howat debussy bartok forme della natura

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\ ( Debussy, Bartok et les formes de la nature* par Roy Howat On qualifie encore frequemment Ia musique de Debussy d'« impression- niste )) - pourtant le cote imprecis contenu implicitement dans ce qualificatif a bien peu a voir avec Ia technique compositionnelle tres precise de Debussy - et celui-ci en eta it d 'ailleurs irrite. « J'essaie de faire «autre chose))- en quel- que sorte, des realites - ce que les imbeciles appellent « impressionnisme )) ... )), ecrit-il une fois a son editeur. Plus tard, il utilisera une autre analogie: « Je me suis fait une religion de .J.a 1 a&b .. On des mysteres res pTus mtnguants dei'a nature est Ia presence, dans de nombreuses formes organiques, d'une proportion connue sous le nom de «nombre d'on) ou «section d'on). Cette question est traitee par de nombreux ouvrages botaniques et autres 2 Depuis 1953, grace aux travaux d'Ern<fLend- vai, on a pu mettre en rapport avec cette meme proportion bien des aspects de Ia musique de Bela Bartok 3 L'interet de Bartok pour Ia musique de Debussy egalait sa fascination profonde pour Ia nature, et cela se trouve reflete par plu- sieurs rapports tres precis entre les deux compositeurs concernant leur utilisa- tion de !'architecture en musique- ces rapports touchant aussi d'autres com- positeurs contemporains. ' 1. Quelques mathematiques La section d'or - proportion extreme et moyenne seton les Elements d'Euclide- est la division qui marque une longueur donnee de telle maniere que le segment !e plus court ait le meme rapport proportionnel avec le segment le plus long que celui-ci a avec Ia longueur totale. La . valeur exacte de Ia sec- tion d'or est irrationnelle, ses decimates se multipliant a l'infirii, mais elle se trouve approximativement a 0,618 ... de la longueur mesuree. Dans le tableau 1, C represente la section d'or de la ligne AB, avec le segment le plus long a gauche; D represente Ia section d'or complemeritaire, dont le segment le plus long se trouve a droite. Une des proprietes de la section d'or tient au fait que D est aussi le section d'or de AC. On peut done etendre ce systeme, ou le com- pleter, de maniere a former un reseau de proportions identiques, chose impos- sible avec aucune autre proportion, et l 'on ad met que cette propriete micro- cosmique est la raison essentielle de !'importance de Ia section d'or dans la structure des formes organiques, et de son role dans de nombreuses periodes de l'Histoire de l'Art. • Cet article a ete sollicite par Erzsebet Tusa , de Budapest, pour une collection interdiscipli- naire d'art et de science, a paraltre en Hongrie . Nous remercions Mme Tusa d'avoir aimablement autorise Ia presente publication en fra n<;ais. 128 Tableau 1: Section d' or A C H I 0,618 l I I D La section d'or possede une autre propriete unique. N'importe quelle serie additionnelle avec une « memoire )) de deux elements, c'est-a-dire dont chaque element est donne par Ia somme des deux elements precedents, approche pro- gressivement, lorsque ses valeurs augmentent, une serie geometrique dont Ia proportion correspond au nombre d'or. La serie fondamentale de ce type commenceavecOet 1, telle: 0, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144 ... ;cetteserie , est connue sous le nom de serie «de Fibonacci)). En avan9ant a partir de 1, I 2, ... , chaque groupe successif de deux elements represente le nombre d'or avec \ une exactitude accrue. autre serie possible, Ia serie dite «de Lucas)) com- ,11 mence avec 1 et 3, telle. 1, 3, 4, 7, 11, 18, 29, 47, 76, ... et donne les nombres entiers les plus du nombre d'or a partir 7 4 Cette maniere de representer le nombre d 'or en nombres en tiers est importante dans les formes musicales, ou les divisions doivent souvent etre articulees par un nombre en tier de mesures, de temps, de demi-tons, etc ... Tableau 2 modulations tonales I \ , \ I ' 11 "11 13 8 mesures mesures , Tit 17 retour tonal «Spleen)) 13 mesures 34- (fin) 129

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Page 1: Howat Debussy Bartok Forme Della Natura

\ (

Debussy, Bartok et les formes de la nature*

par Roy Howat

On qualifie encore frequemment Ia musique de Debussy d'« impression­niste )) - pourtant le cote imprecis contenu implicitement dans ce qualificatif a bien peu a voir avec Ia technique compositionnelle tres precise de Debussy ­et celui-ci en eta it d 'ailleurs irrite. « J'essaie de faire «autre chose))- en quel­que sorte, des realites - ce que les imbeciles appellent « impressionnisme )) ... )), ecrit-il une fois a son editeur. Plus tard, il utilisera une autre analogie: « Je me suis fait une religion de .J.a .!J.14Ster~~~~tur~ 1a&b ..

On des mysteres res pTus mtnguants dei'a nature est Ia presence, dans de nombreuses formes organiques, d'une proportion connue sous le nom de «nombre d'on) ou «section d'on). Cette question est traitee par de nombreux ouvrages botaniques et autres 2 • Depuis 1953, grace aux travaux d'Ern<fLend­vai, on a pu mettre en rapport avec cette meme proportion bien des aspects de Ia musique de Bela Bartok 3 • L'interet de Bartok pour Ia musique de Debussy egalait sa fascination profonde pour Ia nature, et cela se trouve reflete par plu­sieurs rapports tres precis entre les deux compositeurs concernant leur utilisa­tion de !'architecture en musique- ces rapports touchant aussi d'autres com-positeurs contemporains. '

1. Quelques preliminair~s mathematiques La section d'or - proportion extreme et moyenne seton les Elements

d'Euclide- est la division qui marque une longueur donnee de telle maniere que le segment !e plus court ait le meme rapport proportionnel avec le segment le plus long que celui-ci a avec Ia longueur totale. La. valeur exacte de Ia sec­tion d'or est irrationnelle, ses decimates se multipliant a l'infirii, mais elle se trouve approximativement a 0,618 ... de la longueur mesuree. Dans le tableau 1, C represente la section d'or de la ligne AB, avec le segment le plus long a gauche; D represente Ia section d'or complemeritaire, dont le segment le plus long se trouve a droite. Une des proprietes de la section d'or tient au fait que D est aussi le section d'or de AC. On peut done etendre ce systeme, ou le com­pleter, de maniere a former un reseau de proportions identiques, chose impos­sible avec aucune autre proportion, et l 'on ad met que cette propriete micro­cosmique est la raison essentielle de !'importance de Ia section d'or dans la structure des formes organiques, et de son role dans de nombreuses periodes de l'Histoire de l'Art.

