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CollectionU

HistoirePourJean-FrançoisSirinelli,

dontlesencouragementsnousontaccompagnéstoutaulongdecesannées.Illustrationdecouverture:Bilbao(Espagne),MuséeGuggenheim©akg-images/Schütze/RodemannMaquettedecouverture:L’Agencelibre

ArmandColin21,rueduMontparnasse

75006Paris

©ArmandColin,2011ISBN9782200273941Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous

pays.Toutereproductionoureprésentationintégraleoupartielle,parquelqueprocédéquecesoit,despagespubliéesdansleprésentouvrage,faitesansl’autorisationdel’éditeur,estilliciteetconstitueunecontrefaçon.Seulessontautorisées,d’unepart,lesreproductionsstrictementréservéesàl’usageprivéducopisteetnondestinéesàuneutilisationcollectiveet,d’autrepart, lescourtescitationsjustifiéespar le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art.L.122-4,L.122-5etL.335-2duCodedelapropriétéintellectuelle).

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CollectionU

HistoirePourJean-FrançoisSirinelli,

dontlesencouragementsnousontaccompagnéstoutaulongdecesannées.Illustrationdecouverture:Bilbao(Espagne),MuséeGuggenheim©akg-images/Schütze/RodemannMaquettedecouverture:L’Agencelibre

ArmandColin21,rueduMontparnasse

75006Paris

©ArmandColin,2011ISBN9782200273941Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous

pays.Toutereproductionoureprésentationintégraleoupartielle,parquelqueprocédéquecesoit,despagespubliéesdansleprésentouvrage,faitesansl’autorisationdel’éditeur,estilliciteetconstitueunecontrefaçon.Seulessontautorisées,d’unepart,lesreproductionsstrictementréservéesàl’usageprivéducopisteetnondestinéesàuneutilisationcollectiveet,d’autrepart, lescourtescitationsjustifiéespar le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art.L.122-4,L.122-5etL.335-2duCodedelapropriétéintellectuelle).

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Desmêmesauteurs

(Dernièresparutions)FrançoisCHAUBET:–(encollab.)LaCulturefrançaisedanslemonde1980-2000,L’Harmattan,2010.–Histoiredel’Alliancefrançaise,L’Harmattan,2006.LaurentMARTIN:–JackLang,unevieentrecultureetpolitique,Complexe,2008.–LeCanardenchaîné,histoired’unjournalsatirique1915-2000,NouveauMondeÉdition,2005.Celivre,conçuetréaliséencommun,anéanmoinsétérédigéséparément(saufl’introduction).FrançoisChaubet a écrit les chapitres1,2,3,4,5,7 et la conclusion.LaurentMartina écrit les

chapitres6,8,9et10.

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Introduction

LES SCIENCES HUMAINES et sociales, et l’histoire parmi elles, témoignent depuis quelquesannées d’une curiosité nouvelle et croissante pour des objets dépassant ou traversant les frontièreslocales,régionalesounationalesdanslesquellesellesavaienteutropsouvent tendanceàs’enfermerpar le passé. EnHistoire tout particulièrement, une floraison de formules concurrentes ont fait leurapparition dans le sillage de travaux novateurs, d’auteurs faisant école ou demouvements demodeintellectuelle.D’autrespropositionssontplusanciennesetbénéficientseulementd’unregaind’intérêtqui n’est pas sans lien avec lamodification de l’environnement général, en particulier ce que l’ondésignecourammentsouslestermesde«mondialisation»oude«globalisation».

L’approcheparl’Histoiredesrelationsinternationales

Unobjetlongtempsdédaigné

« La culture, combien de divisions ? ».Telle pourrait être d’emblée l’objection des sceptiquesdevant un livre qui la place au cœur des relations internationales du siècle écoulé et de celui quidébute sous nos yeux. Et il est vrai que, à côté des éléments classiques qui composent le pouvoirinternationald’unÉtat–savigueurdémographique,saforcemilitaire,saprospéritééconomique–lacultureapuparaîtreunsimplecolifichet,séduisantenapparence,maisdépourvuaufonddevéritablesignificationquantàsacapacitéàpesersur lesrapportsdeforce.Ainsi, lespécialistedesrelationsinternationales àYale, Nicholas Spykman, dans son livreAmerica’s strategy in world politics en1942,ironisaitfortementsurletraditionnelrayonnementculturelfrançaisenAmériquelatinealorsquela France était dénuée de tout poids économique etmilitaire dans cette zone. Et pourtant, trois ansaprès,ParisobtenaitunpeumiraculeusementunsiègedemembrepermanentauConseildeSécuritédel’ONUetl’installationàParisdel’UNESCOgrâceàl’appuidespayssud-américains…Cetexemplealavertud’illustrercequepeutêtrelaCultureauservicedu«pouvoirdepersuasion»,sacapacitéàmodifierlecomportementdesautresparla«douceur»–ousoftpowerselonl’expressionforgéeparJosephNye[1].Mais,soitscepticismedesthéoriciensd’unRéalisme (seuls lesfacteursmilitairesetéconomiques

compteraientpourévaluerlapuissance)hégémoniqueaprèslaSecondeGuerremondiale,peuenclinsàconcevoirlesvariationsdanslessourcesdelapuissanceetdoncàyintégrerlaculture[2],soitfaçond’éviter un terrain glissant etmal défini, lesmeilleurs spécialistes des relations internationales ontpendant longtemps préféré esquiver la question culturelle dans les relations internationales. Lespremiers travauxconsacrésà ce thème l’ont été, assez significativement, nonpar des universitaires,maispard’ancienspraticiensdeladiplomatieculturelle.Lepremiertraitéenlamatièredatede1947,TheCulturalApproach.Anotherway in internationalrelations, rédigépardeuxauteursaméricainsengagésdanslesservicesculturelsextérieurs,RuthMcMurrayetMonaLee,etpréfacéparArchibaldMac Leish, éphémère, mais visionnaire, sous-secrétaire d’État aux affaires publiques et culturellesentrejanvieretavril1945[3].Parlasuite,cettetraditiondelaréflexionintellectuelleet/oudutravail

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historienmenéepard’anciensresponsablesadministratifsseprolongeavecleslivresdesAméricainsPhilipCoombs(cetanciensous-secrétaired’ÉtatauxaffairesculturellesetéducativessousKennedyinvental’expressionfameusedeculturecomme«quatrièmedimension»desrelationsinternationales),J.ManuelEspinosaouHenryKellermann,delaFrançaiseSuzanneBalous[4].Certes, les travaux de l’école française des relations internationales ont réfléchi assez tôt à la

dimension culturelle des RI. Pierre Renouvin, en 1948, esquissa un volet culturel de sa classiquehistoiredelaPremièreGuerremondialeàtraverslanotiondementalité.Sondisciple,Jean-Baptiste Duroselle, a prolongé le mouvement en se penchant sur les phénomènes d’opinion publique et enessayantdecolorier le tableaudes«forcesprofondes»avecunepaletteculturelle[5].Pourtant,cesgrandessynthèsesprogrammatiquesontpeinéàaborderdefrontlaquestionculturelledanslejeudesrelationsinternationales,soitl’étudedespolitiquesculturellesdepuissancemenéesparlesÉtats,soitcelledesmouvementsd’échangesportéspar lesacteursprivés(artistesetécrivains)oupublics(lesuniversitésparexemple).Ceshistoriens,danslatraditiondel’écoleréaliste,s’intéressaientavanttoutauxcausesdesguerrescommefacteurstructurantlesrelationsinternationales.EnFrance,cetterelativediscrétion à l’égard de la thématique culturelle paraît d’ailleurs paradoxale dans un pays qui aaccordé, justement, à sa « diplomatie culturelle » (l’intervention culturelle extérieure des pouvoirspublics)enparticulier,etàson«actionculturelle»engénéral (interventionculturelleglobale,à lafois des acteurs publics et des acteurs privés), un rôle politique déterminant depuis la fin duXIXesiècle.Eneffet,laculturefrançaise,promuedanslemondepartouteuneconfigurationd’acteurs,vigoureusementmaisaussiassezhabilement,futl’undesélémentsdeprestigequipermitàlaFrance,surtoutaprès1945,de«voyagerenpremièreclasseavecunticketdeseconde»,selonl’expressiond’un diplomate allemand un peu dépité. Pourtant, depuis une trentaine d’années, après des articlesfondateursautourdePierreMilza[6],unethèsepionnièresurlesujetd’AlbertSalonen1981[7],cetteindifférence historienne a cessé d’être, alors que la théorisation des relations internationalesconnaissait de son côté un retour d’approches (libéralisme et transnationalisme) centrées sur lesindividus,surlesinterdépendancesentrelesdifférentsacteurs(étatiquesetnonétatiques),surlerôlecroissantde l’économie,des scienceset technologies,de la culture[8].Ladoctrine libéralequimetl’accentsurlacoopération(etnonlalutte,commedansleRéalisme)entrelesacteursinternationauxs’avèredoncincontournablepourceuxquitravaillentsurlerôledelaculturedansl’universmondial,dans lamesure où la diplomatie et l’action culturelles passent nécessairement par des relations decoopérationentrelesacteurs.En France désormais, se produit une montée régulière de la thématique « relations culturelles

internationales»[9].Àtraversl’intérêtcroissantportéparlarevueRelationsInternationales(fondéeen 1974) à la dimension culturelle (immigration, opinion publique, tourisme), les thèses,mémoires,colloques,cechamphistoriographiquesedéveloppe.Lesacteursde ladiplomatieculturelle tels lesinstitutsculturelsoul’Alliancefrançaiseontétéétudiés.Desairesgéographiques,l’Amériquelatine,lesÉtats-Unis,leBassinméditerranéenontdonnélieuàd’ambitieusessynthèsessurl’actionculturellefrançaise.AuxÉtats-Unis,un terraind’analyseclassiquecomme laguerre froide, longtempsdominépar une approche classique en termes diplomatico-militaires, a été profondément transformé parl’introductiondenouvellesapprochesd’histoireculturelleoù l’étudedessons(lerock, le jazz),desimages (la peinture abstraite américaine) et desmots (le rôle des intellectuels, des fondations, desuniversités) permet de mieux comprendre les ressorts profonds de l’affrontement idéologique desannées1940-1970[10].

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Unobjetauxmultiplesfacettessaisiàtraversdenouvellesapprochesenhistoireculturelle:histoirecroiséeetdestransfertsculturels,histoiretransnationale

Cet élargissementdupropos s’avère ici sansdoute l’essentielduprogrammeque se sont fixé lesdeux auteurs afin demêler une histoire diplomatique renouvelée et une histoire culturelle en pleineextension. Cette dernière a permis de mettre l’accent sur les circulations des idées, des œuvres(définitionhumanistedelaculture)etaussidesmodesdevie(définitionanthropologique).Ilnes’agitpasde réaliserunevastehistoirecomparéedont les limitesont été récemment soulignées (statisme,goût de la synchronie, tendance à postuler des entités homogènes pourmieux les comparer terme àterme)etqui,finalement,peutaboutiràconsoliderdescadresnationauxqu’ils’agissaitaudépartderelativiser. Cette critique,menée en France notamment parMichel Espagne etMichael Werner, aconduit ces auteurs à proposer une approche en termes d’histoire des transferts culturels pour lepremier[11], d’histoire croisée pour le second[12]. Dans les deux cas, l’accent est mis sur lespassages, les interactions, les circulations d’un espace à un autre, sur « ce que le croisement peutproduiredeneufetd’inédit»,surlamanièredontilaffectechacundesacteursetdesobjetsimpliquésdans le processus dialogique.Cette approche se veut plus dynamique et diachronique, attentive auxmouvements et au changement, à des réalités qui se modifient réciproquement sous l’effet de leurrelation.Même si des différences existent entre ces approches, un air de famille les réunit et, avecelles, celles pratiquées par des auteurs comme Serge Gruzinski[13], JanNederveen Pieterse[14],Jean-Loup Amselle[15], Pierre-Yves Saunier[16], historiens, sociologues, anthropologues desmécanismesdemétissage,d’hybridation,debranchement,detransnationalisation.Le « transnational » (et ses dérivés : transnationalisme, transnationalisation, etc.) est devenu le

nouveau mot de passe de sciences sociales désireuses de s’affranchir du tropisme national. Pourcertains analystes, le cadre national et la référence à l’État sont devenus obsolètes pour penser lemondecontemporain.Celui-ciseraiteneffetcaractériséparlamultiplicationdesfluxdetoutesnaturesquitraversentlesfrontières,sapentlesconstructionsnationalesetrendentillusoireslesrevendicationsdelasouveraineté.Lesdivisionsgéopolitiques,économiques,culturellescesseraientdecoïncider;leterritoire, la citoyenneté, la nationalité, la culture ne seraient plus superposables. Sauf que, bienévidemment,unetellecoïncidencen’ajamaisréellementexisté,mêmeàl’âge,relativementrécent,desÉtats-nations.Ilyatoujourseudel’échange,dutransfert,dupassagedefrontièresetseullefantasmede l’autochtonie propre aux romans nationaux et aux communautés imaginées, à l’invention destraditionsdont l’Europeaété leberceauet lemondel’aired’expansion,apurendreaveugleàcetteréalité.D’oùl’idéeinverse,défenduepard’autrespartisansdu«tournanttransnational»,d’unerelecturede

l’Histoire tout entière à travers le prisme du transnational. L’optique transnationale non plus, donc,pourrendrecompted’uneréaliténouvelle(lafindesÉtats-nationssouslescoupsdeboutoirconjuguésdelamondialisationetdelafragmentationinterne)maispourrévélerletransnationalprésentàtoutesles époques et que le discours nationalo-centré aurait occulté. Pour cette deuxième option,l’internationaln’estpasnonpluslebonconceptpourdécrirelessituationsdecontact,d’échange,detransfert,danslamesureoùcesmouvementspassentdessus,dessous,entre,outrelesnationsetleursappareils politico-administratifs. Le modèle diffusionniste doit être remplacé par un modèlecirculatoire, les termes d’influence ou d’acculturation bannis du vocabulaire, l’étude des rapportsbilatérauxdélaisséeauprofitdecelledesrapportsmultilatéraux.

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Maisl’attentionexclusiveaccordéeauxcirculationsportelerisqued’oublierlerôlestructurantdesÉtats (au moins pour la période moderne et contemporaine), les dénivellations de puissance, lesphénomènesd’hégémonieetdedomination,lesrapportsdeforceentregroupesnationaux,laprégnancedunationaldanslareprésentationdesoietdesautres,et,autotal,deprésenteruneimageunpeutroplissedesrapportssociauxdansunespaceisomorphe.Aussi l’ouvrage aborde-t-il de multiples façons le poids et la place des États dans le jeu

internationalculturel,eninsistantparticulièrementsurlecasdelaFranceetdesÉtats-Unis.

Lerôlededeuxpuissancesculturelles:FranceetÉtats-Unis

Si l’internationalisme libéral (marqué par le rôle de la SDN et l’ONU) et le transnationalisme(matérialisépardescentainesd’ONGCI)sontdestendanceslourdesduXXesiècle,est-ceàdirequelesÉtatsetlarecherchedeleursintérêtspropresseraientdeplusenplusréduitsàlaportioncongrue?La recherche de la puissance, principe dit de « réalisme » en termes de philosophie politique desrelationsinternationales,est-elledevenuesecondairedevantleprincipe«libéral»dulibre-échange,de la coopération et de l’égalité bienveillante dont se réclament souvent les divers mouvementstransnationauxetl’ensembledesacteursétatiquesaujourd’hui?Sanspouvoirévidemmentdireici lavéritédecequifaitl’essencedesrelationsinternationales,ilestbondenoterquecertainsspécialistesdes relations internationales adoptent aujourd’hui des approches synthétiques[17] dans lesquelles ils’agitmoins d’insister sur les « interdépendances » en tant que telles, mais plutôt sur celles-ci enrelation avec la puissance, et doncde garder l’œil bienouvert sur le rôle capital desÉtats commegrandsacteursrégulateursdesrelationsinternationales.Lesconflitsexistentbeletbien,maisdansunmonde dominé par la coopération. L’utilisation de la culture par les États reste donc une de leursfaçonsdepoursuivreleursintérêtspropres,etcedefaçonsanscesseplusprégnantedepuislafindusièclepassé.Onconstateraalorsquenousavonssouventprivilégiédeuxpays,laFranceetlesÉtats-Unis, incarnationsparexcellenced’un« impérialismede l’universel» (Pierre Bourdieu)[18], deuxacteurspharesdesrelationsinternationalesculturellesauXXesiècle.Ilsontcherchéobstinément,eneffet,àexercerunehégémonieculturelleglobaleensuivantleursvoiespropres.Leurrayonnementdanslesdomainesdelahauteculture(France),lavariétémaisaussiladiffusionmondialesanspareilledecertains produits culturels américains (au début des années 1990, les 7 % de la productioncinématographique américaineoccupent 50%du tempsde la projectionmondiale), la constancedeleurs interventions dans le champ des organisations internationales culturelles ou dans celui desorganisations culturelles transnationales attestent de desseins longuement mûris et obstinémentrecherchés. Finalement, la meilleure mesure de ces deux ambitions universalistes tient à lareconnaissance que leur accordent les autres pays : l’excellence culturelle française et américaine,source de leur prestige auXXe siècle, se construit ainsi avec la collaboration d’autrui, et celle-cirenforce, dans un cercle vertueux, l’auto-estime que ces deux pays ont d’eux-mêmes et de leuruniversalismevoululibérateurpourl’humanité.

Unprojetsynthétique

Cinqfaçonsd’élargirlechampdelaculture

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D’abord, il est largement tenu compte des échanges artistiques et intellectuels internationaux quisont,d’ordinaire,lepainquotidiendesspécialistesdel’histoiredel’art,del’histoiredel’éducationou de l’histoire intellectuelle. Cette dimension des relations culturelles internationales, portée pourl’essentiel par des acteurs privés ou publics indépendants (galeristes, éditeurs, organisateurs defestivals,musées,universités), permet cependantd’aborder, à la fois le rôle sous-jacentdes acteursétatiquesclassiques(ministèredesAffairesétrangèresengénéral)dansl’aideàladiffusiondetellesou telles tendances artistiques, mais aussi les mécanismes de transmission et d’incorporation (viasouventdesdéformations)desinfluencesculturellesétrangèresdansunpaysouunensembledepaysdonnés (de l’importation de la pensée de Jacques Maritain en Amérique latine à celle del’impressionnismeetdupostimpressionnismeenAllemagneaudébutduXXesiècleparexemple).Cequel’onappelleles«transfertsculturels»s’avèreainsiêtreunobjetd’étudeincontournablepourlespécialiste des relations internationales. Il s’agit ainsi également d’internationaliser les histoiresnationales.Ensuite, le propos a été élargi vers la présentation attentive d’acteurs privés tels les grandes

fondationsphilanthropiquesaméricaines,dont le rôledans les relations internationales culturelles etpolitiquesduXXesiècleapparaîtdeplusenplusimportantdansunmondedominédeplusenpluspar«l’interdépendancecomplexe»[19].De même, la place des organisations culturelles internationales (SDN et UNESCO) et des

organisationsculturellesinternationalesnongouvernementales(ONGCI),dontlenombren’acessédecroîtredanslesièclepassé,aretenuaussil’attention.Lesdomainesdusport,descombatspourlapaix,delareligionconnaissentuneextensiondupouvoirdesONGCI.La quatrième extension du champ des études tourne autour du rôle grandissant tout au long du

XXesiècledesindustriesculturellesdemassedontlesproduitschevauchentlesfrontières,traversentlesocéanset,depuislarévolutionsatellitairedelafindesannées1950,touchentaumêmemomentlespeuplesdumondeentier.Enfin,ilaétéintégréànotreproposlasphèredesmédiasetdelapolitiqued’informationréalisée

parlesÉtats,cequ’onapuappelerla«diplomatiepublique»quiconsistedansunegrandemesureà« vendre » l’image d’un pays et de ses valeurs.Nous toucherons de cette façon le phénomène desopinionspubliquesetdestraitsdementalités.Aveccescinqfaçonsd’étendrelechampdela«culture»danslesrelationsinternationales,ilest

doncpossibled’envisager laculture,aussibiensous l’anglede laculture lettréeetde laculturedemassequesousl’angleanthropologiquequis’attacheàdécrirel’ensembledessignificationsetnormesculturelles véhiculées par une société (l’efficacité économique au cœur du plan Marshall, la« modernisation » économique et sociale proposée aux pays du tiers-monde). Mais nous verronscependant qu’une forte tension existe entre les différentes politiques culturelles extérieures quis’appuient chacune sur une conception spécifique de la culture[20]. L’approche humaniste défendl’idéedecompréhensiondespeuplesgrâceàladiffusiondesœuvresdelahauteculture(«lemeilleurdetoutechose»,disaitMatthewArnold).Cefutlàl’originedeladiplomatieculturelleinventéeparles Français à la fin du XIXe siècle, mais aussi le choix des premières organisations culturellesinternationalesàlaSDN.Toutefois,uneapprocheanthropologiquedelaculture(«noussommesnotreculture », disait l’anthropologue Margaret Mead en 1942) n’a cessé de progresser depuis lesannées 1930. Les États-Unis ont plutôt incarné cette deuxième voie qui fonctionne à plein dans lesannéesdelaSecondeGuerremondialeetdanslapériodedeguerrefroide.Àl’heureactuelle,dansunecertaine mesure, cette approche anthropologique qui magnifie et densifie l’identité culturelle d’un

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groupetendmêmeàoblitérerladéfinitionhumanistedelaculture.ElleinspireSamuelHuntingtonetsonfameux«clashdescivilisations»quivientdurcircettedéfinitionanthropologiquedelacultureenl’essentialisant(voirchapitre8).

Lesensd’uneproposition

Bienévidemment,unetelleprésentationpècheparexcèsdeschématisme,ometd’autrespropositionsterminologiques[21], rassemble des approches différentes ou, à l’inverse, semble considérer quechacunestattachéjalousementetdogmatiquementàlasiennealorsquelaplupartdesauteursquenousavonscitésempruntentà,etcombinentdiversesméthodesenfonctionde l’objetqu’ils étudient.Unelivraison récente desCahiers IRICE n’est-elle pas intituléeHistoires croisées. Réflexions sur lacomparaison internationale en histoire, associant ainsi des approches (histoire croisée et histoirecomparée)queleurspromoteursrespectifsavaienteutendanceàdéfinirdemanièreexclusivel’unedel’autre[22] ?Comme le remarquaitChristophe Charledans l’undes articlesdece recueil, certainsauteursanglaistelsqueDonaldSassoon[23]ouChristopherAlanBayly[24](onpourraitleurajouterEric Hobsbawm[25]) ont tenté des synthèses mariant l’étude des transferts, l’histoire croisée,l’histoirecomparéeetl’histoiretransnationalealorsquelestentativesfrançaisesencedomainerestentassezrares.Nous proposons trois entrées principales à l’histoire des relations culturelles dans le monde au

XXesièclequiouvrirontchacunesurunepartie.Lapremièrepartieporterasurleséchangesculturelsque nous étudierons à travers les structures institutionnelles comme à travers les trajectoiresindividuelles d’artistes (tournées théâtrales, expositions artistiques, traductions littéraires…), descientifiquesetd’intellectuels(tournéesdeconférences,échangesuniversitaires,congrèsscientifiques,associationsetsociétéssavantes…).Undéveloppementparticulierseraconsacréauxphénomènesdemigrationtemporairesoupermanents,àl’exild’artistesetd’intellectuels,auxvilles-refugesqu’ontété,danslepremierXXesiècle,ParisetNewYork.Ladeuxièmepartieseraconsacréeàl’histoiredelapolitique et de la diplomatie culturelles, à la culture comme enjeu etmoyen de la puissance, à lamanièredontlacultureestenrôléeparlesÉtatsauserviced’unepolitiquedeprestigeoud’influenceàl’extérieur du territoire sur lequel ils exercent leur autorité. Le système culturel international, ladiplomatie culturelle de la France, les empires et les cultures coloniales, enfin la questioncontroverséedel’américanisationdel’Occidentpendantlaguerrefroideserontlesprincipalestêtesdechapitre. La troisième et dernière partie envisagera les nouveaux enjeux des relations culturellesinternationalesdepuislesannées1980.Nousavançonsl’hypothèsequeles«interdépendancescomplexes»dontparlaientRobertKéohane

et Joseph Nye dans les années 1970 se sont accrues et intensifiées depuis lors. Une « toiled’araignée » tissée par une infinité d’activités publiques et privées (tourisme culturel, phénomènesmigratoires,échangescommerciaux)configureune«sociétémondiale»(JohnBurton) transnationalequi tend à transcender le national. Nous assistons en effet à un bouleversement des relationsinternationalesaveclescirculationsmondialestousazimuts,c’est-à-direauxfluxmultidimensionnels:lesgrandespuissancesculturellesémettentdesfluxmaisreçoiventaussidescontreflux(cefutlaforced’Hollywoodquede savoircaptercertainsdeceux-ci).Desuniversitaires indiens se retrouventengrandnombreàlafinduXXesiècledanslesgrandesuniversitésaméricainesmaisilsretournentaussidanslapéninsuleetcontinuentleurcollaborationavecleurscollèguesrestésaupays.Surtout,àl’heurede l’intensification des voyages et des communications, la culture incarne plus que jamais une

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ressource politique. Styles de vie, systèmes d’éducation, gastronomie, tout (et plus seulement lesvaleurs idéologiques durant la guerre froide et la décolonisation) tend à acquérir désormais unesignificationculturelleetpolitique,véritabletriomphedeladéfinitionanthropologiquedeculture[26].La grande question des sociétés à l’ère de la mondialisation des communications s’avère celle,éminemment culturelle, de l’identité collective à réinventer sans tomber pour autant dans les périlsd’un culturalisme essentialiste qui enferme les individus et les peuples dans une identité fixéedéfinitivementàl’avance.Onlevoit,ladéfinitiondelaculturequenousutiliseronsestvolontairementtrèslarge.Elleaussise

fait joyeusement transgressive et enjambe les cloisonnements d’usage entre la culture classique (engros, les systèmes éducatifs et artistiques) et la culture anthropologique (ce qui fait sens pour unecommunauté, la culture commemarqueur identitaire), ou entre la culture de diffusion restreinte (leséchanges artistiques et intellectuels) et la culture de grande diffusion (les produits des industriesculturellesoucréatives,lesmédiasdemasse).Avecuntelpartipris,ilseradifficiled’isolerlasphèreculturelledesautressphèresdel’activitéhumainequesontlapolitique,l’économieoulesocial–nousnous y efforcerons cependant, tant nous anime le souci de proposer une histoire des phénomènesinternationaux qui ne soit pas réduite, comme elle l’est trop souvent, aux aspects de gouvernancepolitique ou demondialisation économique et financière. Pour autant, nous n’hésiterons pas à faireappel autant que de besoin à des disciplines voisines telles que la sociologie, l’économie,l’anthropologie ou les sciences politiques, l’essentiel étant de disposer des outils conceptuelsnécessairesàlacompréhensiondelafaçondonts’organisentetsedistribuentlesrelationsculturellesdanslemondeauXXesiècle.Nousdevronsdéterminersilesupranational,l’internationalouletransnational,quelquenomqu’on

veuilleluidonner,constitueunniveausupérieur,englobant,delaréalitésociale,iciculturelle,lequelauraituneinfluence,desrépercussionssurlesniveauxinférieursparunjeud’emboîtementanalogueàceluidespoupées russes ;ou si, comme leprétendentd’autres auteurs, leglobal estpartout, s’il serepèreetsereflètedanslemoindredétail,dansl’objetoulapratiquelesplusinsignifiants,selonuneimagequiseraitcettefoishéritéedeParacelseetdesrapportsentremicrocosmeetmacrocosme.Ducôté de la périodisation, il nous faudra savoir si, après les grands bouleversements culturels duXXe siècle – mais dont on voit les prémices dès le XIXe siècle dans les pays européens –, ladémocratisation de l’enseignement, l’industrialisation de la production culturelle, l’expansion dumarché des loisirs, l’intensification des échanges intellectuels, les années récentes introduisent uneévolutionnotablevoireune«rupture»commeleprétendentcertainsanalystesdela«globalisation».Enfin, si notre époque, comme l’écritGérard Leclerc, est celle qui a vu « la fin des civilisationsisoléesetleurentréedansunecommunautéhumaineunifiée»[27],quelspeuventêtrelesens,laforme,lastructured’unetellecommunauté?Auprixdequellestensionsréalise-t-ellesonunitéetquellessontles logiques qui la sous-tendent ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles le présentouvragetented’apporterdesréponses.Lesauteurs.[1].JosephS.Nye,LeLeadershipaméricain.Quandlesrèglesdujeuchangent,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,1992,p.29-30

(« Pouvoir que donne la capacité de décider l’ordre du jour et du cadre d’un débat. On tend à associer à des ressources de puissanceintangibles, telles que la culture, l’idéologie et les institutions, cette capacité de fixer les choix. »)Lemot « intangible » semble cependantinadéquatcarleprestigeculturelreste,malgrétout,unedonnéefragile.[2].Surleparadigme«réaliste»,etengénéralsurlesdifférentesthéoriesdesrelationsinternationales,voirDarioBattistella,Théoriesdes

relationsinternationales,Paris,PressesdeSciencesPo,2003.Chapitre4pourleparadigmeréaliste.Cependantlacultureestmalgrétoutpriseencompteparl’écoleréaliste(Morgenthau)maisàunniveauanthropologique,danslamesureoùlasubstanced’unpays,sacohérenceinterne(ou pas) influent sur la politique extérieure d’un État. C’est aussi au moment où la guerre froide bat son plein que cette approche

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anthropologiqueestintroduitedansl’écoleréaliste.[3].VoirRichardT.Arndt,TheFirstResortofkings:Americanculturaldiplomacyinthetwentiethcentury,Washington,PotomacBooks,

2005, p. 107 ; Ruth Emily Mc Murry and Muna Lee, The Cultural Approach. Another way in International relations, Chapell Hill, TheUniversityofCarolinaPress,1947.[4].Lalisteneseveutpasexhaustive,ducôtédesAméricainsnotamment.Outrel’auteurdelanote1,oncomptenotammentPhilipH.

