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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961] Philosophe français, professeur de philosophie à l’Université de Lyon puis au Collège de France (1947) Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole, Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales . Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]Philosophe français, professeur de philosophie

à l’Université de Lyon puis au Collège de France

(1947)

Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole,Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.

Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales.

Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

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Cette édition électronique a été réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Courriel : [email protected]

à partir de :

Maurice MERLEAU-PONTY

Humanisme et terreur.Essai sur le problème communisteParis : Les Éditions Gallimard, 13e édition, 1947, 209 pp. Collection : les es-

sais, XXVII.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 12 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 27 décembre 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]Philosophe français, professeur de philosophie

à l’Université de Lyon puis au Collège de France

Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

Paris : Les Éditions Gallimard, 13e édition, 1947, 209 pp. Collection : les essais, XXVII.

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HUMANISME ET TERREURESSAI SUR LE PROBLÈME COMMUNISTE

PAR M. MERLEAU-PONTY

LES ESSAIS XXVII

GALLIMARDTreizième édition

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DU MÊME AUTEUR

PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA PERCEPTION (Bibliothèque des idées).ÉLOGE DE LA PHILOSOPHIE .LES AVENTURES DE LA DIALECTIQUE.

Chez d'autres éditeurs :

LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT (Presses universitaires de France).

SENS ET NON-SENS (Nagel).

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[209]

Table des matières

Préface [VII]Première Partie

LA TERREUR. [1]

Chapitre I. — Les dilemmes de Kœstler [3]Chapitre II. — L'ambiguïté de l'histoire selon Boukharine [27]Chapitre III. — Le rationalisme de Trotsky [76]

Deuxième PartieLA PERSPECTIVE HUMANISTE. [107]

Chapitre I. — Du Prolétaire au Commissaire [109]Chapitre II. — Le Yogi et le Prolétaire [161]

Conclusion [195]

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[VII]

Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

PRÉFACE

Retour à la table des matières

[VIII]

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[IX]

On discute souvent le communisme en opposant au mensonge ou à la ruse le respect de la vérité, à la violence le respect de la loi, à la propagande le respect des consciences, enfin au réalisme politique les valeurs libérales. Les communistes répondent que, sous le couvert des principes libéraux, la ruse, la violence, la propagande, le réalisme sans principes font, dans les démocraties, la substance de la politique étrangère ou coloniale et même de la politique sociale. Le respect de la loi ou de la liberté a servi à justifier la répression policière des grèves en Amérique ; il sert aujourd'hui même à justifier la répression militaire en Indochine ou en Palestine et le développement de l'empire américain dans le Moyen-Orient. La civilisation morale et matérielle de l'Angleterre suppose l'exploitation des colonies. La pureté des principes, non seulement tolère, mais encore requiert des violences. Il y a donc une mystification libérale. Considérées dans la vie et dans l'histoire, les idées libérales forment système avec ces violences dont elles sont, comme disait Marx, le « point d'honneur spiritualiste », le « complément solennel », la « raison générale de consolation et de justification » 1.

[X]La réponse est forte. Quand il refuse de juger le libéralisme sur les

idées qu'il professe et inscrit dans les Constitutions, quand il exige qu'on les confronte avec les relations humaines que l’État libéral éta-blit effectivement, Marx ne parle pas seulement au nom d'une philoso-phie matérialiste toujours discutable, il donne la formule d'une étude concrète des sociétés qui ne peut être récusée par le spiritualisme. Quelle que soit la philosophie qu'on professe, et même théologique, une société n'est pas le temple des valeurs-idoles qui figurent au fron-ton de ses monuments ou dans ses textes constitutionnels, elle vaut ce

1 Introduction à la Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, éd. Molitor, p. 84.

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que valent en elle les relations de l'homme avec l'homme. La question n'est pas seulement de savoir ce que les libéraux ont en tête, mais ce que l’État libéral fait en réalité dans ses frontières et au-dehors. La pureté de ses principes ne l'absout pas, elle le condamne, s'il apparaît qu'elle ne passe pas dans la pratique. Pour connaître et juger une so-ciété, il faut arriver à sa substance profonde, au lien humain dont elle est faite et qui dépend des rapports juridiques sans doute, mais aussi des formes du travail, de la manière d'aimer, de vivre et de mourir. Le théologien pensera que les relations humaines ont une signification religieuse et qu'elles passent par Dieu : il ne pourra pas refuser de les prendre pour pierre de touche, et, à moins de dégrader la religion en rêverie, il est bien obligé d'admettre que les principes et la vie inté-rieure sont des alibis quand ils cessent d'animer l'extérieur et la vie quotidienne. Un régime nominalement libéral peut être réellement oppressif. Un régime qui assume sa violence pourrait renfermer plus d'humanité vraie. Opposer ici au marxisme un : « morale d'abord », c'est l'ignorer dans ce qu'il a dit de plus vrai et qui [XI] a fait sa for-tune dans le monde, c'est continuer la mystification, c'est passer à cô-té du problème. Toute discussion sérieuse du communisme doit donc poser le problème comme lui, c'est-à-dire non pas sur le terrain des principes, mais sur celui des relations humaines. Elle ne brandira pas les valeurs libérales pour en accabler le communisme, elle recherche-ra s'il est en passe de résoudre le problème qu'il a bien posé et d'éta-blir entre les hommes des relations humaines. C'est dans cet esprit que nous avons repris la question de la violence communiste, que le Zéro et l'Infini de Kœstler mettait à l'ordre du jour. Nous n'avons pas recherché si Boukharine dirigeait vraiment une opposition organisée, ni si l'exécution des vieux bolcheviks était vraiment indispensable à l'ordre et à la défense nationale en U.R.S.S. Notre propos n'était pas de refaire les procès de 1937. Il était de comprendre Boukharine comme Kœstler cherche à comprendre Roubachof. Car le cas de Bou-kharine met en plein four la théorie et la pratique de la violence dans le communisme, puisqu'il l'exerce sur lui-même et motive sa propre condamnation. Nous avons donc cherché à retrouver ce qu'il pensait vraiment sous les conventions de langage. L'explication de Kœstler nous a paru insuffisante. Roubachof est opposant parce qu'il ne sup-porte pas la politique nouvelle du parti et sa discipline inhumaine. Mais comme il s'agit là d'une révolte morale et comme sa morale a toujours été d'obéir au parti, il finit par capituler sans restrictions. La

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« défense » de Boukharine aux Procès va beaucoup plus loin que cette alternative de la morale et de la discipline. Boukharine, d'un bout à l'autre, reste quelqu'un ; s'il n'admet pas le point d'honneur person-nel, [XII] il défend son honneur révolutionnaire et refuse l'imputation d'espionnage et de sabotage. Quand il capitule, ce n'est donc pas seulement par discipline. C'est qu'il reconnaît dans sa conduite poli-tique, si justifiée qu'elle fût, une ambiguïté inévitable par où elle donne prise à la condamnation. Le révolutionnaire opposant, dans les situations limites où toute la révolution est remise en question, groupe autour de lui ses ennemis et peut la mettre en danger. Être avec les Koulaks contre la collectivisation forcée, c'est « imputer au proléta-riat les frais de la lutte des classes ». Et c'est menacer l'œuvre de la Révolution, si le régime s'engage à fond dans la collectivisation for-cée parce qu'il ne dispose pour régler ses conflits que d'un temps limi-té. L'imminence de la guerre change le caractère de l'opposition. Évi-demment la « trahison » n'est que divergence politique. Mais les di-vergences en période de crise compromettent et trahissent l'acquis d'octobre 1917.

Ceux qui s'indignent au seul exposé de ces idées et refusent de les examiner oublient que Boukharine a payé cher le droit d'être écouté et celui de n'être pas traité comme un lâche. Pour notre part, nous essayons de le comprendre, — quitte à chercher ensuite s'il a raison, — nous reportant pour le faire à notre récente expérience. Car nous avons vécu, nous aussi, un de ces moments où l'histoire en suspens, les institutions menacées de nullité exigent de l'homme des décisions fondamentales, et où le risque est entier parce que le sens final des décisions prises dépend d'une conjoncture qui n'est pas entièrement connaissable. Quand le collaborateur de 1940 se décidait d'après ce qu'il croyait être l'avenir inévitable (nous le supposons désintéressé), il engageait ceux qui ne [XIII] croyaient pas à cet avenir ou n'en vou-laient pas, et désormais, entre eux et lui, c'était une question de force. Quand on vit ce que Péguy appelait une période historique, quand l'homme politique se borne à administrer un régime ou un droit établi, on peut espérer une histoire sans violence. Quand on a le malheur ou la chance de vivre une époque, un de ces moments où le sol tradition-nel d'une nation ou d'une société s'effondre, et où, bon gré mal gré, l'homme doit reconstruire lui-même les rapports humains, alors la

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liberté de chacun menace de mort celle des autres et la violence repa-raît.

Nous l'avons dit : toute discussion qui se place dans la perspective libérale manque le problème, puisqu'il se pose à propos d'un pays qui a fait et prétend poursuivre une révolution, et que le libéralisme exclut l'hypothèse révolutionnaire. On peut préférer les périodes aux époques, on peut penser que la violence révolutionnaire ne réussit pas à transformer les rapports humains, — si l'on veut comprendre le problème communiste, il faut commencer par replacer les procès de Moscou dans la Stimmung révolutionnaire de la violence sans la-quelle ils seraient inconcevables. C'est alors que commence la discus-sion. Elle ne consiste pas à rechercher si le communisme respecte les règles de la pensée libérale, il est trop évident qu'il ne le fait pas, mais si la violence qu'il exerce est révolutionnaire et capable de créer entre les hommes des rapports humains. La critique marxiste des idées libé-rales est si forte que, si le communisme était en passe de faire, par la révolution mondiale, une société sans classes d'où auraient disparu, avec l’exploitation de l'homme par l'homme, les causes de guerre et de décadence, il faudrait être communiste. Mais est-il sur ce chemin ? [XIV] La violence dans le communisme d'aujourd'hui a-t-elle le sens qu'elle avait dans celui de Lénine ? Le communisme est-il égal à ses intentions humanistes ? Voilà la vraie question.

Ces intentions ne sont pas contestables. Marx distingue radicale-ment la vie humaine de la vie animale parce que l'homme crée les moyens de sa vie, sa culture, son histoire et prouve ainsi une capacité d'initiative qui est son originalité absolue. Le marxisme ouvre sur un horizon d'avenir où l’« homme est pour l'homme l'être suprême ». Si Marx ne prend pas cette intuition de l'homme pour règle immédiate en politique, c'est que, à enseigner la non-violence, on consolide la vio-lence établie, c'est-à-dire un système de production qui rend inévi-tables la misère et la guerre. Cependant, si l'on rentre dans le jeu de la violence, il y a chance qu'on y reste toujours. La tâche essentielle du marxisme sera donc de chercher une violence qui se dépasse vers l'avenir humain. Marx croit l'avoir trouvée dans la violence proléta-rienne, c'est-à-dire dans le pouvoir de cette classe d'hommes qui, parce qu'ils sont, dans la société présente, expropriés de leur patrie, de leur travail et de leur propre vie, sont capables de se reconnaître les uns les autres au-delà de toutes les particularités et de fonder une

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humanité. La ruse, le mensonge, le sang versé, la dictature sont justi-fiés s'ils rendent possible le pouvoir du prolétariat et dans cette me-sure seulement. La politique marxiste est dans sa forme dictatoriale et totalitaire. Mais cette dictature est celle des hommes les plus pure-ment hommes, cette totalité est celle des travailleurs de toutes sortes qui reprennent possession de l'État et des moyens de production. La dictature du prolétariat n'est pas la volonté de quelques [XV] fonc-tionnaires seuls initiés, comme chez Hegel, au secret de l'histoire, elle suit le mouvement spontané des prolétaires de tous les pays, elle s'ap-puie sur V « instinct » des masses. Lénine peut bien insister sur l'auto-rité du parti, qui guide le prolétariat, et sans lequel, dit-il, les prolé-taires en resteraient au syndicalisme et ne passeraient pas à l'action politique, il donne pourtant beaucoup à l'instinct des masses, au moins une fois brisé l'appareil capitaliste, et va même jusqu'à dire, au début de la Révolution : « Il n'y a pas et ne peut exister de plan concret pour organiser la vie économique. Personne ne saurait le donner. Seules les masses en sont capables, grâce à leur expé-rience... » Le léniniste, puisqu'il poursuit une action de classe, aban-donne la morale universelle, mais elle va lui être rendue dans l'uni-vers nouveau des prolétaires de tous les pays. Tous les moyens ne sont pas bons pour réaliser cet univers, et par exemple, il ne peut être question de ruser systématiquement avec les prolétaires et de leur ca-cher longtemps le vrai jeu : cela est par principe exclu, puisque la conscience de classe en serait diminuée et la victoire du prolétariat compromise. Le prolétariat et la conscience de classe sont le ton fon-damental de la politique marxiste ; elle peut s'en écarter comme par modulation si les circonstances l'exigent, mais une modulation trop ample ou trop longue détruirait la tonalité. Marx est hostile à la non-violence prétendue du libéralisme, mais la violence qu'il prescrit n'est pas quelconque.

Pouvons-nous en dire autant du communisme d'aujourd'hui ? La hiérarchie sociale en U.R.S.S. s'est depuis dix ans considérablement accentuée. Le prolétariat joue un rôle insignifiant dans les Congrès du parti. La discussion politique se poursuit peut-être [XVI] à l'inté-rieur des cellules, elle ne se manifeste jamais publiquement. Les partis communistes nationaux luttent pour le pouvoir sans plate-forme pro-létarienne et sans éviter toujours le chauvinisme. Les divergences po-litiques, qui auparavant n'entraînaient jamais la peine de mort, sont

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non seulement sanctionnées comme des délits, mais encore maquillées en crimes de droit commun. La Terreur ne veut plus s'affirmer comme Terreur révolutionnaire. Dans l'ordre de la culture, la dialectique est en fait remplacée par le rationalisme scientiste de nos pères, comme si elle laissait trop de marge à l'ambiguïté et trop de champ aux diver-gences. La différence est de plus en plus grande entre ce que les com-munistes pensent et ce qu'ils écrivent, parce qu'elle est de plus en plus grande entre ce qu'ils veulent et ce qu'ils font. Un communiste qui se déclarait chaleureusement d'accord avec nous, après avoir lu le début de cet essai, écrit trois fours plus tard qu'il atteste, disons un vice soli-taire de l'esprit, et que nous faisons le feu du néofascisme français. Si l'on essaye d'apprécier l'orientation générale du système, on soutien-drait difficilement qu'il va vers la reconnaissance de l'homme par l'homme, l'internationalisme, le dépérissement de l'État et le pouvoir effectif du prolétariat. Le comportement communiste n'a pas changé : c'est toujours la même attitude de lutte, les mêmes ruses de guerre, la même méchanceté méthodique, la même méfiance, mais, de moins en moins porté par l'esprit de classe et la fraternité révolutionnaire, comptant de moins en moins sur la convergence spontanée des mou-vements prolétariens et sur la vérité de sa propre perspective histo-rique, le communisme est de plus en plus tendu, il montre de plus en plus sa face d'ombre. C'est toujours [XVII] aussi le même absolu dé-vouement, la même fidélité, et, quand l'occasion le veut, le même hé-roïsme, mais ce don sans retour et ces vertus, qui se montraient à l'état pur pendant la guerre et ont fait alors la grandeur inoubliable du communisme, sont moins visibles dans la paix, parce que la dé-fense de l'U.R.S.S. exige alors une politique rusée. Depuis le régime des salaires en U.R.S.S. jusqu'à la double vérité d'un journaliste pari-sien, les faits, grands et petits, annoncent tous une tension croissante entre les intentions et l'action, entre les arrière-pensées et la conduite. Le communiste a misé la conscience et les valeurs de l'homme inté-rieur sur une entreprise extérieure qui devait les lui rendre au cen-tuple. Il attend encore son dû.

Nous nous trouvons donc dans une situation inextricable. La cri-tique marxiste du capitalisme reste valable et il est clair que L’antiso-viétisme rassemble aujourd'hui la brutalité, l'orgueil, le vertige et l'angoisse qui ont trouvé déjà leur expression dans le fascisme. D'un autre côté, la révolution s'est immobilisée sur une position de repli :

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elle maintient et aggrave l'appareil dictatorial tout en renonçant à la liberté révolutionnaire du prolétariat dans ses Soviets et dans son Parti et à l'appropriation humaine de l'État. On ne peut pas être anti-communiste, on ne peut pas être communiste.

Trotsky ne dépasse qu'en apparence ce point mort de la réflexion politique. Il a bien marqué le profond changement de l’U.R.S.S. Mais il l'a défini comme contre-révolution et en a tiré cette conséquence qu'il fallait recommencer le mouvement de 1917. Contre-révolution, le mot n'a un sens précis que si actuellement, en U.R.S.S., une révolution continuée est [XVIII] possible. Or, Trotsky a souvent décrit le reflux révolutionnaire comme un phénomène inéluctable après l'échec de la révolution allemande. Parler de capitulation, c'est sous-entendre que Staline a manqué de courage en face d'une situation par elle-même aussi claire que celles du combat. Or, le reflux révolutionnaire est par définition une période confuse, où les lignes maîtresses de l'histoire sont incertaines. En somme, Trotsky schématise. La Révolution, quand il la faisait, était moins claire que quand il en écrit l'histoire : les li-mites de la violence permise n'étaient pas si tranchées, elle ne s'est pas toujours exercée contre la bourgeoisie seulement. Dans une bro-chure récente sur la Tragédie des écrivains soviétiques, Victor Serge rappelle honnêtement que Gorki, « qui maintenait une courageuse indépendance morale » et « ne se privait pas de critiquer le pouvoir révolutionnaire » « finit par recevoir une amicale invitation de Lénine à s'exiler à l'étranger ». De l'amicale invitation à la déportation, il y a loin, il n'y a pas un monde, et Trotsky l'oublie souvent. De même que la Révolution ne fut pas si pure qu'il le dit, la « contre-révolution » n'est pas si impure, et, si nous voulons la juger sans géométrie, nous devons nous rappeler qu'elle porte avec elle, dans un pays comme la France, la plus grande partie des espoirs populaires. Le diagnostic n'est donc pas facile à formuler. Ni le remède à trouver. Puisque le reflux révolutionnaire a été un phénomène mondial et que, de diver-sion en compromis, le prolétariat mondial se sent toujours moins soli-daire, c'est une tentative sans espoir de reprendre le mouvement de 1917.

Au total nous ne pouvons ni recommencer 1917, ni penser que le communisme soit ce qu'il [XIX] voulait être, ni par conséquent espérer qu'en échange des libertés « formelles » de la démocratie il nous donne la liberté concrète d'une civilisation prolétarienne sans chô-

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Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 17

mage, sans exploitation et sans guerre. Le passage marxiste de la li-berté formelle à la liberté réelle n'est pas fait et n'a, dans l’immédiat, aucune chance de se faire. Or Marx n'entendait « supprimer » la li-berté, la discussion, la philosophie et en général les valeurs de l'homme intérieur qu'en les « réalisant » dans la vie de tous. Si cet accomplissement est devenu problématique, il est indispensable de maintenir les habitudes de discussion, de critique et de recherche, les instruments de la culture politique et sociale. Il nous faut garder la liberté, en attendant qu'une nouvelle pulsation de l'histoire nous per-mette peut-être de l'engager dans un mouvement populaire sans ambi-guïté. Seulement l'usage et l'idée même de la liberté ne peuvent plus être à présent ce qu'ils étaient avant Marx. Nous n'avons le droit de défendre les valeurs de liberté et de conscience que si nous sommes sûrs, en le faisant, de ne pas servir les intérêts d'un impérialisme et de ne pas nous associer à ses mystifications. Et comment en être sûr ? En continuant à expliquer, partout où elle se produit, — en Palestine, en Indochine, en France même, — la mystification libérale, en critiquant la liberté-idole, celle qui, inscrite sur un drapeau ou dans une Consti-tution, sanctifie les moyens classiques de la répression policière et militaire, — au nom de la liberté effective, celle qui passe dans la vie de tous, du paysan vietnamien ou palestinien comme de l'intellectuel occidental. Nous devons rappeler qu'elle commence à être une en-seigne menteuse, — un « complément solennel » de la violence, — dès [XX] qu'elle se fige en idée et qu'on se met à défendre la liberté plutôt que les hommes libres. On prétend alors préserver l'humain par delà les misères de la politique ; en fait, à ce moment même, on en-dosse une certaine politique. Il est essentiel à la liberté de n'exister qu'en acte, dans le mouvement toujours imparfait qui nous joint aux autres, aux choses du monde, à nos tâches, mêlée aux hasards de notre situation. Isolée, comprise comme un principe de discrimina-tion, elle n'est plus, comme la loi selon saint Paul, qu'un dieu cruel qui réclame ses hécatombes. Il y a un libéralisme agressif, qui est un dogme et déjà une idéologie de guerre. On le reconnaît à ceci qu'il aime l'empyrée des principes, ne mentionne jamais les chances géo-graphiques et historiques qui lui ont permis d'exister, et juge abstrai-tement les systèmes politiques, sans égard aux conditions données dans lesquelles ils se développent. Il est violent par essence et n'hési-tera pas à s'imposer par la violence, selon la vieille théorie du bras séculier. Il y a une manière de discuter le communisme au nom de la

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liberté qui consiste à supprimer en pensée les problèmes de l'U.R.S.S. et qui est, comme diraient les psychanalystes, une destruction symbo-lique de l'U.R.S.S. elle-même. La vraie liberté, au contraire, prend les autres où ils sont, cherche à pénétrer les doctrines mêmes qui la nient et ne se permet pas de juger avant d'avoir compris 2. Il nous faut ac-complir notre [XXI] liberté de penser en liberté de comprendre. Mais comment cette attitude peut-elle se traduire dans la politique quoti-dienne ?

La liberté concrète dont nous parlons aurait pu être la plate-forme du communisme en France depuis la guerre. Elle est même la sienne en principe. L'accord avec les démocraties occidentales est, depuis 1941, la ligne officielle de la politique soviétique. Si cependant les communistes n'ont pas joué franchement le jeu démocratique en France, — allant jusqu'à voter contre un gouvernement où ils étaient représentés, et même jusqu'à faire voter contre lui leurs ministres —, s'ils n'ont pas voulu s'engager à fond dans une politique d'union qui est cependant la leur, c'est d'abord qu'ils voulaient garder leur pres-tige de parti révolutionnaire, — c'est ensuite que, sous le couvert de l'accord avec les alliés d'hier, ils pressentaient le conflit et voulaient, avant de l'affronter, conquérir dans l’État des positions solides —, c'est enfin qu'ils ont conservé, sinon la politique prolétarienne, du moins le style bolchevik et à la lettre ne savent pas ce que c'est que l'union. Il est difficile d'apprécier le poids relatif de ces trois motifs. Le premier n'a probablement pas été décisif, puisque les communistes n'ont jamais été sérieusement inquiétés sur leur gauche. Le second a dû compter beaucoup dans leurs calculs, mais on peut se demander s'ils ont été justes. Il est hors de doute que leur attitude a facilité la manœuvre symétrique des autres partis qui, plus enclins au libéra-lisme et moins [XXII] bien armés pour la lutte à mort, professaient le

2 C'est cette méthode que nous avons suivie dans le présent essai. Comme on verra, nous n'avons pas invoqué contre la violence communiste d'autres principes que les siens. Les mêmes raisons qui nous font comprendre qu'on tue des hommes pour la défense d'une révolution (ou en tue bien pour la défense d'une nation) nous empêchent d'admettre qu'on n'ose les tuer que sous le masque de l'espion. Les mêmes raisons qui nous font comprendre que les communistes tiennent pour traître à la révolution un homme qui les quitte, nous interdisent d'admettre qu'ils le déguisent en policier. Quand elle maquille ses opposants, la révolution désavoue sa propre audace et son propre espoir.

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respect de la « loyauté parlementaire » et reprochaient aux commu-nistes de s'y dérober. Certes, à défaut de cet argument, l’antisovié-tisme en aurait trouvé d'autres pour demander l'élimination des com-munistes. Il aurait eu quelque peine à l'obtenir si les communistes avaient franchement admis le pluralisme, s'ils s'étaient engagés dans la pratique el la défense de la démocratie et avaient pu se présenter comme ses défenseurs désignés. Peut-être finalement auraient-ils trouvé des garanties plus solides contre une coalition occidentale dans l'exercice vrai de la démocratie que dans leurs tentatives de noyautage du pouvoir. D'autant que ces tentatives devaient en même temps rester prudentes et qu'ils ne voulaient pas davantage s'engager à fond dans une politique de combat. Soutien oppositionnel sans rup-ture, opposition gouvernementale sans démission, aujourd'hui même grèves particulières sans grève générale 3, nous ne voyons pas là, comme on le fait souvent, un plan si bien concerté, mais plutôt une oscillation entre deux politiques que les communistes pratiquent si-multanément sans pouvoir en mener aucune jusqu'à ses consé-quences 4. Dans cette hésitation, il faut faire sa part à l'habitude bol-chevik de la violence qui rend les communistes comme [XXIII] inca-pables d'une politique d'union. Ils ne conçoivent l'union qu'avec des faibles qu'ils puissent dominer, comme ils ne consentent au dialogue qu'avec des muets. Dans l'ordre de la culture par exemple, ils mettent les écrivains non communistes dans l'alternative d'être des adver-saires ou, comme on dit, des « innocents utiles ». Les intellectuels qu'ils préfèrent sont ceux qui n'écrivent jamais un mot de politique ou de philosophie et se laissent afficher au sommaire des journaux com-munistes. Quant aux autres, s'ils accueillent quelquefois leurs écrits, c'est en les accompagnant, non seulement de réserves, ce qui est natu-rel, mais encore d’appréciations morales désobligeantes, comme pour les initier d'un seul coup au rôle qu'on leur réserve : celui de martyrs sans la foi. Les intellectuels communistes sont tellement déshabitués du dialogue qu'ils refusent de collaborer à tout travail collectif dont

3 Nous ne disons pas que les communistes fomentent, les grèves : il suffit, pour qu'elles aient lieu, qu'ils ne s'y opposent pas.

4 L'équivoque était visible en Septembre 1946, aux Rencontres Internatio-nales de Genève, dans la conférence de G. Lukacs, qui commençait par la critique classique de la démocratie formelle, — et invitait enfin les intellec-tuels d'Occident à restaurer les mêmes idées démocratiques dont il venait de montrer qu'elles sont mortes.

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ils n'aient pas, ouvertement ou non, la direction. Cette timidité, cette sous-estimation de la recherche est liée au changement profond du communisme contemporain qui a cessé d'être une interprétation confiante de l'histoire spontanée pour se replier sur la défense de l’U.R.S.S. Ainsi, lors même qu'ils renoncent à livrer vraiment la ba-taille des classes, les communistes ne cessent pas de concevoir la poli-tique comme une guerre, ce qui compromet leur action sur le plan libéral. Voulant gagner à la fois sur le tableau prolétarien et sur le tableau libéral, il est possible enfin qu'ils perdent sur l'un et l'autre. À eux de savoir s'il leur est indispensable de transformer en adversaires tout ce qui n'est pas communiste. Pour passer à une vraie politique d'union, il leur reste à comprendre ce petit fait : que tout le monde n'est pas communiste, et que, s'il y a beaucoup de mauvaises [XXIV] raisons de ne l'être pas, il en est quelques-unes qui ne sont pas désho-norantes.

Peut-on attendre des communistes et de la gauche non communiste qu'ils se convertissent à l'union ? Cela paraît naïf. Sans doute le fe-ront-ils cependant, par la force des choses. Les communistes ne vou-dront pas pousser jusqu'au bout une opposition qui, rendant impos-sible le gouvernement, rendrait service au gaullisme. Les socialistes ne pourront gouverner longtemps au milieu des grèves. Ils constatent en ce moment qu'un gouvernement sans les communistes est bien loin de résoudre tous les problèmes, — ou plus exactement qu'il n'y a pas de gouvernement sans les communistes, puisque, s'ils ne sont pas pré-sents au dedans sous les espèces d'une opposition ministérielle, on les retrouve au dehors sous celle d'une opposition prolétarienne. La for-mation gouvernementale d'aujourd'hui ne se comprend que dans la perspective d'une guerre prochaine, et, à moins que la guerre ne sur-vienne, les adversaires d'aujourd'hui devront à nouveau collaborer. Il faudrait que ce fût pour de bon. À cet égard, il faut déplorer ce qu'il y a de suspect dans l'expérience présente. On aurait compris qu'un di-manche Léon Blum prît solennellement la parole pour formuler les conditions d'un gouvernement d'union, exiger des communistes qu'ils y prennent leurs pleines responsabilités et leur mettre le marché en main. Mais, en remplaçant furtivement les ministres communistes, les socialistes à leur tour sont passés de l'action politique à la manœuvre. En recourant pour résoudre les problèmes pendants aux expédients de l'orthodoxie financière, ou en reprenant, dans le problème Indochi-

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nois, les positions colonialistes, ils laissent à leurs rivaux, [XXV] dont la politique propre n'est guère moins timide, l'avantage facile de se présenter comme le seul parti « progressiste ». Au lieu d'obliger les communistes à faire vraiment la politique d'union des gauches qui est la leur, au lieu de poser clairement le problème politique, les socia-listes ont donc contribué à l'obscurcir. Dira-t-on que l'aide améri-caine était à ce prix ? Mais, là encore, le franc-parler pouvait être une force. Il fallait poser la question publiquement, faire peser dans les négociations avec l'Amérique le poids d'une opinion publique in-formée. Au lieu de quoi, nous ne savons même pas, trois jours après le départ de Molotow, sur quel point précisément la rupture s'est faite et si le projet Marshall institue en Europe un contrôle américain. Là-dessus l'Humanité est aussi vague que l'Aube. La politique d'aujour-d'hui est vraiment le domaine des questions mal posées, ou posées de telle manière qu'on ne peut être avec aucune des deux forces en pré-sence. On nous somme de choisir entre elles. Notre devoir est de n'en rien faire, de demander ici et là les éclaircissements qu'on nous re-fuse, d'expliquer les manœuvres, de dissiper les mythes. Nous savons comme tout le monde que notre sort dépend de la politique mondiale. Nous ne sommes pas au plafond ni au-dessus de la mêlée. Mais nous sommes en France et nous ne pouvons confondre notre avenir avec celui de l'U.R.S.S. ni avec celui de l'empire américain. Les critiques que l'on vient d'adresser au communisme n'impliquent en elles-mêmes aucune adhésion à la politique « occidentale » telle qu'elle se déve-loppe depuis deux mois. Il faudra rechercher si l’U.R.S.S. s'est déro-bée à un plan pour elle acceptable, si au contraire elle a eu à se dé-fendre contre [XXVI] une agression diplomatique ou si enfin le plan Marshall n'est pas à la fois projet de paix et ruse de guerre, et com-ment, dans cette hypothèse, on peut encore concevoir une politique de paix. La démocratie et la liberté effectives exigent d'abord que l'on soumette au jugement de l'opinion les manœuvres et les contre-ma-nœuvres des chancelleries. À l'intérieur comme à l'extérieur, elles postulent que la guerre n'est pas inévitable, parce qu'il n'y a ni liberté ni démocratie dans la guerre.

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Telles sont (tantôt abrégées, tantôt précisées) les réflexions sur le problème de la violence qui, publiées cet hiver 5, ont valu à leur au-teur des reproches eux-mêmes violents. On ne se permettrait pas de mentionner ici ces critiques si elles ne nous apprenaient quelque chose sur l'état du problème communiste. Alors qu'à peine un tiers de notre élude avait paru, et que la suite en était annoncée, des hommes qui n'ont pas l'habitude de polémiquer, ou l'ont perdue, se sont jetés à leur écritoire et, sur le ton de la réprobation morale, ont composé des réfutations où nous ne trouvons pas une trace de lucidité : tantôt ils nous font dire le contraire de ce que nous avancions, tantôt ils ignorent le problème que nous tentons de poser.

On nous fait dire que le Parti ne peut pas se tromper. Nous avons écrit que cette idée n'est pas marxiste 6. On nous fait dire que la conduite de la révolution doit [XXVII] être remise à une « élite d'ini-tiés », on nous reproche de courber les hommes sous la loi d'une « praxis transcendante » et d'effacer la volonté humaine ses initiatives et ses risques. Nous avons dit que c'était là du Hegel, non du Marx 7. On nous accuse à « adorer » l'Histoire. Nous avons précisément re-proché au communisme selon Kœstler cette « adoration d'un dieu in-connu 8 ». Nous montrons que le dilemme de la conscience et de la politique, — se rallier ou se renier être fidèle ou être lucide, — im-pose un de ces choix déchirants que Marx n'avait pas prévus et traduit donc une crise de la dialectique marxiste 9. On nous fait dire qu'il est un exemple de dialectique marxiste. On nous oppose la mansuétude de Lénine envers ses adversaires politiques. Nous disons justement que le terrorisme des procès est sans exemple dans la période léni-niste 10. Nous montrons comment un communiste conscient, soit Bou-kharine, passe de la violence révolutionnaire au communisme d'au-jourd'hui, — quitte à faire voir ensuite que le communisme se déna-

5 Le présent texte comprend un chapitre III et d'autres fragments inédits.6 Les Temps Modernes, XIII, p. 10. Ici même pp. 17-18.7 Les Temps Modernes, XVI, p. 688. Ici même p. 162.8 Les Temps Modernes, XIII, p. 11. Ici même p. 18.9 Les Temps Modernes, XVI, p. 686. Ici même p. 157.10 Les Temps Modernes, XVI, p. 682. Ici même, p. 151.

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ture en chemin. On s'en tient au premier point. On refuse de lire la suite 11.

Il est vrai, notre étude est longue et l'indignation ne souffre pas d'attendre. Mais ces personnes sensibles, non contentes de nous cou-per la parole, falsifient ce que nous avons très clairement dit dès le début. Nous avons dit que, vénale ou désintéressée, l'action du colla-borateur, — soit Pétain, Laval ou Pucheu, — [XXVIII] aboutissait à la Milice, à la répression du maquis, à l'exécution de Politzer, et quelle en est responsable. On nous fait dire qu'il est légitime de punir ceux qui n'ont rien fait. Nous disons qu'une révolution ne définit pas le délit selon le droit établi, mais selon celui de la société qu'elle veut créer. On nous fait dire qu'elle ne juge pas les actes accomplis, mais les actes possibles.

Nous montrons que l'homme public, puisqu'il se mêle de gouverner les autres, ne peut se plaindre d'être jugé sur ses actes dont les autres portent la peine, ni sur l'image souvent inexacte qu'ils donnent de lui. Comme Diderot le disait du comédien en scène, nous avançons que tout homme qui accepte de jouer un rôle porte autour de soi un « grand fantôme » dans lequel il est désormais caché, et qu'il est res-ponsable de son personnage même s'il n'y reconnaît pas ce qu'il vou-lait être. Le politique n'est jamais aux yeux d'autrui ce qu'il est à ses propres yeux, non seulement parce que les autres le jugent téméraire-ment, mais encore parce qu'ils ne sont pas lui, et que ce qui est en lui erreur ou négligence peut être pour eux mal absolu, servitude ou mort. Acceptant, avec un rôle politique, une chance de gloire, il ac-cepte aussi un risque d'infamie, l'une et l'autre « imméritées ». L'ac-tion politique est de soi impure parce qu'elle est action de l'un sur l'autre et parce qu'elle est action à plusieurs. Un opposant pense utili-ser les koulaks ; un chef pense utiliser pour sauver son œuvre l'ambi-tion de ceux qui l’entourent. Si les forces qu'ils libèrent les emportent, les voilà, devant l'histoire, l'homme des koulaks et l'homme d'une clique. Aucun politique ne peut se flatter d'être innocent. Gouverner, comme on dit, c'est prévoir, et le politique ne [XXIX] peut s'excuser sur l'imprévu. Or, il y a de l'imprévisible. Voilà la tragédie.

11 On cache même au lecteur qu'il y ait une suite. Quand elle paraît, la Revue de Paris écrit malhonnêtement que nous publions « une nouvelle étude ».

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On parle là-dessus d'une « apologie des procès de Moscou ». Si, pourtant, nous disons qu'il n'y a pas d'innocents en politique, cela s'applique encore mieux aux juges qu'aux condamnés. Nous n'avons jamais dit pour notre compte qu'il fallût condamner Boukharine ni que Stalingrad justifiât les procès 12. À supposer même que sans la mort de Boukharine Stalingrad fût impossible, personne ne pouvait prévoir en 1937 la suite de conséquences qui, dans cette hypothèse, devaient conduire de l'une à l'autre, pour la simple raison qu'il n'y a pas de science de l'avenir. La victoire ne peut justifier les Procès à leur date, ni, par conséquent jamais, puisqu'il n'était pas sûr qu'ils fussent indispensables à la victoire. Si la répression passe outre à ces incertitudes, c'est par la passion et aucune passion n'est assurée d'être pure : il y a l'attachement à l’entreprise soviétique, mais aussi le sa-disme policier, l'envie, la servilité envers le pouvoir, la joie misérable d'être fort. La répression convoque toutes ces forces comme l'opposi-tion mêle l'honorable et le sordide. Pourquoi faudrait-il masquer ce qu'il put y avoir de patriotisme soviétique dans la répression quand on montre ce qu'il y eut d'honneur dans l'opposition ?

C'est encore trop, nous répond-on. Cette justice passionnelle n'est que crime. Il n'y a qu'une justice, pour les temps calmes et pour les autres. — En 1917, [XXX] Pétain n'a pas demandé aux mutins qu'il faisait fusiller quels étaient les « motifs » de leur « opposition ». Les libéraux n'ont pourtant pas crié à la barbarie. Les troupes défilent devant le corps des fusillés. La musique joue. Nous n'avons certes pas l'intention de nous mêler à semblable cérémonial, mais nous ne voyons pas pourquoi, grandiose quand il s'agit de défendre la patrie, il deviendrait honteux quand il s'agit de défendre la révolution. Après tant de « Mourir pour la Patrie », on peut bien écouter un « Mourir pour la Révolution ». La seule question qu'il reste à poser après cela, c'est si Boukharine est vraiment mort pour une révolution et pour une nouvelle humanité. Cette question, nous l'avons traitée. Telle est notre « apologie ». Les critiques reprennent alors : vous justifiez « n'im-porte quelle tyrannie », vous enseignez que « les pouvoirs ont toujours raison », vous donnez « d'ores et déjà bonne conscience à d'éventuels

12 Pour confirmer notre Interprétation de Boukharine, nous avons cité une phrase récente de Staline qui rend à peu près justice aux condamnés. Cela clôt la discussion, disions-nous. Il ne s'agit, bien entendu, que de la discus-sion sur les « charges » d'espionnage et de sabotage.

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Grands Inquisiteurs »... Qu'ils apprennent à lire. Nous avons dit que toute légalité commence par être un pouvoir de fait. Cela ne veut pas dire que tout pouvoir de fait soit légitime. Nous avons dit qu'une poli-tique ne peut se justifier par ses bonnes intentions. Elle se justifiera encore moins par des intentions barbares. Nous n'avons jamais dit que toute politique qui réussit fût bonne. Nous avons dit qu'une poli-tique, pour être bonne, doit réussir. Nous n'avons jamais dit que le succès sanctifiât tout, nous avons dit que l'échec est faute ou qu'en politique on n'a pas le droit de se tromper, et que le succès seul rend définitivement raisonnable ce qui était d'abord audace et foi. La malé-diction de la politique tient justement en ceci qu'elle doit traduire des valeurs dans l'ordre des faits. Sur le [XXXI] terrain de l'action, toute volonté vaut comme prévision et réciproquement tout pronostic est complicité. Une politique ne doit donc pas seulement être fondée en droit, elle doit comprendre ce qui est. On l'a toujours dit, la politique est l’art du possible. Cela ne supprime pas notre initiative : puisque nous ne savons pas l'avenir, il ne nous reste, après avoir tout bien pe-sé, qu'à pousser dans notre sens. Mais cela nous rappelle au sérieux de la politique, cela nous oblige, au lieu d'affirmer simplement nos volontés, à chercher difficilement dans les choses la figure qu'elles doivent y prendre.

Vous justifiez, poursuit un autre, un Hitler victorieux. Nous ne jus-tifions rien ni personne. Puisque nous admettons un élément de ha-sard dans la politique la mieux méditée, et donc un élément d'impos-ture dans chaque « grand homme », nous sommes bien loin de n’en acquitter aucun. Nous dirions plutôt qu'ils sont tous injustifiables. Quant à Hitler, s'il avait vaincu, il serait resté le misérable qu'il était et la résistance au nazisme n'aurait pas été moins valable. Nous di-sons seulement que, pour être une politique, elle aurait eu à se donner de nouveaux mots d'ordre, à se trouver des justifications actuelles, à s'insinuer dans les forces existantes, faute de quoi, après cinquante ans de nazisme, elle n'eût plus été qu'un souvenir. Une légitimité qui ne trouve pas le moyen de se faire valoir périt avec le temps, non que celle qui prend sa place devienne alors sainte et vénérable, mais parce qu'elle constitue désormais le fond de croyances incontestées par la plupart que seul le héros ose contester. Nous n'avons donc ja-mais incliné le valable devant le réel, nous avons refusé de le mettre dans l'irréel.

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[XXXII]Nous disons : « il n'y a pas de vainqueur désigné, choisissez dans

le risque ». Les critiques comprennent : « courons au-devant du vain-queur ». Nous disons : « la raison du pouvoir est toujours partisane ». Ils comprennent : « les pouvoirs ont toujours raison ». Nous disons : « toute loi est violence ». Ils comprennent : « toute violence est légi-time ». Nous disons : « le fait n'est jamais une excuse ; c'est votre as-sentiment qui le rend irrévocable ». Ils comprennent : « adorons le fait ». Nous disons : « l'histoire est cruelle ». Ils comprennent : « l'his-toire est adorable ». Ils nous font dire que le Grand Inquisiteur est absous au moment où nous lui refusons la seule justification qu'il to-lère : celle d'une science surhumaine de l'avenir. La contingence de l'avenir, qui explique les violences du pouvoir, leur ôte du même coup toute légitimité ou légitime également la violence des opposants. Le droit de l'opposition est exactement égal à celui du pouvoir.

Si nos critiques ne voient pas ces évidences, et s'ils croient trouver dans notre essai des arguments contre la liberté, c'est que, pour eux, on parle déjà contre elle quand on dit qu'elle comporte un risque d'illusion et d'échec. Nous montrons qu'une action peut produire autre chose que ce qu'elle visait, et que pourtant l'homme politique en as-sume les conséquences. Nos critiques ne veulent pas d'une condition si dure. Il leur faut des coupables tout noirs, des innocents tout blancs. Ils n'entendent pas qu'il y ait des pièges de la sincérité, au-cune ambiguïté dans la vie politique. L'un d'eux, pour nous résumer, écrit avec une visible indignation : « le fait de tuer : tantôt bon, tantôt mauvais (....). Le critérium de l'action n'est pas dans l'action elle-même ». Cette indignation prouve [XXXIII] de bons sentiments, mais peu de lecture. Car enfin, Pascal disait amèrement il y a trois siècles : il devient honorable de tuer un homme s'il habite de l'autre côté de la rivière, et concluait : c'est ainsi, ces absurdités font la vie des socié-tés. Nous n'allons pas si loin. Nous disons : on pourrait en passer par lu, si c'était pour créer une société sans violence. Un autre critique croit comprendre que Kœstler, dans le Zéro et l'Infini « prend parti pour l'innocent contre le juge injuste ou abusé ». C'est avouer tout net qu'on n'a pas lu le livre. Plût au ciel qu'il ne s'agît ici que d'une erreur judiciaire. Nous resterions dans l'univers heureux du libéralisme où l'on sait ce que l'on fait et où, du moins, on a toujours sa conscience pour soi. La grandeur du livre de Kœstler est précisément de nous

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faire entrevoir que Roubachof ne sait pas comment il doit apprécier sa propre conduite, et, selon les moments, s'approuve ou se condamne. Ses juges ne sont pas des hommes passionnés ou des hommes mal informés. C'est bien plus grave : ils le savent honnête et ils le condamnent par devoir politique et parce qu'ils croient à l'ave-nir socialiste de l'U.R.S.S. Lui-même se sait honnête (autant qu'on peut l'être) et s'accuse parce qu'il y a longtemps cru. Nos critiques ne veulent pas de ces déchirements ni de ces doutes. Ils répètent brave-ment : un innocent est un innocent, un meurtre est un meurtre. Mon-taigne disait : « le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre (....) ». Il décrivait l'homme public dans l’alterna-tive de ne rien faire ou d'être criminel : « quel remède ? Nul remède, s'il fut véritablement gêné entre les deux extrêmes, il le fallait faire ; mais s'il le fut sans regret, s'il ne lui pesa pas de le faire, c'est signe que sa conscience est en [XXXIV] mauvais termes ». Il faisait donc déjà de l'homme politique une conscience malheureuse. Nos critiques ne veulent rien savoir de tout cela : il leur faut une liberté qui ait bonne conscience, un franc-parler sans conséquences.

Il y a ici une véritable régression de la pensée politique, au sens où les médecins parlent d'une régression vers l'enfance. On veut oublier un problème que l'Europe soupçonne depuis les Grecs : la condition humaine ne serait-elle pas de telle sorte qu'il n'y ait pas de bonne so-lution ? Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nous ne pouvons entièrement contrôler ? N'y a-t-il pas comme un maléfice de la vie à plusieurs ? Au moins dans les périodes de crise, chaque liberté n’empiète-t-elle pas sur les autres ? Astreints à choisir entre le respect des consciences et l'action, qui s'excluent et cependant s'ap-pellent si ce respect doit être efficace et cette action humaine, notre choix n'est-il pas toujours bon et toujours mauvais ? La vie politique, en même temps qu'elle rend possible une civilisation à laquelle il n'est pas question de renoncer, ne comporte-t-elle pas un mal fondamental, qui n'empêche pas de distinguer entre les systèmes politiques et de préférer celui-ci à celui-là, mais qui interdit de concentrer la répro-bation sur un seul et « relativise » le jugement politique ?

Ces questions ne paraissent neuves qu'à ceux qui n'ont rien lu ou ont tout oublié. Le procès et la mort de Socrate ne seraient pas restés un sujet de réflexion et de commentaires s'ils n'étaient qu'un épisode de la lutte des méchants contre les bons, si l'on n'y voyait paraître un

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innocent qui accepte sa condamnation, un juste qui tient pour la conscience et qui cependant refuse de donner tort à l'extérieur et obéit [XXXV] aux magistrats de la cité, voulant dire qu'il appartient à l'homme de juger la loi au risque d'être jugé par elle. C'est le cauche-mar d'une responsabilité involontaire et d'une culpabilité par position qui soutenait déjà le mythe d'Œdipe : Œdipe n'a pas voulu épouser sa mère ni tuer son père, mais il l'a fait et le fait vaut comme crime. Toute la tragédie grecque sous-entend cette idée d'un hasard fonda-mental qui nous fait tous coupables et tous innocents parce que nous ne savons pas ce que nous faisons. Hegel a admirablement exprimé l'impartialité du héros qui voit bien que ses adversaires ne sont pas nécessairement des « méchants », qu'en un sens tout le monde a rai-son et qui accomplit sa tâche sans espérer d'être approuvé de tous ni entièrement de lui-même 13. Le mythe de l'apprenti sorcier est encore une de ces images obsédantes où l'Occident exprime de temps à autre sa terreur d'être dépassé par la nature et par l'histoire. Les critiques chrétiens qui aujourd'hui désavouent allègrement l’Inquisition parce qu'ils sont menacés d'une Inquisition communiste, — oubliant que leur religion n'en a pas condamné le principe et a encore su, pendant la guerre, profiter ici et là du bras séculier —, comment peuvent-ils ignorer qu'elle est [XXXVI] centrée sur le supplice d’un innocent, que le bourreau « ne sait pas ce qu'il fait », que donc il a raison à sa ma-nière, et que le conflit est ainsi mis solennellement au cœur de l'his-toire humaine ?

