à leur satisfaction extérieure, soit en renforçant leurs mouvements intérieurs donnera certainement un plaisir sensible. Or il y a ici un opposition entre la notion de l ’identité des perception semblables et la discontinuité de leurs apparitions j l ’esprit doit donc se sentir mal à l ’aise dans cette situatioij et cherchera naturellement à alléger ce malaise. Puisque le malaise naît de l ’opposition de deux principes contraire! l ’esprit doit chercher un allégement dans le sacrifice l ’un des principes à l ’autre. M ais, puisque le passage coii lant de notre pensée tout le long de nos perceptions sein

perceptions discontinues et un objet identique. La première, c ’est ïi ressemblance des perceptions ; la seconde, c’est la ressem blance* l ’ acte de l’esprit, quand celui-ci considère un objet identique. Or dr ressemblances, nous sommes portés à les confondre l ’ une et l ’ a u tr l et il est naturel que nous les confondions, d’après notre raisonnemiüÉ même. Mais maintenons leur distinction et nous ne trouverons ;pi de difficulté à concevoir l ’argument précédent (iï). .

I blables nous leur fait attribuer l ’identité, nous ne pouvons I sans résistance abandonner cette opinion. Nous devons I donc nous tourner de l ’autre côté et admettre que nos I perceptions ne sont plus interrompues, qu’elles conservent I une existence continue aussi bien qu’invariable et que deI cette manière, elles ont une identité parfaite. Mais iciI les interruptions dans la présentation de ces perceptions j sont si longues et si fréquentes qu’il est impossible de les

négliger ; et comme Vapparition d ’une perception dans l’esprit et son existence semblent à première vue s’identifier complètement, on peut douter si nous accepterons jamais une contradiction aussi manifeste et si nous admettrons qu’une perception existe sans être présente à l ’esprit. Afin d’éclaircir ce point et d’apprendre comment la dis­continuité des apparitions d ’une perception n’implique

' pas nécessairement, la discontinuité de son existence, il , sera bon de toucher à quelques principes que nous aurons

l ’occasion d ’expliquer plus complètement par la suite 1.Nous pouvons commencer par observer que la diffi-

[ culté dans le cas présent ne porte par sur le point de fait, | savoir si l ’esprit forme une telle conclusion sur l ’existence

continue de ses perceptions ; elle porte seulement sur la manière dont se forme la conclusion et sur les principes

j dont elle dérive. Assurément presque tous les hommes, et même les. philosophes eux-mêmes, pendant la plus grande partie de leur existence, prennent leurs perceptions pour

i leurs seuls objets et ils admettent que l ’être même quiI est immédiatement présent à l ’esprit, c’est le corps réel f ou l ’existence matérielle. Assurément aussi ils admettent [ que cette perception même ou cet objet a une existence

1 continue et ininterrompue, qu’elle n ’est pas anéantie par notre absence, ni amenée à l’existence par notre présence. Quand nous sommes absents, hors de sa présence, nous disons qu’il existe toujours, mais que nous ne le touchons ni ne le voyons. Quand nous sommes en sa présence, nous j disons que nous le touchons ou que nous le voyons. C ’est

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 9 5

1. Sect. 6 ( H ) , p. 344.

Page 124: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 9 6 l ’e n t e n d e m e n t

ici que naissent deux questions 5 premièrement, comme pouvons-nous nous convaincre et admettre qu’une per ception est absente de l ’esprit sans être anéantie ? Deuxièm ment, de quelle manière concevons-nous qu ’un obje devienne présent à l ’esprit sans nouvelle création de per ception ou d ’image ; et qu’entendons-nous par voi touch,er et percevoir?

Pour la première question, nous pouvons observer qu ce que nous appelons un esprit n ’est rien qu’un amas o' une collection de perceptions différentes unies les unes au autres par certaines relations, dont nous admettons, bien! qu’à tort, qu’elle possède une simplicité et une identit'1 parfaites. Or, comme toute perception est discernable, d ’une autre et qu’on peut la considérer comme une existence séparée, il suit évidemment qu’il n’y a pas d ’absurdité à séparer de l ’esprit une perception particulière ; c ’est-à- dire à rompre tous ses rapports avec cette masse de per­ceptions conjointes qui constituent un être pensant. 1

L e même raisonnement nous apporte une réponse M la deuxième question. Si le nom de perception ne rend pas absurde et contradictoire qu’une perception se sépare de l ’esprit, le nom A’objet, qui représente la même réalité, ne peut jamais rendre impossible leur conjonction. Des objets extérieurs sont vus et touchés, ils deviennent pré­sents à l ’esprit ; c’est-à-dire ils acquièrent à l ’endroit d ’un amas de perceptions conjointes un rapport tel qu ’ils les influencent très grandement en en augmentant le nombre par des réflexions présentes et des passions et enj fournissant d ’idées la mémoire. L a même existence con­tinue et ininterrompue" peut donc être parfois présente e l elle peut être absente sans changement réel ni essentiel* dans son existence même. Une interruption dans l ’appal rition aux sens n ’implique pas nécessairement une interJ ruption dans l ’existence. Admettre l ’existence continua des objets ou perceptions sensibles n’implique aucun« contradiction. Nous pouvons laisser aisément libre cours ■ notre tendance à admettre cette existence. Quand l ’exacM ressemblance de nos perceptions nous leur fait attribue?]

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 2 9 7

l ’identité, nous pouvons écarter l ’interruption apparente par la fiction d’un être continu qui peut remplir ces intervalles et conserver à nos perceptions une parfaite et entière identité.

M ais, comme ici nous n’imaginons pas seulement cette existence continue, mais que nous y croyons, la question est de savoir d'où naît une pareille croyance ? cette question nous mène à la quatrième partie de ce système. J ’ai déjà prouvé que la croyance, en général, ne consiste en rien d’autre que la vivacité d ’une idée ; et q u ’une idée peut acquérir cette .vivacité par sa relation à quelque impression présente. Les impressions sont naturellement les percep­tions les plus vives de l ’esprit ; cette qualité est en partie, transférée par la relation à toute idée conjointe. La rela­tion produit un passage coulant de l ’impression à l ’idée et même engendre une tendance à réaliser ce passage. L ’esprit glisse si aisément d’une perception à l ’autre qu’il perçoit à peine le changement et qu ’il conserve pour la seconde une part considérable de la vivacité de la première.Il est mû par l ’impression vive et cette vivacité est trans­férée à l ’idée reliée sans grande atténuation lors de la transition en raison du passage coulant et de la tendance de l ’imagination.

Mais admettez que cette tendance naisse d ’un autre principe que de cette relation ; évidemment elle doit avoir toujours le même effet, elle transfère la vivacité de l ’im ­pression à l ’idée. Or c ’est exactement le cas présent. Notre mémoire nous présente un nombre énorme d ’exemples de perceptions parfaitement semblables les unes aux autres qui reviennent à différents intervalles de temps après de considérables interruptions. Cette ressemblance nous donne une tendance à considérer comme identiques ces perceptions interrompues ; et aussi une tendance à les relier par une existence continue pour justifier cette identité

: et éviter la contradiction dans laquelle nous enveloppe nécessairement, semble-t-il, l ’apparition discontinue de ces perceptions. Ici nous avons donc une tendance à feindre l ’existence continue de tous les objets sensibles ;

Page 125: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

2 9 8 l ’e n t e n d e m e n t

et comme cette tendance naît' de certaines impressions vives de la mémoire, elle confère de la vivacité à la fiction ; ou, en d ’autres termes, elle nous fait croire à l ’existence continue des corps. Si parfois nous attribuons l ’existence continue à des objets qui nous sont parfaitement nouveaux et de la constance et de la cohérence desquels nous n ’avons aucune expérience, c ’est parce que la manière dont ils se présentent à nos sens ressemble à celle des objets cons-j tants et cohérents ; cette ressemblance est source de rai-4 sonnement et d ’analogie et nous porte à attribuer des qualités identiques à des objets semblables.

Un lecteur intelligent trouvera moins de difficulté, je crois, à accepter ce système qu ’à le comprendre pleine­ment et distinctement et il reconnaîtra, après quelque réflexion, que chaque partie apporte avec elle sa propre preuve. Il est certes évident que puisque, dars la vie courante, nous admettons que nos perceptions sont nos seuls objets et que nous croyons en même temps à l ’exis­tence continue de la matière, nous devons expliquer l ’ori­gine de cette croyance en fonction de cette supposition. Or, d ’après cette supposition, c ’est une erreur de penser que l ’un quelconque de nos objets ou de nos perceptions soit identiquement le même après une interruption ; par suite l ’opinion qu’ils sont identiques ne peut jamais provenir de la raison, elle doit provenir de l ’imagination. L ’imagi­nation est attirée dans une telle opinion par l ’effet de la ressemblance de certaines perceptions : car, trouvons-nous^ ce sont seulement nos perceptions semblables que nous avons tendance à supposer identiques. Cette tendance a conférer l ’identité à nos perceptions semblables produit! la fiction d ’une existence; continue ; car cette fiction, aussi bien que l ’identité, est réellement fausse, de l ’aveu de tous les philosophes, et elle n ’a d ’autre effet que de remédie à l ’interruption de nos perceptions, seule circonstanc contraire à leur identité. En dernier lieu, cette tendanc cause la croyance au moyen des impressions présentes d la mémoire ; car, sans le souvenir des sensations préc dentes, manifestement nous ne pourrions jamais croir

à l ’existence continue des corps. Ainsi, quand nous examinons toutes les parties de cette argumentation, nous trouvons que chacune d ’elles est appuyée par les preuves les plus fortes et que, toutes ensemble, elles forment un système cohérent parfaitement convaincant. Une forte tendance ou inclination, à elle seule, sans aucune impression présente, produira parfois une croyance ou une opinion. Combien p lus lorsqu’elle est secondée par cette circons­tance !

Mais, bien que nous soyons poussés de cette manière, par la tendance naturelle de notre imagination, à al rib 1er l ’existence continue aux objets ou perceptions sensibles qui, trouvons-nous, se ressemblent lors de leurs appari­tions discontinues, il suffit pourtant de très peu de réflexion et de philosophie pour nous faire percevoir la fausseté de cette opinion J ’ai déjà observé qu ’il y a une connexion intime entre ces principes d ’une existence continue et d’une existence distincte et indépendante et que nous n’avons pas plus tôt établi l ’une que l ’autre suit comme conséquence nécessaire. C ’est l ’opinion d ’une existence continue qui s’introduit la première et, sans grande appli­cation ni réflexion, elle entraîne l ’autre avec elle, chaque fois que l ’esprit suit sa première tendance et la plus natu­relle. Mais quand nous comparons les expériences et raisonnons quelque peu sur elles, nous percevons rapide­ment que la doctrine de l ’existence indépendante de nos perceptions sensibles est contraire à l ’expérience la plus manifeste. Ce qui nous pousse à revenir sur nos pas pour percevoir l ’erreur que nous commettons en attribuant l ’existence continue à nos perceptions, et c’est l ’origine de nombreuses opinions très curieuses que nous allons tenter ici d ’expliquer.

Il conviendra d ’abord de noter quelques-unes de ces expériences qui nous convainquent que nos perceptions ne possèdent pas d ’existence indépendante. Quand nous nous pressons l ’œil du doigt, nous percevons immédiatement que tous les objets se dédoublent et que la moitié de ces objets s ’écartent de leur position courante et natu-

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 299

Page 126: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

3oo l ’e n t e n d e m e n t

relie. M ais, comme nous n ’atlribuons pas l ’existence continue à ces deux perceptions et que celles-ci sont toutes deux de même nature, nous percevons clairement que toutes nos perceptions dépendent de nos organes et de la disposition de nos nerfs et de nos esprits animaux. Cette opinion est confirmée par l ’apparent accroissement ou l ’ apparente diminution des objets en fonction de la dis­tance ; par les modifications apparentes de leur forme ; par les variations de leur couleur ou de leurs autres qualités j produites par nos malaises et nos maladies ; et par une quantité infinie d ’autres expériences du même genre y toutes nous apprennent que nos perceptions sensibles nej possèdent pas l ’existence distincte ou indépendante.

L a conclusion naturelle de ce raisonnement doit être que nos perceptions n ’ont pas plus l ’existence continue que l ’existence indépendante ; et, certes, les philosophes ont donné si avant dans cette opinion qu’ils changent leur système et distinguent (comme nous le ferons à l ’avenir) les perceptions des objets ; celles-là, admettent-ils, sont discontinues et périssables, différentes à chaque nouveau retour ; ceux-ci sont ininterrompus et conservent l ’exis­tence continue et l ’identité. Mais, quelque philosophique q u ’on puisse juger ce système, j'affirme qu’il constitue seulement un palliatif et qu’il contient toutes les difficultés du système courant, plus quelques autres qui lui sont propres. I l n ’y a pas de principes, ni de l ’entendement* ni de l’ imagination, qui nous poussent directement à embrasser cette opinion de la double existence des per­ceptions et des objets, et nous ne pouvons parvenir à cette opinion qu’en passant par l ’hypothèse courante de l ’iden­tité et de la persistance de nos perceptions discontinues. S i nous n ’étions pas d ’abord persuadés que nos perceptions sont nos seuls objets et continuent d’exister même quanti elles n ’apparaissent plus aux sens, nous ne serions jamais portés à croire que nos perceptions et nos objets diffèrent les uns des autres et que seuls nos objets conservent l ’existence continue. « L a deuxième hypothèse ne sifl recommande initialement ni à la raison ni à l ’imagination g

elle tire toute son influence sur l’imagination de la pre­mière hypothèse. » Cette proposition contient deux parties que nous allons tenter de prouver aussi distinctement et aussi clairement que le permettent de pareils sujets abstrus.

Pour ce qui est de la première partie de la proposition que cette hypothèse philosophique ne se recommande initiale­ment ni à la raison ni.à Vimagination, nous pouvons nous en convaincre à l ’égard de la raison par les réflexions sui­vantes. Les seules existences, dont nous sommes certains, sont des perceptions qui, par leur présence immédiate à notre, conscience, commandent notre assentiment le plus fort et constituent la base première de toutes nos conclu­sions. L a seule conclusion que nous puissions tirer de l ’existence d ’une chose à celle d’une autre s’obtient au moyen de la relation de cause à effet ; cette. relation montre qu’il existe une connexion entre la cause et l ’effet et que l ’existence de celui-ci dépend de l ’existence de celle-là. L ’idée de cette relation se tire de l ’expérience passée qui nous découvre que deux existences sont cons­tamment conjointes et q u ’elles se présentent toujours ensemble à l ’esprit. M ais, puisqu’il n ’y a jamais d ’autres existences présentes à l ’esprit que nos perceptions, il s’ensuit que nous pouvons observer une conjonction ou une relation de cause à effet entre des perceptions diffé­rentes, mais que nous n ’en pouvons jamais observer entre des perceptions et des objets. Il est donc impossible que, de l ’existence d ’une qualité quelconque des premières, nous puissions jamais former aucune conclusion au sujet de l ’existence des derniers, ni jamais convaincre notre raison sur ce point.

Il n ’est pas moins certain que ce système philosophique ne se recommande pas initialement à l 'imagination et que, d ’elle-même et par sa tendance originale, cette faculté n’aurait ‘ jamais rencontré un tel principe. Je l ’avoue, j ’aurai quelque difficulté à prouver cette assertion à la pleine satisfaction de mon lecteur ; car elle implique une négation, et, en de nombreux cas, les négations n ’admettent

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES • 3OI

Page 127: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

302 l ’e n t e n d e m e n t

pas de preuve positive. S i quelqu’un prenait la peine d ’étudier la question et inventait un système pour expliquer l ’origine directe de cette opinion à partir de l ’imagination, nous serions à même, après examen de ce système, d’affir­mer un certain jugement sur le présent sujet. Qu’on tienne pour accordé que nos perceptions sont détachées et dis­continues et qu’en dépit de leur ressemblance, elles diffèrent toujours les unes des autres ; que, tout en l ’ad­mettant, quelqu’un montre pourquoil’imagination s ’avance directement et immédiatement jusqu’à croire en l ’exis­tence d ’un quelque chose d ’autre, semblable par sa nature aux perceptions, mais pourtant continu, ininter­rompu et identique ; quand ce quelqu’un l ’aura fait à ma satisfaction, je renoncerai, je le promets, à mon opinion présente. En attendant, je ne peux m’empêcher de con­clure en raison de l ’abstraction même et de la difficulté de la première supposition que ce n ’est pas un sujet sur lequel il convient à l ’imagination de travailler. Quiconque désire expliquer l ’origine de l ’opinion commune sur l ’exis­tence continue et distincte des corps, doit prendre l ’esprit dans sa situation commune et procéder en admettant que nos perceptions sont nos seuls objets et continuent d ’exister même quand on ne les perçoit pas. Bien qu ’elle soit erronée-, celte opinion est la plus naturelle de toutes et, seule, elle se recommande initialement à l ’imagination.

Pour la seconde partie de la proposition, que le systèm philosophique acquiert du système courant toute son influenm sur Vimagination, nous pouvons observer que c’est une conséquence naturelle et inévitable de la conclusion précédente qu’il ne se recommande initialement ni à la raison ni à Vimagination. Car, puisque le système philosophique,1 comme l ’expérience nous le découvre, s ’empare de beau-' coup d ’esprits et, en particulier de tous ceux qui réflé-j chissent, aussi peu que ce soit, sur ce sujet, il doit tire* toute son autorité du système courant, puisqu’il n ’a pasJ de son chef, d ’autorité originale. L a manière, dont cesj deux systèmes sont liés l ’un à l ’autre en dépit de leur opposition directe, peut s ’expliquer comme suit.

L ’imagination parcourt naturellement la suite de pensées que voici. Nos perceptions sont nos seuls objets : des perceptions semblables sont identiques, qu’elles apparaissent détachées ou ininterrompues : cette interrup­tion apparente est contraire à l ’identité : par suite l ’inter­ruption ne s’étend pas au delà de l ’apparence et la percep­tion, ou objet, continue effectivement d ’exister, même quand elle est hors de notre présence : nos perceptions sensibles ont do%nc une existence continue et ininterrompue. M ais, comme un peu de réflexion détruit cette conclusion que nos perceptions ont une existence continue, en mon­trant qu’elles ont une existence dépendante, on s’atten­drait naturellement à ce que nous devions entièrement rejeter l ’opinion qu’il y a dans la nature une' telle chose qu’une existence continue qui se conserve même quand elle n ’apparaît plus aux sens. Le cas est pourtant diffé­rent. Les philosophes sont si loin de rejeter l ’opinion d e là ’ dépendance et de la persistance de nos perceptions sen­sibles que, malgré l ’accord de toutes les sectes sur ce dernier sentiment, le premier, qui en est en quelque sorte la conséquence nécessaire, a été l ’apanage de quelques sceptiques extravagants ; et ceux-ci, après tout, soute- tenaient cette opinion en paroles ' seulement et ils ne furent jamais capables de se pénétrer sincèrement de cette croyance.