Coombs,TheFourthDimensionofforeignpolicy:educationalandculturalaffairs,NewYork,HarperandRow,1964;J.ManuelEspinosa,InteramericanbeginningsofUSculturaldiplomacy1936-1948,Washington,1976;HenryJ.Kellermann,CulturalRelationsasaninstrumentofUS foreign policy : the educational exchange programbetween theUS andGermany 1945-1954,Washington, 1978 ; Suzanne Balous,L’ActionculturelledelaFrance,Paris,PUF,1970.[5].Jean-BaptisteDuroselle,ToutEmpirepérira.ThéoriedesRelationsInternationales,Paris,ArmandColin1992,p.87-88etp.199-200.

Ilestd’abordfaitmentiondurôlede la«propagande»et l’auteurévoquealors,unpeuétrangement, le rôledesadministrationsculturellesextérieuresetdediversesinstitutionsculturellessoutenuesparlesÉtats(BritishCouncil,Alliancefrançaise,GoetheInstitut);puisDuroselleintroduit une deuxième fois les relations culturelles en les présentant comme l’un des domaines des « relations pacifiques », au côté desrelationséconomiques.LelivredePierreRenouvinetJean-BaptisteDuroselle,Introductionàl’histoiredesrelationsinternationales,Paris,A.Colin, 1991, se contente d’aborder la culture sous le seul angle de l’idéologie (« le sentiment national »). Enfin, plus récemment, PhilippeMoreauDesfarges,danssonouvrageL’Ordremondial,A.Colin,collection«U»,2008[4eédition],neditriensurnotresujet.[6].PierreMilza,«Introduction»«Cultureetrelationsinternationales»,RelationsInternationales,n°24,1980.[7].AlbertSalon,L’ActionculturelledelaFrancedanslemonde,thèsed’Étatdel’universitédeParisI,3volumes,1981.[8] . Dario Battistella, Théorie des relations internationales,op. cit., chapitre 6, « La perspective transnationale ». Le libéralisme et le

transnationalismepensenttouslesdeuxquelesindividus(quipeuventêtredescollectifstelslesÉglises,lesgrandesfirmeséconomiques,lesfondationsphilanthropiques)sontdesacteursautonomes.MaislelibéralismeanalysedavantagelerôledesindividusenconjonctionavecceluidesÉtatsquenelefaitletransnationalisme.[9].L’exempleleplusrécentd’untelmouvementestlapublicationparAnneDulphy,RobertFrank,Marie-AnneMatard-Bonucci,Pascal

Ory(dir.),desactesducolloqueLesRelationsinternationalesculturellesauXXesiècle.Deladiplomatieculturelleàl’acculturation,Bruxelles,PeterLang,2011.[10] . Pour une première approche, Valérie Aubourg, « La Diplomatie culturelle américaine en Europe pendant la guerre froide »,

Communisme,n°80-82,2004-2005,p.77-103.[11].MichelEspagne,LesTransfertsculturelsfranco-allemands,Paris,PUF,1999.[12].MichaelWerneretBénédicteZimmermann,Delacomparaisonàl’histoirecroisée,Paris,Seuil,2004,p.23.[13].SergeGruzinski,LaPenséemétisse,Paris,Fayard,1999;LesQuatrePartiesdumonde,histoired’unemondialisation,Paris,Seuil,

2006.[14]. JanNederveen Pieterse, «Globalization ashybridization»dansMikeFeatherstone,Scott Lash,Roland Robertson (dir.),Global

Modernities,Londres,Sage,1995,p.45-68;Globalizationandculture:GlobalMelange,Lanham,MD,RowmanetLittlefield,2009.[15]. Jean-Loup Amselle,Branchements.Anthropologiede l’universalitédescultures,Paris,Flammarion,2001etL’Occident décroché.

Enquêtesurlespostcolonialismes,Paris,Stock,2008.[16].Pierre-YvesSaunieretAkiraÏriye,ThePalgraveDictionaryoftransnationalhistory,Londres,MacMillan,2009.[17].Commedanslatroisièmeéditionparueen2001dePowerandInterdependence(voirnote9).[18].PierreBourdieu,«DeuxImpérialismesdel’universel»,inChristineFauréetTomBishop,L’AmériquedesFrançais,Paris,François

Bourin,1992,p.149-155.[19] . Ce concept est au cœur du travail de deux théoriciens des relations internationales, d’option transnationale au départ, Robert O.

KéohaneetJosephS.Nye,Powerandinterdependance,op.cit.[20].JulieReeves,Cultureandinternationalrelations.Narratives,nativesandtourists,LondonandNewYork,Routledge,2004.[21].Parmi lesquelles :«EntangledHistory»(histoireenchevêtrée),«SharedHistory»(histoirepartagée),«géo-histoire»,promueen

FranceparChristianGrataloup(dansGéohistoiredelamondialisation,Paris,PUF,2007.[22].SophieBabyetMichelleZancharini-Fournel (dir.),Histoires croisées.Réflexions sur la comparaison internationale enhistoire, Les

CahiersIRICEn°5,2010.[23].DonaldSassoon,TheCultureofTheEuropeans,Londres,Harpers,2006.[24] . Christopher Alan Bayly, La Naissance du monde moderne, 1780-1914, [2004], Paris, éditions de l’Atelier avec Le Monde

diplomatique,2007.[25].EricJ.Hobsbawm,L’Âgedesextrêmes.HistoireducourtXXesiècle,[1994],Paris,éditionsComplexeavecLeMondediplomatique,

1999.[26].DominiqueWolton,L’AutreMondialisation,Paris,Flammarion,2003,p.52.

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[27].GérardLeclerc,LaMondialisationculturelle:lescivilisationsàl’épreuve,Paris,PUF,2000,p.7.

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PREMIÈREPARTIE

Leséchangesculturels

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Chapitre1

Leséchangesartistiques

UNEGRANDEPARTIEdeséchangesartistiquesinternationauxauXXesièclelesplusvivants(voiraussichapitre4pourleséchangesartistiquesofficielstelslestournéesduBolchoïoudelaComédie-Française) a résulté de la logique du prosélytisme spécifique aux avant-gardes avec leur èthosrésolument internationaliste. L’avant-gardisme s’avère ainsi le refus d’inscrire l’appartenancenationalecommedéterminationessentielledesindividusetreprend,maisdansunsensintellectueletspirituel,lavieilleconvictionchèreaucosmopolitismearistocratiquedel’inanitédesfrontières.Eteneffet, encore au tournant duXXe siècle, bon nombre d’innovations artistiques (dans lamusique, ladanseetlesballetsessentiellement)furentplacéessousl’égideéclairéed’aristocratesquijouaientàpleinlerôledemécènes.Àcetitre,lesBalletsRussesfurentaidésparquelquesgrandesfamillesdela noblesse russe, fêtés et soutenus par l’aristocratie anglaise (Lady Ripon) ou française avec lesPolignac et la comtesse de Greffulhe. Ces derniers donnaient le ton en offrant dans leurs hôtelsparticuliersl’auditiondegrandescélébrités,deF.ChaliapineàG.Malher[1].Pourtant,après1914,lerelaisestprisdéfinitivement,àlafoispardenouvellesélitesbourgeoises(la«classedeloisir»deVeblen), mais surtout par les intermédiaires professionnels de plus en plus actifs (impresariosmusicaux, journalistes,galeristes,directeursdemuséesetde revues)dans lacréationd’unvéritablemarchéculturelinternationaldèslesvingtpremièresannéesduXXesiècle.LamodernitédevientàlamodedanslesAnnéesfolleset,entreproductionetconsommation,unmilieucultureldeplusenplusétoffésecharged’assurerlapluslargecirculationdesproductionsartistiques.Lesannées1930etlaSecondeGuerremondialefreinent,enpartie,(maisdanslemêmemoment,lesexilss’avèrenttoutefoisuneformecapitaledelacirculationdeshommesetdesproductions,voirchapitre3)cettetendancequiconnaît,cependant,unenettereviviscenceàpartirdesannées1950,etcejusqu’auxannées1970.Unelogique de « réseau » caractérise alors de plus en plus les échanges artistiques sous la houletted’entreprisesculturellespubliques(lesmuséessurtout)etprivées.

Circulations

Lacirculationdeplusenplusintensedesœuvresetdeshommescaractériselesiècle,envertudesprogrès intervenus dans les modes de transports mais aussi de l’enrichissement des sociétésoccidentalesaprès1945ainsiquedeleurouverturepolitiqueetculturellecroissantedansladeuxièmemoitié du XXe siècle. Ces circulations innombrables d’images et de textes, même dans des paysapparemment en rupture avec le monde environnant (300 films étrangers furent projetés en 1922 àPetrograd),mêmedansdespays éloignésdes centresde lamodernité (en1922,Calcutta reçoit uneexposition d’art moderne avec des peintures de Klee et de Kandinsky) défient certes toutequantification.Mais ces circulations s’avèrent cependant de plus en plus indexées sur le niveau deprospéritéglobalatteintparteloutelpays.Àcetitre,lesÉtats-UnisetlaRFAtendent,après1960,àconcurrencer avec succès la traditionnelle hégémonie française comme foyers principaux de la vie

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artistiqueinternationale.

Lesvecteursdelamédiationculturelleinternationale

Revues

Lacirculationdesrevuesd’artdanslemondeaétécapitaledansladiffusiondel’artmoderneauXXe siècle.Qu’il s’agisse de faire écho d’expériences locales ou étrangères, la réalité artistiquenovatricedansundomainedonnéatrouvédanslarevueunsupportclé.L’histoiredusurréalismeetdeson immense importance dans le monde entre 1920 et 1960 relève dans une très large mesure dufoisonnementinfinidespetitesrevuesartistiquessurréalisantes,notammentaprès1945.Maisàcôtédela petite revue à rayonnement réduit, il existe au XXe siècle quelques revues de diffusioninternationale.L’Espritnouveau,LesCahiersd’art,Verve,Minotaure furentquelques-unesdesgrandes revues

parisiennesdel’entre-deux-guerresconnuesdanslemondeentier.LepremiernumérodeVervediffuséà15000exemplairesauxÉtats-Unis,lenumérospécialPicassoen1937éditéparlesCahiersd’art(1926-1940), sont quelques-unes des réussites notables en termede circulation internationale.Cettediffusion internationale des revues s’applique aussi au domaine du cinéma quandLes Cahiers ducinéma(1951)assurent20%deleurdiffusionàl’étrangeràlafinduXXesiècle.Ilsecréeainsiunpublicéclairédanslesendroitslespluséloignésdescentresartistiquesmoteursdelamodernité.Lerelais internationalapportéà lapenséeetaux travauxd’unLe Corbusierdans l’entre-deux-guerres,par exemple, doit de cette façon beaucoup à la revue éditée par les bons soins d’Ozenfant et del’architecte lui-même, L’Esprit nouveau (1920-1925)[2]. Son tirage maximum assez faible(3 500 exemplaires) ne doit pas cacher que la publication fut lue et commentée très largement endehors de la France (le numéro 17 inséra significativement une carte mondiale des abonnés). EnEuropecentralenotamment, l’accueil réservéàLe Corbusierest remarquabledans lesannées1920quand plusieurs revues d’avant-garde locales (les revues hongroisesMa et Tér és Forma surtout,l’almanach tchèque Zivot et la revue praguoise Veraikon en 1922) diffusent régulièrement desinformations sur le jeune constructeur. Dans l’Espagne des années 1920 saisie par la compulsionmoderne, lerôledelarevueArquitectura futcentraldans l’introductionde lamodernitérationaliste( Bauhaus, Le Corbusier) grâce notamment à son critique Fernando García Mercadal. Celui-ciorganisedesurcroîtunesériedeconférencesen1928àMadridoùintervinrentWalterGropius,ErichMendelsohn,LeCorbusieretThéoVanDoesburgetfutlepivotdetouslesorganismesfavorablesàl’architecturenouvelleenEspagne[3].EnFrance,unmêmerôled’ouverturemodernisteestassuméparlarevueL’Architectured’aujourd’huifondéeen1930etquidisposedecorrespondantsconnaisseursde l’étranger tel Julius Posener. Les revues d’architecture ouvertes sur lamodernité semultiplientaprès1940danslesillagedepublicationsaméricaines.ArchitecturalRecorddonneainsiunpremierdossier en 1940 sur l’architecture brésilienne avant ceux d’Architecture aujourd’hui en 1947, puis1952.

Galeries

À la fin duXIXe siècle, l’ouverture par lemarchand d’art et galeriste PaulDurand-Ruel d’une

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succursale à New York en 1886 fut au principe d’un bouleversement de fond du marché de l’artcontemporain. Désormais, c’est à ces entrepreneurs privés que l’on doit une bonne partie de lacirculationinternationaledesœuvresetnonplusauxgrandesexpositionsinternationalescommecelafut le cas au XIXe siècle quand, par exemple, l’État français pressait Meissonnier d’envoyer destableauxà l’ExpositionuniverselledeVienneen1872ou faisait envoyer170 tableauxàMunich en1879.Grâce à Durand-Ruel, quelques riches Américains se lancèrent dans l’achat de peintres

impressionnistesetcontribuèrentdemanièredécisiveà légitimercettenouvellepeinture.Danscettelignéedumarchandparisien,quelquesfiguresaventureusesontpudéployerauXXesiècleundispositifdesuccursalesougaleriesamiesàl’étrangerdontlafonctionestderelayerl’actiondela«galerie-mère » (ou galerie-leader). Ce type de réseau avait été esquissé, avant 1940, par Daniel-HenylKahnweiler(1884-1979),lepremiergaleristedescubistes,quidisposaitalorsderelaisenAllemagneetenSuisse.Maisc’estaprès1945,quandlemarchédel’artcontemporainconnutunefortepousséeliéeàl’enrichissementaméricainpuisàceluideplusieurspayseuropéens(BelgiqueetRFAdanslesannées 1950, Italie dans les années 1960), qu’apparaît la nécessité commerciale de disposer d’unréseaud’exposition très internationalisé.EnFrance, après laSecondeGuerremondiale, la galeriste Denise René[4], spécialisée peu à peu dans l’art abstrait géométrique, créa un petit empire desuccursales(deuxenAllemagnecrééesàlafindesannées1960,uneàNewYorkouverteen1971)etdegaleriesamiesdèslesannées1950(Scandinavie,Yougoslavie,Allemagne).Ellefitainsicirculeren 1951-1952 en Scandinavie une exposition intitulée Forme pure et acquit la réputation d’unegaleristeouverteauxmilieuxartistiquesinternationaux.En1953,enretour,elleaccueillaitdesartistesscandinavesàParis.Maisc’estlegaleristeLeoCastelli,àpartirde1957,quiconstituaunpetitempiredegaleriesen

réseau. Les succès ininterrompus rencontrés dans le monde par les peintres américains des post-années1950,dupost-expressionnismeabstrait(JasperJohns,RobertRauschenberg)auPopArt(AndyWarhol,RoyLichtenstein)etàl’artconceptuel(DonaldJudd,JosephKosuth)sontdusdansunegrandepartieàleurmarchandcommun,LeoCastelli,etàsontalentorganisationnel[5].Alorsquelespeintresexpressionnistesdel’ÉcoledeNewYorkavaientconnuunediffusionmondialerelativementmodestedanslesannées1940et1950,ilenallabiendifféremmentdeleurssuccesseursduPopArtauservicedesquels Castellimit enœuvre une double stratégie commerciale et symbolique. Pour créer de lavaleursymbolique,Castellinouadescontactsétroitsavecquelquesdirecteursdegrandsmuséesdanslemonde(PontusHulténàStockholm,ArnoldRüdlingeretHarardSzeemannàBerne,EdideWildeauStedelijkd’Amsterdam) ; sur leplancommercial, ilaidaà lapromotion internationaleen favorisant(lesprixsontbaissésde20à25%)desgaleriesamiesàl’étranger.En1961,IleanaSonnabendouvreainsi sa galerie à Paris (puis à Genève en 1974) et devient la principale antenne européenne deCastellienEuropeoùellemontrelasérieMortenAmériquedeWarholen1964etsasérieFleuren1965;àsescôtés,on trouveégalement lagaleried’EnzoSperoneàTurin,celledeRobertFraseràLondres ou celle deKonrad Fisher à Düsseldorff. Au total, pasmoins de 12 galeries européennesrelaientla«galerieleader»(RaymondeMoulin)etassurentdanslesannées197035%desventesdeCastelli.

Expositionsinternationales,festivals,congrès

LesExpositionsuniverselles,àpartirdecelleorganiséeàLondresen1851,furentundesferments

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favorablesàlatenuesystématiquedegrandesmanifestationsartistiquesinternationalessurlecontinenteuropéenàlafinduXIXesiècle(voirlechapitre9).ÀcôtédeParis,Anvers,Venise,Vienne,Berlin,Munichjouèrentunrôledéterminantdanslaprésentationdel’artcontemporaindumoment[6].Venisecréeen1895lapremièreBiennaledepeinturecontemporaine.Maisàcôtédecestrèsgrandesvilles,beaucoupdevillesmoyennesallemandeseurentaussileursexpositionsdanslesquellesontrouvaitunesectiond’artfrançaisdontl’impactfutparfoispuissant.Ainsi,autitrededeuxexpositionspolémiquesenleurtemps,onpeutcitercelleautourdeGustaveCourbetauPalaisdeverredeMunichen1869etcellepilotéepar le comteHarry Kessler, àWeimar, en1906, etqui étaitdédiéeauxaquarellesdeAugusteRodin.Mais,dans la circulationdesarts auXXe siècle, un rôlemoteur appartientpeu àpeu auxgrands

festivals,qu’ils’agissedelamusique(Bayreuthdepuis1876,Salzbourgen1917),ducinéma(Venisenaîten1932,Cannesen1946),duthéâtre(leFestivalinternationaldeParisaleprivilèged’accueillirleBerlinerEnsembledeBrechten1954,1955et1957),ladansecontemporaine(lepremierFestivald’AutomnedeParis,en1972,luiaccordaitunetrèslargeplace)oudelapeinture(BiennaledeVenisefondéeen1895,BiennaledeSãoPauloen1951,BiennaledeParisetDocumentadeCasselen1956)[7].Silesfestivalsdecinémacitésicisetrouventprisleplussouventdansdefortsenjeuxpolitico-diplomatiques,voirecertainesBiennalesdepeinture(celledeVeniseen1964,quiaccordaleGrandPrixàl’américainRobertRauschenberg,soulevauneintensepolémiquepolitico-culturelleenFrance),il en va différemment d’autres initiatives festivalières moins soumises en général aux pressionspolitiques.LeFestivald’AutomnedeParis,crééparMichelGuyen1972,jouaunefonctionéminentedanslapromotiondeladansecontemporaineaméricainequinetrouvaitalorsguèred’échosauxÉtats-Unis.UnMerceCunningham, invité régulier, assura là les fondements de sa notoriété internationalegrandissanteàlafinduXXesiècle,demêmequeTrishaBrown.

Lerôledespasseursculturels

Personnalitésartistiquesetinstitutionsinstalléesàl’étranger

Une bonne partie des échanges internationaux au XXe siècle résulte des multiples séjours àl’étranger accomplis par les artistes dans leur existence.Ces séjours peuvent être très courts, voireponctuels, quand on considère l’activité d’un artiste conférencier. Le Corbusier fut à ce titre uninfatigable globe-trotter, toujours enthousiaste à l’idée d’enjamber les parallèles pour diffuser sesmessages:ilserendàPrague,MoscouetMadriden1928,enAmériquelatineen1929,auxÉtats-Unisen 1935 et au Brésil en 1936 où il patronne Lúcio Costa pour l’édification (leMES) du premierbâtiment publicmoderne à Rio[8]. Le peintre et grandmetteur en scène polonais Tadeusz Kantor,grâceàuneboursedugouvernementfrançais,réaliseen1947unséjouràParisquitransformetoutsonartenl’exposantàl’influencedeRobertMattaetd’AntoninArtaud.Etcevoyagepassepouravoirchangélecoursdelaculturepolonaisedel’après-guerre.Maisilfautsansdouteconsidéreravecencoredavantaged’attentionlesséjoursdurablesd’artistes

ou de personnalités artistiques (enseignants de surcroît) dans un pays étranger dans lequel ilsacquièrent,aufildesans,unpoidsévident.MarcelDuchamp,ceLéonarddeVincisarcastiquedeladéconstructionauXXesiècle, installéàNewYorkdepuis1917, fut l’undesmentors,discrets,maisterriblement influentsvis-à-visdecertainesélitessociales(lecoupleArensberg)etartistiquesde la

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côteest(soninfluencesurJohnCageetR.Rauschenbergnotamment).Ensensinverse,GertrudeetLéoStein,arrivésàParisen1904,deviennentlepointdeconvergencedetouslesAméricainsdésireuxdecollectionner l’art moderne et de se frotter au modernisme intellectuel, en acquérant, en quelquesannées, desœuvres capitales de Pablo Picasso (période bleu et rose) et deHenriMatisse (Nu àBiskranotamment)quijouèrentlerôledequasi-expositionmuséale.Lecasdesmusiciensaméricainsdejazzaprès1945installéspendantplusieursdécenniesàParis(KennyClark,«PhillyJoe»Jones,SteveLacyouArchie Shepp)seraitencoreunautreexempledurôled’entraînementexercépardesartistesdéjàconsacrésauprèsd’artisteslocaux.Sur un mode plus délibérément pédagogique, décisif bien souvent sur le plan de la médiation

artistique, il convient de porter attention au rôle de certains artistes formés à Paris et devenusenseignantsdansdesinstitutionsimportantesl’étranger.AinsileFrançaisLéopoldLévy(1882-1966),peintrepostcézannien,accèdeàlatêtedel’AcadémiedesBeaux-artsd’Istanbul(1936-1949)[9].Ilseretrouve investi de la mission d’amener en Turquie la modernité artistique et de contribuer àl’émergenced’unart laïc, inspirédesméthodesoccidentales,maisspécifiqueaupays.Remarquablepédagogue,ilfutleSocrateavisédetouteunegénérationdepeintresdanslesannées1940intitulésles«Nouveaux».UnrôleassezidentiqueestoccupéenPologneparlepeintreetenseignantàl’ÉcoledesBeaux-arts de Cracovie Jozef Pankiewicz, véritable passerelle vivante entre l’art français et l’artpolonaisdansl’entre-deux-guerres.C’esteneffetautourde Pankiewicz,notammentdanssonatelierparisien, rued’Assas, que se formeet travaille auquotidienungroupede jeunes apprentis peintresdécidésàfinancerunséjourd’étudeàParis(leComitéparisien)àpartirde1924[10].Après1945,cefurent des enseignants aussi prestigieux queWalter Gropius etMies van derRohe qui formèrent à Harvard et à Chicago, après leur départ de l’Allemagne nazie (voir aussi le chapitre 3), desgénérationsentièresde jeunesarchitectesaméricainsquicessèrentdorénavantdefréquenter l’écoledesBeaux-artsdeParis.On le voit avec ces cas d’hommes-institution, certaines institutions culturelles assument un rôle

d’intermédiaire entre deux cultures et favorisent l’accélération des échanges quand elles montrenttoutesunesériederéalitésartistiquesinconnueslocalement.Àcetitre,l’hégémonieduthéâtrefrançaisen Europe auXIXe siècle tenait à la présence assez fréquente d’un réseau de comédiens expatriésdotés d’un local permanent comme à Moscou (1822), Londres (1835), Naples ou Lisbonne[11].L’AmericanCenterdeParis,inauguréen1934,futdansl’après-1945lelieuprivilégiéoùdesformesartistiquesproprementaméricainesfurentportéesàlaconnaissancedesFrançais(lapoésiesonore,lehappening, lefreejazz,ladansecontemporaine)[12].Là,brûlèrent lesénergies, inéditespourParis,de musiciens d’avant-garde américains (Morton Feldman donna à l’American Center son premierconcerteuropéen),dugroupeFluxusquimêlaitdansseshappeningsplasticiensetmusiciens,duLivingTheaterquiycréaen1964sapièceMysteriesandsmallerpieces,oudeladanseuseLucindaChildsàlafindesannées1970.Unebonnepartiedelacontre-cultureaméricainedesannées1960s’étaitainsiinstallée Boulevard Raspail, en contrebande, et contribua à sa façon à alimenter les braisescontestatairesparisiennesduranttouteladécennie.