• Cet article a ete sollicite par Erzsebet Tusa , de Budapest, pour une collection interdiscipli­naire d'art et de science, a paraltre en Hongrie . Nous remercions Mme Tusa d'avoir aimablement autorise Ia presente publication en fra n<;ais.

128

Tableau 1: Section d ' or

A C H

I 0,618 l I I ~o.6JL ~ D

La section d'or possede une autre propriete unique. N'importe quelle serie additionnelle avec une « memoire )) de deux elements, c'est-a-dire dont chaque element est donne par Ia somme des deux elements precedents, approche pro­gressivement, lorsque ses valeurs augmentent, une serie geometrique dont Ia proportion correspond au nombre d'or. La serie fondamentale de ce type commenceavecOet 1, telle: 0, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144 ... ;cetteserie

, est connue sous le nom de serie «de Fibonacci)). En avan9ant a partir de 1, I 2, ... , chaque groupe successif de deux elements represente le nombre d'or avec \ une exactitude accrue. ~ne autre serie possible, Ia serie dite «de Lucas)) com-

,11 mence avec 1 et 3, telle. 1, 3, 4, 7, 11, 18, 29, 47, 76, ... et donne les nombres v· entiers les plus pro~hes du nombre d'or a partir d~ 7 4

• Cette maniere de representer le nombre d 'or en nombres en tiers est importante dans les formes musicales, ou les divisions doivent souvent etre articulees par un nombre en tier de mesures, de temps, de demi-tons, etc ...

Tableau 2 modulations tonales I \ , \

I ' 11 "11

13 8 ~

mesures mesures

, Tit 17

retour tonal

«Spleen))

13 mesures

34-(fin)

129

Page 2: Howat Debussy Bartok Forme Della Natura

· ~

lS"" mesures .

'1) ~

1' mcsu res

8 I g

• ~n

Do a Ia basse

Premiere section de « Mouvement »

41 66

• 1.5" mesures

Proportionnellement, ces deux exemples sont presque identiques, comme on le constatera en divisant par deux le nombre de mesures de « Mouvement » (12,5: 8: 12,5 pour 13: 8: 13) Le,R nombres de Ia serie de Fibonacci dans <cS.pleell-»-C.QD.fjrm,e.nt Ia C9ff!,2.0ndan·ce aan~ c fiaqtie~mpfe"(FeS""ctelfx'm~i~ sion§.....extemes.,._avec-Je pojnt princTpa(Jevt.'"sesff<J.pcf''Of.".,...~ ,._ ,.,.,....~ .... . ~

Cette proportion peut assumer un role plus dr.am aiique. Dans J rois des ~~--~""C""iE''r~

Images pour piano - « Reflets dans l'eau » et « Mouvement » de 1905, ainsi gu_e~«.r-rd"ehesatravefs l~s" feuiUes>>'lle ' l90T'·~ · f,e' point culmi-rf~m('"d'onCPTri'cfi­cation "'?jnamiqtie~~esl""P.FouPPF:~se""i'rO"u;; ... eX'actemenTsur oif'encadr~fli(I~tN· s.ection . 'f0ra't1apltce~{b$s((R~·fiet1qan;'f'·e'fu>> ,]~_apng~e_ s·~~re:Pa~ur~si~'~ m7suresz -m~ts9a~1"f[§~IPiS:!1le.l~ti~~]TI~6t:n~ £0,D~~;i_t!~e~;je latssant aucune nes.ttatt9n _qilauU;lUX proportioqs ,_ pn~cises)~ .. Les trois rrio'f'~: ~ea\l~*commencenL~P P, •. eLfjnissenJ,.~soj.t-RJLsoi t . 1?/?]!,~~do nnan t ,.aio,§LJ~"-J!ll!-~i; ·~ mum de ~~ui~_sav,s:e. au Pt:,..ofil Jh!~l)ljSl!!~.: -....-

n est evident que notre conscience de I' architecture du morceau ne peut etre concernee par cette position du point culminant qu'une fois le morceau termine, les proportions etant ainsi completees. Afin de souligner !'impression d'equilibre au moment de l'apogee, par exemple, celle-ci doit etre preparee de Ia meme maniere. Nous donnons d'autre part une ' description detaillee de Ia fa9on dont cela est realise en musique (voir note 5), mais on peut trouver ici trois exemples appropries de cette technique.

Dans« Reflets dans l'eau », !'apogee est dominee par le theme melodiqu,~ .. ·"·· pri~'tll'ffb~ll,"Cftfi"est'"'itttttrdui t' pour· Ia premiere-· fols ap~es Ja~JP__-_ti~!l~t · ... ~er-~raif'~"tie'rri'iefeliP~pa?tti'OtfttpYes ~<r me"Su re,:8<tf oif"c-QNPtr ki J9.g_iq_4,~ffi~n t ~ .. ~~l((,<te;::ntefU,~s:. te;Qllii~~f:~{s_~·~p~~~~-. :aii1i~,-(iu~, (~- ~"em9.ntre Ie ~au(c(y,. •. , tableauJ;....completent un reseau ae sectiOns d'or'autour qu pomtculmmant 6 •

g S'truciuteFd"n1fte~dtTrrMfteau"suit tirf'autre~~c§ifs c,!~es,r.ii~P.Jj£:~~i~ct <iv_i~l~­t~l'eau~ .. reS"d'eux~points-.ou'~l<l'"tonalife"'"pfincipale du morce_au .e.st abi!.n.~PQ- ~,. n~res'i'e~m~mreS'''t'6""et~'4t; ·TormeHh1rl"eHcna1ilenYeiWars·ectioritd'or qui