Il y a une grande différence entre les croyances que nous formons après une réflexion calme et profonde et celles que nous embrassons par une sorte d’instinct ou d ’im­pulsion naturelle, raison de leur appropriation et confor­mité £ l ’esprit. S ’il arrive que ces opinions s ’opposent, il n’est pas difficile de prévoir celles qui auront l ’avantage. Tant que notre attention se porte avec force sur le sujet, le principe philosophique et étudié peut prévaloir ; mais dès que nous relâchons nos pensées, la nature se montre et nous ramène à notre première opinion. M ieux elle a parfois une telle influence qu’elle peut arrêter net notre progrès de pensée même au milieu de nos plus profondes réflexions et nous empêcher de dérouler toutes les consé-

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 0 3

Page 128: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

304 l ’e n t e n d e m e n t

quences d ’une opinion philosophique. Ainsi bien que no percevions clairement la dépendance et la discontinuité J | nos perceptions, nous nous arrêtons court dans nôtre élgfl et ne rejetons jamais pour cette raison la notion d ’ui'“ existence continue et indépendante. Cette opinion a pr si profondément racine dans l ’imagination qu’il n ’ jamais possible de l ’extirper : et la plus forte convicti métaphysique de la dépendance de nos perceptions n pourra parvenir.

M ais, bien que nos principes naturels et évident l ’emportent ici sur nos réflexions étudiées, certaineme il doit y avoir en l ’occurrence une lutte et de l ’opposition ' du moins aussi longtemps que ces réflexions conserve: quelque force ou vivacité. Afin de nous mettre à l ’aise si ce point, nous forgeons une nouvelle hypothèse q semble comprendre à la fois ces principes de la raison ceux de l ’imagination. C ’est l ’hypothèse philosophiq de la double existence des perceptions et des objets ; ■ ell plaît à notre raison en ce qu’elle admet que nos perce] >- tions dépendantes sont discontinues et différentes et âfl même temps elle est agréable à l ’imagination en ce qu’el.l attribue l ’existence continue à quelque chose d ’autre q nous appelons objets. Ce système philosophique est do le fruit monstrueux de deux principes contraires qu i l ’esprit embrasse tous deux à la fois et qui sont incapables) de se détruire l ’un l ’autre. L ’imagination nous dit que n;: perceptions semblables ont une existence continue fl ininterrompue et que leur absence ne les anéantit pa$ L a réflexion nous dit que même nos perceptions semblabl ont une existence discontinue et qu’elles diffèrent les une des autres.'Nous éludons la contradiction qui oppose c ‘ opinions par une nouvelle fiction qui s ’accorde à la fo avec les deux hypothèses de la réflexion et de l ’imaginati en attribuant les qualités contraires à des existences diff rentes ; la discontinuité aux perceptions et la persista, aux objets. L a nature est obstinée et ne quittera pas champ, aussi fortes que soient les attaques de la raison ; en même temps la raison est si claire sur ce point qu’il c

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTEMES 3 0 5

impossible de la déguiser. Incapsbles de réconcilier ces ileux ennemies, nous essayons de nous mettre à l ’aise autant que possible en accordant successivement à cha­cune d ’elles toutes ses demandes et en imaginant une double existence où chacune peut trouver quelque chose qui a toutes les conditions qu’elle désire. S i nous étions

I pleinement convaincus de la continuité, de l ’identité I et de l ’indépendance de nos perceptions semblables, [ nous ne donnerions jamais dâns cette opinion d ’une | double existence^; car nous serions satisfaits de notre

première supposition et ne chercherions rien de plus. | l ) ’autre part, si nous étions pleinement convaincus de la I dépendance, de la discontinuité et de la différence de nos

! perceptions, nous aurions aussi peu tendance à embrasser l’opinion d’une double existence ; car, dans ce cas, nous percevrions clairement l ’erreur de notre première suppo- .'.ition d’une existence continue et nous ne la prendrions pas davantage en considération. C ’est donc de la situation

| intermédiaire de l ’esprit que naît cette opinion et d ’une [ adhésion à ces deux principes contraires, telle qu’elle nous lia it chercher un prétexte pour justifier notre double | acceptation ; nous le trouvons heureusement en définitive [dans le système de la double existence.

Un autre avantage de ce système philosophique est sa ressemblance au système commun ; de cette manière nous pouvons céder un temps à notre raison quand elle devient importune et pressante ; et pourtant, à sa moindre négli­gence ' ou inattention, nous pouvons facilement revenir à nos opinions communes et naturelles. Aussi trouvons-nous que les philosophes ne négligent pas cet avantage, et, dès qu’ils ont quitté leurs cabinets de travail, ils rejoignent les autres hommes sur ces opinions décriées que nos per­ceptions sont nos seuls objets et demeurent identiquement les mêmes et sans interruption à travers toutes leurs apparitions séparées.I II y a d’autres traits de ce système, où nous pouvons remarquer de manière très évidente sa dépendance à l’égard de l ’imagination. Parmi eux, je noterai les deux

H u m e 2 0

Page 129: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

I l ( ' • r l

î . Norn] et, pal

suivants. Premièrement, nous admettons que les obje extérieurs ressemblent aux perceptions internes. J ’ai dé} montré que la relation de cause à effet ne peut jamais noi amener à conclure justem nt de l ’existence ou des quaîij de nos perceptions à l ’existence d ’objets extérieurs cons tants : j ’ajouterai de plus que, même si nous pouviot apporter une conclusion de ce genre, nous n ’aurioï aucune raison d ’inférer que nos objets ressemblent à no perceptions. Cette opinion n’est donc dérivée que de ’ qualité de l ’imagination expliquée plus haut, qu’el e’tnprunte toutes ses idées à des perceptions antérieures. ne pouvons jamais concevoir que des perceptions suite, nous devons tout créer à leur ressemblance.

Deuxièmement, de même que nous admettons que nol objets en général ressemblent à nos perceptions, de m ê iï* nous prenons pour accordé que tout objet particuliel ressemble à la perception qui l ’engendre. La relation d cause à effet nous détermine à lui adjoindre une autrJ relation, celle de ressemblance ; comme les idées de cdj existences sont déjà unies l ’une à l ’autre dans l ’im a g in j tion par la première relation, nous ajoutons naturelleme la seconde pour compléter l ’union. Nous avons en effet ufl forte propension à compléter toute union par l ’adjonctifl de nouvelles relations à celles que nous avons précédé! ment notées entre des idées, comme nous aurons bientj l ’occasion de le remarquer.

Après avoir donné ainsi l ’explication de tous les sy tèmes, aussi bien populaires que philosophiques, qui trait aux existences extérieures, je ne peux m’empêclj d ’exprimer un sentiment qui naît à revoir ces systèr J ’ai commencé ce sujet en posant à l ’origine que no devons avoir une foi entière dans nos sens et que je déd gérai cette conclusion de l ’ensemble de mon raison! ment. M ais, pour être franc, je me sens à présent d ’un s| timent tout à fait opposé et je suis plus incliné à n’accor aucune confiance à mes sens ou plutôt à mon im agina^ qu’à placer en eux cette entière confiance. Je ne concevoir comment de pareilles qualités banales

I l ’imagination, conduites par de pareilles suppositions I erronées, p -uvent jamais conduire à un système solide et I rationnel. Ce sont la cohérence et la constance de 'nos■ perceptions qui produisent l ’cpinion de leur existence [ continue ; pourtant ces qualités des perceptions n ’ont I aucune connexion perceptible avec une pareille existence.

L a constance de nos perceptions a l ’effet le plus consi- 1 dérable et elle s ’accompagne pourtant des plus grandes

difficultés. C ’est une illusion grossière que d ’admettre l ’identité numérique de nos perceptions semblables ; et c’est cette illusion qui nous pousse à l'opinion que ces perceptions ne s ’interrompent pas et qu’elles existent

1 encore même quand elles ne se présentent plus à nos sens. C ’est le cas de notre système populaire. Pour notre sys­tème philosophique, il est sujet aux mêmes difficultés et il est au surplus, chargé de cette absurdité que, tout à la

| fois, il nie et il justifie la supposition populaire. Les phi­losophes ne nient, pas que nos perceptions semblables

, sont identiquement les mêmes et sans interruption ; ils ont encore tant de propension à les croire telles qu’ils inventent arbitrairement un nouveau jeu de perceptions auxquelles ils attribuent ces qualités. Je dis, un nouveau jeu de perceptions : car nous pouvons bien l ’admettre en général, mais il nous est impossible de concevoir distincte­ment que des objets soient autres, par leur nature, qu’exac-

| tentent identiques à des perceptions. Alors que pouvons- j nous attendre d ’autre qu’erreur et fausseté de cet ensemble j confus d’opinions vaines et extraordinaires'? Comment I pouvons-nous justifier .à nos propres-yeux la confiance que

nous y reposons ?,Ce doute sceptique, à la fois à l ’égard de la raison et

des sens, est une maladie qui ne peut être radicalement guérie et qui doit reparaître en nous à tout instant, encore

[ que nous puissions l ’écarter et que parfois nous puissions en sembler complètement débarrassés. Il est impossible, dans aucun système, de défendre soit notre entendement,

1 soit nos sens ; et nous ne faisons que les exposer davan­tage quand nous tentons de les justifier de cette manière.

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 0 7

Page 130: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

3 0 8 l ’e n t e n d e m e n t

Puisque le doute sceptique naît naturellement d’u réflexion profonde et intense sur ces sujets, il s’accroî! toujours quand nous portons plus avant nos réflexions que celles-ci s ’y opposent ou s’accordent avec lui. L négligence et l ’inattention peuvent seules nous apporte quelque remède. Pour cette raison, je me repose entière ment sur elles ; et prends pour accordé, quelle que puiss être l ’opinion du lecteur à ce moment présent, que, da une heure d ’ici, il sera persuadé de l ’existence eifectiv des deux mondes extérieur et intérieur ; et, m arch ai dans cette hypothèse, je me propose d ’examiner certain systèmes généraux, des anciens et des modernes, qu’o a proposés pour ces deux mondes, avant de passer à un enquête plus particulière au sujet de nos impressions. Ce examen, trouvera-t-on peut-être en définitive, n ’est nulle ment étranger à nôtre dessein actuel.

S e c t io n I I I

La philosophie ancienne

Différents moralistes ont recommandé comme un excellente méthode, pour acquérir la connaissance inti: de nos propres cœurs et pour découvrir nos progrès da la vertu, de nous rappeler au matin nos rêves et de 1 examiner avec la même rigueur que nos actions les pl sérieuses et les plus délibérées. .Notre caractère rc toujours le même, disent-ils, et il paraît mieux dans 1; occasions où l ’artifice, la crainte et la circonspection nv terviennent pas et où les hommes ne peuvent être hyp crites avec eux-mêmes, ni avec autrui. L a générosité d la bassesse de notre caractère, notre soumission ou nol cruauté, notre courage ou notre pusillanimité influence les fictions imaginatives avec la liberté la plus déchaînée s ’y découvrent sous le jour le plus éclatant. D e mani analogue, j ’en suis persuadé, on doit faire diverses dcca vertes utiles en critiquant les fictions de l ’ancienne phi]

[ sophie sur les substances, les formes substantielles, les acci- 1 dents et les qualités occultes, qui, aussi déraisonnables etI capricieuses qu’elles soient, ont une connexion très étroite f avec les principes de la nature humaine.

Les philosophes les plus judicieux déclarent que nos idées des corps ne sont rien que des collections formées par l ’esprit des idées des nombreuses qualités sensibles dis­tinctes dont se composent les objets et qui sont, trouvons- nous, constamment unies les unes aux autres. Or, bien que ces qualités soient^ peut-être en elles-mêmes entièrement distinctes les unes des autres, il est certain que nous regardons couramment le composé, qu’elles forment, comme une seule chose • et comme demeurant identique sous des modifications très importantes. La composition reconnue est évidemment contraire à cette simplicité supposée et la variation à l ’identité. Il convient donc peut- être de considérer les causes qui nous font tomber presque universellement en de pareilles contradictions évidentes aussi bien que les moyens par lesquels nous essayons de les masquer.

Il est évident que, puisque les idées des diverses qua­lités distinctes successives des objets sont unies les unes aux autres par une relation très étroite, l ’esprit, quand il en parcourt la succession, doit être entraîné d ’une partie à une autre par une transition facile et qu’il ne perçoit pas plus de changement que s’il contemplait un objet iden­tique et immuable. Cette transition facile est l ’effet ou plutôt c ’est l ’essence de la relation ; or l ’imagination prend volontiers une idée pour une autre quand leur action sur l ’esprit est semblable ; il en. résulte donc qu’une telle succession de qualités liées est volontiers considérée comme un objet continu qui existe sans aucune variation. Le progrès égal et ininterrompu de la pensée, qui est sem­blable dans les deux cas, abuse aisément l ’esprit et il nous fait attribuer l ’identité à la succession variable des qualités liées les unes aux autres.

M ais, quand nous changeons de méthode pour consi­dérer la succession et qu’au lieu de la suivre progressive*

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 30 9

Page 131: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

ment par les points successifs du temps, nous envisageons d ’un coup deux périodes distinctes quelconques de s ® durée et comparons les différentes conditions des qualités successives, dans ce cas, les variations qui étaient insenl sibles, quand elles se produisaient progressivementj paraissent maintenant importantes et elles semblent; détruire complètement l ’identité. C ’est de cette manière que naît une sorte de contrariété dans notre méthode de pensée en raison de la différence des points de vue d’où nous envisageons l ’objet et de la proximité ou de l ’éloigne-l ment des instants du temps que nous comparons l ’un à l ’autre. Quand nous suivons graduellement un objet] dans ses changements successifs, le progrès égal de la pensée nous fait attribuer l ’identité à la succession ; car c ’est par un acte semblable de l ’esprit que nous considé-l rons un objet immuable. Quand nous en comparons la situation après un changement important, le progrès de la pensée est „rompu ; par suite l ’idée de diversité s’offre 1 nous ; pour résoudre cette contradiction, l ’imaginationj a tendance à imaginer un quelque chose d ’inconnu en d ’invisible qui, admet-elle, demeure le même sous toutes; ces variations; ce quelque chose d ’inintelligible, elle, l ’appelle substance ou matière originelle et première.

Nous entretenons une opinion semblable à l ’égard de hi simplicité des substances, et pour des causes semblables Admettez qu’on nous présente un objet parfaiteme simple et indivisible en même temps qu ’un autre obj dont les parties coexistantes sont unies les unes aux autr par une forte relation ; évidemment l ’acte de l ’espri quand celui-ci considère l ’un et l ’autre objet, n ’est p très différent. L ’imagination conçoit d ’un seul coup l ’obje simple, avec aisance, par un seul effort de pensée, sanlj changement ni variation. L a connexion des parties dans l ’objet composé a presque le même < ffet et unit à ce poiflf l ’objet avec lui-même que l ’imagination ne sent pas t transition quand elle passe d ’une partie à une autre. Ausi pensons-nous que la couleur, la saveur, la forme, la solidit# et autres qualités combinées dans une pêche ou un me'

3 1 0 l ’e n t e n d e m e n t

forment une seule chose ; la raison s’en trouve dans leur étroite relation qui leur fait affecter la pensée de la même manière que si elles avaient une parfaite simplicité. M ais l ’esprit ne s’en tient pas là. Chaque fois qu’il voit l ’objet sous un autre jour, il trouve que toutes ces qualités sont différentes, discernables et séparables les unes des autres ; cette vue des choses, de ce qu’elle détruit ses opinions premières et plus naturelles, oblige l ’imagination à inventer un quelque chose d ’inconnu, une substance et une matière originelles comme principe d’union et de cohésion au centre de ces qualités, qui puisse donner à l ’objet composé le droit à l ’appellation de chose une en dépit de sa diversité et de sa composition.

L a philosophie péripatéticienne affirme que la matière originelle est parfaitement homogène dans tbus les corps et elle considère le feu, l ’eau, la terre et l ’air comme des aspects d ’une substance tout à fait identique en raison de leurs révolutions graduelles et de leurs transmutations les. uns dans les autres. En même temps il assigne à chacune de ces espèces d ’objets une forme substantielle distincte qui, admet-i], est la source de toutes les qualités différentes qu’elles possèdent et qui est, pour chaque espèce parti­culière, un nouveau principe de simplicité et d ’identité. Tout dépend de notre manière de voir les objets. Quand nous suivons par l ’observation les changements insensibles des corps, nous admettons que, tous, ils sont de la même substance ou essence. Quand nous considérons leurs différences sensibles, nous attribuons à chacun d ’eux une différence substantielle et essentielle. Pour nous donner toute liberté dans l ’une et l ’autre de ces manières de consi­dérer nos objets, nous admettons que tous les corps ont à la fois une substance et une forme substantielle.

L a notion d 'accident est une conséquence inévitable de cette méthode de pensée à l ’égard des substances et des formes substantielles ; nous ne pouvons nous empêcher de regarder les couleurs, les sons, les saveurs, les formes et les autres propriétés des corps comme des existences inca­pables d ’exister séparément et qui réclament un sujet

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 311

Page 132: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

3 12 l ’ e n t e n d e m e n t

d’inhérencc pour les soutenir et les supporter. Car nou n ’avons jamais découvert l ’une quelconque de ces qualité* sensibles là cù nous n’imaginions pas également, pour les raisons indiquées ci-dessus, l ’existence d ’une substance f la même habitude qui nous fait inférer une connexion entre la cause et l ’effetj nous fait ici inférer une dépendance] de chaque qualité à l ’égard de la substance inconnue.; L ’imagination coutumière d’une dépendance a le même effet qu’aurait l ’observation coutumière de cette dépen-l dance. Cette illusion, toutefois, n ’est pas plus raisonnable qu’aucune des illusions précédentes. Puisque chaque qua­lité est une chose distincte d ’une autre, on peut concevoir qu ’elle existe à part et elle peut exister à part non seule-i ment de toute autre qualité, mais encore de cette inintelli­gible chimère qu’est une substance.

M ais ces philosophes poussent leurs imaginations encore plus loin dans leur sentiment des qualités occultes ; ils admettent à la fois une substance comme support, qu’ils ne comprennent pas, et un accident supporté, dont ils ont une idée aussi imparfaite. Tout le système est donc entièrement incompréhensible et pourtant il dérive de principes aussi naturels qu’aucun de ceux que j ’ai expli-l qués plus haut.