Lescritiques

Dans une production artistique moderne, à la fois de plus en plus abondante et de plus en plusinternationalisée,lecritiqued’artestdevenuauXXesiècleunmédiateurindispensableentrelemarchédel’art(premièremoitiéduXXesiècle)etaussilemondeinstitutionneldesmusées(dansladeuxième

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moitié du siècle). À l’image d’un Apollinaire qui révèle le cubisme, le grand critique se montrecapabledesélectionneretdécrypter lanouveauté, surtoutquandelleestd’origineétrangère,etd’enproposer, parfois, une interprétation culturelle ambitieuse[13]. Dans certains cas, quelquespersonnalités intellectuelles de premier plan ont pu imposer un discours synthétique extrêmementvigoureux, alliage de puissance théorique et d’agressivité idéologique, afin d’imposer une visionculturelled’unnouveaugenre.Si l’onmetàpart lescasd’artistes-théoriciens(André BretonetsesconférencesenEurope, lesconférencesdeLe Corbusier),etsi l’onsecantonneàdepurscritiquesprofessionnels, on trouverait le nom de Guillermo de Torre (1900-1971), Pic de la Mirandolemoderne,leplusimportantintroducteurdelamodernitélittéraireetartistiquedesquarantepremièresannéesduXXesièclepourlemondehispanique,avecnotammentsonrecueildetextes,LaAventuraylaorden(1947).MaislenomdeClémentGreenberg(1909-1994)apparaîtencoreplusimportant.Cedernierpourraitmêmeprétendreautitrede«princedelacritiqued’art»duXXesiècle.Onpeuteneffetlecréditerd’avoirimposé,àlafindesannées1940etaudébutdesannées1950,lathèsecélèbreselonlaquelle«NewYorkavaitvolél’idéed’artmoderneàParis».Pourjustifierlasuprématiedelajeune école new-yorkaise de l’après-guerre (Jackson Pollock, MarkRothko,BarnettNewman) audétrimentdeledeuxièmeécoledeParis,lecritiqueaméricainsemontraapteàreliretoutel’histoirede lapeinturemodernedemanièrebrillanteetorientée(lamontée inexorableduplan,de lasurfacedans le tableau moderne qui culminerait avec Pollock) et de relier, par ailleurs, certainescaractéristiques de cette jeune peinture américaine (sa vitalité et son exubérance au détriment du« métier ») avec les valeurs idéologiques libérales caractéristiques du monde atlantique dans cesannéesdeguerrefroide.Cetterobustelecturedevint,durablement,lanouvellevulgatecritiquechezleshistoriensde l’art ; leprincipal représentant françaisen futMarcelinPleynetdans la revued’avant-gardeTelQuelaudébutdesannées1960.Mais lesanalysesde GreenbergfurentaussiconsidéréescommelesnouvellestablesdelaLoiauprèsdesprofessionnelsdemuséedanslemondequipromurentassezsystématiquementl’artaméricaindeladeuxièmemoitiéduXXesiècle.Danscesannées1950,cette vigueur intellectuelle annihila assez largement les principaux critiques français de l’heure(Michel Tapié, Charles Estienne) qui s’efforçaient, mais par le biais d’une rhétorique par tropimprécise ou alors un peu provocatrice (Charles Estienne etAndré Bretonmontraient les affinitésprofondesentre l’artmoderneet lesmonnaiesgallo-romaines)depromouvoir lenouvelart informelparisien[14]. Avant que le marché de l’art moderne, tenu de plus en plus vigoureusement par lesgaleristesaméricainsaudébutdesannées1970(àl’imaged’unLeoCastelli),nevienneconsacrerletriomphe de la peinture américaine d’après-guerre, la cause avait donc été d’abord gagnée sur leterraindujugementcritique.

Del’impresarioculturelauxprofessionnelsdelaprogrammationartistique(curateurdegrandesexpositionsinternationales,animateurdecinémathèques)

Au-delàdescasindividuelsd’artistesquitrèstôtsefirentapprécieràl’étranger(SarahBernhard,Coquelin, Chaliapine), la circulation de « collectifs » (troupes de théâtre, orchestres, ballets)représenteuneréalitéessentielledel’histoiredessensibilitésmodernes.Lapremièrevenue,en1827,d’unetroupeanglaisejouant ShakespeareàParis(enanglais)futunchoc,aussiprodigieuxpourlesjeunes romantiques que celui provoqué par la tournée du Berliner (la compagnie de Brecht) enjuin 1954 auxyeuxd’unRolandBarthes et de tous les rénovateurs du théâtre contemporain dans laFrance des années 1950. DevantMère Courage et ses enfants, le choc ressenti fut celui de la

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conciliation aboutie entre esthétique et politiquegrâce à une dialectique entre spectacle en cours etspectateurs. La troupe brechtienne venue pour la première fois à Londres en 1956 provoque unretentissementencorebeaucoupplusprodigieux.Pendantpresquedixans,lethéâtreanglaisseretrouvecolonisé par l’auteur et théoricien allemand avant que la troupe du Berliner ne revienne,triomphalementànouveau,en1965,pourjouerunmoisàl’OldVicdeLondres[15].Au début du XXe siècle, l’intense circulation à travers le monde des grands orchestres et des

compagniesdeballet,àunmoindre titredescompagnies théâtrales,à l’imagedecelled’unJacquesCopeaurestéeplusieursmoisàNewYorken1917-1918oudecelledeLouisJouvetengagéedansunlong périple sud-américain entre 1941 et 1943 (voir chapitres 4 et 7), définissait largement lescoordonnéesd’unesociabilitéartistiquecosmopolite.Quelquesimpresariosartistiquesaventureux(àpartirde1922,laprofessionseraaidéeenFranceparunorganismepara-étatique,l’AFAA)officiaientainsi dans l’ombre pour financer ces lourds spectacles et mobiliser des commanditaires fortunés.MauriceGrauàLondres,SergeDiaghilevàSaint-Pétersbourg,GabrielAstrucàParisfurentlespluscélèbresdeceshommes-doubles,financiersaucaractèred’artiste.Justeavant1914,laconstructionduThéâtredesChamps-Élyséesàl’instigationdeGabrielAstruc[16]révèlebienlefonctionnementd’unepetite société internationale où le financement complexe avait fait entrer des capitaux américains,anglaisetparisiensdontMoïsedeCamondoetHenrydeRothschild.Cethéâtreultramoderneavaitétéconçu,notamment,pourservird’écrinà l’aventuredes Balletsrussesdirigéspar Diaghilev(1872-1929),aristocratedésargentémaisentrepreneurcultureldepremierordre.Le18mai1909,lapremièredesBallets russesàParisauThéâtreduChâteletprovoquaune fascinationdurableavec leur fusionnovatricedelamusique(Chopin,Borodine,Stravinski),dudessin(LéonBakst,NataliaGontcharova)et de la chorégraphie (Mikhail Fokine, Vaslav Nijinski). En 1910, les Ballets russes s’exportentdésormais régulièrement sur les grandes scènes européennes (Berlin, Bruxelles et Paris en 1910,LondresetRomeen1911),sud-américainesen1913etnord-américainesen1916(avecleretourdeNijinski).Le29mai1913,LeSacreduprintemps estun immense tohu-bohuet ledébutde la ruined’Astruc.Celui-cietDiaghilevfurentainsidespersonnalitésàmi-cheminducapitained’industrie,del’aventurierfantasqueetduprofessionneldel’art.Peut-êtrea-t-onlàaussiunrésumédestraitsdelapersonnalitéd’HenriLanglois(1914-1977),un

autre grand impresario international duXXe siècle,mais cette fois dans le domaine du cinéma.Cedernier[17] fut sans doute le plus grand des directeurs de cinémathèques en créant, avec GeorgesFranju, la Cinémathèquefrançaiseen1936. Ilenfut l’étonnant,quoiqu’assezdésordonné,«dragon,gardien de trésors » selon le mot de Jean Cocteau, notamment durant l’Occupation. Son flair decollectionneur lui permit au départ d’accumuler les plus rares pièces de l’histoire du cinéma (lesRapacesdeErichvonStroheim,LouloudeGeorgPabst,Caligarioul’Âged’or)etd’offrirainsiaupublicuneprogrammationdenseetinventivequicombinaitœuvresanciennesetfilmsrécents.Grâceàsesinvitationsprestigieusesdecinéastesetacteursétrangers(ilinvitaitLouiseBrooksen1958,FritzLang et Alfred Hitchcock en 1959, Satyajit Ray et Nicolas Ray en 1961), à ses cycles defilmographies étrangères plus ou moins rares (« Vingt-cinq ans de cinéma soviétique » fin 1955,« L’Avant-garde d’hier à l’avant-garde d’aujourd’hui » en janvier 1956, « Images du cinémaallemand»enfévrier1956avecuneprogrammationpionnièredefilmsdelapériodenazie),ilattiraàParis un nombreux public français et étranger dans sa cinémathèque convertie en véritable «muséeimaginaire».De futurscinéastes telsWim WendersetWolkerSchlöndorff formèrent là leur regarddanscetteMecquedel’écran,dansunesyncopeétourdissanted’époques,destylesetdegéographiespropres au cinématographemondial depuis 1895.Quand le pouvoir gaulliste voulut le révoquer au

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début 1968, une pétition de huit cents signatures, obtenues partout dans le monde auprès des plusgrandsartistes,luipermitalorsdefairereculerAndréMalraux.Une autre figure capitale dans l’internationalisation des arts est celle de l’organisateur de ces

grandes expositions picturales qui offrent des panoramas résolument cosmopolites. Avant 1914, leFrançaisAlexandreMercereau,membredugroupedel’Abbaye(GeorgesDuhamel,CharlesVildrac),exerceunrôlemoteurdans lapromotionde l’artmoderneenEuropeenmettantenœuvreunerafaled’expositionsnovatrices:Moscouen1909(lesfauves),Saint-Pétersbourgen1912àl’Institutfrançais,Barceloneen1912àlagalerieDelmau(cubisme)etPragueen1914(cubisme)[18].Unautredecesgrandsintermédiairesfutlecritiqued’artanglais,RogerFry(1866-1934),organisateuren1910eten1912,àLondres,dedeuxgrandesexpositionsretentissantessurles«postimpressionnistes»(ilforgeale mot), illustre bien cette fonction de médiateur international assumée par quelques personnalitésdouées.Lagranderéussite intellectuelledeFryfutd’imposeralors,surtoutdans ladeuxièmedecesdeux expositions, la figure de Paul Cézanne comme le vrai père de lamodernité en lieu et placed’ÉdouardManet.Mais,bienau-delàdecesexpositionslondoniennes,lapromotiondel’artmodernesejouapeuàpeuauxÉtats-Unis.EnconsidérantlaréceptionaméricainedeMatisse,lepoidsdécisifexercé par la critique d’art et les grands directeurs de musées états-uniens après 1930 apparaîtclairement[19].C’estdanscepayseneffetqueMatisseacquiertl’imageduplusgrandexpérimentateurdelapeinturemoderne(sa«violencedécorative»)alorsquel’Europe(etencorechezunJeanCassouen1947),l’assimilaitencoreàunpeintre«bourgeois»ethédoniste,plaisantmaissuperficiel.Alorsquelepeintreconnaîtaprès1918unerelativedésaffectioncritique,dèsnovembre1931,AlfredBarr,le jeune directeur du MoMA qui avait ouvert ses portes en 1929, lui organise une premièrerétrospective, et une seconde en 1951.Par la suite, si d’autres expositions contribuent à susciter lapassiondesAméricainspourMatisse, il faut retenircellesde1966àLosAngelesetNewYorkquimontraient surtout les œuvres de l’avant-guerre, à la fois les plus abstraites (Porte-Fenêtre àCollioure)etlesplusméconnuesdupublic.

Consécration:lerôledesgrandescapitalesculturelles

Les capitales culturelles jouent un rôle essentiel dans les échanges artistiques transnationaux desXIXe et XXe siècles. Les villes capitales sont donc des accélérateurs d’intensité créatrice etd’étonnantscaravansérailshumains.Ellesconcentrentàlafoislaproductionlaplushardiedel’heuregrâceàquatrefacteurs[20]quitiennentàlaforcedessociabilitésartistiquesetmondaines,àlavitalitédespolitiquesculturelles locales(privées,municipaleset/ouétatiques),à ladynamiquedesmarchésartistiquesainsiqu’àl’importancedecertainsgrandséquipementsculturels(musées,opéras),etenfinàladynamiquedesmobilitéshumainesquipousseversunecapitalelesindividus(Pariscomme«Écolesupérieuredel’existence»,disaitNietzsche).C’estàlasophisticationextrêmedetouscesengrenagesqueParisfut,d’aprèsHaroldRosenberg:

«Le laboratoire du vingtième siècle […] lieu saint de notre temps […] cocktail “moderne” depsychologie viennoise, sculpture africaine, romans policiers américains, musique russe, techniqueallemande,nihilismeitalien.»[21]C’était par ces mots signifier que l’art né à Paris, et en général celui produit dans les grandes

capitalesartistiques,dépassaitdeloinleslimitesétroitesd’unartnationalquanddesartistesvenusdumondeentierenétaientlesacteursclés.Mais,danscettefascinationexercéeparParisetdonttémoignelacitationci-dessus, se joue également un changement dans la traditionnelle géopolitique dumonde

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culturelinternational.AprèsunXIXesiècleeuropéenplutôtpolycentriquesurleplanculturel,oùdesvilles telles Bruxelles, Munich, Barcelone, Saint-Pétersbourg ou Budapest assumaient une vraiecréativité, le premier XXe siècle. donna lieu à un mouvement de concentration au sein duquel sedétachent essentiellement Paris, Berlin et New York. Pourtant, dès les années 1950, le duopoleartistiqueParis-NewYorks’entourederelais:unevillecommeSãoPaulodevintungrandcentred’artmoderne enAmérique latine avec la création, dès 1922, de saSemaine d’artmoderne,puis de saBiennaleen1951.

SãoPaulo:unemétropoleculturellepériphériqueLa lentemontéedeSãoPaulodans lahiérarchiedesvillesartistico-

culturelles mondiales se fonde d’abord sur l’héritage artistique duXIXesiècleoùl’Empire,jusqu’en1889,exerçaunfortrôled’impulsiondanslanaissanced’unartbrésilienetd’unmarchédel’art.ÀSãoPaulo,celui-ci est entretenu par la riche bourgeoisie locale guidée par unepersonnalité notable, celle de Paulo Prado, ami deBlaise Cendrars etsoucieuxdesdernièresinnovationsparisiennes.Aumêmemomentdecesannées 1910-1920, la recherche et la mise au point d’une modernitéindigèneplacentSãoPauloaucœurdelavieartistiqueetintellectuelle.Les figures d’unOswald de Andrade (1886-1927) ou d’unMario deAndrade (1893-1945) et de sa revue Klaxon sont centrales dans ladéfinition du « modernisme » autochtone. Le manifeste Pau Brésil(1924)d’OswalddeAndradetraduitl’effortdedonnernaissanceàunartmoderneproprementlocal.Desartistesfémininesàlarecherchedecettevariante brésilienne de l’art moderne se détachent avec surtout AnitaMalfatti (1889-1964) qui organise, en 1917, à São Paulo, uneexposition considérée aujourd’hui comme le point inaugural de l’artmoderne auBrésil, puis avecTarsilo doAmaral (1886-1973).Dans cecontexted’ébullition, laSemainede l’artmoderneest fondéeen1922,aidée par le mécène que fut Paulo Prado, véritable « cri collectif »(Mario deAndrade) en l’honneur dumodernisme.Des revues centréessurl’artdontOCruzeiroetlaRevistadeSãoPauloapparaissent.Tousles arts sont concernés puisque l’architecture d’avant-garde estreprésentée désormais à São Paulo par un architecte d’origine russe,Gregori Warchavchik (1896-1972), auteur de la première maison«moderniste»enbétonarméinauguréeen1930etquidevintl’undes

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interlocuteurs brésiliens de Le Corbusier à partir du séjour paulisteeffectuéparcedernieren1929.UnpeuéclipséeparleretourdeRiodeJaneirosurlascènepolitique(gouvernementdeGetúlioVargasen1930)etartistiquemoderne(rôledel’architecteLúcioCostaetde«l’écoledeRio »), c’est dans l’après-guerre que les élites locales (CiccilloMatarazzo) de São Paulo reprennent l’initiative en souscrivant auxrevendicationsanciennesd’unMariodeAndradeenfaveurdelacréationd’unmuséed’Artmoderne.Elles attirent l’undesprincipaux critiquesd’art parisiens de l’heure, Léon Degand, pour prendre les rênes dunouvel établissement. Il y organise une exposition inaugurale d’artabstrait en 1948 et une série de conférences destinées à instruire lepublic.Mais, confronté à beaucoup de difficultés, il s’en retourna aubout d’un an à Paris en 1949. L’année 1951 voit la naissance de laBiennaleet ledébutdes liensétroitsavecplusieursmuséesaméricainsd’artmoderne(MoMA,SanFrancisco)quiserontinvestisdèslorsd’unrôledeconseiletdesoutien.LadeuxièmeBiennalepermetdemontrerGuernica.LeMuséed’artcontemporainestcrééen1963enhéritantduMuséed’artmoderneprécédent[22].

Paris

Cerôledeville-mondiale,quiétablitpourlerestedumondeletempodel’artvivant,Paris l’avaitassumé à la fois grâce à son héritage ancien (depuis le XVIIIe siècle) d’excellence artistique etintellectuelle et à sa capacité, au présent, à maintenir une hégémonie, renforcée après 1870 parl’augmentationdunombredecesacteursculturels[23]etparlavalorisationaprès1945(1959,créationdu ministère des Affaires culturelles) de la culture contemporaine par les pouvoirs publics eux-mêmes[24].Lamétropoleconcentraiteneffetunelargegammed’institutions,leplussouventprivées(académies de peinture ou de musique, galeries, salles de concert, théâtres), parfois publiques(musées, conservatoires, salons) et offrait un public averti de connaisseurs (critiques et mécènesdivers). Le Paris d’avant 1914 ne rassemblait-il pas les cubistes et certains futuristes(FilippoMarinettilanceen1909sonmanifestefuturistedansLeFigaro),lesBalletsrussesduSacreduPrintemps(1913),IsaacAlbénizouManueldeFalla,parfaitparisienentre1907-1914?Lepremiercritèreauquelsereconnaîtlacapitaleculturelleparisiennependantplusieursdécennies

s’avèreceluidelaconcentrationfoisonnanted’institutionsartistiquesd’excellence,lieuxdeformationbiensûr,maisaussilieuxdevalorisationprofessionnelle,etenfindeconsécration,auxquelslesartistesétrangers accèdent avec plus ou moins de facilité. Cette gamme impressionnante d’institutions etd’entrepreneursculturelsainsiquelacontinuitérelativedesliensetdesréseauxétablissurplusieurs

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décenniesentreartistesétrangersetacteursparisienspermirentàlavillederésister,jusqu’auxdébutsdesannées1960,àlamontéedeNewYork.Celui-cinevolacertainementpas«l’idéed’artmoderne»vers1945-1950commelesuggèrel’historienSergeGuilbaut,maisbeaucoupplustard,versledébutdes années 1960 seulement. Ce n’est pas seulement par commodité géographique que Scandinaves(RichardMortensenetArmehJacobsen),Allemands (Gaul,Götz)[25],Espagnols (AntoineTàpies àpartirde1950s’installeàParis),Européensdel’Est,Sud-Américainscontinuentd’affluerauprèsdesrives de la Seine.Ainsi le lien des artistes polonais avec Paris, noué fortement dans l’entre-deux-guerres, se maintint après 1945 (même si, paradoxalement parfois, via les peintres du réalismesocialiste français telsAndréFougeronouBorisTaslitzkyentre1948et1953)etnes’affaiblitqu’àl’extrême fin des années 1950 quand l’exposition itinérante en Pologne du grand sculpteur anglaisHenryMoore en 1959-1960, organisée par le British Council, fit entendre que l’art contemporainpuisait,enfait,àbiend’autressourcesquecellesduseulfleuveparisien[26].De ces lieux de formation d’excellence qui suscitait le désir de migration vers Paris, on peut

certainementciterl’atelierdeLeCorbusieràlaruedeSèvres,ouleconservatoirefranco-américaindeFontainebleauetl’ÉcolenormaledemusiqueoùofficiaitNadiaBoulanger.Celle-cifutlepavillonauquel se rallièrent plusieurs générations de jeunes musiciens, surtout américains, dont AaronCopland,Virgil Thomson et Elliott Carter dans l’entre-deux-guerres.Mais la réputationmondialeartistiquedeParis à la finduXIXe siècle jusqu’aux années1940 tenait surtout auprestigedes artsplastiques fomentésdans lagrande fabriqueparisienne.Et toutd’abord,pilotisde l’édifice, lavilleprésentait une remarquable diversité d’académies enseignantes. Outre l’École des Beaux-arts, fortprisée dans certains domaines (l’architecture, notamment, auprès des étudiants américains jusqu’auxannées1930)qui accueillitdans seseffectifsun sixièmed’étrangers tout au longduXIXe siècle, ilexistaitdenombreuxstudiosacadémiquesprivésquicomblaientlesbesoinsdeformationpropresauxjeunes artistes étrangers. Paris offrait à la fois des lieux d’apprentissage plutôt traditionnels telsl’académie Julian avec ses neuf sites avant 1914 (jusqu’à 600 élèves dont notamment beaucoup dejeunespeintres américains), l’académieColarossioucellede laGrandeChaumière,mais aussi desterrainsd’uneéducationartistiqueplusavancéeaveclesatelierspersonnelsd’HenriMatisseen1908,d’AndréLhoteàpartirde1926oudeFernandLégeraprès1945.Ilexistaitégalementquelqueslieuxcommunautaires dont le plus célèbre fut, et de loin, La Ruche (Constantin Brâncusi,AlexanderArchipenko,ChaïmSoutine)quioffraittoitetatelier.Eneffet, lajouissanced’unlocalserévélait plus ou moins difficile selon les bourses mais tout de même possible : le quartierMontparnasse resta bon marché assez longtemps et permit à des contingents étrangers de tenterl’aventureparisienne.Oncomptaitainsi,audébut1950,pasmoinsde300artistesaméricainsdontSamFrancisetEllsworthKelly.À côté de ces instances de formation se tiennent les lieux de valorisation (critiques, galeries et

collectionneurs,sallesdeconcertoudethéâtre)etdeconsécration(mécènes,muséesetsalons).Dansl’entre-deux-guerres parisien, à côté des divers salons, il existait un dense cortège de galeries (unecentaine, vouées à l’art contemporain), monde savamment hiérarchisé que les jeunes artistesapprenaientpeuàpeuàdifférencier.Auprèsdecesgaleries,unemyriadedepetits(unFrancisCarcofaisaitsacollection),moyens,groscollectionneurs,ceux-cisouventétrangerstelslesAméricainsJohnQuinnouAlfredBarnes[27]audébutdesannées1920,s’approvisionnaientàl’intérieurd’unmarchéintensémentspéculatif(entre1924-1929,lesprixd’unSoutinesontmultipliésparhuit,ceuxd’AmedeoModigliani par vingt)[28]. Ce fut la vitalité de ce milieu d’amateurs plus ou moins fortunés quicontribuait en temps normal à soutenir le marché, voire à alimenter la fièvre spéculative dans les

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Années folles.Pour des centaines d’artistes,la croyance qu’il n’y avait de bon tremplin qu’à Parisdemeurait le credo. Transplantés, les artistes étrangers accédèrent néanmoins assez largement à celargedispositifdereconnaissanceetdevente.Lacolonied’artistesaméricainsdanslesannées1920étaitainsirégulièrementexposéesoitdanscertainesdesgalerieshuppées(GeorgesPetitouBernheim-Jeune), soit dans d’autres lieux plus avancés (galerie Briant-Robert), sans oublier la gamme desSalons,parfoisquasiprivés(le«Salon»Bartletten1924)oupublics(leSalond’automneetleSalondesartistesindépendantsnotamment)[29].

Berlin(etsonannexe:WeimarpuisDessauetleBauhaus)

Berlin,portéparunecroissancedémographiquespectaculaire(deuxmillionsd’habitantsen1900etquatre millions entre 1913), connut entre 1919 et 1930 tous les symptômes caractéristiques de lagrande ville culturelle internationale : activisme intellectuel et artistique débridé où s’ébattaient lesdiversesavant-gardes, fluxmigratoires intensesd’artistesétrangers (d’HenryVandeVeldeàVassiliKandinsky)oudetouristesfascinésparlavillelaplus«américaine»ducontinentetparlalibertédeses mœurs[30]. Le Nazisme brisa net l’essor artistique international de la cité symbolisé par laprésenced’avant-gardesactives,voiremêmeradioactivesaveclethéâtred’avant-gardepolitiséautourd’ErwinPiscatoretBertold Brecht.Berlin,avecMunichetDresdeavant1914,puisseuleaprès laGrandeGuerre,abritaeffectivementlamodernitéaussibiendansledomainedelapeinture(lecourantdit expressionniste avant 1914, après 1918 Dada et La nouvelle objectivité) que de la musiquemoderne (en1924,Arnold Schönberg fait entendre sesœuvresdodécaphoniques,Wozzeck d’Alban Berg est donné en 1925) ou du cinéma (présence importante des réalisateurs scandinaves). Leconservateur de la Nationalgalerie de Berlin, Ludwig Justi, acquiert des œuvres cubistes etexpressionnistesjusqu’àsonrenvoien1933.Deplus,laprésenceduBauhausattireenAllemagneuneéliteétudianteetartistiqueeuropéenneetmondiale.Eneffet,unepartieducorpsenseignantquiaidademanière décisive au succès de cette école artistique n’était pas allemande (Paul Klee est Suisse,Kandinsky est Russe, LaszloMoholy-Nagy est Hongrois). Il est vrai qu’après 1918, lesmigrationsartistiquesenprovenancedesex-empiresaustro-hongroisetrusse jouèrentenfaveurdeBerlinet luipermirentdedevenir legrand intermédiaireculturelentre lemondeoccidentalet lemondeoriental.L.Moholy-NagyoulepeintreroumainArthurSegals’installentauborddelaSpree.Maiscefutl’émigrationvenuedeRussie,trèspuissanteentre1917-1923,quidonnaàlavilleune

coloration intellectuelle et artistique bien marquée. La colonie russe disposait alors de troisquotidiens, de cinq hebdomadaires et de plusieurs revues artistiques (dont Objet, revue trilinguepubliéeparEdLissitzky)etintellectuelles(MaximeGorkifondesarevueBeseda).C’estviaBerlin,etpar l’intermédiaire le plus souvent de la galerie Der Sturm, que l’avant-garde soviétique (leconstructivisme)pénètreenEuropeoccidentale.L’organisationparlagalerieVonDiemen,en1922,delapremièreexpositiond’artrusseréaliséedepuis1917marqueuneétapeclédecerapprochement.Demême, les idées et conceptions artistiques d’un Vsevolod Meyerhold (participation du public auspectacle) ou d’un Sergueï Eisenstein se diffusent dans le reste dumonde par le biais de Berlin.Pourtantl’inflationallemandeen1923provoqueledépartdugrosdelacolonierusseversParis,etlagrandeexpositiondeKasimirMalevitchen1927àlagaredeLehrtemarquelechantducygnedecetterelationintenseentrelesdeuxmondesnouéeàBerlin.