-i1~us ~~2.]2m,;i\t~J!!"~u--!~rt::re~~~:~'apo~ee·;:;;.~rsqpci.9-u~:}usqu ~ au~-retour .. 1~-' Ia _ iO'tlahte pnnctpale, apres Ia me su·re 68. Cela ne rend pas s~~lement!C! positiOn 1 jc} .::c , ~, ..... ~,.:,;.::~•"tA-1.$'0M,-"".•...:-r""':::• ·--os .. ~ .. { .,.y:-, ~~-' "; ,.;·~~ ;:,.> :_,.:.AA~ . ·:--;-s ... ~)'~;¢~.~· ,; ~d~ ....... ·E".~!i':'"t'!'::8~-:~ ~:-+.._....,..-""~'- ;'" #. -. ~rf·:..o- .-..·~· '!--;t-~,., .... :~:<.;.~..,..)l.l-,..

de !'apogee tres forte, mais imite aussi Ia structure du premier enchalnement, tableau 3. Si tous ces nombres sont divises par deux (voir le bas du tableau 3), Jes deux structures apparaissent comme une intersection des _deux series de Fibonacci et Lucas.

Tableau 3: « Reflets dans l'eau »

dynamique

tonalite

t q4

PIP - - )8 /f.fpltn = =:- ppl p 1------,-- - - -----t-- - --,-- - 1 fin

ZJ }, J) 12 I 14

Jre entree du theme : sortie fin ale du theme (J<r episode) I (COda)

" Jer depart tonal I b 't 1. (, lb 10

41.. 2.6

41 6 A

Depart tonal principal

retour final a vP/v

serie du haut: 14 : 22: 36 : 58: 94 7 : II : 18 : 29~ : 4 7 (Lucas)

scrie du bas: I o- : 16 : 26 : 42 : 68 5 : 8: 13 : 21 : 34 (Fibonacci)

Si l'on prend <~Mou-ve-IDGnt, » dans sa totalite (en comptant jusqu'a l'arri­vee de Ia derniere note du morceau, une noire staccato), Ia structure generale imite le plan de !'introduction, ainsi que le montre le haut du tableau 4 (cf. tableau 2).

En tenant ~2.~d.e§. im~ .ations microcosmi de ~T'ori pe~ deceler.dans- es· tab eau . ~1~et•4~:r-e:-s'titf 'S"'de'Dieotissy,~"· " f!J!ages, .. ~J. J..<,.~$b~t~<; dans.~t:f:i!UJ? , "s.4_g~~JJQ~~Ae§_,.nual}c;es. "~!l.ci],ee~;RJi.'/~t~_q~~xe ~erne! mc_orp,<1;:_ss~, !.~.,~.trl!f·!Yre,.oe£« Req~ts .9<!.nsJ .'eau »-,-)es effet§~de refr?c-

-tTO'fi""~"'0'~)2el!J""2"~~~rv,~x -~n regar:dant~a traversmn~ -surfa~e .. d'eau .. A Ia lec-tllre: ces· O"bsefvations peuvent sembler abstraites, mais a l'ecoute on peut apprecier I? s~btilite de ces nuances. «~!_~!§ ~~~l~~ .. 5.~~~:95E;;HeJft'M:P.;i*' ~mJie><£~2.~,ts,l)J;..p;_~:ll:U.:vl!nJJW~~~ P9tes ~S,O!J.itgne J.tnJ s~ent.?JI·_,_lJ r !2f:r?r· see1 ~~[IRl,!_~~\on, de 3 + 2 ?em1-tqn~, ent~ure par de~ ondulatw~s V . s_ugg~_r.a~~_;ti~.~s..S,.urJ .. ,eau-.. ,M..~ggp~r, IJJ;,.Lp,rlg .il..,J~JAts.-q;y,sJ?~JJ.~~~.,£.9J11P~~'!.I,t,.,., . ..,,~ ce motif a un cai1!£'u ... tqll)J:?_aqt dC!-n.s-·l'eau -:- que l'on verrait ensuite .refracte ,. ~s Tea~·"L<§' ,g_D£,WNJo..g.§ ~e!!l~~ . ,arrivent a leur maximum apres' Ia cin­qyt~~s fd~lll?l,~~ .. £.r"Q~$~.; ,_qJ~l~ .SQI .te<. i.l ~sL~lJJl sL.Y i.sible,.qu~ audiblecque le · ~,S~'!JJ.,..,.CO.fllP.J.<W.f.e .par .des d~tails pittoresques, qui ne sont autres que Ia-·· mmiature,..Q,_u J~.,!!lj~.S<2~~;.,~.~}a f~IJll£, ~.-I?Jus grande echell_e d. ~,uQe Y~§!Le se brisan t, ~ tilisan t fS~,}J..<?~~!~~--G..!··1J<!:x~h ~,.PJ:,L'l-,~irl~.9.~YJ.922""'lE~L" .. ~ -- .. - . __ ,,_,", _.,._ .... - . . . .. 131

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I! If

11 ·

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Page 3: Howat Debussy Bartok Forme Della Natura

._

Tableau 4: « Mouvement » ~s

?P fH- ========--- "?P dynamique

forme ternaire

sections externes

)3

s (,(,

section centrale 66 I 44

fin de !'apogee

21 I 2.2. 13

~rrr )3

Do de basse 88

pedale tJ de Fa tt

13

176

derniere

66 note (Do)

33

(I.~

Do de basse

l~ 2S" I I

25" '15"

I I I I I

tonalites 62 26 I 26 62

Do ~ Fa if:: de ---# Do basse

Ex. 1: « Reflets dans l'eau »

-- 5":

L -- 3 : 'Z.. - l

3. Rapports avec Bartok et avec d'autres compositeurs Lendvai a donne deux exemples de formes de grande envergure chez Bar­

tok basees sur Ia section d'or, qui se rapportent tout specialement a cet expose, tous deux tires de Ia Musique pour Cordes, percussion et celesta (1936). 8 Le premier exemple concerne le premier mouvement fugue. Commen­~ant PP, Ie mouvement presente une suite tonale debutant sur LA, Ies autres voix entrant successivement en une suite de quintes parfaite, formant uneven­tail qui s'ouvre de chaque cote a partir de LA: 132

~ LA, MI, RE, SI, SOL, FA~ • DO, etc. jusqu'a ce que les deux progressions divergentes se retrouven sur MI b ( = RE~ ), c'est-a-dire sur le triton de Ia note initiale LA. Une fois arrive sur MI b, le mouvement culmine, a pres quoi Ia fugue est renversee et Ia progression en even tail qui precede est inversee, rame­nant ainsi le theme vers LA. Le tableau 5 montre les dimensions de cette large structure en forme de vague.