La conscience de ce conflit est à son plus haut point dans la socio-logie de Max Weber. Entre une « morale de la responsabilité » qui juge, non pas selon l'intention, mais selon les conséquences des actes, et une « morale de la foi » ou de la « conscience », qui met le bien dans le respect inconditionnel des valeurs, quelles qu'en soient les

13 Entre ce héros et l'Innocent dont on nous offre aujourd'hui l'édifiante image, la différence est à peu près celle des soldats vrais et des soldats selon l'Écho de Paris. Quand nos aînés de la guerre de 1914 revenaient en permission, leur famille bien-pensante les accueillait avec le vocabulaire de Barrés. Je me rappelle ces silences, cette gêne dans l'air et ma surprise d'enfant, quand le soldat couvert de gloire et de palmes détournait le visage et refusait l'éloge. Comme dit à peu près Alain, c'est que la haine était à l'arrière, avec la peur, le courage à l'avant, avec le pardon. Ils savaient qu'il n'y a pas les gens de bien et les autres, et que, dans la guerre, les idées les plus hono-rables se font valoir par des moyens qui ne le sont pas.

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conséquences, Max Weber refuse de choisir. Il refuse de sacrifier la morale de la foi, il n'est pas Machiavel. Mais, il refuse aussi de sacri-fier le résultat, sans lequel l'action perd son sens. Il y a « poly-théisme » et « combat des dieux » 14. Weber critique bien le réalisme politique, qui souvent choisit trop tôt pour s'épargner des efforts, mais il critique aussi la morale de la foi et le Hier stehe ich, ich kann nicht anders 15 par lequel il résout le dilemme quand il se présente inélucta-blement est une formule héroïque qui ne garantit à l'homme ni l'effi-cacité de son action, ni même l'approbation des autres et de soi-même. « La morale, aux yeux de Weber, c'est l'impératif catégorique de Kant ou le Sermon sur la Montagne. Or traiter son semblable en fin et non en moyen est un commandement rigoureusement inappli-cable dans toute politique concrète (même si l'on se donne pour but suprême la réalisation d'une société où cette loi deviendra réalité). Par définition, le politique combine des moyens, calcule les consé-quences. Or, les conséquences sont les réactions humaines qu'il traite ainsi en phénomènes naturels ; les moyens, ce sont [XXXVII] encore, au moins partiellement, les actions humaines ravalées au rang d'ins-truments. Quant à la morale du Christ : « tendre l'autre joue », c'est manque de dignité, si ce n'est sainteté, et la sainteté n'a pas de place dans la vie des collectivités. La politique est par essence immorale. Elle comporte « un pacte avec les puissances infernales » parce qu'elle est lutte pour la puissance et que la puissance mène à la vio-lence dont l'État détient le monopole de l'usage légitime (....). Il y a plus que rivalité des dieux, il y a lutte inexpiable (....) 16. » C'est ainsi que Raymond Aron exprimait en 1938 une pensée qu'il ne faisait pas sienne, mais qu'il jugeait du moins des plus profondes, sans qu'on l'accusât de se faire serviteur du pouvoir nazi ou du pouvoir commu-niste, ce qui, comme on sait, n'aurait pas été sans saveur. Heureux temps. On savait encore lire. On pouvait encore réfléchir à haute voix. Tout cela semble bien fini. La guerre a tellement usé les cœurs, elle a demandé tant de patience, tant de courage, elle a tant prodigué les horreurs glorieuses et inglorieuses que les hommes n'ont plus même assez d'énergie pour regarder la violence en face, pour la voir là où elle demeure. Ils ont tant souhaité de quitter enfin la présence de 14 R. Aron, Sociologie allemande contemporaine, p. 122.15 Ibidem.16 R. Aron, Essai sur la Théorie de l'Histoire dans l'Allemagne contempo-

raine, pp. 266-267.

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la mort et de revenir à la paix qu'ils ne peuvent tolérer de n'y être pas encore et qu'une vue un peu franche de l'histoire passe auprès d'eux pour une apologie de la violence. Ils ne peuvent supporter l'idée d'y être encore exposés, d'avoir encore à payer d'audace pour exercer la liberté. Alors que tout dans la politique comme dans la connaissance montre que le règne d'une raison universelle est problématique, que la raison comme la liberté est [XXXVIII] à faire dans un monde qui n'y est pas prédestiné, ils préfèrent oublier l'expérience, laisser là la culture, et formuler solennellement comme des vérités vénérables les pauvretés qui conviennent à leur fatigue. Un innocent est un innocent, un coupable est un coupable, le meurtre est un meurtre, — telles sont les conclusions de trente siècles de philosophie, de méditation, de théologie et de casuistique. Il serait trop pénible d'avoir à admettre que d'une certaine façon les communistes ont raison et leurs, adver-saires aussi. Le « polythéisme » est trop dur. Ils choisissent donc le dieu de l'Est ou le dieu de l'Ouest. Et, — c'est toujours ainsi —, juste-ment parce qu'ils ont pour la paix un amour de faiblesse, les voilà tout prêts pour la propagande et pour la guerre. En fin de compte, la véri-té qu'ils fuient, c'est que l'homme n'a pas de droits sur le monde, qu'il n'est pas, pour parler comme Sartre, « homme de droit divin », qu'il est jeté dans une aventure dont l'issue heureuse n'est pas garantie, que l'accord des esprits et des volontés n'est pas assuré en principe.

Encore ceci n'est-il vrai que des meilleurs. Si c'était le lieu d'entrer dans les détails, on aimerait décrire les autres. Qu'importent les noms, notre propos est tout sociologique. Un critique trouve, pour défendre l’innocence, des accents qui touchent, quand soudain le lec-teur attentif remarque que son plaidoyer ne dit pas un mot des inno-cents dont Kœstler s'occupe et dont parle notre propre étude : les op-posants condamnés à Moscou. « J'estime, dit-il (....), déplorable que ces discussions s'engrènent sur l'exemple et sur la question russes : nous les connaissons mal. » Voilà un innocent bien rusé. Il refuse vi-vement son aide aux Boukharine, oui pourraient en avoir besoin, il la [XXXIX] réserve à Jeanne d'Arc et au duc d'Enghien, qui ne sont plus que cendre. Ce paladin est bien prudent. Il nous met, ou peu s'en faut, au nombre des « flatteurs du pouvoir ». Nous demandons si l'on plaît davantage aux communistes en parlant des procès de Moscou, comme nous avons fait, ou en évitant d'en parler, comme il fait. De toute évi-dence, c'est l'épuration française qui l'intéresse d'abord, et « le

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double scandale des répressions abusives et des immunités inconce-vables ». Bien entendu, nous n'avons jamais dit un mot en faveur des répressions abusives. Nous avons dit qu'un collaborateur désintéressé n'en est pas moins condamnable, et que l'homme politique, dans des circonstances extrêmes, risque sa tête même s'il n'est ni cupide, ni vé-nal. Voilà l'idée qu'on ne veut ni voir ni discuter. On ne veut pas que la politique soit quelque chose de grave ou seulement de sérieux. Ce qu'on défend, c'est enfin l'irresponsabilité de l'homme politique. Et non sans raison. Cet écrivain qui, au temps de l’avant-guerre et même un peu plus tard, voyait plus de ministres en une semaine que nous n'en verrons dans notre vie, ne saurait tolérer le sérieux en politique, et encore moins le tragique. Quand nous disons que la décision poli-tique comporte un risque d'erreur et que l'événement seul montrera si nous avons eu raison, il interprète comme il peut : « avoir raison si-gnifie être au pouvoir, être du côté du manche ». Cela est signé. Pour trouver des mots pareils, il faut les porter en soi. Un homme frivole, qui a besoin d'un monde frivole, où rien ne soit irréparable, parle pour la justice éternelle. C'est le roué qui défend la « morale raide ». C'est Péguy qui défend la morale souple. Il n'y a pas d'éducateurs plus rigides que les parents [XL] dévergondés. Dans la mesure même où un homme est moins sûr de soi, où il manque de gravité et, qu'on nous passe le mot, de moralité vraie, il réserve au fond de lui-même un sanctuaire de principes qui lui donnent, pour reprendre le mot de Marx, un « point d'honneur spiritualiste », une « raison générale de consolation et de justification ». Le même critique se donne beaucoup de mal pour retrouver cette précaution jusque chez Saint-Just, et il met au crédit du Tribunal Révolutionnaire des « débats parodiques », « hommage que (....) le vice, par son hypocrisie, rend à la vertu ». C'est bien ainsi que raisonnaient nos pères, libertins dans la pratique, intraitables sur les principes. C'est une vie en partie double qu'ils nous offraient sous le nom de morale et de culture. Ils ne voulaient pas se trouver seuls et nus devant un monde énigmatique. Que la paix soit sur eux. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. Disons même que cette ca-naillerie n'était pas sans douceur, puisqu'elle masquait ce qu'il y a d'inquiétant dans notre condition. Mais, quand on prend, pour la prê-cher, le porte-voix de la morale, et quand, au nom de certitudes frau-duleuses, on met en question l'honnêteté de ceux qui veulent savoir ce qu'ils font, nous répondons doucement mais fermement : retournez à vos affaires. Enfin, on demandera peut-être pourquoi nous nous don-

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nons tant de mal : si finalement nous pensons qu'on ne peut pas être communiste ni sacrifier la liberté à la société soviétique, pourquoi tant de détours avant cette conclusion ? C'est que la conclusion n'a pas le même sens selon qu'on y vient par un chemin ou par un autre. C'est que, — encore une fois —, il y a vraiment deux usages et même deux idées de la liberté. Il y a une liberté qui est l'insigne d'un clan, [XLI] et déjà le slogan d'une propagande. L'histoire est logique au moins en ceci que certaines idées ont avec certaine politique ou cer-tains intérêts une convenance préétablie, parce que les unes et les autres supposent la même attitude envers les hommes. Les libertés démocratiques prises comme seul critère dans le jugement qu'on porte sur une société, les démocraties absoutes de toutes les violences qu'elles exercent ici et là parce qu'elles reconnaissent le principe des libertés et les pratiquent au moins à l'intérieur, en un mot la liberté devenue paradoxalement principe de séparation et de pharisaïsme, c'est déjà une attitude de guerre. Au contraire, de la liberté en acte qui cherche à comprendre les autres hommes et qui nous réunit tous, on ne pourra jamais tirer une propagande. Beaucoup d'écrivains vivent déjà en état de guerre. Ils se voient déjà fusillés. Quand le pré-sent essai fut publié en revue, un ami vint nous trouver et nous dit : « En tout cas, et même si les communistes lucides pensent des procès à peu près ce que vous en dites, vous le dites alors qu'ils le cachent, vous méritez donc d'être fusillé. » Nous lui accordâmes de bonne grâce cette conséquence, qui ne fait pas difficulté. Mais après ? Qu'un système nous condamne peut-être, cela ne prouve pas qu'il soit le mal absolu et ne nous dispense pas de lui rendre justice à l'occasion. Si nous nous habituons à ne voir en lui qu'une menace contre notre vie, nous entrons dans la lutte à mort, où tous les moyens sont bons, — dans le mythe, dans la propagande, dans le jeu de la violence. On rai-sonne mal dans ces lugubres perspectives. Il nous faut une bonne fois comprendre que ces choses-là peuvent arriver, — et penser comme des vivants.

[XLII]Peut-être cet essai est-il déjà anachronique, et la guerre déjà éta-

blie dans les esprits. Notre tort, si c'en est un, a été de poursuivre, la plume à la main, une discussion commencée, il y a longtemps, avec de jeunes camarades, et d'en soumettre le compte rendu à des fanatiques de toutes sortes. Quelqu'un demandait récemment : pour qui écrit-

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on ? Question profonde. On devrait toujours dédier un livre. Non qu'on change de pensée en même temps que d'interlocuteur, mais parce que toute parole, que nous le sachions ou non, est toujours pa-role à quelqu'un, sous-entend toujours tel degré d'estime ou d'amitié, un certain nombre de malentendus levé, une certaine bassesse dépas-sée, et qu'enfin c'est toujours à travers les rencontres de notre vie qu'un peu de vérité se fait jour. Certes, nous n'écrivions pas pour les sectaires, mais pas même pour ce confrère superbe et toujours en proie à lui-même. Nous écrivions pour des amis dont nous voudrions inscrire ici le nom, s'il était permis de prendre des morts pour té-moins. Ils étaient simples, sans réputation, sans ambition, sans passé politique. On pouvait causer avec eux. L'un d'eux nous disait en 1939, après le pacte germano-soviétique : « Je n'ai pas de philosophie de l'histoire. » L'autre n'admettait pas non plus l'épisode. Pourtant, avec toutes les réserves imaginables, ils ont rejoint les communistes pen-dant la guerre. Cela ne les a pas changés. Le premier, comme ses hommes étaient prisonniers des miliciens dans un village, y est entré pour partager leur sort, alors qu'il ne pouvait plus rien pour eux. Elle, enfermée au Dépôt pendant deux mois, et appelée, croyait-on alors, à paraître devant un tribunal français, écrivait qu'elle récuserait ses avocats s'ils cherchaient à tirer argument pour [XLIII] elle de son jeune âge. On admettra peut-être qu'ils étaient des individus et sa-vaient ce que c'est que la liberté. On ne s'étonnera pas si, ayant à par-ler du communisme, nous essayons de scruter, à travers nuage et nuit, ces visages qui s'effacent de la terre.

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Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

Première partieLA TERREUR

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Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

PREMIÈRE PARTIELA TERREUR

Chapitre ILES DILEMMES DE KŒSTLER

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« Voilà donc ce qu'on veut établir en France », disait un anticom-muniste en refermant le Zéro et l’Infini. « Qu'il doit être passionnant de vivre sous ce régime ! » disait au contraire un sympathisant d'ori-gine russe, émigré de 1905. Le premier oubliait que tous les régimes sont criminels, que le libéralisme occidental est assis sur le travail for-cé des colonies et sur vingt guerres, que la mort d'un noir lynché en Louisiane, celle d'un indigène en Indonésie, en Algérie ou en Indo-chine, est, devant la morale, aussi peu pardonnable que celle de Rou-bachof, que le communisme n'invente pas la violence, qu'il la trouve établie, que la question pour le moment n'est pas de savoir si l'on ac-cepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pac-tise est « progressive » et tend à se supprimer ou si elle tend à se per-pétuer, et qu'enfin, pour en décider, il faut situer le crime dans la lo-gique d'une situation, dans la dynamique d'un régime, dans la totalité historique à laquelle il appartient, au lieu de le juger en soi, selon la morale qu'on appelle [4] à tort morale « pure ». Le second oubliait que la violence, — angoisse, souffrance et mort, — n'est pas belle, sinon en image, dans l'histoire écrite et dans l'art. Les hommes les plus paci-fiques parlent de Richelieu et de Napoléon sans frémir. Il faudrait imaginer comment Urbain Grandier voyait Richelieu, comment le duc d'Enghien voyait Napoléon. La distance, le poids de l'événement ac-

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quis transforment le crime en nécessité historique et la victime en songe-creux. Mais quel académicien admirateur de Richelieu tuerait de sa main Urbain Grandier ? Quel administrateur tuerait de sa main les noirs qu'il fait mourir pour construire un chemin de fer colonial ? Or le passé et le lointain ont été ou sont vécus par des hommes qui y jouaient ou y jouent leur vie unique, et les cris d'un seul condamné à mort sont inoubliables. L'anticommunisme refuse de voir que la vio-lence est partout, le sympathisant exalté que personne ne peut la regar-der en face. Ni l'un ni l'autre n'avaient bien lu le Zéro et l'Infini qui confronte ces deux évidences. Même s'il ne le pose pas comme il faut, le livre pose le problème de notre temps. C'est assez pour qu'il ait sou-levé un intérêt passionné. C'est assez aussi pour qu'il n'ait pas été vrai-ment lu, car les questions qui nous hantent sont justement celles que nous refusons de formuler. Essayons donc de comprendre ce livre cé-lèbre et mal connu. Roubachof a toujours été dans l'extérieur et dans l'histoire. C'est à peine s'il a eu à fixer lui-même sa conduite : le sort des hommes et son sort personnel se jouaient devant lui, dans les choses, dans la Révolution à faire, à achever, à continuer. Qu'était-il donc lui-même sinon cet X à qui s'imposaient [5] les tâches évidentes données avec la situation ? Même le danger de mort ne pouvait le rap-peler à soi : pour un révolutionnaire, la mort d'un homme, ce n'est pas un monde qui finit, c'est un comportement qui se défalque. La mort n'est qu'un cas particulier ou un cas limite de l'inactivité historique, et c'est pourquoi les révolutionnaires ne disaient pas d'un adversaire qu'il était mort, mais qu'il avait été « physiquement supprimé ». Pour Rou-bachof et ses camarades, le Je était si irréel à la fois et si indécent qu'ils l'appelaient par dérision la « fiction grammaticale ». Humanité valeurs, vertus, réconciliation de l'homme avec l'homme, ce n'étaient pas pour eux des fins délibérées, mais des possibilités du prolétariat qu'il s'agissait de mettre au pouvoir.

Pendant des années Roubachof vit donc dans l'ignorance du sub-jectif. Peu importe que Richard soit un militant ancien et dévoué ; s'il faiblit, s'il discute la ligne adoptée, il est un danger pour le mouve-ment, il sera exclu. Il ne s'agit pas de savoir si les dockers veulent ou non décharger l'essence que le pays de la Révolution envoie à un gou-vernement réactionnaire : en prolongeant le boycott, le pays de la Ré-volution risquerait de perdre un marché. Le développement industriel du pays de la Révolution compte plus que la conscience des masses.

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Les chefs de la section des dockers seront exclus. Roubachof lui-même ne se traite pas mieux que les autres. Il pense que la direction du Parti se trompe, et le dit. Arrêté il désavoue son attitude d'opposi-tion, non pas pour sauver sa vie, mais pour sauver sa vie politique et demeurer dans l'histoire où il a toujours été. On se [6] demande com-ment il peut aimer Arlova. Aussi est-ce un étrange amour. Une seule fois elle lui dit : « Vous ferez toujours de moi ce que vous voudrez. » Et jamais plus rien. Pas un mot quand elle est cassée par la cellule du Parti. Pas un mot le dernier soir où elle vient chez Roubachof. Et pas un mot de Roubachof pour la défendre. Il ne parlera d'elle que pour la désavouer sur l'invitation du Parti. Honneur, déshonneur, sincérité, mensonge, ces mots n'ont pas de sens pour l'homme de l'histoire. Il n'y a que des trahisons objectives et des mérites objectifs. Le traître est celui qui en fait dessert le pays de la Révolution lei qu'il est, avec sa direction et son appareil. Le reste est psychologie.

La psychologie méprisée se venge. L'individu et l'État, confondus dans la jeunesse de la Révolution, reparaissent face à face. Les masses ne portent plus le régime, elles obéissent. Les décisions ne sont plus mises en discussion à la base du Parti, elles s'imposent par la disci-pline. La pratique n'est plus comme aux débuts de la Révolution fon-dée sur un examen permanent du mouvement révolutionnaire dans le monde, ni conçue comme le simple prolongement du cours spontané de l'histoire. Les théoriciens courent après les décisions du pouvoir pour leur trouver des justifications dont il se moque. Roubachof peu à peu fait connaissance avec la subjectivité qui se retranche des événe-ments et les juge. Arrêté de nouveau, et coupé cette fois de l'action et de l'histoire, ce n'est plus seulement la voix des masses et des militants exclus qu'il croit entendre : même l'ennemi de classe reprend pour lui figure humaine. L'officier réactionnaire qui occupe la cellule voisine de la sienne, — homme à [7] femmes, entiché d'honneur et de courage personnel, — ce n'est plus seulement l'un de ces gardes-blancs que Roubachof a fait fusiller pendant la Révolution, c'est quelqu'un à qui l'on peut parler en frappant des coups sur le mur, dans le langage de tous les prisonniers du monde. Roubachof voit pour la première fois la Révolution dans la perspective du garde-blanc et il éprouve que per-sonne ne peut se sentir juste sous le regard de ceux à qui il a fait vio-lence. Il « comprend » la haine des gardes-blancs, il « pardonne », mais, dès lors, même son passé révolutionnaire est remis en question.

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Et pourtant, c'est justement pour libérer les hommes qu'il a fait vio-lence à des hommes. Il ne pense pas avoir eu tort. Mais il n'est plus innocent. Restent tous ces regards qu'il a fallu éteindre. Reste une autre instance que celle de l'histoire et de la tâche révolutionnaire, un autre critère que celui de la raison tout occupée au calcul de l'efficaci-té. Reste le besoin de subir ce qu'on a fait subir aux autres, pour réta-blir avec eux une réciprocité et une communication dont l'action révo-lutionnaire ne s'accommode pas. Roubachof mourra en opposant, si-lencieusement, comme tous ceux qu'en son temps il a fait exécuter.

Cependant, si ce sont les hommes qui comptent, pourquoi serait-il plus fidèle aux morts qu'aux vivants ? Hors de la prison, il y a tous ceux qui, bon gré mal gré, suivent un chemin où Roubachof les a en-gagés. S'il meurt en silence, il quitte ces hommes avec qui il s'est bat-tu, et sa mort ne les éclairera pas. D'ailleurs, quel autre chemin leur montrer ? N'est-ce pas de proche en proche et peu à peu qu'on en est venu à la nouvelle politique ? [8] Rompre avec le régime, ce serait désavouer le passé révolutionnaire d'où il est issu. Or, chaque fois qu'il pense à 1917, c'est pour Roubachof une évidence qu'il fallait faire la révolution, et, dans les mêmes conditions, il la ferait encore, même sachant où elle conduit. Si l'on assume le passé, il faut assumer le présent. Pour mourir en silence, Roubachof aurait d'abord à changer de morale ; il lui faudrait faire prévaloir sur l'action dans le monde et dans l'histoire le vertige du « témoignage », l'affirmation immédiate et folle des valeurs. Témoignage devant qui ? Pendant toute sa jeunesse, il a appris que le recours à cette instance supra-terrestre était la plus subtile des mystifications, puisqu'elle nous autorise à délaisser les hommes existants et nous fait quitter la moralité effective pour une moralité de rêve. Il a appris que la vraie morale se moque de la mo-rale, que la seule manière de rester fidèle aux valeurs est de se tourner vers le dehors pour y obtenir, comme disait Hegel, « la réalité de l'idée morale », et que la voie courte du sentiment immédiat est celle de l'immoralité. C'est au nom des exigences de l'histoire qu'il a autrefois défendu la dictature et ses violences contre les belles âmes. Que pour-rait-il répondre aujourd'hui quand on lui relit ses discours ? Que la dictature d'autrefois fondait ses décisions sur une analyse théorique et sur une libre discussion des perspectives ? C'est vrai, mais, la ligne une fois choisie, il fallait obéir, et la dictature de la vérité, pour ceux qui ne la voient pas clairement, n'est pas différente de l'autorité nue.

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Quand on a défendu la première, il faut accepter la seconde. Et si le durcissement même de la dictature, [9] si la renonciation à la théorie étaient imposés par la situation mondiale ? Roubachof capitulera. Dès qu'il revient à la dure règle marxiste qui oblige à définir un homme, non par ses intentions, mais par ce qu'il fait, et une conduite non par son sens subjectif, mais par son sens objectif, de nouveau le tableau de sa vie est transformé. D'abord parce que des pensées, des paroles qui, prises une à une, demeuraient dans l'indétermination du subjectif, se fortifient l'une l'autre et forment système. Les témoignages à charge sont bien loin d'être faux. Roubachof remarque même que certaines circonstances, certains dialogues y sont méticuleusement rapportés. S'il y a mensonge, c'est justement dans cette exactitude et en ceci qu'une phrase ou une idée de l'instant sont pour toujours figées sur le papier. Mais est-ce même un mensonge ? On est en droit d'imputer à Roubachof non seulement quelques réflexions sarcastiques, quelques paroles d'humeur, mais encore ce qu'elles sont devenues dans l'esprit des jeunes gens qui l'écoutaient, et qui, moins fatigués que lui, plus que lui-même fidèles à sa jeunesse, ont conduit ses pensées jusqu'à leur conséquence pratique et jusqu'au complot. Après tout, se dit Rou-bachof, regardant ce garçon devant lui qui l'accuse, peut-être est-il la vérité de ce que je pensais. Roubachof n'a jamais recommandé le ter-rorisme, et, quand il parlait d'user de violence contre la direction du parti, il ne s'agissait que de violence politique. Mais violence politique signifie arrestation, et que se passe-t-il quand celui qu'on vient arrêter se défend ? Roubachof n'a jamais été au service d'un pays étranger. Mais, puisqu'il pensait vaguement à [10] renverser la direction du par-ti, il lui fallait au moins prévoir la réaction des pays voisins et peut-être même la désarmer d'avance. De là cette brève conversation avec un diplomate étranger où aucun marché n'a été conclu, où tout est res-té au conditionnel et sur le ton du badinage, mais où le prix d'une neu-tralité bienveillante s'est trouvé indiqué. Bien entendu, pour Rouba-chof, il ne s'agissait que de sacrifier éventuellement une province pour sauver l'avenir de la Révolution, mais, pour le diplomate étranger, il s'agissait d'affaiblir et de démembrer le pays de la Révolution. Qui peut dire lequel des deux calculs eut été juste finalement, et si, en der-nière analyse et devant l'histoire, Roubachof eût été le sauveur ou le fossoyeur de la Révolution ? D'ailleurs, puisque l'histoire est polari-sée, puisque la dynamique des classes interprète chaque événement en faveur de l'une ou l'autre des forces en présence, il n'y a pas de place

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pour des actions neutres ou indifférentes, le silence même joue son rôle et les transitions sont insensibles de l'intention à l'acte, du moi à autrui, de l'opposition à la trahison. Enfin, une fois arrêté, l'opposant Roubachof devient en vérité un traître. Du fait même qu'elle est bat-tue, l'opposition s'avère incapable d'établir une nouvelle direction ré-volutionnaire. Elle n'a été historiquement qu'une tentative contre la seule direction révolutionnaire possible, et à ce titre elle devient contre-révolution et trahison. Le résultat de l'entreprise reflue sur son début et en donne le sens. Si, à cette pensée tout objective, Roubachof voulait opposer ses intentions, il invoquerait en sa faveur une philoso-phie qu'il a toujours niée. Comment récuserait-il le jugement de la nouvelle [11] génération qu'il a contribué à former et qui pratique sans réserve la pensée objective ? Après tout, par la bouche de Gletkin, c'est Roubachof qui juge Roubachof. Voilà pourquoi finalement il si-gnera les aveux « mensongers » que Gletkin a préparés. Il plaidait d'abord coupable d'avoir tenu une attitude objectivement contre-révo-lutionnaire. C'était sous-entendre que ses intentions demeuraient révo-lutionnaires. S’il laissait Gletkin « mettre les points sur les i » et tra-duire en complot contre le parti et le régime ce qui n'avait été qu'une autocritique du parti et du régime, du moins refusait-il de s'avouer es-pion et saboteur. Mais cette dernière barrière est enlevée. L'honneur révolutionnaire lui-même n'est qu'une variété de la dignité bourgeoise. Roubachof est d'une génération qui a cru pouvoir réserver la violence aux ennemis du prolétariat, traiter avec humanité les prolétaires et leurs représentants, sauver l'honneur personnel dans le dévouement à la Révolution. C'est que lui et ses camarades étaient des intellectuels nés dans le loisir et formés à la culture pré-révolutionnaire. Ils avaient huit ou neuf ans quand on leur avait donné leur première montre. Ils ne s'apercevaient pas que leurs valeurs valaient dans un certain état de gratuité et d'aisance, qu'elles perdent tout sens hors de cette supposi-tion. Ils n'avaient pas l'expérience du nécessaire et de l'urgent. Gletkin, lui, avait seize ans quand il a appris que l'heure se divise en soixante minutes. Il est né parmi les paysans qui maintenant travaillent dans les usines. Il sait qu'on ne peut les laisser libres si l'on veut qu'ils tra-vaillent et qu'un système de droit demeure purement nominal tant [12] qu'on n'en a pas établi les bases matérielles. De Roubachof à Gletkin, la différence est celle d'une génération politique qui par chance avait partagé les privilèges culturels de la bourgeoisie à une génération qui est chargée d'étendre la culture à tous et d'abord d'en construire le fon-

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dement économique. La distinction de l'objectif et du subjectif, fami-lière à Roubachof, est ignorée de Gletkin. Mais Gletkin, c'est l'huma-nité consciente de ses attaches matérielles, c'est la réalité de ce que Roubachof a toujours dit. Sabotage objectif, trahison objective, — toutes réserves faites sur les intentions, — c'est encore le langage de l'ancienne culture ou celui de la culture de demain. À l'heure qu'il est, l'homme intérieur n'est plus ou n'est pas encore, on peut donc suppri-mer cette restriction qui serait menteuse. Il faut capituler.

Mais Roubachof n'en a pas encore fini avec lui-même. Parler de-vant le tribunal, s'accuser, se déshonorer, c'était encore vivre dans l'histoire. Reste l'épreuve des derniers jours de prison. Il s'est mis en règle avec l'histoire, il a conclu sa vie publique comme il l'avait com-mencée, il a sauvé son passé. Mais, pour quelque temps, il survit à cette vie déjà close. À moins de perdre conscience de lui-même, à moins de devenir Gletkin, comment pourrait-il se croire lui-même traître et saboteur ? Il n'est pas lui-même l'histoire universelle, il est Roubachof. Il a pu une fois de plus se fondre en elle et prendre pour les autres l'aspect d'un traître, il ne saurait le faire à ses propres yeux. Du seul fait qu'il respire encore, il juge inévitablement et sa propre capitulation, puisqu'il en est l'auteur, et le système qui l'exige. Com-ment à présent voit-il donc sa vie ? [13] Lui et ses camarades sont par-tis, qu'ils le sachent ou non, de l'affirmation d'une valeur : la valeur des hommes. On ne devient pas révolutionnaire par science, mais par indignation. La science vient ensuite remplir et préciser cette protesta-tion vide. Elle a appris à Roubachof et à ses camarades que la libéra-tion des hommes supposait une économie socialiste, ils se sont donc mis au travail. Mais il s'est trouvé que, pour édifier cette économie dans les conditions particulières au pays de la Révolution, il fallait faire souffrir les hommes plus que l'ancien régime ne les faisait souf-frir, et que, pour libérer les hommes de l'avenir, il fallait opprimer les hommes d'à présent. L'œuvre entreprise avait ses exigences, si impé-rieuses que les perspectives étaient oubliées : « Son travail avait duré quarante ans et dès le commencement il avait oublié la question qui l'avait poussé à entreprendre cette tâche 17. » La conscience de soi et d'autrui, qui animait l'entreprise au départ, s'était enlisée dans l'im-mense champ des méditations qui séparaient l'humanité immédiate de sa réalisation future. Ayant fait tout ce qu'il avait à faire, rien d'éton-

17 P. 282.

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nant si Roubachof est prêt pour un retour sur soi, s'il se livre à cette autre et extraordinaire expérience encore inconnue de lui, et qui consiste à se saisir de l'intérieur comme conscience, comme un être sans lieu et sans date, une lumière dont dépendent toute manifestation et toute chose concevables, et devant laquelle les événements, les dou-leurs et les joies sont indifférents, — enfin comme participation d'un infini. C'est devant cet infini qu'à [14] présent il se sent comptable et coupable. Le chemin que Hegel avait tracé, dans la Phénoménologie, de la mort ou de la conscience à l'Histoire, il le suit en sens inverse, maintenant que l'histoire est pour lui finie. Pour rester fidèle au senti-ment immédiat d'humanité, peut-être aurait-il fallu renoncer à construire un État nouveau ? Peut-être valait-il mieux agir en homme moral et témoigner chaque jour pour l'humanité intérieure ? « Peut-être qu'il ne convenait pas à l'homme de suivre chacune de ses pensées jusqu'à ses conclusions logiques 18. » « Peut-être qu'il ne convenait pas à l'humanité de naviguer sans lest. Et peut-être que la raison livrée à elle-même était une boussole faussée, conduisant par de tortueux méandres, si bien que le but finissait par disparaître dans la brume 19. » Enfermé dans l'évidence intérieure, dégagé du monde, il ne peut plus trouver aucun sens à sa conduite durant le procès, ni à sa mort. Est-ce maintenant qu'il voit plus clair, ou bien était-ce devant le tribunal ? « Il était un homme qui a perdu son ombre, libre de toute entrave... » On peut se demander quel sens il y a à réfléchir sur l'histoire quand on n'a plus d'ombre historique, à réfléchir sur la vie quand on en est ex-clu. Est-ce dans la vie ou devant la mort qu'on comprend le mieux la vie ? Remis en liberté à l'instant et réintégré dans le Parti, comment conduirait-il sa vie, puisque, tant qu'il en a disposé, et dernièrement encore devant le tribunal, il a refusé de prêter sa voix à l'homme inté-rieur ? Les méditations finales de Roubachof nous donnent-elles une formule de vie différente de celle [15] qu'il a suivie de son vivant ? N'expriment-elles pas plutôt la protestation irréductible de la subjecti-vité contre une aventure avec laquelle elle ne saurait se réconcilier, mais où elle s'est engagée pour des raisons toujours valables ? Même à ses dernières heures, Roubachof ne désavoue pas la Révolution : « Peut-être la Révolution était-elle venue avant terme, avorton aux membres monstrueusement difformes. Peut-être tout tenait-il à

18 P. 285.19 P. 287.

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quelque grave erreur chronologique 20. » Et peut-être, sur les bases ma-térielles enfin établies, une société serait-elle possible plus tard où les moyens soient homogènes aux fins et/ou l'individu, au lieu d'être an-nulé par l'intérêt collectif, rejoigne les autres individus et constitue avec eux un infini terrestre 21. Même dans les dernières pages du livre, ce n'est donc pas exactement une conclusion que Kœstler apporte. Sa conclusion personnelle, nous la trouverons ailleurs. Le Zéro et l'Infini se borne à décrire une situation dialectique dont Roubachof ne s'af-franchit pas même par le coup de force du « sentiment océanique ». Elle consiste en ceci que l'homme ne peut obtenir dans l'extérieur la réalisation de ce qu'il se sent être intérieurement, ni s'abstenir de l'y chercher. Ou encore que l'humanisme, lorsqu'il veut s'accomplir, en toute rigueur, se transforme en son contraire, c'est-à-dire en violence.

On est tenté de répondre à Kœstler que le marxisme a justement dépassé les alternatives où Roubachof se perd. Et en effet il y a bien peu de marxisme dans le Zéro et l'Infini, qu'il s'agisse des formules de Roubachof, de celles de Gletkin ou des [16] jugements de Kœstler quand ils transparaissent. La solidarité de l'individu et de l'histoire, que Roubachof et ses camarades éprouvaient dans la lutte révolution-naire, ils la traduisent dans une philosophie mécaniste qui la défigure et qui est à l'origine des alternatives inhumaines auxquelles Rouba-chof aboutit. L'homme est pour eux le simple miroir de ce qui l'en-toure, le grand homme celui dont la pensée reflète le plus exactement les conditions objectives de l'action, l'histoire, au moins en principe, une science rigoureuse. « Plus tard peut-être... on l'enseignerait au moyen de tables de statistiques auxquelles s'ajouteraient (des) coupes anatomiques. Le professeur dessinerait au tableau une formule algé-brique représentant les conditions de vie des masses d'un pays donné à une époque donnée : « Citoyens, voici les facteurs objectifs qui ont conditionné ce processus historique. » Et, montrant de sa règle un paysage brumeux et grisâtre entre le second et le troisième lobe du cerveau du N° 1 : « et maintenant voici l'image subjective de ces fac-teurs.... » 22. En morale comme en philosophie, Roubachof et ses ca-marades ont cru qu'il fallait choisir entre l'intérieur et l'extérieur : ou la conscience est tout, ou elle n'est rien. Et ils ont choisi qu'elle ne fût

20 P. 286.21 P. 288.22 Pp. 26-27.

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rien. « Il n'y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles sont à des pôles opposés. L'une d'elles est chrétienne et humanitaire, elle déclare l'individu sacré et affirme que les règles de l'arithmétique ne doivent pas s'appliquer aux unités humaines, — qui, dans notre équation représentent soit zéro, [17] soit l'infini. L'autre conception part du principe fondamental qu'une fin collective justifie tous les moyens, et non seulement permet mais exige que l'individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté, — laquelle peut disposer de lui soit comme d'un cobaye qui sert à une expérience, soit comme de l'agneau que l'on offre en sacrifice 23. » Beaucoup plus que par Marx, c'est par une sorte de scientisme sociologique que Rouba-chof et ses camarades se laissent ici guider. L'homme d'État est un ingénieur qui, pour atteindre un résultat, emploie les instruments utiles. La logique qu'il suit, ce n'est pas cette logique vivante de l'his-toire que Marx avait décrite et qui s'exprime indivisiblement par les nécessités objectives et par le mouvement spontané des masses, — c'est la logique sommaire du technicien qui n'a affaire qu'à des objets inertes et les manie à son gré. Le résultat à atteindre étant le pouvoir du prolétariat, représenté par le parti, les hommes sont les instruments du parti. « La direction du parti fait erreur » disait à Roubachof un mi-litant allemand après l'échec de la révolution allemande. « Toi et moi, répond Roubachof, nous pouvons nous tromper, mais pas le parti 24. » La réponse serait marxiste si elle voulait dire que les résolutions prises après discussion sont obligatoires, parce qu'elles expriment l'état ef-fectif de la Révolution dans le monde et la manière dont cette situation est vécue par les masses, — et qu'elles sont ainsi, dans une philoso-phie marxiste de l'histoire, la dernière instance concevable pour l'indi-vidu. Mais la réponse [18] de Roubachof n'est pas marxiste si elle prête au parti l'infaillibilité divine ; puisque le parti délibère, c'est qu'il n'y a pas ici de preuve géométrique et que la ligne n'est pas évidente. Puisqu'il y a des tournants, c'est qu'à certains moments la ligne adop-tée doit être reconsidérée, et que, prolongée dans la même direction, elle deviendrait une erreur.

Dans la pensée de Roubachof et dans le communisme à la Kœstler, l'histoire cesse d'être ce qu'elle était pour Marx : la réalisation visible des valeurs humaines par un processus qui comporte des détours dia-

23 P. 177.24 P. 55.

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lectiques, mais qui du moins ne saurait tourner le dos à ses fins. Elle n'est plus l'atmosphère vitale de l'homme, la réponse à ses vœux, le lieu de la fraternité révolutionnaire. Elle devient une force extérieure dont le sens est ignoré de l'individu, la pure puissance du fait. « Tout ce qui est réel est rationnel », la fameuse formule hégélienne, qui n'empêchait pas Marx de réserver le rôle de la conscience dans l'achè-vement du processus révolutionnaire et qui pour un marxiste est une invitation à comprendre le cours des choses et à le modifier en le com-prenant, Roubachof l'interprète comme une justification pêle-mêle de tout ce qui est, au nom d'une histoire qui sait mieux que nous où elle va. Au lieu que le « réel » compris devienne transparent pour la rai-son, le rationnel s'efface devant l'opacité du réel et le jugement cède la place à l'adoration d'un dieu inconnu. « L'Histoire ne connaît ni scru-pules, ni hésitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. À chaque courbe de son cours, elle dépose la boue qu'elle charrie et les cadavres des noyés. L'Histoire connaît son chemin. [19] Elle ne com-met pas d'erreurs 25. » Marx, lui, écrivait : « Ce n'est pas l'histoire qui utilise l'homme pour réaliser ses fins, — comme si elle était une per-sonne indépendante, — elle n'est rien que l'activité de l'homme pour-suivant ses fins. »

Évidemment, Roubachof sait bien que, de cette Histoire toute dé-terminée, personne ne connaît jamais que des fragments, dans cette histoire-objet il y a pour chacun de nous des lacunes, chacun de nous n'en possède qu'une « image subjective » qu'il n'est pas en mesure de confronter avec l'Histoire en soi, toujours supposée par delà l'humani-té. Mais de ce fait qu'une histoire en soi est pour nous comme rien, Kœstler ne conclut pas qu'il faut abandonner le mythe réaliste. Il le projette seulement dans l'avenir, et, en attendant l'heureux jour où nous connaîtrons de science certaine la totalité de l'histoire, il nous abandonne à nos divergences et à nos conflits. C'est dans un avenir très lointain que la science sera en mesure d'éliminer les éléments sub-jectifs de nos appréciations et de construire une représentation tout objective de nos rapports avec l'histoire. « Tant qu'on n'en (sera) pas là, la politique ne (sera) jamais qu'un dilettantisme sanglant, que pure superstition et magie noire 26. » Ce sera un pari. « Entre temps, il faut bien agir à crédit et vendre son âme au diable dans l'espoir d'obtenir

25 P. 55.26 P. 29.

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l'absolution de l'histoire 27. » Le marxisme avait vu qu'inévitablement notre connaissance de l'histoire est partiale, chaque conscience étant elle-même historiquement située, [20] mais, au lieu d'en conclure que nous sommes enfermés dans la subjectivité et voués à la magie dès que nous voulons agir au-dehors, il trouvait, par delà la connaissance scientifique et son rêve de vérité impersonnelle, un nouveau fonde-ment pour la vérité historique dans la logique spontanée de notre exis-tence, dans la reconnaissance du prolétaire par le prolétaire et dans la croissance effective de la révolution. Il reposait sur cette profonde idée que les vues humaines, toutes relatives qu'elles soient, sont l'ab-solu même parce qu'il n'y a rien d'autre et aucun destin. Par notre praxis totale, sinon par notre connaissance, nous touchons l'absolu, ou plutôt la praxis interhumaine est l'absolu. Roubachof n'a aucune idée de cette sagesse marxiste qui règle la connaissance sur la praxis et éclaire la praxis par la connaissance, forme le prolétariat par la discus-sion théorique et soumet les vues théoriques à l'assentiment du prolé-tariat organisé. Il ne soupçonne pas cet art marxiste des grands hommes de 1917 qui déchiffre l'histoire à mesure qu'elle se fait et en prolonge les indications par des décisions qui demeurent à égale dis-tance de la folie subjective et de l'amor fati. À la direction du parti, il n'oppose pas une autre ligne, une autre interprétation de l'histoire, mais seulement le souvenir d'Arlova, l'image de Richard ou du petit Lœwy, — des émotions, des malaises, des états de conscience qui n'entament pas sa foi fondamentale en une sagesse du fait. Or cette foi rend inutile toute opinion et désarme par avance Roubachof. Il ne pense pas l'histoire, il en attend le jugement dans la crainte et le trem-blement. « L'horreur que répandait autour de lui le N° 1 provenait avant [21] tout de ce qu'il avait peut-être raison 28... » « Et après tout, si le N° 1 avait raison ? S'il était en train de jeter ici, dans la crasse, le sang et le mensonge, les grandioses fondations de l'avenir ? L'Histoire n'avait-elle pas toujours été un maçon inhumain et sans scrupules, fai-sant son mortier d'un mélange de mensonge, de sang et de boue 29 ? » « Qui est celui qui aura raison en fin de compte ? Cela ne se saura que plus tard 30. » « Il n'y avait aucune certitude ; seulement l'appel à cet oracle moqueur qu'ils dénommaient l'Histoire et qui ne rendait sa sen-27 P. 113.28 P. 24.29 P. 145.30 P. 113.

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tence que lorsque les mâchoires de l'appelant étaient depuis longtemps retombées en poussière 31. » Cette délectation de la mort, cette passion d'obéir, comme toutes les formes du masochisme, est éphémère et am-biguë. Elle alternera donc avec la passion de commander ou avec les beaux sentiments sans pudeur, et Roubachof sera toujours prêt à pas-ser d'une attitude à l'autre, toujours sur le point de trahir. La première violence, fondement de toutes les autres, c'est celle qu'exerce l'His-toire en soi, la Volonté incompréhensible devant laquelle toutes les vues individuelles s'équivalent comme des hypothèses également fra-giles. S'il avait une fois critiqué l'idée d'une histoire tout objective et déterminée, et reconnu comme la seule histoire dont nous puissions parler celle dont nous construisons l'image et l'avenir par des interpré-tations méthodiques et créatrices à la fois, Roubachof aurait pu garder à ses opinions ou à celles du N° 1 [22] leur pleine valeur de conjec-tures probables et sortir du labyrinthe de la trahison et des reniements. Loin de lester l'individu d'un contrepoids objectif, le mythe scientiste discrédite son effort de pensée au nom d'une Histoire en soi insaisis-sable et ne lui laisse d'autre ressource que d'osciller entre la révolte et la passivité.

Un épisode du livre entre tous montre à quel point Kœstler est étranger au marxisme. C'est au moment où Roubachof, rentré dans sa cellule, motive sa capitulation par des thèses sur la « loi de maturité relative ». Dans un document adressé au Comité Central, il démontre que, chaque progrès technique rendant opaque pour les masses le fonctionnement de l'économie, la discussion et la démocratie, pos-sibles à un niveau inférieur du développement, cessent pour long-temps de l'être dans une économie transformée et ne le redeviendront que beaucoup plus tard, quand les masses auront assimilé les change-ments intervenus et rejoint en conscience l'état objectif de la produc-tion. L'opposition qui, en période de maturité relative, avait pour fonc-tion légitime de discuter et de faire appel aux masses, doit, en période d'immaturité relative, se rallier purement et simplement. On voit bien ce que Kœstler pense d'un raisonnement de cette sorte. Il cite parallè-lement Machiavel enseignant « que les mots servent à déguiser les faits, à excuser le déguisement s'il est découvert, et la célèbre parole de l'Évangile selon laquelle le chrétien doit dire oui ou non, tout ce qu'on ajoute venant du démon. C'est sous-entendre que Roubachof

31 P. 24.

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ment par système et s'invente après coup de bonnes raisons. C'est avouer aussi que l'on n'entend pas les problèmes [23]marxistes. Le marxiste a reconnu la mystification de la vie intérieure, il vit dans le monde et dans l'histoire. La décision selon lui n'est pas affaire privée, elle n'est pas l'affirmation immédiate des valeurs que nous préférons, elle consiste pour nous à faire le point de notre situation dans le monde, à nous replacer dans le cours des choses, à bien comprendre et à bien exprimer ce mouvement de l'histoire hors duquel les valeurs restent verbales et par lequel seulement elles ont chance de se réaliser. Entre l'aventurier qui décore ses palinodies de prétextes théoriques et le marxiste qui motive son ralliement par une thèse générale, il y a cette différence que le premier se met au centre du monde et que le second ne veut pas exister hors de la vérité interhumaine. Roubachof rentré dans sa cellule fait sans bassesse la théorie de sa capitulation parce que sa capitulation est elle-même motivée par la situation géné-rale du pays de la Révolution telle qu'il l'a perçue de nouveau dans sa conversation avec Ivanov. Ce qu'on pourrait seulement lui objecter, c'est que même cette vue « objective » de la situation historique est encore acceptée par lui, que l'individu ne peut pas se supprimer de la décision, que, même quand il croit répondre à ce que l'histoire attend de lui, c'est lui-même encore qui interprète cette attente, de sorte qu'il ne peut se décharger sur elle de sa responsabilité, qu'il y a toujours dans sa vue de la situation un risque d'erreur et une chance de partiali-té, et que la question demeure toujours de savoir s'il n'a pas construit ses thèses pour faire sa paix avec le Parti et parce qu'il est dur d'être seul. Si Kœstler se bornait à dire qu'une conduite [24] fondée, non sur les impératifs abstraits de la moralité subjective, mais sur les exi-gences de la situation objective, implique toujours un risque d'illusion et de lâcheté, sa remarque serait valable. Mais il ne pourrait en tirer aucune condamnation du marxisme, aucune réhabilitation de la « belle âme » et du moralisme. Il ne lui resterait qu'à constater : c'est ainsi, la vie humaine est ainsi faite, le marxisme exprime ces difficultés et ne les crée pas, c'est dans ce risque et cette confusion que nous avons à travailler et à faire paraître, malgré tout, une vérité. Opposer à Rouba-chof le « oui » et le « non » absolus du chrétien ou le « en aucun cas » du kantien, c'est simplement prouver que l'on recule devant le pro-blème et que l'on se replie sur les positions de la bonne conscience et de la morale pharisienne. Il faut d'abord reconnaître comme moral le souci communiste du rôle objectif, la volonté de se voir du dehors et

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dans l'histoire. On n'a le droit de montrer les risques de la « moralité objective » que si l'on montre ceux de la « moralité subjective » et os-tentatoire. Dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, Kœstler pose la question en termes prémarxistes. Le marxisme n'est ni la négation de la subjectivité et de l'activité humaine, ni le matérialisme scientiste d'où Roubachof est parti, — il est bien plutôt une théorie de la subjec-tivité concrète et de l'activité concrète, c'est-à-dire engagées dans la situation historique. Roubachof croit découvrir une contradiction mor-telle, au cœur de la pensée communiste, entre fatalité et révolution. « L'individu, — dit-il, — rouage d'une horloge remontée pour l'éterni-té et que rien ne pouvait arrêter ou influencer, était placé sous [25] le signe de la fatalité économique, et le Parti exigeait que le rouage se révolte contre l'horloge et en change le mouvement 32. » Mais qui dit que l'histoire est une horloge et l'individu un rouage ? Ce n'est pas Marx, c'est Kœstler. On s'étonne de ne trouver chez lui aucune trace de cette idée, pourtant banale, que l'histoire, par le fait même de sa durée, ébauche la transformation de ses propres structures, se retourne contre elle-même, change elle-même son mouvement, et cela, en der-nière analyse, parce que les hommes entrent en collision avec les structures qui les aliènent, parce que le sujet économique est un sujet humain. Bref Kœstler n'a jamais beaucoup réfléchi sur la simple idée d'une histoire dialectique.