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NewYork

Avant que la ville au bord de l’Hudson ne s’empare du flambeau parisien, vers la fin desannées1950,ilsemblequ’elleaitmûri,patiemmentetdansl’ombre,pendantplusieursdécennies,sonstatutdefuturecapitalemondialedesarts.Parlerd’unevillelongtempsassezmalconnuesurleplanartistiqueparlesEuropéensrevientàévoquertouteunesériededomainesartistiquesjugéslongtempssecondairesàParis,aussibienlaphotographie(rôled’AlfredStieglitz),ladanse(lesrévolutionsdeGeorge Balanchine et Marta Graham) que l’architecture moderne (exposition sur l’Architecturemoderne : exposition internationale en 1932 au Museum of Modern Art [ MoMA]). CesmanifestationstrouvèrentàNewYorkunépanouissementdécisifdanslesiècle[31].UnpeucommeleBruxellesdesannées1880-1900quijouaunrôleinternationalenpromouvantdesmouvementsplutôtdédaignésparParis (symbolisme,artnouveau),NewYorkpritd’abord sonautonomieendéfrichantsonpropredomaineartistique.Desrevues(ModernMusic,NewTheatre,DanseIndex),degrandscritiquespour ladanse (Carl

VanVechten,LincolnKirstein, JohnMartin)oupour lamusique (VirgilThompson),desmusées auxantennes totalement déployées (le MoMAgrâce à un jeune architecte formé en partie au Bauhaus,Philip Johnson, qui organise des expositions phares sur l’architecture moderne mais aussi sur lephotographeWalkerEvansen1938)créentunclimatsingulièrementfavorableàlareconnaissancedecettenouvelleculturevisuelleetsonore,àlafoisavant-gardisteetpopulaire.Quantàlamaîtrise,àlafindesannées1950,descircuitsdeproductionetdevalorisationdel’artcontemporainparNewYork,ellerésulted’abordd’unlongetadmirableapprentissageenmatièredeculturepicturalemoderne.Sil’éclosiond’incontestablesgrandsartistes-peintressurvintasseztard,eneffet,danslesannées1940,New York acquit, préalablement, la capacité de maîtriser la compréhension du moderne et de levaloriser intelligemment grâce à des amateurs d’art moderne puissants (où figure la familleRockefeller)et,surtout,àundispositifmuséalincomparable.NewYorkainventésansdouteauXXesièclel’allianceprivilégiéeentrelemarchédesgalerieset

lemondedesconservateursdemuséeengagéssurleterraindel’artcontemporain.Lagranderéussitede cette ville fut en effet d’organiser assez rapidement les premières grandes expositions d’artcontemporain,àlafoistrèssynthétiquesetintellectuellementfortclairementconçues.Ondatesouventdel’expositionen1913à l’ArmoryShow,àNewYork, lanaissance(trèscontroverséealorsmêmeque lesuccèscommercialest là)[32]de la scènepicturalemoderneauxÉtats-Unis.Or, àpartirdesannées1920,unpetitmilieuàlafoisbrillantetfortunédelacôteEstcontribueàsoutenirlemarchédel’artmoderne.Celui-ci estportéparquelquesgaleriesprivées (PierreMatisseouvre sagalerie en1931,JosephBrummer,ValentineDudensing)etsurtoutpardesinstitutionsmuséalesnovatrices.Parmicesdernières, trois jouentunrôleclé : lemusée installéen1927dans les locauxde l’universitédeNew York à l’instigation de son mécène, Albert Eugène Galletin, la Harvard Society forContemporaryArt fondée en 1928 et leMuseum ofModern Art (MoMA) créé grâce à la fortuned’Abby Rockefeller Jr. en 1929. Il est dirigé par un jeune homme de 27 ans, issu desmeilleuresuniversités (Harvard et Princeton),AlfredH.Barr (1902-1981)[33]. Cet universitaire proche de ladynamique revue Hound and horn de Lincoln Kirstein se lance dans l’organisation de quelquesexpositions d’une incontestable ambition intellectuelle si on les compare à d’autres manifestationsparisiennes un peu similaires à lamême époque[34] : en 1936, il propose d’une partCubism andabstractart,fortede380œuvres,premièremiseenperspectiveducubismeet,d’autrepart,Fantasticart, dada, surrealism ; en 1939, il organise une grande rétrospective Picasso, rehaussée par laprésencedeGuernica.Cesexpositionsjouèrentunrôleséminalpourlesjeunesartistesnew-yorkais

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(Gorky, Pollock, Willem De Kooning) et instillèrent surtout dans l’esprit des élites éclairéesaméricaines la conviction qu’un jour viendrait où l’art moderne jouerait son destin sur le solaméricain.À partir des années de guerre, renforcé par la présence d’une dizaine de grands artistes et

intellectuels européens réfugiés (voir aussi le chapitre 3), New York prend moralement etartistiquementdavantageconfianceenlui-même.Unenouvellegénérationdegaleristes(BettyParsons,SidneyJanisdanslesannées1940,LeoCastelliàlafindesannées1950)suitdésormaislesjeunespeintreslocaux(Pollock,RothkochezParsons,RauschenbergetJasperJohnschezCastelli),artistesque la critique (Clément Greenberg) soutient de son côté brillamment. Lemarché de l’art devientl’objet d’une spéculation croissante et étendue, un peu comme dans le Paris des années 1920, auxclassesmoyennes enrichies de l’après-guerre ; et globalement, les collectionneurs américains après1945disposentd’uneforcedefrappefinancièreincomparablealorsquelesfortuneseuropéennessontpouruntempsdéfaillantes.Cetargentestmisd’abordauservicedel’artaméricaintraditionnel,puisengagédanslesoutienàl’avant-gardeàlafindesannées1950seulement[35].Toutestprêtdésormaispour l’exportation agressive de cet art américain neuf.En 1958-1959,AlfredBarr fait circuler unegrandeexpositionitinéranteenEuropeviaplusieursmuséesdontceuxdeBruxelles,d’Amsterdamsurla«newamericanpainting».Etaumêmemoment,uneexposition Pollock transiteaussi sur le soleuropéenalorsquelaDocumentadeCasselen1959,aidéeparleMoMA,reçoit,elle,114œuvresaméricaines[36].Une même démarche de promotion agressive fonctionnera au profit du nouveau réalisme

(Rauschenberg) et du pop art (Andy Warhol)grâce au dynamisme de la galerie Castelli. Après laguerredeCorée,dansuncontextederetouràlaprospéritésansinflation,NewYorkdisposealorsd’uncapitaléconomiquequidépasse, et de loin, le Paris du début des années 1960[37]. Malraux tente bien alors de créer laBiennaledeParis(1959)afindeconcurrencerlemarchédel’artnew-yorkaisetlemarchéallemanddeplus en plus puissant avec la Documenta de Cassel. Cette première Biennale parisienne accueillit42nationsetplusde600œuvres.Maisdésormaislepouvoirdeconsécrationappartientàla«grandevilledebout» (Louis-FerdinandCéline). Ilestsymptomatiquequ’auseinde lanouvelleavant-gardeéclose au début des années 1960 de part et d’autre de l’Atlantique, le nouveau réalisme, c’est labranchenew-yorkaise(autourdeRauschenberg)quiapparaisseartistiquementetcommercialementlaplusdynamique.Dèslors,lesartistesfrançaisdececouranttelsArmanouMartialRaysses’installentoutre-Atlantiqueen1962.Demême,certainsgaleristesparisiensouvrentunesuccursaleàNewYork,commeLouisCarréen1949(plutôtunéchec[38]), DeniseRenéen1971;etDaniel CordierquitteParispourlesbordsdel’Hudsonen1964.

Lejeudesrapportsdeforceculturelsentrelesairespolitico-culturelles

Danslejeud’échangesartistiquesentrenations,ilsembleaiséderésumerlesensdeséchangessousles deux rubriques simplifiées de l’importation et de l’exportation et d’obtenir ainsi les positionsgéoculturellesdepays«centres»d’uncôtéetdepays«périphériques»de l’autre.Enparlantdesvecteursde lacirculationinternationaledesœuvres,nousavonsdéjàassez largementabordélerôledespuissancesculturellesexportatrices.Aussi,nousnousconcentrons ici sur l’importation.Unpaysimportateur accepte de s’ouvrir aux créations culturelles d’origine étrangère, le plus souvent parce

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qu’il est de petite taille (pays scandinaves,Pays-Bas dont les tauxde traduction, par exemple, sontparmilesplusélevésaumondeavecplusde25%delaproductiontotaleissuedetraductionsdepuis1945 contre moins de 5% pour les États-Unis), mais aussi, et surtout, dans le but de combler lesentiment d’un« retard culturel ».Mais alors, il faut se garder depenser qu’importation rime avecpassivitéainsiquelerappelaitFernandBraudel:«Emprunter,tâchedifficile,n’estpascapablequiveut d’emprunter utilement, pour se servir, aussi bien que le maître, de l’outil importé. »[39].L’étranger s’avère donc une ressource essentielle. Les notions traditionnelles « d’influence » ou de«dominationartistique»,symbolesdel’exportationtriomphante,doiventêtresérieusementnuancéesau profit d’une approche en termes d’appropriation et d’interrelations qui désignent les motifscréateursdupaysimportateur.L’artenprovenancedel’étrangerdevienttoutàlafoisunstimulantetunmiroirafindepermettredeforgerunartnationalpropreetquisoitdehautniveau.Etilexistemêmeune stratégie d’hégémonie culturelle qui recourt délibérément à l’importation quand il s’agit des’approprier de grands talents comme le fit Paris dans le domaine de la traduction littéraire (voirchapitre2)ouHollywooddansceluidesimagesanimées.Laplupartdutemps,recouriràl’étrangerdébouche sur des formes d’appropriation qui autorisent l’importateur à revendiquer une forme dequasi-paternitéde telleou telle formed’artpréalablement importée.Ainsienva-t-ilde l’histoiredujazzdontlesFrançais,leurscritiquesmusicauxentête,ontétélespremiersmusicologuesavertis.Onassistedoncleplussouventàdes«transfertsculturels»quandlaréceptiondel’artétrangers’opèreselon toute une ligne de fractures subtiles (déformations, réarrangements) qui traduisent donc unesélectionparlasociétéd’accueild’uncertainnombredemotifsdel’artétrangerimporté.Silarelationcentre-périphérieresteuneréalitéessentielledeséchangesartistiquesmondiaux,iln’enfautpasmoinsla nuancer en tenant compte de la part d’inventivité mise en œuvre par les périphéries lors de laréception de ces « importations ». Le contact avec l’étranger peutmême susciter un traumatisme etengendrerunecontre-réactionbrutalequandlepoèteOswalddeAndradefondeunpeuavant1914,àpartirdesonséjourparisien,le«modernisme»brésilienentantquemodernitéautonome.

L’importationensituationd’hégémonie

Alorsqu’en1914,troisfilmssurquatreprojetésdanslemondeétaientfrançais,l’emprisemondialeexercée par le cinéma américain à partir de la Première Guerre mondiale devint incontestée. Elles’explique pour des raisonsmultiples. Lamétropole californienne possède lameilleure distributioninternationale, des copies en bon état pour séduire le monde, et bénéficie très tôt de l’appui duCongrèsavecleWebb-PomereneActen1918[40](exemptiondesloisantitrustpouraiderlecinémaaméricain à l’exportation). Ainsi, en Amérique latine, dans les années 1920 et 1930, Hollywoodcontrôleentre70et90%desdifférentsmarchés.Maisaussi,ilattiresystématiquementdansl’entre-deux-guerres les plus grands talents avec les venues des Français (Maurice Chevalier en 1929),Allemands(FriedrichMurnauetEmilJanningsen1926,MarlèneDietrichen1930),desSuédois(legrand cinéasteMauriz Stiller et sa compagneGretaGarbo en 1925) d’Autrichiens (E. v. Stroheim,ErnstLubitsch)oud’Anglais(Hitchcocken1938).Danslesannées1960et1970,JacquesDemyetLouis Malle, le Tchèque Milos Forman, alimentent à leur tour cette dynamique ininterrompue.L’essentiel tient bien dans la maîtrise incomparable avec laquelle Hollywood sait raconter deshistoirespourlemondeentier.Ilentreprendnotammentde«naturaliser»lescontenuseuropéens(leprocessusd’adaptationdecertainsromansclassiquesduXIXesiècleoulephénomènedesremakesdefilmseuropéens)etdepratiquerleur«hybridation»[41]enmélangeantlesfilsnarratifsduvieuxetdu

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nouveaumonde.LesContrebandiersdeMoonfleet(1955)deFritzLangensontunparfaitexemple:avec leurs acteurs et leur thématique historique essentiellement anglais (le livre de l’auteur anglaisMeadeFalknerinspirelescénarioquisedérouledansunmondeàlaHogarth)d’uncôté,etl’inventionnarrative des scénaristes américains de l’autre (les personnages principaux sont inventés), ce filmréalisé par un cinéaste allemand donne la pleine mesure de la capacité inventive de l’industriehollywoodienne. Dès les années 1920, l’Europe est largement conquise par les films américainscommelemontrentceschiffres:

Lapénétrationdesfilmsaméricainsenpourcentage[42]FranceAllemagneGrande-Bretagne

192678,6 44,5 83,6192763,3 36,9 81,1192853,7 39,4 71,7192948,2 33,3 74,7193049,6 31,8 69,5193148,5 28 72,6193243,4 70

Cependant, en 1926, la part des revenus étrangers ne représente que 4 % des gains globaux

d’Hollywoodalorsque,danslesannées1960,lamoitiédesesrecettesviennentdel’exploitationàl’étranger(marchéeuropéensurtout,Grande-BretagneetItalieentête).

Importerpourrattraperunretard

La volonté de « rattrapage » culturel a pu caractériser un pays (l’Allemagne de l’après-1870, leJapon au début du XXe siècle), voire une vaste zone politico-géographique (l’Amérique latine auXIXe siècle, l’Europe centrale et orientale dans l’entre-deux-guerres). Qu’il s’agisse de nouveauxÉtatsetdeleursélitesdésireusesdes’imposerautitred’acteurspolitiquesetculturelsdepleindroit(la Tchécoslovaquie ou la Pologne ont eu cette ambition après 1918) ou de vieux et glorieux payssoucieux de secouer le lourd manteau du protectionnisme culturel (l’Allemagne de la fin duXIXesiècle,l’EspagneaprèssadéfaiteàCubaen1898),l’accessionàlamodernitéculturelledevientunélémentessentield’unprogrammederénovationauquelontsouscrittouteunesériedepays.Ainsi,cegéantéconomiqueetscientifiquedelafinduXIXesièclequ’étaitl’Allemagnen’enfutpas

moins alors en quête d’une modernisation artistique qui lui permit de se hisser au niveau del’excellence culturelle parisienne[43]. L’attention donnée à la scène artistique française connut unapogée entre 1870 et 1905, avant que les premières avant-gardes picturales plus spécifiquementallemandes (l’expressionnisme notamment) ne viennent relativiser la traditionnelle suprématieparisienne. Par le marché de l’art avec les galeristes Paul Cassirer (pour les impressionnistes) etHerwarthWalden(pour lescubistes), lapolitiqued’achatsdeplusieursgrandsdirecteursdemusées(HugovonTschudifaitentrerunCézannedanslaNationalGaleriedeBerlinen1897etunMatissedanslaNeueStaatsgalerieàMunich;l’achatparleKunsthalledeBrêmedesCoquelicotsdéclencheun grand scandale en 1911), le travail des critiques tels JuliusMeier-Graefe avec samonumentaleHistoire de l’art moderne (1904), la publication de monographies sur les artistes français,l’organisationd’expositionssurl’artfrançaisduXIXesiècleetsursesdernièresexpressionsaudébut

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dusiècle,jamaislacuriositéallemandepourl’artmodernefrançaisnefutaussiintensequedanscesannées-là du tournant entre XIXe etXXe siècles. En 1912, deux grandes manifestations placent lapeinturefrançaiseaupremierplandel’actualitéenAllemagne:l’uneàFrancfortestconsacréeà«lapeinture classique en France au XIXe siècle » ; l’autre à Cologne, dédiée à l’art contemporain,accueilleMatisse,AndréDerain,Braquemaisaussi25VanGogh,25Gauguinet26Cézanne.Maiscette«crise françaisede l’artallemand»s’accompagneaussid’un travailde lectureorientéeetdesélectionparlacritiquegermanique.Ainsi,KarlSchefflerinciteen1904lespeintresimpressionnistesdel’ÉcoledeWorpswedeàacquérirlecôtécosmopolitedespeintresfrançais,VincentCarlGebhardt,quiconçoitlagranderétrospectivedeFrancfortcitéeci-dessus,détacheavecenthousiasmeVanGoghde ses racines parisiennes et le transplante d’autorité dans la lignée du grand art germanique nonréaliste (lavisiondu sens intérieur) tandisqued’autres critiques célèbrent Cézanne comme l’autregrandefigurepaternelledel’expressionnismeallemand.AveclecasduJapondepuisl’èreMeiji(1868),onassisteàl’undesplusfascinantsexemplesde

stratégie d’adaptation accélérée à la modernité occidentale. D’abord envisagée sous l’angleadministratif et scientifique, celle-ci devient aussi esthétique, à partir du début du siècle, avec unegrande exposition Rodin qui remua profondément les visiteurs. Toutes les grandes innovationspicturales de l’avant 1914 (fauvisme, futurisme) sont dorénavant suivies de près et commentéesabondamment.Demême,après1918, laplusgrandeattentionestaccordéeà l’architecturemoderne.Et,enquelquesannées,unefiguredegrandarchitecteoccidentals’imposedansl’archipel,celledeLeCorbusier[44].AlorsqueFrankLloydWright,aprèsdeuxséjourslocaux(1905,1913)etsontravailsurl’hôtelImperialàTokyo(1916-1922),eûtpuprétendreaustatutdechefdefiledesmodernesauJapon, d’autres initiatives locales suscitent en fait un puissant courant d’enthousiasme en faveur duconstructeurdelaVillaSavoye.Celui-cibénéficierad’uneimaged’architecterationalistemaisaussidecréateurdeformesprochesdecertainestraditionslocales.D’abordconnuparl’entremised’articlesdansdesrevuesarchitecturales(1922),sarenommées’accroîtaprèssesparticipationsà l’ExpositiondesartsdécoratifsdeParis(1925)etàl’expositiond’architecturedelacitéduWeissenhofàStuttgarten 1927. En 1929, deux numéros spéciaux lui sont consacrés par la revue Kokusai kenkichu(l’Architecture internationale) alors que paraît une traduction de Vers une architecture. Mais lamédiationfutsurtoutnouéeparlesjeunesarchitectesjaponaisquifirentdesséjoursprolongésruedeSèvres dans son agence parisienne. L’année 1928 amorce vraiment le flux avec l’arrivée deKunioMaekawa(lemaîtredeKenzoTange),puisen1931dujeuneShinpeiSakakura(sonprincipaldiscipleetauteurdupavillonjaponaisàl’ExpositioninternationaledeParisen1937).Parlasuite,cedernier incita le gouvernement japonais à inviter Charlotte Perriand (1940-1942) pour superviserpendant un an l’Institut d’art industriel de Sendai qui avait été les années antérieures dirigé parl’architecteallemandBruno Taut.Enmars1941,CharlottePerriandproposaituneexpositionrestéecélèbre sur le thème « Tradition-Sélection-Création » et conçue en collaboration avec des artisanslocaux[45]. C’est enfin Sakakura qui permit à Le Corbusier de concevoir sa seule commandejaponaise,lemuséedel’Artoccidental(1955).

Importeret«transférer»l’importation:l’exempledujazzetdeson«invention»parlacritiquefrançaise

Dansl’histoiredujazz,lesEuropéensetplusparticulièrementlesFrançaisjouèrentunrôleoriginalen le consacrant non seulement dès les années 1920 comme l’une des plus grandes musiques du

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XXe siècle, mais aussi en contribuant à lui assurer une promotion matérielle constante[46]. Et enFrance,dansundeuxièmeaprès-guerredélicatmarquéparundéséquilibrecroissantdans labalancedes échanges entre France et Amérique où les différents prêts pour le rétablissement économiqueétaientassortis,parfois,declausesculturellesprécises(en1946,lesaccordsBlum-Byrnesréduisirentlesquotastrimestrielsdefilmsfrançaisàquatresemainessurtreize),l’accueilfrançaisferventréservéaujazzredonnaauxélitesintellectuellesfrançaiseslesentimentd’unesortederevancheculturellesurles élites américaines jugées sourdes à la beauté de leur propremusique.Moins qu’un témoignaged’américanophilie,l’amourdujazzaprès1945s’avèreêtre,enpartie,unantiaméricanismedeguerrefroide autour des valeurs de l’antiracisme dont unBoris Vian est alors l’un des farouches zélotes.Quantàcettequasi-inventiondujazzparlacritiqueeuropéenneetfrançaise,elleremontaitauxannéesd’entre-deux-guerres.Eneffet,d’HuguesPanassié(créateurduHotClubdeFranceen1932)àBorisVian,deLucienMalsonàAlain Gerber, avecdesargumentsdifférents et envertudeprésupposésidéologiques distincts – Hugues Panassié, homme d’extrême-droite, perçut le jazz comme unerégénération de l’Occident alors que les grands critiques jazzistiques de l’après-1945 étaientmassivement de gauche – le discours critique français loua avec constance et talent l’originalitéexceptionnelledecetteformemusicale.Parlapublicationdespremiersouvragesdemusicologie(LeJazzdeAndréSchaeffneretAndréCoeuroyen1926),lacréationderevuespionnièrestellesLaRevuedujazz(1929),Jazzhot(1935)ouJazzmagazine(1954),l’organisationfondatricedupremierfestivaldejazzdanslemonde(sixjoursàNiceen1948)bienavantlatenueduFestivaldeNewport(États-Unis) en 1954, l’installation durable de grands musiciens noirs à Paris (surtout après 1960), lescritiquesetimpresariosfrançaisontdonnéaujazzunecolorationàlafoisplusuniversellemaisaussiunpeufrançaise.La forte croissancedes échanges culturels internationaux auXXe siècle a accéléré, surtout après

1950,laformationd’unsystèmeculturelmondialdanslequellesartistesetlesagentsspécialiséstelslesgaleristes,lesprofessionnelsdesmuséesoulesproducteursdecinémaétablissentdesrelationsdetyperéticulaire.Cesrelationsconvergentcependantfortementversquelquescentres,véritablepouvoiroligopolistique artistique dans la première partie du XXe siècle, autour de Paris d’abord, puis deNewYorkensuite.Cedernierréussit,après1960,àjouerlafonctiondeVaticandumodernisme.Pourla première fois, depuis laRenaissance, un espace politique et économique dominant devient aussil’espaceartistiquemajeur.Àcetitre,l’histoiretransnationaledesartsimpulséepardesacteursprivéspourl’essentielcroise,malgrétout,avecleshistoiresnationalesetlesdémarchespolitiquesétatiquesderecherchedepuissanceculturelleglobalequenousétudieronsplusloin.[1].VoirMyriamChimènes,Mécènesetmusiciens.DusalonauconcertàParissouslaIIIeRépublique,Paris,Fayard,2004,notamment

p.515etsqq.[2].JacquesLucan(dir.),LeCorbusier.Uneencyclopédie,Paris,LesÉditionsduCentrePompidou-CCI,1987.[3].VoirCarlosSerranoetSergeSalaün,Tempsdecriseet«annéesfolles»:lesannées1920enEspagne,Paris,Pressesdel’université

delaSorbonne,2002,p.120etsqq.[4].Voirlecataloguedel’exposition,DeniseRené,l’intrépide.Unegaleriedansl’aventuredel’artabstrait,1944-1978,Paris,Éditionsdu

CentreGeorgesPompidou,2001.[5].AnnieCohen-Solal,Leo Castelli et les siens,Paris,Gallimard, 2009.Voir égalementRaymondeMoulin,L’Artiste, l’institution et le

marché,Paris,Flammarion,coll.«Champs-Arts»,1997,p.47etsqq.[6] . Cf. Elizabeth Gilmore Holt (ed), The Expanding World of Art, 1874-1902. Universal Expositions and state-sponsored fine arts

exhibitions,NewHavenandLondon,YaleUniversityPress,1988.[7].Surceslieuxdefestivals,voirEmmanuelWallon,«LeFestivalinternational:unsystèmerelationnel»,inAnneDulphy,RobertFrank,

Marie-Anne Matard-Bonucci, Pascal Ory (dir.), Les Relations internationales culturelles au XXe siècle. De la diplomatie culturelle àl’acculturation,Bruxelles,PeterLang,2011,p.317-338.