Tableau 5: Fugue de Musique pour Cordes, percussion et celesta

Forme dynamique

Symetries

~----=============== Iff ,.,.,.

ru.J Jl

3'3

----44

I I

55 apogee

I)

1.--- ).'l --..r..- 21 I I

T7 IX celesta fin

1. II le sujet

revient a I le suj: atteint 1 Mi b l­ 33 I

... I .. ~- ... -r~·---

.

~! -- I I

k~~~~R~J?ortions _ ~.~l~ ... £!!:!!~ .Sl:lJ?i~,t~I!:.A.u .... t~RJ~~J!~~-~:-~I?I?!.~~~$.~~.,!?:_~.P..-_... ., . .. coup_ dec~ v~l~J 9,.~~)~J1~ . .,qt:'P:i.f:ig}~fl-SC.l,, J'qutes l.e.s. ~l1i.e.,rg~p~ -~~. P~t :f~PP<?rt" aux valeurs <ndeales »de Ia sene ne durent pas plus d'une mesure, ce qm n'est · pas assez pour amoindrir le puissant effet de Ia structure. Elles le renforcent meme par les proportions qu 'elles creent, etant toutes des multiples de 11: 33 au lieu de 34, 77 a Ia place de 76 (qui aurait donne un episode divise par 21 et 13 entre l'apogee et Ia fin du marceau), et 88 au lieu de 89. (On peut conce­voir que le debut un peu ambigu du premier episode, entre les mesures 21 et 22, aide a accommoder ces approximations). Comme le bas du tableau 5 le montre, l'enonce du sujet de Ia fugue au point central MI b apres 44 mesures souligne exactement le milieu du mouvement. Les autres multiples de 11 s'associent a cela pour creer des symetries en affinite evidente avec les multi­ples de 11 dans le marceau de Debussy« Mouvement » (cf. tableau 4)~~~ &f_~gue ,.,de,,.J3a~t6-k, ;:« iv,to,uye}llen.t » -~,st-constFJtit .tonalement ~sur~ u-ne - div~sion~ ~t.I£~.ti.9Y..~£~,!~£t~.Y,~-~Jl"'~~il9)!CJP.Q~I:A ~l .. symetrie refl{tee par_l_es .Propor,:,..-.... tions, ainsi qu'on peut le voir au bas du tableau 4. Les tableaux 4 et 5 ne parta-

_.. $ 1*~~~~ ..... "'~-"'t~~....,. ~'~.t..-~..;;:?-"~_......~-.r--~~~ 'l:'~;,:.. llf""t i...,.,.. .. tr~J--L~~-·t:.:.._.....,. • .;...·~'5:'" •. ~ .~.-...· .~::·~:-·~ ..,c:.·..r,;, -.; ....- ¥ 133 ·'.:-

Page 4: Howat Debussy Bartok Forme Della Natura

ent done pas seulement le meme pro(il dynaiT1 ique, determine par Ia section :Or";"'~t.T~¥1Iert'ra~~rslmurffih'em~ntun~~-~ar(~de".~ymet'ttes·: ·crefi'il ies _ ··~~

.el~ c:;_s-J!!~Dles,paJJ.<:~'"S.t C-~<;J u~,.tpo~ie;S¥ll}etr-iq ue. .Q~PScQ~tqyeclP..2.\~~~~~- ( Accessbi- · 'Fe"fflenf ~ au -cas ou cette comparaison accuserait u·n manque d'originalite, il suffirait de se rendre compte a l'ecoute a que! point les deux morceaux sont differents malgre leurs similitudes techniques; Ia meme remarque vaut pour les mises en para!U:le suivantes).

La fugue de Bartok est aussi clairement liee avec « Reflets dans l'eau »de Debussy, ainsi que le montre le tableau 6. Cette comparaison inclut egalement « Oiseaux tristes » de Ravel (Miroirs, 1904-5), morceau qui tenait une place privilegiee - de meme que les Images de Debussy - dans le repertoire des recitals de Bartok 9 • Comme Ia fugue de Bartok, !'arc tonal de Ia piece de Ravel embrasse le triton, en commen~Yant et aboutissant sur SIb, et atteignant MI sur le FF. Serait-il possible que Ia mesure 78 de Ia fugue de Bartok exprime musicalement ces paralleles? A pres etre revenus a LA, le sujet de Ia fugue et son inversion se contemplent mutuellement, selon !'expression de Lendvai, «a travers le miroir vibrant du celesta» 10 , d 'une maniere qui rappelle inevitable­ment les «images» de Miroirs et «Reflets dans l'eau».

Tableau 6: Sf+ 1>1P .,, - ·· I ,. coda ftn

Debussy: I f I 'Reflets' 1 5"1 go

1.3 I I I

I I I ' I I . ' I I 1 premier 1 I

1 ' episode I I I

I i I I I I ·JJf PI''P

"11 I€ I 11 I celesta fin 20-" Bartok:

Fugue 33 S$"

1 I

point de 'ta pedale le crescendo de tension

commence I I I I

I I

Ravel :

I ' 8<f

33 5S" ":f) -- -~-

-~

recapitulation SJ T'P T'P

'Oiseaux tristes'

134

Le troisieme moJJ ¥,e,ffit:.: ll_ t d.e Ia Musique pour cordes de Bartok est ~ .vo.y_­veatrc'tai~lTiC}ft~~~ \Ti.l~s:}Jfpt§r tit? ns:~te' Rilto rtat'Ci'lta hfea ft 7J 11