Cependant le fait que Kœstler est médiocre marxiste ne nous dé-barrasse pas de ses problèmes et les pose au contraire d'une manière plus aiguë. Quoi qu'il en soit du marxisme théorique, le communiste Kœstler voyait dans l'Histoire un dieu insondable, ignorait l'individu, et ne soupçonnait pas même cet échange du subjectif et de l'objectif qui est le secret des grands marxistes. Or le cas de Kœstler n'est pas unique et les déviations scientistes et objectivistes sont fréquentes. Même si, dans le marxisme de Marx, l'alternative du subjectif et de l'objectif est dépassée, la question est de savoir si elle l'est dans le communisme effectif, c'est-à-dire dans celui de la plupart des commu-nistes, s'ils songent à intégrer la subjectivité ou si, comme Kœstler autrefois, ils ne préfèrent pas la nier théoriquement et pratiquement. Les erreurs [26] mêmes de Kœstler dans sa formulation des problèmes nous conduisent aux questions suivantes : Y a-t-il en fait une alterna-tive de l'efficace et de l'humain, de l'action historique et de la morali-

32 Pp. 284-285.

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té ? Est-il vrai que nous ayons à choisir d'être Commissaire, — c'est-à-dire d'agir pour les hommes du dehors et en les traitant comme des instruments, — ou d'être Yogi, — c'est-à-dire d'inviter les hommes à une réforme tout intérieure ? Est-il vrai qu'un pouvoir révolutionnaire nie l'individu, ses jugements, ses intentions, son honneur et même son honneur révolutionnaire ? Est-il vrai qu'en face de lui et dans un monde polarisé par la lutte des classes deux attitudes seulement soient possibles : docilité absolue ou trahison ? Est-il vrai enfin, selon le mot fameux de Napoléon, que la politique soit la moderne tragédie où s'af-frontent la vérité de l'individu et les exigences de la généralité, comme, dans la tragédie antique, la volonté du héros et le destin fixé par les dieux ? Claude Morgan écrivait du Zéro et l'Infini que c'était un livre provocateur, voulant dire que Kœstler noircissait l'action ré-volutionnaire pour mieux la discréditer et inventait à plaisir des di-lemmes déchirants. Roubachof est-il donc un personnage fictif et ses problèmes sont-ils imaginaires ?

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Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

PREMIÈRE PARTIELA TERREUR

Chapitre IIL’AMBIGUÏTÉ DE L’HISTOIRE

SELON BOUKHARINE

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La question ne se poserait pas si les Procès de Moscou avaient éta-bli les charges de sabotage et d'espionnage comme on établit un fait au laboratoire, si une série de témoignages concordants, de confronta-tions et de documents avaient permis de suivre mois par mois la conduite des accusés et fait apparaître le complot comme on reconsti-tue un crime devant la Cour d'Assises. Quoi qu'il en soit de l'instruc-tion préparatoire, demeurée secrète, ce n'est pas en onze jours de dé-bats 33 que le tribunal soviétique pouvait achever ce travail à l'égard de vingt et un accusés. Il s'est rarement engagé sur ce terrain, et quand il l'a fait, comme par exemple lors du procès Zinoviev à propos de l'épi-sode de Copenhague, la tentative n'a pas été heureuse. Une seule fois, au procès Boukharine, les débats et les confrontations ont pris leur tournure classique, mais c'est qu'il s'agissait du coup de force projeté [28] contre la direction révolutionnaire en 1918, et que, Vichynski prit soin de le dire, ces délits vieux de vingt ans étaient couverts par la

33 Nous parlerons surtout du procès Boukharine, qui a eu lieu du 2 au 13 mars 1938. On sait que Roubachof a des traits physiques de Zinoviev et des traits moraux de Boukharine.

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prescription. En ce qui concerne les faits plus récents et l'opposition clandestine, ceux qui pouvaient en témoigner se trouvaient par là-même impliqués dans le procès : les seuls témoins compétents étaient des accusés 34, et il en résulte que leurs dépositions ne nous fournissent jamais des renseignements à l'état brut. On y devine des amitiés et des inimitiés, la lutte des tendances pendant vingt ans de politique révolu-tionnaire, quelquefois la peur de la mort et la servilité. Dans les meilleurs cas, ce sont des actes politiques, des prises de position à l'égard de la direction stalinienne. Dans un procès de ce genre, tout document faisant par principe défaut, on reste dans les choses dites, à aucun moment on n'a le sentiment de toucher, à travers elles, le fait même. Quelques anecdotes ont l'air de la vérité, mais elles ne nous font connaître que l'état d'esprit des accusés. Les liaisons avec des états-majors étrangers, la constitution d'un véritable bloc opposition-nel, le délit lui-même restent inévitablement de l'ordre des « on-dit ». La culpabilité n'est pas ici le lien évident d'un geste défini avec des mobiles définis et des conséquences définies. Ce n'est pas celle du cri-minel dont on sait par le témoignage du concierge qu'il est venu et seul venu dans la maison du crime entre neuf heures et dix heures, par le témoignage de l'armurier qu'il a [29] acheté, la veille du crime, un revolver de même calibre que la balle meurtrière, par le témoignage du médecin légiste enfin qu'il a été cause de mort. La trame des causes, des intentions, des moyens et des effets de l'activité opposi-tionnelle n'est pas reconstituée. Il n'y a que quelques faits dans une brume de significations mouvantes. En écrivant ceci, nous n'enten-dons pas polémiquer : nous nous bornons à énoncer ce que pouvaient être les procès de Moscou dans les conditions où ils étaient engagés, — et à formuler cette impression d'une cérémonie de langage que laisse le Compte rendu sténographique des Débats.

Cette remarque conduit au centre de la question. Car, s'il s'agissait d'une banale affaire de trahison payée par l'étranger, elle n'aurait pas pu rester si parfaitement clandestine. Ceux qui ont été en rapport avec la Résistance savent qu'il était beaucoup plus dangereux de travailler avec des agents mercenaires (comme le faisaient souvent les services anglais) que dans une organisation politique. Si l'activité de l'opposi-

34 Accusés dans le procès en cours ou réservés pour une procédure spéciale, comme le disait Vichynski dans l'Acte d'Accusation. Compte Rendu sténo-graphique des Débats, Moscou, 1938, p. 37.

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tion a laissé peu de traces, c'est qu'il s'agissait d'une activité politique. L'accusation ne peut s'appuyer que sur quelques faits parce que les actes de l'opposition n'étaient pas au sens propre des faits de trahison ou de sabotage et ne tombaient sous le coup des lois fondamentales de l'État que moyennant une interprétation. Les procès demeurent dans le subjectif et ne s'approchent jamais de ce qu'on appelle la « vraie » jus-tice, objective et intemporelle, parce qu'ils portent sur des faits encore ouverts vers l'avenir, qui donc ne sont pas encore univoques et qui ne prennent définitivement un caractère criminel qu'à [30] condition d'être vus dans la perspective d'avenir des hommes au pouvoir. En un mot, ce sont des actes politiques, non des opérations de connaissance. Pour dire la même chose autrement, les procès de Moscou sont de forme et de style révolutionnaires. Car être révolutionnaire, c'est juger ce qui est au nom de ce qui n'est pas encore, en le prenant comme plus réel que le réel. L'acte révolutionnaire se présente à la fois comme créateur d'histoire et vrai à l'égard du sens total de cette histoire et il lui est essentiel d'admettre que nul n'est censé ignorer cette vérité qu'il constate et fait indivisiblement, comme les tribunaux bourgeois pos-tulent que nul n'est censé ignorer la loi établie. La justice bourgeoise prend pour instance dernière le passé, la justice révolutionnaire l'ave-nir. Elle juge au nom de cette vérité que la Révolution est en train de rendre vraie, ses débats font partie de la praxis, qui peut bien être mo-tivée, mais qui dépasse tous ses motifs. C'est pourquoi elle ne s'occupe pas de savoir quels ont été les mobiles ou les intentions, nobles ou ignobles, de l'accusé : il s'agit seulement de savoir si en fait sa conduite, étalée sur le plan de la praxis collective, est ou non révolu-tionnaire. Le moindre fait reçoit alors une signification immense, le suspect vaut comme coupable, et en même temps la condamnation, ne portant que sur le rôle historique de l'accusé, ne concerne pas son hon-neur personnel, d'ailleurs considéré comme une abstraction, puisque, pour le révolutionnaire, nous sommes de part en part ce que nous sommes pour autrui et dans nos rapports avec lui. Les procès de Mos-cou ne créent pas une nouvelle légalité, puisqu'ils appliquent aux ac-cusés des lois [31] préexistantes, ils sont cependant révolutionnaires en ceci qu'ils posent comme absolument valable la perspective stali-nienne du développement soviétique, comme absolument objective une vue de l'avenir qui, même probable, est subjective, puisque l'ave-nir n'est encore que pour nous, et apprécient les actes de l'opposition dans ce contexte. En d'autres termes encore, une révolution supposant

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chez ceux qui la font l'assurance de comprendre ce qu'ils vivent, les révolutionnaires dominent leur présent comme les historiens dominent le passé. C'est bien le cas aux Procès de Moscou : le procureur et les accusés parlent au nom de l'histoire universelle, pourtant inachevée, parce qu'ils pensent la toucher dans l'absolu marxiste de l'action indi-visiblement subjective et objective. Les procès de Moscou ne sont compréhensibles qu'entre révolutionnaires, c'est-à-dire entre hommes convaincus de faire l'histoire et qui par suite voient déjà le présent comme passé et comme traîtres les hésitants.

Plus exactement : les procès de Moscou sont des procès révolution-naires présentés comme des procès ordinaires. Le procureur se donne très précisément pour tâche de démontrer que les accusés sont des cri-minels de droit commun. Mais sur ce plan, il n'y a pas même une ébauche de démonstration : pas un fait quant au sabotage, et, quant aux conversations avec les états-majors étrangers, quelques discus-sions de principe entre les opposants et... un article d'un journal japo-nais. Considéré sous l'angle du droit commun, le procès de Boukha-rine est à peine ébauché. Tout s'éclaire au contraire si nous le prenons comme acte historique. [32] C'est ce que les communistes français ont implicitement admis. Car ils n'ont guère insisté sur les « preuves » du sabotage et de l'espionnage, et c'est avant tout sur le terrain de l'his-toire qu'ils ont défendu les procès de Moscou. On arrive alors à ce pa-radoxe apparent que, dans le pays de la Révolution, les actes de l'op-position sont présentés comme crimes de droit commun, et qu'en France au contraire on les condamne avant tout, à la manière révolu-tionnaire, comme crimes contre l'histoire 35. Aragon écrivait en 1937 : « Que se taisent donc les scandaleux avocats de Trotsky et de ses complices ! Ou qu'ils sachent bien que, prétendre innocenter ces hommes, c'est reprendre la thèse hitlérienne par tous ses points. S'ils doutent de ceci ou de cela, ils impliquent du même coup (...) que ce n'est pas Hitler qui fit incendier le Reichstag, que le Matin avait raison dans l'affaire Koutiépov et le Jour dans l'affaire Navachine. Ils inno-centent Hitler et la Gestapo dans la rébellion espagnole, ils nient l'in-35 C'est que, dans un pays où la Révolution a eu lieu, a duré des années et n'est

pas finie, on recourt aux lois établies plutôt que d'invoquer une fois encore les exigences de l'avenir révolutionnaire. Au contraire là où il n'y a pas eu de Révolution, les mobiles révolutionnaires sont dans toute leur nouveauté. Le Pays de la Révolution ne peut pas se voir comme le voient les communistes des autres pays.

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tervention fasciste en Espagne (...). Ils se font aujourd'hui les défen-seurs, croient-ils dans le meilleur cas, d'hommes qu'ils veulent encore considérer comme des révolutionnaires ; en fait, ils sont les avocats d'Hitler et de la Gestapo 36. »Si une attitude critique à l'égard du tribu-nal soviétique est une trahison du prolétariat, à plus forte raison une attitude [33] d'opposition à l'égaie du gouvernement soviétique. Rou-bachof ne dit pas autre chose. « (...) marcher contre Staline, écrivaient deux auteurs russes, cela voudrait dire marcher contre la collectivisa-tion, contre les plans quinquennaux, contre le socialisme. Cela vou-drait dire passer dans le camp des ennemis du socialisme et de l'Union Soviétique, dans le camp des fascistes 37. » C'est placer la discussion sur son vrai terrain. C'est aussi reconnaître que les procès de Moscou ne sont pas le fait d'une justice intemporelle, qu'ils sont une phase de la lutte politique et qu'en eux s'exprime la violence de l'histoire. Car même si après coup cette appréciation du rôle historique de l'opposi-tion paraît juste, parce que la guerre a eu lieu, elle ne pouvait en 1938 passer pour vérité indiscutable, elle était alors une vue subjective et sujette à l'erreur, les condamnations de Moscou n'étaient pas encore le jugement même de l'Histoire et ils avaient nécessairement l'aspect de l'arbitraire. C'est toujours, ainsi. Celui-là même à qui les événements « donneront raison », nous ne disons pas qu'il aura raison par hasard, mais il ne possède pas la science du futur, il n'en a qu'une perception probable, et, s'il contraint les autres au nom de ce qu'il voit, on parle à bon droit de violence. Tant qu'il y aura des hommes, une société, une histoire ouverte, de tels conflits seront possibles, notre responsabilité historique ou objective ne sera que notre responsabilité aux yeux des autres, nous pourrons nous sentir innocents dans le procès qu'ils nous font, ils pourront nous condamner au moment [34] même où nous ne nous sentons pas d'autre culpabilité que celle, — commune à tous les hommes — d'avoir jugé sans preuves absolues. Puisque nous n'avons, quant à l'avenir, pas d'autre critérium que la probabilité, la différence du plus au moins probable suffit pour fonder la décision politique, mais non pas pour mettre d'un côté tout l'honneur, de l'autre tout le déshonneur. Dans les Cahiers du Bolchevisme, Cogniot ne parvenait à ramener les actes de l'opposition sous la catégorie de la justice pénale qu'en impliquant dans la définition du pénal la défense conséquente de la démocratie contre le fascisme : « à l'heure actuelle, écrivait-il, dans 36 Commune 1937, pp. 804-805.37 M. Iline et S. Marchala, Commune 1937, d. 818.

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les conditions d'aujourd'hui, ce qui définit le mouvement trotskyste, c'est un véritable caractère de criminalité pénale méritant la réproba-tion de n'importe quelle démocratie conséquente du monde, c'est-à-dire de n'importe quelle démocratie résolut à lutter contre le fascisme (...). Quiconque protégeait les inculpés du procès de Moscou s'est ren-du complice de toutes les attaques qui sont lancées à l'heure actuelle par le fascisme contre la paix et contre l'existence des travailleurs du monde entier 38. » C'est dire que, quand l'existence même des régimes populaires est en question, le politique et le pénal ne se distinguent plus, comme, dans une ville assiégée, un larcin devient un crime. Alors l'erreur politique vaut comme faute et l'opposition comme trahi-son. Cette vue remet en question, selon la tradition de la pensée révo-lutionnaire, les distinctions abstraites de la pensée libérale. En réalité, il n'y a pas un ordre juridique et un ordre politique, [35] l'un et l'autre, ne sont jamais que deux expressions du fonctionnement total de la société, et l'idéal libéral de la justice joue son rôle dans le fonctionne-ment des sociétés conservatrices. Simplement on ne s'en aperçoit pas d'ordinaire. La guerre et la révolution, parce qu'elles sont des situa-tions limites où la tolérance serait faiblesse, manifestent une interfé-rence du juridique et du politique qui est constante. Comme jadis les conseils de guerre antidreyfusards mettaient en suspens la question de la culpabilité de Dreyfus et regardaient d'abord aux conséquences, Bruhat 39 introduit sa justification des sentences de Moscou en décri-vant les manœuvres des gouvernements bourgeois prêts à utiliser l'op-position comme instrument. Le socialiste Sellier adjurait les hésitants d'écouter « d'où viennent les clameurs et à qui profitent les indigna-tions artificielles. Ils comprendront ensuite sans hésiter, — ajoutait-il, — où est le devoir 40. » Comme G. Friedmann avait regretté que le Co-mité Central n'eût pas « évité à quelques-uns au moins des opposition-nels « la logique de la lutte » qui les a conduits à cette déchéance », Politzer 41 répondait que, puisque derrière l'opposition il y a le capita-lisme et Hitler, Friedmann regrette en fait que le Comité Central n'ait pas fait de concessions à « l'impérialisme nazi ». Aujourd'hui encore, Claude Morgan déplore que le livre de Kœstler rouvre la question des Procès de Moscou après que Stalingrad a démontré quel danger eût 38 Commune 1938, pp. 03-64.39 Cahiers du Bolchevisme n° 3, mars 1938.40 Ibid.41 Ibid., numéros 5-6, mai-juin 1938, pp. 184-185.

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été une opposition en pleine guerre. Claude Roy écrit que, même si par impossible [36] Roubachof n'avait été ni un traître, ni un saboteur, c'était un dilettante et il était du moins coupable de n'avoir pas com-pris qu'en fait son attitude servait Hitler. Mais Roubachof est bien de cet avis. C'est même pourquoi il capitule. En somme tout le monde est d'accord : les actes politiques doivent être jugés non seulement selon le sens que leur donne l'agent moral, mais selon celui qu'ils prennent dans le contexte historique et dans la phase dialectique où ils se pro-duisent. On ne voit d'ailleurs pas comment un communiste pourrait désavouer cette méthode qui est essentielle à la pensée marxiste. Dans un monde en lutte, — et pour un marxiste l'histoire est l'histoire de la lutte des classes, — il n'y a pas cette marge d'actions indifférentes que (a pensée classique ménage aux individus, chaque trait porte et nous sommes responsables des conséquences de nos actions. Pierre Unik donne la formule de la situation en citant Saint-Just : « Un patriote est celui qui soutient la République en masse ; quiconque la combat en détail est un traître 42. » Ou cela ne veut rien dire, ou cela signifie que, en période de tension révolutionnaire ou de danger extérieur, il n'y a pas de frontière précise entre divergences politiques et trahison objec-tive, l'humanisme est en suspens, le gouvernement est Terreur.

C'est ici qu'on s'indigne et qu'on crie à la barbarie. En réalité, ce qui est grave et menace la civilisation, ce n'est pas de tuer un homme pour ses idées (on l’a souvent fait en temps de guerre), c'est de le faire sans se l'avouer et sans le dire, de mettre [37] sur la justice révolution-naire le masque du Code pénal. Car, en cachant la violence, on s'y ac-coutume, on la rend institutionnelle. Par contre, si on lui donne son nom et si, comme les révolutionnaires l'ont toujours fait, on l'exerce sans plaisir, il reste une chance de l'expulser de l'histoire. On ne l'ex-pulsera pas davantage en s'enfermant dans le rêve juridique du libéra-lisme. Le libéralisme et le rationalisme décadents usent aujourd'hui d'une méthode critique étonnante qui consiste à rendre les doctrines responsables de la situation de fait qu'elles enregistrent au départ : 1' « existentialisme » de la contingence, le communisme de la vio-lence. La maxime des procès de Moscou selon laquelle opposition est trahison trouve sa contrepartie et sa justification dans le système fran-quiste de la cinquième colonne. On répondra peut-être que le fascisme ici suit les leçons du bolchevisme. Mais ce « qui a commencé ? » est

42 Commune 1938, ibid.

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puéril. Le développement du communisme à son tour n'est pas un commencement absolu, il exprime l'aggravation de la lutte sociale et la décomposition du monde libéral tout autant qu'il en est la cause, et, s'il la précipite, c'est parce que Ton ne saurait restaurer en histoire, on ne peut dépasser la violence qu'en créant du nouveau à travers la vio-lence. En 1939 encore nous vivions dans la tradition libérale. Nous n'avions pas compris que la « légitime diversité d'opinions » suppose toujours un accord fondamental et n'est possible que sur la base de l'incontesté. Albert Sarrault avait bien marqué les limites du libéra-lisme quand il s'était écrié à la Chambre : « Le communisme n'est pas une opinion, c'est un crime. » Nous avions pu à ce moment entrevoir le [38] fond dogmatique du libéralisme, et comment il ne garantit cer-taines libertés qu'en ôtant la liberté de choisir contre lui 43. Mais de tels accès de franchise n'étaient pas communs chez les libéraux. Dans la politique quotidienne, ils professaient, au moins en paroles, le « pas d'ennemis à gauche » et essayaient d'éviter le problème de la révolu-tion. Notre politique se poursuivait donc dans la conviction informu-lée (et d'autant plus puissante) que les jeux de l'histoire peuvent être menés dans le respect des opinions, que, divisés sur les moyens, nous sommes d'accord sur les fins, que les volontés des hommes sont com-possibles. C'est là ce que n'admet pas le marxiste. La révolution mar-xiste n'est pas irrationnelle, puisqu'elle est le prolongement et la conclusion logique du présent, mais cette logique de l'histoire n'est selon lui pleinement perceptible que dans une certaine situation so-ciale et pour les prolétaires qui seuls vivent la révolution parce qu'ils ont seuls l'expérience de l'oppression. Pour [39] les autres elle peut

43 Nous ne parlons pas ici en faveur d'une liberté anarchique : si je veux la liberté pour autrui, il est inévitable que cette volonté même lui apparaisse comme une loi étrangère et que le libéralisme par là se tourne en violence. On ne peut se masquer cette conséquence qu'en refusant de penser les rap-ports du moi et d'autrui, comme fait l'anarchisme. Mais, pour fermer les yeux à cette dialectique, l'anarchiste n'en subit pas moins les effets. Elle est le fait fondamental à partir duquel il faut réaliser la liberté. Nous ne repro-chons pas au libéralisme d'être violence, nous lui reprochons de ne pas s'en apercevoir, de masquer le pacte sur lequel il repose et de discréditer comme barbare l'autre liberté, — révolutionnaire, — qui crée tous les pactes so-ciaux. En supposant une Raison impersonnelle, un Homme raisonnable en général et en se donnant comme fait de nature et non pas comme fait histo-rique, le libéralisme suppose acquise l'universalité quand le problème est de la faire apparaître dans la dialectique de l'intersubjectivité concrète.

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être un devoir ou une notion : ils ne peuvent la vivre que par procura-tion, en tant qu'ils rejoignent le prolétariat, et, quand ils le font, les idées et les motifs ne peuvent ni ne doivent être déterminants, car alors l'adhésion serait conditionnelle, tout repose sur une décision fon-damentale de ne pas seulement comprendre le monde et de le transfor-mer, de se joindre à ceux qui le transforment effectivement par le mouvement spontané de leur vie. La critique du sujet pensant en géné-ral, le recours au prolétaire comme à celui qui ne pense pas seulement la révolution, mais qui est la révolution en acte, l'idée que la révolu-tion n'est pas seulement affaire de pensée et de volonté, mais affaire d'existence, que la raison « universelle » est une raison de classe et qu'inversement la praxis prolétarienne porte en elle l'universalité ef-fective, en un mot la moindre trace de marxisme révèle (au sens que l'on donne au mot en chimie) la force créatrice de l'homme dans l'his-toire et fait apparaître la contingence du pacte libéral qui n'est plus qu'un produit historique alors qu'il prétendait énoncer les propriétés immuables de la Nature Humaine.

Or, depuis 1939, nous n'avons certes pas vécu une révolution mar-xiste, mais nous avons vécu une guerre et une occupation, et les deux phénomènes sont comparables en ceci que tous deux remettent en question l’incontesté. La défaite de 1940 a été dans la vie politique française un événement sans commune mesure avec les plus grands dangers de 1914-1918 ; elle a eu pour beaucoup d'hommes la valeur d'un doute radical et la signification d'une expérience révolutionnaire parce [40] qu'elle mettait à nu les fondements contingents de la légali-té, parce qu'elle montrait comment on construit une nouvelle légalité. Pour la première fois depuis longtemps on voyait dissociées la légalité formelle et l'autorité morale, l'appareil d'État se vidait de sa légitimité et perdait son caractère sacré au profit d'un État à faire qui ne reposait encore que sur des volontés. Pour la première fois depuis longtemps chaque Français et en particulier chaque officier et chaque fonction-naire, au lieu de vivre dans l'ombre d'un État constitué, était invité à discuter en lui-même le pacte social et à reconstituer un État par son choix. Ici la simple raison ne suffisait pas : qu'on la comprenne comme calcul des chances ou comme règle morale d'universalité, elle nous laissait sans conclusion, puisqu'il fallait affirmer sans réserve et affirmer contre d'autres hommes, puisque les consciences se trou-vaient replacées dans le dogmatisme de la lutte à mort. Ainsi apparais-

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saient les origines passionnelles et illégales de toute légalité et de toute raison. Il n'y avait plus de « diversité légitime des opinions ». Les hommes se condamnaient à mort l'un l'autre comme traîtres parce qu'ils ne voyaient pas l'avenir de la même façon. Les intentions ne comptaient plus, mais seulement les actes. On sait que beaucoup d'hommes d'âge, ou d'hommes jeunes mais peu faits pour des respon-sabilités radicales, se montrèrent au-dessous de l'épreuve et, dans le vertige qui les saisit, cherchèrent un point fixe dans la légalité for-melle de Vichy, en attendant de le trouver dans le gouvernement de Gaulle enfin reconnu. On sait aussi que beaucoup de libéraux dépo-sèrent le plus tôt possible, avec leur uniforme [41] révolutionnaire, les responsabilités de la création, et que ce gouvernement, aussitôt établi, chercha par tous les moyens à faire oublier ses origines insurrection-nelles et y réussit assez bien. Mais les convenances de l'épuration ré-veillent encore le souvenir de ce moment où l'État de fait a été mis entre parenthèses, ses décisions et ses lois frappées de nullité, où la Raison était violence et la liberté sans respect.

Car c'est un fait que les sentences de mort ont été admises par l'opi-nion même quand les débats, comme dans le cas de Laval, avaient été écourtés, et qu'elles l'auraient été même s'il n'y avait eu aucun débat. Le gouvernement, les magistrats, même la conscience commune, re-venus à l'état de paix, répugnent à admettre que l'on puisse être condamné pour des idées, et c'est pourquoi l'accusation, presque tou-jours, cherche à déceler une intention mauvaise. Nous éprouvons une sorte de soulagement quand on peut montrer que les passions poli-tiques de l'accusé l'ont conduit à comploter contre « son pays et contre la liberté, ou qu'il a voulu la puissance, la gloire, l'argent. Mais même si, comme il arrive, l'accusation échoue sur ces deux plans, qu'une seule victime de la collaboration vienne témoigner, et la condamna-tion va de soi. Il est peu probable que Pétain ait délibérément cherché à ruiner l'armée française pour satisfaire ses passions réactionnaires. L'hypothèse du complot, qui est toujours celle des accusateurs parce qu'ils partagent avec les préfets de police l'idée naïve d'une histoire faite de machinations individuelles, n'a pas mieux réussi au procès Pétain qu'aux procès de Moscou. Il est possible [42] que ni Pétain ni Laval n'aient un jour décidé de se livrer à l'Allemagne pour de l'ar-gent, pour garder le pouvoir ou même pour faire prévaloir une certaine politique. Et cependant, même s'il n'y a pas faute en ce sens, nous re-

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fusons de les absoudre comme des hommes qui se sont simplement trompés. Même s'il était établi qu'ils n'ont pas eu d'autre mobile que l'intérêt du pays, même s'il n'avait pas été prématuré de tenir pour ac-quise la victoire allemande à une date où, comme disait de Gaulle, des forces considérables dans le monde étaient encore en réserve et pou-vaient encore changer l'issue de la guerre, même s'il n'y avait pas eu quelque chose de suspect dans la hâte avec laquelle ils enregistraient le fait accompli, même si, selon toute probabilité, l'Allemagne de 1940 avait été à la veille de la victoire définitive, leur décision de col-laborer ne nous paraîtrait pas moins criminelle. Voulons-nous dire qu'il fallait opposer à l'occupation allemande un refus du type hé-roïque, sans même aucun espoir ? Un « en aucun cas » de pure morali-té ? Un tel refus, et cette décision non seulement de risquer la mort, mais encore de mourir plutôt que de vivre sous la domination de l'étranger ou du fascisme, est, comme le suicide, un acte d'absolue gratuité, par delà l'existence. Possible par moi et pour moi, en tant que je me transcende vers mes valeurs, il perd son sens à être imposé du dehors et décidé par un gouvernement. C'est une attitude individuelle, ce n'est pas une position politique. Ce qu'on veut dire quand on condamne comme criminel le choix des collaborateurs, c'est qu'au-cune situation de fait en histoire n'est jamais absolument nécessitante et que la proposition [43] « l'Allemagne gagnera probablement la guerre » ne pouvait pas être en 1940 une simple constatation, qu'elle apportait à un événement encore incertain le sceau de l'irrévocable, qu'en histoire il n'y a pas de neutralité ni d'objectivité absolue, que le jugement apparemment innocent qui constate le possible dessine en réalité le possible, que tout jugement d'existence est en réalité un juge-ment de valeur, que le laisser-faire est un faire. Mais, en ce qui concerne les événements de 1940, comment savons-nous tout cela ? Par le fait de la victoire alliée. Il démontre péremptoirement que la collaboration n'était pas nécessaire, il la fait apparaître comme une initiative, et la transforme, quoi qu'elle ait été ou cru être, en volonté de trahir. Il y a dans l'histoire une sorte de maléfice : elle sollicite les hommes, elle les tente, ils croient marcher dans le sens où elle va, et soudain elle se dérobe, l'événement change, prouve par le fait qu'autre chose était possible. Les hommes qu'elle abandonne et qui ne pen-saient être que ses complices se trouvent être soudain les instigateurs du crime qu'elle leur a inspiré. Et ils ne peuvent pas chercher des ex-cuses ni se décharger d'une partie de la responsabilité. Car, au même

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moment où ils suivaient la pente apparente de l'histoire, d'autres déci-daient de la remonter, engageaient leur vie sur un autre avenir. Ce n'était donc pas au-dessus des forces humaines. Étaient-ils des fous ? Est-ce par hasard qu'ils ont gagné ? Et a-t-on le droit de donner la même compassion aux fusillés de l'occupation et aux fusillés de l'épu-ration, également victimes du hasard historique ? Ou bien étaient-ce des hommes qui lisaient mieux l'histoire, qui mettaient en suspens leurs [44] passions et agissaient selon la vérité ? Mais ce qu'on re-proche aux collaborateurs n'est assurément pas une erreur de lecture, et ce qu'on honore chez les résistants, ce n'est pas la froideur du juge-ment et la simple clairvoyance. On admire au contraire qu'ils aient pris parti contre le probable, qu'ils aient eu assez de dévouement et de passion pour laisser parler en eux les raisons, qui ne venaient qu'après. La gloire des résistants comme l'indignité des collaborateurs suppose à la fois la contingence de l'histoire, sans laquelle il n'y a pas de cou-pables en politique, et la rationalité de l'histoire, sans laquelle il n'y a que des fous. Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c'est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l'obscurité du désir, ce que l'histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps. On ne peut pas ôter à leur choix l'élément de raison, mais pas davantage l'élément d'audace et le risque d'échec. Confrontant le collaborateur avant qu'il eût historiquement tort et le résistant après qu'il a eu histo-riquement raison, le résistant avant que l'histoire lui ait donné raison et le collaborateur après qu'elle lui a donné tort, le procès d'épuration met en évidence la lutte à mort des subjectivités qui est l'histoire pré-sente. Au cours d'un procès de collaboration, l'accusé, qui n'avait pas cru, en recommandant la collaboration, agir contre l'honneur, présen-tait le gaullisme de Londres et la collaboration de Paris comme les deux armes de l'intérêt français devant les incertitudes de l’histoire. L'argument était odieux en ceci qu'il justifiait ensemble gaullistes [45] et collaborationnistes comme s'il s'était agi de thèses spéculatives, alors que dans le fait il fallait être l'un ou l'autre et que les uns pour-suivaient la mort des autres. Sur le terrain de l'histoire, être collabora-tionniste, ce n'était pas occuper l'une des deux positions de l'intérêt français, c'était affirmer qu'il n'y en avait qu'une, c'était assumer la milice et l'exécution des résistants. Nous ne pourrions jouer l'impartia-lité et justifier tout le monde qu'à l'égard d'un passé absolument révolu (s'il n’y en avait jamais un). Dans le passé récent, celui qui juge oc-

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cupe une position définie, exclusive de toute autre, et il est vainqueur ou périt avec ce qu'il a choisi. La révolte des anciens collaborateurs contre les procès d'épuration prouve simplement qu'ils n'ont jamais imaginé le sort de ceux dont ils demandaient la mort. S'ils l'avaient fait, ils se tairaient aujourd'hui. Demander que les jurys d'épuration présentent des « garanties d'impartialité », c'est prouver qu'on n'a ja-mais absolument pris parti, car, si on l'avait fait, on saurait que, quand elle est radicale, la décision historique est partiale et absolue, que seule une autre décision peut s'en faire juge, et pour finir que seuls les résistants ont le droit de punir ou d'absoudre les collaborateurs. Il est ignoble que des magistrats qui ont requis contre des communistes re-quièrent aujourd'hui contre des collaborateurs, toujours au nom de l'État et forts d'une légalité donnée. C'est ici l'impartialité qui est basse et la partialité qui est juste. L'idée même d'une justice objective est ici dépourvue de sens puisqu'elle devrait comparer des conduites qui s'ex-cluaient et entre lesquelles la seule raison ne suffisait pas pour choisir. [46] L'épuration résume et concentre le paradoxe de l'histoire qui consiste en ceci qu'un futur contingent apparaît, une fois venu au pré-sent, comme réel et même comme nécessaire. Ici se montre une dure idée de la responsabilité qui n'est pas de ce que les hommes ont voulu, mais de ce qu'ils se trouvent avoir fait à la lumière de l'événement. Personne ne peut protester contre elle ; le résistant projette sur 1940 et sur le gaullisme débutant les événements de 1944 et la victoire du gaullisme, il juge le passé au nom du présent. Mais il n'a pas attendu, pour désavouer la collaboration, que le gaullisme fût au pouvoir, il l'a niée au nom de l'avenir qu'il voulait. Le collaborateur, de son côté, figeait en destin une situation provisoire, prolongeait vers l'avenir le présent du moment. Des deux côtés, il y a eu un choix absolu dans le relatif, sanctionné par des morts. Tout arbitre « impartial » entre ces choix est par là même disqualifié, toute justice « impersonnelle » illé-gitime. Ces choses se passent dans l'absolu du vouloir, dont les libé-raux n'ont pas connaissance. Bon ou mauvais, honnête ou vénal, cou-rageux ou lâche, le collaborateur est un traître pour le résistant, et donc un traître objectivement ou historiquement le jour où la résis-tance est victorieuse.

La responsabilité historique dépasse les catégories de la pensée libérale : intention et acte, circonstances et volonté, objectif et subjec-tif. Elle écrase l'individu dans ses actes, mélange l'objectif et le sub-

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jectif, impute à la volonté les circonstances ; elle substitue ainsi à l'in-dividu tel qu'il se sentait être un rôle ou un fantôme dans lequel il ne se reconnaît pas, mais dans lequel il [47] doit se reconnaître, puisque c'est ce qu'il a été pour ses victimes et que ses victimes aujourd'hui ont raison. L'expérience de la guerre peut nous aider à comprendre les di-lemmes de Roubachof et les procès de Moscou. Certes, il n'y a eu entre Hitler et Boukharine aucune entrevue de Montoire ; quand Bou-kharine a été jugé, l'ennemi n'était plus ou n'était pas encore sur le ter-ritoire de l'U.R.S.S. Mais dans un pays qui n'a guère connu depuis 1917 que des situations limites, même avant la guerre et avant l'inva-sion, l'opposition pouvait apparaître comme trahison. Quoi qu'elle ait voulu et même si c'était un plus sûr avenir pour la révolution, il reste qu'en fait elle affaiblissait l'U.R.S.S. En tout cas, par un de ces coups de force dont l'histoire est coutumière, les événements de 1941 l'ac-cusent de trahison. Comme les procès des collaborateurs désintéres-sés, les Procès de Moscou seraient le drame de l'honnêteté subjective et de la trahison objective. Il n'y aurait que deux différences. La pre-mière est que les condamnations d'épuration ne font pas revivre ceux qui sont morts, tandis que la répression pouvait épargner à l'U.R.S.S. des défaites et des pertes. Les procès de Moscou seraient ainsi plus cruels, puisqu'ils anticipent le jugement des faits, et moins cruels puis-qu'ils contribuent à une victoire future. L'autre différence est que, les accusés marxistes étant ici d'accord avec l'accusation sur le principe de la responsabilité historique, ils se font accusateurs d'eux-mêmes et que, pour découvrir leur honnêteté subjective, nous avons à traverser, non seulement le réquisitoire, mais encore leurs propres déclarations.

[48]*

* *Telle est l'hypothèse à laquelle on est conduit si l'on va, en bonne

méthode marxiste, des circonstances historiques aux procès eux-mêmes, de ce qu'ils pouvaient être à ce qu'ils ont été. Il reste à faire voir qu'elle permet et permet seule de comprendre le détail des débats. Ils doivent montrer, si nous ne nous sommes pas trompés, le double sens des mêmes faits selon qu'on les considère dans une perspective d'avenir ou dans une autre, et comment ces deux sens passent l'un dans l'autre : l'opposition est trahison et la trahison n'est qu'opposition. L'ambiguïté est dès le départ visible. D'un côté, au début des débats,

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Boukharine se reconnaît « coupable des faits qui lui sont reprochés 44 » et qui viennent d'être énumérés dans l'acte d'accusation. Il s'agit de sa participation, tantôt directe, tantôt indirecte, à un « bloc des droitiers et des trotskystes », « groupe qui s'était assigné de faire l'espionnage au profit des États étrangers, de se livrer au sabotage, aux actes de di-version, au terrorisme, de saper la puissance militaire de l'U.R.S.S., de provoquer une agression militaire de ces États contre l'U.R.S.S., la défaite de l'U.R.S.S., le démembrement de l'U.R.S.S. (...) enfin le ren-versement du régime socialiste de la société (...) et la restauration en U.R.S.S. du capitalisme et du pouvoir de la bourgeoisie 45 », sans pré-judice d' « une série d'actes terroristes contre les dirigeants du [49] parti communiste de l'U.R.S.S. et du gouvernement soviétique 46 ». Pour tous les actes du « bloc des droitiers et des trotskystes » Boukha-rine revendique une responsabilité personnelle 47. Il se tient d'avance pour condamné à mort 48. Et cependant il refuse de se reconnaître es-pion, traître, saboteur et terroriste. Il n'a pas donné de directives de sabotage (p. 816). Il n'a pas, après Brest-Litovsk, préparé l'assassinat de Lénine, mais seulement le renversement de la direction du Parti et l'arrestation de Lénine pour vingt-quatre heures (p. 485). Ce projet, dont Boukharine a été le premier à parler dans un article de 1934, peut apparaître criminel en 1938, alors que Lénine est devenu une figure historique et que la dictature s'est raidie. Dans l'atmosphère de 1918, ce n'était pas une conspiration (pp. 506, 517, 540). À cinq reprises, et catégoriquement, Boukharine rejette l'accusation d'espionnage (pp. 409, 441, 452, 460, 817) et l'on ne peut lui opposer que les témoi-gnages de Charangovitch et Ivanov, tous deux accusés dans le même procès, qu'il traite de provocateurs sans que le mot arrache aucune

44 Compte Rendu sténographique des Débats, p. 37.45 Ibid., Acte d'accusation, pp. 35-36.46 Ibid.47 « Par conséquent je me reconnais (...) coupable de tout l'ensemble des

crimes accomplis par cette organisation contre-révolutionnaire, indépendam-ment du fait que je connaissais on que j'ignorais tel ou tel acte, du fait que je prenais ou non une part directe à tel ou tel acte, puisque je réponds comme un des leaders de cette organisation contre-révolutionnaire et non comme aiguilleur » (p. 394).

48 « Je dois encourir le châtiment le plus sévère, et je suis d'accord avec le citoyen Procureur, qui a répété à plusieurs reprises que j'étais au seuil de la mort » (p. 815). « Un verdict rigoureux sera juste parce que, pour de telles choses, on peut faire fusiller dix fois » (p. 823).

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protestation au procureur Vichynski (p. 409). Comment peut-il à la fois se [50] déclarer responsable pour des actes de trahison et décliner la qualification de traître ?

Peut-on croire aux aveux sans croire aux dénégations ? Les uns et les autres sont juxtaposés, en particulier dans la déclaration finale. Ac-compagnées d'aveux, les dénégations ne peuvent faire atténuer la peine. Peut-on croire aux dénégations et refuser toute créance aux aveux ? Mais, après les sentences des deux premiers procès, comment Boukharine aurait-il espéré de sauver sa vie par des aveux ? S'ils lui avaient été imposés par la torture physique ou morale, on ne les concevrait pas incomplets. Restent les hypothèses fantastiques des journalistes. Boukharine les prévoit et les rejette dans sa dernière dé-claration. « On explique souvent le repentir par toutes sortes de choses absolument absurdes, comme, par exemple, la poudre du Thi-1 et, etc. Quant à moi, je dirai que dans la prison où je suis resté près d'un an, j'ai travaillé, je me suis occupé, j'ai conservé la lucidité de mon esprit (...) On parle d'hypnose. Mais, à ce procès, j'ai assumé ma défense juridique, je me suis orienté sur-le-champ, et j'ai polémiqué avec le procureur. Et toute personne, même si elle n'est pas très expérimentée dans les différentes branches de la médecine, sera forcée de recon-naître qu'il ne saurait y avoir d'hypnose. On explique souvent le repen-tir par un état d'esprit à la Dostoïevski, par les qualités spécifiques de l'âme (1’ « âme slave »). Ceci est vrai, par exemple, pour des person-nages tels que Aliocha Karamazov, pour les personnages de romans tels que l'Idiot et autres types de Dostoïevski. Ceux-là sont prêts à cla-mer en place publique : « Frappez-moi, orthodoxes, je suis un scélé-rat. » Or là n'est [51] pas la question. Dans notre pays, l’« âme slave » et la psychologie des héros de Dostoïevski sont des choses depuis longtemps révolues : c'est du plus-que-parfait. Ces types n'existent plus chez nous, à moins que ce ne soit dans les arrière-cours des mai-sons provinciales, et encore ! 49 » Au cours des débats comme dans sa dernière déclaration, Boukharine ne nous apparaît pas brisé. Ce n'est pas, avons-nous vu, un coupable qui ruse avec la vérité, mais ce n'est pas non plus un innocent terrorisé. On a l'impression d'un homme conscient en train d'exécuter une tâche précise et difficile.

Laquelle ? Boukharine se propose de montrer que ses actes d'oppo-sant, fondés sur une certaine appréciation du cours de la Révolution en 49 Ibid., pp. 824-825.