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[8].TimBenton,LeCorbusier conférencier, Éditions duMoniteur, 2007.Voir, notamment, le chapitre 4, « Les conférences deBuenosAires».[9] . Xavier du Crest, De Paris à Istanbul, 1851-1949. Un siècle de relations artistiques entre la France et la Turquie, Paris, Presses

universitairesdeStrasbourg,2009,p.183etsqq.Ànoterquelespremierspeintresmodernesturcs(legroupeD)danslesannées1920et1930furentformésàl’académieAndréLhote.[10].GrazynaKrolikiewicz, «Paris : le rêve et le vécu.Autour duComité parisien et du colorismedans la peinture polonaise dans les

années1920et1930»,inAntoineMarèsetMariaDelaperrière,Paris«capitaleculturelle»del’Europecentrale?LeséchangesintellectuelsentrelaFranceetlespaysdel’Europemédiane,1918-1939,Paris,Institutd’étudesslaves,1997,p.105-116.[11] . Christophe Charle, « Exportations théâtrales et domination culturelle : Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle », in Anna

Boschetti(dir.),L’Espacecultureltransnational,Paris,NouveauMondeéditions,2009,p.135-162.[12].NelcyaDelanoë,LeRaspailvert. L’AmericanCenteràParis,1934-1994,unehistoiredesavant-gardesfranco-américaines,Paris,

Seghers,1994.[13] . Voir notamment l’ouvrage consacré à la critique d’art entre France et Allemagne, ThomasW. Gaehtgens, Mathilde Arnoux et

Friederike Kitschen, Perspectives croisées. La critique d’art franco-allemande 1870-1945, Paris, Éditions de la Maison des Sciences del’Homme,collection«Passages»ducentreallemandd’histoiredel’art,n°22,2009.[14].SurcettecompétitionentreParisetNewYorkdanslalégitimationdel’artabstrait,voirSergeGuilbaut,«CommentlaVillelumière

s’estfaitvolerl’idéed’artmoderne»,inPhilippeGumplowiczetJean-ClaudeKlein,Paris1944-1954;artistes,intellectuels,publics:laculturecomme enjeu, éditions Autrement, 1995, p. 45-60. Consulter également du même auteur, Voir, ne pas voir, faut voir, Nîmes, JacquelineChambon,1993.[15].BernardDort,Théâtrepublic1953-1966.Essaisdecritique,Paris,LeSeuil,1967,p.212etsqq.[16].Voirsesmémoires,LePavillondesfantômes.Souvenirs,Paris,Mémoiredulivre,2003.OnpeutreleverlefaitqueRobertBrussel,le

secondd’Astrucavant1913,seralepremierdirecteurdel’AFAA(voirlechapitre5surladiplomatieculturellefrançaise).[17].LaurentMannoni,Histoiredelacinémathèquefrançaise,Paris,Gallimard,2006.[18].GladysFabre,«Paris,lesartsetl’internationaledel’esprit»,inSarahWilsonetalii(dir.),Pariscapitaledesarts1900-1968, Paris,

Hazan,2002,p.40-53.[19].Onliralasommed’ÉricdeChassey,LaViolencedécorative.Matissedansl’artaméricain,Nîmes,JacquelineChambon,1998.[20].DanielRoche,«Lesmisesenscènede ladominationculturelleXVIIIe-XXesiècles», inChristophe Charle (dir.),LeTempsdes

capitalesculturellesXVIIIe-XXesiècles,Seyssel,ChampVallon,2009,p.343-357.[21].HaroldRosenberg,«LachutedeParis»,inLaTraditiondunouveau,ParisMinuit,1962,p.207-218.[22].MariaArruda,Metrópoleecultura :SãoPaulonomeioséculoXX,Bauru,Edusc,2001, et les articlesdeClaudiaFonsecaBrefe,

«Brésilmodernité » et «Brésil anthropophagie », inLaurentGervereau (dir.),Dictionnairemondial des images,NouveauMondeÉditions,2006,p.147-153.[23].Christophe Charle,Paris finde siècle.Culture etpolitique,Paris,LeSeuil, 1999.Lenombredeshommesde lettres etpublicistes

passede3826à7372entre1872et1881etlenombredejournalistesdoublede500àplusde1000entre1870et1882.[24].VoirPascalOry,«Paris, lieudecréationetde légitimationinternationales»,inAntoineMarèsetPierre Milza(dir.),LeParisdes

étrangersdepuis1945,Paris,PublicationsdelaSorbonne,1994,p.359-371.[25] . Voir Marie-Amélie Zu Salm-Salm, Échanges artistiques franco-allemands et renaissance de la peinture abstraite dans les pays

germaniquesaprès1945,Paris,L’Harmattan,2003.[26].KatarzynaMurawska-Muthesius,«Parisrevudederrièrelerideaudefer»,inSarahWilsonetalii(dir.),Paris,capitaledesarts1900-

1968,Paris,Hazan,2002,p.250-261.[27].Surcescollectionneursétrangers,voirnotammentAlainBoublil,L’ÉtrangeDocteurBarnes.Portraitd’uncollectionneuraméricain,

Paris,AlbinMichel,1993.Danslesannées1920,lesœuvresclésdelapeinturepostimpressionnistequittentdéfinitivementlaFrance,pourlesÉtats-Unisleplussouvent.AinsidelagrandeversiondesJoueursdecartesdeP.Cézanne(acquiseparBarnesunmilliondefrancsen1925;duChahutdeM.SeuratquipartpourOtterlo;duD’oùvenons-nous?Quesommes-nous?Oùallons-nous?deP.Gauguin;deLaJoiedevivredeH.Matisse(Barnes);desDemoisellesd’Avignonacquisesen1937parleMoMAauprèsdelaveuvedeJacquesDoucet.[28].MalcomGee,«LeRéseauéconomique»inCataloguedel’expositionL’ÉcoledeParis1904-1929, lapartde l’autre,Paris,musée

d’ArtmodernedelaVilledeParis,2000,p.127-137.[29].JocelyneRotily,ArtistesaméricainsàParis1914-1939,Paris,L’Harmattan,1998,p.182-185etp.205etsqq.[30].CyrilBuffet,Berlin,Paris,Fayard,1993.Lavilledisposede3opéras,de300cinémasetdeplusde100cabarets.[31].VoirThomasBender,NewYorkintellect.AhistoryofintellectuallifeinNewYorkCityfrom1750tothebeginningsofourowntime,

Baltimore,TheJohnHopkinsUniversityPress,1987,p.321-343.[32].Cf.HélèneSeckel,«L’ArmoryShow»,inCataloguedel’expositionParis-NewYork1908-1968,Paris,ÉditionsduCentreGeorges

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Pompidou,ÉditionsGallimard,1991,p.376-406.ÀChicago, la réception futencoreplusmauvaisequ’àNewYorketonpenditMatisseeneffigie.[33].Cf.SybilGordonKantor,AlfredH.Barr,Jr.andtheintellectualoriginsoftheMuseumofModernArt,Cambridge,MITPress,2002.[34] . Lors de l’Exposition internationale de 1937, Paris organise deux rétrospectives sur l’art indépendant mais sans avoir les œuvres

maîtressesprésentéesàNewYorknilamaîtrisedesproblématiquesdéfenduesparBarr.VoirPierreDaix,Pourunehistoireculturelledel’artmoderne.LeXXesiècle,Paris,OdileJacob,2000,p.264-266.[35] . A. Deirdre Robson, « TheMarket for abstract expressionism », Archives ofAmericanArt Journal, vol.25, n° 3, 1985, repris in

FrancisFrascina,Pollockandafter.Thecriticaldebate,LondonandNewYork,2000,p.288-293.[36].SigridRuby,«TheGiveandthetakeofamericanpaintinginpostwarwesternEurope»,CahiersCharlesV,n°28,2000,p.171-195.[37].Ledéclinparisienneconcernepasuniquement l’art contemporainmaisaussi l’art anciendans lamesureoù lesmaisonsdevente

anglo-saxonnes supplantentDrouotàpartirdudébutdesannées1960quandSotheby’s rachète lenew-yorkaisParke-Bernet en1964.VoirRaymondeMoulin,LeMarchédel’art.Mondialisationetnouvellestechnologies,Paris,collection«Champs»,Flammarion,2003,p.109.[38] . Julie Verlaine, « Unmarchand d’art parisien à NewYork. L’aventure de la Louis Carré Gallery », inAnne Dulphy et alii, Les

RelationsinternationalesculturellesauXXesiècle…,op.cit.,p.459-466.[39].FernandBraudel,LaMéditerranéeetlemondeméditerranéenàl’époquedePhilippeII,tome2,«Destinscollectifsetmouvements

d’ensemble»,Paris,LeLivredepoche,1990,p.491.[40].VictoriadeGrazia,America’sadvancethroughthe20thcenturyEurope,Cambridge,HarvardUniversityPress,2005,p.299etsqq.[41].VoirJeanLouisBourget,Hollywood,unrêveaméricain,Paris,ArmandColin,2006.[42] . Référence in Jacques Portes Nicole, Fouché Marie-Jeanne, Rossignol Cécile Vidal, Europe/ Amérique du Nord. Cinq siècles

d’interactions,Paris,ArmandColin,collection«U»,2008,p.165.[43].VoirThomasW.Gaehtgens,«Delaréceptiondel’artmodernefrançaisenAllemagneentre1870-1945»,inThomasW.Gaehtgens,

MathildeArnouxetFriederikeKitschen(dir.),Perspectivescroisées.Lacritiqued’art franco-allemande1870-1945,opcit., p.3-25.Voirdemême la mine de renseignements constituée par le catalogue de l’exposition Paris-Berlin 1900-1933, Paris, Centre Georges Pompidou,ÉditionsGallimard,1992.[44].VoirGérardMonnier(dir.),LeCorbusieretleJapon,Paris,Picard,2007.[45].CharlottePerriand,Uneviedecréation,Paris,OdileJacob,1998,p.149etsqq.[46].VoirnotammentLudovicTournès,NewOrleanssurSeine:histoiredujazzenFrance1917-1992,Paris,Fayard,1999etlenuméro

spécialdelarevueL’Homme.Jazzetanthropologie,n°158-159,avril-septembre2001.

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Chapitre2

Leséchangesintellectuelsetscientifiques

UNE AUTRE GRANDE forme de circulation culturelle internationale est représentée par leséchanges scientifiques et intellectuels. Après les réseaux de la « République des Lettres » auXVIesiècle,ceuxde«l’EuropedesLumières»auXVIIIesiècle,lafinduXIXesiècleréamorcedesfluxpuissantsdemigrationssavantesenEuropedontleséjourparisiend’unFreud(ilsuitlescoursdeCharcoten1885-1886)n’estqu’undesnombreuxexemples.Unvéritable«cosmopolitismenational»(1870-1920)caractérisealorslesdifférentesnationsenmatièredeformationsupérieure.Celles-cisontanimées par le souci d’atteindre l’excellence nationale en recourant à une ouverture intellectuellenécessaire, leplus souventd’ailleurs sous la formedesvoyagesd’études, enAllemagneà la finduXIXe siècle, puis aux États-Unis après 1930. Ainsi les premiers accords entre établissementsuniversitairesoulesaccordsinterétatiquesdatent-ilsdudébutduXXesiècle; l’échanged’assistantsentre la France et la Grande-Bretagne en 1905 ou entre Autriche et Saxe en 1907 l’atteste[1].Cependant,ilexistetoutaulongduXXesiècledesacteurstransnationauxdontl’action,soitéchappedélibérémentauxcontraintesdesÉtatscommedanslecasdesavant-gardesintellectuelles,soitpactiseaveceux(organismesculturelsinternationauxdelaSDNpuisdel’ONU);oualorssesubstitueassezlargement à eux (les fondations philanthropiques américaines jusqu’en 1940). Tous ces acteursmodèlent l’universdessavoirsetdeséchanges intellectuelsalorsquesecréeununiversmondialiséinégalitairedes langues,dessavoirsetdes littératures.Cetespacen’estdoncniunespacepurementunitaireetouvertementuniverselniunespacesimplementsoumisàl’hégémonieabsolued’unpays(lesÉtats-Unis comme superpuissance scientifique mondiale) ou d’une ville (Paris comme capitalemondialedesLettresauXXesiècle).Àmesure que le siècle avance et que lesmodes de contact deviennent de plus en plus étroits et

personnalisés(avantmêmelarévolutiondanslesannées1980dutélécopieur,puisdel’Internet), lesrapportsintellectuelsdeviennentdeplusenplusintensifsalorsqu’ilsrestaientencoreassezextensifsvers1900.

Circulationdespersonnesetmédiation

Circulationsdespersonnes

Vers 1900, deux tendances expliquent le renouveau des échanges savants internationaux amorcédepuis1870.D’abord,uncertainnombredejeunesnationsconçoivent(ouenpleinerénovationcommele Japon) l’université comme un outil clé de construction de la nation et de la cohésion sociale etlancent donc un processus d’apprentissage auprès des universités occidentales dominantes.Mais ontrouve aussi au sein des pays occidentaux de forts courants d’échanges dus à la fois à une fortecroissancedecertainesdisciplines(chimie,physique,sciencessociales)etaurôledemodèleincarné

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d’abord par l’université allemande entre 1860-1920 puis par l’université américaine à partir desannées1930.Ainsi,danslesannées1860-1880,presquetouslesfondateursdel’universitéaméricainemoderne, dont notamment Daniel Coit Gilman (premier président de Johns Hopkins en 1867) ouGranvileStanleyHall(présidentdeClarkUniversity),onteffectuédesséjoursd’étudeenAllemagne.Ils en ramènent le principe d’organisation clé de l’université moderne à construire : l’alliance del’enseignementetdelarecherchedansuneatmosphèredelibrerecherchepermiseparundispositifadhoc(lacréationdeséminairesderecherche,debonnesbibliothèques,l’épreuvedudoctorat[PH.D.]).Après 1945, l’explosion des effectifs universitaires et les incessants changements scientifiques ettechnologiques se révèlent les facteurs décisifs du renforcement des échanges internationaux.Ainsi,entre1950-1985,plusde854universitéssontcrééesdanslemonde,soitpresqueautantquelenombretotald’universitésfondéesdepuis1200.Lesrevuesconnaissent lamêmecroissance,unecentaineen1800, 10 000 vers 1900 et 100 000 en 1960[2]. Quant à la population scientifique, elle passe de10000personnes (1850)à100000 (1900)et àenviron2,5millions (1965)[3] ; dansbeaucoupdepaysindustrialisés,audébutdesannées1960,leschercheurssontplusnombreuxquelesmembresduclergéetlesofficiersdel’arméeréunis.

Étudiants

AprèslesimportantesmobilitéstransnationalesdesétudiantsauMoyenÂge,ilfautattendrel’après-1870pourconnaîtredesmigrationsinternationalesestudiantinesvraimentsignificatives,enprovenancesurtoutdel’estetdusuddel’Europe,maisaussidesÉtats-Unis.Ainsidanslesannées1860-1870,oncompte600à700étudiantsaméricainsenAllemagne;alorsquedanslaseuledécennie1880,ilssontplusieurscentainesàsetrouverdansleseulBerlinetque21,9%desétudiantsdeGöttingen,en1890,sont Américains. Quelques chiffres nous montrent cette lente montée au XXe siècle des étudiantsétrangersdanslemondeavecuneaccélérationdécisiveaprès1950.Àcemoment-là,desprogrammesd’échangesofficiels sont signésentrebeaucoupd’Étatsbienque lepremieraccord remonteà1903,quand Friedrich Althoff établit alors l’échange d’étudiants germano-américains et qu’en 1908 unprogrammesino-américaindébute(2000étudiantschinoisvinrentauxÉtats-Unisjusqu’en1928).

Lesétudiantsétrangersdanslemonde(1927-2002)[4]192734380[inGB,All,FR.,EU]19501000019788500001985108000020022100000

Cesmigrationsrelèventd’unepartdespolitiquescompétitivesmenéesparcertainsgrandsÉtats(ou

dans le cas américain, de fondationsprivées telles la Carnegie et laRockefeller) afin d’attirer lescohortesd’étudiantsétrangerset,d’autrepart,desstratégies(scolairesouculturelles)propresàceux-ci. Ces flux vers 1890 sont concentrés d’abord aux trois quarts dans des institutions de languegermanique,puis,vers1930,danslamêmeproportiondansdesinstitutionsdelanguefrançaise(Suisseet Belgique comprises), avant de l’être pour un tiers dans des universités américaines à la fin duXXesiècle.Si l’on considère les politiques étatiques d’accueil des étudiants étrangers, trois motifs existent,

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parfois combinés, financier, politico-culturel et politico-scientifique. L’un est d’ordre financier etcaractérisesurtout lafinduXXesiècle(voirchapitre10)quandunpayscommel’Australiesemue,dans les années1990, engrandpaysd’accueil (quatrièmedans la hiérarchie internationale en2002devant laFrance)pourdesraisonsfinancièresalorsqu’ilnerecevaitque339étudiantsétrangersen1950[5].Ledeuxièmeestpolitico-cultureletdéfinitlemodèlefrançaisetanglaisdelapremièremoitiéduXXesiècle.Dansceschéma,lapuissanced’accueils’efforced’accroîtresonprestigecultureletderenforcer,vialesélitesétudiantes,unréseaudepays-amisinfluencésparelle.Ainsisontcrééestouteuneséried’institutionsd’enseignementoud’accueildestinéesauxétudiantsétrangerstelleslecomitédepatronagepourétudiantsétrangersdel’universitédeParisen1890,lescours(para-universitaires)d’été de l’Alliance française en 1894, leDoctorat d’université en 1895 (équivalent d’un troisièmecycleetnond’unethèsed’État),lescoursdecivilisationfrançaiseàLaSorbonnecréésen1916sousl’impulsiond’Émile Durkheim, laCitéUniversitaire deParis (ouverte en 1925 avec 340 étudiantsdevenus 2000 en 1933). Dans l’entre-deux-guerres, ces étudiants étrangers en France viennent enmajorité de pays diplomatiquement proches d’elle. Le résultat s’avère probant puisque dans lesannées 1920 celle-ci est la deuxième (ou la première selon les années) destination des étudiantsétrangersdanslemonde(14368pourl’année1927-1928contre17800auxÉtats-Unispourl’année1928-1929). Immédiatementaprès laSecondeGuerre, laFrancedésireusederecouvrersonprestigediplomatique lance un ambitieux programme de 600 bourses. Et en 1968, sur 40 000 étudiantsétrangers,untiersbénéficiaitdebourses.QuantàlaGrande-Bretagne,unpeusurlemodèlefrançais,elleasuividepuisledébutdusiècleune

politique assez systématique de renforcement de ses liens culturels avec le monde universitaireaméricain.La créationd’un fondsprivé en1902, leRhodes scholars, établit chaque année des liensentre Oxfordetuneéliteestudiantine(57personnes)delangueanglaise[6].Pour renforcer les liensavec les États-Unis après 1918, les responsables du fonds Rhodes persuadent les autorités de Cambridge et Oxford (« Oxbridge »), jusque là très élitistes (un examen de grec s’avérait assezdissuasif), à la fois de créer un Ph.D à l’américaine, et d’augmenter l’offre en droit et sciences.Certainsdeces jeunesAméricainsvenusainsiàOxfordaprès laGrandeGuerredevinrentde futurshautsresponsablesd’esprittrèsinternationalisteàl’imagedusénateurFulbright,d’ElmerDavis(futurresponsabledel’OfficeofWarInformation)oudel’économisteWilliamRostow.Le dernier motif de l’accueil repose sur des considérations davantage politico-scientifiques et

caractérise l’Allemagned’avant 1914 et lesÉtats-Unis depuis les années 1940. Il s’agit, en attirantcertains étudiants étrangers, de renforcer le potentiel scientifique déjà dominant du pays d’accueil.Danslecasaméricain,ledispositifcombinecertainementàlafoisrecherched’influencepolitiqueetvolontéderenforcementdupotentielscientifiquelocal.LapériodedelaguerrefroideaconstituépourlesAméricainsunepériodeessentiellepour lacombinaisondecesdeux tendances (voirchapitre7)sous la houlette officieuse de ces acteurs privés originaux que sont les grandes fondationsphilanthropiquestelleslafondationCarnegie(1911),lafondationRockefeller(1913)etlafondationFord(1936).Quasimentjusqu’en1946etlamiseenœuvrealorsduFulbrightprogram(1946)dontbénéficièrent51000personnesentre1948-1962(21300Américainset30000étrangers),lesÉtats-Unisontdonclaisséd’abordagirenmatièredepolitiqueculturelleextérieurescientifiquedesacteursprivésnonétatiques.Quant aux stratégies des étudiants expatriés, elles sont de deux types, professionnelle ou

culturelle[7]. La motivation utilitaire inspire le désir d’acquérir la meilleure formation possible àl’étranger en vertu de l’avance scientifique reconnue à certaines grandes universités, soit dans les

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équipements(bibliothèques,laboratoires),soitdanslacompétencepédagogiqueetscientifique.Avant1914, mais encore après 1920, ce souci d’acquérir la meilleure formation en partant vers lesmeilleuresuniversitésétrangèresmettaitenjeu,d’unepart,lesfuturesélitesadministrativesdespaysd’Europeorientaleetbalkanique(Roumanieavant1914,Pologneaprès1920,Yougoslavie)et,d’autrepart, les jeunes juifs (ves) d’Europe orientale et de Russie (entre 1905-1914, 50% à 75% de lapopulationjuiveuniversitairedeRussiesetrouveàl’étranger).Cettepopulationisraéliteestanxieused’échapper aux diverses exclusions (notamment l’impossibilité pour les femmes d’accéder àl’enseignementsupérieur)dansleurspaysetavidedesedoterd’unmétieraisémentpraticablepartout(médecine).Danscetterecherchegénéraledel’excellencescientifique,lechoixdeBerlin,deVienneoudeParis se fondaitalors surdesconsidérationsde langue (les JuifsgermanophonesdeBudapestvontàVienneouenAllemagnecommelesjeunesphilosophesLukacsouMannheimavant1914),surdesappréciationspolitiques(Roumainsavant1914,YougoslavesetPolonaisaprès1918choisissentlaFrance, les étudiants américainset anglaisdélaissentun temps l’Allemagneaprès1918),mais aussifinancières (l’octroi de bourses dès les années 1920 à partir de 1936 par les fondations privéesaméricainesauxjeunesgensd’Amériquelatine).En revanche, il existe desmotivations plus culturelles qui expliquent l’attraction exercée par un

séjour parisien. Elles sont propres surtout aux étudiants de pays riches (Allemands, Anglais,Américains)désireuxdeconnaîtreavanttoutlavieparisienne.L’inscriptionàlafacultédeParisrestedanscecasunpeuformelleetlesexamensnesontpastoujoursréalisés:en1935,presquelamoitiédesétudiantsétrangersàParissontdanscecas.

Professeursetchercheurs

Séjoursd’étudeoud’enseignement

Davantagequelaconférenceponctuelle(cellesfaitesparexempleparEinsteinàParisen1922quientrentdans l’histoiredes relations franco-allemandesde l’époque), ce sont les séjoursprolongésàl’étranger qui créent des rapports de fond entre scientifiques de différents pays. Des centresd’excellencemondiale(instituts,départements,séminaires)sontdoncdevenuslepointdeconvergencedejeuneschercheursdanstelleoutellediscipline.Lesigneirréfutabledelamontéeenpuissancedelascience américaine au détriment de la science européenne est révélé par le prestige mondial dontjouissentbonnombredeseslaboratoiresoudépartements,aussibiendanslessciencesduresquedanslessciencessociales(sociologieetéconomiesurtout)dès lesannées1930-1940.Dans l’entre-deux-guerrespourtant,l’Europeconcentraitencoredescentresprestigieux.LesphysiciensviennentàParischez Joliot-Curie, à Berlin auprès de Max Planck, à Cambridge au laboratoire Cavendish deRutherford ou à l’Institut de physique deCopenhague dirigé par Bohr (prixNobel de physique en1922) qui reçoit Heisenberg pendant deux ans (1924-1925) après son doctorat. Mais la guerre etl’après-guerredonnentl’avantagedécisifauxÉtats-Unisdanscedomaine,d’autantqueladiplomatieofficielleaméricainesoutientdésormaisleseffortsprivésavecleprogrammed’échangesdusénateurFulbright (1946).Demême, lessciencessocialesaméricainesontnettement leventenpoupeaprès1945.Fautedeformationdisciplinaire(lalicencedesociologien’estcrééeenFrancequ’en1958),lamajoritédes jeunes apprentis sociologues françaisdans les années1950-1960 se rendent auxÉtats-Unispourapprendrelasociologieempirique,soitaudépartementdesociologied’Harvard(oùofficieTalcottParsons)ou,surtout,àceluideColumbia(oùsetrouventPaulLazarsfeldetRobertMerton)

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commenousl’indiquonsci-dessous.

TableaudesprincipauxsociologuesfrançaisayantsuiviuneformationauxÉtats-Unis(1950-début1960)[8]

Harvard Columbia Autres–Touraine–Bourricaud–Boudon;Chazel;Karpik;Herpin;Lécuyer–Crozier;DeDampierre;Mendras;Tréanton

Leséconomisteseux,après1945,choisissentleplussouventHarvard,quelquefoisCambridgeoù

est implantée, à la findesannées1950,uneéquiped’espritkeynésienautourdeNicolas Kaldoret d’AmartyaSen.Mais c’est enFranceque les jeuneshistoriens espagnolsdes années1950et1960viennent s’initier à l’histoire et à ses orientations les plus dynamiques lorsqu’un échange est passéentreToulouseetlemédiévistePhilippeWolffetdesélèvesbarcelonaisdeJaumeVicensVives.Quant aux professeurs, ces échanges ont pris assez tôt une dimension institutionnelle avec la

signaturedespremiersaccordsofficielsentreuniversitésafindefavoriserdeséchangesdeprofesseurspour de courts séjours d’enseignement. Ces accords ont des ressorts scientifiques évidents maiségalementdesdimensionsculturellesetdiplomatiques.Unaccordestainsicrééen1905entreBerlind’uncôté,HarvardetColumbiadel’autre,pourunéchangeannueldeprofesseurs[9].LaFrancedoitattendre 1909pour imiter ce schéma en envoyant le professeur de littératuremédiévalemédiéviste,Joseph Bedier, dans plusieurs universités de la côte Est. Un accord officiel en résulte (courstrimestriel) entre l’universitédeParisd’uncôté,Harvardet Columbiade l’autre.Leprofesseurdelittérature Gustave Lanson en sera le premier bénéficiaire. De même, à la veille de la PremièreGuerre, la France tente de nouer des liens avec plusieurs universités d’Amérique latine,essentiellementavecleBrésil.MaisauXXesiècle,lerôlecroissantdesÉtats-Unisdansl’orientationdelasciencemondialelesinstalleaucœurdesfluxscientifiques.Ce furent d’abord les grandes institutions philanthropiques qui jouèrent, jusqu’à la fin des

années1930(etau-delà,endépitdel’interventiondel’Étataméricain),unrôleessentiel.Danslecasde la fondation Rockefeller, entre 1917 et 1970, elle finance des bourses pour 9 500 personnes,d’abord pour des étudiants américains (1 162) puis britanniques (577), japonais (500), brésiliens(454),indiens(437)oufrançais(291)[10].Cesderniers(essentiellementdeschercheursconfirmésouayant leur doctorat) furent surtout nombreux dans les années d’entre-deux-guerres et leur séjour derecherches’effectuepourl’essentielauxÉtats-Unis.Ils’agissaitsoitdemieuxconnaîtrelesystèmedesantépubliqueaméricain,soitdetravaillerensciencesbiologiquesdansdesdomainesnondéveloppésalors en France, soit de s’initier à certaines sciences sociales en pointe aux États-Unis (économiesurtout).Or,sil’Amériqueattiretrèstôtlesuniversitairesdessciences«dures»,puislesspécialistesdel’économieetdelagestionaprès1945,ilfautattendrelafindesannées1960(sionfaitexceptiondecertainsexiléseuropéensdelafindesannées1930,voirchapitre3)pourqueseproduisentdesfluxdeplusenplusimportantsdansledomainedesscienceshumaines.L’invitationinitialeparl’universitéJohnsHopkinsen1966adresséeàunfortcontingentdejeunesuniversitairesfrançaispouruncolloquesur le structuralisme marque le point de départ de migrations (enseignements semestriels le plussouvent)durablesvers lesÉtats-Unisde lapartde toutuncontingentdenouveauxcourantsd’étudeslittéraires et philosophiques (de Jacques Derrida et Michel Foucault à Gérard Genette et JuliaKristeva).Cettemodernité«àlafrançaise»(étudedessignifiantsplusquedessignifiésqui,defait,

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rejoignaitunefortetraditionaméricainepragmatisteetlogiqueauxmêmespréoccupations)enfledansles années 1970 et 1980 et conquiert nombre de campus américains, toujours avides d’entendre lederniercri intellectuel.Audébutdesannées1980,à labourseuniversitaire locale, les troisvaleursfrançaisesgagnantessontreprésentéesparMichelSerres,MichelFoucaultetJacquesDerrida.Maiscertainséchangesscientifiquesontaussiunedimensionplusnettementdiplomatico-culturelle

(voiraussichapitres4et5).Ainsi lacréationde l’AmitiéuniversitairePatriceLumumbaen1960àMoscou devait favoriser les liensentre l’URSS et les nouveaux pays africains. La réconciliationfranco-allemandedelafindesannées1920setraduitpardeséchangesdesixprofesseursen1929.Lafin de la guerre froide permet la signature d’accords culturels entre les États-Unis et l’URSS enjanvier1958quiprévoyaientl’échangedevingtsavantschargésd’enseigneretdedix-huitchercheurs.Toutefois, lesavantappeléàfairecoursouàdélivrerdesconférencesàl’étrangerpeutseretrouverdansunepostureplusmondainequevéritablementscientifique.Danslecasfrançais,durantlesannéesd’entre-deux-guerres, on peut en effet distinguer un certain nombre d’universitaires qui occupent lafonctiondequasi-«ambassadeur»cultureldurantleurspériples.Adeptesdelaconférencedeculturegénérale au détriment d’un vrai travail de collaboration avec les savants locaux, ces professeursfréquententsurtoutlespaysoùlaFranceanouédefortesrelationsdiplomatiques(Belgique,Roumanie,AmériqueLatine).L’aidefrançaiseàlacréationdesuniversitésdeSãoPauloetdudistrictfédéraldeRioaumilieudesannées1930estunbelexempledecetteinfluenceculturelle,mâtinéecependantdanscecasd’uneréelleetsérieuseambitionscientifique.