A considérer le sujet, nous pouvons observer une gradation de trois opinions qui naissent l ’une sur l ’autre, à mesure que les personnes, qui les forment, acquièrent de nouveaux degrés de raison et de connaissance. Ces opinions sont l ’opinion vulgaire, celle de la fausse philoso-f phie et celle de la vraie philosophie ; nous découvrirons,) à les examiner, que la vraie philosophie est plus près des sentiments du vulgaire que de ceux d ’une connaissant erronée. Naturellement les hommes imaginent, dans leur manière courante et négligente de penser, qu ’ils perçoivent une connexion entre les objets qu’ils ont constamment trouvés unis les uns aux autres ; parce que l ’accoutumancffl a rendu difficile la séparation des idées, ils ont tendance à imaginer qu’une telle séparation est en elle-même impos­sible et absurde. M ais les philosophes, qui se dégagent des

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 x 3

effets de l ’accoutumance et comparent les idées des objets, perçoivent immédiatement l ’ern u r de ces sentiments communs, et ils découvrent qu’il n’y a pas de connexion connue entre les objets. Chaque objet différent leur paraît entièrement distinct et séparé ; ils perçoivent que cê n’est pas à la suite d’une vue de la nature et des qualités des objets que nous inférons un objet d’un autre, mais que c’est seulement quand nous avons observé dans plusieurs cas que ces objets sont constamment unis. Mais ces philo­sophes, au lieu de tirer une inférence correcte de cette observation et de conclure que nous n ’avons pas d ’idée de pouvoir, ni d ’action, séparée de l ’esprit et appartenant aux causes ; au lieu, dis-je, de tirer cette conclusion, ils cherchent fréquemment les qualités qui constituent ce pouvoir d ’action et ils sont mécontents de tous les sys­tèmes que leur raison leur suggère pour l ’expliquer. Ils ont assez e force d ’esprit pour se délivrer de l ’erreur cou­rante qu’il y a une connexion naturelle et perceptible entre les diverses qualités sensibles et les actions de la matière ; mais ils n ’en ont pas assez pour se détourner de chercher toujours cette connexion dans la matière ou dans les causes. S ’ils étaient tombés sur la conclusion correcte, ils seraient revenus à la situation commune et ils auraient regardé toutes ces recherches avec impassibilité er indiffé­rence. A présent ils semblent se trouver dans une condition tout à fait lamentable, semblable à celle dont les poètes nous ont' donné seulement une faible idée dans 'eurs des­criptions des peines de Sisyphe et de Tantal Car peut-on imaginer un plus grand tourment que ae chercher avec ardeur ce qui nous échappe à jamais et de le chercher en un endroit où il est impossible qu’il existe jamais.

M ais comme la Nature, semble-t-il, a observé en tout une sorte de justice et de compréhension, elle n ’a pas plus négligé les philosophes que le reste de la création et elle leur a réservé une consolation au milieu de toutes leurs déconvenues et afflictions. Cette consolation con-

! siste dans l ’invention qu’ils ont faite des mots faculté et qualité occulte. En effet c ’est l ’habitude, quand nous

Page 133: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

314 l ’e n t e n d e m e n t

employons fréquemment des termes réellement signifi catifs et intelligibles, d ’omettre l ’idée que nous exprime rions par leur moyen et de conserver seulement i ’habi tude qui nous permet de rappeler l ’idée à volonté ; d même il arrive naturellement qu’après un emploi fréquen de termes totalement dépourvus de signification et inin telligibles, nous imaginons que ceux-ci sont du même ty que ceux-là et qu’ils ont un sens caché que nous pouvons découvrir par réflexion. C ’est leur ressemblance de présen­tation qui abuse l ’esprit, comme il arrive habituellement et qui nous fait imaginer une ressemblànce et une confor mité véritables. Par ce moyen, ces philosophes se mette» à l ’aise et parviennent enfin, par une illusion, à la même: indifférence que le peuple atteint par sa stupidité et lej! philosophes véritables par leur scepticisme mesuré. Il leur suffit de dire que tout phénomène qui les embarrassa naît d ’une faculté ou d’une qualité occulte ; ainsi s’achèvent toute discussion et toute recherche sur le sujet.

M ais, entre toutes les circonstances par où les Péripa* téticiens ont montré qu’ils étaient guidés par toutes les tendances communes de l ’imagination, aucune n ’est plu remarquable que leurs sympathies, antipathies et horreur du vide. C ’est une tendance très remarquable de la natur, humaine d ’accorder aux objets extérieurs les même émotions qu’elle observe en elle-même et de trouve partout les idées qui lui sont le plus présentes. Cette tenj dance, il est vrai, un peu de réflexion la détruit ; et ell intervient seulement chez les enfants, chez les poètes chez les philosophes anciens. Elle paraît chez les enfan à leur désir de frapper les pierres qui les heurtent : ch les poètes à leur penchant à tout personnifier : et chez 1 anciens philosophes, à ces fictions de sympathie et d ’anti palhie. Nous devons pardonner aux enfants en raison leur âge : aux poètes parce que, de leur aveu, ils suive sans réserve les suggestions de leur imagination ; rrr quelle excuse trouverons-nous pour défendre nos phil sophes d ’une faiblesse aussi manifeste ?

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 1 5

S E C T IO N IV

La philosophie m oderne

Mais on peut objecter ici que l ’imagination est, de mon propre aveu, le juge dernier de tous les systèmes philo- sophiqùes et que je suis donc injuste de blâmer les philo­sophes anciens de ce qu’ils emploient cette faculté et de ce qu’ils se laissent entièrement guider par elle dans leurs raisonnements Afin de me justifier, je dois distinguer dans l ’imagination les principes permanents, irrésistibles et universels ; telle est la transition coutumière des causes aux effets et des effets aux causes ; et les principes variables, faibles et irréguliers ; tels sont ceux que je viens de noter à l ’instant même. Les premiers servent de base à toutes nos pensées exactions au point que leur disparition doit entraîner immédiatement la perte et la ruine de la nature humaine. Les seconds ne sont pas inévitables pour les hommes, ils ne sont pas nécessaires, ni aussi utiles pour la conduite de la vie : au contraire ils prennent place seule­ment, observe-t-on, dans les esprits faibles et, comme ils s’opposent aux autres principes de l ’accoutumance et du raisonnement, on peut aisément les détruire par un con­traste et une opposition convenables. Pour cette raison, la philosophie accepte les premiers et rejette les seconds. Un homme qui conclut au voisinage d ’un autre homme, quand il entend dans l ’obscurité une voix articulée, raisonne correctement et naturellement, pourtant cette conclusion ne dérive de rien d ’autre que de la coutume, qui fixe et avive l ’idée d ’une créature humaine en raison de son habituelle conjonction avec l ’impression présente. Mais un homme, qui se tourmente, sans savoir pourquoi, par l ’appréhension de spectres dans l ’obscurité, raisonne, peut-on dire sans doute, et il raisonne naturellement aussi ; mais alors on doit le dire au même sens que l ’on dit qu’une maladie est naturelle, car une maladie naît de causes

Page 134: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

3 16 l ’e n t e n d e m e n t

naturelles, bien qu’el! ? soit contraire à la santé, la condition humaine la plus agréable et la plus naturelle.

Les opinions des anciens philosophes; leurs fictions dâl la substance et de l ’accident et leurs raisonnements sur lesi formes substantielles et les qualités occultes ressemblent! aux spectres de l ’obscurité ; ils sont tirés de principes qui, malgré leur fréquence, ne sont ni universels, ni inévitables! dans la nature humaine. L a philosophie moderne prétend; erre entièrement libre de ce défaut ; elle naîtrait seulement des principes solides, permanents et indubitables de l ’ima-J gination. Sur quelles bases se fonde cette prétention, c’estj ce qui doit être maintenant le sujet de notre enquête, j

L e principe fondamental de cette philosophie est l ’opi-1 nion sur les couleurs, les sons, les saveurs, les odeurs, la , chaleur et le froid, qui, affirme-t-elle, ne sont rien que ] des impressions dans l ’esprit, qui proviennent de l ’opéra-1 tion d ’objets extérieurs et ne ressemblent en rien aux q u a -1 lités des objets. A l ’examen, je trouve satisfaisante une J

.seule des raisons communément produites en faveur de 1 cette opinion ; celle qu’on tire des variations de ces im p res-1 sions, même quand l ’objet extérieur, selon toute apparence,: demeure le même. Ces variations dépendent de différentes circonstances. De nos différents états de santé : un maladœ trouve une saveur désagréable aux mets qui, auparavant, lui plaisaient le plus. Des différentes complexions et constitutions humaines : ce qui semble amer à l ’un, est doux pour l ’autre. De la différence de situation et de posi-l tion extérieures : des couleurs réfléchies par les nuageil varient selon la distance des nuages et d ’après l ’angle quoi font ceux-ci avec l ’œil et le corps lumineux. L e feu auss j communique la sensation de plaisir à une certaine dis* tance et celle de douleur à une autre. Les exemples de ce genre sont très nombreux et très fréquents.

L a conclusion qu’on en tire est également aussi satis­faisante qu’on puisse l ’imaginer. Assurément, quand différentes impressions du même sens naissent d ’un objet, chacune de ces impressions n’a pas, à sa ressemblance, u n * qualité qui existe dans l ’objet. En effet un même objet h a

i

peut être doîiç, en même temps, de qualités différentes ressortissant du même sens et une même qualité ne peut ressembler à des impressions entièrement différentes ; ils en résulte donc évidemment que beaucoup de nos impres­sions n ’ont pas de modèle extérieur, ni d ’archétype. Or d ’effets semblables, nous présumons des causes semblables. Beaucoup des impressions de couleur, son, etc., ne sont rien que des existences internés, avoue-t-on, et elles naissent de causes qui ne leur ressemblent en rien. Ces impressions ne sont en apparence aucunement diffé­rentes des autres impressions de couleur, de son, etc. Nous concluons donc qu’elles proviennent toutes d ’une origine semblable.

Ce principe une fois admis, toutes les autres doctrines de cette philosophie semblent en découler aisément par voie de conséquence. Car, si nous retirons sons, couleurs, chaleur, froid et les autres qualités sensibles du nombre des existences continues et indépendantes, nous sommes purement réduits à ce qu’on appelle les qualités premières comme seules qualités réelles dont nous avons une notion adéquate. Ces qualités premières sont l ’étendue et la soli­dité avec leurs différents mélanges et modifications, la figure, le mouvement, la pesanteur et la cohésion. L a géné­ration, l ’accroissement, le dépérissement et la corruption des animaux et des végétaux ne sont rien que des change­ments de figure et de mouvement ; de même aussi les opérations de tous les corps les uns sur les autres, du feu, de la lumière, de l ’eau, de l ’air, de la terre et de tous les éléments et pouvoirs de la nature. Une figure et un mouve­ment produisent une autre figure et un autre mouvement ; et il ne reste dans l ’univers matériel aucun autre principe, soit actif, soit passif, dont nous puissions former une idée, même la plus lointaine.

On peut soulever, je crois, de nombreuses objections contre ce système ; mais, pour l ’instant, je m ’en tiendrai à une seule qui est, à mon avis, tout à fait décisive. J ’affirme qu’au lieu d ’expliquer les opérations des objets extérieurs par son moyen, nous anéantissons complète

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 1 7

Page 135: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

3 i 8 l ’e n t e n d e m e n t

ment tors ces objets et nous nous réduisons, à leur égard aux opinions du scepticisme le plus extravagant. Si le couleurs, les sons, les saveurs et les odeurs sont unique ment des perceptions, rien, pouvons-nous penser, ne possède l ’existence réelle, continue et indépendante ; non pas même le mouvement, l ’étendue et la solidité qui sont les qualités premières sur lesquelles on insiste principale­ment.

Commençons par examiner le mouvement ; évidemment, c'est une,qualité tout à fait inconcevable isolément et sans référence à quelque autre objet. L ’idée de mouve­ment suppose nécessairement celle d ’un mobile. Or qu’est-ce que notre idée de mobile sans laquelle le mouve­ment est incompréhensible? Elle doit se résoudre elle- même en l ’idée de l ’étendue ou de la solidité ; par suite la réalité du mouvement dépend de celle de ces autres qualités.

Cette opinion, qu’on admet universellement au sujet du mouvement, j ’ai prouvé qu’elle est vraie à l ’égard de l ’étendue et j ’ai montré qu’il est impossible de concevoir l ’étendue sinon comme composée de parties douées de couleur ou de solidité. L ’idée de l ’étendue est une idée, composée ; mais, comme elle n ’est pas composée d ’un nombre infini de parties ou idées plus petites, elle doit du moins se résoudre en des parties parfaitement simple® et indivisibles. Ces parties simples et indivisibles, qui ne sont pas des idées d ’étendue, doivent être des néants, ■ on ne les conçoit pas comme colorées ou solides. On refusé à la couleur toute existence réelle. Donc la réalité de not idée d ’étendue dépend de la réalité de notre idée de sol: dité ; et la première ne peut être bien fondée tant que 1 seconde est chimérique. Accordons alors notre attenti à l ’examen de l ’idée de solidité.

L ’idée de solidité est celle de deux objets qui, en dé d ’une pression d’une force extrême, ne peuvent se pénét l ’un l ’autre et continuent toujours d ’exister séparément distinctement. La solidité est donc parfaitement incofl| préhensible isolément, si l ’on ne conçoit pas des co

solides t i si on ne leur conserve pas cette existence séparée et distinct^. Or, quelle idée avons-nous de ces corps? On écarte les idées de couleurs, de sons et des autres qua­lités secondes. L ’idée de mouvement dépend de l ’idée d ’étendue et l ’idée d ’étendue de l ’idée de solidité. Il est donc impossible que l ’idée de solidité puisse dépendre de l ’une d ’elles. Car ce serait tourner dans un cercle et faire dépendre une idée d ’une autre alors qu’en même temps la seconde dépend de la première. Notre philosophie moderne ne nous laisse aucune idée juste ni satisfaisante de la solidité, ni par suite de la matière.

Cet argument paraîtra parfaitement concluant à qui­conque le comprend : mais il peut paraître abstrus et obscur à la généralité des lecteurs ; aussi m ’excusera-t-on, j ’espère, si j ’essaie de le rendre plus évident en l ’exprimant sous une forme quelque peu modifiée. Pour former l ’idée de solidité, nous devons concevoir que deux corps se pressent l ’un contre l ’âutre sans se pénétrer en rien : il eàt impossible que nous parvenions à cette idée quand nous nous limitons à un seul objet, encore moins si nous n ’en concevons aucun. Deux néants ne peuvent s’exclure réciproquement de leurs places, parce qu’ils n’occupent jamais de place et qu’ils ne peuvent'être dotés d ’aucune qualité. Or je demande quelle idée nous nous faisons des corps ou objets auxquels, de notre aveu, appartient la solidité ? D ire que nous les concevons uniquement comme solides, c’est aller à l ’infini. Affirmer que nous nous les dépeignons comme étendus, c’est tout ramener à une idée fausse, ou tourner dans un cercle. Il faut nécessairement considérer l ’étendue comme colorée, ce qui est une idée fausse, ou comme solide, ce qui nous ramène à la pre­mière question. Nous devons faire la même remarque au sujet de la mobilité et de la figure ; et, en définitive, nous devons conclure qu’une fois les couleurs, les sons, la chaleur et le froid exclus du nombre des existences exté­rieures, il ne reste rien qui puisse nous apporter du corps une idée juste et cohérente.

Ajoutez à cela qu’à proprement parler, la solidité ou

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 1 9

Page 136: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

impénétrabilité n ’est rien qu’une impossibilité d ’annihU l lation, comme je l ’ai déjà noté 1 : pour cette raison il non» 4 est encore plus nécessaire de nous faire une idée d i s t in c t ® de l ’objet dont l ’annihilation est, supposons-nous, im p o i® sible. Une impossibilité d ’annihilation ne peut exister <i 1 l ’on ne peut jamais concevoir qu’elle existe, en elle-même ; B mais elle requiert nécessairement un objet ou une e x is-| tence réelle à laquelle elle puisse appartenir. Or la d iffi-H culté demeure toujours sur la manière de former une idée « de cet objet ou de cette existence sans recourir aux qualités secondes et sensibles.

Nous ne devons pas négliger, en cette circonstance,» notre méthode accoutumée d ’examiner les idées en consi- 1 dérant les impressions d ’où elles sont tirées. Les impres- a sions qui pénètrent par la vue et l’ouïe et par l ’odorat et le goût existent, affirme la philosophie moderne, sans qu ’il S y ait d ’objets semblables ; par suite l ’idée de solidité qui, 1 admet-on, est réelle, ne peut jamais être dérivée d ’aucun 1 de ces sens. Il reste donc le toucher comme seul sens ca-'B pable d ’apporter l ’impression qui est à l ’origine de l ’idée de JH solidité ; et certes naturellement nous pensons toucher la K solidité des corps et nous n ’aurions qu ’à toucher un objet 9 pour percevoir cette qualité. M ais cette manière de penser 1 est plus populaire que philosophique, comme le montreront 1 les réflexions suivantes :

Premièrement, il est facile d ’observer que, bien que les corps soient touches en raison de leur solidité, cependant H le toucher diffère entièrement de la solidité et il n ’y a pas, 1 entre eux, la moindre ressemblance. U n homme, dont une j main est paralysée, a une idée aussi parfaite d ’impénétra- 1 bilité quand il remarque que cette main est soutenue par j la table et quand il touche la même table avec l ’autre 1 M main. Un objet, qui presse l ’un de nos membres, rencontre de la résistance ; cette résistance, par le mouvement qu’elle 1 donne aux nerfs et aux esprits animaux, apporte à l ’esprit j une certaine sensation : mais il ne s ’ensuit pas que la sen- j

i . P a r t . I I , seest, 4 (H ), p . 109 .

3 2 0 l ’e n t e n d e m e n tsation, le mouvement et la résistance se ressemblent enaucune manière.

Deuxièmement, les impressions du toucher sont des impressions simples, sauf quand on les considère dans leur étendue, qui est sans effet pour le dessein présent : de cette simplicité, je conclus qu’elles ne représentent ni la solidité, ni aucun objet réel. En effet posons deux -cas, celui d ’un homme qui presse de la main une pierre ou un corps solide et celui de deux pierres qui se pressent l ’une l ’autre ; on accordera aisément que ces deux cas ne sont pas semblables à tous égards, et que, dans le premier cas, il y a, uni à la solidité, un toucher ou une sensation qui n ’apparaît pas dans le second. Donc, afin de rendre semblables ces deux cas, il est nécessaire de retirer une partie de l ’impres­sion que l ’homme éprouve par sa main, par son organe de sensation ; et, comme on ne peut le faire en raison de la simplicité de l ’impression, nous sommes obligés d ’enle­ver le tout et c ’est la preuve que cette impression tout entière n ’a ni archétype ni modèle dans les objets extérieurs ; nous pouvons y ajouter que la solidité suppose nécessaire­ment deux corps en même temps que contiguïté et impul­sion : et, comme elle est un objet composé, une impression simple ne peut jamais la représenter. Sans tenir compte qu’en dépit de la constance de la solidité toujours inva­riablement identique, les impressions du toucher changent pour nous à toüt moment, ce. qui est une preuve claire que les secondes ne représentent pas les premières.