·. "Qu ~Jq ues feger-eshdivetgences par rap'port a !'ideal theorique (donne entre crochets) et quelques transitions ambigues concernent d'autres aspects musicaux sans deranger Ia puissance evidente de Ia structure generale. Ajlleun.,~I1£1Y.~i , insiste dans ses an~ sur les affinites entre un grand nombre de structures basees fliej . m . sur Iasec t!Ofi""Cr"C5f ""et' l'a.,.s .. ·rr:tl'ellfl""antfimT''"uec~..-r\~cofi'htfe·"'"'" aei)u'Y~ i0; ; remps cc;~1~·;;<r~;-'ffi~ illfesta·ti£~~tfe~"'Pf~ S' f:~~l"u~1~5-~tl~ set'~.¥"' fiOria'Ofaans·Ia naru[e":~~t gui :~stir~s· ma_ri)f este ~gaiis pits1eur·f struct u_fes'9e ~~t~;tr!~~:dC.~ coJ:fuilhiges 1 2 . Le tableau 7 presente les proportions ideales d'une spirale suivantla section d'or et lalogique musicale, se concentrant sur ·Je- p-oirrr --culniinan t.: ....,...""._ .. ,_~ . .•

.;t. ,..,.;.~~; • .;:$.1-~·~::-:l't -j:-~:A -~t:, ort~:~ ~:~~ :"- --. .,;_ _,- -~-..0:,

Tableau 7: Je mouvement de Musique pour cordes, percussion et celesta

segments de Ia forme d' a rc

I I

I I

., I

I

, , I

21

A

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"' ,

34

.,­~

)4

---............ .... ....

.... ....

' ' ' ' \ 19'1 •

~---------------,,~------------~~~

I I

, , , ,----,, (.D:

"'"'• ', Allegretto \

' ' ' ' '--==== ::::::=:- 2.0

13

I I I I L

Tau li eu de 21 .... -"1

I ' I

' . . / ' .. ~ .. ..,. ,/ , I , '' I ~" ,.._._ .......... __ ..,..-. I

'JS'V• ----~

[ a u lieu de 34 ]

c A "

Y~ll.W~~4J.i~.~~J17g,$Je,J.WX~)Jc _$s~illfi~p..en.%Jl.~..;cJ,r;J~.J?1,P.,gle~§.Lqn2de;~' lg, ,!ll!!_S\q.tJejJ_~l~"s J~J~mP.s,~ -~_t .~.9. Y<!l~_ur,jci g~u_t.;: e~~e s:gl}sj_dft~~~ C.?~~.e "~l~t!?! -~. ~ ~mJ?..gi.J£~~ .. .Y-ar~T~~~~~J:!.~rt~;.~~Pr,~mw,c.::~~dJ.;!J4Q}J.I .!1!1lll9.,~P. ... ~!.~n.,~,~r.~:-?LS!~ 12-21~·*' ~···. ecnt en forme . e_ spJuue~ a teste mteret e Bartok pour cette structure a-pp 1- .. que:_;t!!!.~J,~~m~ ... §,i SJ.U~,.~~:: · · ~- .. ,,.,.. ~ .. ,,. .... ~ ·~ - --,~; .· .. ~·-·---·"' "''"'"""··~" y , ~ . ,- "' .... s , · ·· ·"' "'.,..".

135

Page 5: Howat Debussy Bartok Forme Della Natura

4. t:g[9C~~~R~ conscient ou inconscie;t)~ .~ -~'!"--~~ ...... ,.' .. .... . !'t·

A notre connaissance, aucu·n 'Cies compositeurs mentionnes ici n'a ecrit ou parle en termes explicites de ces techniques, et aucun des manuscrits des mor­ceaux analyses ici ne porte de signes de calculs numeriques. II n'est done pas impossible que certains d'entre eux, sinon tous, aient eu inconsciemment !'intuition de ces proportions. Quoiqu'il en soit, leur intuition subconsciente doit avoir joue un role important dans Ia formation de ces structures. II est aussi possible que !'utilisation consciente de ces techniques soit issue du fait qu'ils ont pris conscience de les avoir deja utilisees inconsciemment.

A ce propos, on peut immediatement rapporter trois arguments. Tout d'abord, aucun de ces compositeurs n'avait pour habitude de decrire en detail ses techniques compositionnelles; a vrai dire, tous trois sont plut6t connus com me des artistes extremement secrets et reserves 14 • Deuxiemement, ils avaient avantage a etre discrets dans ce domaine, car ils devaient souvent se battre afin que leur musique soit acceptee uniquement pour sa puissance d'expression. En troisieme lieu, les proportions decrites ci-dessus en detail n'apparaissent que dans quelques reuvres, ou ne concernent que certains epi­sodes isoles dans d'autres compositions; on pourrait soutenir que, s'ils avaient recours inconsciemment a de telles techniques, ce serait de maniere plus uniforme et moins selective. On pourrait aussi ajouter que le fait de pla­cer musicalement le point culminant a Ia section d 'or n 'est pas precisement le resultat d'une demarche instinctive, car, avant Ia fin du morceau, il faut sou­tenir !'attention de l'auditeur pendant assez longtemps. (II est bien sur encore possible d'assimiler des apogees placees plus pres de Ia fin du morceau a des structures basees sur Ia section d 'or: cela arrive dans plusieurs autres reuvres des compositeurs dont nous avons parle ici.) 15

Scion les documents disponibles, il est probable que Debussy utilisait ces t,echniques tout a fait consciemment 16 . Cela ressort non seulement des conclu­sions que l'on peut tirer de quelques declarations faites dans ses lettres, mais aussi du champ extremement etendu de ses lectures, ainsi que de !'interet reconnu par beaucoup de ses amis pour Ia nutnerologie, Ia Kabbale et les structures numeriques dans le dornaine artistique, puis de sa propre fascina­tion pour l'esote'risme, et enfin du fait qu'on retrouve chez lui les premiers exemples de structures basees sur Ia serie de Fibonacci entre les annees 1885 et 1888. C'est en effet dans ces annees que quelques articles sur les proportions et le nombre d'or furent publies dans des journaux symbolistes, et !'on sait de source sure qu 'ils furent Ius par Debussy. De fait, ces domaines d 'interet representent une partie importante du mouvement symboliste auquel Debussy