Desmissionsuniversitairesfrançaisesetlacréationdel’universitédeSãoPaulo(1934-findesannées1930)àlamontéedesréférences

universitairesaméricainesdansl’après-guerre[11]Onconnaîtlerôleclédelafigured’AugusteComtedansleBrésilde

ladeuxièmemoitiéduXIXesiècleet,engénéral,delaculturefrançaise(80% des livres scientifiques sont en français jusqu’à la veille de laGrande Guerre) dans ce pays. Au début du XXe siècle, l’influenceintellectuelle française emprunte dorénavant des voies plusinstitutionnellesafindeconsolidercethéritage.Depuislesannées1920,laFrance joueunrôlecroissantdans lavieuniversitairebrésilienneencréantdes«institutsfranco-brésiliensdehauteculture»,àRio(1922)etàSãoPaulo(1925), fondéssur leprincipede la réciprocité.Alorsqueles élites éclairées locales entendent dans les années 1930 (arrivée deVargas en 1930) accélérer la modernisation du pays, la France, parl’intermédiaire du principal médiateur des relations universitairesfranco-brésiliennes,GeorgesDumas,proposelanominationdecertainsdesesjeunesprofesseursauxchairesdescienceshumainesetsociales.SixFrançais(surquinzeenseignantsau total recrutés)sontengagésen

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1934 à São Paulo. Parmi eux, on compte, notamment, le philosopheÉtienne Borne, l’historien Émile Coornaert, le géographe PierreDesfontaines. Ces missionnaires délivrent cours et conférencespubliquesetrencontrentunsuccèscertain.Maisc’estlamission1935,destinée à consolider l’action entreprise et à former véritablement deschercheurs brésiliens, qui reste la plus célèbre : Fernand Braudel,Claude Lévi-Strauss(ensociologie),Pierre Monbeig(engéographie),JeanMaugüé(enphilosophie).DavantagequeLévi-StraussouBraudelrentrés en 1938, c’est ce dernier qui paraît avoir frappé le plusdurablement les esprits dont, notamment, le principal sociologuebrésiliendel’après-guerre,FlorestanFernandes.Parleurcharisme,leurintérêt réel pour les données brésiliennes prises pour objet d’étude(Lévi-Strauss, Monbeig notamment), cette trentaine de professeursfrançaisau total futdavantagequ’une«présence» : ilsexercèrentune« influence » intellectuelle et morale profonde. Si, après-guerre, cetteinfluence française dans les sciences sociales reste parfois assez fortegrâceàdesséjoursréguliersdesociologuesfrançais(GeorgesGurvitch,Jean Duvignaud, Roger Bastide), d’historiens (Braudel, LucienFebvre)oudepublicationssavantes(lespécial«Amériquelatines»desAnnalesESCen1948), leBrésils’oriente,enrevanche,résolumentducôté de l’université américaine quand il développe ses filièresd’économieetgestiondans lesannées1950 (accordentre la fondationGetùlioVargaset l’universitéd’ÉtatduMichiganen1952)etsurtout1960 (séjours de professeurs américains pour implanter des filières dedoctorat à São Paulo en collaboration avec l’université Vanderbilt en1964, aides importantes alors de la fondation Ford pour financer lesséjours des universitaires américains invités et les bourses d’étudesd’étudiants brésiliens aux États-Unis). Ainsi, résultat de ce travail defond, en 1990, 46%des professeurs d’économie auBrésil avaient undoctorataméricain.

Congrès

Dans un univers où la population scientifique ne cesse d’augmenter et où les découvertes

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s’accumulent, la nécessité d’élaborer des normes communes et de confronter périodiquement lessavoirsetlessavantsprovoqueàlafinduXIXesièclelamultiplicationdecongrèsinternationauxafind’institutionnaliserlesrelationsentrecommunautéssavantesoccidentales(aucongrèsdeshistoriensdeLaHayeen1898,lesseulsnon-occidentauxsontlesquatrehistoriensjaponais).Cemotifpuissammentfonctionnel qui débouche sur la standardisation provisoire d’une discipline fut souvent accompagnéd’unerhétoriqueinternationalistequis’avéra,ilfautbienleconstater,toutàfaitimpuissanteàcontenirlesexplosionsguerrièresdusiècle.L’internationalismescientifiqueprenddoncsonessorentre1850et1914,périodedurantlaquelle407congrèsscientifiquessontorganisés.Uneaccélérationseproduitàpartir desdeuxExpositionsuniversellesde Chicago (1893) et deParis (1900).C’est lorsde cettedernièremanifestationquesetiennentd’ailleurslespremierscongrèsdephilosophieetdephysique.Théâtre d’un internationalisme officiel optimiste, les congrès n’en restent pas moins le cadre derivalitésentreÉtats.Localisationcongressisteetvolumedechaquedélégationdeviennentdesenjeuxentrepays.Ainsi,laFranceentenddemeurerlepaysleaderdel’internationalismecongressiste;ellereçoit,entre1875-1914,108congrès,devantl’Allemagne(59),laBelgique(51)etl’Italie(41).Danscette compétition, l’Allemagne, forte de son statut de première puissance scientifique mondiale(25 nouveaux laboratoires de physique et chimie sont créés entre 1875-1914), tend à rattraper sonretard. Quant au bilan exceptionnel de la Belgique, il s’explique par son volontarisme politico-scientifiquequilaconduitàfairedeBruxellesunevéritablecapitaledel’internationalismeengénéral(sur112organisationsinternationales,42sontlocaliséesàBruxellesen1910)[12].Si, par sa lourdeur institutionnelle (plus de 100 communications et un temps de parole de

15minutes),lecongrèsaparudèslesannées1900peuproductifets’estvuconcurrenceraprès1945par d’autres formes de rencontres institutionnelles plus étroites, susceptibles de favoriserl’interdisciplinarité (« petite conférence » ou « symposium » de 30 à 50 personnes), il n’en a pasmoinsjoué,parfois,unrôledécisifdansl’ouvertureintellectuelledusiècle.Ainsi,certainshistoriensespagnols de l’après-1945, très isolés alors des courantsmodernes de la discipline historique, ontreprislescontactsinternationauxgrâceauxgrandscongrèshistoriquesdel’heure.LorsduIXeCongrès(1950) deParis, l’un des rares historiens de la délégation espagnole vraiment désireux demettre àprofit cette ouverture fut Jaume Vicens Vives, appelé à devenir l’un des principaux historiensespagnols de la deuxième moitié du siècle. Outre l’initiation accélérée aux courants dominants dumoment (lecongrès fut le triomphede l’écoledesAnnales),Vicenss’entretintpersonnellementavecFernandBraudel,CharlesMorazéetPierreVilar.IlputdèslorslesinviteràdesconférencesàsonCentro de estudios historicos internacionales dans les années 1950, le seul lieu ouvert surl’historiographieinternationalealorsenEspagne[13].Àl’inverse,lecongrèsdeRome(1955),oùleshistorienssoviétiquessontprésents,donnalieuàuneoppositionintransigeanteentrelesdeuxcamps.

Mondesintellectuels

Conférence

Levoyageàl’étrangerpourprononcerunesériedeconférencesaétéauXIXesièclelargementmisàprofitparquelquesécrivains (Dickens fit àdeux reprisesun long séjour américainen1842puis en1867-1868 et Oscar Wilde passe un an en 1882 aux États-Unis) pour diffuser leurs œuvres. LeXXesiècleprolonge la tendanceet la conférencedevient, souvent,une formenonnégligeablede lacirculation internationale des idées et, parfois, un outil commode de la diplomatie culturelle (voir

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chapitre 5). Ainsi, les conférences de Freud en Amérique en 1909 déclenchent un immenseenthousiasme,celled’unGeorgesDuhamelàPragueenavril1921,messagerdesdernièresnouveautésintellectuellesparisiennes,soulèveunegrandeeffervescenceintellectuelletandisquecelled’unPaulValéryàBerlin,à l’automne1926,serévèleuntriomphemondainetdiplomatiqueaumomentdelaréconciliationfranco-allemandedesannées1925-1926.Onpeutainsi réfléchiràunegéographiedescircuitsconférenciersquinousmontrequelsfurentlesgrandspaysavidesderenseignementsd’uncôté,et ceux, de l’autre, qui les dispensaient. En effet, certains pays, à un moment donné, se firent unespécialité,àl’instardelaricheArgentine(àunmoindretitreduBrésil)destrentepremièresannéesduXXesiècle,d’importerdesconférenciersafinderesterencontactsétroitsdansledomainelittéraireetintellectuelaveclafinefleurdelaproductioneuropéenne.Grâceaumécénat,dontceluiexercéparlaricheVictoriaOcampo,directricedelatrèscosmopoliterevueSur(1931-1970)[14],cepaysreçoitlesintellectuelslesplusdivers,EspagnolsinfluentstelsRamónGómezdelaSernaouJoséOrtegayGasset(dontundoublecycleimportantdeconférencesen1916et1929),AllemandtelKeyserling,etun nombre croissant d’intellectuels français, depuis Anatole France en 1909, Drieu La Rochelle(1932)etsurtoutJacquesMaritainàl’été1936(unetrentainedeconférencesetcoursendeuxmois).Cettemobilitédesécrivainsfutfavoriséeaussipardesassociationsintellectuellestransnationalesà

l’imagedel’éphémèreAllianceinternationaledesconférences(1913)d’inspirationpacifiste,du PenClub(1921),duComitécatholiquedesamitiésfrançaises(1920)oudel’Alliancefrançaise(1883).L’histoiredecetteassociation(voiraussichapitres4et5),privéemaistrèsliéeàl’État,vouéeàlapromotionde la langueetde laculture françaisesdans lemondegrâceà l’actiondecomités locauxfrancophiles et francophones,permetde cerner lespuissantes ambitionsdiplomatiques et culturellesquicaractérisentlesélitesculturellesfrançaisesautournantdesannées1900.Lavolontéd’affirmerlaprimautéfrançaiseenmatièrelinguistiqueetculturelleconstituel’objectifultimedel’association.Lesgroupementsdel’Alliancefrançaisedanslemondeserventalorsdepointd’appuiprivilégiépourlesconférenciersfrançais,surtoutdansl’entre-deux-guerres.Écrivains(HenryBordeaux,AndréMaurois,Paul Valéry), conservateurs de musées ou de bibliothèques (Louis Gillet, Funck Brentano) ouuniversitaires spécialisés essentiellement en littératureouhistoirede l’art (Paul Hazard,FerdinandBrunot, LouisRéau) parcourent l’Europe et lesAmériques. En 1928, la Fédération de l’AlliancefrançaiseenGrande-Bretagneentend109conférences,laFédérationhollandaise,64[15].

Petiteconférence(MargaretMead)

Au côté de ces conférences d’esprit un peu mondain ou des grosses machineries des congrèsscientifiques,leXXesiècleainauguré,selonlagrandeanthropologueMargaretMead,uneformulerévolutionnairedelacommunicationintellectuelle:la«petiteconférence».Lalourdeurdescongrèsévoquée ci-dessus a suscité le désir de créer de nouvelles formes de rencontres intellectuelles etscientifiques,moins formelles, plus égalitaires, et d’esprit résolument interdisciplinaire.Et en effet,alors que le Congrès définissait un monde des savoirs aux coordonnées scientifiques relativementprécises,la«petiteconférence»futavanttoutledéploiementd’unenébuleused’idées.SilesÉtats-Unis inaugurent les conférences de la fondation Macy (1930) ainsi que les Gordon ResearchConferences (1931), c’est peut-être en France que cette formule de l’interdisciplinarité (avec unetrilogie très française : littérature, philosophie, sciences sociales) et du dialogisme intellectuel futd’abordtestée.Ainsi,en1910,sontfondéslesentretiens(oudécades)dePontigny(1910-1939),uneinstitutiondont le fonctionnementn’acesséd’être imitéenEurope,voireauxÉtats-Unis (pendant laSecondeGuerre).Là,pendantdixjours,30à50personnalitésintellectuelles(professeurs,écrivains,

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publicistes) internationales (dont lesAllemandsCurtius,HeinrichMannouMaxScheler, lesBelgesMarie Delcourt ou Paul Fierens, les Italiens Salvemini ou Moravia, les Russes Chestov ou Berdiaev) s’entretenaient sur des sujets annoncés à l’avance, d’ordre politique, littéraire ouphilosophique selon la décade. Pontigny accueillit donc une nébuleuse transnationale, politiquementeuropéisteaprès1918,philosophiquementrationaliste,littérairementmarquéeparleprestigedestrèsnombreuxécrivains françaisprésents (dontAndré Gide,FrançoisMauriac,André Maurois,AndréMalraux)[16].Grâceàlapersévéranced’unemêmefamille,PontignyestrelayéparlesentretiensdeCerisy à partir de 1952 qui, à leur tour, mettent en scène quelques dialogues de très haut niveau(colloques «Heidegger » en 1955 en présence de l’intéressé, colloque «Arnold Toynbee » avecl’intéresséen1958,colloque«GenèseetStructure»en1959avec,notamment,legrandphilosophedel’Allemagnedel’Est,ErnstBloch)oùprévalentlemêmeespritd’interdisciplinaritécosmopoliteetlarecherche éthico-politique propre à une communauté intellectuelle soucieuse du destin des hommesdans lacitémoderne.Pontigny-Cerisy a ainsi engendré auXXe siècle toute une série de rencontresintellectuelles.Lesunesontuneorientationplutôtpolitico-intellectuelle(entretiensdelaCoopération Intellectuelle organisés par la SDN dans les années 1930, rencontres internationales de Genèvecrééesen1946,rencontrespromuesparleCongrèspourlalibertédelaculturequiavaitétéinauguréàBerlin en mai 1950). Les autres adoptent un esprit plus purement savant tel les entretiens de Royaumont ouverts en 1947 sous la houlette attentive de l’universitaire françaisGilbert Gadoffre.CertainsdescolloquesdeRoyaumont,audébutdesannées1970,furentauxyeuxd’unClaudeLévi-Strauss des moments décisifs de la vie intellectuelle internationale de l’après-guerre (colloques«Unitédel’homme»en1972et«Théoriesdulangage,théoriesdel’apprentissage»en1973autourduSuisseJeanPiagetetdel’AméricainNoamChomsky).

Médiationintellectuelle

Lalittératureet lascienceappartiennentauXXesiècleàunchampinternationalunifiéouenvoierapide d’unification. Déjà, au début du XIXe siècle (1827), Goethe avait pronostiqué l’apparitiond’une littérature mondiale (« Weltliteratur ») permise par la rapidité des communications. Lescirculationsphysiquesdes individus s’accompagnent indissociablementde cellesd’objets, livresourevues.Pourapprécierl’impactdecettemédiation,ilfautnonseulementtenterdemesurerledoublecouple de « l’influence » et de la « réception » (d’uneœuvre ou d’un auteur avec son cortège detraductions,d’articlescritiques,detiragesd’uneœuvretraduite)maisaussi,etsurtout,s’interrogersurles ressorts concrets de la réception avec ses décalages temporels (par rapport à sa publicationoriginelle),seslutteslocalesetdoncsesutilisationsindigènes(«transferts»).Pour illustrer très concrètement ce programme de compréhension de réception d’une œuvre qui

circule dans l’espace intellectuelmondial, on peut prendre l’exemple de la philosophie de JacquesMaritain(1882-1973)quibénéficiaderelaishumainsetmédiatiques importantsenAmériquelatinedanslapremièremoitiédusiècle[17].Lephilosophefrançaisesteneffetconnutrès tôtdequelquesSud-Américains très francisés lors de la publication de son premier ouvrage, La Philosophiebergsonienne(1913),pointdedépartd’uneefflorescencedel’idéalismereligieuxenAmériquelatine.Les premiers contacts épistolaires entre Maritain et quelques ecclésiastiques argentins chargésd’enseignementetdepublicationdatentde1923.Ilsdébouchentsur lespremiersarticlesdonnésparMaritain à la revue argentine catholique Criterio (cinq articles entre 1925-1935), à la revuebrésilienneAOrdemàpartirde1929,ainsiqu’àquelquespetitesrevueschiliennesàpartirde1932.

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Cette première mise en contact (une dizaine d’articles seulement) met donc en jeu des cerclescatholiquesducônesudportésparleclimatde«retourreligieux»etparlavolontédes’approprierlaphilosophiedecombatanti-libéralequeconstituelepremiernéo-thomismedeMaritain.Mais,àcôtéde ce noyau de religieux plutôt réactionnaires, on trouve une autre sensibilité catholique, cellemanifestéepardeslaïcsconfrontésàuneexpériencedequasi-conversionetmarquésparlemysticismelatent de l’homme Maritain (l’Argentin Rafaël Pividal rencontreMaritain àMeudon en 1929, leBrésilienAlfonso Lima entre en communication épistolaire à la fin des années 1920 avec lui).Or,jusqu’à son voyage de deux mois en Argentine à l’été 1936, les interlocuteurs sud-américains deMaritainignorent(ousedésintéressentde)l’évolutionpolitiqueetintellectuelleamorcéeparMaritaindepuis 1926 (condamnation de l’action française par la papauté). Dix ans d’une vie intellectuellejalonnée de livres importants ne sont donc pas connus d’un petit public pourtant fervent. Cetteméconnaissances’avèreliéedansunecertainemesureàl’insignefaiblessedestraductionsbienquelephilosopheaitsouventenvoyédesexemplairesenfrançaisàplusieursdesescorrespondants.Lesdeuxpremiers livres traduits enArgentinedatent seulementde1934 (Troisréformateurs par Pividal) et1935(Théonas)ets’avèrentdesurcroîtdesouvragespropresauMaritainantidémocratedudébutdesannées 1920. Ils sont totalement décalés avec son évolution politique intervenue à la fin desannées1920etdébut1930.Larévélationdecelle-ciintervientlorsduséjourargentinetdelatrentainedeconférencesetcoursdélivrésalors.Elleaboutità la rupture (dans lecontextechaufféàblancenArgentine du début de la guerre civile espagnole) entre le philosophe et une partie de son premierpublicultra-conservateur.Onlevoit,surunequinzained’années, lapenséedeMaritainn’estconnuequedanstroispayssud-américains,demanièretrèspartielleet,surtout,parunecatégoriedepersonnestrès engagées dans le combat politico-religieux conservateur. Toutefois, ce séjour accélère leprocessus de traduction puisque plusieurs recueils des conférences de 1936 bénéficient d’unetraduction et le livre Religion et Culture paraît en espagnol (Argentine) en 1940 et Humanismeintégralen1941(Chili).Denouveauxdisciples(démocrates-chrétiens)prennentalorslerelaisdanslesoutienapportéàlapenséedeMaritainquidisposedenouveauxréseaux(deplusenpluschiliensetnonplusargentins)danscettefindesannées1930.

Médiationdanslesmondessavants

Onl’acomprisavecl’exempledeMaritain,latraductionetlalecturederevuessavantesétrangèresont été aussi les grandsmécanismes de la médiation scientifique internationale. L’introduction, parexemple, de l’historiographie française en Espagne après 1945 passe par toute une série detraductions,d’abordsurtoutmexicainesgrâceàl’activitééditorialeduFondodeCulturaEconomica,puisibériquesdanslesannées1960et1970.LeMexique,devenugrâceàl’exilespagnoldelafindesannées 1930 (voir chapitre 3) un pays intellectuellement fort actif, publie plusieurs grandesœuvresmaîtresses dans les années 1950, d’Érasme et l’Espagne de Marcel Bataillon à LaMéditerranée(1949) de Fernand Braudel en passant par les œuvres deMarc Bloch et Lucien Febvre paruesinitialementdans lacollection« l’Évolutionde l’humanité»chezAlbinMichel.L’Espagne,dansuncontexte de lente libéralisation politique et de montée de la référence marxiste dans le mondeuniversitaire, prend peu à peu le relais dans les années 1960 en privilégiant l’historiographiehexagonale économico-sociale et en traduisant, par exemple, Ernest Labrousse et Pierre Vilar[18].Pourtant, et on le voit à ces traductions tardives, en dépit de tous les échanges permis par lacivilisationmoderne,lafluiditédesmondesscientifiquesreste,parfois,rienmoinsqu’évidente,et la

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sélectivitédeschoixdel’importateurs’opèreenfonctiondeproblématiqueslocales.LaMéditerranéede Braudel n’est traduite en anglais qu’en 1973 et c’est seulement à cette date que les États-Uniss’intéressent à son œuvre et, par là même, lui offrent un rayonnement incomparable. De même enfrançais,d’importantesœuvres/écolesdepenséeensciencessocialesattendentdesdécenniesavantdetrouver une traduction (de la sociologie de l’école de Chicago à l’école anglaise des CulturalStudies).Enrevanche, la revuegardeassurément,par rapportau livre,unecentralitéplusdécisivedans le

mondescientifique.D’autantplusque,danslessciencesdures,lagénéralisationdel’articleenanglaisaugmenterapidementaprès1945.LaprincipalerevueenAmériquelatineenrecherchephysiologique,ActaPhysiologicaLatinoamericana (1950), très liéeauLaboratoireWalterCannondeBoston(à latête de tout un réseau scientifique dans cette partie du continent), comporte d’emblée unemajoritéd’articlesenanglaiset,en1971,seulelalanguedeDickensestadmiseensonsein.EnFrance,alorsquelapartdel’anglaisdanslesrevuesscientifiquesn’occupeque10%,ellepasseà53%en1980.

Médiationdanslesmondesintellectuels

Livreettraduction

Demêmequepourlemondescientifique,lerôledelatraductionaétécentraldansladiffusiondesœuvres et courants intellectuels importants au XXe siècle. Le pourcentage des traductions dansl’ensembledelaproductionéditorialed’unpaysaconnu,engénéral,unenetteaugmentationenvertudunombrecroissantd’intermédiairescapablesdesélectionneret traduire(mais lesuniversitairessemettent à traduire, en général, après 1945 seulement), de l’élargissement des curiosités du publiccultivé, de l’intensification des relations culturelles et universitaires internationales.De plus, après1950, mais surtout après 1970, le marché international du livre s’organise de manière plusprofessionnelle à travers, notamment, les grandes Foires littéraires (plus de 70 en 1995). Celle deFrancfort devient véritablement le centremondial des échanges commerciaux littéraires en 1973 ets’organisedès1976autourd’unthème(unpaysouunauteur).Danslemondearabe,lapremièreFoiredulivredeBeyrouthouvreen1956(miseenœuvrepardesacteursprivés)etcelleduCaireen1969(organiséeparl’État)afind’accompagnerlesprogrèsdelascolarisationetderésoudrelesproblèmesdedistributiondanslemondearabe.Maisleschiffresglobauxdelatraductionrestenttrèsfaiblesdanslemondearabe :10000environsurcinquanteans(1950-2000),unemoyennede200 livresparan,voirede100livressionenlèvelesorganismesnonarabesquiontfacilitécettepolitique[19].Pourtant, après1918, sansdoute aussi pourdes raisonspolitico-intellectuelles de croyance en la

possibleréconciliationdespeuples,latraductionestdevenueuneentrepriseintellectuellevalorisanteaprèsavoirlongtempsreprésenté,auXIXesiècle,uneactivitélittéraireancillaire.Despersonnalitésintellectuellespuissantesdeviennentalors,dansl’entre-deux-guerres,d’importantstraducteurs,commel’EspagnolAntonioMarichalar,lesAllemandsWalterBenjaminouFranzWerfel,l’AnglaisCharlesKennethScottMoncrieff(premiertraducteurdeProust).Unemince élite cosmopolite se constitue auXXe siècle, à laquelle on doit quelques traductions

majeuresdesprincipalesœuvresdelalittératuremondiale.Au-delàdesindividus,ils’agitdeprendreen compte les pays dans leur ensemble et d’envisager non seulement leur degré d’ouverture ou defermetureindiquépar lepourcentagedelivrestraduitsmaisaussides’interrogersur les languesquisont traduites. Pour la première donnée, les statistiques françaises nous indiquent que la traduction

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passede5%(1900)delaproductiontotaleàunpicde13%(1938);puisunrythmede10%(1949-1958)débouchesurunenetteprogressionavecunchiffrede18%(1991)[20].Inversement,unpaystellaGrande-Bretagneconserve,quasimentsur tout lesiècle, lemêmetrèsfaiblepourcentagedelivrestraduits : entre3%à5%.Encequi concerne les langues traduites, audébutde1950, lapart destraductionsdel’américainresteencoreinférieureà10%alorsquelefrançaissesitueentre10et12%(cetauxsemaintientjusqu’aumilieu1960)etl’anglaisautourde13%selonL’IndexTranslationum.Audébutdesannées1970,enrevanche,conséquenced’unetrèsforteaccélérationdelaproductiondelivresauxÉtats-Unisdansladécennie1960,unbasculements’estopéréquand45%destraductionsdanslemondesontfaitesdésormaisenprovenancedel’anglais/américain(voiraussilechapitre9).