Ainsi il y a une opposition directe et totale entre notre raison°et nos sens ; ou, pour parler avec plus de propriété, entre les conclusions que nous formons à partir de la cause et de' l ’effet et celles qui nous persuadent de l ’existence continue et indépendante des corps. Quand nous raison­nons à partir de la. cause et de l ’effet, nous concluons que ni la couleur, ni le son, ni la saveur, ni l ’odeur n’ont d ’exis­tence continue et indépendante. Quand nous éliminons ces qualités sensibles, il ne reste rien dans l ’univers, qui ait une telle existence.

H u m é 21

F ^ SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 321

Page 137: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

322 l ’ e n t e n d e m e n t

S e c t io n V

L ’im m atéria lité de l ’âm e

Puisque nous avons trouvé de pareilles contradictions et de pareilles difficultés dans tous les systèmes sur les objets extérieurs et dans l ’idée de matière que nous nous imâgi- j nons si claire et si définie, nous nous attendrions naturelle-1 ment à trouver des difficultés et des contradictions encore | plus grandes dans toutes les hypothèses sur nos percep- j tions internes et sur la nature de l ’esprit que nous sommes i portés à penser beaucoup plus obscures et incertaines. ] M ais, en cela, nous nous tromperions. L e monde intellec-1 tuel, bien qu'enveloppé dans des obscurités infinies, n ’est pas embarrassé par des contradictions analogues à celles j que nous avons découvertes dans le monde de la nature. 1 Ce que nous connaissons à son sujet, s ’accorde avec lui ; . et ce qui nous en est inconnu, nous devons nous contenter de le laisser comme tel.

Il est vrai, certains philosophes nous promettent de ' diminuer notre ignorance, si nous consentions à les j écouter ; mais, je le crains, ce serait un danger de tomber dans des contradictions dont le sujet lui-même est exem pt.! Ces philosophes, ce sont ceux qui raisonnent de manière | subtile sur les substances, matérielle ou immatérielle,! auxquelles, admettent-ils, sont inhérentes nos perceptions.] Pour mettre un terme à ces arguties sans fin dans les deux sens, je ne connais pas de meilleure méthode que de demander en quelques mots à ces philosophes ce qu’ils entendent par substance et inhérence. Quand ils auront] répondu à cette question, alors, et seulement alors, il sera raisonnable d ’engager sérieusement la discussion.

Cette question, nous avons trouvé qu’on ne pouvait 1 répondre au sujet de la matière et des corps ; mais, dans le cas de l ’esprit, outre qu’elle souffre touten les mêmes difficultés, elle est chargée de quelque® difficultés additionnelles propres à ce sujet. Puisque tou ta]

idée dérive d ’une impression antérieure, si nous avons une idée de la substance de nos esprits, nous devons aussi en avoir une impression : ce qu’il est très difficile, sinon impossible, de penser. Car comment une impression peut- elle représenter une substance autrement qu’en lui res­semblant ? E t comment une impression peut-elle ressembler à une substance puisque, d ’après cette philosophie, elle n ’est pas une substance et qu’elle n’a aucune des qualités particulières ou des caractères d ’une substance?

Mais je délaisse la question de savoir ce qui peut ou ce qui ne peut pas être pour cette autre question : qu’existe- t-il effectivement? E t je désire que les philosophes, qui prétendent que nous avons une idée de la substance de nos esprits, désignent l ’impression qui la- produit et nous disent clairement de quelle manière opère cette impression et de quel objet elle est tirée. Est-ce une impression de sensation ou une impression de réflexion ? Est-elle agréable, douloureuse ' ou indifférente ? Nous accompagne-t-elle à tout moment on revient-elle seulement à intervalles? Si elle revient à intervalles, à quels moments reyient-elle surtout et quelles causes la produisent ?

Si, au lieu de répondre à ces questions, on éludait la difficulté en disant que la substance se définit quelque chose qui peut exister par soi et que cette définition doit nous satisfaire : si on le disait, j ’observerais que cette défi­nition convient à tout ce qu’on peut sans doute concevoir et qu’elle ne servira jamais à distinguer la substance de l ’accident ou l ’âme de ses perceptions. Voici en effet comment je raisonne. Tout ce qu’on conçoit clairement peut exister : et tout ce qu’on conçoit clairement d ’une manière donnée peut exister de cette même manière. C ’est un principe qui a déjà été admis. D ’autre part tout ce qui est différent est discernable et tout ce qui est discernable, l ’imagination peut le séparer. C ’est un autre principe. De ces deux principes, je conclus : puisque toutes nos percep­tions diffèrent les unes des autres et de toute autre chose dans l ’univers, elles sont aussi distinctes et séparables et on peut les considérer comme existant séparément ; elles

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 2 3

Page 138: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

324 l ’e n t e n d e m e n t

peuvent exister séparément et elles n’ont besoin de rien d ’autre pour supporter leur existence. Ce sont donc des substances, pour autant que cette définition exprime la substance.

Ainsi ni la considération de l ’origine première des idées, ni le secours d ’une définition ne nous permettent d ’arriver à une notion satisfaisante de la substance qui me paraisse une raison suffisante d ’abandonner complètement cette discussion sur la matérialité ou l ’immatérialité de l ’âme et qui me fasse, condamner même la question elle-même. Nous n ’avons d ’idée parfaite que des perceptions. Une substance diffère entièrement d ’une perception. Nous n ’avons donc aucune idée d ’une substance. Leur inhé­rence à un quelque chose est, suppose-t-on, nécessaire pour soutenir l ’existence de nos perceptions. Rien n’appa­raît nécessaire pour soutenir l ’existence d ’une perception. Nous n’avons donc pas d ’idée d ’inhérence. Quelle possi­bilité avons-nous alors de répondre à cette question, les perceptions sont-elles inhérentes à une substance matérielle ou à une substance immatérielle, quand nous ne comprenons même pas le sens de cette question?

Un argument, qu ’on emploie couramment en faveur de l ’immatérialité de l ’âme, me semble remarquable. Tout ce qui est étendu est composé de parties : et tout ce qui est composé de parties est divisible, sinon réellement, du moins dans l ’imagination. M ais il est impossible qu ’aucune chose divisible puisse être conjointe à une pensée ou à une perception qui est une existence qu’on ne peut absolument pas scinder, ni diviser. Car, si l ’on admettait une pareille conjonction, la pensée indivisible existerait-elle à gauche ou à droite du corps étendu et divisible ? A la surface ou au m ilieu? A u dos ou par devant? S i la pensée est conjointe à l ’étèndue, elle doit exister quelque part à l ’intérieur des* dimensions de celle-ci. S i elle existe à l ’intérieur de !ses dimensions, elle doit ou bien exister spécialement dans l ’une de ses parties ; et alors cette partie spéciale est indivisible et la perception est conjointe seulement à cette partie et non à l ’étendue : ou bien si la pensée existe dans

toutes les parties, elle doit être aussi étendue, morcelable et divisible tout comme le corps, ce qui est absolument absurde et contradictoire. Car peut-on concevoir une pas­sion d ’un yard de long, d ’un pied de large et d ’un pouce d ’épaisseur? Donc la pensée et l ’étendue sont des qualités complètement incompatibles et ne peuvent jamais s ’unir l ’une à l ’autre dans un sujet unique.

Cet argument n’affecte pas la question qui porte sur la substance de l ’âme ; il affecte seulement celle qui porte sur sa conjonction locale avec la matière ; aussi convient-il sans doute de considérer quels objets sont en général, ou ne sont pas, susceptibles de conjonction locale. C ’est une question intéressante et elle peut nous conduire à des découvertes d ’importance considérable.

L a première notion de l ’espace et de l ’étendue se tire uniquement des sens de la vue et du toucher ; et il n ’y a rien, que ce qui est coloré ou tangible, qui ait ses parties disposées de manière à donner cette idée. Quand nous diminuons ou accroissons une saveur, ce n’est pas de la même manière que lorsque nous diminuons ou accroissons un objet visible • et quand plusieurs sons frappent ensemble notre sens de l ’audition, l ’accoutumance et la réflexion seules nous font former une idée des degrés de distance et de contiguïté des corps d ’où proviennent les sons. Tout ce qui marque le lieu de son existence doit être ou bien étendu ou bien point mathématique sans parties ni com­position. Tout ce qui est étendu doit avoir une figure par­ticulière, par exemple carrée, ronde, triangulaire ; aucune de ces formes ne s’accordera avec un désir, ni certes avec une impression ou une idée autres que celles des deux sens mentionnés ci-dessus. E t un désir, malgré son indivisi­bilité, ne doit pas être considéré comme un point mathéma­tique. Car, dans ce cas, l ’on pourrait, par addition d ’autres unités, former deux, tro is ,. quatre désirs ; et ceux-ci pourraient se disposer et se placer de manière à avoir une longueur, une largeur et une épaisseur déterminées : ce qui est évidemment absurde.

On ne sera pas étonné, après cela, que j’énonce une

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 2 5

Page 139: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

326 l ’e n t e n d e m e n t

maxime condamnée par divers métaphysiciens et qu’il estiment contraire aux principes les plus certains de lfl raison humaine. Cette maxime, c’est qu’un objet peut exister et pourtant n’être nulle part -, j ’affirme que ce n ’eM pas seulement possible, mais que la plus grande partie des! êtres existent et doivent exister de cette manière. On peut dire qu ’un objet n ’est nulle part, quand ses parties ne sont' pas situées les unes par rapport aux autres de manière â fl former une figure ou une quantité ; et que l ’objet entier n ’est pas situé par rapport aux autres corps de manière à] répondre à nos notions de contiguïté ou de distance. Or c ’est évidemment le cas pour toutes nos perceptions et objets autres que ceux de la vue et du toucher. Une réflexion morale ne peut se placer à droite ou à gauche d ’une passion ; une odeur ou un son ne peuvent être de forme circulaire ou carrée. Ces objets et perceptions sont si loin de réclamer une place particulière qu’ils sont absolument incompatibles, avec toute place et que l ’ima­gination elle-même ne peut leur en attribuer une. Q uant. à l ’absurdité de la supposition que ces perceptions ne sont nulle part, nous pouvons considérer que si passions et sentiments paraissaient, à la perception, avoir une place particulière, l ’idée d ’étendue pourrait s’en tirer aussi bien que de. la vue et du toucher : contf airement à ce que nous avons déjà établi. S i elles ne paraissent pas avoir de place particulière, elles peuvent sans doute exister de cette même manière ; car tout" ce que nous concevons est possible.. I l ne sera pas nécessaire maintenant de prouver que ces

perceptions qui sont simples et n ’existent nulle part sont incapables d ’une conjonction locale avec la matière ou le corps qui sont étendus et divisibles ; car on ne peut découvrir de relation que sur une qualité commune '. Peut-être vaudra-t-il mieux observer que cette question de la conjonction locale des objets ne se présente pas seu­lement-dans les débats métaphysiques sur la nature de

l ’âme, et cjue, même dans la vie courante, nous avons à tout moment l ’occasion de l ’examiner. Ainsi admettons que nous considérons une figue à un bout de la table et une olive à l ’autre bout ; évidemment, quand nous formons les idées complexes de ces substances, l ’une des idées les plus manifestes est celle de leurs saveurs différentes ; aussi évidemment nous unissons et combinons ces qualités à celles qui sont colorées et tangibles. L e goût amer de l ’une et le goût sucré de l ’autre se trouvent, admet-on, dans les corps visibles eux-mêmes et ils sont séparés l ’un de l ’autre par toute la longueur de la table. C ’est une illu­sion si remarquable et si naturelle qu’il peut convenir de considérer les principes dont elle provient.

Bien qu’un objet étendu ne puisse pas avoir de conjonc­tion locale avec un autre objet qui existe sans avoir de lieu ni d ’étendue, ces deux objets pourtant sont susceptibles de nombreuses autres relations. Ainsi la saveur et l ’odeur d ’un fruit sont inséparables de ses autres qualités colorées et tangibles ; quelles que soient d ’entre elles les causes et les effets, il est certain que ces qualités coexistent tou­jours. E t elles ne coexistent pas seulement en général, mais aussi elles apparaissent en même temps dans Ter,prit ; et c ’est par l ’application du corps étendu à nos sens que nous percevons sa saveur-et son odeur particulières. Ces relations de causalité et de contiguïté dans le temps pour leur apparition, entre l ’objet étendu et la qualité qui existe sans avoir de place particulière doivent donc avoir sur l ’esprit cet effet qu’à l ’apparition de l ’un, immédiatement il orientera sa pensée pour concevoir l ’autre. Ce n’est pas tout. Nous n ’orientons pas seulement notre pensée de l ’un à l ’autre en raison de leur relation ; nous tentons au?.si de leur donner une nouvelle relation, celle de conjonction locale, pour pouvoir rendre la transition plus aisée et plus natutelle. Car c’est une qualité que j ’aurai souvent l ’occa­sion de remarquer dans la nature humaine, et que j ’expli­querai plus complètement à l ’endroit voulu x, que, lorsque

x. L ivre I I I ; part. I I , sect. 3, p. 622, n, 1.

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 2 7

Page 140: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

328 l ’e n t e n d e m e n t

des objets sont unis par quelque relation, nous avons une forte tendance à y ajouter quelque nouvelle relation afin de compléter leur union. Quand nous rangeons des corps,' nous ne manquons jamais de placer ceux qui se ressemblent en contiguïté les uns avec les autres ou, du moins, sous des points de vue correspondants : pourquoi ? sinon parce que nous ressentons une satisfaction à joindre la relation de contiguïté à celle de ressemblance ou la ressemblance des situations à celle des qualités. Les effets de cette tendance, nous les avons déjà observés 1 dans cette ressemblance que nous admettons aussi volontiers entre les impressions particulières et leurs causes externes. M ais nous n ’en trouverons pas un effet plus évident que dans le cas présent où les relations de causalité et de contiguïté temporelle entre deux objets nous font imaginer aussi celle de con­jonction locale afin de renforcer la connexion.

M ais, quelque notion confuse que nous puissions former d ’une union locale entre un corps étendu, comme une figue, et sa saveur particulière, il est certain qu ’à la réflexion nous devons observer dans cette union quelque chose de tout à fait inintelligible et contradictoire. Car, I si nous nous posions une question évidente, à savoir si la saveur, que nous pensons contenue dans le périmètre du i corps, se trouve dans toutes ses parties ou dans une seule, < nous devons promptement nous trouver embarrassés et percevons l ’impossibilité de jamais donner une réponse j satisfaisante. Nous ne pouvons répondre que c ’est seule­ment dans une partie : car l ’expérience nous convainc que j chaque partie a la même saveur. Nous pouvons aussi peu répondre qu’elle existe dans toutes les parties ; car nous devons alors admettre qu’elle est figurée et étendue : ce qui est absurde et incompréhensible. Ici nous sommes donc influencés par deux principes directement contraires l ’un ' à l ’autre, cette inclination de notre imagination qui nous détermine à unir la saveur au corps étendu et notre raison qui nous montre l ’impossibilité d ’une telle union. Divisés

x. Section 2, vers la fin ( H ) , p, 306.

entre ces principes opposés, nous ne renonçons ni à l ’un ni à l ’autre, mais nous enveloppons le sujet dans une telle confusion et une telle obscurité que nous ne percevons pas plus longtemps l ’opposition. Nous admettons que la saveur existe à l ’intérieur du périmètre du corps, mais de telle manière qu’elle emplit le tout sans avoir d ’étendue et qu ’elle existe tout entière dans chaque partie sans souffrir de division. B ref nous employons, dans notre manière la plus familière de penser, ce principe scolastique qui nous paraît si choquant quand on le propose crûment, le tout est dans le tout et le tout est dans chacune des parties ; ce qui revient tout à fait à dire qu’une chose est dans une certaine place et que pourtant elle n ’y est pas.

Toute cette absurdité provient de ce que nous tentons d ’accorder une place à ce qui ne peut absolument pas en avoir ; et, à son tour, cette tentative naît de notre inclina­tion à compléter une union fondée sur la causalité et la contiguïté temporelle en attribuant aux objets la conjonc­tion locale. M ais, si jamais la raison a assez de force pour surmonter le préjugé, c’est certainement dans le cas présent qu’elle doit prévaloir. Car nous avons seulement laissé à choisir d ’admettre ou bien que certains êtres existent sans qu’ils aient de lieu ; ou bien qu’ils sont figurés et étendus ; ou bien que, lorsqu’ils sont unis à des objets étendus, le tout est dans le tout et le tout est dans chacune des parties. L ’absurdité des deux dernières suppositions prouve suffi­samment la vérité de la première. Et il n ’y a pas de qua­trième opinion : car, si l ’on admettait qu’ils existent à la manière de points mathématiques, cette supposition se ramènerait à la deuxième opinion et l ’on admettrait que plusieurs passions peuvent se ranger selon une figure cir­culaire et qu’un certain nombre d ’odeurs, conjointes à un certain nombre de sons, peuvent former un corps de douze pouces cubes ; assertion dont le ridicule apparaît, à seulement l ’énoncer.

M ais, bien que, dans cette vue des choses, nous ne puissions refuser de condamner les matérialistes qui unissent toute pensée à l ’étendue, un peu de réflexion

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 2 9

Page 141: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

3 3 0 l ’e n t e n d e m e n t 1

nous montrera pourtant une égale raison de blâmer leu adversaires qui joignent toute pensée à une substan simple et indivisible. L a philosophie la plus banale no informe qu’aucun objet extérieur ne peut se faire con naître immédiatement à l ’esprit, sans l ’interposition d ’u~ image ou d ’une perception. Cette table, qui vient de m ’ap paraître à l ’instant, est seulement une perception et tout ses qualités sont les qualités d ’une perception. Or la plu manifeste de toutes ses qualités est l ’étendue. L a percep tion se compose de parties. Ces parties sont situées d manière à nous apporter la notion de distance et de conti guïté, de longueur, largeur et épaisseur. L a limite de c dimensions, c ’est ce que nous appelons la figure, Cett figure est mobile, séparable et divisible. Mobilité et sépa rabilité sont les propriétés distinctives des objets étendus! Et, pour couper court à toute discussion, l ’idée même d ’étendue n ’est copiée de rien d ’autre que d ’une impresi sion et, par suite, elle doit lui correspondre parfaitement. D ire que l ’idée d ’étendue correspond à quelque chose, c ’est dire que ce quelque chose est étendu.

L e libre-penseur peut maintenant triompher à son tour J puisque, a-t-on trouvé, il y a des impressions et des idée réellement étendues, il peut demander à ses adversair comment ils peuvent unir un sujet simple et indivisibl à une perception étendue. Tous les arguments des théolo giens peuvent ici se retourner contre eux. L e sujet ind‘ visible ou, si vous voulez la substance immatérielle es“ elle à gauche ou à droite de la perception ? Est-elle spéciale ment dans cette partie ou dans cette autre? Est-elle dan toutes les parties sans être étendue? Ou est-elle en entie dans chacune des parties sans déserter les autres? Il impossible de donner à ces questions une réponse qui i soit pas absurde en elle-même et qui, en même temps, laisse pas inexpliquée l ’union de nos perceptions indi sibles avec une substance étendue.

