histoire du futur proche, volume 2 - les moutons électriques

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« P o u r si m plif e r , je d ir a i q u e lA r m a g u é d o n a e u l i e u e t q u e l e B i e n a g a g n é ... » A R C H É T Y P E S I N C A R N É S

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http://www.moutons-electriques.fr/livre-253 Deuxième volume de l’intégrale raisonnée des œuvres de jeunesse de Roland C. Wagner, réunissant deux romans (dont un inédit : Archétypes incarnés) et quelques documents.

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« Pour simplif er, je dirai que l’Arm

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gné.

.. »

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C

HÉTYPES INCARNÉS

Première partie : Quelqu’un hurle mon nom

« De là résultent des anomalies psychiques, des états de possession dont la gravité peut aller à tous les degrés, depuis les « humeurs » banales et les

idées bizarres, jusqu’aux psychoses. Tous ces états sont caractérisés par la même donnée fondamentale, à savoir qu’un quelque chose d’inconnu s’est

approprié une part plus ou moins considérable de la psyché. Ce quelque chose d’inconnu impose imperturbablement son existence, au premier abord nocive et repoussante, contre vents et marées, contre les plus grands efforts de bonne volonté, de compréhension, d’énergie et de raison, démontrant ainsi la puissance des plans inconscients de l’être en face du conscient : on ne saurait

trouver de meilleure expression que le mot « possession ». »(C.G. Jung – Dialectique du Moi et de l’inconscient.)

Il ne s’est rien passé

« Chrome-plated candy barsAnd plastic covered tangerines

They are nice to look atBut you know that they are useless when you’re

hungry »(Regiment – My soap won’t float)

Le ciel me parut plus rouge quand je quittai l’hallucentre. J’y étais entré vers cinq heures, alors que je revenais de la Gare du Nord où j’avais été attendre, en vain, l’arrivée d’un certain voyageur.

Vérifiant du bout des doigts la présence du petit étui contenant deux gélules de Lyserg-Super, je me dirigeai vers l’église proche. Le vent tiède qui faisait voleter les pans de ma gabardine m’en rappela un autre, chargé d’odeurs de mort, qui ne tarderait pas à souffler sur la ville si je ne trouvais pas comment agir.

152 ... Roland C. Wagner

Je porte le poids d’un monde sur mes épaules.Un monde mort. Assassiné.Impossible d’échapper à cette culpabilité qui me ronge.Un millénariste assis sur un banc me proposa au passage le joint

qu’il venait d’allumer. J’aspirai une petite bouffée avant de le lui rendre. Par simple politesse – je n’usais de psychotropes que dans un but, bien précis.

« Merci, presque-frère. »L’homme leva un sourcil couleur de craie. Il devait passer une bonne

heure par jour à se maquiller ; les peintures rituelles qui couvraient son visage aux maxillaires empâtés étaient de toute beauté.

« Tu es de quelle tribu  ? demanda-t-il avant de porter le joint à ses lèvres.

— D’aucune. »Il me considéra avec surprise. La force des millénaristes venait de leur

unité, disait-on ; tous se sentaient membres de la Grande Tribu de l’Hu-manité, elle-même subdivisée en trois sous-groupes  : les croyants, les indécis et les adeptes. Seuls ces derniers appartenaient aux tribus sponta-nées, ces microcosmes imprécis – qui constituaient pourtant, d’après les sociologues équationnistes, la nouvelle structure sociale la plus solide apparue au cours du vingt-et-unième siècle encore jeune.

« Mais, ton maquillage... »Je secouai la tête.« Ce n’est pas un maquillage. Je l’ai fait tatouer à Madrid.— Drôle d’idée... »Je n’allais pas lui expliquer les raisons qui m’avaient poussé à choisir

de graver dans ma chair ce masque de mort, à cause duquel la plupart des gens me prenaient, comme il l’avait fait lui-même, pour un milléna-riste. Il n’aurait pas compris, de toute manière.

« Je ne suis pas un croyant, repris-je. Ni un indécis. »J’hésitai un instant. C’était un jour de mai ensoleillé et je me sentais

d’humeur joyeuse. L’événement que j’avais tant attendu, tant redouté, cette confrontation avec moi-même n’avait pas eu lieu.