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U.R.S.S. et dans le monde, pouvaient être utilisés, soit hors de l'U.R.S.S. soit même à l'intérieur, par tous les adversaires de la collec-tivisation, leur fournissaient une plate-forme idéologique et prenaient ainsi figure contre-révolutionnaire, sans que, bien entendu, lui-même ne se soit jamais mis au service d'aucun état-major étranger. Mais tout cela, il ne peut pas le dire ; le dire en propres termes, ce serait séparer l'honnêteté personnelle et la responsabilité historique, et finalement récuser le jugement de l'histoire. Or, entre Boukharine et le pouvoir judiciaire, même s'il n'y a pas de contrat exprès, il y a du moins ce contrat tacite qu'ils sont l'un et l'autre marxistes. Boukharine ne pourra donc que nuancer, polémiquer, donner à entendre. La seule arme qu'il se permette est l'ironie. Pour le reste, qu'on le condamne, il est d'ac-cord. Notre rôle à [52] présent est de dire ce qu'il n'a pu que suggérer. Au point de départ des « crimes », il n'y a que des conversations entre les adversaires de la collectivisation forcée et de la direction autori-taire du Parti. La collectivisation est prématurée. Le socialisme n'est pas possible dans un seul pays. La révolution en Russie est venue avant le développement économique, de sorte que la politique russe a nécessairement un caractère étroitement national et que le mouvement révolutionnaire mondial ne peut être orienté sur les seules nécessités de l'Union Soviétique. Il y a une stabilisation du capitalisme dans le monde, et non pas, comme l'avaient espéré les hommes de 1917, une contagion révolutionnaire. Inutile d'aller contre le cours des choses, impossible de faire violence à l'histoire, il faut prolonger et amplifier la NEP. Une telle politique n'est pas de soi contre-révolutionnaire. Lé-nine, qui n'avait pas peur des mots, défendait en 1922 la NEP comme politique de « retraite » sur la ligne du « capitalisme d'État ». Et il ajoutait : « ...cela paraît à tout le monde très étrange qu'un élément non socialiste, dans une République qui se proclame socialiste, soit préféré, c'est-à-dire reconnu supérieur au socialisme. Mais cela de-vient compréhensible lorsqu'on se rappelle que nous ne considérions pas la structure économique de la Russie comme homogène : nous savions au contraire très bien que nous avions affaire à la fois à une agriculture patriarcale, c'est-à-dire à la forme sociale la plus primitive, et à des formes socialistes. » « En 1921, lorsque nous eûmes franchi la plus grosse étape de la guerre civile, éclata une grave crise intérieure, la plus grave, je crois, depuis la naissance [53]de la République : de très grandes masses non seulement de paysans mais encore d'ouvriers manifestèrent leur mécontentement. C'était la première fois, et ce sera,

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j'espère, la dernière dans l'histoire de la Russie soviétique que nous avions les masses paysannes contre nous, sinon consciemment, du moins instinctivement. Quelle était la cause de cette situation extrême-ment désagréable ? La cause en était que, dans notre avance écono-mique, nous étions allés trop loin sans avoir assuré nos bases ; les masses sentaient ce que nous ne pouvions pas formuler consciem-ment, mais ce que nous reconnûmes après un court espace de quelques semaines, à savoir que le passage direct à une forme économique pu-rement socialiste, à la distribution purement socialiste des richesses, était au-dessus de nos forces. Si nous n'étions pas en mesure d'effec-tuer notre retraite et de nous borner à des tâches faciles, nous étions perdus. C'est en février 1921, je crois, que la crise commença. Dès le printemps de la même année, nous décidions à l'unanimité — je ne me suis pas aperçu de grandes divergences entre nous là-dessus, — la nouvelle politique économique 50 ». Après l'expérience de la NEP, — et d'ailleurs conformément aux vues de l'opposition de gauche, — la direction du parti trouve indispensable de mettre un terme aux conces-sions. Elle passe à l'offensive par tous les moyens. Elle entreprend la collectivisation forcée, et c'est dans une atmosphère de guerre civile que Boukharine et ses amis maintiennent le point de vue de la NEP. « Cette étape, [54] dit Boukharine au procès, je la considère comme une transition à la « comptabilité en partie double » sur toute la ligne du front 51. » C'est-à-dire qu'à partir de ce moment, la direction stali-nienne s'étant engagée à fond dans la collectivisation, bon gré mal gré les opposants jouent le rôle de contre-révolutionnaires. Il faut savoir qu'ils parlaient un rude langage. La plate-forme de Rioutine, dont Boukharine dit avoir eu connaissance, définissait Staline comme le « grand agent provocateur », « le fossoyeur de la Révolution et du Parti ». Cela étant, pourquoi, dans le langage des staliniens, Boukha-rine ne serait-il pas un provocateur ? Trotsky soutenait un programme d'industrialisation, mais par des méthodes plus douces. En présence de la collectivisation forcée, dit Boukharine, Trotsky prend en fait parti pour le koulak. « (...) Trotsky dut ôter son uniforme gauchiste. Lorsque les choses en vinrent à la formulation précise de ce qu'il fal-lait faire en fin de compte, aussitôt se révéla sa plate-forme de droite,

50 Lénine, Discours au IVe Congrès mondial de l'Internationale Communiste, 13 novembre 1922.

51 Compte Rendu sténographique des Débats, pp, 413 et 415.

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c'est-à-dire qu'il lui fallut parler de décollectivisation, etc. 52. » La poli-tique violente de la direction stalinienne avait créé une crise telle que deux partis seulement restaient possibles : être pour ou être contre, et que discuter les moyens c'était en fait différer la collectivisation et l'industrialisation. Avons-nous voulu restaurer le capitalisme ? dit en substance Boukharine. Ce n'est pas la question. Il ne s'agit pas de ce que nous voulions, mais de ce que nous faisions. « Je voulais toucher un autre côté de la question, à mon sens beaucoup plus important, le côté objectif [55] de cette affaire, parce qu’ici se pose le problème de l’imputabilité et de l'appréciation du point de vue des crimes révélés au procès (...) les contre-révolutionnaires de droite représentaient, semble-t-il, au début une « déviation », une de ces déviations qui au premier abord commencent par un mécontentement au sujet de la col-lectivisation, au sujet de l'industrialisation, sous prétexte que l'indus-trialisation ruine la production. C'était à première vue l'essentiel (...). Lorsque toute la machine de l'État, tous les moyens, les meilleures forces furent mobilisés pour l'industrialisation du pays, pour la collec-tivisation, nous nous sommes trouvés avec les koulaks, les contre-ré-volutionnaires, nous nous sommes trouvés alors avec les débris capita-listes qui existaient encore à l'époque dans le domaine de la circula-tion des marchandises (...). À l'époque, notre psychologie de conspira-teurs contre-révolutionnaires s'affirmait de plus en plus en ce sens : le Kolkhoz, c'est la musique de l'avenir. Il faut multiplier les riches pro-priétaires. Tel était le tournant formidable qui s'était opéré dans notre façon de voir (...). En 1917 il ne serait venu à l'esprit d'aucun des membres du Parti, moi y compris, de plaindre quelqu'un des gardes-blancs exécutés ; or, dans la période de liquidation des Koulaks, en 1929-1930, nous plaignions les Koulaks dépossédés (...). Lequel d'entre nous aurait eu en 1919 l'idée d'imputer la ruine de notre écono-mie, d'imputer cette ruine aux bolcheviks, au lieu de l'imputer au sa-botage ? Personne. Cela aurait semblé tout franchement une trahison. Et pourtant, dès 1928, j'ai donné moi-même une formule relative à l'exploitation militaire-féodale de la paysannerie, [56] c'est-à-dire que j'imputais les frais de la lutte des classes, non point à la classe hostile au prolétariat, mais justement à la direction du prolétariat lui-même. C'est là un tournant à 180°. Cela signifie que sur ce point les plates-formes politiques et idéologiques se sont transformées en plates-

52 Ibidem.

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formes contre-révolutionnaires (…). La logique de la lutte aboutissait à la logique des idées et nous conduisait à modifier notre psychologie, à contre-révolutionner nos buts 53. »

Sur tous les chefs d'accusation, le point de vue de Boukharine est le même : il met à l'origine de son activité une certaine appréciation des perspectives et montre que, dans la situation donnée et par la lo-gique de la lutte, les conséquences de cette appréciation étaient en fait contre-révolutionnaires, qu'il a donc à répondre d'une trahison histo-rique. Non évidemment, Boukharine n'était pas fasciste. Il a même pris des précautions contre les tendances bonapartistes qu'il soupçon-nait dans les milieux militaires. Ce qui est vrai, c'est que, dans la ba-taille de la collectivisation, l'opposition ne pouvait s'appuyer que sur les Koulaks, sur les éléments menchéviks et socialistes révolution-naires qui pouvaient rester et sur certains éléments de l'armée, — ne pouvait renverser la direction du Parti qu'avec eux, — qu'elle devrait partager le pouvoir avec eux et qu'ainsi, à la limite, il y a là « des élé-ments de césarisme 54 ». Non, évidemment, [57] Boukharine n'avait pas partie liée avec les milieux cosaques de gardes-blancs à l'étranger. Mais politiquement, l'opposition koulak l'intéressait. Il s'est renseigné sur les révoltes koulaks, par des amis qui venaient du Caucase du Nord ou de Sibérie, et qui eux-mêmes s'étaient renseignés auprès des milieux cosaques. Il accepte donc la responsabilité de ces révoltes 55. Une politique marxiste n'est pas d'abord un système d'idées, c'est une lecture de l'histoire effective, et Boukharine comme marxiste ne cher-chait pas tant à mettre sur pied un plan qu'à découvrir à l'intérieur de l'U.R.S.S. les forces qu'il croyait agissantes. Dans cet esprit, il consta-tait que « le Caucase du Nord était un des endroits où le mécontente-ment de la paysannerie se manifestait et continuerait de se manifester avec le plus d'éclat 56 ». Si après cela on met, comme il dit, « les points sur les i », si l'on change l'attente en complicité, il y a grossissement et falsification des faits, mais l'interprétation reste historiquement per-mise, parce que l'homme d'État se définit non par ce qu'il fait lui-

53 Pp. 405-406. Les mots soulignés le sont par nous. Il est visible que Boukha-rine dit ici ce qu'il pense et donne sa propre version des « crimes » de l'op-position, comme le confirme l'interruption du Président (« Vous nous faite » une conférence », p. 406).

54 P. 07.55 P. 424.56 P. 146.

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même mais par les forces sur lesquelles il compte. Le rôle du procu-reur est d'étaler sur le plan de l'histoire et de l'objectif l'activité de Boukharine. Boukharine tient pour légitime l'interprétation, il veut seulement qu'on sache que c'est une interprétation et qu'il n'est lié aux cosaques que dans la perspective. Vichynski demande : Oui ou non, vos complices du Caucase du Nord étaient-ils en liaison avec des mi-lieux cosaques d'émigrés blancs à l'étranger ? — Je n'en sais rien, dit Boukharine. — Rykov le dit. — Si Rykov le [58] dit, ce doit être vrai. — Mais vous le niez ? — Je ne le nie pas, je n'en sais rien. — Répon-dez par oui ou par non. — C'est possible, c'est probable, mais je n'en sais rien. Vichynski se place dans les choses, où il n'y a pas d'indéter-miné. Il voudrait effacer ce lieu d'indétermination, la conscience de Boukharine, où il y avait des choses non sues, des zones de vide, et ne laisser voir que les choses qu’il a faites ou laissé faire.

Une opposition conséquente ne peut ignorer l'étranger qui fait pres-sion sur les frontières de l'U.R.S.S. Il lui faut « utiliser les antago-nismes entre les puissances impérialistes 57 », c'est-à-dire prendre parti pour certains États bourgeois contre d'autres et au moins « neutrali-ser » 58 les adversaires. Le gouvernement soviétique à Brest-Litovsk avait neutralisé l'Allemagne au prix d'un démembrement partiel et l'opposition, puisqu'elle se croit dans le sens de l'histoire, a évidem-ment les mêmes droits. Elle a aussi les mêmes responsabilités : prendre liaison indirectement avec l'ennemi, c'est déjà l'aider. Dans ces sondages, il est évident que chacun cherche à duper l'autre. Mé-thode peu sûre, dit Vichynski. « C'est toujours comme cela 59 », répond Boukharine. Et en effet, dans un monde où, par delà les contrats pas-sés, la puissance de chacun des contractants demeure comme une clause tacite, chaque pacte signifie autre chose que ce qui s'y trouve stipulé, une ouverture diplomatique est signe de faiblesse, il y a tou-jours risque à la faire, et en particulier ce risque que la neutralisation de [59] l'Allemagne soit un jour reprochée à Boukharine comme une trahison, tandis qu'elle est pour le gouvernement de 1917 (qui d'ailleurs n'avait pas le choix) un titre de gloire. Pour son compte, Boukharine était contre les concessions territoriales ; mais il lui fallait compter avec ceux de ses amis qui les jugeaient à l'occasion néces-

57 P. 818.58 P. 436 et 450.59 P. 466.

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saires. Bien entendu, elles n'ont jamais été précisées et l'opposition n'a pas vendu l'Ukraine pour le pouvoir. Mais certains opposants ju-geaient qu'il faudrait en venir à la céder. Tout est dans cette apprécia-tion de certains faits éventuels comme déjà acquis. Boukharine, pour son compte, n'était pas défaitiste. Mais beaucoup d'hommes dans l'op-position croyaient l'U.R.S.S. incapable de résister seule à une agres-sion étrangère 60. Si l'on tient la défaite pour inévitable, il faut la prendre comme une donnée du problème. Toute action suppose un calcul de l'avenir qui contribue à le rendre inévitable. À supposer même qu'il y ait, au sens propre du mot, une science du passé, per-sonne n'a jamais soutenu qu'il y eût une science de l'avenir, et les mar-xistes sont les derniers à le faire. Il y a des perspectives, mais, le mot le dit assez, il ne s'agit là que d'un horizon de probabilités, comparable à celui de notre perception, qui peut, à mesure que nous en appro-chons et qu'il se convertit en présent, se révéler assez différent de ce que nous attendions. Seules les grandes lignes sont certaines, ou plus exactement certaines possibilités sont exclues : une stabilisation défi-nitive du capitalisme est par exemple exclue. Mais comment [60] et par quels chemins le socialisme passera dans les faits, cela est laissé à une estimation de la conjoncture dont Lénine soulignait la difficulté en disant que le progrès n'est pas droit comme la perspective Nevsky. Cela veut dire non seulement que des détours peuvent s'imposer, mais encore que nous ne savons même pas, en commençant une offensive, si elle devra être poursuivie jusqu'au bout ou si au contraire il faudra passer à la retraite stratégique. On ne pourra en décider qu'au cours du combat et d'après le comportement de l'adversaire 61. Toute esquisse

60 On sait que Trotsky a formulé catégoriquement ce pronostic dans la Révolu-tion trahie.

61 « Nous ne devons pas seulement savoir ce que nous ferons si nous enga-geons directement l'offensive et si nous remportons la victoire ; dans une époque révolutionnaire, cela n'est guère difficile. Mais ce n'est pas le plus important ou du moins le plus déterminant. Pendant là révolution, il y a tou-jours des moments où l'adversaire perd la tête. Si nous l'attaquons pendant un de ces moments, nous pouvons le vaincre très facilement. Mais ce n'est encore rien, parce que si notre adversaire revient à lui, s'il concentre ses forces, il peut très facilement nous provoquer à l'attaque et nous repousser pour des années. Je pense donc que l'idée que nous devons préparer la re-traite est très importante, non seulement du point de vue théorique, mais surtout du point de vue pratique. Tous les partis qui pensent prochainement engager l'offensive contre le capital doivent aussi penser à assurer leur re-

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des perspectives, même si elle se justifie par un grand nombre de faits, est cependant un choix et exprime, en même temps que certaines pos-sibilités objectives, la vigueur et la justesse de la conscience révolu-tionnaire en chacun. Celui qui trace des perspectives d'offensive peut toujours être traité de provocateur, celui qui trace des perspectives de repli peut toujours être traité de contre-révolutionnaire. Les amis de Boukharine comptaient avec la défaite et [61] agissaient en consé-quence. Mais compter avec, c'est, d'une certaine façon compter sur.

Toute la polémique entre Vichynski et Boukharine porte sur deux mots aussi courts que ceux-là. « Lorsque j'ai demandé à Tomski, dé-clare Boukharine, comment il voyait le mécanisme du coup d'État, il m'a répondu que c'était là l'affaire de l'organisation militaire qui devait ouvrir le front. » Vichynski traduit : « Vous projetiez d'ouvrir le front aux Allemands ? » « Non, reprend Boukharine, Tomski m'avait dit que les militaires devaient ouvrir le front. »

« — Boukharine : Il avait dit « devaient », mais le sens de ce mot est « müssen » et non « sollen ».

— Vichynski : Laissez donc votre philologie. « Devait », cela veut dire « devait ».

— Boukharine : Cela veut dire que, dans les milieux militaires, existait l'idée que, dans ce cas, les milieux militaires...

— Vichynski : Non, il ne s'agit pas d'idées, mais ils devaient. Cela veut dire...

— Boukharine : Non, cela ne veut pas dire.— Vichynski : Cela veut dire qu'ils ne devaient pas ouvrir le front ?— Boukharine : Mais du point de vue de qui ? Tomski parlait de

ce que lui avaient dit les militaires, de ce que lui avait dit Enoukidzé...— Vichynski : Permettez-moi de citer les déclarations de Boukha-

rine, tome 5, folios 95-96 (...) Il est écrit plus bas : « À cela, je lui ré-pondis que dans ce cas il serait opportun de déférer en justice les res-ponsables de la défaite sur le front. Cela nous permettra d'entraîner à notre suite les [62] masses en jouant sur des mots d'ordre patriotiques (...). »

traite. » ( Discours au IVe Congrès de l'Internationale Communiste, 13 no-vembre 1922.)

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— Boukharine : Cela ne veut pas dire « jouer » au sens odieux du mot...

— Vichynski : Accusé Boukharine, le fait que vous avez suivi, en l'occurrence, le procédé jésuitique, le procédé de la perfidie, est égale-ment attesté par ce qui vient après. Permettez-moi de lire la suite : « J'avais en vue que, par là même, c'est-à-dire au moyen de la condamnation des responsables de la défaite, on pourrait se délivrer, en passant, du danger bonapartiste qui m'inspirait des inquiétudes 62. »

Le scénario est clair : il y a le patriotisme des masses, il y a, chez certains militaires, un esprit défaitiste ; on abattra la dictature par la défaite et on liquidera les militaires en s'appuyant sur les masses. L'objectif de Boukharine n'est pas patriotique, mais pas davantage an-tipatriotique. Il s'agit d'utiliser la conjoncture pour établir une nouvelle direction du régime. Ce n'est pas Boukharine qui a créé le défaitisme des militaires. « Citoyen Procureur, je dis que c'était un fait poli-tique 63. » L'histoire n'est pas une suite de complots et de machinations où des volontés délibérées orienteraient le cours des choses. En réali-té, les complots eux-mêmes synchronisent des forces existantes 64. [63] L'homme politique aurait tort de décliner la responsabilité des mouve-ments qu'il utilise, comme on aurait tort de lui imputer leurs projets particuliers. La philosophie de l'histoire aurait beaucoup à apprendre du vocabulaire communiste. Une politique communiste ne choisit pas des fins, elle s'oriente sur des forces déjà à l'oeuvre. Elle se définit moins par ses idées que par la position qu'elle occupe dans la dyna-mique de l'histoire. La responsabilité d'un mouvement est déterminée par le rôle qu'il joue dans la coexistence, comme le caractère d'un homme réside dans son projet fondamental beaucoup plus que dans ses décisions délibérées. On peut donc avoir à répondre pour des actes de trahison sans en avoir voulu aucun. Dix fois, au cours des procès de 1938, les accusés, pressés d'avouer, répondent : « C'est bien la for-

62 P. 461.63 P. 434.64 « Excusez-moi, citoyen procureur, dit une fois Boukharine, mais vous posez

la question d'une façon trop personnelle. Ce courant a pris naissance... » et Vichynski de l'interrompre : « Je ne demande pas à quel moment ce courant a pris naissance, je vous demande à quel moment ce groupe fut organisé. » (p. 540.)

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mule 65 », « on pourrait dire oui 66 », « je ne vaux guère mieux qu'un espion 67 », « on peut formuler ainsi 68 ». Pour un lecteur pressé, c'est l'équivalent d'un aveu (mais qu'importe de passer pour un espion aux yeux des gens pressés ?). Pour les marxistes de l'avenir, ces formules préservent l'honneur révolutionnaire des accusés.

Il y aurait eu des pourparlers entre l'opposition et le gouvernement allemand. Boukharine les connaissait-il ? Non, mais « en général » il tenait pour utiles des pourparlers. Quand il les a connus, les a-t-il ap-prouvés ou désapprouvés ? Il ne les a pas désapprouvés, donc il les a approuvés. « Je [64] vous demande, reprend Vichynski les avez-vous approuvés oui ou non ?

— Boukharine : Je répète, citoyen Procureur : du moment que je ne les ai pas désavoués, c'est donc que je les ai approuvés.

— Vichynski : Par conséquent vous les avez approuvés ?— Boukharine : Si je ne les ai pas désavoués, par conséquent, je

les ai approuvés.— Vichynski : C'est ce que je vous demande : donc vous les avez

approuvés ?— Boukharine : Par conséquent équivaut à donc.— Vichynski : Donc ?— Boukharine : Donc, je les ai approuvés 69. »

Et Rykov, pour finir, donne la formule : « Tous deux, nous ne sommes pas des enfants. Si l'on n'approuve pas une chose, il faut la combattre. Dans ces questions-là, on ne peut pas jouer à la neutrali-té 70. » Seuls, les enfants s'imaginent que leur vie est séparable de celle des autres, que leur responsabilité se limite à ce qu'ils ont fait eux-mêmes, qu'il y a une frontière du bien et du mal. Un marxiste sait bien que chaque initiative humaine polarise dés intérêts dont tous ne sont

65 Boukharine, p. 430.66 Boukharine, p. 441.67 Rykov, p. 441.68 Boukharine, p. 148.69 Pp. 434-435.70 P. 435.

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pas avouables. Il tâche seulement de faire en sorte que, dans cette confusion, les forces progressives se fassent jour. Dans un monde en lutte, personne ne peut se flatter d'avoir les mains pures. Boukharine n'a pas désavoué les liaisons prises avec des Allemands. Staline a si-gné le pacte germano-soviétique. Qu'importe [65] quand il s'agit de sauver la révolution, c'est-à-dire l'avenir humain ? Tous les marxistes (et je suppose quelques autres) connaissent bien cette ambiguïté d'une histoire déchirée. Voilà pourquoi leurs polémiques sont si violentes, pourquoi « traître » et « provocateur » sont des termes classiques dans leurs discussions, pourquoi aussi, après les pires polémiques, on les voit se réconcilier. C'est qu'il ne s'agit pas d'un jugement sur la per-sonne, mais d'une appréciation du rôle historique. Voilà pourquoi, aux procès mêmes, les accusés parlent d'égal à égal à leurs juges et semblent quelquefois être moins leurs adversaires que leurs collabora-teurs.

Mais enfin si l'opposition risquait de devenir contre-révolution-naire et si elle le savait, pourquoi tenait-elle cette ligne ? Et si elle l'a tenue, pourquoi, au jour du procès, l'abandonne-t-elle ? C'est que des faits nouveaux sont intervenus qui bouleversent les perspectives et transforment l'opposition en aventure. La menace de guerre étrangère s'est précisée. « ... je me rappelle et je n'oublierai jamais tant que je vivrai, dit Rakovski, une circonstance qui m'a définitivement amené dans la voie des aveux. Une fois, à l'instruction, c'était en été, j'ai ap-pris premièrement le déclenchement de l'agression japonaise contre la Chine, contre le peuple chinois, j'ai appris l'agression non déguisée de l'Allemagne, de l'Italie, contre le peuple espagnol... J'ai appris les pré-paratifs fiévreux de tous les États fascistes en vue de déclencher la guerre mondiale. Ce que d'habitude le lecteur apprend chaque jour au compte-gouttes par les télégrammes, moi, je l'ai appris, tout d'un coup, en dose forte et [66] massive. J'en fus littéralement atterré... 71 » Et Boukharine : « Voilà plus d'une année que je suis en prison. J'ignore, par conséquent, ce qui se passe dans le monde ; mais, à ne juger que par les quelques bribes de réalité qui me parviennent par hasard, je vois, je sens et je comprends que les intérêts que nous avons si crimi-nellement trahis entrent dans une nouvelle phase de leur développe-ment gigantesque : qu'ils apparaissent à présent sur la scène interna-tionale comme le plus grand, le plus puissant facteur de la phase pro-

71 P. 333.

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létarienne internationale 72. » La collectivisation forcée, le rythme de l'industrialisation ou celui des plans quinquennaux cessent d'être ma-tière à discussion à partir du moment où il est clair que l'on travaille à court terme et que l'existence de l'État soviétique va être mise en jeu. L'imminence de la guère éclaire rétrospectivement les années écoulées et fait voir qu'elles appartenaient déjà à cette « nouvelle étape de la lutte de l'U.R.S.S. 73 » où il ne peut être question que de faire front. Arrêté quelques années plus tôt 74, jugé même quelques mois plus tôt, Boukharine aurait peut-être refusé de capituler. Mais dans la situation mondiale de 1938, l'écrasement de l'opposition ne peut plus passer pour un accident : Boukharine et ses amis ont été battus ; cela veut dire qu'ils avaient contre eux une police exercée, une dictature impla-cable, mais leur échec signifie quelque chose de plus essentiel : que le système [67] qui les a brisés était demandé par la phase historique. « L'histoire mondiale est un tribunal universel », dit Boukharine 75.

Il y a donc un drame des procès de Moscou, mais dont Kœstler est loin de donner la vraie formule. Ce n'est pas le Yogi aux prises avec le Commissaire, la conscience morale aux prises avec l'efficacité poli-tique, le sentiment océanique aux prises avec l'action, le cœur aux prises avec la logique, l'homme « sans lest » aux prises avec la tradi-tion : entre ces antagonistes, il n'y a pas de terrain commun et par conséquent pas de rencontre possible. Tout au plus peut-il arriver que dans un même homme selon les circonstances les deux attitudes al-ternent. C'est pathétique, mais ce n'est qu'un cas de psychologie : on le voit passer d'une attitude à l'autre sans qu'il reste le même aux deux moments. Tantôt il est Yogi, et alors il oublie la nécessité où nous sommes de réaliser notre vie au-dehors pour qu'elle soit vraie, tantôt il redevient Commissaire et alors il est prêt à avouer n'importe quoi. Il passe du scientisme à des débauches de vie intérieure, c'est-à-dire d'une sottise à une autre. Au contraire le véritable tragique commence lorsque le même homme a compris à la fois qu'il ne saurait désavouer la figure objective de ses actions, qu'il est ce qu'il est pour les autres dans le contexte de l'histoire, et que cependant le motif de son action reste la valeur de l'homme telle qu'il l'éprouve immédiatement. Alors 72 P. 814.73 P. 827.74 Il ne l'a pas été et il faut constater que la répression ne frappe la tête du Parti

que dans les années d'avant-guerre.75 Dernière déclaration, p. 826.

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entre l'intérieur et l'extérieur, la subjectivité et l'objectivité, le juge-ment et l'appareil, nous n'avons plus une série d'oscillarions, [68] mais un rapport dialectique, c'est-à-dire une contradiction fondée en vérité, et le même homme essaye de se réaliser sur les deux plans. Nous n'avons plus un Roubachof qui capitule sans conditions lorsqu'il est repris par la camaraderie du Parti et qui désavoue jusqu'à son passé quand il entend les cris de Bogrof, nous avons un Boukharine qui ac-cepte de se regarder dans l'histoire et motive historiquement sa condamnation, mais défend son honneur révolutionnaire. Boukharine, comme tout homme, prête à une explication psychologique. Lénine disait de lui : il « ajoute foi à tous les commérages et il est diablement instable en politique ». Et encore : « la guerre l'a poussé vers des idées semi-anarchistes. À la conférence où furent adoptées les résolutions de Berne (printemps 1915) il présenta des thèses... un comble d'inep-tie, une honte, un semi-anarchisme. » Opposant, rallié à la direction stalinienne, opposant de nouveau, rallié encore une fois, il peut et doit être compris comme un intellectuel jeté dans la politique. Si le rôle et l'habitude de l'intellectuel sont de découvrir, pour un ensemble de faits donnés, plusieurs significations possibles et de les confronter métho-diquement, tandis que l'homme politique est celui qui, avec moins d'idées peut-être, perçoit plus sûrement la signification effective et comme la configuration d'une situation donnée, on peut expliquer l'in-stabilité de Boukharine par la psychologie du professeur. Cependant, c'est dans le cadre du marxisme qu'il varie, il y a là une constante de sa carrière et les habitudes du professeur n'expliquent donc pas tout dans son cas. Au procès de 1938, le pathétique personnel s'efface et l'on voit transparaître [69] un drame qui est lié aux structures les plus générales de l'action humaine, un tragique véritable qui est celui de la contingence historique. Quelle que soit sa bonne volonté, l'homme entreprend d'agir sans pouvoir apprécier exactement le sens objectif de son action, il se construit une image de l'avenir, qui ne se justifie que par des probabilités, qui en réalité sollicite l'avenir et sur laquelle donc il peut être condamné, car l'événement lui, n'est pas équivoque. Une dialectique dont le cours n'est pas entièrement prévisible peut transformer les intentions de l'homme en leur contraire, et cependant, il faut prendre parti tout de suite. Bref, comme Napoléon l'a dit, et comme Boukharine' le répète avant de se taire : « la destinée, c'est la

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politique 76 », — la destinée n'étant pas ici un fatum écrit d'avance à notre insu, mais la collision, au cœur même de l'histoire, de la contin-gence et de l'événement, de l'éventuel qui est multiple et de l'actuel qui est unique, et la nécessité où nous sommes, dans l'action, de prendre comme réalisé l'un des possibles, comme déjà présent l'un des futurs. L'homme ne peut ni se supprimer lui-même comme liberté et comme jugement, — ce qu'il appelle le cours des choses n'est jamais que le cours des choses vu par lui, — ni contester la compétence du tribunal de l'histoire, puisque, en agissant, il a engagé les autres, et de proche en proche le sort de l'humanité. Aller dans le sens de l'histoire, la recette serait simple si, dans le présent, le sens de l'histoire était évident. Mais faut-il penser avec l'opposition de droite que l'histoire [70] va vers une stabilisation du capitalisme dans le monde, que l'U.R.S.S. ne peut, dans ce contexte, réaliser chez elle le socialisme, et en conséquence, qu'elle doit se replier et accentuer sa NEP ? Faut-il penser au contraire, avec l'opposition de gauche, qu'en tenant pour acquise la stabilisation du capitalisme on la fortifierait et qu'il faut si-multanément préparer le socialisme par l'industrialisation et la collec-tivisation et prendre l'offensive au-dehors par l'intermédiaire des Par-tis Communistes nationaux ? Faut-il enfin penser avec le centre stali-nien que, dans le court délai qui précède la guerre, l'histoire exige qu'on gagne du temps au-dehors par une politique opportuniste, et qu'on hâte l'équipement économique de l'U.R.S.S. par tous les moyens ? L'histoire nous offre des lignes de faits qu'il s'agit de prolon-ger vers l'avenir, mais elle ne nous fait pas connaître avec une évi-dence géométrique la ligne de faits privilégiés qui finalement dessine-ra notre présent lorsqu'il sera accompli. Davantage : à certains mo-ments du moins, rien n'est arrêté dans les faits, et c'est justement notre abstention ou notre intervention que l'histoire attend pour prendre forme. Cela ne veut pas dire que nous puissions faire n'importe quoi : il y a des degrés de vraisemblance qui ne sont pas rien. Mais cela veut dire que, quoi que nous fassions, ce sera dans le risque. Cela ne veut pas dire qu'on doive hésiter et fuir la décision, mais cela veut dire qu'elle peut conduire l'homme d'État à la mort et la révolution à l'échec. Lénine se mit à danser quand la Révolution russe eut dépassé le temps qu'avait duré la Commune. Il y a un tragique de la Révolu-tion et le révolutionnaire euphorique [71] appartient aux images d'Epi-

76 P. 826.

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nal. Ce tragique s'aggrave quand il s'agit non seulement de savoir si la Révolution l'emportera sur ses ennemis, mais encore, entre révolution-naires, qui a le mieux lu l'histoire. Il est enfin à son comble chez l'op-posant persuadé que la direction révolutionnaire se trompe. Alors, il n'y a pas seulement fatalité, — une force extérieure qui brise une vo-lonté, — mais véritablement tragédie, — un homme aux prises avec des forces extérieures dont il est secrètement complice — parce que l'opposant ne peut être ni pour, ni tout à fait contre la direction au pou-voir. La division n'est plus entre l'homme et le monde, mais entre l'homme et lui-même. Voilà tout le secret des aveux de Moscou.

Boukharine sait que, malgré tout, l'infrastructure d'un État socia-liste se construit, il reconnaît dans ce qui se fait ses propres vœux, ses propres mots d'ordre d'autrefois. Il ne peut donc se détacher de l'exté-rieur. Et cependant il ne peut faire bloc avec la direction puisqu'il pense qu'elle va à un échec. Le fameux ni avec toi ni sans toi, qui était la formule d'un sentiment, devient, aux moments ambigus de l'his-toire, celle de toute action humaine, parce qu'elle se transforme dans les choses, ne se reconnaît pas dans ce qu'elle a produit, et cependant ne peut se désavouer sans contradiction. En politique comme dans l'ordre des sentiments, les uns rompent alors le pacte, les autres sur-montent le désaccord à force de dévouement ou par une conduite toute volontaire, d'autres enfin ne veulent ni se séparer ni se taire, parce que leur fidélité et leur critique viennent d'un seul principe : ils sont fi-dèles au parti parce qu'ils croient à la révolution, qui [72] est un pro-cessus dans les choses, et ils critiquent le parti parce qu'ils croient à la révolution, qui est aussi une idée dans les esprits. C'est ce que Bou-kharine, dans un langage de circonstance, exprime très bien : « (...) chacun de nous (...) avait un singulier dédoublement de la conscience, une foi incomplète dans sa besogne contre-révolutionnaire. Je ne dirai pas que cette conscience fît défaut, mais elle était incomplète. De là cette espèce de demi-paralysie de la volonté, ce ralentissement des réflexes (...). Cela ne provenait pas de l'absence d'idées conséquentes, mais de la grandeur objective de l'édification socialiste (...). Il s'est créé là une double psychologie (...) Parfois je m'enthousiasmais moi-même en glorifiant dans mes écrits l'édification socialiste ; mais, dès le lendemain, je me déjugeais par mes actions pratiques de caractère criminel. Il s'est formé là ce qui, dans la philosophie de Hegel, s'appe-lait une conscience malheureuse (...) Ce qui fait la puissance de l'État

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prolétarien, ce n'est pas seulement que ce dernier a écrasé les bandes contre-révolutionnaires, mais aussi qu'il a décomposé intérieurement ses ennemis, désorganisé leur volonté 77. » Il est vrai qu'au terme de l'histoire la conscience devait, selon Hegel, se réconcilier avec elle-même. La conscience malheureuse, c'était la conscience aliénée, pla-cée en face d'une transcendance qu'elle ne pouvait ni quitter ni assu-mer. Quand l'histoire cesserait d'être l'histoire des maîtres et devien-drait l'histoire humaine, chacun devait se retrouver dans l'œuvre com-mune et se réaliser en elle. Mais même le pays de la Révolution [73] n'est pas au terme de l'histoire : la lutte des classes ne se termine pas, par un coup de baguette magique, avec la Révolution d'Octobre 78, la conscience malheureuse ne disparaît pas par décret. Surtout si elle sur-vient dans un pays où les prémisses économiques du socialisme ne sont pas encore données, la révolution ne fait que commencer avec l'insurrection victorieuse, elle est un devenir. Tant que les infrastruc-tures n'auront pas été construites, il pourra y avoir des consciences malheureuses, des opposants qui se rallient, reviennent à l'opposition, reprennent leur place dans le travail commun par un effort volontaire plutôt que par un mouvement spontané. Les aveux aux procès de Mos-cou ne sont que le cas-limite de ces lettres de soumission au Comité Central qui en 1938 faisaient partie de la vie quotidienne de l'U.R.S.S. Ils ne sont mystérieux que pour ceux qui ignorent les rapports du sub-jectif et de l'objectif dans une politique marxiste. « L'aveu des accusés est un principe juridique moyenâgeux », dit Boukharine 79. Et cepen-dant il s'avoue responsable. C'est que le moyen âge n'est pas fini, c'est que l'histoire n'a pas cessé d'être diabolique, qu'elle n'a pas encore ex-pulsé d'elle-même son malin génie, qu'elle reste capable de mystifier la bonne conscience ou conscience morale et de tourner l'opposition en trahison. Dans la mesure où l'aliénation et la transcendance de-meurent, le drame de l'opposant dans le Parti, c'est, au moins formel-lement, le drame de l'hérétique dans l'Église, non que le communisme [74] soit, comme on le dit vaguement, une religion, mais parce que, dans un cas comme dans l'autre, l'individu admet d'avance la juridic-tion de l'événement, et, ayant reconnu à l'Église une signification pro-videntielle, au prolétariat et à sa direction une mission historique, ayant admis que tout ce qui arrive est permis par Dieu ou par la lo-77 Dernière déclaration, p. 824.78 Lénine. La Maladie infantile du Communisme, éd. du P.C.F., 1945, p. 23.79 Dernière déclaration, p. 826.

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gique de l'histoire, ne peut plus faire valoir jusqu'au bout son senti-ment propre contre le jugement du parti ou de l'Église.

Comme l'Église, le parti réhabilitera peut-être ceux qu'il a condam-nés quand une nouvelle phase de l'histoire changera le sens de leur conduite. Les jalons sont posés pour une justification personnelle : le Compte rendu sténo graphique des Débats est là. On y voit entre autres choses Rykov et Boukharine bataillant pour qu'on s'en tienne aux déclarations qu'ils ont faites à l'instruction, comme si un contrat (exprès ou tacite) leur donnait le droit de ne pas aller au-delà 80. On entend Boukharine déclarer qu'il voit certains de ses co-accusés pour la première fois de sa vie 81, que d'autres, jadis ses amis, sont à présent méconnaissables 82, et que « les personnes assises à ce banc des accu-sés ne forment pas un groupe » 83. Si ces paroles, traduites dans toutes les langues, ont été lancées à travers le monde et proposées à l'atten-tion de tous, c'est que le Commissariat du Peuple de la Justice en a ainsi décidé. Le tragique des procès et le sacrifies de Boukharine peuvent être mesurés [75] par la comparaison de deux textes. Vi-chynski disait en 1938 : « L'importance historique de ce procès est en premier lieu qu'il a dévoilé jusqu'au bout la nature de bandits du « bloc des droitiers et des trotskistes » privé de toute idéologie ; il a dévoilé que ce bloc (...) est une agence de mercenaires des services d'espionnage fasciste 84. » Huit ans plus tard et après une guerre victo-rieuse, Staline déclare : « On ne peut pas dire que la politique du Parti ne se soit pas heurtée à des contradictions. Non seulement les gens arriérés qui évitent toujours tout ce qui est neuf, mais aussi beaucoup de membres très en vue de notre Parti ont de manière systématique tiré le Parti en arrière et se sont efforcés par tous les moyens possibles de l'engager sur la voie capitaliste « habituelle » du développement. Toutes ces machinations des trotskystes et des éléments de droite diri-gées contre le Parti, toute leur « activité » de sabotage des mesures de notre gouvernement n'ont poursuivi qu'un seul but : rendre vaine la politique du Parti et freiner l'œuvre d'industrialisation et de collectivi-sation 85. » Qu'au lieu de « n'ont poursuivi qu'un seul but » on dise « ne

80 Pp. 433 et 445.81 P. 816.82 P. 529.83 P. 817.84 Pp. 665-666.

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pouvaient avoir qu'un seul résultat ; » ou « un seul sens », et la discus-sion est close.

85 Discours publié par Scanteia, organe central du P. C. roumain, 13 février 1946.

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[76]

Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

PREMIÈRE PARTIELA TERREUR

Chapitre IIILE RATIONALISME

DE TROTSKY

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Si l'on fait des procès de Moscou un drame de la responsabilité his-torique, on s'éloigne, certes, de l'interprétation qu'en donne Vichynski, mais aussi de l'interprétation gauchiste. Pour une fois d'accord, Vi-chynski et Trotsky admettent tous deux que les procès de Moscou ne posent aucun problème, le premier parce que les accusés sont pure-ment et simplement coupables, le second parce qu'ils sont purement et simplement innocents. Pour Vichynski, il faut croire aux aveux des accusés et il ne faut pas croire aux restrictions qui les accompagnent. Pour Trotsky, il faut croire aux restrictions et tenir pour nuls les aveux. Ils ont avoué sous la menace du revolver et parce qu'ils espé-raient sauver leur propre vie ou leur famille, ils ont avoué surtout parce qu'ils n'étaient pas de vrais bolcheviks-léninistes, mais des op-posants de droite, des « capitulards ». Faute d'une plate-forme mar-xiste vraiment solide, ils devaient être tentés de se rallier à la direction stalinienne chaque fois que dans le pays la situation se détendait, et au contraire [77] tentés de passer à l'opposition dans les périodes de crise et de guerre civile larvée, comme par exemple à l'époque de la collec-tivisation forcée. Ils étaient instables parce qu'ils avaient des idées

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confuses et plus d'émotion que de pensée. Or chaque nouveau rallie-ment était plus onéreux. Pour retrouver leur place dans le parti, ils de-vaient chaque fois désavouer plus complètement leurs thèses de la veille. De là, chez eux, pour finir, un esprit sceptique et cynique qui se traduit aussi bien par la critique frivole et par l'obéissance sans ver-gogne. Ils étaient « brisés ». Le cas de ces innocents capitulards n'est qu'un cas psychologique. Il n'y a pas d'ambivalence de l'histoire, il n'y a que des hommes irrésolus.

Trotsky connaissait mieux que nous le caractère des hommes dont il parle. C'est justement pourquoi il abuse, en ce qui concerne les capi-tulations, de l'explication psychologique. Sa connaissance des indivi-dus lui masque la signification historique du fait. Il faut chercher au-delà de la psychologie, relier les « capitulations » à la phase historique où elles apparaissent et finalement à la structure même de l'histoire. Les opposants qui ont accepté de capituler et ont été jugés publique-ment sont précisément les plus connus, ceux qui avaient joué le rôle le plus important dans la Révolution d'Octobre (à l'exception, bien en-tendu, de Trotski lui-même), donc probablement les marxistes les plus conscients. Il n'est dès lors pas raisonnable d'expliquer les capitula-tions par la seule faiblesse du caractère et de la pensée politique, il faut croire qu'elles sont motivées par la phase présente de l'histoire. L'U.R.S.S. à sa phase stalinienne se [78] trouve dans une situation telle qu'il est pour la génération d'Octobre aussi difficile de s'adapter que de faire opposition jusqu'au bout. C'est un fait incontestable que les procès de Moscou liquident les principaux représentants de cette génération. Zinoviev, Kaménev, Rykov, Boukharine, Trotsky compo-saient avec Staline le Bureau politique de Lénine. Les deux premiers ont été fusillés à la suite du procès de 1936, le troisième après le pro-cès de 1937, le quatrième après le procès de 1938. Rykov et Boukha-rine étaient encore membres du Comité central en 1936. Piatakov et Radek, également membres du Comité central, ont été exécutés en 1937. Celui qui requiert contre eux n'est entré au Parti que tardive-ment, après la Révolution. Parmi les six hommes de premier ordre que mentionnait le testament de Lénine, Staline demeure seul. Tous ces faits sont incontestables et il est sûr aussi que Lénine se serait bien mal entouré si tous ses collaborateurs sauf un avaient été d'un carac-tère à passer au service des états-majors capitalistes. Une opposition si générale doit traduire un changement profond dans la ligne du gouver-

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nement soviétique. Toute la question est de savoir quel est ce change-ment et si Trotsky l'interprète bien. Pour lui, c'est le passage de la Ré-volution à la contre-révolution. Comme cependant la direction stali-nienne a pris à son compte la plate-forme gauchiste de l'industrialisa-tion et de la collectivisation, Trotsky est obligé de nuancer sa critique. Qu'elle aille à gauche ou à droite, la direction stalinienne procède par une série de zigzags et non pas selon une ligne vraiment marxiste. Tantôt elle bat en retraite (sur le terrain de la politique [79] étrangère et de la révolution mondiale, ou à l'intérieur quand elle accentue la différenciation sociale), tantôt elle mène contre les restes de la bour-geoisie une offensive terroriste (comme dans la période de la collecti-visation forcée), dans les deux cas elle fait violence à l'histoire, pour cette raison même elle échouera, et, sous prétexte de sauver la révolu-tion, elle l'aura liquidée comme Thermidor et Bonaparte ont liquidé la Révolution Française. Mais nous rencontrons justement ici cette ambi-guïté de l'histoire que Trotsky ne veut pas reconnaître. Car c'est une question de savoir si, historiquement, Thermidor et Bonaparte ont li-quidé la Révolution ou s'ils n'en ont pas plutôt consolidé les résultats. On pourrait dire que, dans la conjoncture, le compromis préserve mieux qu'une politique radicale l'avenir de la révolution russe, comme, dans l'histoire de la pensée politique, le compromis hégélien avait plus d'avenir que le radicalisme de Hölderlin.

Quand il cherche, en marxiste conséquent, à comprendre son propre échec et la consolidation de Staline, Trotsky est amené à défi-nir la phase présente comme phase de reflux révolutionnaire dans le monde. Dans la dynamique mondiale des classes, la poussée révolu-tionnaire est inévitablement suivie d'une pause, après chaque vague, et pour un temps la marée paraît étale. Il ne s'agit pas là d'un fait contin-gent, explicable par les conceptions personnelles d'un ou plusieurs hommes, ou par les intérêts d'une bureaucratie établie, mais d'un mo-ment qui a sa place dans le développement de la révolution. C'est dans cet esprit que les meilleurs textes de Trotsky analysent la situation présente. [80] Mais, ou bien ils ne feulent rien dire, ou ils feulent dire que la théorie de la Révolution permanente, —- l'idée d'un effort ré-volutionnaire continu, d'une structure sociale sans inertie et toujours remise en question par l'initiative des masses, d'une histoire transpa-rente ou sans épaisseur, — exprime beaucoup plus que l’allure effec-tive du processus révolutionnaire les postulats rationalistes du trots-

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kysme. Pour une conscience révolutionnaire abstraite, — qui se dé-tourne de l'événement et s'en tient à ses fins, — Napoléon liquide la Révolution. En fait les armées de Napoléon ont porté à travers l'Eu-rope, avec les violences de l'occupation militaire, une idéologie qui devait ensuite rendre possible une reprise révolutionnaire. Il faudrait des volumes pour établir le sens historique de Thermidor et du bona-partisme. Il suffira ici de montrer que Trotsky lui-même caractérise le « Thermidor » soviétique de telle façon qu'il apparaît comme une phase ambiguë de l'histoire et non comme la fin de la Révolution. Il pourrait représenter, à l'échelle de l'histoire universelle, une période de latence pendant laquelle un certain acquis se stabilise. Trotsky lui-même écrit à propos de Staline : « Chacune des phrases de ses dis-cours a une fin pratique ; jamais le discours dans son entier ne s'élève à la hauteur d'une construction logique. Cette faiblesse fait sa force. Il y a des tâches historiques qui ne peuvent être accomplies que si l'on renonce aux généralisations ; il y a des époques ou les généralisations et la prévision excluent le succès immédiat 86 (...) » En d'autres termes : Staline est [81] l'homme de notre temps, qui n'est pas (à sup-poser qu'aucun temps le soit jamais tout à fait) celui des « construc-tions logiques ». Précisément la formation et les dons qui avaient qua-lifié la génération d'Octobre pour entreprendre son travail historique la disqualifient pour la phase dans laquelle nous sommes entrés. Dans cette perspective, les procès de Moscou seraient le drame d'une géné-ration qui a perdu les conditions objectives de son activité politique.