Je trouve ici l ’occasion de reprendre à nouveau l ’examd de la question sur la substance de l ’âme ; j ’ai certes c o l

damné cette question pour son extrême inintelligibilité

pourtant je ne peux m ’empêcher de proposer quelques réflexions de plus à son sujet. J ’affirme que la doctrine de l ’immatérialité, de la simplicité et de l ’indivisibilité de la substance pensante est un véritable athéisme et qu’elle servira à justifier tous les sentiments qui ont fait décrier Spinoza aussi universellement. Ces réflexions, je l ’espère du moins, me procureront un avantage, celui d ’enlever à mes adversaires tout prétexte de rendre odieuse par leurs déclamations la doctrine présente quand ils verront qu’on peut si aisément les retourner contre eux.

L e principe fondamental de l ’athéisme.de Spinoza est la doctrine de la simplicité de l ’univers et l ’unité de la sub­stance à laquelle, admet-il, sont également inhérentes la pensée et la matière. Il y a seulement une substance dans le monde, dit-il, et cette substance est parfaitement simple et indivisible, elle existe partout sans aucune présence locale. Tout ce que nous découvrons à l ’extérieur par la sensation, tout ce que nous éprouvons à l ’intérieur par la réflexion, tout cela n ’est rien que modifications de cet être unique, simple et nécessairement1 existant ; riên de tout cela ne possède l ’existence séparée et distincte. Toute passion de l ’âme, toute configuration de la matière, quelles que soient leur différence et leur diversité, sont inhérentes à la même substance et conservent en elles- mêmes leurs caractères distinctifs sans les communiquer au sujet auquel elles sont inhérentes. L e même substra­tum, si je peux parler ainsi, supporte les modifications les plus différentes sans éprouver en lui-même aucune différence et elles varient sans qu’il éprouve lui-même de variation. N i le temps, ni le lieu, ni toute la diversité de la nature ne sont capables de produire de composition, ni de changement dans sa simplicité et son identité parfaites.

Ce bref exposé des principes de ce fameux athée suffira, je crois, au dessein présent ; sans pénétrer plus avant dans ces domaines sombres et obscurs, je serai à même de montrer que cette doctrine révoltante est presque iden­tique à celle de l ’immatérialité de l ’âme qui est devenue si populaire. Pour le montrer avec évidence, souvenons-

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 331

Page 142: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

3 3 2 l ’e n t e n d e m e n t /

nous 1 que, puisque toute idée dérive d ’une perceptlsjB antérieure, il est impossible que notre idée d ’une p c rc e fl tion et que celle d ’un objet ou d ’une existence extérieu fjj puissent jamais représenter des choses qui soient s p é c if l quement différentes. Quelque différence que nous p u l l sions admettre entre elles, elle nous est toujours in c o m p r® hensible ; nous sommes obligés soit de concevoir un obj<i extérieur uniquement comme une relation sans corrélatif soit de l ’identifier absolument à une perception ou à uni impression.

L a conséquence, que j ’en tirerai, peut, à première VUS paraître purement sophistique : mais le moindre cxameB la révélera solide et satisfaisante. Je dis donc que, puisqu'il nous est possible d ’admettre — mais que nous ne som m ai jamais capables de concevoir — une différence spécifique entre un objet et une impression, toutes les conclusion! que nous formons au sujet de la connexion et de l ’incompa*- tibilité des impressions, nous ne saurons pas avec certi» tude si elles peuvent s’appliquer aux objets mais, d ’autrt, part, quelque conclusion de ce genre que nous formions am sujet des objets, elle pourra s’appliquer très certainement aux impressions. I l n ’est pas difficile d’en donner la raison,; Puisque, admet-on, un objet et une impression d iffè re ™ nous ne pouvons être sûrs que la circonstance, sur laquelli nous fondons notre raisonnement, leur est commune ■ tous deux, à supposer que nous formions notre raisonne^ ment d ’après l ’impression. Il est toujours possible qü# l ’objet en diffère sur ce point. M ais, quand nous form oni d ’abord notre raisonnement au sujet de l ’objet, il est hor» de doute que le même raisonnement doit s’étendre à l ’im4 pression : car, la qualité de l ’objet sur laquelle se fo n t* l ’argument, l ’esprit doit au moins la concevoir et il Ijfl pourrait la concevoir si elle n ’était pas commune à uni) impression : car nous n ’avons d ’idées que tirées de cet® origine. Ainsi nous pouvons établir comme une maxirëH certaine, que nous ne pouvons jamais, par aucun principi sinon par un genre irrégulier de raisonnement, d ’aprM

I , P art. I I , seet. 6 ( H ) , p. 138.

I l ’expérience 1 découvrir une connexion ou une incompa- I tibilité entre des objets, qui ne s ’étende aux impressions ;I la proposition réciproque ne peut pourtant pas être égale- I ment vraie, que toutes les relations qu’on peut découvrir I entre les impressions appartiennent également aux I objets.

Appliquons ces maximes au cas présent : il y a deux I systèmes différents d ’êtres, qui se présentent et auxquels, I je l ’admets, je dois nécessairement assigner une substance I ou un principe d ’inhérence. J ’observe d ’abord l ’univers 1 des objets ou des corps : le soleil, la lune ou les étoiles ; I la terre, les mers, les plantes, les animaux, les hommes, les H navires, les maisons et les autres productions de l ’art ou I de la nature. C ’est ici qu’apparaît Spinoza ; il me dit que I ce sont là seulement des modes et que le sujet, auquel I ceux-ci sont inhérents, est simple, incomposé et indivisible.■ Après cela, je considère l ’autre système d ’êtres. J ’y observe I un autre soleil, une autre lune et d ’autres étoiles ; une terre I et des mers couvertes et habitées par des plantes et des I animaux : des villes, des maisons, des montagnes, des I cours d ’eau ; bref tout ce que je peux découvrir ou con- I cevoir dans le pouvoir dans le premier système. Sur mon 1 enquête à leur sujet, les théologiens se présentent et me I disent que ce sont aussi des modes, et des modes d ’une I seule substance simple, incomposée et indivisible. Immé- I diatement là-dessus, je suis assourdi par le tapage d ’une I quantité de voix traitant la première hypothèse avec I exécration et mépris et la seconde avec éloge et vénération. I Je tourne mon attention vers ces hypothèses pour voir I quelle peut être la raison d ’une aussi grande partialité : 1 je trouve qu’elles ont le même vice d ’être inintelligibles etI que, autant que nous puissions les comprendre, elles sont■ si semblables qu’il est impossible de découvrir dans l ’uneI une absurdité qui ne soit pas commune aux deux. NousI n’avons aucune idée d ’une qualité dans un objet qui neI corresponde pas à une qualité dans une impression et qui

1 . Tel est le raisonnement de la seet. 2 à partir de la cohérence de | nos perceptions (H), p. 284.

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 3 3

Page 143: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

ne puisse la représenter ; car toutes nos idées proviennes! de nos impressions. Nous ne pouvons donc jamais d é c o j vrir d ’incompatibilité entre un objet étendu, comme mode, et une essence simple et incomposée, comme sa substance jj si cette incompatibilité ne se place pas également entre 1 1 perception ou l ’impression de cet objet étendu et la mêmâj essence incomposée. Toute idée d ’une qualité dans un objet passe à travers une impression ; donc toute relation perceptible, qu’elle soit de connexion ou d ’incompa^ tibilité doit être commune à la fois aux objets et auXj impressions.

M ais, bien que cet argument, considéré dans l ’ensemble,; semble évident et entièrement hors de doute et de contra-i diction, cependant pour le rendre plus clair et plus sen­sible, considérons-le en détail et voyons si toutes les absur«jM dités qu’on a trouvées dans le système de Spinoza, ne ■ peuvent pas également se découvrir dans celui des f l théologiens l .

Premièrement, on a dit contre Spinoza, selon la manière 1 scolastique de parler plutôt que de penser, qu ’un m o d e ,® n ’étant pas une existence distincte ou séparée^ doit ê t r e ® absolument identique à sa substance et que, par s u ite f l l ’étendue de l ’univers doit en quelque manière s’identifier 1 à cette essence simple et incomposée à laquelle, adm et-onJB l ’univers est inhérent. M ais, peut-on prétendre, c’est . absolument impossible et inconcevable, sauf si la su bstancM indivisible se développe au point de correspondre à 1 l ’étendue, ou si l ’étendue se contracte au point de répondre 1 à la substance indivisible. Cet argument semble juste J autant que nous puissions le comprendre ; et il est clair | qu’il n ’est besoin que d ’un changement dans les t e r m e ® pour appliquer le même argument à nos p e rc e p tio n » étendues et à l ’essence simple de l ’âme ; car les idées d e l f l objets et les perceptions sont à tous égards identiques J sauf seulement qu’elles s’accompagnent de la supposition* d ’une différence inconnue et incompréhensible.

Deuxièmement, on a dit que nous n ’avions pas d ’id éMx. Cf. le Dictionnaire d e B a y l e , article Spinoza {H) ; remarque N. 1

3 3 4 l ’e n t e n d e m e n t SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 335

de substance qui ne puisse s’appliquer à la matière ; ni d’idée de substance distincte qui ne puisse s’appliquer à toute portion distincte de matière. La matière n ’est donc pas un mode, c’est une substance et chaque partie de matière est non pas un mode distinct, mais une substance distincte. J ’ai déjà prouvé que nous n ’avons pas d ’idëe parfaite de substance ; et que, si nous la prenons comme un quelque chose capable d ’exister par soi-même, évidemment toute perception est une substance et chaque partie dis­tincte d ’une perception est une substance distincte : par suite, à cet égard, les deux hypothèses souffrent les mêmes difficultés.

Troisièmement, on a objecté au système d ’une unique substance simple dans l ’univers que cette substance, étant le support ou le substratum de toutes choses, doit, juste au même moment, être modifiée en des formes con­traires et incompatibles. L a figure ronde et la figure carrée sont incompatibles dans la même substance en même temps. Comment est-il alors possible que la même sub­stance puisse à la fois être modifiée en cette table carrée et en cette table ronde ? Je pose la même question au sujet des impressions de ces tables et trouve que la réponse n’est pas plus satisfaisante dans un cas que dans l ’autre.

Il apparaît alors que, de quelque côté que nous nous tournions, les mêmes difficultés nous suivent et que nous ne pouvons avancer d ’un pas vers l ’établissement de la simplicité et de l ’immatérialité de l ’âme sans préparer la voie à un athéisme dangereux et irrémédiable. L e cas serait le même si, au lieu d ’appeler pensée une modifica­tion de l ’âme, nous lui donnions le nom plus ancien, et pourtant plus à la mode, d ’action. Par action, nous entendons tout à fait la même chose que ce qu’on appelle communé­ment un mode abstrait ; c’est-à-dire quelque chose qui, à proprement parler, ne peut ni se distinguer, ni se séparer de sa substance et qui est seulement conçu par une dis­tinction de raison ou une abstraction. M ais on ne gagne rien à remplacer le terme de modification par celui d ’ac­tion ; et nous ne nous délivrons pas de cette manière d ’une

|

Page 144: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

336 l ’e n t e n d e m e n t

seule difficulté, comme vont le montrer les deux réflexion^ suivantes.

Premièrement, je note que le mot action, selon cstt# explication qu’on en donne, ne peut jamais être appliqué justement à aucune perception, comme dérivée de l ’esprit ou de la substance pensante Nos perceptions sont toutel1 réellement différentes, séparables et disçernables l ’une de l ’autre et de toute autre chose que nous pouvons ima­giner ; il est donc impossible de concevoir comment ellfll peuvent être l ’action ou le mode abstrait d ’une substance. L ’exemple du mouvement, dont on use communément pour montrer de quelle manière la perception dépend de sa substance comme une action, nous confond plutôt qu’il ne nous instruit. L e mouvement, selon toute apparence, ne produit dans le corps aucun changement réel, ni essen­tiel, mais il modifie seulement sa relation aux autres objets. Or, entre un homme qui se promène le matin dans un jardin en une compagnie qui lui est agréable ; et un homme qui, l ’après-midi, est enfermé dans une prison et qui est plein de terreur, de désespoir et de ressentiment, il y a, semble-t-il, une différence radicale et d ’un tout autre genre que celle que produit en un corps un changemeni de situation. De même que nous concluons de la distinc­tion et de la séparabilité de leurs idées que les objets exté­rieurs ont une existence séparée les uns à part des autres ; de même, quand nous faisons de ces' idées elles-mêmes nos : objets, nous devons tirer la même conclusion à leur sujet, d ’après le raisonnement précédent. D u moins doit-on avouer que, puisque nous n’avons pas d ’idée de la substance de l ’âme, il nous est impossible de dire comment elle peul admettre de telles différences et même des contrariétés de perception sans changer en rien dans son fond ; par suite i nous ne pouvons jamais dire en quel sens les perceptions sont des actions de cette substance. L ’emploi du mot action, que n ’accompagne aucun sens, au lieu du mot de modification, n’ajoute donc rien à notre connaissance et il n’est d ’aucun avantage .pour la . doctrine d e .l’immaté­rialité de l ’âme. p. - ' °

t C / O ETCKTO

J ’ajoute, en second lieu, que s ’il apportait quelque avantage à cette cause, il devrait apporter un avantage égal à la cause de l ’athéisme. Car nos théologiens pré­tendent-ils monopoliser le mot action et les athées ne peuvent-ils également en prendre possession et affirmer que les plantes, les animaux, les hommes, etc., ne sont rien que des actions particulières d ’une substance simple et universelle, qui agit par une nécessité aveugle et absolue ? C ’est là, direz-vous, une parfaite absurdité. J ’avoue que c’est inintelligible ; mais en même temps j ’affirme, d ’après les principes expliqués ci-dessus, qu’il est impossible de découvrir, dans la supposition que tous les différents objets dans la nature sont des actions d ’une seule substance simple, aucune absurdité qui ne soit applicable à une supposition analogue au sujet des impressions et des idées.

De ,ces hypothèses sur la substance et la conjonction locale de nos perceptions, nous pouvons passer à une autre qui est plus intelligible que la première et plus importante que la seconde, celle qui porte sur la cause de nos perceptions. L a matière et le mouvement, dit-on communément dans les écoles, aussi variés qu’ils soient, sont toujours de la matière et du mouvement et ils produisent seulement une différence dans la situation et la position des objets. Divisez un corps autant de fois qu’il vous plaît, c’est toujours un corps. Mettez-le sous n’ importe quelle figure, rien n ’en résulte jamais que la figure et le rapport des parties. M ouvez-le de n’importe quelle manière, vous ■ trouvez toujours le mouvement et un changement de rapport. C ’est une absurdité de penser qu’un mouvement circulaire, par exemple, ne soit rien qu’un simple mouvement cir­culaire : alors qu’un mouvement dans une autre direction, en ellipse par exemple, serait aussi une passion ou une réflexion morale : que le heurt de deux particules sphé­riques devienne une sensation de douleur alors que la rencontre de deux particules triangulaires apporte un plaisir. Or, comme ces différents heurts, variations et mélanges sont les seuls changements dont la matière soit susceptible et qu ’ils ne nous apportent aucune idée de

H u m e 2 2

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES

Page 145: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

338 l ’e n t e n d e m e n t

pensée ou de perception, on conclut qu’il est impossib que la pensée soit jamais causée par la matière.

Peu d ’hommes ont été capables de résister à l ’apparenti évidence de cet argument ; et pourtant il n ’y a rien au monde de plus facile à réfuter. Nous n’avons besoin que de.réfléchir à ce que nous avons prouvé tout au long, que* nous n’avons jamais conscience d ’une connexion entrâ­tes causes et les effets et. que c’est seulement notre expé-i rience de leur constante conjonction qui nous permet du parvenir à la connaissance de cette relation. Or, puisqu tous les objets, qui ne sont pas contraires, sont susceptibles de conjonction constante et qu’il n ’y a pas d ’objets réels qui soient contraires ; j ’ai inféré de ces principes 1 , qu’à considérer la matière a priori, n ’importe quoi peut pro-j duire n ’importe quoi et que nous ne découvrirons jamais de raison pour laquelle un objet peut, ou ne peut pas, être ] la cause d ’un autre, aussi grande ou aussi faible que puisse j être entre eux la ressemblance. Ce qui détruit évidem­ment le raisonnement précédent sur la cause de, la pensée ou de la perception. Car, bien qu’il n ’apparaisse aucune sorte de connexion entre le mouvement et la pensée, le cas est le même pour toutes les autres causes et tous les autres effets. Placez un corps lourd d ’une livre à l ’une des extrémités d ’un levier et, à l ’autre extrém ité,! un autre corps du même poids, vous ne trouverez jamais dans ces corps un principe de mouvement, dépendant de leurs distances du centre, pas plus que de pensée ou de perception. S i vous prétendez donc prouver a priori qu ’une telle position des corps ne peut jamais produire de pensée, — car, retournez-la de la manière que vous voulez, ce n ’est rien qu’une position de corps, — vous devez con­clure, par un même progrès de raisonnement, qu ’elle ne peut jamais produire de mouvement ; car il n ’y a pas da connexion plus apparente dans un cas que dans l ’autre. M ais cette dernière conclusion est contraire à une expé­rience évidente et il se peut que nous puissions avoir uu^

expérience analogue dans les opérations de l ’esprit et que nous puissions percevoir une conjonction constante de la pensée et du mouvement ; aussi raisonnez-vous trop précipitamment quand, de la seule considération des idées, nous concluons qu’il est impossible que du mouvement puisse jamais produire de la pensée ou qu’une position différente des parties engendre une passion ou une réflexion différente. M ieux, il n ’est pas seulement possible que nous puissions avoir une telle expérience, il est certain que nous l ’avons : car tout homme peut percevoir que les différentes dispositions de son corps changent ses pensées et ses sen­timents. S i l ’on disait que ce fait dépend de l ’union de l ’âme et du corps, je répondrais que nous devons séparer la question de la substance de l ’esprit de la question de la cause de sa pensée ; et que, si nous nous cantonnons dans la dernière question, nous trouvons, par comparaison de leurs idées, que la pensée et le mouvement diffèrent l ’un de l ’autre et, par expérience, qu’ils sont constamment unis ; or ce sont là toutes les circonstances qui entrent dans l ’idée de la cause et de l ’effet, quand on l ’applique aux opérations de la matière ; nous pouvons donc certaine­ment conclure que le mouvement peut être, et qu’il est effectivement, la cause de la pensée et de la perception.