Revueetpériodique

Lepériodiqueajouéégalementunefonctionmédiatricenonnégligeable.C’estàlarevue littérairequ’ondoit l’essentieldece travailde reconnaissancedesnouveautés étrangèresvia des traductionsinédites(UlyssedeJamesJoyceparaîtenfragmentsdès1924danslaprincipalerevueintellectuelleespagnoleLa Revista de Occidente et dans la revue littéraire françaiseCommerce), des numérosspéciauxsurl’étranger(LesTempsmodernesconsacrentunspécial«USA»enaoût-septembre1946;TelQuel, laprincipale revue littéraire françaiseavant-gardiste,publieun importantnuméro«États-Unis » à l’automne 1977 qui fit découvrir, notamment, la danse et la poésie américaines duXXe siècle). Grâce à tout un appareillage de rubriques (notes, chronique tenue sur telle ou tellelittérature étrangère [le grand poète T.S. Eliot est chargé à laNRF entre 1921-1926 des « Lettresd’Angleterre»],chroniquesurlesévénementsauquotidiendanstelleettellegrandevilleétrangèredutype«CourrierdeParis»),lesgrandesrevuesintellectuellesdel’entre-deux-guerres(NRFfondéeen1909autourd’AndréGide,Europecrééeen1923danslesillagedeRomainRolland)etdel’après-guerre en Europe et aux États-Unis enregistrent assez précisément le pouls de la vie intellectuelleinternationale.Quelquesgrandsorganesdepressequotidiens(TheDialdeChicagodemandaaupoèteEzra Pound une « lettre de Paris »mensuelle entre 1920-1923, reprise par PaulMorand jusqu’en1929) peuvent aussi avoir un correspondant littéraire à l’étranger chargé d’une chroniquehebdomadaireoumensuelle.

Productionetcirculationtransnationalesdessavoirs

Unedesoriginalitésdel’universscientifiqueetintellectuelauXXesièclerésidedanslephénomènedecoproductiondeconnaissancesassuréepardiversacteurs,àlafoisdispersésdanslemondetoutenayant de forts liens. Qu’il s’agisse des avant-gardes intellectuelles, des organismes internationauxintergouvernementaux(OII)oud’organismesnongouvernementauxinternationaux(ONG)telslaCroixRouge ou les fondations américaines philanthropiques, desmodes transnationaux de circulation desidéessegénéralisentauXXesiècleàmesurequecesorganismessemultiplient(de38OIIet177ONGen1940à1530OIIet12686ONGen1984).Parmibiend’autresexemples,unbonsymboledecetactivismetransnationalscientifiqueseraitincarnéparlevoyageeuropéenen1923deWickcliffRosedelafondationRockefelleràtraversdix-huitpaysafindeprendrelangueaveccinquanteuniversitésducontinentetaideràlaremiseenrouted’institutionssouventsanslesou[21].À l’issue de ces circulations multiples, il est souvent bien difficile d’identifier « l’émetteur »

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originel et les nombreux « récepteurs » dans lamesure où desmodifications et des appropriationsvariéesseproduisenttoutaulongdecettechaînedecontacts.

Organisationstransnationalesetdéveloppementdessavoirs

Lesfondationsphilanthropiquesaméricaines

Les fondations CarnegieetRockefeller, lesplusactivesdes fondationsaméricainesdans l’entre-deux-guerres,puislaFordaprès1945,jouentauXXesiècleunrôleessentieldanslaviepolitiqueetscientifique internationales en soutenant l’essor dans le monde de toute une série de disciplines(médecine, management, sciences sociales) et en créant une élitiste communauté transnationalepolitico-intellectuelle[22](voiraussichapitre4).DeuxobjectifsdominentaudébutduXXesiècle lapenséedeleursdiversresponsables:lesvertusduréformismesocialetceuxdelapaixdanslemonde.Après 1945, un troisième motif, d’ordre patriotique (lutte contre le Communisme), dicterapartiellement l’orientationdecertainesdeces fondations (surtout la fondation Ford)qui épaulerontassez souvent, mais avec quelques réserves parfois, l’action anticommuniste des gouvernementsaméricainsdès l’après-guerre. Il s’avère toutefoisquenombred’institutionsscientifiquesaidéespardesfondationstellesleRussianInstituteouvertàColumbiaenseptembre1946ouleRussianResarchCenter apparu à Harvard en 1947 sont aussi les fruits des défunts services secrets (OSS) de laSecondeGuerre(voiraussichapitre7)[23].Maisau-delàdecesengagementspolitiques,iln’enrestepas moins que ces fondations ont joué un rôle d’aiguillon scientifique décisif dans l’histoire dessavoirs au XXe siècle. En soutenant financièrement un certain nombre d’institutions scientifiquespionnières (par exemple la VIe Section de L’école pratique des hautes études [sciences sociales]crééeàParisen1947autourdel’historienLucienFebvreetquireçoitlequartdesonfinancementdela Rockefeller) et en favorisant les échanges multiples avec les États-Unis (envoi de professeursaméricainssurplaceetfinancementdeboursespourthésardsoujeunesprofesseurs/docteursauxÉtats-Unis), elles ont contribué à accélérer la production de savoirs neufs au XXe siècle (en sciencessocialesetenmédecinesurtout),àdémultipliercertainsoutilsouprogrammesderechercheàtraverslemonde (l’enseignement des relations internationales notamment) et à peser demanière significativedanslaviepolitiqueetintellectuelledetrèsnombreuxpays,ettoutspécialementdansletiers-mondeaprès1945,cibleprioritairedeleursinvestissements.Ainsi,1,3milliarddedollarssontdépensésenEurope par les fondations américaines entre 1919-1939 et plus de 900 millions de dollars sontapportésauxpaysendéveloppemententre1936et1977par les fondation Fordet Carnegie.Cettedernièrejoue,parexemple,unrôleessentielvialedéveloppementd’unvasteprogrammedeformationdeprofesseursenAfrique[24].Leur interventionpasseengénéralpar trois typesdedémarches.Lapremière, caractéristiquedes

annéesd’entre-deux-guerres,revientàsélectionnerdanslemondedespersonnalitésoudesinstitutionsrelais, jugéescapablesd’innover etdeporter encoassociationunprogrammenovateur.Un trèsbonexempledecettecollaborationentredeséliteslocales(universitairesetindustriels)dynamiquesetlemonde états-unien des fondations est apporté par le vaste projet demodernisation du pôlemédicallyonnais (création d’un nouvel hôpital couplé avec des laboratoires de recherche et un institut deformation d’infirmières) dans l’entre-deux-guerres[25].Dans l’aide apportée au développement des

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sciences sociales en Europe durant l’entre-deux-guerres, la Rockefeller soutint, par exemple, enFrance, leCentrededocumentationsociale installé rued’Ulm[26],maisaussi la LondonSchoolofEconomicsandPoliticalSciencedeLondresqu’avaitcrééeSydneyWebben1895etquireçutdeuxmillionsdedollarsentre1923-1939,soit62%detoutlefinancementensciencessocialesreçualorsparlesuniversitésbritanniquesdelapartdesfondationsaméricainesentrelesdeuxguerres[27].

LaLSEetl’aideRockefellerentre1923-1940[28]LaLondonSchoolofEconomics(LSE)futl’institutionpionnièreen

Grande-Bretagne, avant 1940, pour le développement des sciencessociales (refusées alors par Oxford et Cambridge) et pour ledéveloppement de l’enseignement de l’économie appliquée dont celuidesaffaires.Àpartirde1923, laRockefellerapportedes financementsimportantsquiautorisentd’abordl’extensionmatérielledel’écoleetlefinancement de chaires nouvelles (en 1926, une chaire d’économieappliquée;en1927,troischairesenrelationsinternationalesetlachaired’anthropologie de B. Malinowski). Puis, d’autres apports financierscontribuent à favoriser l’aide aux chercheurs et à développer leurmobilité ; 108 bourses sont attribuées par la Rockefeller, entre 1924-1940, à des universitaires britanniques en général, dont 19 pour lesuniversitaires de la LSE (Nicolas Kaldor en économie ouB.Malinowskienanthropologie).Parailleurs,lanécessitéderendredescomptesaubailleurdefondsaméricainfavorisel’écriturede«rapportsd’activité » et pousse de ce fait à une plus grande valorisation despublicationspersonnellesdeschercheurslocaux.Après1945,laFordaidedetrèsnombreusesinstitutionstellesl’universitélibredeBerlincrééeen

1948, l’associazione per lo sviluppo delMezzogiorno, le Nuffield College d’Oxford spécialisé ensciences sociales, le Salzbourg seminar (Centre d’étude de civilisation américaine). Elle aidegrandementaudémarragedelamaisondesSciencesdel’HommesouslahoulettedeFernandBraudel(quiregroupelessciencessocialesauseindecequideviendral’écoledeshautesétudesensciencessociales)grâceàun financementd’unmilliondedollars en1959qui représentait alorsun tiersdessommestotalesengagées.En1971,elleconsolidecequiétaitalorslapremièreécoledemanagementenEurope,L’INSEADdeFontainebleau,parunfinancementd’unmilliondedollars.Ensecondlieu,après1918,lesfondationsépaulentcesinstitutionslocalesafindepromouvoirdes

disciplinesencorepeudéveloppéesenEuropetellesl’anthropologie,lasociologieoul’enseignementdelagestiondesaffaires.Demême,l’enseignementdesrelationsinternationalesestsoutenu(idéologiepacifiste)parlaRockefelleràlaLondonSchoolen1927,àParisen1935aveclacréationduCentred’études de politique étrangère fondé par Roger Seydoux et Pierre Renouvin. Le CarnegieEndowment apporte, lui, son aide à des institutions spécialisées dans le droit international

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(L’Académie de La Haye de droit international ou l’Institut des relations du Pacifique chargé,notamment,derapprocherChinoisetJaponais).LaFordfinanceàsontour,àBologne,uneÉcoledesaffaires étrangères ouverte en 1955. Enfin, les fondations tendent à favoriser le recours à certainesméthodologiesprécises,avecunedominanteempiriquesanscesserappelée,tellequ’onlatrouvealorsauxÉtats-Unis (quantification en sciences sociales, étude des « case studies » en gestion, enquêtescollectives nationales ou internationales). Ainsi, la fondation Carnegie pilote après 1918 un grandchantiercollectif(152volumesaucoûtde750000dollars)surL’HistoireéconomiqueetsocialedelaGrandeGuerreenEuropeetlaRockefellerpatronneleComitéinternationalpourl’histoiredesprixen1929.

Organisationsinternationalesculturelles

LaSociétédesNations(SDN)quinaîten1920dutraitédeVersaillesn’avaitpasprévuaudépartd’organismed’ordreculturel(voiraussichapitre4).Lalacuneestréparéeenseptembre1921quandsecrée uneCommission Internationale de laCoopération Intellectuelle (CICI)[29] composée de douzemembres. Bergson en est le premier président. Le dispositif est complété en 1923 lorsque descommissions nationales sont installées (quarante-cinq en 1939), et en 1924 quand un InstitutInternationalde laCoopérationIntellectuelle(IICI)estfondéàParis.Lesorientationsfixéesparcesinstitutionscherchentàfaciliterlacoopérationintellectuelle(bibliographie,coopérationdesmusées),à susciter des enquêtes (sur les conditions de la vie intellectuelle dans les différents pays, sur lapropriété intellectuelle, sur les échanges universitaires), à aider la promotion de nouveaux vecteursculturelsaudiovisuels(unInstitutducinémaéducatifestouvertàRome)ouàfavoriserlesrencontreset les dialogues entre grandes personnalités intellectuelles (en 1932 sont inaugurés, à Francfort, lesentretiensdelaCoopérationIntellectuelle).Maiscesencouragementsàunemeilleurecompréhensionetconnaissancedespeuplesrestentdurablementmarquésdusceaudel’élitisme.Et,endépitaumoinsdedeux réalisationsdurables,au-delàde1939 (lacréationd’unOfficedesmuséesen1926etd’unrépertoiredestraductions),lesentreprisesculturellesdelaSDNrestentdansl’ensembledel’ordredela proposition ou de l’enquête. Cette étroitesse d’action, liée aussi à la faiblesse des structuresadministratives,s’aggraveparlecaractèregéographiquelimitédesparticipants(EuropeetAmériquelatine)delaCICI.Sonsuccesseuren1946,l’UNESCO,tenteradecorrigerceslacunes.Elleélargitpeuàpeulechamp

géographique de son action (avec la venue progressive des nouveauxÉtats d’Afrique et d’Asie) ets’efforcedemenerdesactions,àlafoisplusnombreuses,plusvariées,etavecunimpactespérépluslarge.Ellecontribuealorsàdéveloppertoutunensembledecollaborationsetprojetstransnationauxenorganisant des grands colloques, en publiant des périodiques (Courrier de l’UNESCO, Cahiersd’histoiremondiale)ouenpromouvantdesprogrammesculturelsprécis.Parmiceux-ci,oncompteleprojet«Orient-Occident»(1957-1967)quidébouchesurl’organisationdecolloques,laréalisationdefilms,lapublicationdelivresetlamisesurpiedd’expositions.DemêmeuneHistoiredel’Humanitévoitlejour(sixvolumesparusen1968).D’inspirationcomparatiste,leprojetnes’enheurtepasmoinsàdefortestensions,dufaitdelatropforteprésencedessavantsduNordaudétrimentdeceuxduSudoudesheurtsentreOccidentauxetpersonnalitésscientifiquesdublocdel’Est.

Lesavant-gardesintellectuellesetlamodernité

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Entre 1870 (plus que le romantisme, le naturalisme semble constituer la première école littéraireavant-gardisteréellementmondiale)et1960,onassisteàunemondialisationdel’espacelittérairesousl’égidedepetitsgroupesnovateursquisetrouvent,principalementmaispasexclusivement,àParis.Laradicalitédeleursœuvres(fondées,notamment,surlesprincipesdel’innovation,delaréconciliationde l’art et la vie, de la non-unité du sujet) est revendiquée par d’autres acteurs dans le monde,désireux, par l’affichage de cette affiliation parisienne, de gagner à leur tour leur autonomieintellectuelleetpolitiquevis-à-visdescentresdepouvoirdontilsrelèvent.Ainsi,auXXesiècle,cetteconstitution d’un espace mondial autonome des avant-gardes artistico-littéraires (symbolisme,expressionnisme germanophone, « modernisme » hispanique, futurisme italien, vorticisme anglais,suprématisme soviétique) et intellectuelles (psychanalyse,marxisme, existentialisme, situationnisme,structuralisme) s’effectue donc dans un univers transnational relativement fluide (par rapport àl’univers scientifiquedavantage lié àdes traditionsdisciplinaires et nationales)grâce auxmultiplesfacilités du voyage. Que, par exemple, de jeunes littérateurs avant-gardistes mexicains dans lesannées1920et1930soientaucourantdesdernièresinnovationspoétiquesetromanesquesdumomentatteste de la rapidité des réactions dans les milieux d’avant-gardes. Ainsi, deux petites revuesmexicaines, Ulisses (1926-1928) et Contemporaneos (1928-1931) diffusent James Joyce,MarcelProust,EzraPound,T.S.EliotetSaint-JohnPerse.Uneanthologiedelajeunepoésienord-américaineestpubliéedanslesannées1930parSalvadorNovo[30].Lesavant-gardesconnaissentuneextensiongéographiqueinégaléeetlesurréalismeenfutsansdoute

lemeilleurexemple.PrésentspatialementenEurope(avecunefortereprésentationbalkaniqueetest-orientale dès l’entre-deux-guerres), sur le continent nord-américain (école poétique de New Yorkaprès 1945) et sud-américain (dont les poètes péruviens [Aldo Moro] chiliens [Jorge Caceres],argentins [Aldo Pelligrini] ou les peintres [Wifredo Lam, Roberto Matta]), il enjambe,chronologiquement, les deuxGuerresmondiales grâce à unenette reviviscence après 1945dans lesmilieux artistiques. Sans doute, seule la diffusion transnationale des deux principaux mouvementsd’idéesauXXesiècle,lapsychanalyseetlemarxisme,peutluiêtrecomparée.La psychanalyse née àVienne à la fin duXIXe siècle se fait connaître assez rapidement dans le

monde entier et, en 1922, une société indienne de psychanalyse est fondée à Calcutta parT.GirindrasekharBose[31].Mais si l’on excepte le casdesÉtats-Unisoù le séjourde conférencesréaliséparFreuden1909àla Clarkuniversityfavorised’embléeunessorimpressionnant(permisparune simplificationetunoptimismedélibérésdumessagepar Freud lui-même), lapsychanalysereste,enEuropeetdanslerestedumonde,l’affairedepetitesélitesprosélytesjusqu’en1945.Lepremier relais deVienne se trouve àZurich audébut du siècle auprès de la plus prestigieuse

institution psychiatrique alors dans lemonde, l’asile duBurghölzli, où officiait notamment le jeuneCarlJung;presquetouslesmédecinsetfutursgrandsdelapsychanalyse,quirejoignirentFreudavant1914 passent par Zurich (l’Allemand Karl Abraham, le Hongrois Sándor Ferenczi, le Russe MaxEitingon, l’Américain A.A. Brill). La création en 1908 du premier congrès de psychanalyse àSalzbourgapporteunmoyencommodepourcréerdesliensinterpersonnelsétroitsentrelespremiersmembresdela«secte»psychanalytique;enseptembre1920,enl’absencedesAméricains,lecongrèsdeLaHayeregroupeseulement112personnes.Aprèslaconstitutiondespremiersnoyauxhumainsdepsychanalystes,lerôledestraductions(enrussesurtoutetenaméricainavant1914)etdesrevues(dontL’International Journal of psychoanalysis) contribue à assurer la diffusion du freudisme avant laGrandeGuerre.Après 1918, tout en demeurant une pratique élitiste (sauf cas isolés comme Berlin, Vienne ou

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Budapestoùleremboursementdel’Étatpermetd’instaurerundébutdepsychothérapiedemasse), lapsychanalyse acquiert un début de médiatisation. La littérature vient l’illustrer, directement (LaConsciencedeZénoen1923del’ItalienSvevo)ouindirectement(chezProust,Pirandello,JoyceouWoolf).Lecinémas’enempareàtraverslethèmedela«médecinementale»commedansleDocteurMabusedeLangen1922,etsurtoutvialefilmdePabsten1926,LesMystèresd’uneâme,auqueldeproches collaborateurs de Freud apportèrent leur caution. Elle apparaît en Europe comme unmerveilleuxoutildelibérationenfacedesociétésperçuescommeépuiséesetrépressives(notammentdans les pays catholiques). D’André Gide à l’écrivain allemand Kurt Tucholsky, du philosopheespagnolOrtega yGasset (qui entreprend le premier la traduction de tout Freud) aux écrivains dugroupedeBloomsburyautourdeVirginiaWoolf(sonmarietelle,propriétaires-éditeursdelaHogarthPress, sont les responsablesdes traductionsdeFreudenAngleterre),desmilieuxnew-yorkaisde laHarlem renaissance aux surréalistes, l’enthousiasme en faveur de la psychanalyse ne se dément pasdans les années 1920. Mais là encore, l’historien doit dépasser la simple approche en termes dediffusion et se pencher sur les différentes versions locales de la psychanalyse défendues par lesacteurs.ÀCalcutta, l’analyste(avecBose)semontre trèsdidactiqueet lebutde l’analysen’estpasforcémentl’autonomieausenseuropéenduterme:lapsyché,lecorpsnesontpasdesinvariantsd’unecultureàl’autre.AuxÉtats-Unis,c’estunevariante«adaptative»quiprévalut,lapsychanalysedevintuneméthodedesoinsetuneformedeprogrèspersonnel.

Lascience-mondeetlalittérature-monde

Desmondesscientifiquesinégalitaires

Si l’on transpose le terme « économie monde » employé par Fernand Braudel à l’étude de lascience et des univers intellectuels, on peut en effet parler d’une « science-monde » (et aussi d’ununiversintellectuel-monde),c’est-à-dired’unespaceunitaireethiérarchiséavecuncentre,dessemi-périphéries etdespériphéries (les coloniesnotamment).Auvingtième siècle, cecentre s’avèreêtrereprésentéparquelquespayseuropéenset lesÉtats-Unisquin’ont eudecessededévelopper leursréseauxmondiaux.En1982,touschampsconfondus,lesÉtats-Unisproduisaient37%despublicationsmondiales,leRoyaume-Uni,8,3%,leJapon,7,3%,laRFA,6,2%,etlaFrance,5,06%.Letableauci-dessousmontrebienleseffortsdifférentielsentrecespays

Indicateursdel’effortscientifiquedansdiverspays(1982)[32]Pays Dépensesintérieures

deRD(%PIB)Totalchercheurs

TotalpersonnelRD

États-Unis 2,60 702800 1334000Japon 2,42 406042 668939Allemagne(1981)2,45 127364 364870Angleterre(1978)2,20 104400 310000France 2,10 90076 258937Argentine 0,47 18929Brésil 0,58 32508Mexique 0,27 18247Grèce(1981) 0,27 13051 6091

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AméricanisationdumondescientifiqueauXXesiècle?

Aprèsle«siècleallemand»danslessciencesauXIXesiècle,onpeutcertainement,auXXesiècle,parler de« siècle américain»dans le domainedes savoirs.Les circonstanceshistoriquesde l’exilmassifdemillesavantsdelangueallemandeàlafindesannées1930ontaussilargementcontribuéàcettemontée en puissance (voir le chapitre 3) constatée, non sans ironie cynique, par le professeuraméricain d’histoire de l’art, Cook : « Hitler est mon meilleur ami : il secoue le pommier et jeramasse les pommes »[33]. Aussi bien l’histoire des contenus scientifiques que celle de leurs«contenants»(organisationadministrativedelarecherche)sontmarquéesparleleadershipdesÉtats-Unis. À ce titre, si les Allemands avaient créé au XXe siècle le séminaire et l’organisationconcurrentielle des universités, lesAméricains ont diffusé après 1945 toute une série de dispositifsadministratifs,physiques,pédagogiques (coursdebase,organisationencampus, tutorat, systèmedesdépartements).Ainsi,l’organisationdesuniversitésen«départements»,leurdémocratisationinterneparlaplaceaccrueaccordéeauxétudiantsetauxjeunesenseignants,lacréationd’institutscommunsàplusieurs départements comme formule collégiale relativement égalitaire et ouverte au travailinterdisciplinaire se répand en RFA à partir de l’université libre de Berlin (1948) profondémenttransformée par de nouvelles règles de fonctionnement en 1969[34] ou des nouvelles universitésfondées dans les années 1960 (Constance,Bielefeld,Bochum) afin de fluidifier les structures assezautoritairesetmandarinalesdel’Universitéallemande.Quantauxcontenus,au-delàdel’évidentedominationaméricainedanslessciencesdites«dures»

après1945(symboliséeparunprogressifmonopolelinguistiquedel’anglaisdanslesrevues),ilexisteaussiuneprééminenceincontestable(mêmesiplusinégale)danslechampdessciencessociales.Or,ces dernières sont porteuses de visions sociales générales, donc d’idéologie, et s’avèrent ainsi despossibles outils de domination culturelle.Dans aumoins trois disciplines, on retrouve en effet desparadigmesconceptuelsoudesméthodologiesappliquées,testésd’abordparunepartiedelascienceaméricainelaplusdominante,quivontpeseràleurtoursurtoutelarecherchemondiale.Lasociologieentre1945-1950estdominéeà lafoispar lefonctionnalisme(TalcottParsons,àHarvard,enest lethéoricienprincipal)etl’empirismequantitatifdelasociologiedéveloppéeautourdePaulLazarsfeldetdesonbureauderechercheappliquéeàColumbia;lesSciencesPolitiquesparlebehaviorismedugroupe de l’université de Columbia (Seymour Lipset, David Truman, Richard Hofstadter) ; lemanagementpar lemodèlede laBusinessSchool d’Harvarddont leprogrammeITPdeprofesseursinternationauxfut,après1958,undesvecteursclésdeladiffusiondela«méthodedescas»enEurope(ItalieetEspagnesurtout).Parlesvoyagesd’étudesdesétudiantsdumondeentierverslesÉtats-Unis,parlesséjoursdeprofesseursaméricainsdansdesétablissementsàl’étranger,parlacréationoul’aideà différents établissements relais, l’action « lubrifiante » des fondations et des universités états-uniennes, mais aussi du plan Marshall (rôle de l’OECE, des « missions de productivité », voirchapitres 3 et 6) qui financent tous les rouages de cette vaste peregrinatio academica,incontestablement,ladiffusiond’unmodèleaméricainsurleplanthéoriqueetpédagogique(référencesbibliographiques, programmes de cours, types de cycles d’études) ou sur un plan institutionnel(créationdefiliales,influencesurlepersonneldesinstitutionsàl’étrangerquisontfinancéesparlesÉtats-Unis)estàl’œuvre.Lesfondationsphilanthropiquesaméricaines,déjàévoquéesci-dessus,sontparfoisprésentées (en

dépit de la grande discrétion de leurs interventions) comme l’un des principaux outils de cetteentreprisededominationglobale[35].Lesliensdurablesétablisavecsesanciensboursiers, lechoixdetelleoutelleinstitutionaidéeaudétrimentdesesvoisines,l’importancedessommesenjeu(laFord

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apportesouventunpeuplusd’unmilliondedollarscommepremierinvestissement,àl’imagedesondon à l’université libre de Berlin en juin 1951), l’insistancemise sur desméthodes de recherche« pratiques » précises, l’appui donné à certaines disciplines aux dépens de telle ou telle autre (enscience politique, au début des années 1950, le behaviorisme destitue les anciennes recherchesdominantesquereprésentaientl’histoirepolitiqueetcelledudroitconstitutionnel), toutescesformesd’intervention,repérablestrèsconcrètementdanslesrapportsdesmembresdesdifférentesfondations,participent bien de la création d’une koinè scientifique transatlantique dominée par un pays à lapuissanceinégalableentermesderessourceshumainesetmatériellesouentermesd’équipement(lesbibliothèques américaines desmeilleures universités, à l’image d’Harvard et de ses 16millions devolumes,défienttoutecomparaison).Cependant,ilseraiterronédeconclure,sommairement,àunesimpleaméricanisationdumonde[36].