« J’appartiens à la Quatrième Tribu », complétai-je.Il en resta bouche bée. La Quatrième Tribu était l’une de ces légendes

qui se créent de manière inéluctable dès qu’apparaît un nouveau concept

153...Archétypes incarnés

difficilement compréhensible pour la plupart des gens. Quand Ignacio Diaz avait publié Le cube de l’être humain, l’ouvrage où les millénaristes avaient trouvé leur nom, au détour d’une parabole vaseuse, un édito-rialiste non dénué d’humour s’était empressé de faire allusion à une tribu « oubliée » par Diaz, composée de « cousins » de l’humanité. Nul ne savait ce qu’il entendait par là, mais l’idée avait très vite fait son che-min. Si vous vous montrez assez obscur, il y aura toujours des gens pour croire que vous détenez quelque part quelque indicible vérité.

« La Quatrième Tribu..., souffla l’homme. Non, tu déconnes !— Je peux le prouver... »Je lui débitai d’un trait les dates de ses trois derniers rapports sexuels

et autres détails intimes glanés au hasard ; par politesse, je me refusais à le sonder réellement – en profondeur. Son visage s’allongeait avec l’énu-mération. Il finit par m’interrompre :

« D’accord, d’accord, j’ai compris : t’es télépathe.— Entre autres », précisai-je ironiquement.Son esprit, dont j’épiais malgré tout la surface, devint un abîme de

doute. Certains théoriciens du mouvement millénariste avaient émis l’hypothèse que la fameuse Quatrième Tribu était en fait composée de mutants – bien que l’existence de ceux-ci fût contestée par la plupart des autorités scientifiques.

« Elle a été prouvée, mais on l’a oublié », lui rappelai-je.Le visage peinturluré du millénariste refléta l’irritation qui envahis-

sait son esprit. Je dus faire un effort pour ne pas répliquer à ses argu-ments avant qu’il ne les ait formulés à voix haute :

«  Cette vieille histoire de la... T.T.O., c’est ça  ? Le semen of gods, les voyages télépathiques, la psychosphère et toutes ces foutaises ?

— Ce ne sont pas des foutaises. J’ai été dans la psychosphère. Deux fois. »Tout d’abord, il ne me crut pas. Il était assez défoncé pour avaler à peu

près n’importe quoi – sauf une affirmation de ce genre. Puis le doute s’insinua en lui. Et si je disais vrai ? Et si j’avais réellement visité cet uni-vers mythique où, prétendait-on, l’homme pouvait devenir démiurge pour peu qu’il possédât un quelconque Talent télépathique ?

« Pourquoi me dire tout ça ? s’écria-t-il soudain.— Je n’en ai jamais parlé à personne. Et qui pourrait me croire, à part

un millénariste ?

154 ... Roland C. Wagner

— Je ne sais pas si je te crois.— Tu me crois parce que tu as envie de me croire. L’idée que la psy-

chosphère existe vraiment est séduisante, non ? »Il y eut comme un éclair dans son esprit, si bref que je faillis ne pas

en saisir la teneur. Mais j’étais à l’affût de ses pensées et je perçus cette brève fulgurance intellectuelle avant qu’il ne la refoule au plus profond de lui-même, sous les couches sédimentaires de ses souvenirs.

Cela changeait tout. Je demeurai muet durant une dizaine de se-condes, le temps de bien assimiler ce que je venais de capter. Et si les millénaristes... Non, ça m’emmenait trop loin ! Et je n’étais pas dans un état d’esprit propice à ce genre de développement.

Une seule solution : m’accrocher à cet homme, ne pas le lâcher une seconde jusqu’à la prochaine émergence de cette splendeur fugace.

« Tu fais quelque chose dans l’immédiat ? » interrogeai-je.Le soulagement de mon interlocuteur faisait plaisir à percevoir. Il

croyait que je ne m’étais rendu compte de rien. Je dissimulai un sourire. Il me serait plus facile de le sonder s’il renonçait à ses doutes. Et ce que j’avais si brièvement saisi tout au fond de son esprit me donnait une furieuse envie de lui faire subir le grand jeu, le pillage psychique inté-gral. Mais j’avais une morale, une conscience  ; je ne me sentais pas le droit de pratiquer une telle opération, à cause des risques encourus par celui qui la subissait.

« Je n’ai rien de prévu, répondit-il. En fait, je suis à la rue depuis deux jours.