Telle est, semble-t-il, la seule alternative qui nous reste dans le cas présent : soit affirmer que rien ne peut être la cause de rien, sauf quand l ’esprit peut percevoir la con­nexion dans son idée des objets ; soit soutenir que tous les objets que nous trouvons constamment conjoints, doivent être regardés, pour cette raison, comme causes et effets. S i nous choisissons le premier parti de l ’alternative, voici les conséquences. Premièrement, nous affirmons en réalité qu’il n’y a rien de tel dans l ’univers qu’une cause ou un principe producteur, non pas même Dieu lui-même ; car notre idée de cet Être Suprême est tirée d ’impressions particulières dont aucune ne contient quelque efficace, ni ne paraît avoir une connexion quelconque avec une autre existence quelconque. Quant à ce qu’on peut dire que la connexion entre l ’idée d ’un Être infiniment puissant et

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 3 9

Page 146: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

340 l ’e n t e n d e m e n t

celle d ’un effet voulu par cet Être est nécessaire et inévi­table, je réponds que nous n ’avons pas d ’idée d ’un être doué d ’un pouvoir quelconque, encore moins d ’un Être doué d ’un pouvoir infini. M ais, si nous voulons changer notre manière de dire, nous pouvons définir le pouvoir seulement par la connexion ; alors, quand nous disons que l ’idée d ’un Être infiniment puissant est en connexion avec 1 celle de tout effet qu’il veut, nous ne faisons en réalité 1 rien de plus qu’affirmer qu’un Être, dont la volonté est en 1 connexion avec tous ses effets, est en connexion avec tous | ses effets ; c ’est une proposition identique, qui ne nous 1 donne aucune vue intime de la nature de ce pouvoir ou de 1 cette connexion. M ais, deuxièmement, à supposer que Dieu ] soit le grand principe efficace qui supplée à la déficience de | toutes les causes, cela nous conduit aux impiétés et aux 1 absurdités les plus grossières. En effet la même raison qui ] nous fait recourir à lui pour les opérations naturelles et affirmer que la matière ne peut d ’elle-même communiquer le mouvement ou produire la pensée, à savoir qu’il n ’y a pas de connexion apparente entre ces objets ; cette même raison exactement, dis-je, nous oblige à reconnaître que Dieu est le seul auteur de toutes nos voûtions et percep­tions ; car celles-ci n ’ont pas plus de connexion apparente soit entre elles, soit avec la substance supposée, mais inconnue, de l ’âme. Cette opération active de l ’Être Suprême a été affirmée, nous le savons, par différents philosophes 1 pour toutes les actions de l ’esprit, la volonté exceptée, ou plutôt une partie négligeable de la volonté ; il est d ’ailleurs facile de voir que cette exception est une simple excuse pour éviter les dangereuses conséquences de cette doctrine. Si rien n ’est actif que ce qui a un pou­voir manifeste, en aucun cas la pensée n ’est plus active que la matière ; et si cette inactivité nous force à recourir à Dieu, l ’Être Suprême est la cause réelle de toutes nos

i . Comme le Père M a l e b r a n c i i e et' d’autres cartésiens (H). Cf. Recherche de la vérité, liv . I, ch. I , sect. 2 ; livre I I I , ch. I, sect. I I sqq,I e r éclaircissement. Cf. aussi Méditations chrétiennes, 6ememéd, X V II-

actions, mauvaises aussi bien que bonnes, vicieuses aussi bien que vertueuses.

Aussi sommes-nous nécessairement ramenés à l ’autre parti de l ’alternative ; tous les objets qui, trouve-t-on, sont constamment conjoints, sont, pour cette seule raison, con­sidérés comme causes et effets. Or, comme tous les objets qui ne sont pas contraires sont susceptibles de conjonction constante et que les objets réels ne sont pas contraires les uns aux autres, il s’ensuit que, pour autant que nous puis­sions décider d’après les idées seules, n ’importe quoi peut être la cause de n’importe quoi : ce qui évidemment donne l ’avantage aux matérialistes contre leurs adver­saires.

Prononçons donc la décision finale en pleine connais­sance de cause : la question de la substance de l ’âme est absolument inintelligible ; aucune de nos perceptions n ’est susceptible d ’union locale soit avec ce qui est étendu, soit avec ce qui est inétendu ; car certaines sont d ’une sorte et d ’autres, d ’une autre sorte : et puisque la con­jonction constante des objets constitue l ’essence même de la cause et de l ’effet, nous pouvons souvent regarder la matière et le mouvement comme des causes de la pensée, autant que nous puissions connaître cette relation.

C ’est certainement une sorte d ’outrage à la philosophie, dont on doit reconnaître partout l ’autorité suprême, de l ’obliger en toute occasion de défendre ses conclusions et de se justifier envers toute science et tout art particuliers qu ’elle a pu offenser. Cela fait penser à un roi accusé de haute trahison envers ses sujets. Il n’y a qu’une seule occasion où la philosophie jugera nécessaire et même hono­rable de se justifier ; celle où la religion peut paraître offensée le moins du monde ; la religion dont les droits lui sont aussi chers que les siens propres, et certes ils sont les mêmes. Si donc un lecteur s ’imaginait que les arguments précédents sont, d ’une manière quelconque, dangereux pour la religion, la présente justification, j ’espère, écartera ses appréhensions.

Il n ’y a aucune base pour une conclusion a priori, au

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 4 I

Page 147: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

sujet des opérations ou de la durée d ’aucun objet dont l ’esprit humain peut se former une conception. On peut imaginer qu’un objet devient complètement inactif ou qu’il est annihilé dans l ’instant ; et c ’est un principe évident que tout ce que nous pouvons imaginer est possible. Or cela n ’est pas plus vrai de la matière que de l ’esprit ; d ’une substance étendue et composée que d ’une substance simple et inétendue. Dans les deux cas, les arguments métaphysiques en faveur de l ’iinmortalité de l ’âme sont également inconcluants ; dans les deux cas, les arguments moraux et ceux qu’on tire de l ’analogie de nature sont également forts et convaincants. Si donc ma philosophie n ’ajoute rien aux arguments favorables à la religion, j ’ai du moins la satisfaction de penser qu’elle ne leur enlève rien et que tout reste précisément comme auparavant.

S e c t io n VI

L ’identité personnelle

I l y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d ’existence ; et que nous sommes certains, plus que par l ’évidence d ’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. L a plus forte sensation et la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l ’établir plus intensément ; elles nous font considérer leur influence sur le moi par leur douleur ou leur plaisir. Essayer d ’en fournir une preuve plus complète serait en affaiblir l ’évidence ; car aucune preuve ne peut se tirer d’aucun fait dont nous ayons une conscience aussi intime ; et il n ’y a rien dont nous puis­sions être certains si nous doutons de ce fait.

Malheureusement toutes ces affirmations positives sont contraires à l ’expérience elle-même, qu’on invoque en leur faveur ; et nous n’avons aucune idée du moi à la

3 4 2 ' l ’ e n t e n d e m e n t

manière qu’on vient d ’expliquer ici. En effet, de quelle impression pourrait dériver cette idée? A cette question, il est impossible de répondre sans contradiction ni absurdité manifestes ; pourtant c’est une question à laquelle il faut nécessairement répondre, si nous voulons q u e .l’idée du moi passe pour claire et intelligible. Il doit y avoir une impression qui engendre toute idée réelle. Mais le moi, ou la personne, n ’est pas une impression, c ’est ce à quoi nos diverses impressions et idées sont censées se rapporter. S i une impression engendre l ’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement identique pendant tout le cours de notre existence : car le moi est censé exister de cette manière. Or il n’y a pas d ’impression constante et invariable. L a douleur et le plaisir, les passions et les sen­sations se succèdent les unes aux autres et jamais elles n ’exis,tent toutes en même temps. Ce ne peut donc être d ’aucune de ces impressions, ni d ’aucune autre qu’est dérivée l ’idée du moi ; par conséquent une telle idée n ’existe pas.

M ais en outre, quel doit être le sort de toutes nos per­ceptions particulières dans cette hypothèse? Elles sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres ; on peut les considérer séparément et elles peuvent exister séparément : elles n ’ont besoin de rien pour soute:- nir leur existence. D e quelle manière appartiennent-elles donc au moi et comment sont-elles en connexion avec lui? Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j ’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d ’ombre, d ’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n ’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la disso-

SYSTÈM E SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 4 3

Page 148: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

344 l ’e n t e n d e m e n t

lution de mon corps, je serais entièrement annihilé et j l ne conçois pas ce qu ’il faudrait de plus pour faire de moi ull parfait néant. Si quelqu’un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu’il a, de lui-même, une connais! sance différente, il me faut l ’avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui. T out ce que je peux lui accorder| c ’est qu ’il peut être dans le vrai aussi bien que moi et que nous différons essentiellement sur ce point. Peut-êtr® peut-il percevoir quelque chose de simple et de continu qu’il appelle lui : et pourtant je suis sûr qu’il n ’y a pas en moi de pareil principe.

M ais, si. je laisse de côté quelques métaphysiciens dd ce genre, je peux m ’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un faisceau ou une collecH tion de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans varier nos per­ceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue ; tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement : il n ’y a pas un seul pou­voir de l ’âme qui reste invariablement identique peut-êtra un seul moment. L ’esprit est une sorte de théâtre oüj diverses perceptions font successivement leur apparifl tion ; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se, mêlent en une infinie variété de conditions et de situations jI l n ’y a proprement en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans les différents moments, quelque tendante naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette sim-, plicité et cette identité. L a comparaison du théâtre nffl doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions su c® cessives qui constituent l ’esprit ; nous n ’avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué.

Quelle est donc la cause qui produit en nous une avisai forte tendance à attribuer l ’identité à ces perception! successives et à admettre que nous possédons l ’existenoi invariable et ininterrompue pendant tout le cours

notre existence? Pour répondre à cette question, nous devons distinguer l ’identité personnelle en tant qu’elle touche notre pensée ou notre imagination et cette même identité en tant qu’elle touche nos passions ou l ’intérêt que nous prenons à nous-mêmes. La première, c’est notre sujet actuel ; pour l ’expliquer parfaitement, nous devons prendre la question d ’assez loin et rendre compte de î ’identité que nous attribuons aux plantes et aux ani­maux : car il y a beaucoup d ’analogie entre cette identité et celle d ’un moi ou d ’une personne.

Nous avons une idée distincte' d ’un objet qui reste invariable et ininterrompu à travers une variation supposée du temps ; cette idée, nous l ’appelons idée d ’identité ou du même. Nous avons aussi une idée distincte de plusieurs objets différents qui existent successivement et sont unis les uns aux autres par une relation étroite ; cette succes­sion apporte à une vue attentive une notion de diversité aussi parfaite que s ’il n ’y avait aucune manière de relation entre les objets. Or, bien que ces deux idées d ’identité et de succession d ’objets reliés soient en elles-mêmes par­faitement distinctes et même contraires, il est pourtant certain que, dans notre manière courante de penser, nous les confondons généralement l ’une avec l ’autre. L ’action de l ’imagination, par laquelle nous considérons l ’objet ininterrompu et invariable, et celle, par laquelle nous réfléchissons à la succession des objets reliés, sont presque identiques à la conscience ; et il ne faut pas beaucoup plus d ’effort de pensée dans le deuxième cas que dans le premier. L a relation facilite la transition de l ’esprit d ’un objet à un autre et rend son passage aussi égal que s’il contemplait un seul objet continu. Cette ressemblance est la cause de la confusion et de la méprise et elle nous fait substituer la notion d ’identité à celle d ’objets reliés. Certes, àun moment, nous pouvons considérer la succession liée comme variable ou interrompue, mais, au suivant, certainement nous lui attribuons une parfaite identité et la regardons comme invariable et ininterrompue. L a ressemblance indiquée ci-dessus nous pousse si fort à cette méprise que nous y

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 4 5

Page 149: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

346 l ’e n t e n d e m e n t

tombons avant d ’y prendre garde ; et, bien que, sans cesse, nous nous corrigions par la réflexion et que nous revenions à une méthode plus soigneuse de penser, nous ne pouvons pourtant pas soutenir longtemps notre philoso­phie, ou arracher ce penchant de notre imagination. Notre dernière ressource est d ’y céder et d ’affirmer avec-confiance que ces différents objets reliés sont effectivement iden­tiques en dépit de leur interruption et de leur variabilité. Pour justifier à nos yeux cette absurdité, nous imaginons souvent l ’existence d^un principe nouveau et inintelli­gible qui relie les objets les uns aux autres et s’oppose à leur interruption ou à leur variation. C ’est ainsi que nous imaginons l ’existence continue de nos perceptions sen­sibles pour supprimer leur interruption ; c ’est ainsi que nous donnons dans la notion d ’âme, de moi et de substance pour masquer la variation. E t nous pouvons noter en outre que, lorsque nous ne créons pas cette fiction, notre tendance à confondre l ’identité et la relation est si grande que nous sommes portés à imaginer un quelque chose d ’inconnu et de mystérieux 1 qui unisse les parties en sus de leur relation ; c’est le cas, je pense, de l ’identité que nous attribuons aux plantes et aux végétaux. E t même quand cette imagination n ’intervient pas, nous sentons encore une tendance à confondre ces idées, bien que nous soyons incapables de nous satisfaire pleinement sur ce point et que nous ne trouvions rien d ’invariable ni d ’inin­terrompu pour justifier notre notion d ’identité.

Ainsi la controverse sur l ’identité n ’est pas une discussion purement verbale. Car, quand nous attribuons l ’identité,

i . Si le lecteur est curieux de voir comment un grand génie peut être influencé, aussi bien que le simple vulgaire, par ces principes, apparemment triviaux, de l ’imagination, qu’il lise les raisonnements de m y lord Shaftesbury sur le principe unissant de l ’univers et sur j l ’identité des' plantes et des anim aux. Cf. ses Moralistes, ou Rhapso­die philosophique (H) ; I I I me partie, sect. I , toute la méditation poé- tique sur l ’unité de l ’univers comparée à l ’unité d’un arbre, sur l ’iden-4 tité du m oi et sur l ’Un suprême ; et l ’invocation au soleil et à Dieu, qui suit cette méditation après quelques pages sur l ’ordre du monde et la nature du m al ; cf. aussi I I me partie, sect. I , le passage sur la représentation sensible du genre d ’un peuple ou du génie du monde et I I me partie, sect. V I , l ’examen de l ’idée de système.

| en un sens impropre, aux objets variables ou interrompus, notre méprise ne se limite pas à la manière de dire,

j elle s’accompagne communément de la fiction soit d ’un quelque chose d ’invariable et d ’ininterrompu, soit

j d’un quelque chose de mystérieux et inexplicable, soit du moins d ’une tendance à de pareilles fictions. Il suffira, pour prouver cette hypothèse à la satisfaction de tout

! enquêteur impartial, de montrer, d ’après l ’expérience et l ’observation quotidiennes, que les objets variables ou interrompus, qui sont cependant censés demeurer les mêmes, sont seulement ceux qui sont composés de parties successives reliées ensemble par ressemblance, contiguïté ou causalité. Car, puisqu’une pareille succession répond évidemment à notre idée de diversité, ce ne peut être

: que par méprise que nous lui attribuons l ’identité ; et, puisque la relation des parties, qui nous pousse à nous méprendre, n ’est effectivement rien qu’une qualité géné- ràtrice d ’une association d ’idées et d ’une transition aisée de l ’imagination d ’une partie à une autre, ce ne peut être que de la ressemblance que cet acte de l ’esprit soutient avec celui par lequel nous contemplons un objet continu, que naît l ’erreur. Notre tâche principale doit donc être de prouver que tous les objets, auxquels nous attribuons l ’identité sans observer leur invariance et leur continuité, sont tels qu’ils se composent d ’objets successifs et reliés.

Dans ce but, supposons qu’une masse matérielle, dont j les parties sont contiguës et reliées, soit placée devant

nous ; manifestement nous devons attribuer à cette masse I une identité parfaite, pourvu que toutes les parties en

demeurent identiques sans interruption ni variation, quelque changement ou mouvement de lieu que nous puissions observer dans l ’ensemble ou dans l ’une quel-

I conque des parties. Mais supposons qu’on ajoute à la masse, ou qu’on en retire, une très petite partie, une partie tout à fait négligeable ; certes ce fait détruit absolu-

I ment l ’identité du tout, à proprement parler ; pourtant, I comme nous pensons rarement avec autant de précision,

nous n ’hésitons pas à déclarer identique une masse maté-

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 4 7

Page 150: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

348 l ’e n t e n d e m e n t

rielle où nous découvrons une modification aussi fai L e passage de la pensée de l ’objet avant le changemen l ’objet après le changement est si uni et si facile que n percevons à peine la transition et que nous sommes porlj à imaginer qu’il n ’y a rien qu’une inspection continue même objet.

Une circonstance tout à fait remarquable accompa cette expérience ; bien que le changement d ’une part considérable d ’une masse matérielle détruise l ’identité 4 tout, nous devons pourtant mesurer la grandeur de partie non pas absolument, mais proportionnellement tout. L ’addition ou la soustraction d ’une montagne suffirait pas à produire quelque diversité dans une planète mais le changement d ’un très petit nombre de pou serait capable de détruire l ’identité de certains corps.! sera impossible d ’en rendre raison sauf si nous réfléch' sons que les objets opèrent sur l ’esprit, brisent ou inte rompent la continuité de ses actions, non pas en foncti de leur grandeur réelle, mais en fonction de leur rappoç les uns aux autres ; aussi, puisque cette interruption f f l qu’un objet cesse de paraître identique, ce doit être î progrès ininterrompu de la pensée qui constitue l ’iden imparfaite.

On peut le confirmer par un autre phénomène, changement dans une partie considérable d’un co détruit son identité ; mais il est remarquable que lorsq le changement se produit graduellement et insensiblem nous sommes moins portés à lui attribuer le même eftf Manifestement la raison ne peut être que la suivant« l ’esprit, quand il suit les changements successifs du co sent que le passage est facile de l ’inspection de son éta{| un moment donné à la vue qu’il en prend à un au' moment et qu’en aucun instant particulier il ne per d ’interruption dans ses actions. C ’est à partir de cef perception continue qu’il attribue à l ’objet une exist continue et l ’identité.

M ais, de quelque précaution que nous puissions quand nous introduisons graduellement les changemfli

et que nous les proportionnons à l ’ensemble, lorsque nous observons que les changements sont en définitive devenus considérables, nous nous faisons certainement scrupule d ’attribuer l ’identité à des objets à ce point diffé­rents. Il existe pourtant un autre artifice qui nous permet d ’engager l ’imagination à s ’avancer d ’un pas plus loin ; c ’est de montrer que les parties se rapportent les unes aux autres’ et qu’elles se combinent pour une fin commune ou un dessein commun. U n navire, dont une partie impor­tante a été changée par de fréquentes réparations, est encore considéré comme identique ; la différence des matériaux ne nous empêche pas de lui attribuer l ’identité.La fin commune, à laquelle conspirent les parties, reste la même sous toutes leurs variations et elle fournit une *transition facile à l ’imagination d ’un état du corps à un autre.