Assurément, Trotsky n'aurait jamais accepté cette interprétation. Les « conditions objectives » de la phase présente, aurait-il dit, sont pour une part le résultat de la politique stalinienne. À les respecter, on aggraverait la situation. On peut au contraire l'améliorer en constituant une nouvelle direction révolutionnaire. Et l'on sait qu'à partir de 1933, Trotsky a renoncé à modifier de l'intérieur la direction du Parti Com-muniste et posé les bases d'une quatrième Internationale. Mais en 1933, Trotsky était déchu de la nationalité soviétique et exilé. On peut se demander si, hors du milieu soviétique, contraint dans l'exil à une vie d'intellectuel isolé, il n'a pas sous-estimé les nécessités de fait et cédé à la tentation des intellectuels qui est de construire l'histoire d'après un schéma parce qu'ils ne vivent pas aux prises avec ses diffi-cultés. Il y a là plus qu'une simple hypothèse. Le témoignage de Trots-

86 Les Crimes de Staline, pp. 116-117.

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ky encore engagé dans la vie soviétique peut être ici mis en parallèle avec celui d'un Trotsky isolé et coupé de l'histoire. S'il y a eu un mo-ment où la direction stalinienne n'était pas encore consolidée, c'est bien en 1926, quand Zinoviev et Kaménev cessèrent de faire bloc avec Staline. Or, [82] à cette date, Trotsky estimait que la situation dans l'U.R.S.S. et hors de l'U.R.S.S. interdisait à l'opposition de prendre le pouvoir. « Quand, au début de 1926, la « nouvelle opposition » (Zino-viev-Kaménev) engagea des pourparlers avec mes amis et moi sur une action commune, Kaménev me dit au cours du premier entretien que nous eûmes en tête à tête : « Le bloc n'est réalisable, cela va de soi, que si vous avez l'intention de lutter pour le pouvoir. Nous nous sommes plusieurs fois demandé si vous n'étiez pas fatigué et décidé à vous borner désormais à la critique par l'écrit sans engager cette lutte ? » En ce temps-là Zinoviev, le grand agitateur, et Kaménev le c politique avisé » selon le mot de Lénine étaient encore complètement sous l'empire de l'illusion qu'il leur serait facile de recouvrer le pou-voir. « Dès que l'on vous verra à la tribune à côté de Zinoviev, — me disait Kaménev, — le parti s'exclamera : le voilà, le Comité Central de Lénine ! Le voilà le gouvernement ! Le tout est de savoir si vous vous disposez à former un gouvernement ? » Sortant de trois années de lutte dans l'opposition (1923-1926) je ne partageais à aucun degré ces espérances optimistes. Notre groupe (« trotskyste ») s'était déjà fait une idée assez achevée du deuxième chapitre de la révolution, — Thermidor, — et du désaccord croissant entre la bureaucratie et le peuple, de la dégénérescence nationale-conservatrice des dirigeants en passe de devenir des nationaux conservateurs, de la profonde réper-cussion des défaites du prolétariat mondial sur les destinées de l'U.R.S.S. La question du pouvoir ne se posait pas à moi isolément, c'est-à-dire en dehors de ces processus essentiels. Le rôle de l'opposi-tion dans [83] les temps à venir devenait nécessairement un rôle pré-paratoire. Il fallait former de nouveaux cadres et attendre les événe-ments. C'est ce que je répondis à Kaménev : « Je ne suis nullement « fatigué », mais je suis d'avis que nous devons nous armer de pa-tience pour un temps assez long, pour toute une période historique. Il n'est pas question aujourd'hui de lutter pour le pouvoir, mais de prépa-rer les instruments idéologiques et l'organisation de la lutte pour le pouvoir en vue d'un nouvel essor de la révolution. Quand viendra cet

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essor, je n'en sais rien. 87 » Donc, au moins une fois Trotsky s'est incli-né devant le stalinisme considéré comme situation de fait et devant la direction existante considérée comme seule possible. Mais alors, peut-il parler de « lâcheté politique » quand d'autres se rallient ? Le portrait qu'il donne de Radek est bien vraisemblable, et personne ne songera à comparer Trotsky refusant en 1926 de lutter pour le pouvoir et Radek brûlant en 1929 ce qu'il adorait quelques mois plus tôt. La qualité hu-maine, de part et d'autre, n'est pas comparable, et il y a, en même temps que de la hargne, quelque chose comme de l'envie et une sorte d'estime dans ces mots de Boukharine à la fin de sa dernière déclara-tion : « Il faut être Trotsky pour ne pas désarmer 88. » Mais l'histoire rend possible des opposants irrésolus parce qu'elle est elle-même am-biguë, et cette ambiguïté, qui ne détermine pas, mais du moins motive la lâcheté de Radek, Trotsky l'a reconnue le jour où il a renoncé à remplacer une direction qu'il désapprouvait.

[84]On répondra qu'il ne s'est, jamais rallié. Et en effet, devant le di-

lemme de Zinoviev, — gouverner ou se rallier, — Trotsky esquisse une troisième solution : préserver l'héritage révolutionnaire, pour-suivre dans le pays l'agitation en faveur d'une ligne classique, jusqu'à ce que les conditions objectives redeviennent favorables et qu'une nouvelle poussée des masses le manifeste, — bref, entreprendre un travail d'opposition. Mais si les circonstances étaient telles que l'oppo-sition désorganise la production, si le délai accordé à l'U.R.S.S. pour construire son industrie était trop court pour qu'elle puisse le faire sans contrainte ? Si dans le contexte de l'œuvre entreprise la politique « hu-maine » était impraticable et la Terreur seule possible ? Si le dilemme de Zinoviev et Kaménev — obéir ou commander, — exprimait les exigences de la phase présente ? Si la tierce solution de Trotsky était en principe exclue par la situation ? Elle l'a été en fait et Trotsky a été banni. À ce moment il cesse de penser « en situation ». On voit prédo-miner chez lui un élément de rationalisme et de moralité kantienne qui s'exprime littéralement dans une phrase du Bulletin de l'Opposition : « Jouer à cache-cache avec la révolution, ruser avec les classes so-ciales, faire de la diplomatie avec l'histoire est absurde et criminel... Zinoviev et Kaménev tombent faute d'avoir observé la seule règle va-87 Les Crimes de Staline, p. 110.88 Compte Rendu sténographique, p. 826.

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lable : fais ce que dois advienne que pourra .89 » Bien entendu, le de-voir dont il parle n'est pas le devoir envers soi-même et envers autrui en général, c'est le devoir marxiste envers la classe qui a [85] une mis-sion historique. Bien entendu aussi, 1' « advienne que pourra » doit s'entendre de l'avenir immédiat : c'est dans l'histoire, pour Trotsky comme pour tous les marxistes, que l'homme peut se réaliser. Il pense simplement que l'histoire immédiate n'est pas la seule qui compte, qu'aucun sacrifice n'est perdu puisqu'il s'incorpore à la tradition prolé-tarienne et que, dans des conditions objectives défavorables, le révolu-tionnaire peut toujours servir en mourant pour ses idées : « Si notre génération s'est révélée trop faible pour bâtir le socialisme sur la terre, nous passerons du moins à nos enfants un drapeau sans taches. » « ... sous les coups implacables du sort, je me sentirais heureux comme aux meilleurs jours de ma jeunesse si je contribuais au triomphe de la vérité. Car le plus haut bonheur humain n'est point dans l'exploitation du présent, mais dans la préparation de l'avenir 90. » On saisit peut-être ici le fond des pensées de Trotsky, cette visée immédiate de l'avenir ou cet affrontement de la mort qui sont l'équivalent existentiel du ra-tionalisme, et, comme Hegel l'avait vu, la tentation de la conscience. On sait que Trotsky a fait comme il disait, et ce ne sont pas là des mots. Dans l'ordre de l'individuel, ce type d'hommes est sublime. Nous avons à nous demander si c'est eux qui font l'histoire. Ils croient tellement à la rationalité de l'histoire que, si pour un temps elle cesse d'être rationnelle, ils se jettent vers l'avenir voulu plutôt que de passer des compromis avec l'incohérence. Mais vivre et mourir pour un ave-nir posé par la volonté plutôt [86] que de penser et d'agir dans le pré-sent, c'est exactement ce que les marxistes ont toujours appelé utopie. Pour le présent, le prix de cette intransigeance peut être lourd. Si les plans quinquennaux n'avaient pas été exécutés, si la discipline mili-taire et la propagande patriotique du type traditionnel n'avaient pas été rétablies en U.R.S.S., est-on sûr que l'armée rouge eût vaincu ? L'af-firmer, c'est postuler que les exigences de la vérité et celles de l'effica-cité, les nécessités de la guerre et celles de la révolution, la discipline et l'humanité non seulement se rejoignent en fin de compte, mais en-core sont identiques à chaque instant, c'est nier le rôle des contin-

89 Octobre 1932.90 Les Crimes de Staline.

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gences en histoire, — que cependant Trotsky comme historien et comme théoricien a toujours admis 91.

Certaines thèses fondamentales du trotskysme montrent bien que, pour Trotsky comme pour tous les marxistes, la politique n'est pas seulement [87] affaire de conscience, la simple occasion pour la sub-jectivité d'exprimer au-dehors des idées ou des valeurs, mais l'engage-ment du sujet moral abstrait dans des événements ambigus. Il savait bien que dans certaines situations-limites on n'a le choix que d'être pour ou contre, et c'est pourquoi il a jusqu'au bout soutenu la thèse de la défense inconditionnelle de l'U.R.S.S. en temps de guerre. « Sur ce point, et le recueil récemment publié à New-York (L. Trotsky, In dé-fense of the Soviet Union) en fait foi, j'ai invariablement et inflexible-ment combattu toute hésitation. Plus d'une fois, j'ai dû rompre à ce sujet avec des amis. J'expose dans la Révolution trahie que la guerre mettrait en danger, en même temps que la bureaucratie, les nouvelles bases sociales de l'U.R.S.S. qui représentent un immense progrès dans l'histoire de l'humanité : De là, pour tout révolutionnaire, le devoir absolu de défendre l'U.R.S.S. contre l'impérialisme en dépit de la bu-reaucratie soviétique 92. » Cette défense de l'U.R.S.S. se distingue d'un ralliement en ceci que Trotsky entendait poursuivre en pleine guerre l'agitation en faveur de ses vues, comme Clemenceau avait fait oppo-sition jusqu'à ce que la conduite de la guerre lui fût confiée. Mais cette restriction est-elle compatible avec la thèse de la défense de l'U.R.S.S. ? Il se peut que dans un pays avancé et dans une démocratie

91 Il serait abusif d'imputer à Trotsky les vues de chacun des trotzkystes. Sous cette réserve, voici une anecdote. Je me rappelle avoir discuté, pendant l'oc-cupation, du problème de l'efficacité avec un ami trotskyste, déporté depuis et mort en commando. Il me dit que peut-être, sans Staline, l'U.R.S.S. aurait eu moins d'artillerie et de chars, mais que, pénétrant dans un pays où la dé-mocratie des travailleurs et l'initiative des masses auraient été à chaque pas visibles, les nazis auraient perdu en assurance ce qu'ils gagnaient en terri-toires et que tout aurait fini par des soviets de soldats dans l'armée alle-mande. Exemple de ce qu'on pourrait appeler l'histoire abstraite. Nous préfé-rons, comme plus conscient, 1' « advienne que pourra » de Trotsky. Mais s'il faut choisir entre une U.R.S.S. qui « ruse avec l'histoire », se maintient dans l'existence et arrête les Allemands, et une U.R.S.S. qui garde sa ligne prolé-tarienne et disparaît dans la guerre, laissant aux générations futures un exemple héroïque et cinquante ans ou plus de nazisme, est-ce lâcheté poli-tique de préférer la première ?

92 Les Crimes de Staline.

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la conduite de la guerre soit aisément compatible avec l'existence d'une opposition. Dans un pays qui sort à peine de la collectivisation et de l'industrialisation forcées, l'existence d'une opposition organisée [88] qui se propose de renverser la direction révolutionnaire pose de tout autres problèmes. Prendre pour accordé qu'elle est possible, c'est admettre qu'il est toujours possible de nuancer, que l'on n'est jamais obligé de répondre par oui ou par non, d'être massivement pour ou contre, qu'une certaine marge de liberté demeure toujours. La thèse de la défense de l'U.R.S.S. est fondée sur le principe contraire. Or com-ment circonscrire l'urgence ? Le danger commence avant la déclara-tion de guerre. Il y a donc toutes les transitions entre la thèse de la dé-fense de l'U.R.S.S. et le ralliement des « capitulards ». En refusant de suivre l'ultra-gauche, en admettant que la volonté révolutionnaire et l'élément subjectif ne peuvent se dissocier des structures économiques établies par la Révolution d'Octobre, Trotsky reconnaît que le radica-lisme ici serait contre-révolutionnaire et rejoint Boukharine, La diffé-rence est de degré, non de nature. Il est vrai que, passé un certain point, la quantité se change en qualité et que faire bloc n'est pas capi-tuler. Mais à sa manière la dernière déclaration de Boukharine montre autant de fierté que les écrits de Trotsky exilé. La gauche a son ultra-gauche qui l'accusera aussi de « lâcheté politique 93 ».

À mesure qu'il s'éloignait de l'action et du pouvoir [89] et voyait l'U.R.S.S., non plus du point de vue de celui qui gouverne, mais à tra-vers les témoignages de l'opposition traquée et du point de vue de ce-lui qui est gouverné, Trotsky était enclin à idéaliser l'histoire passée, — celle qu'il avait contribué à faire, — et à noircir l'histoire présente, celle qu'il subissait. On a envie de relire aux opposants de gauche les textes éclatants qu'il écrivait en 1920 pour défendre la dictature. Ils répondraient qu'en 1920 c'était la dictature du prolétariat, dont le parti n'était alors que la fraction consciente, et les chefs les représentants élus, et que par suite, au moins à l'intérieur du parti, il y avait place

93 Récemment encore, les éléments de la IVe Internationale partout où ils ne présentaient pas de candidats donnaient aux électeurs la consigne de voter communiste, parce que les candidats communistes restaient pour eux les candidats du prolétariat. En principe, des voix trotskystes risquent donc d'appeler au pouvoir un appareil politique qui selon Trotsky sabote la révo-lution, mais qui, dans les conditions données, doit cependant être préféré. Il n'y a pas de différence essentielle entre cette tactique et le ralliement de Boukharine.

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pour la fraternité révolutionnaire. Agissant sinon en vertu d'un mandat exprès de l'humanité existante, du moins par délégation du prolétariat, noyau de l'humanité à venir, la dictature était fondée à user de vio-lence contre l'ennemi de classe, qui faisait obstacle à cet avenir, et n'avait pas besoin d'en user contre le prolétariat et ses représentants politiques. Cette conception théorique appellerait tout un examen. Il faudrait se demander si la dictature du prolétariat a jamais existé au-trement que dans la conscience des dirigeants et chez les militants les plus actifs. À côté des militants, il y avait les masses non conscientes. La dictature pour elle-même pouvait bien être dictature du prolétariat, — l'ouvrier apolitique ou le paysan arriéré n'ont pu se reconnaître en elle que pendant quelques brefs épisodes de la Révolution. Le parti est la conscience du prolétariat, mais, comme tout le monde admet que le prolétariat n'est pas conscient dans son entier, cela veut dire qu'une fraction des masses pense et veut [90] par procuration. Il est hors de doute qu'en plusieurs moments décisifs de la Révolution russe les ré-solutions du parti dépassaient les volontés du prolétariat de fait (comme d'ailleurs à d'autres moments le parti modérait les masses). Dans cette mesure le parti se substituait aux masses et son rôle était plutôt d'expliquer et de justifier devant elles des décisions déjà élabo-rées que de recueillir leur opinion. Lénine disait à peu près que le parti ne doit être ni derrière le prolétariat, ni à côté, qu'il doit être devant, mais d'un pas seulement. Cette phrase fameuse montre bien à quel point il était loin d'une théorie de la révolution par les chefs. Mais elle montre aussi que la direction révolutionnaire a toujours été une direc-tion, et que, si elle devait être suivie par les masses, il lui fallait les précéder. Le parti conduit le prolétariat de fait au nom d'une idée du prolétariat qu'il emprunte à sa philosophie de l'histoire et qui ne coïn-cide pas à chaque instant avec les volontés et les sentiments du prolé-tariat de fait. Lénine et ses compagnons faisaient ce que les masses voulaient dans leur volonté profonde et dans la mesure où elles étaient conscientes d'elles-mêmes, mais agir selon la volonté profonde de quelqu'un telle qu'on l'a soi-même définie, c'est exactement lui faire violence, comme le père qui interdit à son fils de faire un sot mariage « pour son bien ». Le prolétariat ne peut exercer lui-même sa dicta-ture, il délègue ses pouvoirs. Ou l'on veut faire une révolution, et alors il faut en passer par là, — ou l'on veut à chaque instant traiter chaque homme comme fin en soi, et alors on ne fait rien du tout. Nous ne re-prochons donc pas à Trotsky d'avoir en son temps usé de violence,

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mais de l'oublier, et de reprendre [91] contre une dictature qu'il subit les arguments de l'humanisme formel qui lui ont paru faux quand on les adressés à la dictature qu'il exerçait. La dictature d'autrefois usait de violence contre l'ennemi de classe, celle d'à présent en use contre de vieux bolcheviks ? Peut-être est-ce que dans la situation présente l'opposition a fait le jeu de l'ennemi de classe. Formellement la dicta-ture est la dictature. Et sans doute le contenu a varié, — nous en repar-lerons, — mais on passe par transitions insensibles et jamais immoti-vées de la dictature de 1920 à celle de 1935. Voilà ce qu'il faut com-mencer par voir.

Trotsky écrivait en 1920 : « Sans les formes de coercition gouver-nementale qui constituent le fondement de la militarisation du travail, le remplacement de l'économie capitaliste par l'économie socialiste ne serait qu'un mot creux 94. » Il défendait le principe d'une direction au-toritaire des usines contre celui d'une direction collective par les ou-vriers, l'idée d'un « front du travail », l'obligation pour les ouvriers de travailler au poste qui leur était assigné. Les réfractaires seraient pri-vés de leurs rations. « La vérité est qu'en régime socialiste, il n'y aura pas d'appareil de coercition, il n'y aura pas d'État. L'État se dissoudra dans la commune de production et de consommation. La voie du so-cialisme n'en passe pas moins par la tension la plus haute de l'étatisa-tion (…) L'État avant de disparaître revêt la forme de dictature du pro-létariat, c'est-à-dire du plus impitoyable gouvernement qui soit, d'un gouvernement [92] qui embrasse impérieusement la vie de tous les citoyens 95. » La liberté politique ? À l'observer scrupuleusement on la tournerait en son contraire. Une assemblée constituante à majorité conciliatrice fut élue en 1917. Si l'on avait eu le temps de laisser mûrir les choses, on aurait vu, au bout de deux ans, dit Trotsky, que les so-cialistes-révolutionnaires et les mencheviks, en dernière analyse, fai-saient bloc avec les cadets et que le prolétariat et les bolcheviks étaient seuls capables de porter la révolution. Mais « si notre parti s'en était remis, pour toutes les responsabilités, à la pédagogie objective du « cours des choses », les événements militaires auraient pu suffire à nous déterminer. L'impérialisme allemand pouvait s'emparer de Pétro-grad dont le gouvernement de Kérensky avait commencé l'évacuation. La perte de Pétersbourg eût alors été mortelle pour le prolétariat russe

94 Terrorisme et Communisme, p. 17695 Ibid., pp. 48-49.

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dont les meilleures forces étaient alors celles de la flotte de la Baltique et de la capitale rouge. On ne peut donc pas reprocher à notre parti d'avoir voulu remonter le courant de l'histoire, mais plutôt d'avoir sau-té quelques degrés de l'évolution politique. Il a enjambé les socia-listes-révolutionnaires et les mencheviks pour ne pas permettre au mi-litarisme allemand d'enjamber le prolétariat russe et de conclure la paix avec l'Entente au détriment de la révolution 96. » Mais alors on peut dire que Staline enjambe l'opposition pour ne pas permettre au militarisme allemand d'enjamber le seul pays où des formes socialistes de production aient été établies.

[93]La liberté de la presse ? Kautsky la réclamait au nom de cette idée

incontestable qu'il n'y a pas de vérité absolue, ni d'homme ou de groupe qui puisse se flatter de la détenir, que les menteurs et les fana-tiques de (ce qu'ils croient être) la vérité se rencontrent dans tous les camps. À quoi Trotsky répondait vigoureusement : « Ainsi, pour Kautsky, la révolution dans sa phase aiguë, quand il s'agit pour les classes de vie ou de mort, reste comme autrefois une discussion litté-raire en vue d'établir... la vérité. Que c'est profond ! Notre « vérité » n'est certainement pas absolue. Mais du fait qu'à l'heure actuelle nous versons du sang en son nom, nous n'avons aucune raison, aucune pos-sibilité d'engager une discussion littéraire sur la relativité de la vérité avec ceux qui nous « critiquent » en faisant flèche de tout bois. Notre tâche ne consiste pas non plus à punir les menteurs et à encourager les justes de la presse de toutes les tendances, mais uniquement à étouffer le mensonge de classe de la bourgeoisie et à assurer le triomphe de la vérité de classe du prolétariat, — indépendamment du fait qu'il y a dans les deux camps des fanatiques et des menteurs 97 ». Les idées pour lesquelles on vit et l'on meurt sont, de ce fait même, des absolus, et l'on ne peut au même moment les traiter comme des vérités rela-tives qui pourraient être paisiblement confrontées avec d'autres et « li-brement critiquées ». Mais si, au nom de son absolu, Trotsky tient pour relatif l'absolu des mencheviks, comment s'étonnerait-il qu'un jour d'autres à leur tour tiennent pour relatif l'absolu de Trotsky au nom [94] de leurs propres convictions ? Il met au jour l'élément de subjectivité et de Terreur que contient toute révolution, même mar-96 Ibid.97 Ibid., pp. 70-71.

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xiste. Mais dès lors toute critique du stalinisme qui met formellement en cause la Terreur peut s'appliquer à la Révolution en général.

Trotsky au pouvoir sentait vivement que l'histoire, bien que dans son ensemble elle puisse être mise en perspective comme histoire de la lutte des classes, a besoin, à chaque moment, d'être pensée et vou-lue par des individus pour aboutir à sa solution révolutionnaire, qu'il y a des moments privilégiés, que des occasions perdues peuvent modi-fier pour longtemps le cours des choses, qu'en conséquence il faut les saisir à mesure qu'elles se présentent sans avoir toujours le temps de convaincre d'abord les masses et qu'enfin l'histoire est à faire dans la violence et ne se fait pas de soi. Il raconte quelque part qu'un jour, comme Lénine et lui travaillaient ensemble, il demanda à Lénine : « S'ils nous fusillaient, qu'adviendrait-il de la Révolution ? » Lénine réfléchit un moment, sourit et répondit simplement : « Peut-être après tout qu'ils ne nous fusilleront pas. » Même si une Révolution est « dans le sens de l'histoire », elle a besoin de l'initiative des individus. Kautsky disait : la Russie est un pays arriéré, où la révolution proléta-rienne est venue trop tôt ; il aurait mieux valu la laisser mûrir plutôt que de forcer l'histoire et d'engager le prolétariat russe sur une voie où il ne peut réussir que par la violence. Il faut connaître une locomotive avant de la mettre en route. À quoi Trotsky répond avec force : si l'on attend de connaître le cheval pour monter à cheval, on ne saura [95] jamais. « Le préjugé bolcheviste fondamental, c'est de croire que, pour apprendre à monter à cheval, il faut en faire sans préparation le pre-mier essai 98. » L'histoire donc n'est pas comparable à une machine, mais à un être vivant. Il y a une science de la révolution, mais il y a aussi une pratique de la révolution que la science ne remplace pas quoiqu'elle l'éclairé. Il y a un mouvement spontané de l'histoire objec-tive, mais il y a aussi une intervention humaine qui lui fait sauter des étapes et qui peut n'être pas prévisible à partir des schémas théoriques. Cela, Trotsky le savait bien, comme tous ceux qui ont fait en 1917 une révolution dont ils ont perçu la possibilité au jour le jour, alors que les prévisions communes étaient en faveur d'une phase intermédiaire du type démocratique-libéral. Mais alors il ne peut critiquer la violence de la collectivisation qu'en reprenant devant Staline les positions de Kautsky en face du bolchevisme. Il n'y a, disait-il autrefois, pas un atome de marxisme dans les conceptions de Kautsky, qui croit, non

98 Ibid., p. 125.

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pas à la lutte des classes mais au « rationalisme vieillot du XVIIIe

siècle 99 », c'est-à-dire à un progrès continu et sans violence vers la société sans classes. « L'histoire n'est que "le déroulement d'un ruban de papier imprimé et l'on voit, au centre de ce processus « humani-taire » la table de travail de Kautsky 100. » Trotsky savait bien alors que l'histoire n'est pas faite d'avance, qu'elle dépend de la volonté et de l'audace des hommes en certaines occasions, qu'elle comporte un élé-ment de contingence et de risque. « Les [96] politiciens routiniers, in-capables d'embrasser le processus historique dans la complexité de ses contradictions et de ses discordances intérieures se sont imaginé que l'histoire préparerait simultanément et rationnellement, de tous les cô-tés à la fois, l'achèvement du socialisme, de sorte que la concentration de l'industrie et la morale communiste du producteur et du consomma-teur eussent pu évoluer et mûrir avec les charrues électriques et les majorités parlementaires 101. » Certes Trotsky ne s'est jamais fait d'illu-sions sur les majorités parlementaires. Mais il a cru que le socialisme se préparait partout à la fois, il a axé toute sa politique sur la coordina-tion des mouvements révolutionnaires, refusé d'admettre comme un fait la révolution dans un seul pays, refusé en tout cas d'en tirer les conséquences, traité comme un accident qui ne devait pas modifier sensiblement la ligne du parti la stagnation révolutionnaire dans le monde, — il a en somme agi dans la seconde partie de sa vie comme s'il n'y avait pas de contingence et comme si l'ambiguïté des occa-sions, la ruse et la violence étaient éliminées de l'histoire. Il écrivait en 1920 : « Qui renonce en principe au terrorisme 102, c'est-à-dire aux me-sures d'intimidation et de répression à l'égard de la contre-révolution armée, doit aussi renoncer à la domination politique de la classe ou-vrière, à sa dictature révolutionnaire, — qui renonce à la dictature du prolétariat renonce à la [97] révolution sociale et fait une croix sur le socialisme 103 ». Mais si la propagande est une arme et si le gauchisme est quelquefois contre-révolution, alors il est difficile de marquer les limites de la Terreur permise. Toutes les transitions existent de la dic-

99 Ibid., p. 28.100 Ibid., p. 28.101 Ibid., p. 15.102 Est-il besoin de dire qu'il ne s'agit pas ici du terrorisme « individuel », —

attentats contre des personnages politiques, — toujours réprouvé par Trots-ky au nom même de l'action de masses et de la lutte des classes ?

103 Ibid., p. 24.

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tature selon Trotsky à la dictature selon Staline et il n'y a pas, entre le cours léniniste et le cours stalinien, de différence qui soit absolue. Rien ne permet de dire précisément : ici finit la politique marxiste et commence la contre-révolution.

[98]La terreur historique culmine dans la révolution et l'histoire est ter-

reur parce qu'il y a une contingence. Chacun trouve ses motifs dans des faits et les installe dans une perspective d'avenir qui ne se dé-montre pas à la rigueur. Trotsky conçoit la direction révolutionnaire en fonction de la lutte des classes et des grandes lignes de l'histoire universelle. Staline établit sa politique en fonction des circonstances particulières à notre temps : révolution dans un seul pays, fascisme, stabilisation du capitalisme en Occident, et, en disant que le cours sta-linien commence avec l'échec de la révolution allemande de 1923 104, Trotsky reconnaît au moins qu'il est adapté à l'histoire immédiate. Dans ces conditions, chacun peut accuser l'autre d'être le « fossoyeur de la révolution ». Trotsky parle de la contre-révolution stalinienne. Mais, considérant l'usage qui est fait par la bourgeoisie de la critique trotskyste, Boukharine dit dans sa dernière déclaration : « Le destin de Trotsky est la politique contre-révolutionnaire ». Il y aurait une vérité absolue qui départage les adversaires si le monde et l'histoire étaient terminés. Quand tout aura été accompli, alors et alors seulement l'ac-tuel égalera le possible, parce qu'il n'y aura plus que du passé. À ce moment, il n'y aura plus de sens à dire que l'histoire, autrement conduite par les hommes, aurait pu être différente : dans l'hypothèse d'une histoire [99] achevée, d'un monde totalisé, ces autres possibilités deviennent imaginaires et tout être concevable se réduit à l'être qui a été. Mais justement nous ne sommes pas spectateurs d'une histoire achevée, nous sommes acteurs dans une histoire ouverte, notre praxis réserve la part de ce qui n'est pas à connaître mais à faire, elle est un ingrédient du monde et c'est pourquoi le monde n'est pas seulement à contempler mais encore à transformer. C'est l'hypothèse d'une conscience sans avenir et d'une fin de l'histoire qui est pour nous irre-présentable. Toujours donc, tant qu'il y aura des hommes, l'avenir sera

104 « Si, à la fin de 1923, la révolution avait été victorieuse en Allemagne, — ce qui était tout à fait possible, — la dictature du prolétariat en Russie eût été épurée et consolidée sans secousses intérieures... » La Défense de l'U.R.S.S. et l'Opposition (1929), pp. 28-29.

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ouvert, il n'y aura le concernant que des conjectures méthodiques et non un savoir absolu. Toujours en conséquence « la dictature de la vérité » sera la dictature de quelqu'un et elle apparaîtra à ceux qui ne s'y rallient pas comme arbitraire pur. Une révolution, même fondée sur une philosophie de l'histoire, est une révolution forcée, est vio-lence, et corrélativement l'opposition conduite au nom de l'humanisme peut être contre-révolutionnaire. Cela pouvait échapper à Trotsky, chef et exilé. Les militants restés sur place le voyaient. « Nous risque-rions de commettre un crime en dressant les travailleurs affamés, ar-riérés, inconscients, contre leur propre avant-garde organisée, la seule qu'il y ait, si défaillante et usée qu'elle soit... Nous risquerions, en cherchant à rénover la révolution, de déchaîner les forces ennemies des masses paysannes 105. » L'ironie du sort nous fait faire le contraire de ce que nous pensions faire, nous oblige à [100] douter de nos évi-dences, à récuser notre conscience comme capable de mystifications, et met à l'ordre du jour, non seulement la Terreur qu'exerce l'homme sur l'homme, mais d'abord cette terreur fondamentale qui est en cha-cun de nous la conscience de ses responsabilités historiques.

Se rallier ou se renier, — le problème de Roubachof existe, puis-qu'il y a des raisons pour Boukharine et pour Trotsky de discuter la ligne du Parti, des raisons pour Boukharine de revenir dans le Parti, des raisons pour Staline d' « enjamber » l'opposition s'il veut donner à la révolution un avenir, sans qu'on puisse au nom d'une science de l'histoire reconnaître à l'une de ces positions le privilège d'une vérité absolue. Les divergences politiques à l'intérieur d'une même philoso-phie marxiste ne sont pas surprenantes puisque l'action marxiste veut à la fois suivre le mouvement spontané de l'histoire et la transformer, que rien dans les faits ne marque d'une manière évidente à quel mo-ment il faut s'incliner devant eux, à quel moment au contraire il faut leur faire violence, que notre mise en perspective et la « seule solution possible » qu'elle indique expriment une décision déjà prise, comme nos décisions traduisent l'aspect du paysage historique autour de nous, et qu'enfin cette connaissance opérante dont le marxisme a donné la formule générale doit sans cesse se reconsidérer et chercher difficile-ment son chemin à égale distance de l'opportunisme et de l'utopie. L'histoire est terreur parce qu'il nous faut y avancer non pas selon une ligne droite, toujours facile à tracer, mais en nous relevant à chaque

105 Victor Serge, S'il est minuit dans le siècle, p. 231.

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moment sur une situation générale qui change^ comme un voyageur qui progresserait [101] dans un paysage instable et modifié par ses propres démarches, où ce qui était obstacle peut devenir passage et où le droit chemin peut devenir détour. Une réalité sociale qui n'est ja-mais détachée de nous, déterminée en soi, comme un objet, et qui tient à notre praxis sur toute l'étendue du présent et de l'avenir, n'offre pas à chaque moment un unique possible, comme si Dieu, dans l'envers du monde, en avait déjà fixé l'avenir. Même le succès d'une politique ne saurait prouver qu'elle seule pouvait réussir. Peut-être une autre ligne se serait-elle révélée possible si seulement on l'avait choisie et suivie. Il semble donc que l'histoire offre moins des problèmes que des énigmes.

** *

Mais ceci n'est qu'un début et une demi-vérité. Mettre l'ambiguïté et la contingence au cœur de l'histoire, « comprendre » donc tous les personnages du drame, rapporter toutes les vues sur l'histoire à des décisions facultatives à la rigueur, conclure enfin qu'il n'est pas ques-tion d'avoir raison puisque le présent et l'avenir ne sont pas objet de science, mais de faire ou d'agir, — cet irrationalisme n'est pas soute-nable pour la raison décisive que personne ne le vit et pas même celui qui le professe. Le philosophe abstrait qui considère les opinions les unes après les autres, ne trouve pas d'instance dernière qui les dépar-tage et conclut que l'histoire est terreur, adopte pour son compte une attitude de spectateur où il n'y a tout au plus qu'une terreur assez litté-raire, il oublie de dire que ce genre de pensées est lié à une situation très précise, — celle de la [102] connaissance séparée, — à un parti pris très spécial, — celui de ne demeurer en aucune perspective et de les visiter toutes tour à tour. Ce faisant, il se donne lui aussi une vue de l'histoire et il comprend tout, sauf que lui et les autres puissent en avoir une. Staline, Trotsky et même Boukharine, au milieu de l'ambi-guïté historique, ont chacun leur perspective et jouent leur vie sur elle. L'avenir n'est que probable, mais il n'est pas comme une zone de vide où nous construirions des projets immotivés ; il se dessine devant nous comme la fin de la journée commencée, et ce dessin est nous-mêmes. Les choses sensibles, elles aussi, ne sont que probables, puisque nous sommes loin d'en avoir achevé l'analyse ; cela ne veut pas dire qu'elles nous apparaissent, dans leur existence et leur nature,

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absolument en notre pouvoir. Ce probable est pour nous le réel, on ne peut le dévaloriser qu'en se référant à une chimère de certitude apodic-tique qui n'est fondée sur aucune expérience humaine. Ce n'est pas « tout est relatif » qu'il faut dire, mais « tout est absolu » ; le simple fait qu'un homme perçoit une situation historique investie d'une signi-fication qu'il croit vraie introduit un phénomène de vérité dont aucun scepticisme ne peut rendre compte et nous interdit d'éluder les conclu-sions. La contingence de l'histoire n'est qu'une ombre en marge d'une vue de l'avenir dont nous ne pouvons pas plus nous abstenir que nous ne pouvons nous abstenir de respirer. Nos mises en perspective dé-pendent de nos vœux et de nos valeurs, mais l'inverse est vrai aussi ; nous aimons ou nous haïssons, non pas d'après des valeurs préétablies, mais dans l'expérience, selon ce que nous [103] voyons, au contact de l'histoire effective, et si tout choix historique est subjectif, toute sub-jectivité à travers ses phantasmes touche les choses mêmes et prétend à la vérité. Si l'on décrivait l'histoire comme l'affrontement des choix injustifiables, on omettrait ce fait que chacune des consciences s'éprouve engagée avec les autres dans une histoire commune, argu-mente pour les convaincre, pèse et compare ses probabilités et les leurs, et, s'apercevant liée à elles à travers la situation extérieure, inau-gure un terrain de rationalité présomptive où leur débat puisse avoir lieu et avoir sens. La dialectique du subjectif et de l'objectif n'est pas une simple contradiction qui laisse disjoints les deux termes entre les-quels elle joue ; elle témoigne plutôt de notre enracinement dans la vérité.

En termes plus concrets : la contingence de l'avenir et le rôle de la décision humaine dans l'histoire rendent irréductibles les divergences politiques et inévitables la ruse, le mensonge et la violence, voilà l'idée commune à tous les révolutionnaires. À cet égard, Trotsky, Bou-kharine et Staline sont ensemble contre la morale du libéralisme, parce qu'elle suppose l'humanité donnée, tandis qu'ils veulent la faire. Une fois quittée la conception anarchiste (d'ailleurs impraticable) du respect inconditionnel d'autrui, il est difficile de marquer les limites de la violence légitime ; en particulier toutes les transitions existent entre le léninisme et le stalinisme. Ceci veut dire que, devant le problème de la violence, nous ne trouvons pas entre les politiques marxistes une différence absolue. Ceci ne veut pas dire que nous les identifions, que nous les [104] justifions toutes ou même que nous en justifions au-

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cune. Nous avons jusqu'ici délimité notre terrain de discussion : nous savons maintenant qu'il ne peut être question d'opposer simplement au révolutionnaire la non-violence absolue, qui repose en fin de compte sur l'idée d'un monde fait et bien fait. En reprenant les discussions de la droite, de la gauche et du centre communistes, nous nous sommes replacés dans le monde inachevé des révolutionnaires, nous avons re-connu qu'il est pour tous un monde de la terreur et que, sous ce rap-port, il ne saurait y avoir entre leurs politiques de différence de prin-cipe. Mais, cela fait, et nous installant à présent sur le terrain du rela-tif, le seul où les discussions humaines aient lieu, il nous reste à nous demander si la violence, commune à toutes les politiques marxistes, a ici et là le même sens, et si ce sens est assez évident pour que nous assumions l'une d'elles. Car il est bien certain que ni pour Boukharine, ni pour Trotsky, ni pour Staline, la Terreur n'est valable en soi. Cha-cun d'eux pense, à travers elle, réaliser la véritable histoire humaine, qui n'est pas commencée, et c'est là selon eux ce qui justifie la vio-lence révolutionnaire. Autrement dit tous trois, comme marxistes, re-connaissent le fait de la contingence et de la Terreur, mais, comme marxistes aussi, admettent que cette violence a un sens, qu'il est pos-sible de la comprendre, d'y lire un développement rationnel, d'en tirer un avenir humain. Le marxisme ne nous donne pas une utopie, un ave-nir d'avance connu, une philosophie de l'histoire. Mais, il déchiffre les faits, il leur découvre un sens commun, il obtient ainsi un fil conduc-teur qui, sans nous dispenser de [105] recommencer l'analyse pour chaque période, nous permet de discerner une orientation des événe-ments. À égale distance d'une philosophie dogmatique de l'histoire qui imposerait aux hommes, par le fer et par le feu, un avenir visionnaire, et d'un terrorisme sans perspectives, il a voulu procurer une percep-tion de l'histoire qui fasse apparaître à chaque moment les lignes de force et les vecteurs du présent. Si donc il est une théorie de la vio-lence et une justification de la Terreur, il fait surgir la raison de la dé-raison, et la violence qu'il légitime doit porter un signe qui déjà la dis-tingue de la violence rétrograde. Qu'on ne soit pas marxiste ou qu'on le soit, on ne peut donc ni vivre ni professer avec conséquence la vio-lence pure, qui n'est envisagée que sur le fond d'un autre avenir. Elle est exclue finalement par les perspectives théoriques du marxisme comme immédiatement par les vœux des belles âmes. Il nous reste donc à replacer les crises du Parti Communiste russe dans les perspec-tives qui sont communes au gouvernement soviétique et aux oppo-

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sants, et à rechercher si la violence est là-bas la maladie infantile d'une nouvelle histoire. ou seulement un épisode de l'histoire immuable.

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Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

Deuxième partieLA PERSPECTIVE

HUMANISTE

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DEUXIÈME PARTIELA PERSPECTIVE HUMANISTE

Chapitre IDU PROLÉTAIRE

AU COMMISSAIRE

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Les fondements de la politique marxiste doivent être cherchés si-multanément dans l'analyse inductive du fonctionnement économique et dans une certaine intuition de l'homme et des relations interhu-maines. « Être radical, dit un texte célèbre de Marx 106, c'est prendre les choses par la racine. Or, la racine pour l'homme est l'homme lui-même. » La nouveauté de Marx n'est pas de réduire les problèmes phi-losophiques et les problèmes humains aux problèmes économiques, mais de chercher dans ces derniers l'équivalent exact et la figure vi-sible des premiers. On a pu dire sans paradoxe que le Capital est une « Phénoménologie de l'Esprit concrète », c'est-à-dire qu'il s'agit indi-visiblement du fonctionnement de l'économie et de la réalisation de l'homme. Le nœud des deux ordres de problèmes se trouve dans cette idée hégélienne que chaque système de production et de propriété im-plique un système de relations entre les hommes [110] de sorte que nos relations avec autrui se lisent dans nos relations avec la nature et nos relations avec la nature dans nos relations avec autrui. On ne peut saisir en définitive toute la signification d'une politique marxiste sans

106 Critique de la Philosophie du Droit de Hegel.

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revenir à la description que Hegel donne des rapports fondamentaux entre les hommes.

« Chaque conscience, dit-il, poursuit la mort de l'autre. » Notre conscience, étant ce qui donne sens et valeur à tout objet pour nous saisissable, est dans un état naturel de vertige, et c'est pour elle une tentation permanente de s'affirmer aux dépens des autres consciences qui lui disputent ce privilège. Mais la conscience ne peut rien sans son corps et ne peut quelque chose sur les autres qu'en agissant sur leur corps. Elle ne les réduira en esclavage qu'en faisant de la nature une annexe de son corps, en sa l'appropriant et en y établissant les instru-ments de sa puissance. L'histoire est donc essentiellement lutte, — lutte du maître et de l'esclave, lutte des classes, — et cela par une né-cessité de la condition humaine et en raison de ce paradoxe fondamen-tal que l'homme est indivisiblement conscience et corps, infini et fini. Dans le système des consciences incarnées, chacune ne peut s'affirmer qu'en réduisant les autres en objets.

Ce qui fait qu'il y a une histoire humaine, c'est que l'homme est un être qui s'investit au-dehors, qui a besoin des autres et de la nature pour se réaliser, qui se particularise en prenant possession de certains biens et qui, par là, entre en conflit avec les autres hommes. Que l'op-pression de l'homme par l'homme se manifeste sans masque, comme dans le despotisme où la subjectivité absolue d'un seul transforme en objets tous les autres, qu'elle se [111] déguise en dictature de la vérité objective comme dans les régimes qui emprisonnent, brûlent ou pendent les citoyens pour leur salut (et le déguisement est vain puis-qu’une vérité imposée n'est que la vérité de quelques-uns, c'est-à-dire l'instrument de leur puissance), ou qu'enfin, comme dans l'État libéral, la violence soit mise hors la loi et en effet supprimée dans le com-merce des idées, mais maintenue dans la vie effective, sous la forme de la colonisation, du chômage et du salaire, il ne s'agit que de diffé-rentes modalités d'une situation fondamentale. Ce que le marxisme se propose, c'est de résoudre radicalement le problème de la coexistence humaine par delà l'oppression de la subjectivité absolue de l'objectivi-té absolue, et la pseudo-solution du libéralisme. Dans la mesure où il donne de notre situation de départ un tableau pessimiste, — conflit et lutte à mort, — le marxisme renfermera toujours un élément de vio-lence et de terreur. S'il est vrai que l'histoire est une lutte, si le rationa-lisme est lui-même une idéologie de classe, il n'y a aucune chance de

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réconcilier les hommes immédiatement en faisant appel à la « bonne volonté », comme disait Kant, c'est-à-dire à une morale universelle au-dessus de la mêlée. « Il faut savoir consentir à tout, disait Lénine, à tous les sacrifices, user même, en cas de nécessité, de tous les strata-gèmes, user de ruse, de procédés illégaux, du silence, de la dissimula-tion de la vérité pour pénétrer dans les syndicats, y demeurer, y pour-suivre à tout prix l'action communiste 107. » Et Trotsky lui-même com-mentait : « La lutte à mort ne se conçoit pas sans ruse de [112] guerre, en d'autres termes sans mensonge et tromperie 108. » Dire la vérité, agir en conscience, ce sont là les alibis de la moralité fausse, la vraie mora-lité ne s'occupe pas de ce que nous pensons ou voulons, mais de ce que nous faisons, elle nous oblige à prendre de nous-mêmes une vue historique. Le communiste se méfiera donc de la conscience : en lui-même et en autrui. Elle n'est pas bon juge de ce que nous faisons puisque nous sommes engagés dans la lutte historique et y faisons plus, moins ou autre chose que ce que nous pensions faire. Par mé-thode, le communiste se refuse à croire les autres sur parole, à les trai-ter comme des sujets raisonnables et libres. Comment le ferait-il puis-qu'ils sont comme lui-même exposés à la mystification ? Derrière ce qu'ils pensent et disent délibérément, il veut retrouver ce qu'ils sont, le rôle qu'ils jouent, peut-être à leur insu, dans la collision des puissances et dans la lutte des classes. Il doit apprendre à connaître le jeu des forces antagonistes et les écrivains, mêmes réactionnaires, qui l'ont décrit, sont pour le communisme plus précieux que ceux, même pro-gressistes, qui l'ont masqué sous des illusions libérales. Machiavel compte plus que Kant. Engels disait de Machiavel qu'il était « le pre-mier écrivain des temps modernes digne d'être nommé ». Marx disait de l'Histoire de Florence que c'était une « œuvre de maître ». Il comp-tait Machiavel, avec Spinoza, Rousseau et Hegel, au nombre de ceux qui ont découvert les lois de fonctionnement de l'État 109. Comme la vie sociale en général intéresse en chaque homme par delà les pensées ou les [113] décisions délibérées, la manière même d'être au monde, la révolution au sens marxiste ne s'épuise pas dans les dispositions légis-latives qu'elle prend et il faut beaucoup de temps pour qu'elle monte de ses infrastructures économiques et juridiques aux relations vécues des hommes, — beaucoup de temps donc pour qu'elle soit vraiment 107 La Maladie infantile du Communisme, éd. citée, p. 31.108 Leur morale et la nôtre, p. 71.109 Kölnische Zeitung, n° 179.

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incontestée et garantie contre les retours offensifs du vieux monde. Pendant cette période transitoire, appliquer la règle philosophique se-lon laquelle « l'homme est pour l'homme l'être suprême » (Marx), ce serait revenir à l'utopie et faire en réalité le contraire de ce que l'on veut. S'il est vrai que l'État tel que nous le connaissons est l'instrument d'une classe, on peut présumer qu'il « dépérira » avec les classes. Mais Lénine prend soin de préciser que, de la phase supérieure du commu-nisme « pas un socialiste ne s'est avisé de « promettre » l'avène-ment 110 ». Cela veut dire que le marxisme est, beaucoup plus que l'af-firmation d'un avenir comme nécessaire, le jugement du présent comme contradictoire et intolérable. C'est dans l'épaisseur du présent qu'il agit et avec les moyens d'action qu'offre ce présent. Le prolétariat ne détruira l'appareil de répression de la bourgeoisie qu'en l'annexant d'abord et en s'en servant contre elle. Il en résulte que l'action commu-niste désavoue d'avance les règles formelles du libéralisme bourgeois. « Tant que le prolétariat fait encore usage de l'État, il ne le fait pas dans l'intérêt de la liberté, mais bien pour avoir raison de son adver-saire, et, dès que l'on pourra parler de liberté, l'État comme tel cessera d'exister 111. » [114] « Il est clair que là où il y a écrasement, là où il y a violence, il n'y a pas de liberté, pas de démocratie 112. » Il n'est pas question d'observer les règles du libéralisme à l'égard de la bourgeoi-sie, mais pas même à l'égard du prolétariat dans son entier. « Les classes subsistent et elles subsisteront partout pendant des années après la conquête du pouvoir par le prolétariat (...). Anéantir les classes ne consiste pas seulement à chasser les propriétaires fonciers et les capitalistes, ce qui nous a été relativement facile, mais aussi à anéantir les petits producteurs de marchandises, et il est impossible de les chasser, il est impossible de les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut seulement (et on doit) les transformer, les réédu-quer par un très long travail d'organisation, très lent et très prudent. Ils entourent le prolétariat de tous côtés d'une atmosphère de petite bour-geoisie, ils l'en pénètrent, ils l'en corrompent, ils suscitent constam-ment à l'intérieur du prolétariat des récidives de tendances petites-bourgeoises : manque de caractère, endettement, individualisme, pas-sage de l'enthousiasme au désespoir. Le parti politique du prolétariat doit avoir une centralisation et une discipline rigoureuse pour y mettre 110 Lénine : L'État et la Révolution, E. S. L, p. 521.111 Engels à Bebel, 18-28 mars 1875.112 Lénine, ibid., p. 514.

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obstacle (…). La dictature du prolétariat est une lutte acharnée, san-glante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative, contre tes forces et les traditions du vieux monde. La force de la tradition chez des millions et des dizaines de millions d'hommes, c'est la force la plus redoutable. Sans un parti, un parti de fer et endurci dans la [115] lutte, sans un parti puissant de la confiance de tous les éléments honnêtes de la classe en question, sans un parti habile à suivre la mentalité de la masse et à l'influencer, il est impossible de soutenir cette lutte avec succès 113. » On comprend que, dans le système du « centralisme démocratique » le dosage de démocratie et de centralisme puisse varier selon la situation et qu'à certains moments l'appareil s'approche du centralisme pur. Le Parti et ses chefs entraînent les masses vers leur libération réelle, qui est à ve-nir, en sacrifiant, s'il le faut, la liberté formelle, qui est la liberté de tous les jours. Mais dès lors, pour toute la période de transformation révolutionnaire (et nous ne savons pas si elle aboutira jamais à une « phase supérieure » où l'État dépérirait), ne sommes-nous pas très près de la conception hégélienne de l'État, c'est-à-dire d'un système qui, en dernière analyse, réserve à quelques-uns le rôle de sujets de l'histoire, les autres demeurant objets devant cette volonté transcen-dante ?