— Ta tribu ne fait rien pour t’aider ?— Je suis arrivé de Lyon avant-hier. Je n’ai pas eu le temps de me

connecter avec quelqu’un.— Alors, je t’offre l’hospitalité. Tu peux loger chez moi le temps que

tu voudras. »La suspicion réapparut, scintillement obscur.« Tu n’es pas obligé de...— Ça me donnera l’occasion d’en apprendre un peu plus sur le millé-

narisme. Tu ne vas pas renoncer au prosélytisme, tout de même ? »Il haussa les épaules.« Nous ne pouvons pas faire de prosélytisme. Et puis, de toute manière,

je ne vois pas ce qu’un homme peut craindre d’un de ses semblables. »

155...Archétypes incarnés

Je récupérai la Kawasaki, que j’avais garée devant une station-service en laissant un pourboire au pompiste pour qu’il la surveille, et je mis le cap vers le sud de Paris. La circulation était fluide ; obtenir un permis intra-muros devenait plus difficile chaque jour. Les deux-roues échap-paient à la réglementation draconienne instaurée une dizaine d’années auparavant, suite au grand embouteillage – ironiquement surnommé le bouchon de magnum par une presse hilare – qui avait paralysé le trafic trois jours durant. Mais ce n’était pas pour cette raison que j’avais choisi de me déplacer à moto  ; depuis que les transports en commun fonc-tionnaient en permanence, la densité de leur réseau rendait un véhicule individuel tout à fait inutile.

Je m’engageai sur le Périphérique au Quai d’Ivry et le suivis jusqu’à la Porte de Vanves, prenant bien soin de ne pas dépasser la limitation de vitesse ; il arrivait que des motards qui se jouaient des radars fussent acci-dentellement percutés par des voitures qui, toujours, demeuraient non identifiées. Puis je m’enfonçai dans le dédale de la proche banlieue sud.

J’habitais un pavillon de meulière dans un secteur paisible de Châtillon, loin des grands axes de circulation et des cités H.L.M. La rue se terminait en cul-de-sac au bord d’un terrain vague mystérieusement préservé de l’urbanisation galopante, où venaient jouer les gosses des cités voisines.

Le grondement du moteur s’éteignit, cédant la place aux miaule-ments rageurs de Pete, qui devait m’attendre depuis un bon moment déjà. Il sauta du muret sur lequel il somnolait dans la lumière rougeâtre du soleil voilé et vint se frotter contre ma botte éculée. En caressant sa grosse tête de matou, je constatai sans surprise qu’il avait hérité de quelques éraflures supplémentaires. Ce chat semblait n’avoir qu’un but dans l’existence : se bagarrer. Je l’avais vu mettre en déroute des adver-saires nettement plus imposants de que lui. Jamais il ne cédait un pouce de terrain  ; je crois qu’il se serait fait tailler en pièces plutôt que de reconnaître sa défaite. Pourtant, c’était aussi le chat le plus câlin et le plus adorable qu’il est possible d’imaginer.

« Il est à toi ? demanda le millénariste.— Il s’appelle Pete. Lui aussi, il a été dans la psychosphère. »À nouveau étincela cette brève fulgurance, malheureusement mas-

quée par un noir nuage de doute. Je n’avais rien pu apprendre de plus. Mais cela viendrait. J’avais tout mon temps.

156 ... Roland C. Wagner

Ai-je vraiment tout mon temps ?L’agonie de ce monde peut commencer d’une seconde à l’autre – elle a peut-

être déjà commencé...« Là, tu me chambres, répliqua mon invité. Les animaux ne peuvent

accéder à la psychosphère, ça fait partie de la légende.— Les légendes sont souvent trompeuses.— Il n’y a pas de fumée sans feu.— Parfois, le feu est ailleurs. Bien caché. » L’homme sourit, heureux de ce jeu dialectique futile auquel nous

nous livrions. Je lus en lui que les millénaristes avaient une conception très particulière de l’utilisation des proverbes, clichés et autres lieux communs ; au lieu de s’y fier, de leur prêter une valeur absolue – comme on le fait souvent – ils cherchaient toujours un moyen de les détourner, de leur créer de nouvelles significations. Ils n’avaient pas oublié la leçon des Merry Pranksters, ni celle de l’underground façon Warhol, pas plus qu’ils n’auraient pu oublier la lecture des livres sacrés de toutes origines ou – image qui avait sanctifié médiatiquement leur aspect inoffensif et quelque peu ridicule – les fleurs dans les cheveux.

Le millénarisme avait tout d’un collage – un heureux collage, puisqu’il semblait fonctionner.

J’ouvris la grille et fis rouler la moto dans le jardin, au fond duquel pointaient quelques petites pousses verdoyantes facilement recon-naissables. On trouvait du cannabis dans la plupart des jardins de banlieue. La dépénalisation s’était faite dans un tel climat de po-lémique politicienne – elle n’était après tout passée à l’Assemblée qu’avec une majorité de quelques voix – qu’on avait oublié de ré-glementer la culture du chanvre indien. Certes, ses dérivés autorisés – haschisch, marijuana et pollen, le Tétrahydrocannabinol liquide surnommé « huile » demeurant prohibé – ne pouvaient être vendus, en France, que dans les bureaux agréés par la SEITADD, mais rien n’interdisait d’en planter soi-même. Ou de laisser pousser librement ce que le vent voulait bien apporter.