M ais c’est encore plus remarquable quand nous ajoutons une sympathie des parties à leur communauté de fin et que nous admettons qu’elles soutiennent entre elles une relation réciproque de cause à effet dans toutes leurs actions et opérations. T e l est le cas pour tous les anim aux. ou végétaux ; non seulement leurs diverses parties se rapportent à un dessein général, mais encore elles dépendent mutuellement les unes des autres et elles sont en connexion les unes avec les autres. L ’effet d ’une relation aussi forte, c’est que, bien que tout le monde doive recon­naître qu’en très peu d ’années végétaux et animaux souffrent un changement total, nous leur attribuons pour­tant encore l ’identité, alors que leur forme, leur taille et leur substance sont entièrement modifiées. Un chêne, qui croît d ’une petite plante à un grand arbre, est encore le même chêne, bien qu’aucune de ses particules maté­rielles, ni la forme de ses parties ne soient restées les mêmes. Un enfant devient un homme et parfois il est gros et parfois il est maigre, sans que change son identité.

Nous pouvons aussi considérer les deux phénomènes suivants qui sont remarquables dans leur genre. L e pre­mier, c ’est que, en dépit de notre capacité courante à dis­

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 349

Page 151: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

35° L ENTENDEMENT

tinguer assez exactement l ’identité numérique et l ’id e n tilfl spécifique, il arrive pourtant parfois que nous les confo^B dons et que nous les employons l ’une pour l ’autre dam nos pensées et raisonnements. Aussi, quand nous en ten d o ifl un bruit fréquemment interrompu et renouvelé, d iso iïH nous que c’est encore le même bruit, bien qu’év id cm m clB les sons ont seulement l ’identité spécifique ou une resseo H blance et que rien n ’est numériquement identique .que la cause qui les produit. D e même manière on peut d ir fH sans attenter à la propriété du langage que telle é g l i s a j qui était auparavant en briques, tomba en ruines et que la paroisse reconstruisit la même église en pierres de taillé» et selon l ’architecture moderne. Ici ni la forme, ni Ici à matériaux ne sont les mêmes : il n ’y a rien de com m un® aux deux objets que leur rapport aux habitants de U S paroisse ; et pourtant ce rapport suffit à lui seul à n o u ® faire dire qu’ils sont identiques. M ais nous devons o b s e r v e ® que, dans ces cas, le premier objet est en quelque sortâ* annihilé avant que le second commence d ’exister : de cette 1 manière, jamais, en aucun moment du temps, ne se pré*3 sente à nous l ’idée de différence et de multiplicité ; c ’e s t * pour cette raison que nous avons moins de scrupule à le g s appeler les mêmes.

Deuxièmement, nous pouvons remarquer que, bien que, | dans une succession d ’objets liés, il soit en quelque sorte, nécessaire que le changement des parties ne soit ni s u b it * ni complet pour préserver l ’identité, pourtant, quand Icq objets sont de nature variable et inconstante, nous accep« tons une transition plus soudaine que celle qui serait autrement compatible avec cette relation. Ainsi, comme l f l nature d ’un cours d ’eau consiste dans le mouvement 4m le changement des parties, en dépit de ce que celles-ûl sont totalement modifiées en moins de vingt-quatfw heures, le cours d ’eau n ’en demeure pas moins id en tiqu ® durant plusieurs générations. Ce qui est naturel et essen« tiel à une chose, en quelque sorte, on l ’attend : et ce qu’ojB attend fait moins d ’impression et paraît de moindrfl importance que l ’inhabituel et l ’extraordinaire. Un chan*î

gement considérable du premier genre semble effective­ment moindre à l ’imagination que la plus légère altéra­tion du second ; il rompt moins la continuité de la pensée, il agit donc moins pour détruire l ’identité.

Nous passons maintenant à l ’explication de la nature de Pidentité personnelle, qui est devenue .une question si importante en philosophie, surtout ces dernières années en Angleterre où l ’on étudie les sciences les plus abstruses avec une ardeur et une application particulières. Ici, évi­demment, doit continuer la même méthode de raisonne­ment qui a si heureusement expliqué l ’identité des plantes et des animaux, des navires, des maisons et de toutes les productions composées et changeantes de l ’art ou de la nature. .L ’identité, que nous attribuons à l ’esprit humain, est seulement une identité fictive, du même genre que celle que nous attribuons aux corps végétaux et animaux. Elle ne peut donc avoir une origine différente et elle doit provenir d ’une opération analogue de l ’imagination sur des objets analogues.

Je crains que cet argument ne convainque pas le lec­teur, bien qu’à mon avis il soit parfaitement décisif ; qu’on pèse donc le raisonnement suivant'qui est encore plus serré et plus immédiat. Évidemment l ’identité, que nous attribuons à l ’esprit humain, aussi parfaite que nous puissions l ’imaginer, est incapable de fondre en une seule les diverses perceptions différentes et de leur enlever leurs caractères distinctifs et différentiels, qui leur sont essentiels. Il est encore plus vrai que toute perception dis­tincte qui entre dans la composition de l ’esprit est une existence distincte, qu’elle diffère, qu’elle peut se distinguer et se séparer de toute autre perception, contemporaine ou successive. M ais, comme,j2n dépit de cette distinction et de cette séparabilité, nous admettons que toute la série des perceptions est unie par identité, une question naît au sujet de cette relation d ’identité, y a-t-il quelque chose qui lie effectivement ensemble nos diverses perceptions, ou bien y a-t-il quelque chose qui associe seulement leurs idées dans l ’imagination ; c ’est-à-dire, en d ’autres termes,

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 5 1

Page 152: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

352 l ’e n t e n d e m e n t

quand nous décidons de l ’identité d ’une personne, obser­vons-nous un lien réel entre ses perceptions ou ne faisons- nous qu’en sentir un entre les idées que nous nous faisons des perceptions. Cette question, nous pourrions la résoudre aisément, si nous nous rappelions ce que nous , avons déjà prouvé tout au long, que l ’entendement n’observe jamais de connexion réelle entre des objets et que l ’union elle- même de la cause et de l ’effet, quand on l ’examine stricte­ment, se résoud en une association coutumière d ’idées. Car il suit évidemment de ces remarques que l ’identité n ’est rien qui appartienne réellement à ces différentes perceptions et les unisse les unes aux autres ; c’est uni­quement une qualité que nous leur attribuons par suite de l ’union de leurs idées dans l ’imagination, quand nous y réfléchissons. Or les seules qualités qui peuvent unir des idées dans l ’imagination sont les trois relations men­tionnées plus haut. Ce sont les principes unissants du monde des idées ; sans eux, tout objet distinct est séparable par l ’esprit ; il peut être considéré séparément et il n ’a pas, apparaît-il, plus de connexion avec aucun autre objet que si la plus grande différence et le plus grand écart l ’en séparaient. C ’est donc de certaines de ces trois relations de ressemblance, de contiguïté et de causalité que dépend l ’identité ; comme l ’essence même de ces relations con­siste en ce qu’elles produisent une facile transition d ’idées, par suite nos notions d ’identité personnelle proviennent entièrement du progrès uni et ininterrompu de pensée le long d ’une suite d ’idées liées, d ’après les principes exposés ci-dessus.

L a seule question qui reste est donc de savoir quelles relations produisant le progrès ininterrompu de notre pensée, quand nous considérons l ’existence successive d ’un esprit ou d ’une personne pensante. Évidemment nous devons ici nous limiter à la ressemblance et à la causalité et nous devons négliger la contiguïté qui n ’a que peu, ou pas d ’influence dans le cas présent.

Commençons par la ressemblance : supposez que nous puissions voir clairement dans les pensées d ’autrui et

observer cette succession de perceptions qui constitue son esprit ou son principe pensant, supposez aussi qu’au­trui conserve la mémoire d ’une partie considérable de ses perceptions passées, évidemment rien ne pourrait con­tribuer davantage à établir une relation à l ’intérieur de cette succession au milieu de toutes ses variations. En :fïet, qu’est la mémoire sinon la faculté qui nous permet i ’éveiller les images des perceptions passées? Et, puis­qu’une image ressemble nécessairement à son objet, de fréquemment insérer ces perceptions semblables dans la ;haîne de la pensée, cela ne doit-il pas conduire plus fa d ­ement l ’imagination d ’un chaînon à un autre et faire que ’ensemble paraisse comme la persistance d ’ un objet inique? Par cette particularité, la mémoire ne découvre lonc pas seulement l ’identité, elle contribue aussi l la produire en produisant une relation de ressem­blance entre les perceptions. C ’est le même cas, que nous tous considérions nous-mêmes ou que nous considérions

autrui.Pour la causalité, nous pouvons observer que la véri-

able idée de l ’esprit humain, c ’est de le considérer comme m système de différentes perceptions ou de différentes :xistences enchaînées les unes aux autres par la relation de ause à effet et qui se produisent, se détruisent, s ’in- luencent et se modifient les unes les autres. Nos im p o s­ions engendrent leurs idées correspondantes ; ces idées,

leur tour, produisent d ’autres impressions. Une pensée n chasse une autre et en entraîne après elle une autre

qui la chasse à son tour. A cet égard, je ne peux comparer ilus proprement l ’âme qu’à une république ou à une ommunauté où les différents membres sont unis par

tps liens réciproques du gouvernement et de la subordi- (ation et engendrent d ’autres personnes qui perpétuenti même république dans les incessants changements de es parties. Tout comme la même république peut, sans erdre son individualité, changer non seulement ses

• lem bres, mais aussi ses lois et ses constitutions, de lanière analogue la même personne peut varier son

H u m é • •>

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 353

Page 153: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

354 l ’e n t e n d e m e n t

caractère et ses dispositions, aussi bien que ses impressions et ses idées, sans perdre son identité. Quelques change­ments qu’elle souffre, ses diverses parties sont toujours reliées par la relation de causalité. E t, à cet égard, notre identité par rapport aux passions sert à confirmer notre identité par rapport à l ’imagination ; car elle fait que nos perceptions éloignées s’influencent les unes les autres et elle nous fait nous préoccuper dans le présent de nos douleurs et de nos plaisirs passés et futurs.

Puisque la mémoire seule nous fait connaître la durée et l ’étendue de cette suite de perceptions, nous devons la considérer, pour cette raison surtout, comme la source de l ’identité personnelle. Si nous n ’avions pas de mémoire, nous n ’aurions jamais de notion de causalité, ni par suite de cette chaîne de causes et d ’effets, qui constituent notre moi et notre personne. M ais une fois que nous avons acquis de la mémoire cette notion de causalité, nous pouvons étendre la même chaîne de causes et par suite l ’identité de nos personnes au delà de notre mémoire et nous pou­vons y comprendre des temps, des circonstances et des actions que nous avons complètement oubliés, mais dont nous admettons en général qu’ils ont existé. Car combien il y a peu de nos actions passées, dont nous ayons quelque mémoire? Qui peut me dire, par exemple, quelles furent ses pensées et ses actions le premier janvier 17 15 , le onze mars 17 19 et le trois août 17 3 3 ? Ou bien affirmera- t-on, parce qu’on a entièrement oublié les incidents de ces journées que le moi présent n ’est pas la même personne que le moi de cette époque ; et, par ce moyen, bouleversera- t-on toutes les notions les mieux établies d ’identité per­sonnelle? A cet égard, donc, la mémoire ne produit pas tant qu’elle ne découvre l ’identité personnelle, en nous montrant la relation de cause à effet entre nos différentes perceptions. Il incombera à ceux qui affirment que la mémoire produit entièrement notre identité personnelle, de donner une raison de ce que nous pouvons ainsi étendre notre identité au delà de notre mémoire.

L ’ensemble de cette doctrine nous conduit à une con­

clusion qui est d ’une grande importance dans la présente affaire : toutes les questions raffinées et subtiles sur l ’iden­tité personnelle ne peuvent sans doute être tranchées et nous devons les regarder comme des difficultés gramma­ticales plutôt que comme des difficultés philosophiques. L ’identité dépend des relations d ’idées ; ces relations produisent l ’identité au moyen de la transition facile qu’elles occasionnent. Or, comme les relations et la facilité de la transition peuvent diminuer par degrés insensibles, nous n ’avons pas de juste critère pour être à même de trancher toute discussion sur le moment où elles acquièrent ou perdent le droit au nom d’identité. Toutes les discus­sions sur l ’identité des objets reliés sont purement ver­bales, sauf dans la mesure où la relation entre les parties engendre une fiction et un principe imaginaire d ’union, comme nous l ’avons déjà remarqué.

Ce que j ’ai dit au sujet de la première origine et de l ’incertitude de notre notion d ’identité, en tant qu’elle s’applique à l ’esprit humain, peut s’étendre avec peu ou pas de variation à celle de simplicité. Un objet, dont les différentes parties coexistantes sont liées ensemble par une relation étroite, agit sur l ’imagination à peu près de la même manière qu’un objet parfaitement simple et indi­visible et il ne réclame pas, pour qu’on le conçoive, un effort de pensée beaucoup plus grand. Cette similitude d ’opération nous lui fait attribuer la simplicité et nous imaginons un principe d ’union pour supporter cette sim­plicité et comme centre de toutes les différentes parties et qualités de l ’objet.

Ainsi nous avons terminé notre examen des divers systèmes philosophiques, tant du monde intellectuel que du monde naturel, et notre manière mêlée de raisonner nous a conduits à diverses considérations qui, ou bien vont éclairer et confirmer quelque partie antérieure de cet exposé, ou bien vont préparer la voie à nos opinions sui­vantes. Il est temps maintenant de retourner à une étude plus serrée de notre sujet et d ’avancer dans une anatomie soigneuse de la nature humaine, après cette complète

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 5 5

Page 154: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

356 l ’e n t e n d e m e n t

explication de la nature de notre jugement et de notre entendement.

S e c t io n V II

C onclusion de ce liv re

M ais, avant de me lancer dans ces immenses abîmes de philosophie qui s ’ouvrent devant moi, je me trouve enclin à m ’arrêter un moment à l ’endroit où je suis actuellement et à réfléchir au voyage que j ’ai entrepris et qui, sans nul doute, réclame un art et une habileté extrêmes pour être conduis à une heureuse conclusion. Je suis, me semble-t-il, comme un homme qui a été souvent drossé vers des hauts- fonds, qui a échappé de justesse au naufrage en traver­sant une passe étroite et qui a pourtant la témérité d ’af­fronter la mer sur le même vaisseau qui porte les traces des tempêtes et qui fait eau ; et cet homme pousse même l ’ambition jusqu’à penser faire le tour du globe dans ces conditions désavantageuses. L e souvenir de mes erreurs passées et de mes perplexités me donne de la défiance pour l ’avenir. L a condition misérable, la faiblesse et le désordre des facultés, que je dois employer dans mes recherches, accroissent mes appréhensions. L ’impossibilité d ’améliorer ou de corriger ces facultés me réduit presque au désespoir et fait que je me résous à périr sur le rocher stérile où je suis à présent, plutôt que de m ’aventurer sur cet océan sans bornes qui s ’étend immensément. Cette vue soudaine du danger où je me trouve me frappe de mélancolie : et, puisque cette passion, plus que toute autre, a pour habitude de se complaire en elle-même, je ne peux m’empêcher de nourrir mon désespoir de toutes les réflexions déprimantes que le sujet actuel me fournit en si grande abondaiice.

Je suis d ’abord effrayé et confondu de cette solitude désespérée où je me trouve placé dans ma philosophie et j ’imagine que je suis un monstre étrange et extraordi­naire qui, pour son incapacité à se mêler et à s ’unir à la

société, a été exclu de tout commerce humain et laissé complètement abandonné et sans consolation. C ’est volontiers que je rentrerais dans la masse pour y trouver sécurité et chaleur, mais je ne peux me persuader de me mêler à une telle laideur ; j ’exhorte d ’autres hommes à me rejoindre pour former un groupe distinct, aucun ne veut m ’écouter. Chacun se tient à distance et craint la tempête qui me bat de tous les côtés. Je me suis exposé à l ’inimitié de tous les métaphysiciens, des logiciens, des mathématiciens et même des théologiens ; puis-je m ’éton- ner des affronts qu’il me faut souffrir? J ’ai déclaré que je désapprouvais leurs systèmes ; puis-je être surpris qu’ils expriment leur haine de mon système et de ma personne ? Quand je regarde à l ’entour, de tout côté, je prévois dis­cussion, contradiction, colère, calomnie et dépréciation. Quand je tourne mes regards en moi-même, je ne trouve rien que doute et ignorance. L e monde entier s’unit pour s’opposer à moi et me contredire ; et pourtant telle est ma faiblesse que je sens toutes mes opinions se relâcher et tomber d ’elles-mêmes quand l ’approbation d ’autrui ne les soutient pas. Chaque pas que je fais, je le fais en hési­tant ; chaque nouvelle réflexion me fait craindre une erreur et une absurdité dans mon raisonnement.

Car avec quelle confiance puis-je m ’aventurer en des entreprises aussi étranges quand, outre les innombrables infirmités qui me sont propres, j ’en trouve tant qui sont communes à la nature humaine? Puis-je être sûr qu’en abandonnant toutes les opinions établies, je sois en train de poursuivre la vérité ? et quel critère me permettra de la distinguer, même si la fortune me guidait enfin sur ses traces? Après le 'p lus soigneux et le plus précis de mes raisonnements, je ne peux donner d ’autre raison de l ’assen­timent que je lui accorde, je ne sens rien d ’autre qu’une forte tendance à considérer fortement les objets .sous le jour où ils m ’apparaissent. L ’expérience est un principe qui m ’instruit sur les diverses conjonctions des objets dans le passé. L ’habitude est un autre principe qui rhe

étermine à attendre le même dans l ’avenir ; les deuxA

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 5 7

Page 155: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

358 l ’e n t e n d e m e n t

s ’unissent pour agir sur l ’imagination et ils me font former certaines idées d ’une manière plus intense et plus vive que d ’autres qui ne s ’accompagnent pas des mêmes avan­tages. Sans cette qualité, par laquelle l ’esprit avive cer­taines idées plus que d ’autres (apparemment c ’est une qualité de si faible importance et si peu fondée sur la raison), nous ne pourrions jamais donner notre assentiment à aucun argument, ni porter notre vue au delà des quelques objets présents à nos sens. M ieux, même à ces objets, nous ne pourrions jamais attribuer d ’autre existence que celle qui dépend des sens et nous devrions les comprendre entièrement dans cette succession de perceptions qui constituent notre moi ou notre personne. M ieux encore, à l ’égard même de cette succession, nous ne pourrions admettre que les perceptions immédiatement présentes à notre conscience ; et les vives images, que nous offre la mémoire, ne pourraient jamais être reçues comme de véritables tableaux des perceptions passées. La mémoire, les sens et l ’entendement sont donc tous fondés sur l ’ima­gination, sur la vivacité de nos idées. „

Rien d ’étonnant à ce qu’un principe aussi inconstant et fallacieux nous engage en des erreurs quand on le suit aveuglément (comme il doit l ’être) dans toutes ses varia­tions. C ’est ce principe qui nous fait raisonner à partir de la cause et de l ’effet ; c ’est le même principe qui nous convainc de l ’existence continue des objets extérieurs quand ceux-ci ne sont plus présents aux sens. Or, bien que ces deux opérations soient également naturelles et nécessaires dans l ’esprit humain, pourtant, dans cer­taines circonstances, elles sont directement opposées 1 ; ne nous est-il pas possible de raisonner correctement et régulièrement d ’après les causes et les effets et en même temps de croire à l ’existence continue de la matière? Comment ajusterons-nous ces principes l ’un à l ’autre? Lequel des deux préférerons-nous? Oq bien, si nous n ’avons pas de préférence et si nous donnons sucessive- ment notre assentiment à l ’un et à l ’autre, comme les

J . Sectr- 4. [H), p, 32 J.

philosophes le font habituellement, avec quelle confiance pouvons-nous ensuite *usurper ce glorieux titre, quand nous embrassons ainsi sciemment une contradiction manifeste ?