. a ete associe de maniere inextricable durant ses annees de formation. En ce qui concerne Bartok, on a d'autres temoignages. Quelques notes au

sujet d 'une de ses transcriptions de chansons populaires turques montrent qu 'il a analyse Ia metrique de Ia chanson en utilisant les nombres de Ia serie de Lucas: 3, 4, 7, 11 et 18 17 • Ses lectures etaient aussi largement diversifiees que celles de Debussy et incluaient une passion pour Ia science, les mathematiques et l'histoire naturelle. Scion plusieurs sources, il avait une predilection pour les pommes de pin et les tournesols - deux des manifestations naturelles les plus evidentes de structures en rapport avec Ia serie de Fibonacci et les spirales logarithmiques 18 • Bartok appliquait aussi Ia serie de Fibonacci dans de petites 136

structures ou elle est immediatement apparente, comme par exemple Ia divi ­sion metrique 8: 5 (dans Ie finale de C.J2!1P;g~l,&J. surtout les mesures 2 a 4 du troisieme mouvement de la 0:fl!:§ig_ue po.~e~. ou le solo de xylophone est construit scion une suite de 1, 2, 3, 5, 8, 5, 3, 2 et 1 notes repetees par pulsation a Ia noire (Ex. 2). II semble extremement improbable que quelqu'un d'aussi observateur et d'une culture litteraire aussi etendue que Bartok ait pu imiter si clairement et d'une maniere si repetee les structures numeriques des formes naturelles qu'il preferait, sans le faire consciemment.

Ex. 2: 3e mouvement de Musique pour cordes, percussion et celesta

Adagio, Jc.ea rubato

4 f f f EHfHEffflf EffffEf[H If Xylophone I Z ! l I mf

Musicalement, Ia preuve Ia plus evidente en est Ia conception structurelle que !'on retrouve dans plusieurs de ses reuvres, ainsi que nous l'avons examine ci-dessus. De plus, il y a une correspondance chronologique a cet egard. L'attention de Bartok sur Ia musique de Debussy et de Ravel a d'abord ete attiree par son ami Zoltan Kodaly en 1907, a pres quoi Bartok s'est plonge dans !'etude de leurs reuvres. En 1907, les reuvres les plus recemment editees de ces deux compositeurs ne sont autres que Ia premiere serie de Images de Debussy (comprenant «Reflets dans l'eau» et «Mouvement»), lesMiroirs de Ravel (comprenant « Oiseaux tristes ») et l'reuvre orchestrale de Debussy La Mer, dont nous parlerons plus en detail ci-dessous.

La co·incidence est d'autant plus parlante que le morceau pour piano de "9:cJW,y.,14Jx!~~J,!P.;.4£.fllk,~IJ!~,Q,JjtJlfk..,c;ifkzlti.,S/2J:.~l:!~~lx . par_a~t aussi en 1907.

omme ra·plupart des exemptes que nous avons analyses, ttres des reuvres de Debussy et Bartok, ce morceau commence PP et termine PPP, avec un point culminant note FFF aux mesures 67-68. Notre lecteur a surement devine Ia suite: ces mesures se trouvent exactement a Ia section d'or de Ia piece Uuste apres 314 pulsations a Ia noire sur un total de 508).

L'reuvre Ia plus importante de Bartok au cours des six annees suivantes est son opera sy~bolist~~~- - . . r . ~ . l~f de 1911, dont Ia structure tonale est batle sur une large progress10n FA _-DO-FA~ , et dont le symbo­lisme est explicite sceniquement par un ~eli 011°nirk~nflumineux passant de l'obscurite a Ia lumiere, avec un retour a l'obscurite. Barbe-Bleue commence aussi PP et termine PPP en FA ~ , culminant sur un FFF lyrique en DO au moment ou Ia scene est inondee de lumiere, lorsque Ia cinquieme porte du cha­teau s'ouvre. Puisque !'intrigue est articulee en huit grandes sections, determi­nees par I 'ouverture des sept portes, cette apogee se place exactement aux cinq huitiemes de l'reuvre, si on !'observe dans sa totalite. Cette structure fait le pendant exact a Ia fugue de Ia ,~~filJ![~J:!!:!-composee vingt-cinq ans

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plus tard (cf. tableau 5), dont le profil dynamique a Ia meme forme et les memes proportions (55 / 88), ainsi que le meme plan tonal symetriquement complementaires (LA-Ml b -LA). Ceci demontre implicitement que, pour Bar­tok, Ia fugue de Ia Musique pour Cordes etait symboliquement liee etroitement a Barbe-Bieue (ainsi qu'a quelques oeuvres de Debussy). On sait que Bartok a decrit comme des archetypes de creation aussi bien Ia Musique pour cordes que son oeuvre jumelle, Ia Sonate pour deux pianos et percussion (composee en 1937, et construite elle aussi autour des deux poles tonaux DO et FA a). 19 Lendvai suggere que Bartok avait !'intention de faire de Ia Sonate pour deux pianos et percussion un « Macrocosmos » qui aurait couronne sa serie de mor­ceaux pour piano Microcosmos, dont le titre rappelle une fois de plus les tech­niques analysees ci-dessus, de meme que les titres de Debussy et de Ri-~l4 Images, « Reflets » et Miroirs. . ~ ... - - M -

ah1"'Ce"*COfi1ix1~l't[tTITffOri~ymbolique la plus explicite est Ia remarque que Bartok fit a Endre Gertler, lors d'une execution du troisieme mouvement de la Musique pour cordes: « Entendez-vous? C'est la mer! » 20 On pense immediatement . a Ia forme de tourbillon de ce mouvement, que revele le tableau 7, et lamer symbolisee par un coquillage nautile en forme de spirale.

Cependant, it y a un rapport encore plus precis qui concerne Ia position de ce mouvement entre le second, rapide, et le finale. Dans Ia forme globale de La Mer de Debussy, Ia section parallele Ia plus proche, liant le deuxieme mou-

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.......... ~ • , ,,.,_ .,...._,.,..........,~..._,c ... -.,"""'""'i..;., ,.;;, _,_.,,•w,6 . •;~ • ., ~.; • , ;-,"~·~•..,.,.,.,;·~;.;~ ( Tableau 8: introduction de «Dialogue du vent et de_ la _~~

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vement rapide au finale proprement dit, est un episode introductif de 55 mesu­res Uusqu'au numero 46 dans la partition), divise ainsi que le montre le tableau 8. Une comparaison avec le tableau 7 est eloquente, la spirale repre­sentant !'archetype de l'eau, aussi bien que de la creation.