L’une des absurdités de la législation européenne. Il en subsistait en-core quelques-unes.

Le millénariste s’arrêta un instant devant le carré d’herbe, songeur. Je supposai qu’il devait regretter de ne pas être venu à l’automne, au

157...Archétypes incarnés

moment de la récolte, mais je n’essayai pas de lire en lui pour m’en assu-rer. Je l’avais suffisamment violé psychiquement pour le moment.

Pete trottinant sur nos talons, nous entrâmes dans la maison. Le désordre le plus complet régnait dans les trois pièces du bas ; je n’ai jamais été un grand fanatique du ménage et du rangement. Mon hôte contempla avec une certaine désapprobation les piles de livres écornés, les disques hors de leurs pochettes, les tas de vêtements sales et les objets épars qui jonchaient le sol, puis les tableaux accrochés de travers sur les murs couverts de posters destinés à masquer l’état de décomposition avancée du papier peint.

« Quel bordel ! » s’écria-t-il.Je débarrassai un fauteuil des dossiers qui s’y empilaient, avant de m’y

laisser tomber. J’étais vanné. Pete me sauta sur le ventre et entreprit de me masser la poitrine de ses pattes, dont les griffes pulsaient au rythme de ses ronronnements.

Le millénariste avisa un coin de divan encore libre et s’y installa. Je poussai vers lui une boîte à thé pleine d’herbe du jardin. Il entreprit de se rouler un joint. Gros fumeur, apparemment.

Je me demandai comment l’inciter à se découvrir, à m’ouvrir son es-prit pour me montrer dans toute sa splendeur cette lumière éblouissante qu’il recelait au fond de lui-même. J’étais sur la piste de quelque chose qui pouvait remettre en question mes convictions les mieux ancrées  ; je n’avais pas droit au moindre faux pas. Il m’était en effet impossible de briser un barrage mental comme celui qui protégeait une partie du cerveau de mon hôte. Je dois être l’un des meilleurs télépathes de la pla-nète, mais la manière dont souvenirs anodins et pensées banales avaient sans délai submergé la lumière me dépassait complètement.

De là à supposer que les millénaristes avaient mis le doigt sur quelque chose de nouveau, il n’y avait qu’un pas.

«  Tu m’espionnes  », reprocha mon hôte en recrachant une épaisse bouffée de fumée.

Je secouai la tête, le plus négativement du monde.« Je réfléchissais. Au Nouveau Millénaire.— Et tu te posais des questions, c’est ça ?— Je me posais des questions », reconnus-je.Les millénaristes avaient un secret, soigneusement enfoui dans les

replis de leur esprit. Un secret qui permettait d’expliquer beaucoup

158 ... Roland C. Wagner

de choses... (Beaucoup trop de choses ?) Leur unité, notamment, avait stupéfié tous les sociologues et psychologues qui avaient pris la peine de se pencher sur le cas de ceux que la presse présentait comme des néo-hippies fumeurs de kif, ressassant un vague discours d’apolitisme défaitiste au parfum démodé. Les millénaristes formaient un tout – incohérent, certes, mais incontestable. Ils étaient la Troisième Tribu, celle des années 2000 et suivantes. L’agitation de la jeunesse, à partir des sixties, n’était qu’un prélude à cette mutation sociale sans précé-dent, qui avait vu le jour peu de temps après la mort de l’Amérikkke et ne cessait de s’amplifier depuis.

Ce n’était pas une religion ; pourtant, curieusement, tous ceux qui l’épousaient renonçaient à leur culte – quand ils en possédaient un. Ce n’était pas non plus une philosophie ; il n’existait d’ailleurs aucune trace écrite des « doctrines » millénaristes – hormis peut-être les ouvrages de Diaz, qui remontaient au siècle dernier et ne constituaient, au fond, que des précédents. Ce n’était rien d’identifiable – mais, de par le monde, près de dix millions d’individus se reconnaissaient comme les membres d’une immense famille humaine, alors que tout les séparait en appa-rence : l’âge, le statut social, l’éducation, la couleur de la peau...

Ceci, la lumière qui étincelait au fond de l’esprit de mon hôte pouvait permettre de l’expliquer.

Et d’expliquer, peut-être, pourquoi la ville était si paisible en ce soir du 18 mai 2013.

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