La réponse marxiste à ces questions sera d'abord : c'est cela ou rien. Ou bien on veut faire quelque chose, mais c'est à condition d'user de la violence, — ou bien on respecte la liberté formelle, on renonce à la violence, mais on ne peut le faire qu'en renonçant au socialisme et à la société sans classe, c'est-à-dire en consolidant le règne du « quaker hypocrite ». La révolution assume et dirige une violence que la société bourgeoise tolère dans le chômage et dans la guerre et camoufle sous le nom de fatalité. Mais toutes les révolutions réunies n'ont pas versé plus de sang que les empires. [116] Il n'y a que des violences, et la violence révolutionnaire doit être préférée parce qu'elle a un avenir d'humanisme. — Pourtant qu'importe l'avenir delà révolution si son présent demeure sous la loi de la violence ? Même si elle produit dans la suite une société sans violence, à l'égard de ceux qu'elle écrase au-jourd'hui et dont chacun est comme un monde pour soi, elle est mal absolu. Même si ceux qui vivront l'avenir peuvent un jour parler de

113 Lénine : La Maladie infantile du Communisme, p. 24. Les mots soulignés le sont par nous.

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succès, ceux qui vivent le présent et ne peuvent l'« enjamber » n'ont à constater qu'un échec. La violence révolutionnaire ne se distingue pas pour nous des autres violences et la vie sociale ne comporte que des échecs. — L'argument et la conclusion seraient valables si l'histoire était la simple rencontre et la succession discontinue d'individus abso-lument autonomes, sans racines, sans postérité, sans échange. Alors le bien des uns ne pourrait racheter le mal des autres et chaque conscience étant totalité à elle seule, la violence faite à une seule conscience suffirait, comme le pensait Péguy, à faire de la société une société maudite. Il n'y aurait pas de sens à préférer un régime qui em-ploie la violence à des fins humanistes, puisque, du point de vue de la conscience qui la subit, la violence est absolument inacceptable, étant ce qui la nie, et que, dans une telle philosophie, il n'y aurait pas d'autre point de vue que celui de la conscience de soi, le monde et l'histoire seraient la somme de ces points de vue. Mais tels sont justement les postulats que le marxisme remet en question, en introduisant, après Hegel, la perspective d'une conscience sur l'autre. Ce que nous trou-vons dans la vie privée du couple, ou dans une société d'amis, ou, à plus forte [117] raison, dans l'histoire, ce ne sont pas des « consciences de soi » juxtaposées. Je ne rencontre jamais face à face la conscience d'autrui comme il ne rencontre jamais la mienne. Je ne suis pas pour lui et il n'est pas pour moi pure existence pour soi. Nous sommes l'un pour l'autre des êtres situés, définis par un certain type de relation avec les hommes et avec le monde, par une certaine activité, une certaine manière de traiter autrui et la nature. Certes, une conscience pure serait dans un tel état d'innocence originelle que la violence qu'on lui ferait serait irréparable. Mais d'abord une conscience pure est hors de mes prises, je ne saurais lui faire violence, même si je torture son corps. Le problème de la violence ne se pose donc pas à son égard. Il ne se pose qu'à l'égard d'une conscience origi-nellement engagée dans le monde, c'est-à-dire dans la violence, et ne se résout donc qu'au-delà de l'utopie. Il n'y a pour nous que des consciences situées qui se confondent elles-mêmes avec la situation qu'elles assument et ne sauraient se plaindre qu'on les confonde avec elle et qu'on néglige l'innocence incorruptible du for intérieur. Quand on dit qu'il y a une histoire, on veut justement dire que chacun dans ce qu'il fait n'agit pas seulement en son nom, ne dispose pas seulement de soi, mais engage les autres et dispose d'eux, de sorte que, dès que nous vivons, nous perdons l'alibi des bonnes intentions, nous sommes ce

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que nous faisons aux autres, nous renonçons au droit d'être respectés comme belles âmes. Respecter celui qui ne respecte pas les autres, c'est finalement les mépriser, s'abstenir de violence envers les vio-lents, c'est se faire leur complice. Nous n'avons [118] pas le choix entre la pureté et la violence, mais entre différentes sortes de violence. La violence est notre lot en tant que nous sommes incarnés. Il n'y a pas même de persuasion sans séduction, c'est-à-dire, en dernière ana-lyse, sans mépris. La violence est la situation de départ commune à tous les régimes. La vie, la discussion et le choix politique n'ont lieu que sur ce fond. Ce qui compte et dont il faut discuter, ce n'est pas la violence, c'est son sens ou son avenir. C'est la loi de l'action humaine d'enjamber le présent vers l'avenir et le moi vers autrui. Cette intru-sion n'est pas seulement le fait de la vie politique, elle se produit dans la vie privée. De même que dans l'amour, dans l'affection, dans l'ami-tié nous n'avons pas en face de nous des « consciences » dont nous puissions à chaque instant respecter l'individualité absolue, mais des êtres qualifiés, — « mon fils », « ma femme », « mon ami » — que nous entraînons avec nous dans des projets communs où ils reçoivent (comme nous-mêmes) un rôle défini, avec des pouvoirs et des devoirs définis, de même dans l'histoire collective les atomes spirituels traînent après eux leur rôle historique, ils sont reliés entre eux par les fils de leurs actions, davantage : ils se confondent avec la totalité des actions, délibérées ou non, qu'ils exercent sur les autres et sur le monde, il y a, non pas une pluralité de sujets, mais une intersubjectivi-té, et c'est pourquoi il y a une commune mesure du mal que l'on fait aux uns et du bien qu'on en tire pour les autres. Si l'on condamne toute violence, on se place hors du domaine où il y a justice et injustice, on maudit le monde et l'humanité, — malédiction hypocrite, puisque ce-lui qui la prononce, du moment qu'il a [119] déjà vécu, a déjà accepté la règle du jeu. Entre les hommes considérés comme consciences pures, il n'y aurait en effet pas de raison de choisir. Mais entre les hommes considérés comme titulaires de situations qui composent en-semble une seule situation commune, il est inévitable que l'on choi-sisse, — il est permis de sacrifier ceux qui, selon la logique de leur situation, sont une menace et de préférer ceux qui sont une promesse d'humanité. C'est ce que fait le marxisme quand il établit sa politique sur une analyse de la situation prolétarienne.

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Les problèmes de la politique viennent de ce fait que nous sommes tous des sujets et que cependant nous voyons et traitons autrui comme objet. La coexistence des hommes paraît donc vouée à l'échec. Car ou bien quelques-uns d'entre eux exercent leur droit absolu de sujet, alors les autres subissent leur volonté et ne sont pas reconnus comme sujets. Ou bien le corps social tout entier est voué à quelque destinée provi-dentielle, à quelque mission philosophique, mais ce cas se ramène au premier et la politique objective à la politique subjective, puisque, de cette destinée ou de cette mission, il faut bien que quelques-uns seule-ment soient dépositaires. Ou enfin on convient que tous les hommes ont les mêmes droits et qu'il n'y a pas de vérité d'État, mais cette égali-té de principe reste nominale ; le gouvernement, dans les moments décisifs, reste violent, et la plupart des hommes restent objets de l'his-toire. Le marxisme veut briser l'alternative de la politique subjective et de la politique objective en soumettant l'histoire non pas aux volontés arbitraires de certains hommes, [120] non pas aux exigences d'un Es-prit Mondial insaisissable, mais à celles d'une certaine condition tenue pour humaine entre toutes : la condition prolétarienne. Malgré tant d'exposés inexacts, le marxisme ne soumet pas les hommes aux volon-tés du prolétariat ou du parti considérés comme une somme d'indivi-dus, en justifiant tant bien que mal cet arbitraire nouveau par une pré-destination mystique selon les recettes traditionnelles de la violence. S'il donne un privilège au prolétariat, c'est parce que, selon la logique interne de sa condition, selon son mode d'existence le moins délibéré, et hors de toute illusion messianique, les prolétaires qui « ne sont pas des dieux » sont et sont seuls en position de réaliser l'humanité. Il re-connaît au prolétariat une mission, mais non providentielle : histo-rique, et cela veut dire que le prolétariat, à considérer son rôle dans la constellation historique donnée, va vers une reconnaissance de l'homme par l'homme. La violence, la ruse, la terreur, le compromis, enfin la subjectivité des chefs et du parti qui risqueraient de transfor-mer en objets les autres hommes trouvent leur limite et leur justifica-tion en ceci qu'ils sont au service d'une société humaine, celle des pro-létaires, indivisiblement faisceau de volontés et fait économique, et, plus profond que tout cela, idée agissante de la vraie coexistence à laquelle il s'agit seulement de donner sa voix et son langage. Les mar-xistes ont bien critiqué l'humanisme abstrait qui voudrait passer tout droit à la société sans classes ou plutôt la postule. Ils ne l'ont fait qu'au nom d'une universalité concrète, celle des prolétaires de tous les pays

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qui se prépare déjà dans le présent. Les bolcheviks [121] ont insisté sur le rôle du Parti et du Centre dans la révolution, ils ont rejeté comme trop naïve (et trop rusée) l'idée social-démocratique d'une ré-volution par la voie parlementaire, ils n'ont pas voulu livrer la révolu-tion aux alternances de l'enthousiasme et de la dépression dans les masses inorganisées. Mais si leur action ne peut suivre à chaque mo-ment le sentiment immédiat des prolétaires, elle doit au total et dans l'ensemble du monde favoriser la poussée du prolétariat, rendre tou-jours plus consciente l'existence prolétarienne parce qu'elle est le com-mencement d'une vraie coexistence humaine. Il y a chez les marxistes beaucoup de méfiance, mais aussi une confiance fondamentale dans la spontanéité de l'histoire. « Les masses sentaient ce que nous ne pou-vions pas formuler consciemment... » dit Lénine dans un discours que nous avons cité. Le sentiment des masses, pour un marxiste, est tou-jours vrai, non qu'elles aient toujours une idée claire de la révolution dans le monde, mais parce qu'elles en ont l'« instinct », en étant le mo-teur, qu'elles savent mieux que personne ce qu'elles sont disposées à tenter et que c'est là une composante essentielle de la situation histo-rique. Le prolétariat et l'appareil se règlent l'un l'autre non au sens d'une démagogie qui annulerait l'appareil, non au sens d'un centra-lisme absolu qui paralyserait les masses, mais dans la communication vivante des masses et de leur parti, de l'histoire en acte et de l'histoire en idée. La théorie du prolétariat n'est pas dans le marxisme une an-nexe ou un appendice. C'est vraiment le centre de la doctrine, car c'est dans l'existence prolétarienne que les conceptions abstraites [122] de-viennent vie, que la vie se fait conscience. Les marxistes ont souvent comparé la violence révolutionnaire à l'intervention d'un médecin dans un accouchement. C'est dire que la société nouvelle existe déjà et que la violence se justifie, non par des fins lointaines, mais par les né-cessités vitales d'une nouvelle humanité déjà ébauchée. C'est la théo-rie du prolétariat qui distingue absolument une politique marxiste de toute autre politique autoritaire et rend superficielles les analogies for-melles que l'on a souvent signalées entre elles. Si nous voulons com-prendre la violence marxiste et faire le point du communisme d'au-jourd'hui, il nous faut revenir à la théorie du prolétariat.

Sous le nom de prolétariat, Marx décrit une situation telle que ceux qui y sont placés ont et ont seuls l'expérience pleine de la liberté et de l'universalité qui, pour lui, définissent l'homme. Le développement de

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Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 114

la production, dit-il, a réalisé un marché mondial, c'est-à-dire une éco-nomie où chaque homme dépend dans sa vie de ce qui se passe à tra-vers le monde entier. La plupart des hommes et même certains prolé-taires ne sentent cette relation au monde que comme un destin et n'en tirent que résignation. « La puissance sociale, c'est-à-dire la force pro-ductive multipliée, qui résulte de la collaboration des différents indivi-dus conditionnée par la division du travail, apparaît à ces individus, parce que la collaboration elle-même n'est pas volontaire, mais natu-relle, non pas comme leur propre puissance innée, mais comme une force étrangère, située hors d'eux-mêmes, dont ils ne connaissent ni l'origine ni le but, qu'ils [123] ne peuvent donc plus dominer, mais qui maintenant parcourt au contraire toute une série de phases et de degrés de développement particuliers, indépendants de la volonté et de l'agi-tation des hommes, réglant même cette volonté et cette agitation 114. » Le prolétaire, en tant qu'il éprouve directement cette dépendance, dans son travail et dans son salaire, a chance, plus qu'aucun autre, de la sen-tir comme une « aliénation » ou une « extériorisation » 115, en tant qu'il localise mieux que personne le destin, il est mieux placé que personne pour reprendre en mains sa vie et créer son sort au lieu de le subir. « La dépendance universelle, cette forme naturelle de la collaboration universelle des individus, est transformée par cette révolution commu-niste en contrôle et domination consciente exercée sur ces puissances qui, produites par l'influence réciproque des hommes les uns sur les autres, leur en ont imposé jusqu'ici et les ont dominés comme puis-sances absolument étrangères 116. » Il y a donc une prémisse objective de la révolution : la dépendance universelle, — et une prémisse sub-jective : la conscience de cette dépendance comme aliénation. Et l'on aperçoit le rapport très particulier de ces deux prémisses. Elles ne s'ad-ditionnent pas : il n'y a pas une situation objective du prolétariat et une conscience de cette situation qui viendrait s'y ajouter sans motif. La situation « objective » elle-même sollicite le prolétaire de prendre conscience, la prise de conscience est motivée par l'exercice même de la vie. [124] C'est par sa condition que le prolétaire est amené au point de détachement et de liberté où une conscience de la dépendance est possible. Dans le prolétaire l'individualité ou la conscience de soi et la conscience de classe sont absolument identiques. « (...) un noble reste 114 Idéologie allemande, éd. Costes, p. 181, pp. 175-176.115 Ibid., p. 176.116 Ibid., p. 228.

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toujours un noble, un roturier toujours un roturier, abstraction faite des autres conditions ; il y a là une propriété inséparable de son individua-lité. La distinction de l'individu personnel d'avec l'individu de classe, le hasard des conditions de vie pour l'individu n'apparaît qu'avec l'ap-parition de la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie (...) Chez les prolétaires (...), leur propre condition de vie, le travail et, par suite, toutes les conditions d'existence de la société actuelle, sont devenus pour eux quelque chose d'accidentel, sur quoi les prolétaires individuels n'ont pas de contrôle et sur quoi nulle organisation sociale ne peut leur donner de contrôle (...) 117 ». Tout homme dans la ré-flexion peut se concevoir comme homme simplement et rejoindre par là les autres. Mais c'est au moyen d'une abstraction : il lui faut oublier sa situation particulière, et, quand il revient de la réflexion à la vie, il se conduit de nouveau comme français, médecin, bourgeois, etc. L'universalité n'est que conçue, non vécue. Au contraire, la condition du prolétaire est telle qu'il se détache des particularités non par la pen-sée et par un procédé d'abstraction, mais en réalité et par le mouve-ment même de sa vie. Seul il est l'universalité qu'il pense, seul il réa-lise la conscience de soi dont les philosophes, dans la réflexion, ont [125] tracé l'esquisse. Avec le prolétariat l'histoire dépasse les particu-larités du provincialisme et du chauvinisme et « met enfin des indivi-dus ressortissant à l’histoire universelle et empiriquement universels à la place des individus locaux 118 ». Le prolétariat n'a pas reçu sa mis-sion historique d'un Esprit Mondial insondable, il est manifestement cet esprit mondial puisqu'il inaugure l'accord de l'homme avec l'homme et l'universalité. Hegel distinguait dans la société la classe substantielle (les paysans), la classe réfléchissante (les ouvriers et les producteurs) et la classe universelle (les fonctionnaires de l'État). Mais l'État hégélien n'est universel qu'en droit, parce que les fonctionnaires, Hegel lui-même et l'Histoire telle qu'ils la conçoivent, lui accordent cette signification et cette valeur. Le prolétariat est universel en fait, visiblement et dans sa vie même. Il accomplit ce qui est valable pour tous parce qu'il est seul au-delà des particularités, seul en situation universelle. Ce n'est pas une somme de consciences qui choisiraient chacune pour leur compte la révolution, ni d'ailleurs une force objec-tive comme la pesanteur ou l'attraction universelle, c'est la seule inter-subjectivité authentique parce qu'il est seul à vivre simultanément la 117 Idéologie allemande, p. 228.118 Idéologie allemande, p. 177. Souligné par nous.

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séparation et l'union des individus. Bien entendu, le prolétaire pur est un cas-limite : « le capitalisme ne serait pas lui-même si le prolétariat « pur » n'était pas entouré d'une masse extrêmement bigarrée de types sociaux faisant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (...) du semi-prolétaire au petit paysan (...) du petit paysan au paysan [126] moyen, etc., et si le prolétariat lui-même ne comportait pas des divi-sions en couches plus ou moins développées, territoriales, profession-nelles, religieuses parfois, etc. 119 ». De là la nécessité d'un parti qui éclaire le prolétariat sur lui-même, et, comme disait Lénine, d'un parti de fer. De là l'intervention violente de la subjectivité dans l'histoire. Mais cette intervention, selon le marxisme, perdrait son sens si elle ne se faisait selon le pointillé tracé par l'histoire elle-même, si l'action du parti ne prolongeait et n'accomplissait l'existence spontanée du prolé-tariat. Nous sommes partis d'alternatives abstraites : ou bien l'histoire se fait spontanément, ou ce sont les Meneurs qui la font par ruse et tactique, — ou bien on respecte la liberté des prolétaires et la révolu-tion est chimère, ou bien on juge à leur place de ce qu'ils veulent et la révolution est terreur. Le marxisme dépasse pratiquement ces alterna-tives : l'à-peu-près, le compromis, la terreur sont inévitables, puisque l'histoire est contingente, mais ils ont leur limite en ceci que dans cette contingence se dessinent des lignes de force, un ordre rationnel, la communauté prolétarienne. Il peut être nécessaire de céder à un cours défavorable des choses, mais, sous peine de perdre son sens le com-promis ne peut être pratiqué que « de manière à élever et non à abais-ser le niveau général de conscience, d'esprit révolutionnaire, de capa-cité de lutte et de victoire du prolétariat 120 ». On pourrait dire la même chose de la terreur qui, au contraire, force la main à l'histoire. La théo-rie du prolétariat comme porteur du sens [127] de l'histoire est la face humaniste du marxisme. Le principe marxiste est que le parti et ses chefs développent en idées et en mots ce qui est impliqué dans la pra-tique prolétarienne. La direction révolutionnaire peut en appeler du prolétariat de fait, aveuglé par les agents de diversion, au prolétariat « pur » dont nous avons reproduit le schéma théorique, du prolétariat « décomposé » aux « éléments honnêtes du prolétariat ». Elle pousse quelquefois les masses. Inversement elle peut avoir à les retenir : c'est le fait des esprits géométriques, — et des provocateurs, — d'inviter le communisme à marcher selon la ligne droite. Les principes généraux 119 Lénine : La Maladie infantile du Communisme , p. 44.120 Id., ibid. Souligné par nous.

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du communisme doivent être appliqués à « ce qu'il y a de particulier dans chaque temps et dans chaque pays », « qu'il faut savoir étudier, découvrir, pressentir 121 ». L'histoire locale et l'histoire présente ne sont pas des sciences et ne peuvent pas être considérées à « l'échelle de l'histoire universelle 122 », Encore est-il que le contact perdu entre la vie spontanée des masses et les exigences de la victoire prolétarienne conçue par les chefs doit se rétablir au bout d'un délai prévisible, et dans la durée d'une vie d'homme, faute de quoi le prolétaire ne verrait plus à quoi il se sacrifie et nous reviendrions à la philosophie hégé-lienne de l'État : quelques fonctionnaires de l'Histoire qui savent pour tous et réalisent avec le sang des autres ce que veut l'Esprit Mondial. L'histoire locale doit avoir un rapport visible avec l'histoire univer-selle, faute de quoi le prolétariat est ressaisi par le provincialisme qu'il devait dépasser.

[128]La théorie du prolétariat assigne à la dialectique marxiste une

orientation générale et c'est elle qui la distingue de la dialectique des sophistes ou des sceptiques. Le sceptique se réjouit de voir que chaque idée tourne en son contraire, que « tout est relatif », que, sous un cer-tain rapport, le grand est petit et le petit grand, que la religion, sortie du cœur, devient Inquisition, violence, hypocrisie, donc irréligion, que la liberté et la vertu du XVIIIe siècle, passées au gouvernement, de-viennent liberté et vertu forcées, loi des suspects, Terreur et donc Tar-tuferie. Que Kant devient Robespierre. La dialectique marxiste n'en-tend pas ajouter un chapitre de plus aux ironies de l'histoire : elle veut en finir avec elles. Oui, nos intentions se dénaturent en passant hors de nous, oui, il y a des provocateurs et ce qui paraît dans la forme révolu-tionnaire peut devenir, dans la situation du moment, manœuvre réac-tionnaire ; oui, « toute l'histoire du bolchevisme, avant et après la Ré-volution d'Octobre, est pleine de cas de louvoiements, de conciliation et de compromis avec les autres partis, sans en excepter les partis bourgeois 123 ». Oui, « se lier d'avance, dire tout haut à un ennemi, qui pour l'instant est mieux armé que nous, si nous allons lui faire la guerre et à quel moment, c'est bêtise et non-ardeur révolutionnaire. Accepter le combat lorsqu'il n'est manifestement avantageux qu'à l'en-

121 Ibid. p. 55.122 Ibid.123 1. Lénine : La Maladie infantile du Communisme, pp. 40-41.

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nemi, c'est un crime, et ceux qui ne savent pas procéder par « louvoie-ment, accords et compromis », pour éviter un combat reconnu désa-vantageux, sont de pitoyables dirigeants politiques [129] de la classe révolutionnaire 124 ». Donc il y a des détours. Mais le machiavélisme marxiste se distingue du machiavélisme en ceci qu'il transforme le compromis en conscience du compromis, l’ambiguïté de l'histoire en conscience de l'ambiguïté, qu'il exécute les détours en sachant et en disant que ce sont des détours, qu'il appelle retraites les retraites, qu'il replace les particularités de la politique locale et les paradoxes de la tactique dans une perspective d'ensemble. La dialectique mar-xiste subordonne les méandres de la tactique dans une phase donnée à une définition générale de cette phase, et cette définition, elle la fait connaître. Elle n'admet donc pas que n'importe quoi soit n'importe quoi. En tout cas, on sait où l'on va et pourquoi on y va. Un monde dialectique est un monde en mouvement, où chaque idée communique avec toutes les autres et où les valeurs peuvent s'inverser. Ce n'est ce-pendant pas un monde ensorcelé où la participation des idées soit sans règle, où à chaque instant les anges se transforment en démons et les alliés en ennemis. Dans une période donnée de l'histoire et de la poli-tique du parti, les valeurs sont déterminées et l'adhésion est sans ré-serves puisqu'elle est motivée par la logique de l'histoire. C'est cet ab-solu dans le relatif qui fait la différence entre la dialectique marxiste et le relativisme vulgaire. Le dernier discours de Lénine, déjà cité, donne un bel exemple de cette politique à la fois souple et franche, qui ne craint pas le compromis parce qu'elle le domine. Il s'agit de justifier la NEP. Lénine commence par décrire la crise de 1921. [130] Les insur-rections paysannes, dit-il, « jusqu'en 1921 composaient pour ainsi dire le tableau général de la Russie ». Ces insurrections, il fallait les com-prendre : « les masses sentaient ce que nous ne pouvions pas formuler consciemment, mais que nous reconnûmes après un court espace de quelques semaines, à savoir que le passage direct à une forme écono-mique purement socialiste, à la distribution purement socialiste des richesses était au-dessus de nos forces ». Il fallait donc pour le mo-ment s'en tenir à des objectifs en deçà du socialisme 125 et c'est pour-quoi Lénine n'hésite pas à parler de « retraite ». Le premier pas sur la nouvelle ligne, c'était la stabilisation du rouble, qu'il estime avoir à 124 Ibid., p. 46.125 « Le capitalisme d'État, quoique ce ne soit pas une forme socialiste, serait,

pour nous et pour la Russie, supérieur à ce qui existe actuellement. »

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peu près obtenue en un an. Il croit pouvoir affirmer que, sur cette base, le mécontentement des paysans a cessé d'être grave et d'être gé-néral 126. La petite industrie s'améliore. Pour la grande industrie, la si-tuation est moins bonne. On ne peut parler, de 1921 à 1922, que d'une légère amélioration. Or, la question est vitale : « Si nous ne sauvons pas la grande industrie, si nous ne la restaurons pas, sans industrie, en un mot, nous sommes perdus comme État indépendant. » Il nous fau-drait des emprunts à l'étranger, on nous les refuse. Nous sommes seuls. Nous ne pouvons [131] compter que sur les ressources de notre commerce. Nous les employons à relever la grande industrie. Nous fondons des sociétés mixtes où une fraction du capital appartient aux capitalistes privés de l'étranger. « Nous apprenons ainsi à faire le com-merce et nous en avons bien besoin. » « Il n'y a pas de doute que nous avons commis une quantité énorme de sottises et que nous en com-mettrons encore. Personne ne saurait en juger mieux et plus directe-ment que moi. » « Si nos adversaires nous arrêtent pour nous dire : Lénine lui-même reconnaît que les bolcheviks ont commis une quanti-té énorme de sottises, je leur répondrai : oui, mais nos sottises sont d'une tout autre nature que les vôtres. Nous avons seulement commen-cé à apprendre (...). » Les communistes, poursuit-il, apprennent et ont à apprendre. Les Russes et les étrangers. La résolution du Congrès du Parti de 1921 est trop russe. Il faut que nous l'expliquions aux étran-gers et qu'ils apprennent de nous l'action révolutionnaire. Il faut, quant à nous, que nous apprenions à lire, à écrire, à comprendre ce que nous avons lu... On a rarement vu un chef de gouvernement avouer avec cette franchise des soulèvements de masses, donner raison à ces soulè-vements, fonder là-dessus une nouvelle politique, indiquer lui-même les risques d'échec, reconnaître ses erreurs, se mettre à l'école des masses, à l'école de l'étranger, à l'école des faits. On le voit, Lénine n'a pas peur de « fournir des armes à la réaction ». Il n'ignore pas l'usage qu'on peut faire de ses paroles. Il pense cependant que ce franc lan-gage rapporte plus qu'il ne coûte, car il associe au gouvernement les gouvernés et, en lui donnant l'appui [132] des masses dans le monde entier, il lui concilie ce qui pour un marxiste est le facteur principal de

126 « Les paysans peuvent être mécontents de tel ou tel détail, ils peuvent se plaindre, cela est naturel et inévitable, car notre appareil politique et écono-mique est trop mauvais pour éviter les plaintes, mais en tout cas on ne sau-rait croire sérieusement à un mécontentement grave de tous les paysans contre nous. »

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l'histoire. Ce n'est pas par hasard ni, je suppose, par un préjugé roman-tique que le premier journal de l'U.R.S.S. reçut le nom de Pravda. La cause du prolétariat est si universelle qu'elle tolère mieux que toute autre la vérité. Ce qui donne à Lénine cette liberté de ton, cette simpli-cité et cette audace, ce qui le préserve de la panique et du terrorisme intellectuel, c'est, dans le moment même où des détours apparaissent nécessaires, la confiance dans l'histoire comme croissance et avène-ment du prolétariat. Ce qui garde à la dialectique marxiste un carac-tère rationnel, c'est que, dans une phase définie de la croissance des masses, les choses y ont un nom et un seul 127.

C'est par la théorie du prolétariat que le marxisme se distingue ra-dicalement de toute [133] idéologie dite « totalitaire ». Bien entendu, l'idée de totalité joue un rôle essentiel dans la pensée marxiste. C'est elle qui sous-tend toute la critique marxiste de la pensée bourgeoise comme pensée « formelle » et « analytique » et comme pseudo-objec-tivité. Le marxisme montre qu'une politique fondée sur l'homme en général, le citoyen en général, la justice en général, la vérité en géné-ral, une fois replacée dans la totalité concrète de l'histoire, fonctionne au profit d'intérêts très particuliers, et il entend qu'on la juge dans ce contexte. De même il fait voir que l'habitude de distinguer les ques-tions (économiques, politiques, philosophiques, religieuses, etc.) comme le principe de la division des pouvoirs masque leur rapport dans l'histoire vivante, leur convergence, leur signification commune et donc retarde la prise de conscience révolutionnaire. Les adversaires

127 On répondra peut-être que cette politique à ciel ouvert, cette franchise et cette rationalité appartiennent à l'esprit de 17 ou encore à l'esprit de la NEP et font partie des illusions perdues, que justement l'expérience a appris aux communistes qu'on ne peut pas se battre à visage découvert ni miser sur la conscience des masses. C'est possible, et il nous semble en effet que le com-munisme d'aujourd'hui se définit par un moindre rôle des conditions subjec-tives et de la conscience des masses, — ou, ce qui revient au même, par un rôle accentué de la direction et de la conscience des chefs, — tout cela rendu possible ou nécessaire par le régime de compromis généralisé auquel l'U.R.S.S. a été astreinte depuis l'échec de la révolution en Allemagne. Mais, — nous y reviendrons plus bas, — la question est alors de savoir si le com-bat est encore un combat marxiste, si nous n'assistons pas à une dissociation des facteurs subjectif et objectif que Marx voulait unir dans sa conception de l'histoire, si en d'autres termes nous avons encore la moindre raison de croire à une logique de l'histoire au moment où elle jette par-dessus bord le régula-teur de la dialectique : le prolétariat mondial.

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du marxisme ne manquent pas de comparer cette méthode « totali-taire » avec les idéologies fascistes qui, elles aussi, prétendent passer du formel au réel, du contractuel à l'organique. Mais la comparaison est de mauvaise foi. Car le fascisme est justement comme une mi-mique du bolchevisme. Parti unique, propagande, justice d'État, vérité d'État, le fascisme retient tout du bolchevisme, sauf l'essentiel, c'est-à-dire la théorie du prolétariat. Car si le prolétariat est la force sur la-quelle repose la société révolutionnaire, et si le prolétariat est cette « classe universelle » que nous avons décrite d'après Marx, alors les intérêts de cette classe portent dans l'histoire les valeurs humaines, et le pouvoir du prolétariat est le pouvoir de l'humanité. La violence fas-ciste, au contraire, n'est pas celle d'une [134] classe universelle, c'est celle d'une « race »ou d'une nation tard venue ; elle ne suit pas le cours des choses, elle le remonte. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'on peut trouver des analogies formelles entre fascisme et bolche-visme : la raison d'être du fascisme comme peur devant la révolution est de donner le change en essayant de confisquer à son profit les forces rendues disponibles par la décomposition du libéralisme. Pour jouer son rôle d'agent de diversion, il faut donc que le fascisme res-semble formellement au bolchevisme. La différence n'est éclatante que dans le contenu, — mais elle y apparaît immense : la propagande qui, dans le bolchevisme, est le moyen d'introduire les masses dans l'État et dans l'Histoire, devient, dans le fascisme, l'art de faire accep-ter l'État militaire par les masses. Le Parti qui, dans le bolchevisme, concentre le mouvement spontané des masses vers une véritable uni-versalité, devient dans le fascisme, la cause efficiente de tout mouve-ment de masses et le détourne vers les fins traditionnelles de l'État mi-litaire. On ne saurait donc trop souligner que le marxisme ne critique la pensée formelle qu'au profit d'une pensée prolétarienne plus capable que la première de parvenir à l'« objectivité », à la « vérité », à l'« uni-versalité », en un mot de réaliser les valeurs du libéralisme. Par là sont donnés le sens et la mesure du « réalisme » marxiste. L'action révolu-tionnaire ne vise pas des idées ou des valeurs, elle vise le pouvoir du prolétariat. Mais le prolétaire est, par son mode d'existence, et comme « homme de l'histoire universelle », l'héritier de l'humanisme libéral. De sorte que l'action révolutionnaire ne remplace pas le service [135] des idées par le service d'une classe : elle les identifie. Le marxisme nie par principe tout conflit entre les exigences du réalisme et celles de la morale, puisque la prétendue « morale » du capitalisme est une

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mystification et que le pouvoir du prolétariat est réellement ce que l'appareil bourgeois est nominalement. Le marxisme n'est pas un im-moralisme, c'est la résolution de considérer les vertus et la morale non seulement au cœur de chacun, mais dans la coexistence des hommes. L'alternative du réel et de l'idéal est dépassée dans la conception du prolétariat comme porteur concret des valeurs.

C'est encore par l'opération historique du prolétariat que se résout dans le marxisme le fameux problème de la fin et des moyens. Depuis que Darkness at noon a paru, il n'est pas un homme cultivé dans les pays anglo-saxons ou en France qui ne se déclare d'accord avec les fins d'une révolution marxiste, regrettant seulement que le marxisme aille à des fins si honorables par des moyens honteux. En réalité, le joyeux cynisme du « par tous les moyens » n'a rien de commun avec le marxisme. Il faudrait d'abord observer que les catégories mêmes de « fins » et de « moyens » lui sont tout à fait étrangères. Une fin est un résultat à venir que l'on se représente et que l'on se propose d'obtenir. Il devrait être superflu de rappeler que le marxisme s'est très consciemment distingué de l'Utopie en définissant l'action révolution-naire non comme la position par l'entendement et la volonté d'un cer-tain nombre de fins, mais comme le simple prolongement d'une pra-tique déjà à l'œuvre dans l'histoire, d'une existence déjà engagée [136] qui est celle du prolétariat. Nulle représentation ici d'une « société à venir ». Plutôt que la conscience d'un but, la constatation d'une impos-sibilité, celle du monde actuel compris comme contradiction et dé-composition, — plutôt que la conception fantastique d'un paradis sur terre, l'analyse patiente de l'histoire passée et présente comme histoire de la lutte des classes, — et enfin la décision créatrice de passer outre à ce chaos avec la classe universelle qui reprendra par les bases l'his-toire humaine. L'action révolutionnaire peut se donner une perspective en prolongeant vers l'avenir les lignes du développement prolétarien, mais les marxistes répugnent visiblement à se donner des « fins », — aucun d'eux, disait Lénine, ne peut « promettre » la phase supérieure du communisme, — parce qu'on ne peut penser valablement que ce qu'on vit en quelque façon, et que le reste est imaginaire. Or justement parce qu'il n'a pas la ressource et l'excuse pieuse des « fins », le mar-xisme ne saurait admettre « tous les moyens ». Puisqu'il se refuse à décrire un avenir édénique et à justifier par lui l'action quotidienne, il faut qu'elle se distingue par un style socialiste, et elle le fera si elle est

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action prolétarienne, si elle prolonge, précise et redresse dans son propre sens la pratique spontanée du prolétariat. Elle n'observera pas les règles formelles et « universelles » de sincérité, d'objectivité, parce que ce sont les règles du jeu capitaliste et que traiter comme fin celui qui traite les autres comme moyens, c'est les traiter comme moyens avec lui. Mais sans viser la moralité elle l'obtient en tant qu'action pro-létarienne parce que le prolétariat n'est pas, dans une conception [137] marxiste de l'histoire, une force élémentaire dont on se serve en vue de fins qui la transcendent, mais une puissance polarisée vers cer-taines valeurs par la logique même de la situation qui lui est faite. Le prolétariat étant à la fois un facteur objectif de l'économie politique et un système de consciences, ou plutôt un style de coexistence, un fait et une valeur, la logique de l'histoire unissant en lui la force du travail et l'expérience vraie de la vie humaine, l'utile et le valable se confondent, non qu'on mesure le valable sur l'utile, comme le fait le Commissaire, ou l'utile sur le valable, comme le fait le Yogi, mais parce que l'utilité prolétarienne est le valable en acte dans l'histoire. L'action prolétarienne comporte le maximum d'humanité possible dans une société décomposée et elle est moins qu'aucune autre as-treinte au mensonge parce qu'elle a plus de complicités qu'aucune autre dans la société présente et qu'elle fédère les forces qui, de tous côtés, tendent au renversement de l'appareil bourgeois. Le marxiste ne vit pas les yeux fixés sur un au-delà du présent, absolvant de tristes manœuvres au nom des fins dernières, et s'excusant sur ses bonnes intentions ; il est le seul justement à s'interdire ce recours. Trotsky a pu, — nous l'avons admis ici même, — dans sa discussion des pro-blèmes contemporains se mettre en contradiction avec ses propres principes de gouvernement, il exprime du moins comme théoricien une idée essentielle au marxisme quand il parle d'une « interdépen-dance dialectique de la fin et des moyens 128 ». Ces deux notions, en bon [138] marxisme, sont « relativisées », fin et moyen peuvent échanger leurs rôles parce que le moyen n'est que la fin même, — le pouvoir du prolétariat, — dans sa figure momentanée. En réalité, il n'y a pas la fin et les moyens, il n'y a que des moyens ou que des fins, comme on voudra dire, en d'autres termes il y a un processus révolu-tionnaire dont chaque moment est aussi indispensable, aussi valable donc que l'utopique moment « final ». « Le matérialisme dialectique

128 Leur morale et la nôtre, p. 79.

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ne sépare pas la fin des moyens. La fin se déduit tout naturellement du devenir historique. Les moyens sont organiquement subordonnés à la fin. La fin immédiate devient le moyen de la fin ultérieure (...). Il faut semer un grain de froment pour obtenir un épi de froment 129 ». Le marxisme n'accepte pas l'alternative du machiavélisme et du mora-lisme, du commissaire et du yogi, du « par tous les moyens » et du « fais ce que dois, advienne que pourra », — parce que l'homme moral est immoral s'il se désintéresse de ce qu'il fait, et que le succès est un échec si ce n'est pas le succès d'une nouvelle humanité. Il ne saurait être question d'aller aux fins par des moyens qui n'en portent pas le caractère ; il ne saurait, pour le parti [139] révolutionnaire, y avoir de conflit entre les raisons d'être et les conditions d'existence, puisque, par delà ses accidents, l'histoire comporte une logique telle que des moyens non prolétariens ne sauraient conduire aux fins proléta-riennes, puisque l'histoire, malgré ses détours, ses cruautés et ses iro-nies, porte déjà en elle-même avec la situation prolétarienne une lo-gique efficace qui sollicite la contingence des choses, la liberté des individus, et les tourne en raison.

Le marxisme est pour l'essentiel cette idée que l'histoire a un sens, — en d'autres termes qu'elle est intelligible et qu'elle est orientée, — qu'elle va vers le pouvoir du prolétariat qui est capable, comme fac-teur essentiel de la production, de dépasser les contradictions du capi-talisme et d'organiser l'appropriation humaine de la nature, — comme « classe universelle », de dépasser les antagonismes sociaux et natio-naux et le conflit de l'homme avec l'homme. Être marxiste, c'est pen-ser que les questions économiques et les questions culturelles ou hu-maines sont une seule question et que le prolétariat tel que l'histoire l'a fait détient la solution de cet unique problème. Pour parler un langage moderne, c'est penser que l'histoire est une Gestalt, au sens que les auteurs allemands donnent à ce mot, un processus total en mouvement

129 Leur morale et la nôtre, pp. 82-83. On ne voit pas pourquoi, dans une ré-cente interview, André Breton prête à Trotsky le fameux précepte « la fin justifie les moyens », qu'il a au contraire rejeté, demandant : « Si la fin justi-fie les moyens, qu'est-ce donc qui justifiera la fin ? » La vérité est que Trots-ky, comme tous les marxistes, rejette toute politique des fins ou des bonnes intentions parce qu'elle est une mystification dans un monde voué jusqu'ici à la violence et qu'elle paralyse l'action révolutionnaire. Si André Breton quitte Trotsky dès ce moment et rejoint les partisans des « moyens purs », il ne reste pas grand-chose de son marxisme.

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vers un état d'équilibre, la société sans classes, qui ne peut être atteint sans l'effort et sans l'action des hommes, mais qui s'indique dans les crises présentes comme résolution de ces crises, comme pouvoir de l'homme sur la nature et réconciliation de l'homme avec l'homme. De même que l'idée musicale exige pour telle note donnée aux [140] cordes telle note et de telle durée donnée aux cuivres et aux bois, de même que dans un organisme tel état du système respiratoire exige tel état du système cardio-vasculaire ou du système sympathique si l'en-semble doit être à sa plus grande efficacité, de même que dans un conducteur électrique d'une configuration donnée la charge en chaque point est telle que l'ensemble observe une certaine loi de répartition, de même dans une politique marxiste l'histoire est un système qui va, par bonds et crises, vers le pouvoir du prolétariat et la croissance du prolétariat mondial, norme de l'histoire, appelle dans chaque domaine des solutions déterminées, tout changement partiel devant retentir sur l'ensemble. Par exemple la prise de possession par le prolétariat de l'appareil économique, l'invasion du prolétariat dans l'État bourgeois et l'idéologie internationaliste sont, pour les marxistes, des phéno-mènes concordants et tellement liés qu'on ne saurait concevoir de ré-gression durable sur l'un de ces trois points qui, finalement, ne reten-tisse sur l'ensemble et n'altère le mouvement général de la révolution. Bien entendu, chacun des trois thèmes marxistes de l'initiative des masses, de l'internationalisme et de la construction des bases écono-miques peut, selon les moments et selon les nécessités de la tactique, être accentué aux dépens des autres et l'action révolutionnaire se pro-noncer tantôt sur un point, tantôt sur un autre. La croissance mondiale du prolétariat peut exiger que les besoins de tel prolétariat national soient pour un temps sacrifiés au progrès de l'ensemble. Mais avec tous les détours, tous les compromis, toutes les discordances passa-gères, toutes [141] les asymétries qu'on voudra, une conception mar-xiste de l'histoire signifie que les grandes lignes au moins des événe-ments convergent vers le développement du prolétariat en conscience et en pouvoir. Cent ans après le Manifeste communiste et trente ans après la première révolution prolétarienne, quelle est la situation à cet égard ?

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La révolution prolétarienne s'est produite dans un pays où le prolé-tariat ne disposait pas d'un appareil économique et industriel moderne. Cela était si peu conforme aux perspectives que le Parti lui-même et ses chefs ne se sont pas décidés sans hésitation à « enjamber » la phase démocratique du développement. Le fait à lui seul n'est nulle-ment une réfutation du marxisme : l'état arriéré de la Russie en 1916 apparaît à la réflexion comme une condition favorable à la révolution, si l'on remarque que l'idéologie marxiste, élaborée au contact de l'éco-nomie occidentale, devait acquérir, dans un prolétariat neuf et soumis à une exploitation quasi coloniale, un surcroît de force explosive. Cette action en retour sur un pays arriéré de l'idéologie et de la tech-nique élaborées dans les pays avancés ne brise pas le cadre de la dia-lectique et ce sont les marxistes d'avant 1917 qui étaient dans l'abstrait quand ils omettaient l'interaction latérale et imaginaient dans tous les pays du monde des développements parallèles. Du moins la naissance de la révolution en Russie, avec toutes les conséquences qui en ré-sultent, modifie-t-elle profondément l'équilibre des facteurs subjectif et objectif dans le processus [142] révolutionnaire. En Russie, la conscience était en avance sur l'économie et le prolétariat avait à se donner l'économie de son idéologie. Si l'on se rappelle que pour Marx le mode de production d'une société — son rapport avec la nature qu'elle transforme, — et le rapport des hommes entre eux dans cette société ne sont que les deux faces d'un phénomène unique, il ne pou-vait être question, tant que la Russie n'aurait pas reçu l'équipement économique qui lui manquait, d'y établir entre les hommes des rela-tions « socialistes ». De là, après les tentatives abstraites du commu-nisme de guerre, le paradoxe de la NEP, c'est-à-dire d'une révolution socialiste qui se rallie « à un élément non socialiste, à savoir le capita-lisme d'État 130 ». Le socialisme russe cherchait ainsi à assurer ses bases, à se remettre d'accord avec le mouvement spontané de l'histoire qu'il avait d'abord devancé. On pourrait dire qu'il « attendait » l'écono-mie. Pouvait-il poursuivre dans cette voie sans se détruire lui-même ? Il faut croire que non, puisque, après la mort de Lénine, même la gauche (qui a toujours cherché à fonder son action sur une conception générale de l'histoire) établit une plate-forme d'industrialisation qui

130 Lénine : discours cité.

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devait hâter la réalisation du socialisme. Cette fois, ce n'était plus l'idéologie socialiste qui « attendait » l'économie, c'est inversement l'économie qui devait rejoindre l'idéologie socialiste. Le postulat de Trotsky était que cet effort sans précédent pourrait être accompli au nom des seuls mobiles socialistes et que l'idéologie prolétarienne, — initiative des [143] masses et internationalisme, — pourrait par anti-cipation animer la construction d'une économie moderne dont elle est plutôt, dans le marxisme classique, l'expression finale et le couronne-ment. C'est ce que Trotsky exprimait en demandant que l'œuvre d'in-dustrialisation et de collectivisation fût appuyée sur une « démocratie des travailleurs » qui contrôlerait l'appareil et rendrait l'initiative aux masses. Il fallait, selon lui, pour cette période critique qui pouvait du-rer des années, tout miser sur la conscience des masses, sur leur vo-lonté révolutionnaire, et établir en permanence, au centre d'une écono-mie encore incapable de la soutenir, la conscience prolétarienne telle que Marx l'avait décrite. Cependant Trotsky lui-même, dans d'autres domaines, avait donné des arguments très forts contre une politique prolétarienne rigide. En 1929, par exemple, il défendait contre l'ultra-gauche le principe des concessions russes en Chine 131 parce que, di-sait-il, la Russie est le pays de la révolution. C'était admettre que, dans le conflit des impérialismes, la meilleure manière de défendre le pro-létariat chinois n'est pas de réclamer pour lui un pouvoir direct et total sur tous les territoires de la Chine, que la présence de l'armée rouge peut être une plus sûre garantie pour l'avenir du prolétariat chinois qu'une Commune chinoise bientôt renversée par les impérialismes. Mais si le thème marxiste de l'internationalisme admet de telles varia-tions, pourquoi celui de l'initiative des masses n'en souffrirait-il au-cune ? Si le fait (en lui-même regrettable) de la révolution dans un seul pays [144] confère à ce pays dans la dynamique mondiale des classes un rôle particulier, permet de condamner comme « abstraite » une politique qui voudrait respecter la volonté des prolétaires de chaque pays et finalement d' « enjamber » la conscience du prolétariat chinois au cas où ce serait nécessaire, pourquoi les conditions impo-sées par l'histoire à l'Union soviétique, son retard historique, son isole-ment, la menace de la guerre, la nécessité d'aboutir vite, la fatigue des masses après dix ans de révolution ne permettraient-ils pas que l'on « enjambe » ici encore la conscience prolétarienne, que l'on recoure à

131 La Défense de l’U.R.S.S. et l'Opposition, 1929.

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des mobiles non socialistes et que l'on condamne comme abstraite la « démocratie des travailleurs » 132 * ? À partir du moment où l'on veut penser concrètement, c'est-à-dire faire entrer en compte dans la déci-sion politique, non seulement la conscience des prolétaires, mais en-core les appareils militaires et économiques, les facteurs objectifs qui fonctionnent en leur faveur et les représentent dans l'histoire quoti-dienne, la conscience prolétarienne immédiate ne peut plus être la me-sure de ce qui est révolutionnaire et de ce qui ne l'est pas. La révolu-tion en Russie aurait pu suivre la ligne droite de la politique proléta-rienne si elle s'était développée ensuite à travers l'Europe, si d'autres pays avaient accordé à l'économie soviétique les crédits dont elle avait besoin et étaient venus relever l'avant-garde russe au poste qu'elle te-nait depuis 1917. Mais rien de tout cela ne s'est produit. Trotsky lui-même a écrit que le reflux révolutionnaire était « inéluctable dans cer-taines conditions [145] données par l'histoire » et qu'il n'y avait pas de recette pour garder « le pouvoir révolutionnaire quand la contre-révo-lution l'emporte dans le monde entier » 133. Cela revient à dire que la révolution permanente est impossible juste au moment où elle devien-drait nécessaire. Lénine définissait encore le socialisme « le pouvoir des soviets plus l'électrification ». Mais si la stagnation révolution-naire dans le monde, — avec toutes ses conséquences : menace d'une guerre extérieure et courte échéance de l'action politique, —dissociait ces deux principes ? Si l'initiative des masses, le recours aux mobiles prolétariens d'une part, d'autre part l'industrialisation et le développe-ment d'une production moderne, dans une phase où le prolétariat mon-dial est affaibli, le prolétariat russe fatigué et isolé, cessaient d'être des tâches complémentaires, comme le croyaient Marx et Lénine, deve-naient des tâches distinctes ou même alternatives ? Des trois thèmes fondamentaux qu'une philosophie prolétarienne de l'histoire mettait à l'ordre du jour, — initiative des masses, internationalisme et construc-tion des bases économiques, — l'histoire effective n'ayant permis de révolution que dans un seul pays, et dans un pays qui n'était pas en-core équipé, le troisième passe au premier plan et les deux premiers entrent en régression. Le marxisme concevait la révolution comme le résultat combiné de facteurs objectifs et de facteurs subjectifs. Sinon dans la théorie, qui reste la même, du moins dans la pratique révolu-132 * Cette note n’a pas d’appel dans le texte. Nous avons pris sur nous de la

placer là. Leur morale et la nôtre, 34-35.133 Leur morale et la nôtre, pp. 34-35.