On peut retrouver le meme symbolisme dans Ia gravure d 'Ando Hiroshige, « Les Tourbillons de Awa » (1855)- cf. ill. en couverture du present numero - illustrant aussi bien Ia spirale que la structure globale basee sur Ia section d 'or; il est possible que Bartok ait connu cette gravure, et il est pratiquement certain que Debussy l'a vue. Dans le passage de La Mer symbolise dans le tableau 8, la musique suggere le vent et l'eau, ainsi que Ia sensation de passer a travers l'oeil d'un ouragan pour arriver au fond de la spirale. (Le specialiste de Debussy, Edward Lockspeiser, sans conna'itre ici le role de la serie de Fibo­nacci, decrivait cette musique comme une evocation de spirales et de tourbil­lons.)21 On peut comparer cela avec !'expression de Lendvai au sujet du tableau 7, « le mugissement du vent». ~~iQ _, . .s W"~':lffl,lk9..~QP.J.,Ja .... les symboles par exceUence du 're et de 'initiat1on qui ont ete de tout

~- ......... , _ .... ......._ ~ ~"'- .... :._· · :.:. +- ; -._. i.~·· ,_. __ ,... ............. • ~....._~-=-~~-4~~:,~-

~~~~ .. ns Ge .~e.n~ll~lt!JaC!.- . ·. - ·-~ .. Est-ce a dire que13a'rt"6k partageait !'interet de Debussy pour l'esoterisme

et le mysticisme? On ne possede pas de temoignage ace sujet, mais cela ne ~ sous-entend pas necessairement une reponse negative. ll est important de

noter que beaucoup de symbolistes fran~ais s'interessant a ces questions etaient en meme temps des savants extremement erudits (comme, par exemple, Charles Cros, poete, inventeur et pionnier de Ia photographie comme de la • phonographie) rappetant par la meme occasion que les milieux d'avant-garde, aux alentours de cette epoque, ne connaissaient pas encore l'enorme separa­tion actuelle entre science et «sciences esoteriques » .

Une autre oeuvre est a rappeler a ce propos. Elmer Schonberger et Louis Andriessen ont fait la remarque que la forme du postlude des Requiem Canti­cles de Stravinsky (1966) . decrit une serie «mystique» de 44 + 33 temps, incluant accessoirement d'autres multiples de II. 22 C'est la meme serie que Bartok utilise en mesures, lui, dans la Musique pour cordes (voir tableau 5) pour conduire son sujet de fugue de LA a Ml b et retour a LA.

Tout cela invite a fouiller les sources litteraires et les influences entourant Bartok et ses contemporains, comme Bela Balazs, au debut du siecle, ainsi que les relations entre mouvements litteraires hongrois et fran~,":ais (( fin-de-siecle )) et posterieurs. II va de soi que les manipulations et le symbolisme numeriques ne sont pas reserves a l'esoterisme, et il est possible que les recherches les plus fructueuses menent autre part; mais la musique pose ces questions, et il est aussi illogique de les repousser que d'en tirer des conclusions trop hatives.

Plus recemment, Ia musique du vingtieme siecle a presque retrouve une position comparable a celle qu'elle occupait au Moyen Age, ot:1 mathemati­ques, science, astronomie et symbolisme numerique etaient consideres comme des parties essentielles de Ia technique musicale qui se pretait tout naturelle-

r ment aux relations numeriques. J .S. Bach avait, on le sait, de tels interets, et on peut clairement retrouver des structures numeriques chez Mozart, Haydn, Beethoven, Schubert, Faure, etc., en relation, dans certains cas, avec Ia Franc­mac;onnerie. 23 On a parfois suggere que ces techniques avaient ete oubliees , puis retrouvees par la tradition compositionnelle; ou, en tout cas, qu'il avait fallu que des compositeurs a l' a ffGt les redecouvrent dans les oeuvres de leurs

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predecesseurs. Cependant, plus on s'attache a l'analyse, plus Ia periode de pretendue hibernation de cette tradition se raccourcit; en fait, it se peut que ces techniques n'aient jamais cesse d'etre utilisees.

(Traduction franraise par Marie-Claude Pleines)

Notes et references

1 a) Lett res de Claude Debussy a son Miteur, publiees par Jacques Durand . Paris, 1927, p. 58. b) Claude Debussy, Monsieur Croche et au/res ecrits, ed . F . Lesure, Paris, 1971, p. 302.

2 Pour des exemples allant des coquilles d'escargots aux tournesols, pomrnes de pin, chatons de noisetiers et bien d 'autres encore, consulter :

- A.H . Church, On the relation of phyllotaxis to natural laws, Londres, 1904. - Samuel Colman & C.A . Coan, Nature's harmonic unity: a treatise on its relation to pro-

portional form, New York, 1912. Proportional form: further studies in the science of beauty, New York, 1920.

-Theodore A. Cook, Spirals in nature and art, Londres, 1903. The curves of life, Londres, 1914 .

- D'Arcy Wentworth Thompson, On growth and form, Cambridge, 1917. De plus les ecrits de Lendvai (cf. note 3) fournissent certains exemples . Pour un bref survol du

role de Ia section d'or en art, consulter: - Rudolf Wittkower, «The changing face of proportion», Daedalus 89 (1960), pp . 199-215.

Cette question est traitee plus en detail dans de nombreux ouvrages de Matila Ghyka et Jay Ham ­bidge . Une de ses applications les plus connues au vingtieme siecle est le « Modulor »de Le Cor bu­sier, base (d'apres Zeising et Fechner) sur les proportions du corps humain .

3 Les principales publications de Lendvai a ce sujet sont: Bartok stilusa, Budapest, 1955 . Bartok koltoi vilaga, Budapest, 1971. The workshop of Bartok and Kodaly, Budapest, 1983.

4 Cette serie a pris le nom du mathematicien franc;ais du 19• siecle Edouard Lucas, qui a donne lui-meme le nom de« Fibonacci» a Ia premiere serie. Fibonacci (Figlio Bonaccio) est le mathema­ticien du 12• siecle, Leonardo da Pisa, qui introduisit les nombres arabes en Europe et qui - le premier - signala Ia serie qui prit plus lard son nom.