Cette contradiction 1 serait plus excusable si elle était compensée par quelque degré de solidité et de satisfaction dans les autres parties de notre raisonnement. Mais le cas est tout à fait opposé. Quand nous poursuivons l ’entende­ment humain jusque dans ses premiers principes, nous nous trouvons conduits à des sentiments qui, semble- t-il, tournent en ridicule toutes nos peines passées et toute notre industrie et nous détournent de toute recherche future. L ’esprit humain ne recherche rien avec plus de curiosité que les causes de chaque phénomène : nous ne nous contentons pas de connaître les causes immédiates, nous poussons nos recherches jusqu’à parvenir au prin­cipe initial et dernier. Nous ne nous arrêterions pas volontiers avant de connaître dans la cause l ’énergie qui la fait agir sur son effet : le lien qui les unit l ’un à l ’autre et la qualité efficace dont dépend le lien. C ’est le dessein de toutes nos études et de toutes nos réflexions : quelle déconvenue éprouvons-nous nécessairement quand nous apprenons que cette connexion, ce lien, cette énergie se trouve seulement en nous, que ce n ’est rien qu’une déter­mination de l ’esprit acquise par accoutumance et que celle-ci nous fait passer d ’un objet à celui qui l ’accompagne habituellement et de l ’impression de l ’un à l ’idée vive de l ’autre? Une telle découverte non seulement coupe court à tout espoir d ’obtenir jamais satisfaction, mais même elle devance nos désirs eux-mêmes ; car il apparaît que lorsque nous disons que nous désirons connaître l ’ultime principe opérant comme un quelque chose qui réside dans l ’objet extérieur, ou bien nous nous contredisons nous- mêmes, ou bien nos paroles sont dépourvues de signifi­cation.

Ce défaut de nos idées, nous ne le percevons certes pas dans la vie courante et nous n ’avons pas conscience que,

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 3 5 9

r, Part. III, sect. 14 (H), p. 253.

Page 156: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

360 l ’e n t e n d e m e n t

dans les conjonctions les plus habituelles de cause à effet, nous sommes aussi ignorants du principe ultime qui les unit l ’un à l ’autre que dans les conjonctions les plus inhabituelles et les plus extraordinaires. M ais cela pro­vient uniquement d ’une illusion de l ’imagination ; la question est de savoir dans quelle mesure nous devons céder à ces illusions. C ’est une question très difficile qui nous ramène à un dilemme très dangereux, de quelque manière que nous y répondions. Car, si nous donnons notre assentiment à toute suggestion banale de l ’imagina­tion, outre que ces suggestions s’opposent souvent les unes aux autres, elles nous mènent en de telles erreurs, absurdités et obscurités que nous devons enfin éprouver de la honte de notre crédulité. Rien n ’est pl.us dangereux pour la raison que les envolées de l ’imagination et rien n ’a occasionné plus d ’erreurs en philosophie. Les hommes aux larges imaginations peuvent à cet égard se comparer à ces anges qui, comme les représente l ’Écriture, se couvrent les yeux de leurs ailes. C ’est ce qui s ’est déjà manifesté dans de si nombreux cas que nous pouvons nous épargner le trouble d ’y insister davantage.

M ais, d ’autre part, si la considération de ces cas nous fait prendre la résolution de rejeter toutes les suggestions banales de l ’imagination et de nous en tenir fermement à l ’entendement, cette résolution elle-même, si nous l ’exécu­tions sans fléchir, serait dangereuse et s ’accompagnerait des conséquences les plus fatales. Car j ’ai déjà montré que l ’entendement, lorsqu’il agit isolément et selon ses prin­cipes les plus généraux, se détruit complètement lui-même et ne laisse plus le moindre degré d ’évidence à aucune proposition de la philosophie ou de la vie courante. Nous nous sauvons de ce scepticisme total au moyen seulement de cette propriété singulière et apparemment futile dé l ’imagination, par laquelle nous entrons difficilement en des vues lointaines des choses et nous sommes incapables de les accompagner d ’une impression aussi sensible que celle dont nous accompagnons les vues plus faciles et plus naturelles. Établirons-nous donc comme maxime géné-

raie qu’il ne faut jamais accepter de raisonnement raffiné et minutieusement argumenté? Considérez bien les conséquences d ’un pareil principe. Par ce moyen, vous supprimez complètement toute science et toute philoso­phie : vous procédez d ’après une qualité singulière de l ’imagination et, par égalité de raison, vous devez les accepter toutes ; et vous vous contredisez vous-mêmes ; car cette maxime doit se construire sur le précédent raisonnement qui, accordera-t-on, est suffisamment raffiné et métaphysique. Quel parti choisirons-nous donc au milieu de ces difficultés? Si nous adoptons ce principe et condamnons tout raisonnement raffiné, nous tombons dans les absurdités les plus manifestes. Si nous le rejetons en faveur de ce genre de raisonnement, nous ruinons entièrement l ’entendement humain. Il ne nous reste donc qu’à choisir entre une raison erronée ou pas de raison du tout. Pour ma part, je ne sais ce qu’il faut faire dans le cas présent. Je peux seulement observer ce qu’on fait cou­ramment ; et c ’est qu’on pense rarement ou jamais à cette difficulté ; même lorsqu’on l ’a eue présente à l ’esprit, on l ’oublie complètement et il ne reste après elle qu’une légère impression. Des réflexions très raffinées n ’ont sur nous que peu ou pas d ’influence ; et pourtant nous n’établissons pas, ni ne pouvons établir comme règle qu’elles ne doivent pas avoir d ’influence ; ce qui implique une contradiction manifeste.

Mais qu’ai-je dit là, que des réflexions très raffinées et métaphysiques n ’ont que peu ou pas d ’influence sur nous? Cette opinion, je peux à peine me retenir de la rejeter et de la condamner sous l ’influence de mon senti­ment présent et de mon expérience. L a vue intense de ces multiples contradictions et imperfections de la raison humaine m ’a tant excité, elle a tant échauffé mes pensées que je suis prêt à rejeter toute croyance et tout raisonne­ment et que je ne peux plus considérer une opinion même comme plus probable ou comme plus vraisemblable qu’une autre. Où suis-je? et que suis-je? De quelles causes tiré-je mon existence et à quelle condition retour-

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 361

Page 157: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

362 l ’e n t e n d e m e n t

nerai-je ? Quel est l ’être dont je dois briguer la faveur, et celui dont je dois craindre la colère? Quels êtres m ’en­tourent? Sur qui ai-je une influence, et qui en exerce une sur m oi? toutes ces questions me confondent et je com­mence à me trouver dans la condition la plus déplorable qu’on puisse imaginer, enveloppé de l ’obscurité la plus profonde et absolument privé de l ’usage de tout membre et de toute faculté.

T rès heureusement il se produit que, puisque la raison est incapable de chasser ces nuages, la Nature elle-même suffit à y parvenir ; elle me guérit de cette mélancolie philosophique et de ce délire soit par relâchement de la tendance de l ’esprit, soit par quelque divertissement et par une vive impression sensible qui effacent toutes ces chimères. Je dîne, je joue au tric-trac, je parle et me réjouis avec mes amis ; et si, après trois ou quatre heures d ’amusement, je voulais revenir à mes spéculations, celles-ci me paraîtraient si froides, si forcées et si ridi­cules que je ne pourrais trouver le cœur d ’y pénétrer tant soit peu.

Alors donc je me trouve absolument et nécessairement déterminé à vivre, à parler et à agir comme les autres hommes dans .les affaires courantes de la vie. M ais, en dépit de mon inclination naturelle et du cours de mes esprits animaux et de mes passions qui me ramènent à l ’indolente croyance aux maximes générales du monde, je sens toujours que subsiste ma précédente disposition, si bien que je suis prêt à jeter au feu tous mes livres et tous mes papiers et à me résoudre à ne plus jamais renoncer aux plaisirs de la vie pour l ’amour du raisonnement et de la philosophie. Car tels sont mes sentiments dans l ’humeur chagrine qui me gouverne à présent. Je puis céder, mieux, il faut que je cède au courant de la nature en me soumettant à mes sens et à mon entendement ; et, par cette aveugle soumission, je montre très parfaitement ma disposition sceptique et mes principes. M ais s’ensuit-il que je doive lutter contre le courant de la nature qui me porte à l ’indo­lence et au plaisir ; que je doive me retirer en quelque

ire sure du commerce et de la société des hommes, qui est si agréable ; et que je doive me torturer la pensée avec des subtilités et des sophismes au moment même où je ne peux me prouver le caractère raisonnable d ’une application aussi pénible, ni avoir une suffisante perspective d ’arriver par son moyen à la vérité et à la certitude? Quelle est l ’obligation où je suis de gaspiller ainsi mon temps? A quoi cela peut-il servir, qu’il s ’agisse du service de l ’huma­nité ou de mon intérêt privé? Non : si je dois être'un sot, comme le sont certainement tous ceux qui raisonnent et croient à quoi que ce soit, mes sottises seront du moins naturelles et agréables. S i je lutte contre mon inclination, j ’aurai une bonne raison pour lui résister : et je ne serai plus entraîné à errer à travers des solitudes désolées et de rudes passages, comme j ’en ai rencontré jusqu’ici.

Tels sont mes sentiments de mélancolie et d ’indo­lence : et certes je dois avouer que la philosophie n ’a rien à leur opposer : elle attend la victoire plus du retour d ’une disposition sérieuse et bien inspirée que de la force de la raison et de la conviction. Dans tous les événements de la vie, nous devons toujours conserver notre scepti­cisme. Si nous croyons que le feu chauffe et que l ’eau rafraîchit, c ’est seulement parce que cela nous coûte beaucoup trop de peine de penser autrement. M ieux, si nous sommes philosophes, ce doit être seulement sur des principes sceptiques et par l ’inclination que nous ressen­tons à nous employer de cette manière. Quand la raison est vive et qu’elle se mêle à quelque penchant, il convient de lui donner son assentiment. Quand il n ’en est rien, elle ne peut jamais avoir de titre à agir sur nous.

Au moment donc où je suis las du divertissement et de la compagnie et que je me laisse aller à rêver dans ma chambre ou au cours d ’une promenade solitaire au bord de l ’eau, je sens mon esprit tout ramassé sur lui-même et je suis naturellement incliné à porter mes vues sur tous ces sujets sur lesquels j ’ai rencontré tant de discussions au cours de mes lectures et de mes conversations. Je ne peux m ’em­pêcher d ’être curieux de connaître les principes du bien

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 363

Page 158: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

364 l ’e n t e n d e m e n t

moral et du mal, la nature et le principe du gouvernement et la cause de ces diverses passions et inclinations qui m ’animent et me gouvernent. J ’éprouve une gêne à penser que j ’approuve un objet et que j ’en désapprouve un autre ; que j ’appelle une chose belle et une autre laide : que je décide au sujet de la vérité et de l ’erreur, de la raison et de la sottise, sans savoir sur quels principes je procède. Je m ’intéresse à la condition du monde savant enseveli sous une telle ignorance déplorable sur tous ces points. Je sens naître en moi l ’ambition de contribuer à l ’instruction de l ’humanité et d ’acquérir un nom par mes inventions et découvertes. Ces sentiments surgissent naturellement dans ma disposition présente ; et, si je tentais de les bannir en m ’attachant à quelque autre occupation ou à quelque divertissement, je sens que j ’y perdrais en plaisir ; telle est l ’origine de ma philosophie.

M ais, même si l ’on admettait que cette curiosité et cette ambition ne me transportent pas en des spéculations étrangères à la sphère de la vie courante, il arriverait nécessairement que ma faiblesse elle-même devrait me

■pousser en de telles recherches. Assurément la supersti­tion est beaucoup plus hardie, dans ses systèmes et ses hypothèses, que la philosophie. Alors que celle-ci se contente d ’assigner de nouvelles causes et de nouveaux principes aux phénomènes qui apparaissent dans le monde visible, celle-là oüvre un monde de sa façon et nous offre des scènes, des êtres et des objets tout à fait nouveaux. Puisqu’il est donc presque impossible à l ’esprit humain de demeurer, comme l ’esprit des bêtes, dans l ’étroit cercle d ’objets qui sont les sujets de nos conversations et de nos actions quotidiennes, nous avons seulement à délibérer sur le choix de notre guide et à préférer celui qui est le plus sûr et le plus agréable. E t, à cet égard, j ’ose recom­mander la philosophie et n ’aurai aucun scrupule à lui donner la préférence sur la superstition de tout genre et de tout nom. En effet, puisque la superstition naît natu­rellement et facilement des opinions humaines populaires, elle s ’empare plus fermement de l ’esprit et elle a souvent

la force de nous troubler dans la conduite de notre vie et de nos actions. L a philosophie, au contraire, si elle est juste, ne peut nous offrir que des sentiments doux et mesurés ; si elle est fausse et extravagante, ses opinions sont unique­ment les objets d ’une spéculation froide et générale et elles vont rarement assez loin pour interrompre le cours de nos tendances naturelles. Les Cyniques sont un exemple extraordinaire de philosophes, qui, de raisonnements pure­ment philosophiques, tombèrent dans des extravagances de conduite, autant qu ’aucun moine ou qu’aucun derviche qui existât jamais dans le monde. E ii général, les erreurs de religion sont dangereuses ; les erreurs philosophiques sont seulement ridicules.

J ’ai conscience que ces deux cas de force et de faiblesse intellectuelles ne vont pas comprendre tous les hommes et qu’il y a en Angleterre, en particulier, de très honnêtes messieurs, qui se sont toujours employés à leurs affaires domestiques, se sont divertis aux récréations courantes et qui, par suite, ont très peu tourné leurs pensées vers

’ ces objets qui, tous les jours, s ’offrent à leurs sens. Certes, ces messieurs, je ne prétends pas en faire des philosophes et je n ’attends pas qu ’ils s ’associent à ces recherches et qu’ils prêtent l ’oreille à ces découvertes. Ils font bien de se maintenir dans leur situation actuelle ; au lieu de les raffiner pour en faire des philosophes, je désire que nous puissions communiquer à nos bâtisseurs de systèmes une part de ce grossier mélange terrestre : c’est un ingrédient qui leur fait couramment grand défaut et qui leur servirait à tempérer ces particules ignées dont ils sont composés. Tant que nous accorderons à la chaleur imaginative de pénétrer en philosophie et que nous embrasserons des hypothèses uniquement parce qu’elles sont de bonne apparence et agréables, nous ne pourrons jamais avoir de principes fermes ; ni de sentiments qui s ’accordent avec la pratique courante et l ’expérience. M ais si nous écartions une bonne fois ces hypothèses, nous pourrions espérer établir un système ou un ensemble d ’opinions sinon vraies (car c ’est peut-être trop espérer), du moins qui

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 365

Page 159: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1

366 l ’e n t e n d e m e n t

satisferaient l ’esprit humain et pourraient supporter l ’épreuve de l ’examen le plus critique. E t nous ne devons pas désespérer d ’atteindre cette fin à cause du nombre des systèmes chimériques qui, tour à tour, ont apparu, puis se sont effondrés, parmi les hommes, si nous voulons bien considérer la brièveté de la période au cours de laquelle ces questions ont été des sujets de recherche et de raison­nement. Deux mille ans avec d ’aussi longues interruptions, sous l ’action d ’aussi profonds découragements, c ’est un court laps de temps pour donner aux sciences une per­fection; suffisante ; et peut-être somnes-nous encore à une époque trop récente du monde \ our découvrir des principes qui supporteront l ’examen de la postérité la plus reculée.. Pour ma part, mon seul espoir, c ’est que je puisse contribuer un peu au progrès de la connaissance, en donnant sur quelques points un tour différent aux spécula­tions des philosophes et en leur marquant plus distincte­ment les sujets où ils peuvent seulement espérer assurance et conviction. L a Nature Humaine est la seule science de l ’homme : et elle a été jusqu’ici la plus négligée. Je serais satisfait si je pouvais la mettre un peu plus à la mode ; cet espoir sert à défendre mon humeur de cette mélancolie, à l ’animer et à la tirer de cette indolence, qui parfois pré­dominent en moi. Si le lecteur se trouve lui-même dans la même disposition aisée, qu’il me suive dans mes spécu­lations futures. Sinon qu’il suive son inclination et qu’il attende le retour de l ’application et de la bonne humeur. L a conduite d ’un homme, qui étudie la philosophie de cette manière insouciante, est plus vraiment sceptique que celle d ’un homme qui, se sentant de l ’inclination pour cette étude, est cependant si accablé de doutes et de scrupules qu’il la rejette totalement. Un vrai sceptique se défiera de ses doutes philosophiques aussi bien que de sa convic­tion philosophique ; et il ne refusera jamais une innocente satisfaction qui s ’offre en conséquence des uns aussi bien que de l ’autre.

E t il ne convient pas seulement que nous nous aban­donnions en général à notre inclination dans nos recherches

philosophiques les plus scrupuleuses en dépit de nos principes sceptiques ; mais encore nous devons céder à la tendance qui nous incline à être positifs et certains sur des points particuliers selon le jour sous lequel nous les considérons à un instant particulier. Il est plus facile de nous interdire tout examen et toute recherche plutôt que de contenir une tendance aussi naturelle et de nous garder contre l ’assurance qui naît toujours d ’une inspection exacte et complète d ’un objet. En une telle xxxasion, nous sommes portés à oublier non seulement notre scepticisme, mais même encore notre modestie : et à employer des termes tels que, il est évident, il est certain, il est indéniable : qu’une juste déférence envers le public doit-sans doute interdire J ’ai pu tomber dans cette faute à l ’exemple d ’autrui ; mais j ’introduis ici un caveat contre toute objection qui peut se présenter sur ce point ; et je déclare que de telles expressions m ’ont été arrachées par la vue présente de l ’objet et qu’elles n ’impliquent ni esprit dogmatique, ni idée vaniteuse de mon propre jugement ; ce sont des sentiments qui, j ’en ai conscience, ne peuvent convenir à personne, et à un sceptique encore moins qu ’à un autre.

SYSTÈME SCEPTIQUE ET AUTRES SYSTÈMES 367

F i n d u T o m i ; P r e m ie r

Page 160: Hume, Traite de La Nature Humaine - Trad, A Leroy - Tomo1