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tionnaire, la phase présente rompt l'équilibre des deux facteurs et, comparée aux perspectives [146] classiques, elle surestime le facteur objectif des bases économiques et sous-estime le facteur subjectif de la conscience prolétarienne. La révolution compte moins à présent sur la croissance du prolétariat mondial et national que sur la clairvoyance du Centre, sur l'efficacité des plans, sur la discipline des travailleurs. Elle devient une entreprise presque purement volontaire. Il ne peut plus s'agir, pour le Centre, de détecter à travers le monde et en U.R.S.S. la poussée révolutionnaire du prolétariat, de déchiffrer l'his-toire à mesure qu'elle se fait et d'en prolonger le cours spontané. Puis-qu'elle n'a pas apporté à la révolution de 1917 le secours attendu, il s'agit de lui forcer la main et de lui faire violence. De là, au-dehors, une politique prudente qui contient la poussée des prolétariats natio-naux et admet la collaboration de classes. De là, en U.R.S.S. même, une politique d'industrialisation et de collectivisation forcées qui fait appel, si c'est nécessaire, au mobile du profit, ne craint pas d'établir des privilèges et liquide les illusions de 1917. De là, enfin, le para-doxe de la Terreur vingt ans après le début de la révolution. Ainsi de-vient-il possible, avec des faits, autant que nous puissions le savoir, exacts, de composer un montage qui nous représente la vie soviétique à l'opposé de l'humanisme prolétarien 134. La signification révolution-naire de la politique présente est ensevelie dans les « bases écono-miques » du régime et ne paraîtra que beaucoup plus tard, [147] comme ces semences enfermées sous terre qui germant après des siècles. Elle n'est pas visible dans cette politique même, on ne la de-vine que si l'on encadre le présent dans les perspectives marxistes. C'est pourquoi l'enseignement classique subsiste. Mais les détours du présent sont tels que le raccord est difficile. Le tableau que nous pou-vons nous faire de la vie soviétique est comparable à ces figures ambi-guës, à volonté mosaïque plane ou cube dans l'espace, selon l'inci-dence du regard, sans que les matériaux eux-mêmes imposent l'une des deux significations. Dans le domaine technique de l'économie po-litique, les savants russes tentent quelquefois de dominer et de penser la situation pour de bon. Léontiev, par exemple, a formulé la thèse d'une persistance de la valeur dans la présente période de transition 135. Mais sur le point essentiel des rapports de l'objectif et du subjectif, on 134 C'est ce que fait Kœstler dans The Yogi and the Commissar. Nous citons

d'après le texte original, mis en français par nous. La traduction française aujourd'hui publiée ne l'était pas quand cet essai a été achevé.

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ne note aucune prise de conscience. Non sans raison. Car une théorie « objectiviste » de la phase présente, qui, pour un temps, écarterait les facteurs subjectifs de l'histoire et l'idéologie prolétarienne, ne serait pas une théorie marxiste : elle atteindrait la thèse centrale du mar-xisme, [148] l'identité du subjectif et de l'objectif. La plupart du temps, on se contente donc d'une sorte de va-et-vient entre le mar-xisme théorique et la politique imposée par l'histoire, les communistes répondant par des textes de Marx aux questions que l'on pose au sujet de l'U.R.S.S. et aux textes marxistes qu'on leur rappelle par une cri-tique du marxisme de bibliothèque et une apologie du marxisme vi-vant. Placés par leur éducation politique dans l'horizon du marxisme et de la société sans classes, ils perçoivent comme détours vers cet avenir socialiste des mesures qu'un spectateur non prévenu jugerait à première vue réactionnaires. Dans la phase actuelle, le rapport du pré-sent au futur, du développement économique aux perspectives proléta-riennes est devenu trop complexe et trop indirect pour qu'on puisse le formuler ; il est de l'ordre de l'occulte. Il y a un révisionnisme de fait ; les communistes d'aujourd'hui ne ressemblent pas à ceux d'avant-hier, ils ont moins d'illusions, ils travaillent à échéance plus lointaine, ils s'attendent à toutes les médiations, mais de ce révisionnisme, on évite de donner la formulation expresse parce qu'elle mettrait en question la concordance de l'idéologie prolétarienne et du développement écono-mique, c'est-à-dire la portée et la valeur humaines du communisme. À en croire certaines estimations américaines 136, [149] le rôle du proléta-riat au sens classique va en diminuant à l'intérieur du Parti bolchevik. 135 Cette tentative a été, au moins au début, officiellement encouragée. Il y a

donc lieu de penser que la direction du Parti n'exclut pas, en principe, l'éla-boration théorique et la révision des perspectives. On s'en méfie seulement pour cette raison que le révisionnisme a souvent été une capitulation mas-quée. Si l'on tente rarement de faire le point et de penser la réalité sovié-tique, soit au niveau de l'économie, soit à celui de la philosophie, c'est sur-tout parce qu'il est difficile de faire la théorie d'une situation où les contin-gences de l'histoire sont prépondérantes et bousculent les prévisions ration-nelles. Bien entendu, l'économie politique bourgeoise n'a, à cet égard, aucun avantage sur l'autre.

136 Données par Koestler, The Yogi and The Commissar. pp. 172-173. Il est malheureusement impossible de se reporter aux sources. Kœstler emprunte ses chiffres à Schwartz, Heads of Russian Factories (Social Research, New York, September 1942) qui lui-même déclare reproduire les rapports offi-ciels de la Commission des Mandats aux 17e et 18e Congrès du Parti Bolche-vik.

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Au 17e Congrès du Parti (1934), 80% des délégués étaient de vieux communistes, inscrits avant 1919. Au 18e Congrès (1939), 14,8%. Au 17e Congrès, 9,3% des délégués étaient des travailleurs manuels. La Commission des Mandats du 18e Congrès ne donne pas la statistique de l'origine sociale des délégués et les statuts du Parti seraient modi-fiés de manière à éliminer les clauses qui concernent l'origine sociale de ses membres. En même temps se produit une nouvelle différencia-tion sociale. En juin 1931, quatre années après le début du premier plan quinquennal, un discours de Staline lance le mot d'ordre de lutte contre l'égalité des salaires. Le mobile socialiste de l'émulation est désormais doublé par le mobile non socialiste du profit. Dans une mine du bassin du Donetz 137, en 1936, soixante employés gagnaient de 1.000 à 2.500 roubles par mois ; soixante-dix, de 800 à 1.000 roubles ; quatre cents, 500 à 800 roubles et les mille derniers en moyenne 125 roubles. Les salaires des directeurs, ingénieurs en chef et administra-teurs sont beaucoup plus élevés dans les entreprises plus importantes. On n'a pas pu s'en tenir au principe posé par Lénine, dans l'Etat et la Révolution, et selon lequel aucun membre de l'appareil d'État ne de-vait recevoir un salaire supérieur à celui d'un travailleur qualifié. L'ar-ticle 10 de la Constitution de 1936 rétablit le droit de tester et l'héri-tage, supprimés par le décret du 27 avril [150] 1918. Un décret du 2 octobre 1940 fixe 138 entre 150 et 200 roubles pour l'enseignement se-condaire et entre 300 et 500 roubles pour l'enseignement supérieur les frais annuels de pension. Jusqu'en 1932, 65 % des étudiants dans l'en-seignement technique devaient appartenir à des familles de tra-vailleurs manuels 139. Un décret du 19 septembre 1932 abandonne taci-tement le principe du « noyau des travailleurs » 140. Des écoles spé-ciales sont créées pour les fils de fonctionnaires 141. Des bourses d'études existent pour les enfants pauvres ; elles sont maintenues aux élèves dont les notes d'examen sont pour les deux tiers « excellentes », pour un tiers « bonnes ». La répression de la criminalité infantile, de l'avortement, les entraves au divorce, l'imposition des célibataires ou

137 Troud, 20 janvier 1936 ; cité par Koestler, The Yogi and the Commissar, p. 156.

138 Izvestia, 3 octobre 1940 ; cite par Kœstler, ibid., p. 150.139 Pravda, 13 juillet 1928 ; cité par Kœstler, ibid.140 Kœstler : The Yogi and the Commissar, pp. 150-151.141 Id., ibid., Décret du 23 août 1943.

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des familles de moins de trois enfants 142 montrent que la société sovié-tique revient aux normes traditionnelles. Le métropolite Serge offi-ciellement reconnu comme patriarche le 12 septembre 1943 ; des congrès panslaves officiellement tenus à Moscou depuis 1941 ; News-ky, Koutouzof, Souvarof, présentés comme des précurseurs dans le discours de Staline pour le 24e anniversaire de la Révolution ; derniè-rement enfin, les « commissaires du peuple » remplacés par des « mi-nistres », — ces détails, quelle que soit ici la part de la ruse et des mé-nagements nécessaires à l'égard des alliés bourgeois, ont objective-ment pour effet de restaurer des idéologies pré-révolutionnaires et [151] marquent en tout cas la régression de l'idéologie prolétarienne. Parallèlement, la vie politique est de plus en plus contrôlée par le Centre et la dictature est renforcée. On sait qu'en 1922 le complot des socialistes-révolutionnaires, à la suite duquel deux bolcheviks avaient été tués et Lénine blessé, ne fut suivi d'aucune exécution. En 1931 en-core, Rioutine, dont le programme clandestin était très violent, ne fut pas condamné à mort. De 1934 à la veille de la guerre, la distinction des divergences politiques et des crimes de droit commun n'est pas maintenue. Ainsi, en même temps qu'il met en veilleuse au-dehors l'internationalisme prolétarien, le régime diminue l'importance du pro-létariat dans la vie politique du pays, il s'appuie sur une couche nou-velle dont le mode de vie est distinct de celui des masses et il utilise à l'occasion des idéologies classiquement considérées comme réaction-naires. Les communistes disent quelquefois qu'ils ont dépouillé leurs « illusions ». Nous exprimerons la même chose autrement. : ils ne peuvent plus croire pour le moment à cette logique de l'histoire selon laquelle la construction d'une économie socialiste, le développement de la production, s'appuie sur la croissance de la conscience proléta-rienne et l'appuie à son tour. Nous ne disons pas que l'U.R.S.S. compte désormais une classe dirigeante comparable à celle des pays capitalistes, puisque les privilèges en espèces ou en nature sont confé-rés à raison du travail et qu'ils ne donnent à aucun homme le moyen d'exploiter les autres hommes. Il nous paraît puéril d'expliquer l'orien-tation présente par la « soif du pouvoir » ou par le3 intérêts de l'appa-reil. Nous disons que la construction [152] des bases socialistes de l'économie s'accompagne d'une régression de l'idéologie prolétarienne et que, pour des raisons qui tiennent au cours des choses, — révolu-

142 Id., ibid., pp. 165-68.

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tion dans un seul pays, stagnation révolutionnaire et pourrissement de l'histoire dans le reste du monde, — l'U.R.S.S. n'est pas la montée au grand jour de l'Histoire du prolétariat tel que Marx l'avait défini.

Elle le sera, dit-on. Peut-être. Mais quand la génération au pouvoir, qui a reçu la formation classique et a pratiqué la politique marxiste, aura été éliminée par l'âge, d'où pourra donc venir le redressement ? Le poids spécifique des sans-parti ne l'emportera-t-il pas ? Les com-munistes disent avec raison que les intentions des hommes importent peu dans l'histoire et que seuls comptent ce qu'ils font, la logique in-terne de leur action. Staline rectifie les déviations de droite et Ivan le Terrible d'Eisenstein est désapprouvé après avoir été approuvé. Mais tout repose à présent sur la conscience des chefs. Est-on sûr que la nouvelle génération sera aussi vigilante, alors que le prolétariat, res-source permanente et contrepoids d'une politique marxiste, est politi-quement affaibli en U.R.S.S. et hors de l'U.R.S.S. ? La logique interne de la nouvelle politique ne déploiera-t-elle pas ses conséquences ? Nous ne disons pas que l'U.R.S.S. pouvait survivre autrement. Nous nous demandons si, à la place d'une société humaine et ouverte aux prolétaires de tous les pays, nous ne verrons pas apparaître un nou-veau type de société, qui reste à étudier, mais auquel on ne peut recon-naître la valeur exemplaire de ce que Marx appelait la « société sans classes ». À plus forte [153] raison faudrait-t-il étudier l'anastomose du marxisme et des idéologies pré-révolutionnaires dans les pays où l'influence de l'U.R.S.S. est prédominante. Il est hors de doute qu'en Roumanie ou en Yougoslavie, elle permet pour la première fois de poser sérieusement et de résoudre des problèmes devant lesquels les régimes précédents ont reculé. Le communisme d'à présent est une réalité mixte où l'on rencontre à la fois des éléments « progressifs » et des traits de la sociologie la plus classique comme le culte du chef. Nous nous trouvons devant un phénomène neuf. Il n'y a plus seule-ment, dans le cours du mouvement prolétarien, des détours inattendus, mais le mouvement prolétarien lui-même, en tant que mouvement conscient et spontané et comme dépassement de la sociologie éter-nelle, a cessé d'être le terme de référence de la pensée communiste.

Lénine disait qu'il ne faut pas appliquer à chaque épisode local de l'histoire les perspectives de l'histoire universelle. Le chemin qui nous paraît sinueux apparaîtra peut-être, quand les temps seront révolus et quand l'histoire totale sera révélée, comme le seul possible et a fortio-

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ri comme le plus court qui fût. Puisque l'auteur de ces lignes n'a pas devant lui l'histoire achevée et qu'il est astreint à une perspective parti-culière, — celle d'un intellectuel français de 1946, — son appréciation peut être récusée. Mais ce recours au jugement de l'avenir ne se dis-tingue du recours théologique au Jugement dernier que s'il ne s'agit pas d'un simple renversement du pour au contre, si l'avenir se dessine en quelque manière dans le style du présent, [154] si l'espoir n'est pas seulement foi et si nous savons où nous allons. On peut toujours pré-senter l’inégalité des salaires comme un détour vers l'égalité, — comme égalité « concrète », — ou une politique patriotique comme un détour vers l'internationalisme, — comme internationalisme « concret ». II ne s agit, dira-t-on, que d'une tension accrue entre le contenu et la forme, entre le présent et l’avenir. Mais cela revient à dire que la dialectique est désormais illisible, qu'elle est pure transfor-mation du contraire en contraire. La politique communiste, dit Pierre Hervé, c'est « l'élaboration quotidienne d'une stratégie et d'une tac-tique (…) adaptée aux conditions diverse ! le temps, de lieu de situa-tion, etc., surbordonnée à la loi fondamentale qu’est de veiller aux in-térêts permanents des travailleurs 143 ». La loi fondamentale et la condi-tion du compromis valable étaient pour Lénine d' « élever (...) le ni-veau général de conscience, d’esprit révolutionnaire, de capacité de lutte et de victoire du prolétariat 144 ». Pour Hervé c'est de « veiller aux intérêts permanents des travailleurs ». On voit que le critère a changé. Il s est déplacé du subjectif vers l'objectif de la conscience du proléta-riat vers ses intérêts permanents, c'est-à-dire vers la conscience de ses chefs, car, de toute évidence, les chefs disposent seuls des renseigne-ments nécessaires pour déterminer les intérêts des travailleurs à longue échéance. Peut-être cette révision du léninisme était-elle inévi-table. Mais la nouvelle [155] politique ne peut, comme l'ancienne, concorder avec les vœux de la conscience. Il y a peut-être encore une dialectique, mais au regard d'un Dieu qui saurait l'Histoire Univer-selle. Un homme situé dans son temps, s'il le regarde franchement, et non pas à travers ses souvenirs et ses rêves, voit bien une économie collectivisée en train de se construire. Il ne voit pas au pouvoir le pro-létaire comme « homme de l'Histoire Universelle ».

143 Action, 15 février 1946.144 Lénine : La Maladie infantile du Communisme, p. 44 ; cité plus haut, pp.

126-127.

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Comment donc ferait-il passer dans son action les valeurs aux-quelles il croit comme individu ? Le prolétaire de Marx atteignait si-multanément l'expérience de l'individualité et celle de l'universalité. Aujourd'hui, il lui faut choisir entre l'une et l'autre. Pour suivre une dialectique brisée, il faut que l'individu soit lui-même brisé. De là, — nous revenons ici à des choses dont nous sommes plus sûrs parce qu'elles sont sous nos yeux, — une sorte de néo-communisme assez voisin du pragmatisme. Chaque mot que nous prononçons, me disait un communiste, n'est pas seulement un mot, mais encore une action. Nous devons donc nous demander d'abord, non pas s'il est juste, mais à qui il profitera. Les marxistes se sont toujours souciés du sens objec-tif de leurs paroles, mais ils croyaient autrefois que le cours des choses leur était favorable, ce qui leur ménageait une marge de liberté. La vérité aussi était une force. L'autocritique a été et reste un usage officiel en U.R.S.S. Aujourd'hui, en France, beaucoup de commu-nistes se méfient à tel point de l'Histoire et des conséquences de leurs paroles qu'ils n'admettent pas la discussion sur le fond. Discuter avec vous [156] sur le fond, me disait l'un d'eux (il s'agissait d'une question de philosophie), c'est déjà mettre bas les armes. À la limite, dans une histoire sans structure et sans lignes maîtresses, on ne peut plus rien dire, puisqu'il n'y a ni périodes, ni constellations durables, et qu'une thèse n'est valable que pour un instant. Nous ne sommes plus dans l'univers dialectique de Platon, mais dans l'univers fluent d'Héraclites. Il est plaisant d'entendre les mêmes hommes partir en guerre contre l'irrationalisme, alors qu'ils le pratiquent chaque jour. Comme le P. Daniélou reprochait aux communistes de tendre la main aux catho-liques et de les attaquer le lendemain, P. Hervé répond qu'il n'y peut rien, que lui-même, le P. Daniélou, la religion et le Parti communiste sont ensemble pris dans une dialectique qui les dépasse et qui com-mande la décision politique. La réponse est, certes, marxiste : la reli-gion a plusieurs côtés et c'est la conjoncture mondiale qui en éclaire tantôt une face, tantôt l'autre, et lui confère, selon les cas, une signifi-cation progressive ou réactionnaire. Mais cela même peut être compris de deux façons. Ou bien on en tire que, pour une période donnée, le marxiste peut conclure des alliances franches, parce qu'elles sont dans le sens de l'histoire à ce moment. Ou bien on veut dire que le marxiste ne conclut que des alliances soumises à restriction mentale. Dans le premier cas, il est toujours sincère ; dans le second cas, il ne l'est ja-mais. La première attitude est liée à une conception rationnelle de

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l'histoire ; la seconde, à une conception pathétique et terroriste. Le romantisme politique n'est pas du côté de ceux qui veulent maintenir l'humanisme [157] marxiste et la théorie du prolétariat, qui en est le fondement. Ce n'est pas eux qui posent des alternatives : ou la morale ou la politique, ou la ruse, ou l'échec. Ces choix déchirants sont le fait du néo-communisme.

Quand on compare la figure présente du communisme avec sa fi-gure classique, P. Hervé répond : « II n'y a d' « ancien communisme » que pour les historiens. Et il y a un communisme vivant qui est ce qu'il est, — et qui ne peut se juger comme une déviation par rapport à des formules historiques 145. » Pourtant, à moins de se rallier à un mo-bilisme tout bergsonien, il faut bien formuler, il faut bien définir une notion du communisme, une méthode et un style d'action commu-nistes, il faut savoir en gros où l'on va et pourquoi, par exemple, le communisme s'appelle communisme. Il ne mérite son nom que s'il va (dans le meilleur sens du mot, escroqué, comme tant d'autres, par le nazisme) vers une communauté et une communication, non vers une hiérarchie. Hervé nous reproche « de ne pas reconnaître le marxisme au moment même où il anime une politique et cesse d'être (...) une simple critique 146 ». Mais c'est alors aux communistes de replacer les détours et les compromis dans une ligne générale, les détails dans un ensemble, et de montrer que le communisme demeure le commu-nisme, sinon dans une identité morte, du moins dans une croissance vivante. Hervé parle de la « fascination exercée par les gestes et le langage d'une période révolue ». Et il ajoute ces mots qui pèsent lourd : « Il n'y aura [158]plus d'Octobre 1917 (...) 147. » S'il veut dire que les circonstances concrètes d'une révolution ne sont jamais deux fois les mêmes, c'est l'évidence. Si, par contre, il veut dire que cette révolution n'est pas destinée, comme celle de 1917, à mettre en place une nouvelle humanité, une nouvelle égalité, un nouveau rapport de l'homme avec l'homme, alors c'est le sens même du marxisme qu'il désavoue et l'on ne voit plus pour quoi il se bat. Lénine improvisant, assis sur les marches de la tribune, la réponse qu'il va faire à un ora-teur ; la simplicité, pour une fois au pouvoir ; la « camaraderie », dans son sens le plus beau, devenue loi de l'État ; les relations des hommes

145 Action, 15 février 1946.146 Ibid.147 Action, 15 février 1946.

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fondées sur ce qu'ils sont vraiment et non pas sur les prestiges de l'ar-gent, de l'influence ou de la puissance sociale ; les hommes prenant en mains leur histoire, commentant l'événement, y faisant face dans des « résolutions » communes, comme le faisaient encore les commu-nistes allemands de Buchenwald après dix ans de captivité, — si l'on est tout à fait revenu de ces « illusions », on abandonne le sens hu-main et la raison d'être du communisme. La société humaine étant dans un état naturel de conflit, puisque chaque conscience veut faire reconnaître son autonomie par les autres, Marx avait cru trouver la solution du problème humain dans le prolétaire en tant qu'il est déta-ché de son entourage naturel, dépouillé de sa vie privée et qu'il y a vraiment un sort commun à lui et à tous les autres prolétaires. La lo-gique de sa situation le conduisait à rejoindre les autres dans la lutte commune contre le destin économique [159] secondé par tous les autres destins, et à réaliser avec eux une liberté commune. De même que l'inégalité de l'âge, des dons, de l'amour, la diversité des histoires individuelles sont surmontés dans le couple humain par la vie com-mune et les projets communs, de même la diversité des prolétariats, leurs particularités nationales, historiques ou ethniques devaient être dépassées lorsque les prolétaires de tous les pays se reconnaîtraient les uns les autres en face des mêmes problèmes, du même ennemi, et en-gageraient ensemble la même lutte contre le même appareil d'oppres-sion. Le moins qu'on puisse dire est que l'histoire n'a pas pris cette tournure.

Mais c'est une chose de reconnaître ce fait, c'en est une autre de déclarer le marxisme dépassé et de chercher la solution du problème humain sur des voies dont il a parfaitement montré qu'elles recon-duisent aux conflits éternels. On n'est pas débarrassé des problèmes communistes pour avoir constaté que le communisme d'à présent est en difficulté devant eux. Si, comme nous essaierons de le montrer, l'essentiel de la critique marxiste est un acquis définitif de la conscience politique et porte contre l'idéologie « travailliste » des An-glo-Saxons, les difficultés du communisme d'aujourd'hui sont nos dif-ficultés. Elles ne nous autorisent en aucun cas à prendre envers lui une attitude de guerre, comme si sa critique du monde existant perdait toute valeur du fait qu'il n'a pas trouvé dans l'histoire les prises et les appuis dont il avait besoin, comme si même l'impossibilité d'une solu-tion supprimait le problème. Il nous reste donc à définir, envers le

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communisme, une attitude pratique de compréhension [160] sans adhésion et de libre examen sans dénigrement, et à faire ce qui dépend de nous pour éviter une guerre où chacun, qu'il se l'avoue ou non, choisirait dans l'obscurité, et qui serait un a combat douteux ».

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Humanisme et terreur.Essai sur le problème communiste

DEUXIÈME PARTIELA PERSPECTIVE HUMANISTE

Chapitre IILE YOGI ET LE PROLÉTAIRE

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Donc avec le déclin de l'idéologie et de la pratique prolétariennes apparaît le vrai problème, autour duquel Koestler tourne sans le for-muler jamais : la Révolution peut-elle sortir de la Terreur ? Y a-t-il une mission historique du prolétariat, à la fois force motrice de la so-ciété nouvelle et porteur des valeurs d'humanité ? Ou au contraire la Révolution est-elle inévitablement une entreprise toute volontaire conduite par des chefs et par une catégorie dirigeante, subie par les autres ? Hegel disait que la Terreur, c'est Kant mis en pratique. Partant de la liberté, de la vertu, de la Raison, les hommes de 93 aboutissent à l'autorité pure parce qu'ils se savent porteurs de la vérité, que cette vérité, incarnée dans des hommes et dans un gouvernement, est aussi-tôt menacée par la liberté des autres et que le gouverné en tant qu'autre est un suspect. La Révolution de 93 est Terreur parce qu'elle est abstraite et veut passer immédiatement des principes à l'application forcée de ces principes. Cela étant, il y a deux solutions. Ou bien lais-ser mûrir la Révolution, l'appuyer, non plus [162] sur les décisions d'un Comité de Salut Public, mais sur un mouvement de l'histoire : c'est la solution que Hegel a peut-être entrevue en 1807, c'est celle que

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Marx a adoptée. Selon l'Idéologie allemande, la Révolution réduit au minimum la Terreur inévitable dans les relations des hommes et fina-lement dépasse la Terreur parce qu'elle est l'avènement de la grande majorité des hommes et d'un prolétariat qui est en soi « classe univer-selle ». Hegel vieilli réservait au contraire ce nom aux fonctionnaires d'un État autoritaire qui voient pour tous le sens de l'histoire et qui font l'humanité par la force et par la guerre. Il transforme en somme la Terreur en institution, il renonce à l’universalisme hypocrite de 93, et, puisqu’après tout la Raison au pouvoir devient violence, compte sur la violence seule pour faire l'unité des hommes. La question d'aujour-d'hui est de savoir si le vieux Hegel aura raison du jeune Marx.

On ne peut reculer indéfiniment le moment où il faudra décider si la philosophie prolétarienne de l'histoire est ou non acceptée par l'his-toire. Le monde où nous vivons est à cet égard ambigu. Mais, bien que deux grains de sable, ni trois ni quatre ne fassent un tas de sable, au bout d'un certain temps le tas de sable est là et personne ne peut en douter. On ne peut indiquer un instant où les compromis cessent d'être marxistes et deviennent opportunistes, les formules de la Maladie in-fantile du Communisme peuvent couvrir à peu près n'importe quoi, il vient cependant un moment où le détour cesse d'être un détour, la dia-lectique une dialectique, et où l’on entre dans un nouveau régime de l'histoire qui n'a plus rien de commun avec la [163] philosophie prolé-tarienne de Marx. On sait comme Trotsky était attaché à cette philoso-phie, au point d'en déduire directement sa tactique, sans égard suffi-sant à des faits aussi massifs, que l'existence du fascisme ou celle de l'U.R.S.S. C'était pour lui l’histoire craie qui continuait, ne fût-ce qu'à l'état de « processus moléculaire », sous les diversions, les confusions et les compromis de l'histoire quotidienne. Il a cependant admis dans ses dernières années que cette distinction ne peut être maintenue à la longue, que, si la philosophie prolétarienne de l'histoire est vraie, elle doit en fin de compte apparaître dans l'événement, et il en est venu à fixer une échéance pour l'épreuve historique du marxisme. « La se-conde guerre mondiale a commencé. Elle atteste sans discussion pos-sible que la société ne peut plus vivre sur la base du capitalisme. Par là elle soumet le prolétariat à une épreuve nouvelle et peut-être déci-sive... » Si la guerre provoque une révolution prolétarienne, le monde et l'U.R.S.S. rentrent dans les perspectives classiques du marxisme. Si par contre le prolétariat « ne prend pas en mains la direction de la so-

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ciété » le monde peut évoluer vers un capitalisme monopolistique et autoritaire. « Si onéreuse que puisse être la seconde perspective, si le prolétariat mondial se révélait en fait incapable de remplir la mission qui lui a été confiée par le cours du développement historique, il ne resterait plus qu'à reconnaître ouvertement que le programme socia-liste fondé sur les contradictions internes de la société capitaliste est finalement une utopie... 148 » (ended as an [164] Utopia). Si Trotsky vivait à présent, pourrait-il simplement maintenir sa critique de l'his-toire existante au nom du schéma prolétarien ? La plate-forme proléta-rienne lui a permis longtemps d'occuper (sinon objectivement et dans la lutte mondiale, du moins à ses propres yeux) une position indépen-dante, à égale distance du ralliement et de la contre-révolution. Quand il a été tué, le moment approchait peut-être où il aurait été expulsé par l'histoire de cette position. Il n'aurait pas pour autant consenti à capitu-ler devant le cours des choses, ni à se rallier soit au capitalisme mono-polistique, soit au régime de l'U.R.S.S. Ses derniers écrits nous montrent qu'il aurait cherché à définir contre l'un et l'autre un « pro-gramme minimum » pour la défense des masses. Mais, ou bien ce pro-gramme n'aurait été qu'une variante du « socialisme humaniste », et alors il aurait joué son rôle dans la conjuration mondiale contre l'U.R.S.S. Ou bien, (et très certainement), Trotsky aurait cherché à l'appuyer sur les mouvements de masses, et alors il serait entré en col-lision avec les partis communistes. À son tour, il se serait donc trouvé au pied du mur ou devant un dilemme. L'histoire ayant dissocié ce que le marxisme avait uni, — l'idée humaniste et la production collective —, ou bien prendre parti pour un humanisme abstrait et contre le seul pays où jusqu'ici soit établie l'économie collective, — ou bien prendre parti pour la production collective et le pays qui la représente. Ou l'U.R.S.S. ou la contre-révolution. On ne peut imaginer une « dernière déclaration » de Trotsky. Défi au présent, appel à l'avenir, cela était, exclu puisqu'il tenait [165] pour cruciale l'expérience présente. Rallie-ment au gouvernement de l'U.R.S.S., c'est invraisemblable, car il était, surtout dans son dernier âge, un homme trop classique, trop attaché à la rationalité du monde pour vivre dans les contradictions et pour en-trer dans le jeu romantique des capitulations et de la conscience mal-heureuse. La vie politique pour lui serait devenue impossible.

148 The New International, novembre 1939, cité par D. Macdonald, Politics, avril 1946, pp. 97-98.

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C'est ici qu'on dira sans doute : en effet, il n'y a pas de position po-litique pour qui reste marxiste au sens classique. Mais pourquoi accor-der un sursis à cette philosophie ? Elle n'a pas réussi à passer dans les faits, c'était une utopie. Il ne faut plus y penser. Ceci nous amène au dernier point qu'il nous importe d'établir. Le déclin de l'humanisme prolétarien n'est pas une expérience cruciale qui annule le marxisme entier. Comme critique du monde existant et des autres humanismes, il reste valable. À ce titre au moins, il ne saurait être dépassé. Même incapable de donner forme à l'histoire mondiale, il reste assez fort pour discréditer les autres solutions. Considéré de près, le marxisme n'est pas une hypothèse quelconque, remplaçable demain par une autre, c'est le simple énoncé des conditions sans lesquelles il n'y aura pas d'humanité au sens d'une relation réciproque entre les hommes, ni de rationalité dans l'histoire. En ce sens, ce n'est pas une philosophie de l'histoire, c'est la philosophie de l'histoire, et y renoncer, c'est faire une croix sur la Raison historique. Après quoi, il n'y a plus que rêve-ries ou aventures.

Une philosophie de l'histoire suppose en effet que l'histoire hu-maine n'est pas une simple somme de faits juxtaposés — décisions et aventures individuelles, [166] idées, intérêts, institutions, — mais qu'elle est dans l'instant et dans la succession une totalité, en mouve-ment vers un état privilégié qui donne le sens de l'ensemble. Il n'y aura donc pas de philosophie de l'histoire si certaines catégories de faits historiques sont insignifiantes, si par exemple l'histoire est faite des projets de quelques grands hommes. L'histoire n'a un sens que s'il y a comme une logique de la coexistence humaine, qui ne rend impos-sible aucune aventure, mais qui du moins, comme par une sélection naturelle, élimine à la longue celles qui font diversion par rapport aux exigences permanentes des hommes. Toute philosophie de l'histoire postule donc quelque chose comme ce qu'on appelle matérialisme his-torique, à savoir l'idée que les morales, les conceptions du droit et du monde, les modes de la production et du travail sont liés intérieure-ment et s'expriment l'un l'autre. Il y aura philosophie de l'histoire si toutes les activités humaines forment un système tel qu'à chaque mo-ment il n'y ait pas de problème absolument séparable, que les pro-blèmes économiques et les autres forment un seul grand problème, et qu'enfin les forces productrices de l'économie aient une signification culturelle, comme inversement les idéologies ont une incidence éco-

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nomique. Soit, dira-t-on, mais la conception marxiste de l'histoire af-firme davantage : elle affirme que l'histoire économique n'arrivera à l'équilibre que par l'appropriation collective de la nature aux mains du prolétariat. C'est le prolétariat qui, dans cette perspective, reçoit une mission historique et sa lutte une signification centrale. N'est-ce pas là une hypothèse parmi [167] d'autres, et ne peut-on pas imaginer d'autres philosophies de l'histoire qui lieraient le sort des hommes à la sagesse du prince ou à celle des vieillards, ou à celle des savants et des intellectuels, ou à celle des fonctionnaires de l'État, ou à celle des saints ou enfin à un système de « contrepoids » dans l’ordre politique et économique tels que la phase moyenne du capitalisme les a connus ? Mais un groupe d'hommes ne pourra recevoir une mission historique — la mission d'achever l'histoire et de faire l'humanité, — que s'ils sont capables de reconnaître pour tels les autres hommes et d'être reconnus par eux. Or, qu'il s'agisse du prince, des vieillards, des sages, des fonctionnaires de l'État ou même des saints, le rôle histo-rique de ces hommes ou de ces groupes d'hommes consiste entière-ment à maîtriser les autres, par la force ou par la douceur. Et si c'est par un sage équilibre des pouvoirs que Ton définit la civilisation, cette civilisation est encore lutte, violence, et non-réciprocité. Quant à la mission historique du prolétariat, on peut contester qu'il soit en posi-tion de la remplir, ou que la situation du prolétariat telle que Marx l’a décrite suffise à orienter une révolution prolétarienne vers un huma-nisme concret, que les violences de l'histoire soient toutes imputables à l'appareil capitaliste. Mais on niera difficilement que, tant que cet appareil sera en place et tant que le prolétariat sera prolétariat, l'huma-nité comme reconnaissance de l'homme par l'homme reste un rêve ou une mystification. Le marxisme n'a peut-être pas la force de nous convaincre qu'un jour et par les voies qu'il indique l'homme sera pour l'homme [168] l'être suprême, mais garde celle de nous faire com-prendre que l'humanité n'est humanité que de nom tant que la plupart des hommes vivent par procuration et que les uns sont maîtres, les autres esclaves. Dire que l'histoire est (entre autres choses) l'histoire de la propriété, et que là où il y a prolétariat, il n'y a pas d'humanité, ce n'est pas avancer une hypothèse qu'il faudrait ensuite prouver comme on prouve une loi de physique, c'est simplement énoncer cette intuition de l'homme comme être situé à l'égard de la nature et des autres, que Hegel développe dans sa dialectique du maître et de l'es-clave, et que Marx lui empruntait. Les esclaves, en dépossédant les

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maîtres, sont-ils en voie de dépasser l'alternative de la maîtrise et de l'esclavage ? C'est une autre question. Mais, au cas où ce développe-ment ne se produirait pas, cela ne signifierait pas que la philosophie marxiste de l'histoire doit être remplacée par une autre, cela signifie-rait qu'il n'y a pas d'histoire si l'histoire est l'avènement d'une humani-té et l'humanité la reconnaissance mutuelle des hommes comme hommes, — en conséquence pas de philosophie de l'histoire, et qu'en-fin, comme le disait Barrès, le monde et notre existence sont un tu-multe insensé. Peut-être aucun prolétariat ne viendra-t-il exercer la fonction historique que le schéma marxiste reconnaît au prolétariat. Peut-être la classe universelle ne se révèlera-t-elle jamais, mais il est clair qu'aucune autre classe ne saurait relever le prolétariat dans cette fonction. Hors du marxisme, il n'y a que puissance des uns, et résignation des autres. Les raisons pour lesquelles on tient au mar-xisme et l'on ne s'en détache pas facilement, quel ; que soient les « dé-mentis [169] de l'expérience », sont maintenant claires : c'est que, re-placées dans les perspectives dé cette unique philosophie de l'histoire, les « sagesses historiques » apparaissent comme des échecs. Le mar-xisme a un premier titre, tout subjectif, à bénéficier d'un sursis : c'est qu'il est le seul humanisme 'qui ose développer ses conséquences. Mais, de ce fait même, il en a aussitôt un second, objectif cette fois. Parce que nulle part dans le monde ne se réalise le pouvoir du proléta-riat, on conclut que le marxisme est dépassé par les faits, que la ques-tion ne se pose plus, ou que « personne aujourd'hui n'est plus mar-xiste ». Ce raisonnement suppose que les comptes du marxisme sont arrêtés et que, n'étant pas réalisé dans les institutions, il n'a plus rien à nous apprendre. C'est oublier beaucoup de faits qui nous le montrent toujours vivant, sinon sur le devant de la scène, du moins au second plan de l'histoire. L'histoire présente n'est pas conduite par le proléta-riat mondial, mais, de temps à autre, il menace de reprendre la parole. Les chefs d'État le redoutent. Or, chaque fois qu'il se rendort, avec lui entrent en sommeil l'universalisme et l'espoir d'une transformation sociale. Cela suffit pour que l'attitude marxiste reste possible non seulement à titre de critique morale, mais même à titre d'hypothèse historique. Le matérialisme historique est plutôt prouvé que démenti par l'évolution de l'U.R.S.S. puisqu'on voit paraître ensemble la hié-rarchie stricte et le compromis patriotique et religieux. S'il est vrai que la rivalité de l'U.R.S.S. et des États-Unis explique un grand nombre de faits, il est à remarquer que, dans les pays d'importance moyenne, elle

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utilise la lutte des classes [170] et est utilisée par elle, les deux phéno-mènes forment un ensemble ambigu où domine tantôt l'un tantôt l'autre. Les sympathies pour l'U.R.S.S. et pour les États-Unis se distri-buent assez régulièrement, d'après la ligne de partage des classes. On a vu le gouvernement britannique, pendant la guerre, rallier les masses à l'effort national par des projets qui avaient quelque chose de socia-liste, et abandonner ces projets aussitôt passé le danger, comme s'il connaissait bien cette loi marxiste de l'histoire selon laquelle la conscience de classe dissocie le patriotisme. On a vu les gouverne-ments de Madrid et de Vichy, dans un temps où les partis commu-nistes étaient illégaux et traqués, dénoncer le « communisme inté-rieur » comme un danger plus grand que les victoires de l'armée rouge, reconnaissant ainsi la lutte des classes comme fait spontané en dépit de tout ce qu'ils avaient tenté pour mystifier la conscience de classe. Sans doute avaient-ils intérêt à persuader les Anglo-Saxons qu'ils formaient rempart contre le prolétariat. Mais justement l'un d'entre eux au moins n'y a pas si mal réussi. Les déclarations de Hitler sur les dangers d'un trotskysme européen appartenaient au même genre de propagande. Mais, comme toutes les propagandes, celle-ci exprime dans un langage approximatif un aspect des choses, la possi-bilité permanente d'un mouvement prolétarien dans chaque pays, sous la pression de ses problèmes propres. On aurait tort d'accorder au pro-létariat et à la lutte des classes comme facteurs politiques moins d'im-portance que ne le font à travers le monde ses adversaires les plus ré-solus. On a vu le général de Gaulle, qui d'abord appelait sur son pays la grande vague [171] d'une révolution, dissocier cette vague pourtant, sans violence lorsqu'il eut pris pied en France, rappeler un personnel politique largement discrédité, mais de toute sûreté, traiter les pro-blèmes militaires, économiques et judiciaires hors de toute initiative populaire, modérer, décourager, fatiguer ceux qui l'avaient soutenu, comme si le problème des problèmes était pour lui de replacer les masses dans cet état de passivité qui est le bonheur des gouverne-ments, comme si toute rénovation était nécessairement révolution, ce qui est exactement la thèse marxiste 149. La conduite du prolétariat

149 On dira que le général de Gaulle n'en avait pas au prolétariat, mais au parti communiste ou à l'U.R.S.S. C'est probable, mais le fait est que visant l'un il atteignait l'autre. Toutes les distinctions du monde n'empêchent pas que le gouvernement de Gaulle, dans la mesure où il devenait anticommuniste, restreignait les libertés, essayait de ruser avec le suffrage et prenait figure

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français pendant l'occupation allemande est encore un de ces faits que le marxisme éclaire et qui le confirment. On peut dire que, dans son ensemble, — et en particulier le prolétariat industriel, — même quand il a travaillé ou fait commerce avec l'occupant, il a été remarquable-ment insensible à sa propagande, comme d'ailleurs il a été rebelle au chauvinisme. Les éléments les moins politisés lui opposaient, non sans doute des actes d'héroïsme, mais comme une certitude massive, venue de très loin : « Tout cela ne nous concerne pas », « ce socia-lisme « européen », n'est pas notre socialisme », — comme si la condition prolétarienne portait en elle un refus implicite et définitif des thèmes réactionnaires, même déguisés, et une sagesse spontanée bien conforme à la description de Marx. Si l’on considère [172] l'his-toire contemporaine, non pas statistiquement et dans ses grandes lignes, mais au niveau des individus qui la vivent, on voit reparaître les thèmes marxistes que l'on croyait « dépassés ». Or déjà en phy-sique il n'y a pas d'expérience cruciale après quoi une théorie puisse être dite fausse ou vraie, mais plutôt un déclin des théories trop simples, chaque jour moins capables de couvrir l'ensemble des faits connus. À plus forte raison en histoire, où il n'est pas question d'une nature extérieure, mais de l'homme même, où par suite une théorie ne cesse de compter comme facteur historique, et en ce sens d'être vraie, que le jour où les hommes cessent d'y adhérer. Qu'un Français, malgré les « démentis de l'expérience », reste attaché aux thèmes marxistes, ce n'est, si l'on veut, qu'un fait psychologique, mais, multipliée par plusieurs millions, cette « erreur » devient un fait sociologique parfai-tement objectif et qui doit exprimer quelque réalité présente de l'his-toire française. Même quand le parti communiste passe des compro-mis, il est, par exemple, en raison de sa composition sociale, seul ca-pable de soutenir efficacement les fermiers contre les propriétaires et il est bien difficile de démontrer aux paysans qu'ils se trompent en vo-tant pour lui. De même, quelle que soit sa politique du moment, le Pays de la Révolution doit se conformer à l'image de lui-même que les masses lui renvoient et introduire dans les pays où il domine des ré-formes qu'ils ont attendues un siècle. Quant au prolétariat urbain et industriel que la politique de compromis pourrait rebuter, il n'est pas besoin, pour expliquer sa fidélité, de recourir avec Kœstler à la patho-logie mentale : il reste dans le parti parce [173] qu'il y est et que, tant

réactionnaire.

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qu'il y est, le parti communiste reste le parti du prolétariat. L'adhésion tend d'elle-même à se continuer. La politique prolétarienne, disait un anticommuniste, cela signifie les Russes. Oui, lui répondit-on, mais les Russes, cela signifie un minimum de politique prolétarienne qui ne se trouve pas ailleurs, du moins tant que le prolétariat ne sépare pas son sort de celui de l'U.R.S.S. Telle est la situation ambiguë où nous nous trouvons et qui fait que l'anticommunisme virulent est conserva-teur, bien que les communistes aient mis en sommeil ou même aban-donné la politique révolutionnaire du type classique.

** *

Beaucoup d'anciens communistes ferment les yeux à cette vérité rémanente ou permanente du marxisme et prennent en conséquence des positions philosophiques et politiques qui les situent en deçà et non au-delà. Ils se sont séparés d'un parti qui pour ses adhérents n'est pas seulement, comme d'autres partis ou comme une société de se-cours mutuel, l'instrument d'une activité strictement délimitée, mais le lieu de tous les espoirs et le garant de la destinée humaine. La rupture avec le parti est totale, comme la rupture avec quoiqu'un, et obéit à la loi du tout ou rien. Elle ne laisse pas intact le souvenir de ce qui l'a précédée. Les anciens communistes sont souvent moins équitables envers le marxisme que ceux qui n'en ont jamais fait profession, parce qu'il appartient pour eux à un passé qu'ils ont difficilement rejeté et dont ils né veulent [174] plus rien savoir. Si dans leur période commu-niste ils ont mal compris la portée du marxisme, on ne saurait leur de-mander de revenir là-dessus et de poser aujourd'hui les questions compte tenu d'une doctrine qu'ils ont rejetée comme on rejette une amitié ou un amour, c'est-à-dire en bloc. Peut-être même tiennent-ils à l'image indigente qu'ils s'en faisaient parce qu'elle justifie la rupture. Un homme qui a quitté la femme avec laquelle il avait vécu reste in-crédule si elle devient précieuse à quelqu'un d'autre : il la connaissait mieux que personne par la vie de chaque jour, et cette image si diffé-rente qu'un autre a maintenant d'elle, ce ne peut être qu'une illusion. Lui sait, les autres se trompent. Il n'y a rien de frivole à comparer ainsi la vie politique et la vie personnelle. Nos rapports avec les idées sont inévitablement et sont à bon droit des rapports avec les gens. C’est pourquoi, sur certaines questions, l'ancien communiste manque pour longtemps de lucidité.