5 Dans« Reflets dans l'eau ;~ le point de Ia section d'or se trouve apres Ia 58• mesure (apres le FF crescendo), Ia somme totale etant de 94 mesures; dans « Mouvement » il se trouve a pres Ia mesure 109 sur un total de 177 mesures (au centre des deux mesures FFF); dans« Cloches a travers les feuilles » il se trouve au FF momentane a Ia mesure 31 (les mesures a 2/4 sont comptees com me valant Ia moitie d'une mesure a 4/4). Comment mesurer les proportions en musique? par mesures ou par temps, selon une comptabilite relevant de Ia notation ou des durees indiquees par Ia mon­tre, etc . ; toutes ces questions sont traitees en detail par ('auteur de cet article dans son livre:

Debussy in proportion : a musical analysis, Cambridge, 1983, pp. 15-21, precedant des analy­ses plus detaillees des reuvres du present article: ibid. pp. 23-29, pp. 140-146.

· 8 Pour etre absolument exacte, Ia premiere division devrait en realite se trouver apres 22 mesu-

res; bien que Ia divergence soit extremement minime, elle peut etre jusitifiee par une analyse plus detaillee, comme l'indique Howat: Debussy in proportion, pp. 25-26.

7 Marguerite Long, Au piano avec Claude Debussy, Paris, .1962, p. 45 . 8 Lendvai, The workshop of Bartok and Kodaly, pp. 51-52, 71-75, 82-86. 9 La partie d '« Oiseaux tristes » no us occupant est Ia section principale jusqu 'a Ia cadence,

mesuree ici en unites de noires a cause des mesures irregulieres. Cela peut sembler contredire les proportions de Ia fugue, donnees en mesures, mais en realite cette demarche prend en considera­tion les caracteres rythmiques specifiques de chacune des reuvres - Ia nette pulsation a Ia noire chez Ravel , contrastant avec ('articulation par mesure plus marquee dans Ia fugue de Bartok; cf.

, les references ci -dessus note 5. Dans l'exemple de Ravel, les petites divergences par rapport aux proportions exactes de Ia serie de Fibonacci se rattachent a un autre aspect structure(, decrit dans

,. Howat, Debussy in proportion, pp . 189-191. 10 The workshop of Bartok and Kodaly, p . 75 .

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11 Les fraction s sont dues au fait que les mesures a 5/ 4 eta 3/2 sont mesurces com me des mul­tiples de mesures a 4/ 4, privilegiant ainsi Ia forte pulsa tion a Ia noire (comme l'explique I'Ex . 3) . L'expression « Le mugissement du vent» au tableau 7 est le terme approprie utilise par Lendvai (The workshop of Bartok and Kodaly, pp . 52, 82-84) .

12 Voir The workshop of Bartok and Kodaly, pp. 46-50, ainsi que les references ci-dessus a Ia note 2. Dans ce domaine, deux publications recentes sont celles de Hans Hartmann et de Hans Mislin : Die Spirale im menschlichen Leben und in der Natur, Bale, MG Edition, 1985, et «Spirals in nature», vol 41 n° 12 (1985) de Experientia: monthly journal for natural sciences; ce dernier comprend les actes du symposium «Die Spirale in der Natur », Bale, 6-13 septembre 1985, Gewerbe­museum Basel / Museum fi.ir Gestaltung .

13 Reproduit en fac-simile dans Ia preface de: Piano music of Bela Bartok, The Archive Edi­tion, ed . Dr. Benjamin Suchoff, Scrie I, Dover publications, New York, 1981.

14 Le compte rendu le plus circonstancic de Bartok sur les techniques conscientes et incons­cientes se trouve dans une de ses conferences de Harvard, en rapport avec le chromatisme modal; cf.: Bela Bartok, Essays, selected and edited by Benjamin Suchoff, Londres, 1936, p. 376.

15 Cf. Howat, Debussy in proportion, pp. 34-36, 46-63, 142, 146-148, 155-157 pour les exem ­ples.

16 Pour un exanien approfondi, cf . Debussy in proportion, pp. 6-7, 163-181. 17 Reproduit en fac-simile p . 86 de Howat, «Bartok, Lendvai and the principles of proportio­

nal analysis», Music analysis 2 (Mars 1983), p. 69-95 . 18 Agatha Fasset, ignorant le lien avec Ia serie de Fibonacci , rapporte que Bartok« effeuillait »

une pomme de pin et en examinait attentivement le moindre morceau »(The naked face of genius: Bela Bartok's last years, Londres, 1958, p . 2).

Plusieurs articles sur le sujet etaient publics a l'epoque des annees de formation de Bartok; cf. note 2 ci-dessus.

19 Un eleve de Bartok, Louis Galanffy, rapporte que Bartok suggerait de considerer le debut de Ia Sonate pour deux pianos el percussion, par exemple, com me une evocation du monde Pvo­luant d'etats originels gazeux et en fusion, iusau 'ail~but des eres geolo1!iaues (cette information prov1ent de l'eleve de GalanTfy, John Aidli, de KUT Radio, University of Texas a Austin, et est corroboree par une lettre de Erno Lendvai) . Voir aussi Lendvai, The workshop of Bartok and Koda~. pp . 73, 339. •

20 Rapporte par de nombreuses sources, comprenant les papiers de Bence Szabolcsi et Janos Karpati, Bartok's string quartets, Budapest, 1975, p. 238 .

21 Edward Lockspeiser «Debussy's concept of the dream», Proceedings of the Royal Musical Association 89 (1962-3), pp . 49-61.

22 «The Appollonian clockwork : extracts from a book», Tempo 141 (Juin .l982), pp. 20-21. 23 Voir Ulrich Siegele, Bachs theologischer Formbegriff und das Duell F dur, Neuhausen &

Stuttgart, 1978; John Rutter, The sonata principle, Open University Course A241 (Elements of music, Milton Keynes (England), 1975; Howat, Debussy in proportion, pp. 186-189, 192-193 .

CEntre autres, Rutter observe chez Mozart des structures basees sur des multiples de onze .

1i

Vient de paraltre aux Editions de Ia Revue Musicale:

Frederic Chopin Deux Nocturnes op. 48

Polonaise-Fantaisie op. 61

Autographes en fac-simile avec une introduction de Jean-Jacques Eigeldinger

Prix: Fr. 80.-Commandes a l'administration

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