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C'est ce que vérifie l'exemple de Kœstler. À l'entendre parler de la « scolastique marxiste » et du « jargon philosophique » 150, on peut pré-sumer qu'il n'a jamais pris au sérieux l'élaboration philosophique qui, des post-kantiens à Marx, conduit à voir dans l'Histoire l'existence de l'esprit. En fait, il est parti de ce qu'il appelle la « philosophie du com-missaire » : le complexe considéré comme un assemblage d'éléments simples, la vie comme une modalité de la nature physique, l'homme comme une modalité de la vie, la conscience comme un produit ou même une apparence ; un monde homogène, [175] étalé, plat, sans profondeur ni intérieur ; l'action humaine expliquée par des causes comme tous les processus physiques, la morale, la politique, ramenées à une technique de l'utile, en un mot l'affirmation exclusive du « de-hors ». Aujourd'hui, il découvre la liberté au sens cartésien, comme expérience indubitable de ma propre existence 151, la conscience comme première vérité, il se plaît à noter tout ce qui, dans la physique ou la psychologie modernes, contredit la philosophie du commissaire : discontinuité des quanta, valeur seulement statistique des lois, valeur seulement macroscopique du déterminisme 152 et en conséquence limi-tation de la pensée « explicative » et réhabilitation du jugement de valeur 153. On conçoit qu'après avoir si longtemps respiré l'irrespirable philosophie du commissaire, il s'en éloigne avec satisfaction. Ce que l'on conçoit moins, c'est qu'il la mette au compte du marxisme et jette par-dessus bord, avec elle, le marxisme lui-même. Car enfin la qualité irréductible aux différences de quantité, le tout irréductible aux parties et porteur d'une loi d'organisation intrinsèque, un a priori ou un inté-rieur de la vie et de l'histoire dont les événements constatables sont le déploiement visible et comme l'émergence et dont l'homme est en der-nière analyse le porteur, Kœstler pouvait apprendre tout cela dans He-gel et dans Marx considéré comme « réalisateur » de Hegel.

Il y aurait gagné de ne pas échanger une naïveté contre une autre et le scientisme contre le sentiment [176] océanique. Certes, il n'est pas entré en religion. Il se moque de ceux qui croient trouver dans le com-portement de l'électron un passage pour quelque inspiration divine 154 dans celui de la cellule vivante un libre arbitre comparable à la liberté 150 The Yogi and the Commissar (passim).151 Ibid., p. 220.152 Ibid., p. 225.153 Ibid., pp. 240 et 242-243.154 The Yogi and the Commissar, p. 226

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humaine, et généralement dans les limites de la science exacte une preuve de l'Immaculée Conception 155. Ce qu'il veut opposer à la philo-sophie de l'extérieur ou philosophie du Commissaire, ce n'est pas la philosophie du Yogi ou philosophie de l'intérieur : il les renvoie dos à dos. Le Yogi a le tort de négliger l'hygiène et les antiseptiques 156. Il laisse faire la violence et ne fait rien 157. « Supposer que, hors du méca-nisme, il n'y a que l'Église d'Angleterre, et que la seule voie vers ce que nous ne pouvons voir ni toucher passe par le dogme chrétien, est d'une naïveté désarmante... 158 » Ce qu'il cherche, c'est une « syn-thèse 159 » entre la philosophie de l'extérieur, qui nivelle le monde sur le plan unique de l'explication causale, et la philosophie de l'intérieur, qui se borne à décrire les niveaux de l'être dans leur différence et perd de vue leurs relations effectives 160. « Le paradoxe fondamental de la condition humaine, le conflit entre liberté et déterminisme, morale et logique ou comme on voudra l'exprimer, ne peut être résolu que si, pensant et agissant sur le plan horizontal qui est celui de notre exis-tence, nous demeurons cependant conscients [177] de sa dimension verticale. Prendre conscience de l'un sans perdre conscience de l'autre, c'est peut-être la tâche la plus difficile et la plus nécessaire devant la-quelle notre espèce se soit jamais trouvée 161. » La formule est excel-lente. Mais, dans le fait, Koestler incline vers le Yogi, sans même évi-ter les accès de fanatisme qui, comme il l'indique lui-même, alternent chez le Yogi avec la vie intérieure 162. On le sent tenté, ne disons pas par la religion, qui, elle, a le sens des problèmes du monde, mais par la religiosité et l'évasion : « ...le Siècle des lumières a détruit la foi en une immortalité personnelle. Les cicatrices de l'opération n'ont jamais guéri. Il y a un vide dans chaque âme vivante, une soif ardente en nous tous... 163. » Il met au compte du christianisme, et paraît donc lier aux croyances transcendantes, l'idée d'une pluralité de niveaux où l'in-férieur n'explique pas le supérieur 164, ce qui est tout de même un peu 155 Ibid., p. 227.156 Ibid., p. 6.157 Ibid., p. 244.158 Ibid.159 Ibid., p. 245.160 Ibid., p. 243.161 Ibid., pp. 245-246.162 P. 245.163 P. 217.164 P. 236.

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fort si l'on pense à Aristote. Il déclare froidement que la science a usurpé la place de 1' « autre mode de connaissance... depuis près de trois siècles », ce qui est violent si l'on pense au Descartes des Médita-tions, à Kant, à Hegel. Cet « autre mode de connaissance », il l'appelle contemplation et déclare qu'elle « ne survit que dans l'Orient et que, pour l'apprendre, nous avons à nous tourner vers l'Orient 165 ». On a envie, encore une fois, de le renvoyer à Hegel qui explique si bien l'Orient comme rêve d'un Infini naturel [178] sans médiation histo-rique, et dans l'oisiveté de la mort.

On a l'impression d'une philosophie en retraite : Kœstler se retire du monde, il prend congé de sa jeunesse, il n'en retient presque rien. Quand par exemple il parle de Freud, ce n'est pas pour dégager les acquisitions du freudisme de sa charpente théorique aujourd'hui ver-moulue et des préjugés scientistes que Freud partageait avec sa géné-ration. C'est pour réserver, par delà tout conditionnement corporel et historique, un pur domaine des Valeurs. Il faut que le sourire de la Joconde soit arraché à toute compromission avec l'enfance de Léo-nard 166 ou le courage et le sacrifice à toute contamination par le maso-chisme ou l’ « instinct de la mort » 167. Alors qu'il faudrait chercher jusque dans le masochisme et l'instinct de la mort ou jusque dans les conflits infantiles l'annonce et la première esquisse du drame humain que les actions et les œuvres de l'adulte porteront à son expression la plus pure sans jamais s'en abstraire, — alors qu'il aurait fallu faire des-cendre les valeurs et l'esprit jusque dans les faits prétendus « biolo-giques », Kœstler revendique pour eux un lieu métaphysique distinct, s'interdit par conséquent l'analyse et la critique psychologiques de nous-mêmes et nous livre aux mystifications de notre bonne conscience. Alors qu'il fallait retenir toutes les conditions psycholo-giques ou historiques d'une œuvre ou d'une vie et simplement les inté-grer en une situation totale qui se propose à l'individu comme le thème de toute sa vie et qu'il est d'ailleurs libre de traiter de plusieurs [179] façons, l'homme lisant dans les données de sa vie ce qu'il consent à y lire, — Kœstler discrédite l'histoire et la psychologie. Alors qu'il fallait, au besoin contre les déclarations de principe de Freud, mais selon l'esprit de ses études concrètes, reconnaître la signi-

165 P. 246.166 P. 238.167 P. 241.

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fication humaine de la libido, comme puissance indéterminée de « fixation » et d' « investissement », Kœstler réclame pudiquement que l'on mette l'amour du prochain au-delà des conflits somatiques 168. Parce qu'il a trop longtemps cru à une vie sans valeurs et sans esprit, — et qu'il y croit encore, —il ne peut les réintégrer maintenant qu'à l'étage supérieur. Il faut voir comment au nom des « règles élémen-taires de la logique », dont quelques exemples contemporains de « préliaisons collectives » 169, de raisonnement « thalamique » 170 et de mentalité schizoïde fournissent l'effrayante contre-épreuve, Kœstler envoie promener la « dialectique » 171 et réhabilite la pensée prétendu-ment claire, — comme si l'on pouvait surmonter les contradictions de la vie en oubliant [180] l'un des deux termes dont elles sont faites, comme si l'abus de la dialectique avait sa cause en lui-même et non pas dans les contradictions croissantes dont l'humanité fait l'expé-rience, et comme si la règle de la pensée pouvait être de s'arrêter aux idées les plus simples, comme étant les plus claires, au risque de ne pas comprendre ce qui se passe. De même enfin, dans l'ordre du juge-ment moral, Kœstler part en guerre contre la formule « tout com-prendre c'est tout pardonner » et la pulvérise par le moyen de cette logique abstraite dont il partage le secret avec les collaborateurs de Polemic. Ou bien, dit-il en effet, je comprends une action en elle-même, et alors de la comprendre ne peut me conduire qu'à la condam-ner plus sévèrement si elle est mauvaise. Ou bien comprendre c'est expliquer par des causes extérieures comme le milieu, l'hérédité, l'oc-casion, mais alors je traite l'action comme un simple produit naturel, ce qui laisse intact mon jugement sur l'action comme action libre. Et si

168 Il donne l'oeuvre de Sade (p. 240) comme un bon exemple d'une morale soumise à la « biologie », alors que, de toute évidence, Sade prouve plutôt qu'au niveau de l'homme, le biologique comme le sociologique est chargé d'une volonté d'absolu. Le mot de Kirillov dans les Possédés (p. 239) ( « s'il croit, il ne croit pas qu'il croit, s'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croit pas ») Kœstler n'y trouve pas l'écho du malin génie cartésien, l'expression d'un doute toujours possible sur l'authenticité de nos affirmations et de nos décisions, — à dépasser, comme Descartes l'enseigne, par l'expérience de la pensée en acte. Non, pour Koestler, il faut oublier le doute, en oubliant la psychologie et l'histoire, et en posant une fois pour toutes que nous les trans-cendons.

169 P. 118.170 P. 128.171 P. 228, note.

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nos actions n'étaient ni nécessaires au sens de la nécessité naturelle, ni libres au sens d'une décision ex nihilo ? Si en particulier dans l'ordre du social personne n'était innocent et personne absolument coupable ? Si c'était l'essence même de l'histoire de nous imputer des responsabi-lités qui ne sont jamais entièrement nôtres ? Si toute liberté se décidait dans une situation qu'elle n'a pas choisie, bien qu'elle l'assume ? Nous serions alors dans la situation pénible de ne jamais pouvoir condamner avec bonne conscience, bien qu'il soit inévitable de condamner.

C'est ce que Kœstler ne veut pas. De peur d'avoir à pardonner, il préfère ne pas comprendre. Assez [181] d'équivoques, pense-t-il, as-sez de problèmes et de casse-tête. Revenons aux valeurs absolues et aux pensées claires. Il y a peut-être là pour lui une question de santé et l'on s'en voudrait d'interrompre une cure. Mais qu'il ne présente pas un remède à ses incertitudes comme une solution des problèmes du temps. Il brûle la philosophie du Commissaire qu'il adorait. Cela donne peu de confiance dans ses affirmations du moment. Il règne dans les essais de Kœstler un style d' « aller et retour » qui est celui de beaucoup d'anciens communistes, et qui ennuie les autres. Après tout, nous n'avons pas à expier les péchés de jeunesse de Kœstler, et si, sur ses vingt ans, il a eu des bontés pour « le rationalisme, l'optimisme superficiel, la logique cruelle, l'arrogante confiance en soi, l'attitude prométhéenne », ce n'est pas une raison pour liquider avec eux les ac-quisitions du XIXe siècle, pour pencher à présent vers « le mysticisme, le romantisme, les valeurs morales irrationnelles et le demi-jour mé-diéval », ni surtout pour prêter aux masses, qui n'en peuvent mais, et continuaient pendant ce temps leur existence sacrifiée, une « nostalgie antimatérialiste » aussi vaine que le matérialisme lui-même 172. On n'aime pas ces beaux sentiments tout neufs. Comme disait Montaigne, « entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines 173 ». Un certain culte ostentatoire des valeurs, de la pureté morale, de l'homme inté-rieur est secrètement apparenté avec la violence, la haine, le fana-tisme, et Kœstler le sait puisqu'il nous met en garde contre le « mys-tique [182] qui agit comme un commissaire retourné 174 ». On aime un homme qui change parce qu'il mûrit et comprend aujourd'hui plus de

172 P. 13.173 Essais, III, XIII.174 The Yogi and the Commissar, p. 245.

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choses qu'il n'en comprenait hier. Mais un homme qui retourne ses positions ne change pas, il ne dépasse pas ses erreurs. C'est sur le ter-rain de la politique que l'humanisme de Kœstler va montrer sa face méchante. Ici comme ailleurs, il ne progresse pas, il rompt avec son passé, c'est-à-dire qu'il reste le même. Dans un seul passage de son livre, il lui arrive de mentionner entre le type du Commissaire et celui du Yogi le type du révolutionnaire marxiste tel que le XIXe siècle l'a formé. « Depuis Rosa Luxembourg, dit-il, aucun homme, aucune femme n'a paru qui eût à la fois le sentiment océanique et le mobile de l'action 175 ». Ceci donne à entendre que Rosa Luxembourg, — ni, ajouterons-nous, les grands marxistes de ce siècle, — n'ont professé ou en tout cas vécu la sordide philosophie du Commissaire. Si donc on trouve que le communisme d'aujourd'hui s'écarte de son inspiration originaire, il faut le dire, mais le remède ne consistera en aucun cas à rentrer dans le jeu de la vie tout intérieure dont le marxisme, une fois pour toutes, a montré les mystifications. Kœstler oublie de son passé communiste ce qu'il faudrait garder, — le sens du concret, — et en garde ce qu'il faudrait oublier, — la disjonction de l'intérieur et de l'extérieur. Il y est trop et trop peu fidèle, comme ces sujets de Freud qui restent fixés à leurs expériences et qui justement pour cette raison ne peuvent les comprendre, les assumer et les liquider. Il fait tran-quillement [183] l'éloge du « socialisme » britannique. « Le cadre constitutionnel de la démocratie britannique offre au moins une chance de transition relativement douce vers le socialisme 176. » « Un des enseignements fondamentaux du marxisme est qu'il est important pour le prolétariat de conserver certaines libertés démocratiques dans l'État 177. » Que le « socialisme » et la démocratie britanniques reposent sur l'exploitation d'une partie du monde, cette objection n'est pas même mentionnée. Bien plus, Kœstler entend qu'on ôte aux socialistes anglais les scrupules qui pourraient leur rester, et aux prolétaires conscients s'il s'en trouve, ce qu'ils peuvent garder d'universalisme. « La fameuse phrase du Manifeste Communiste « les travailleurs n'ont pas de patrie » est inhumaine et fausse. Le laboureur, le mineur le ba-layeur sont liés à leur rue ou à leur village natal, aux traditions du lan-gage et des mœurs par des liens émotionnels aussi forts que ceux du riche. Aller contre ces liens c'est aller contre la nature humaine, — 175 Ibid., p. 13.176 P. 216.177 P. 215.

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comme le socialisme doctrinaire, avec ses racines matérialistes, l'a si souvent fait 178. » Si un prolétaire émerge du provincialisme et du chauvinisme, on peut compter sur Kœstler pour l'y replonger. Et l'on ne voit pas bien pourquoi, dans une récente interview, il faisait au par-ti travailliste le reproche (unique) de n'avoir pas créé une Internatio-nale (sans d'ailleurs s'interroger sur les raisons d'une si regrettable omission). Après les famines de Karkov, on comprend que Kœstler apprécie à sa valeur le climat moral de la [184] belle et mélancolique Angleterre. Certes, personne n'aime les restrictions ni la police, per-sonne de sensé n'a jamais douté qu'il fût plus agréable de vivre dans les pays qui, à la faveur de leur avance historique, grâce à leurs res-sources naturelles aidées par les revenus de l'État usurier, assurent à leurs nationaux un niveau de vie et des libertés qu'une économie col-lective en construction refuse aux siens. Mais la question n'est pas là. Même si demain les États-Unis étaient les maîtres du monde, il est assez évident que ni leur prospérité ni leur régime ne s'étendraient de ce fait partout. Même si la France s'était politiquement liée aux États-Unis, elle n'aurait pas connu pour autant la prospérité relative que les Belges par exemple doivent à la possession du Congo. Elle aurait eu à payer ses importations de sa production, qui est la plus coûteuse du monde. De même, il faut apprécier sur le terrain russe les problèmes et les solutions soviétiques. Le ton de Kœstler parlant des famines de Karkov et des coupures de courant rappelle celui des journalistes fran-çais, avant la guerre, quand ils parlaient du rationnement, des queues et de la pénurie en U.R.S.S. Depuis lors nous avons connu cela, et pour rien. Certains soldats américains montraient au spectacle de notre vie sordide, non pas du tout de la compassion, mais une sorte de mé-pris et de scandale, persuadés probablement qu'on ne peut être si mal-heureux sans avoir beaucoup péché. Il y avait quelque chose d'ana-logue chez certains de nos compatriotes qui avaient séjourné aux États-Unis pendant l'occupation. Symétriquement, il y a, chez beau-coup de continentaux, une sorte de sympathie pour les peuples famé-liques et qui ont l'expérience [185]de la nécessité. Ce n'est pas avec des sentiments qu'on résoudra la question, qui, encore une fois, n'est pas de savoir si l'on est mieux ici ou là, mais si l'un des systèmes (et lequel) est investi d'une mission historique. Nous avons posé la ques-tion en ce qui concerne l'U.R.S.S. Il faut la poser aussi en ce qui

178 P. 211.

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concerne le « socialisme » britannique ; Il faut se demander si un « so-cialisme » qui abandonne l'internationalisme au moins « sous sa forme doctrinaire », et prend sans scrupule la succession de la politique Churchill dans le monde intéresse en quoi que ce soit les hommes de tous les pays et si le « socialisme » ainsi compris n'est pas un autre nom de la politique impériale. Les électeurs français, dit l'anticommu-niste, votent pour le marxisme et font le jeu des Russes. Mais com-ment ne voit-il pas que le « socialisme humaniste » est exactement le déguisement que doivent prendre les impérialismes occidentaux s'ils veulent se faire reconnaître une mission historique. Si sensible à la première équivoque, on est confondu de voir que Kœstler l'est si peu à la seconde. Il fait appel à 1' « humanisme révolutionnaire de l'Occi-dent 179 ». Mais par ailleurs, il ne reproche rien en politique intérieure au parti travailliste, dont nous avons pu depuis quelque temps appré-cier l'esprit révolutionnaire. Quant à l'humanisme, il souhaite la paix, mais toute la question est de savoir comment il entend l'obtenir et, comme on dit dans l'École, par quels moyens nous allons vers cette fin honorable. A cet égard, le Yogi et le Commissaire montre bien que l'anticommunisme et l'humanisme ont [186] deux morales : celle qu'ils professent, céleste et intransigeante, celle qu'ils pratiquent, terrestre et même souterraine. « Comme les journalistes de gauche étaient convaincants quand ils prouvaient, aux jours de Munich, que l'apaise-ment ne conduit pas à la paix, mais à la guerre, — et comme ils ont oublié le sermon qu'ils prêchaient alors ! Dans le cas de la Russie comme dans celui de l'Allemagne, l'apaisement est fondé sur cette er-reur logique qu'un pouvoir en expansion, si on le laisse faire, arrivera automatiquement à saturation. L'histoire prouve le contraire. Un en-tourage qui ne résiste pas agit comme un vide, il incite constamment à une nouvelle expansion et n'indique pas à l'agresseur jusqu'où il peut aller sans risquer un conflit majeur ; c'est pour lui une invitation di-recte à jouer au-dessus de son jeu et à trébucher dans la guerre par une faute de calcul. En fait les deux guerres mondiales sont nées de telles erreurs de calcul. L' « apaisement » transforme le champ de la poli-tique internationale d'échiquier en table de poker : dans le premier cas, les partenaires savent tous deux où ils sont, dans le second ils ne le savent pas. Le contraire de l'apaisement n'est donc pas le bellicisme : mais une politique à contours clairs et à principes fermes qui ne laisse

179 The Yogi and the Commissar, p. 216.

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pas ignorer au partenaire jusqu'où il peut aller. Elle n'élimine pas la possibilité de la guerre, mais ôte le danger d'y tomber aveuglément : or c'est tout ce que la sagesse politique peut faire. Il est hautement im-probable qu'aucune grande puissance commette un acte d'agression contre une petite nation si tous les intéressés ont clairement et définiti-vement compris qu'une nouvelle guerre mondiale en serait [187] la conséquence inévitable 180. » Voilà donc comment finissent tant de scrupuleuses méditations sur les fins et les moyens. Les dernières phrases jettent sur l'ensemble la bénédiction du si vis pacem.... Hélas ! Si le pacifisme des journalistes de gauche aujourd'hui rappelle à Kœstler la politique d'apaisement des années 1938 et 1939, le si vis pacem de Kœstler nous rappelle, lui aussi, quelque chose. Il y avait en 1939 deux manières de se moquer du monde : l'une était en effet de dire qu'on désarmerait l'Allemagne par des concessions, l'autre de dire que l'Allemagne bluffait et que la fermeté éviterait la guerre. 1939 nous a appris que l' « apaisement » conduit à la guerre, mais aussi que la « fermeté » n'est sérieuse que si elle est déjà consentement à la guerre, peut-être même volonté de guerre, car un consentement, étant conditionnel, n'est qu'une velléité, et l'adversaire, qui le sent, agit en conséquence. Ou bien les puissances « fermes » se consacrent entière-ment à la préparation de la guerre, alors, leurs menaces comptent, mais, si pacifiques que soient leurs fins, elles sont ignorées de l'adver-saire, qui ne voit que les chars, l'artillerie, la flotte et tire les consé-quences de cette situation. Ou bien les puissances répugnent aux moyens belliqueux et alors la fermeté diplomatique est sans effet. Faut-il donc, à dater d'aujourd'hui, que l'Angleterre et les États-Unis préparent la guerre comme ils ont préparé le débarquement de 1940 à 1944 ? Faut-il dès maintenant tenir pour acquis que l'U.R.S.S. ne peut coexister avec le reste du monde ? C'est bien là la question, car il est [188] impossible de présenter la menace d'une guerre mondiale comme un moyen d'assurer la paix quand on a vu l'Allemagne en 1941 engager la guerre à l'Est sans avoir liquidé l'Occident et les Alle-mands se battre contre une coalition presque générale, et impossible aussi d'évoquer un front uni des puissances qui laisserait seul l'agres-seur, puisque l'agresseur n'est jamais sans complicités, les intérêts des puissances étant trop variés pour qu'elles se rangent toutes d'emblée contre lui. La vraie fermeté exige qu'on considère l'état de guerre

180 The Yogi and the Commissar, p. 214.

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comme acquis. Et c'est là certes une politique, mais qu'on lie saurait sans abus de mots appeler « humaniste ». Il est d'ailleurs à craindre qu'ici encore les moyens ne dévorent les fins. Quand les États-Unis auront liquidé l'U.R.S.S. (ce qui n'ira pas tout seul), Kœstler (s'il sur-vit) n'aura plus qu'à proposer aux peuples de l'Europe Occidentale (s'il en reste) une nouvelle politique de « fermeté » à l'égard des États-Unis « puissance en expansion ». On imagine très bien sous le titre Anato-mie d'un Mythe ou La Fin d'une Illusion un nouvel essai de Kœstler consacré cette fois aux pays anglo-saxons. Il établirait péremptoire-ment que les États-Unis, pays de l'antisémitisme, du racisme et de la répression des grèves ne sont plus que de nom le « Pays de la Liber-té » et que les « bases idéologiques » intactes du socialisme travailliste ne sauraient suffire à justifier la politique étrangère de l'Empire an-glais. Peut-être, après ce double détour par des moyens honteux, le Yogi pourra-t-il enfin marcher droit vers les fins humanistes.

Kœstler dira peut-être que nous reprenons contre lui le langage du pacifisme radical, qui est à présent celui de la cinquième colonne so-viétique, [189] comme il était en 1939 celui de la cinquième colonne hitlérienne. Mais ce n'est pas nous qui professons l'humanisme abs-trait, la pureté des moyens et le sentiment océanique, c'est lui, c'est sa propre devise que nous lui opposons. Nous montrons que, si l'on ap-plique ses principes sans compromis, ils condamnent au même titre la politique anglo-saxonne et la politique soviétique et ne permettent pas dans le monde actuel de définir une position politique, — et que par contre si l'on veut les répandre dans le monde par la force, avec la puissance anglo-saxonne qui les soutient et qui s'en pare, on rentre et ils rentrent dans le jeu de l'histoire éternelle, ils se transforment en leur contraire. Montrer que la violence est une composante de l'huma-nisme occidental considéré dans son œuvre historique, ce n'est pas d'emblée justifier le communisme, puisqu'il reste à savoir si la vio-lence communiste est, comme le pensait Marx, « progressive » — et encore bien moins lui donner ce louche assentiment que le pacifisme, sur le terrain de l'histoire, apporte bon gré mal gré aux régimes vio-lents. Mais c'est ôter à la politique occidentale cette bonne conscience sans vergogne si remarquable en ce moment dans beaucoup d'écrits anglo-saxons, c'est replacer sur son vrai terrain la discussion des dé-mocraties occidentales avec le communisme, qui n'est pas la discus-sion du Yogi avec le Commissaire, mais la discussion d'un Commis-

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saire avec un autre. Si les événements des trente dernières années nous autorisent à douter que les prolétaires de tous les pays s'unissent et que le pouvoir prolétarien dans un seul pays établisse des relations réciproques entre les hommes, ils n'enlèvent rien de sa vérité [190] à cette autre idée marxiste que l'humanisme des sociétés capitalistes, si réel et si précieux qu'il puisse être pour ceux qui en bénéficient, ne descend pas du citoyen jusqu'à l'homme, ne supprime ni le chômage, ni la guerre, ni l'exploitation coloniale et qu'en conséquence, replacé dans l'histoire de tous les hommes, il est, comme la liberté de la cité antique, le privilège de quelques-uns et non le bien de tous. Que ré-pondre quand un Indochinois ou un Arabe nous fait observer qu'il a bien vu nos armes, mais non notre humanisme ? Qui osera dire qu'après tout l'humanité a toujours progressé par quelques-uns et vécu par délégation, que nous sommes cette élite et que les autres n'ont qu'à attendre ? Ce serait pourtant la seule réponse franche. Mais ce serait aussi avouer que l'humanisme occidental est un humanisme en com-préhension, — quelques-uns montent la garde autour du trésor de la culture occidentale, les autres obéissent, — qu'il subordonne, à la ma-nière de l'État hégélien, l'humanité de fait à une certaine idée de l'homme et aux institutions qui la portent, et qu'enfin il n'a rien de commun avec l'humanisme en extension qui admet dans chaque homme, non pas en tant qu'organisme doué de tel ou tel caractère dis-tinctif, mais en tant qu'existence capable de se déterminer et de se si-tuer elle-même dans le monde, un pouvoir plus précieux que ce qu'il produit. L'humanisme occidental, à ses propres yeux, est l'amour de l'humanité, mais pour les autres, ce n'est que la coutume et l'institution d'un groupe d'hommes, leur mot de passe et quelquefois leur cri de guerre. L'Empire anglais n'a pas envoyé en Indonésie, ni la France en Indochine des missions de Yogi pour y enseigner [191] le « change-ment de l'intérieur ». Le moins que l'on puisse dire est que leur action dans ces pays a été un « changement de l'extérieur », et assez rude. Si l'on répond : les armes défendent la liberté et la civilisation, c'est donc qu'on renonce à la moralité absolue, on rend aux communistes le droit de dire : nos armes défendent un système économique qui fera cesser l'exploitation de l'homme par l'homme. C'est de l'Occident conserva-teur que le communisme a reçu la notion d'histoire et appris à relativi-ser le jugement moral. Il a retenu la leçon et cherché du moins dans le milieu historique donné les forces qui avaient la chance de réaliser tout de même l'humanité. Si l'on ne croit pas que le pouvoir du prolé-

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tariat puisse s'établir ou qu'il puisse apporter ce que le marxisme en attend, les civilisations capitalistes qui ont, si imparfaites qu'elles soient, le mérite d'exister, représentent peut-être ce que l'histoire a fait de moins horrible, mais entre elles et les autres civilisations ou entre elles et l'entreprise soviétique, la différence n'est pas celle du ciel et de l'enfer ou du bien et du mal : il ne s'agit que de différents usages de la violence. Le communisme doit être considéré et discuté comme un essai de solution du problème humain, et non pas traité sur le ton de l'invective. C'est un mérite définitif du marxisme et un progrès de la conscience occidentale d'avoir appris à confronter les idées avec le fonctionnement social qu'elles sont censées animer, notre perspective avec celle d'autrui, notre morale avec notre politique. Toute défense de l'Occident qui oublie ces vérités premières est une mystification.

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CONCLUSION

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CONCLUSION

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Le marxisme était d'abord cette idée que l'histoire a deux pôles, qu'il y a d'un côté l'audace, la prépondérance de l'avenir, la volonté de faire l'humanité, de l'autre la prudence, la prépondérance du passé, l'esprit de conservation, le respect des « lois éternelles » de la société, et que ces deux tendances discernent presque infailliblement et happent ce qui peut les servir. À l'échelle locale, cela se vérifie tous les jours. Mais le marxisme est aussi cette idée que les deux attitudes sont portées dans l'histoire par deux classes. Or si, dans les vieux pays, l'esprit des milieux capitalistes est bien en gros ce qu'il doit être selon le schéma marxiste, il se trouve que le capitalisme américain bénéficie de ressources naturelles et d'une situation historique qui lui permettent au moins pour un temps de représenter l'audace, l'esprit d'entreprise, et que le prolétariat mondial, dans la mesure où il est en-cadré par les partis communistes, est orienté vers la sagesse tactique, et dans la mesure où il leur échappe est trop fatigué ou divisé par la diversion des guerres mondiales pour exercer sa fonction de critique radicale. Ainsi les premiers rôles de l'histoire sont tenus [196] par des personnages dans lesquels on reconnaîtrait difficilement le « capita-lisme » et le « prolétariat » de la description classique, et dont l'action historique demeure ambiguë. Un Français, un Italien, un républicain espagnol diraient volontiers que, posée sous la forme de la rivalité entre les États-Unis et l'U.R.S.S., la question politique est « mal po-sée ». La guerre entre ces deux puissances mettrait la confusion à son comble, et si jamais une croisade pure a été possible, ce n'est pas au-jourd'hui. Sans doute les deux puissances trouveraient-elles dans leur patriotisme les certitudes dont elles auraient besoin. Mais les moyennes puissances ne sauraient partager ces certitudes. Il n'y a d'avenir pour elles et il n'y aura de clarté dans l'histoire que par la paix. Les moyennes puissances ne peuvent pas grand chose et leurs intellectuels encore bien moins. Notre rôle n'est peut-être pas très im-

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portant. Mais il ne faut pas en sortir. Efficace ou non, il est de rendre claire la situation idéologique, de souligner, par delà les paradoxes et les contingences de l'histoire présente, les vrais termes du problème humain, de rappeler les marxistes à leur inspiration humaniste, de rap-peler aux démocraties leur hypocrisie fondamentale, et de maintenir intactes, contre les propagandes, les chances que l'histoire peut avoir encore de redevenir claire.

Si nous cherchons à tirer de là une politique au moins provisoire, les principales règles pourraient en être les suivantes :

1° Toute critique du communisme ou de l'U.R.S.S. qui se sert de faits isolés, sans les situer dans leur contexte et par rapport aux pro-blèmes de l'U.R.S.S., — toute apologie des régimes démocratiques [197] qui passe sous silence leur intervention violente dans le reste du monde, ou la porte par un jeu d'écritures à un compte spécial, toute politique en un mot qui ne cherche pas à « comprendre » les sociétés rivales dans leur totalité ne peut servir qu'à masquer le problème du capitalisme, vise en réalité l'existence même de l'U.R.S.S. et doit être considérée comme un acte de guerre. En U.R.S.S., la violence et la ruse sont officielles, l'humanité est dans la vie quotidienne, dans les démocraties au contraire les principes sont humains, la ruse et la vio-lence se trouvent dans la pratique. À partir de là, la propagande a beau jeu. La comparaison n'a de sens qu'entre des ensembles et compte tenu des situations. Il est vain de confronter avec nos usages et nos lois un fragment de l'histoire soviétique. Une entreprise comme celle de l'U.R.S.S., commencée et poursuivie au milieu de l'hostilité générale, dans un pays dont les ressources sont immenses, mais qui n'a jamais connu le niveau de culture et le niveau de vie de l'Occident, et qui en-fin a, plus qu'aucun des alliés, porté le poids de la guerre, ne peut être jugée sur des faits séparés de leur contexte. Le régime de vie de Drey-fus à l'île du Diable, le suicide du colonel Henry, à qui l'on avait laissé son rasoir, celui d'un de ses collaborateurs, faussaire comme lui, à qui l'on avait laissé ses lacets de souliers, sont peut-être plus honteux dans un pays favorisé par l'histoire que l'exécution de Boukharine ou la dé-portation d'une famille en U.R.S.S. Il serait certainement bien faux d'imaginer chaque citoyen soviétique soumis à la même surveillance et exposé aux mêmes dangers que les intellectuels et les militants, — aussi faux [198] que de se représenter d'après le cas de Dreyfus le sort

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des inculpés devant la justice française. La condamnation à mort de Socrate et l'affaire Dreyfus laissent intacte la réputation « humaniste » d'Athènes et de la France. Il n'y a pas de raisons d'appliquer à l'U.R.S.S. d'autres critères. Le gouvernement soviétique vient d'aggra-ver la mobilisation de la jeunesse pour le travail. Il est facile, dans une Europe qui se souvient du S.T.O., de monter une propagande sur cette base. Mais que peut faire l'U.R.S.S., alors qu'elle a perdu sept millions d'hommes et reconstruit sans aide appréciable ? Voudrait-on qu'elle prît toute sa main-d'œuvre en Allemagne ? Si elle devait satisfaire à toutes les critiques, il ne lui resterait qu'à abandonner la partie et à ab-diquer son indépendance. Ce genre de critiques vise donc l'existence même du régime.

2° Notre seconde règle pourrait être que l'humanisme exclut la guerre préventive contre l'U.R.S.S. Nous ne pensons pas ici à l'argu-ment pacifiste : que la guerre est aussi grave que les maux qu'elle pré-tend éviter. On admet l'idée de guerres, sinon justes, du moins néces-saires. La guerre contre l'Allemagne nazie en était une, parce que la logique du système conduisait à la domination de l'Europe. Le cas de l'U.R.S.S. au contraire n'est pas clair. Si la société soviétique véhicule, avec l'humanisme marxiste, des idéologies réactionnaires, utilise avec les mobiles socialistes le mobile du profit, et admet à la fois l'égalité dans le travail et la hiérarchie du salaire et de la puissance, — elle n'est ni fondée sur l'idéologie nationaliste, ni astreinte à chercher son équilibre économique dans le développement d'une production de guerre ou dans la conquête [199] des marchés extérieurs. La guerre contre l'U.R.S.S. n'abattrait pas seulement une grande puissance me-naçante, elle abattrait en même temps le principe d'une économie so-cialiste. Il suffit de se rappeler sur quel ton les républicains en Amé-rique parlent des « rouges » et des « radicaux » qui s'étaient « infil-trés » dans l'administration Roosevelt pour imaginer ce que serait l'at-titude du patronat français après une guerre victorieuse des États-Unis contre l'U.R.S.S. Pour faire la guerre à l'U.R.S.S., un gouvernement français devrait commencer par faire taire un tiers des électeurs et des élus français, et le plus grand nombre des représentants de la classe ouvrière. Pour ces raisons, une guerre préventive contre l'U.R.S.S. ne peut pas être « progressiste » et poserait à tout homme « progressiste » un problème que la guerre contre l'Allemagne nazie ne posait pas.

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3° Notre troisième règle serait de nous rappeler que nous ne sommes pas en état de guerre et qu'il n'y a pas d'agression russe, — ce qui fait entre le cas de l'U.R.S.S. et celui de l'Allemagne une seconde différence. Stratégiquement, l'U.R.S.S. et les communistes sont sur la défensive. La propagande veut nous faire croire que nous sommes dé-jà dans la guerre, et qu'il faut donc être pour ou contre, aller en prison ou y mettre les communistes. Quand Kœstler parle de l'expansion russe, on dirait vraiment que l'U.R.S.S. tient l'Europe dans sa main après une série de brigandages comparables à ceux de Hitler. En réali-té 1' « expansion russe » en Europe a commencé un certain jour à Sta-lingrad pour s'achever avec la guerre à Prague et aux frontières de la Yougoslavie. Personne alors n'y faisait d'objections. [200] Qu'y a-t-il de changé depuis ? Les Russes n'ont pas fait partout des élections libres ? Mais que dire des élections grecques ? Les Russes ont déporté des familles polonaises ou baltes ? Mais il y a 15.000 Juifs à Bergen-Belsen et les troupes anglaises montent la garde à la frontière de la Palestine. D'ailleurs ni Roosevelt ni Churchill n'étaient des enfants. Ils savaient bien que l'U.R.S.S. ne se battait pas pour rétablir partout le régime parlementaire et les libertés. Nous ignorons toujours les clauses des accords secrets signés par Roosevelt. Mais, puisque les républicains en Amérique menacent les démocrates de les publier, c'est sans doute qu'elles feraient voir un Roosevelt très hardi. Ce qui a changé depuis 1945, c'est l'état d'esprit des gouvernements anglo-saxons ; on est obligé de constater que l'U.R.S.S. a cédé sur l'Azer-baïdjan, cédé sur Trieste, cédé dans l'incident yougoslave. De même, à l'intérieur de la France, les communistes ont-ils tellement changé de-puis 1944 ? Un écrivain français, qui a depuis vivement combattu le tripartisme et le parti communiste, me disait à ce moment, pensant à la reconstruction : « Ce qui est sûr, c'est qu'on ne peut rien faire sans eux. » Que s'est-il passé depuis lors ? Ils n'ont pas sérieusement cher-ché à gouverner seuls avec les socialistes quand ils le pouvaient. Quand leurs succès électoraux les poussent au premier plan, ils pro-noncent une offensive assez circonspecte, comme lors du vote de la première Constitution. Mais, si les électeurs ne les suivent pas, ils se replient sans insister sur la position de l'union des Français. Dernière-ment encore ils cherchaient le remède au tripartisme beaucoup [201] moins dans un gouvernement de combat que dans un gouvernement élargi. Ici aussi, on les trouve donc sur la défensive, et peut-être ne veulent-ils pas autre chose en France que des garanties solides contre

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une coalition militaire. En somme, dans le procès que les Anglo-Saxons font à l'U.R.S.S. et aux communistes, on ne voit guère de fait nouveau depuis 1945, et toute la question est au fond de savoir si l'on avait vraiment admis le fait de la victoire soviétique (rendue possible elle-même par les retards du second front) ou si l'on cherche mainte-nant à éluder les conséquences pourtant prévisibles de cette victoire. Jusqu'à nouvel ordre, on ne peut pas parler d'agression soviétique 181.

On dira : soit. L'U.R.S.S. est sur la défensive. Mais c'est parce qu'elle est faible. Qu'elle soit forte demain, elle terrorisera l'Europe. Les partis communistes quitteront leur habit démocratique ; ils met-tront en prison tout ce qui pense mal, y compris les naïfs qui aujour-d'hui les défendent du dehors. Tout plaidoyer pour l'U.R.S.S. affaiblie d'aujourd'hui est une complicité avec l'U.R.S.S. agressive de demain. Les critiques, même sympathiques, sont sans effet sur le commu-nisme ; par contre, ce qu'on dit en sa faveur le sert tel qu'il est. On est pour ou on est contre. II n'y a pas, au moins à longue échéance, de tierce position. Cet argument est fort et ce risque existe. Il nous semble qu'il faut le courir. Nous postulons que la guerre n'est pas [202] commencée, que le choix n'est pas entre la guerre à l'U.R.S.S. et la sujétion à l'U.R.S.S., entre le pour et le contre, que la vie de l'U.R.S.S. est compatible avec l'indépendance des pays occidentaux, qu'il y a encore dans la marche des choses ce minimum de jeu qui est indispensable pour qu'on puisse parler de vérité et qu'on oppose à la propagande autre chose qu'une contre-propagande, qu'on ne peut pas, au nom des vérités possibles de demain, cacher les vérités consta-tables d'aujourd'hui. Si demain l'U.R.S.S. menaçait d'envahir l'Europe et d'établir dans tous les pays un régime de son choix, une autre ques-tion se poserait et il faudrait l'examiner. Elle ne se pose pas aujour-d'hui. Ce que nous objectons ici à l'anticommunisme, ce n'est pas le fameux « une heure de paix, c'est toujours bon à prendre ». C'est sim-plement la vérité à laquelle nous entendons nous tenir en dépit de toutes les propagandes. Si l'histoire est irrationnelle, elle comporte des phases où les intellectuels sont intolérables et où la lucidité est inter-dite. Tant qu'ils ont la parole, on ne peut pas leur demander de dire

181 L'Allemagne et l'Italie ont pu envoyer en Espagne des divisions entières sans provoquer l'intervention anglo-saxonne. L'aide indirecte et intermittente de la Yougoslavie et de la Bulgarie aux partisans grecs suffit pour qu'on proclame la liberté en danger.

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autre chose que ce qu'ils voient. Leur règle d'or est que la vie humaine et en particulier l'histoire est compatible avec la vérité pourvu seule-ment qu’on en éclaire toutes les faces. L'opinion est peut-être témé-raire, mais il faut s'y tenir. C'est pour ainsi dire le risque professionnel des hommes. Toute autre conduite anticipe la guerre, entre dans la propagande américaine pour échapper à la propagande communiste, et se jette tout de suite dans les mythes de peur d'y tomber plus tard 182.

[203]Ce genre de conclusion déplaît. Parler pour l'humanisme sans être

pour le « socialisme humaniste » à la manière anglo-saxonne, « com-prendre » les communistes sans être communiste, c'est apparemment se placer bien haut et en tout cas au-dessus de la mêlée. En réalité c'est simplement refuser de s'engager dans la confusion et hors de la vérité. Est-ce notre faute si l'humanisme occidental est faussé parce qu'il est aussi une machine de guerre ? Et si l'entreprise marxiste n'a pu sur-vivre qu'en changeant de caractère ? Quand on demande « une solu-tion » on sous-entend que le monde et la coexistence humaine sont comparables à quelque problème de géométrie où il y a bien de l'in-connu, mais non pas de l'indéterminé, ce que l’on cherche étant dans un rapport réglé avec ce qui est donné et l'ensemble des données com-possibles entre elles. Or la question de notre temps est précisément de savoir si l'humanité n'est qu'un problème de cette sorte. Nous voyons bien ce qu'elle exige : la reconnaissance de l'homme par l'homme, — mais aussi que, jusqu'à présent, les hommes ne se sont reconnus entre eux qu'implicitement, dans la chasse à la puissance et dans la lutte. Les données du problème [204] humain forment bien un système, mais un système d'oppositions. Il s'agit de savoir si elles peuvent être surmontées. Hegel disait : « Le principe : dans l'action ne pas tenir

182 Ces remarques ne trouveront une application en politique intérieure que si les partis admettent franchement la présence des communistes au gouverne-ment et si les communistes y suivent effectivement leur ligne générale d'ac-cord avec les démocraties « formelles ». Us ne font pas ici la révolution pro-létarienne, et cependant ils gardent les formes de la politique bolchevik qui sont évidemment incompatibles avec le fonctionnement de la démocratie « formelle ». Il faut choisir entre elles et le principe pluraliste du Front Po-pulaire. La coexistence du parti communiste et des autres partis sera difficile tant qu'il n'aura pas élaboré et fait passer dans la pratique cette théorie de « communisme occidental » que sous-entendaient les récentes déclarations de Thorez à la presse anglo-saxonne. Cf. Préface, pp. XXI-XXIV.

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compte des conséquences, et cet autre : juger les actions d'après leurs suites et les prendre pour mesure de ce qui est juste et bon, appar-tiennent tous deux à l'entendement abstrait 183. » Il rejetait le réalisme comme le moralisme parce qu'il supposait un état de l'histoire où les bonnes intentions cesseraient de porter au-dehors des fruits empoison-nés, où les règles de l'efficacité se confondraient avec celles de la conscience, — parce qu'il croyait à une Raison par delà les alterna-tives de l'intérieur et de l'extérieur qui permît à l'homme d'exister si-multanément en conscience et en réalité, d'être le même pour soi et pour autrui. Marx était moins affirmatif, puisqu'il suspendait cette synthèse à l'initiative humaine et lui retirait plus résolument toute ga-rantie métaphysique. Les philosophies d'aujourd'hui ne renoncent pas à la rationalité, à l'accord de soi avec soi et avec autrui, — mais seule-ment à l'imposture d'une raison qui se satisfait d'avoir raison pour soi et se soustrait au jugement d'autrui. Ce n'est pas bien aimer la raison que de la définir d'une manière qui en fait le privilège des initiés d'Oc-cident, la délie de toute responsabilité envers le reste du monde et en particulier du devoir de comprendre la variété des situations histo-riques. Chercher l'accord avec nous-mêmes et avec autrui, en un mot la vérité, non seulement dans la réflexion a priori et dans la pensée solitaire, mais encore dans l'expérience des [205] situations concrètes et dans le dialogue avec les autres vivants sans lequel l'évidence inté-rieure ne peut prouver son droit universel, cette méthode est tout le contraire de l'irrationalisme, puisqu'il tient pour définitifs notre inco-hérence et notre désaccord avec autrui et qu'elle nous suppose ca-pables de les réduire. Elle exclut du même mouvement la fatalité de la raison et celle du désordre. Elle ne favorise pas le conflit des opinions. Elle le constate au départ. Et comment ne le ferait-elle pas ? On n'est pas « existentialiste » à plaisir, et il y a autant d' « existentialisme », — au sens de paradoxe, division, angoisse et résolution, — dans le Compte Rendu sténographique des Débats de Moscou, que dans tous les ouvrages de Heidegger. Cette philosophie, dit-on, est l'expression d'un monde disloqué. Certes, et c'est ce qui en fait la vérité. Toute la question est de savoir, si, prenant au sérieux nos conflits et nos divi-sions, elle nous en accable ou nous en guérit. Hegel parle souvent d'une mauvaise identité, entendant par là l'identité abstraite qui n'a pas intégré les différences et ne survivra pas à leur manifestation. On

183 Principes de la Philosophie du Droit, Gallimard, éd., p. 106.

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pourrait, d'une manière analogue, parler d'un mauvais existentialisme qui s'épuise à décrire le choc de la raison contre les contradictions de l'expérience et s'achève dans la conscience d'un échec. Mais ce n'est là qu'un renouveau du scepticisme classique, — et qu'une description incomplète. Car, au moment même où nous constatons que l'unité et la raison ne sont pas et que les opinions sont portées par des options dis-cordantes dont nous ne pouvons rendre entièrement raison, cette conscience que nous prenons [206] de l'irrationnel et du fortuit en nous les supprime comme fatalités et nous ouvre à autrui. Le doute et le désaccord sont des faits, mais aussi cette étrange prétention que nous avons tous de penser vrai, notre pouvoir de passer en autrui pour nous juger, notre besoin de faire reconnaître par lui nos opinions et de justifier devant lui notre choix, en un mot l'expérience d'autrui comme alter ego au milieu même de la discussion. Le monde humain est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale qui le menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d'en désespérer, à condition seulement qu'on se rappelle que les appareils, ce sont des hommes, et qu'on maintienne et multiplie les rapports d'homme à homme. Cette philosophie-là ne peut pas nous dire que l'humanité sera en acte, comme si elle disposait de quelque connaissance séparée et n'était pas, elle aussi, embarquée dans l'expé-rience, dont elle n'est qu'une conscience plus aiguë. Mais elle nous éveille à l'importance de l'événement et de l'action, elle nous fait ai-mer notre temps, qui n'est pas la simple répétition d'un éternel humain, la simple conclusion de prémisses déjà posées, et qui, comme la moindre chose perçue, — comme une bulle de savon, comme une vague, — ou comme le plus simple dialogue, renferme indivis tout le désordre et tout l'ordre du monde.

Fin du texte