Ladescriptiond’unesciencehégémonique,souvent liéeà l’écoledePierre Bourdieu,neprendpasassezencomptenil’existencederéseauxlocauxsurlesquelsdoitopérerl’interventionaméricainenila diversité des usages nationaux de cette même intervention, et ce, même dans certains payspériphériques du tiers-monde où les univers scientifiques nationaux sont souvent très fortementdépendantsdesÉtats-Unis.Ainsiseposelaquestioncrucialedel’utilisationdel’aideetdesafinalité.Eneffet,lesacteursscientifiquesquilasollicitentetlareçoiventtentent,autantquefairesepeut,del’orienterdansleurpropresens.QuandlaVIesectiondel’Écolepratiquedeshautesétudesengage,fin1955,unerecherchesurles«AreaStudies»(typed’étudesquifirentflorèsauxÉtats-Unisaprès1950dansuneperspectivedeguerrefroide;voiraussichapitre7)financéeparlaRockefeller,elleendonneuneorientationtrèsfrançaise(enintégrantfortementl’histoireetlalonguedurée)audétrimentdelaperspectivetrèscontemporaineetdescriptivequ’attendait,audépart,lafondation.Demême,laprésencedechercheurscommunistesdans laVIesection,objetderéticencesdufinancieraméricain,est maintenue par Fernand Braudel qui parvient à faire prendre en charge leurs salaires par unfinancement proprement français. Le même constat peut être dressé pour l’Amérique latine desannées1960où les importants financementsensciences socialesde la fondation Ford (50millionsentre 1959 et 1979) bénéficient certes à toute une génération de chercheurs,mais néo-marxistes enmajorité!Dans les deux cas, la finalité de l’aide, pour ceux qui la reçoivent, reste d’ordre national. Une

deuxièmeobjection à l’idéed’une toutepuissance américaine tient à l’existencede fortes traditionsintellectuellesindigènesauseindelamodernité,icietlà,commel’attestel’exemplefrançaiscitéci-dessus,etquipeuvents’opposerauxparadigmesintellectuelsétats-uniens.Onpourraitciterlecasdeladisciplineéconomiquedansl’Indedesannées1950-1960(fortementliéeauxéconomisteseuropéenskeynésiens) oudans l’Amérique latinede lamêmeépoque.La fondationde l’organismeonusien, laCEPAL (en 1948 à Santiago du Chili), permet la diffusion large des thèses sur le développement«autocentré»,contraireauxthéorieslibre-échangistesclassiquesencoursàWashington.Danslecasdel’expansiondumanagementaméricainenEuropeaprès1945,onenregistredesréussitescommeenFrance,maisaussideséchecscommeenItalie,oùlesuniversitésexercentdeseffetsdissolvantssurlesinstitutsdemanagementfondésenleursein[37].Enfin, lesinstitutionsaméricainespeuventavoirdesvuesdivergentesentreelles,commel’attestelecasdel’aideapportéeàl’INSEADdeFontainebleauoù laFord, aumilieu des années 1960, soutint les critiques de la direction française adressées auxprofesseursinvitésvenusd’Harvard.

BrainDrain

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Lamigrationdessavantsespagnolsen1939etcelledessavantsdelanguegermaniqueendirectionde l’Amérique ont constitué dans la première moitié du XXe siècle l’essentiel des grandsdéplacementsauseindumondesavant.Or,dans lesannées1950, laBritishRoyalSocietys’inquiètedesdépartsd’ingénieursetscientifiquesanglaisverslesÉtats-Unisetcréeletermedebraindrain.Engénérald’ailleurs,enliaisonavecledoubleprocessusdedécolonisationetdeguerrefroide,lesÉtats-Unis accentuent leur emprise scientifique sur lemonde en concevant également des programmes derecherchedansletiers-mondeappelés«AreaStudies».Après lapaniqueprovoquéeen1957par lelancementduSpoutnik,uneloide1958,leNationalDefenseEducationAct(NDEA),parsontitreVI,inciteau renforcementdece typed’études.Enquelquesannées, aumoinscent centresémergentauxÉtats-Unis.Lesfondationssoutiennentlemouvementcommenousl’avonsvuci-dessusavecl’exempledeParisetdelaVIesection.LaFordn’apportepasmoinsde5,4millionsdedollarsàl’universitédeChicagodansladécennie1960afindedévelopperlesprogrammessurlesairesculturelles.Véritableprojetimpérial,ils’agitàlafoisderenforcerlapaxamericanaensedotantd’expertisedanstoutesleszonesdelaplanèteetd’anticiperunrecrutementd’élitessavantesauseindecesmêmeszones.Cederniercommenceàseproduire,massivement,aumilieudesannées1960.Et en effet, à la fin des années 1960, la question de « la fuite des cerveaux » est devenue un

problèmepolitiquedébattudanslesgrandesarènespolitico-diplomatiques (UNESCO, CNUCED, OMS). Les migrations massives des savants des pays peudéveloppésverslespayslesplusindustrialisésconstituèrentdorénavantunsujetd’interrogation.Troispaysparaissentconcentreralorsleplusgrandnombredemigrants:lesÉtats-Unis,l’AngleterreetleCanada[38]. Ainsi en 1965 (date importante de l’histoire de l’immigration qui supprime lescontingentements antérieurs), les États-Unis accueillent 28 790 personnes hautement qualifiées dont10 762 viennent de pays peu développés ; en 1970, ils reçoivent 46 151 personnes dont 32 944viennentdespayspeudéveloppés ;parmiceux-ci, lespaysasiatiquesse trouventenpremière ligneavec la Corée du Sud, les Philippines, l’Inde ou Taiwan. Au tournant des années 1960-1970, lesmigrantsdesPPDvers lesÉtats-Unis sontplusdiplômésque lesmigrants enprovenancedePI.AuRoyaume-Uni,laloimigratoirede1962aeulesmêmeseffetsquelaloiaméricainede1965etplusde48685personneshautementqualifiées(dont11806médecins)enprovenanceessentiellementdespaysdunouveauCommonwealths’installententre1964et1972.EnFrance,en1974,3,6%desprofessionslibéralesetscientifiquesétaientdesétrangers;surcenombre,lesreprésentantsdesanciennescoloniescomptaient pour 8,3 %. Mais le nombre réel était certainement sous-estimé dans la mesure où uncertain nombre de personnes qui venaient des anciennes colonies n’étaient pas recensées dans lacatégorie«étranger».ÀlafinduXXesiècle,aumoinsuntiersdesscientifiquesetingénieursnésetformés dans les pays en voie de développement se trouvent dans les pays industrialisés. Ilsreprésentent18%dupersonneldeR/DauxÉtats-Unisalorsquecepaysareçu900000travailleursqualifiésdansladécennie1990grâceàdesvisastemporairesetqu’ilcompte37%desesdocteursscientifiquesen2000issusdel’étranger[39].

L’universlittéraire:l’importationlittéraireetsesrapportsdeforce

Poserlatraductioncommesymboledel’ouvertureintellectuelleparaîtallerdesoiàpremièrevue.Cependant,au-delàdecettemanifestationapparentedecosmopolitismesejouentaussidesstratégiespolitico-intellectuelles tellesquenousavonspu lesdécriredans lechapitre1ausujetdeséchanges

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artistiques.D’une part, on peut rencontrer une volonté d’exercer un contrôle sur l’univers littérairedans sonensembleen exerçant un pouvoir de consécrationmondial, en étant le lieu à partir duquels’ordonnetoutlemouvementd’ensembledelaplanètelittéraire.CefutlafonctiondeParisentre1880et 1970 que de se poser en « méridien de Greenwich » (Pascale Casanova) de la littératuremondiale[40] tout comme les États-Unis se voulaient la référence essentielle de la science-monde.D’autrepart,traduirefutégalementlepropredecertainspaysdésireuxdejouerunrôlecroissantdanslavieintellectuellemondialeenopérantunrattrapageaccélérésurlamodernitédel’heure.

Paris,capitaledelatraductionetdel’espacelittéraireinternational

DepuislafinduXVIIIe,Parisapeséfortementdanslavielittéraireinternationaleenimposantuncertain nombre d’auteurs grâce à leur traduction en français (de grands romanciers anglais à la finXVIIIesiècletelsSterneouRichardsons’imposèrentainsi).CettetendanceseconfirmesurtoutàlafinduXIXesiècleetdurantlapremièremoitiéduXXesiècle.Aussi,l’écrivainaméricainGertrudeStein(1874-1946) a pu dire que « Paris était là où était leXXe siècle ». Cette fonction de « passeur »international,étayéeparlenombrecroissantdelivrestraduits(13%en1938),révèlel’autrefacettedeladomination intellectuelleexercéeparPariset ses littérateurs (de Proustà SartreenpassantparGideetCamus).Eneffet,l’unedesraisonsquiafacilitélatraductionderechercheetdedécouverteàParis tientà laforteprésenced’artistesétrangers(d’AugusteStrinbergàRubénDarío, lepèrede lamodernité littéraire en espagnol, de Gertrude Stein à Ernest Hemingway) attirés par la nouvelle«Cosmopolis » (concentré de liberté politique, d’élégance, d’intellectualité valorisée, de tolérancesexuelle)afind’enpercerlesrichesses(comprendreet/oudérober).DeGabrieleD’Annunzioen1900àJamesJoyceouHenryMillerdansl’entre-deux-guerres,duRoumainEmilCioranauTchèqueMilanKunderaaprès1945,lalisteestlonguedeceslittérateursétrangersquiséjournentàParisetentirenttouteleurnotoriété.Ilsbénéficientsoitd’unepublicationdansleurlanguequiauraitétérefuséedansleur pays (Ulysse de Joyce en 1922, Tropique du Cancer de Miller en 1934[41]), soit d’unetraduction française rapide et/ou augurale (le cas de Joyce ou de Borges), soit acquièrent là, toutsimplement, une familiarité incomparable avec la modernité. L’autre face de ce rôle pionnier enmatière éditoriale assumé par Paris fut aussi l’importance symbolique croissante accordée au rôle« d’importateur » littéraire (préfacer, traduire ou donner un compte rendu). Un certain nombre depersonnalités se vouent à cette fonctionmédiatrice qu’est la traduction.Valéry Larbaud devient leresponsable collectif de la traduction d’Ulysse de James Joyce (publiée en français en 1929) oud’œuvresdeMigueldeUnamuno,sechargepersonnellementdel’auteurespagnolRamónGómezdelaSerna et de l’Anglais SamuelButler.MarcelBrion etAndréLevinson traduisent dans l’entre deux-guerreslanouvellelittératureallemandeetautrichienne.Après1945,latraductionlittéraireparisiennerenoue avec vigueur avec le monde littéraire international. Un Roger Caillois fait découvrir lalittératuresud-américaine(etsurtoutBorges)grâceàsacollection«LaCroixduSud»(1948)chezGallimard avant que l’édition barcelonaise ne vienne, plus tardivement, s’immiscer dans cemarchésud-américain.Desauteurspharesde la littératureduXXesiècle tels leRusseNabokov, l’Argentin Cortázar ou le Polonais Gombrowicz, s’imposèrent également dans le monde à partir de leurstraductionsfrançaisesdanslasecondemoitiéduXXesiècle.

Lechoixdel’importationéditoriale

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Lespetitspays(Pays-Bas,Suède)ontunetrèsanciennetraditiond’ouvertureintellectuelledufaitdela faible diffusion de leur langue, de leur recours ancien à l’anglais auXXe siècle (qui supplantel’allemanddanslespaysscandinaves)etdeleurmarchélocaldepetitedimension.D’autrespays,telsl’Espagne (désir de rattrapage) et l’Italie (renforcement des liens avec le monde anglo-saxon),affichent après 1960, eux aussi, une assez ample ouverture auxœuvres d’autrui en ayant un tauxdetraduction élevé comme l’indique ce tableau des livres traduits entre 1985 et 1991. A contrario,l’Angleterre, avec sa faible ouverture (évidemment compensée par l’accès direct à l’éditionaméricaine)durant tout lesièclevientconfirmer le faitque,de toutes lesgrandesnationscivilisées,elle est celle où la présence de l’étranger est la plus intimement récusée selon la formule acerbed’EliasCanetti(voiraussichapitre9).

Pourcentagesdetraductionsdanscertainspayseuropéens[42]FranceR.-U. Italie Espagne Suède

198515% 2,7% 25% 25% ND199118% 3,3% 25% 26% 60%

Au XXe siècle, l’intensité des circulations favorise un fonctionnement mondial de ces grands

universaux tels la littérature et la science qui servent de piles porteuses aux grands ponts de lamodernité[43]. Cependant, celle-ci reste un projet fondamentalement ouvert et inachevé, au contenuhétérogène,auquelparticipe,àdesdegrésvariables,unemultitudedepays.Iln’enrestepasmoinsquecesdeux«empiresdel’universel»(PierreBourdieu)quesontlaFrance(pourlalittérature)et lesÉtats-Unis(pourlascience)cherchentàorientercesprocessusdedéfinitiondeladitemodernité.Ilstentent d’organiser les flux à leur profit grâce, notamment, à la présence sur leur sol desmeilleurscréateurs/scientifiquesétrangersquifavorisentàleurtourledynamismecréatifindigène.Onpeutdoncparler de « parisianisation » littéraire et artistique (voir aussi chapitre 1) et d’« américanisation »scientifique dumonde dont lesmécanismes relèvent plutôt de l’évolution spontanée et de l’empruntdanslepremiercas,deladémarcheidéologiquediscrètedel’autre(actiondesfondationsaméricainesdansl’entre-deux-guerres),voiredel’imposition(actiondecertainesdecesmêmesfondationsaprès1945). Mais la création de ces liens sociaux et intellectuels d’interdépendance engendrés par lamultiplication de ces échanges scientifiques et intellectuels débouche toutefois sur des résultatscomplexesquivontbienau-delàd’unesimple relationentreacteurs«passifs»d’uncôtéetacteurs«actifs»del’autre.Lechapitresuivantpermettraégalementd’approfondircesproblèmes.[1].AnthonyHaigh,LaDiplomatieculturelleenEurope,Strasbourg,Conseildel’Europe,1974,p.31.[2].JeanMeynaudetBrigitteSchröder,LesSavantsdanslavieinternationale,Étudesdesciencespolitiques,5,1962,p.161.[3].Jean-JacquesSalomon,Scienceetpolitique,Paris,Economica,1989,p.121,note37.L’auteurdonne1000000pour lesÉtats-Unis,

1000000pourl’URSSet500000personnesenEuropeOccidentaleen1965.[4].Cf.RudolfStichwheb,«Fromperegrinationacademia to contemporary international students flows : national culture and functional

differentiationasemergentcauses»,inJürgenSchriewer,EdwinKeiner,ChristopheCharle (dir.),Sozialer raumundakademischekulturen,Frankfurt/Paris, PeterLang, 1993, p. 439-454 etKemalGürüz,Higher education and international studentmobility in the global knowledgeeconomy,Albany,UniversityofNewYorkPress,2008.[5].KemalGürüz,,ibid.,p.201.AuxUSA,l’exportationdesserviceséducatifs(quicomprend

l’accueildesétudiantsétrangers)représenteaujourd’huilequatrièmepostedelabalancedespaiements.[6].KathleenandThomasJ.Schaeper,Cowboysintogentlemen.Rhodesscholars,Oxfordandthecreationofanamericanelite,Bergham

Books,1998.[7].VictorKarady,«LaMigrationinternationaled’étudiantsenEurope1890-1940»,Actesdelarechercheensciencessociales,n°145,

décembre2002,p.47-60.

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[8].VoirFrancisFarrugia,LaReconstructiondelasociologiefrançaise(1945-1965),Paris,L’Harmattan,2000.[9].VoirChristopheCharle,LaRépubliquedesuniversitaires,chapitre8«Ambassadeursouchercheurs?»,Paris,leSeuil,1994,p.343-

396.[10].LudovicTournès, «LesÉlites françaises et l’américanisation : le réseau des boursiers de la fondationRockefeller (1917-1970) »,

RelationsInternationales,n°116,hiver2003,p.501-513.[11]. Jean-PaulLefèvre, «LesMissionsuniversitaires françaises auBrésil dans les années1930»,VingtièmeSiècleRevue d’Histoire,

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ÉditionsduCerf,1988.[27].MarieScot,La LondonSchool of economics andpoliticalScience entre national et transnational (1895-1995). Internationalisation

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locales»,inXavierPolanco(dir.),Naissanceetdéveloppementdelascience-monde.ProductiondescommunautésscientifiquesenEuropeetenAmériquelatine,Paris,LaDécouverte,1990,p.10-52.[33].CitationinLewisA.Coser,RefugeescholarsinAmerica.Theirimpactandtheirexperiences,London-NewHaven,YaleUniversity

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[35].DonaldFisher,«Americanphilanthropyandthesocialsciences:thereproductionofaconservativeideology»,inRobertF.Arnove(dir.),Philanthropyandculturalimperialism,op.cit,p.233-268.[36].AinsiquelesuggèreMichaelPollakenprenantl’exempledelasociologiedePaulLazarsfeldaprès1945,fortementappuyéeparle

financement de la Ford pour créer l’Institut d’études avancées de Vienne au début des années 1960 ou pour lancer des programmesd’échangesenPologneetYougoslavieàlafindesannées1950,«PaulF.Lazarsfeldfondateurd’unemultinationalescientifique»,Actesdelarechercheensciencessociales,n°25,janvier1979,p.45-59.[37].GiulianaGemelli,«Fromimitationtocompetitivecooperation:theFordfondationandmanagementeducationinwesternandeastern

Europe(1950-1970)»,indumêmeauteur(ed),TheFordFondationandEurope(1950-1970).Cross-fertilizationof learninginsocialscienceandmanagement,Bruxelles,MemoirofEurope,n°5,1998,Pressesinteruniversitaireseuropéennes,p.167-304.[38].JagdishBhagwati,«L’Exodedescerveaux»,RevueInternationaledesSciencesSociales,n°4,1976.[39].AnneBernard-Grouteau,LaFuitedescerveaux:exilforcéouexildoré?,Paris,Ellipses,p.31.[40].PascaleCasanova,LaRépubliquemondialedeslettres,Paris,LeSeuil,1999.[41].«TropiqueduCancerfutautoriséauxÉtats-Unisseulementen1961»,préciseJean-YvesMollier.Voirsonarticle,«Paris,capitale

éditorialedesmondesétrangers»,inAntoineMarèsetPierreMilza(dir.),LeParisdesétrangersaprès1945,op.cit.,p.373-394.Voirsurlesmilieuxlittérairesanglo-saxonsàParisdansl’entre-deux-guerres,NoëlleRileyFitch,SylviaBeachandthelostgenration.AhistoryofliterayParisinthetwentiesandthirties,NewYork,NortonandCompany,1983.[42].FrançoiseBarret-Ducrocq(dir.),Traduirel’Europe,Paris,Payot,1992,p.64,p.66etp.79.[43].Ilyanonseulement«des»modernitésauseinmêmedel’Occidentmaisonpeutaussiparler«des»modernitésauseinmêmede

l’humanité.Voir,surcesecondpoint,lespagesstimulantesdeJackieAssayag,LaMondialisationvued’ailleurs.L’Indedésorientée,Paris, leSeuil,2005,chapitre1«Modernité,mondialisationet“glocalisation”»,p.21-79.

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Chapitre3

Touristes,migrants,exilés

ONAPUPARLERduXXesièclecommeceluidesexilésetréfugiés.Maisilestpossibleaussidel’appelerlesiècledestouristesaprèsqueStendhalagénéraliséenFranceletermeavecsesMémoiresd’untouriste(1838)etquel’AnglaisCookaouvertsonagenceen1841.Ainsi,àcôtédesmigrationsforcées symbolisées par l’exil, migrations massives (les Juifs russes aux États-Unis) ou alors trèsétroites(unpeuplusdemillesavantsgermaniquesauxÉtats-Unisàlafindesannées1930),ilexisteune très large gamme de déplacements volontaires entrepris par des élites qui strient la planète[1].Citons ainsi les touristes ou les voyageurs d’affaires, les responsables administratifs en quêted’innovationssocialesàl’étrangeroulesadministrateurscoloniaux(voirchapitre6),lesintellectuelsprestigieux invités à l’étrangerou lesamateursd’opérasprésents à Bayreuthàpartirde1876ouàAix-en-Provenceàpartirde1948.Maislevoyageestinspirépardesstratégiesfortdiverses.Ilpeutautoriser des attitudes de type national et impérialiste ou faciliter au contraire l’action de certainsréseaux transnationaux tels ceux des églises ou de groupements nouveaux (mouvement féministe etinternationalismeouvrier à la finXIXe siècle). Il touche également des réseaux peumédiatiques etmoinsvisiblesapriori tels ceux desmilieux d’affaires ou ceux de la réforme sociale au début duXXe siècle.Déjà en 1914, certains observateurs parisiens constataient la présence de plus en plusnombreused’Américainsenséjourd’affairesaudétrimentdelafiguretraditionnelleduricherentier.Dans la deuxième moitié du XXe siècle, des organisations internationales ( Conseil de l’Europe,UNESCO)s’emparentdelathématiquedutourismedanslebutdesusciterdenouvellesvoiesdanslerapprochementdespeuples.

Tourismeetrelationsinternationales

L’histoiredesmigrationsa longtempsprivilégié lesmigrationsdurablesdepopulationsouvrières.En revanche, il s’agit ici de porter attention à la fois à des migrations élitaires, plutôt courtes ouponctuées d’allers-retours, et à des migrations plus durables avec le phénomène de coloniesd’expatriésoulecasdelamigrationjuiveauxÉtats-UnisetenURSSaudébutduXXesiècle.

Tourismeetculture

C’estentre1850et1870queletourismemoderneaconnusapremièreexpansionautoriséeparlequadrillage progressif de l’Europe par les chemins de fer (triplement entre 1870-1914 du réseaueuropéen)etlesaméliorationsdutransportmaritimeentrecelle-cietl’Amérique(dixjoursdevoyageen1870etsixjoursen1890).Aumêmemoment,lapremièreorganisationdetourismeorganisévoitlejour quand l’agence Cook conduit à Paris, dès 1861-1862, plusieurs groupes d’Anglais, avant deproposeren1866sonpremiercircuititalienàdesAméricainsdelaclassemoyenne,puislavisite,en

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1867,deParisetdesonExpositionuniverselle,ainsiquelepremiertourdumondeen1872[2].Peuàpeu, notamment grâce à la concurrence entre compagnies maritimes provoquée surtout par lacompagnieCunard,lenombredecespassagerssurl’AtlantiqueNordaugmentede35000en1870à50000par an audébutde ladécennie1880et atteint250000en1913.Lagénéralisationdesvolschartersàlafindesannées1950etdanslesannées1960(filialesd’AirFranceparexempletellesAirTouretJetTour)contribueàaccentuerladémocratisationduvoyageinternationalpasséde12millionsdepersonnesen1939à25en1950et625millionsen1998.Après leGrand tour italien réservé aux aristocrates anglais avant 1789, le voyage ou le séjour

d’agrément enEurope reste jusqu’en 1914 le premiermotif de voyage à l’étranger des élites de lafortuneetdecertainesclassesmoyennes.Ilexistedesprojetsdevoyageliésàdes lieuxtrèsprécis,qu’ils’agissedevoiruneExpositionuniverselle,deséjournerdansunevilledecure(SpaenBelgique,Marienbad dans l’Autriche-Hongrie d’avant 1914 ou Vichy), de gagner une ville-sanctuaire(LaMecqueattire35000personnesen1935,918000en1974ettroismillionsen1981),defréquenterun lieu culturel tel Bayreuth où 2 630 Français se rendent entre 1876-1896[3]. On peut identifierégalementdesvillesquiaccueillentpendantplusieursmoisd’hiver(dePauetBiarritzjusqu’àNiceouMenton) d’importantes populations étrangères. Si le tourisme fut d’abord un privilège social, ladémocratisation du voyage lointain débute déjà dans la fin du XIXe siècle au profit de certainesfractions de la population américaine. À ce titre, le voyage européen (écourté) devient peu à peuaccessible à la classemoyenne (de plus en plus féminine). En 1900, l’agence Cook propose pour100dollarsunvoyaged’unmoisenAngleterrequiinclutunevisiteàl’ExpositionuniverselledeParis.Après 1918, le voyage transatlantique continue à se démocratiser grâce à une troisième classeconsidérablementaméliorée;aussien1927,surles322000Américainsquivoyagèrentversl’Europe,40%setrouvaiententroisièmeclasse[4].Unepartiedecettepopulationestcomposéedejeunesgensattirés, pour uneminorité, par lemythe littéraire et artistiquede laBohême créatrice et insouciante(HemingwayetHenryMillerensontlessymboles),pourlamajorité,parlaréalitétentatriced’unevillesansprohibition.

Lescoloniesd’expatriés

Si au XIXe siècle, les rentiers et les artistes composaient l’essentiel des élites installées àl’étranger,ilfautleurrajouterpourleXXesiècleleséliteséconomiquesetmilitaires.Lesentreprisesjaponaises au milieu des années 1970 employaient ainsi 120 000 expatriés. Un des signes de lapuissancegrandissantedesÉtats-Unissedonneàvoirdansl’importancenumériquecroissantedeleurvolumed’expatriés:118000en1940,482000en1950,1372000en1960(dont610000militaires)et 1 700 000 en 1970[5]. Si l’on prend le cas de la colonie américaine à Paris et dans la régionparisienne,ellecomptaiten18675000personnes (deuxièmecolonieaprès lesAnglais),18000en1926etautourde10000danslesannées1970.Globalement,ilfauttoutefoisdistinguerlesexpatriésdans de très grandes métropoles et les expatriés dans de plus petites villes. Dans le premier cas,l’hétérogénéitél’emportemêmes’ilpeutexisterquelqueslieuxpartagéstels,àParis,lesdeuxéglisesaméricaines,l’hôpitalaméricaindeNeuillyoulaBibliothèqueaméricaine.Quoidecommun,apriori,entreunericherentièretelleFlorenceGould(mécèned’écrivainsdanslesannées1940et1950)etlesécrivainsafro-américainstelsRichardWrightouJamesBaldwinquis’installèrentàParisàlafindesannées 1940 ? Ces colonies, socialement et intellectuellement hétérogènes, ont été celles qui ontsuscité, parfois, une vraie créativité, à l’image de la colonie littéraire anglo-saxonne à Paris dans

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l’entre-deux-guerres qui dispose de nombreuses revues (TheTransatlantic review ; Transition) etmaisons d’édition propres (Contacts Editions ; Three Mountain Press). Avec le cas des villeseuropéennescoloniales(voirchapitre6)ouceluideShanghaidansl’entre-deux-guerres,ontrouvedesexemples spectaculaires de coexistence dynamique entre des « zones de contact » (Marie-LouisePratt). Dans la grande ville côtière chinoise dotée de plusieurs « concessions » européennes, uneclasse moyenne et supérieure chinoise s’empare de certains modèles occidentaux de loisir(fréquentation de dancings, de cinémas, de cafés, de parcs, d’hippodromes)mais aussi demodèlesartistiques (mode de l’art déco) et intellectuels (le roman moderniste urbain avec ses techniquescinématographiques,inventéesparDosPassos,delajuxtapositionbrutaleetdel’ellipse)[6].Enrevanche,dansdesvillesdebeaucouppluspetitetaille,lespetitescoloniesformentdesisolats

assez étanches où les contacts avec les populations autochtones se réduisent en général à la simplefréquentationdesélites locales.Lesentimentde représenter sonpays s’avèredans cette situation-làbeaucoup plus intense que dans une grande capitale et conduit à une accentuation de la référencepatriotique[7].L’exempledesmilitairesaméricainsinstallésàpartirde1950dansdesbasesOTANrévèle bien ce fonctionnement quasi autarcique d’une communauté qui dispose de toutes lesinstallationsnécessaires (ducordonnieraucoiffeurenpassantpar la salledecinémaet lebowling,voire la clinique), et ce,même dans des bases installées enAngleterre.Dans ce cas, la populationlocaleéprouveleplussouventdessentimentsambivalents(envieetrejetoualorsfascination)vis-à-visdecesexpatriésrichesetpuissants.

Quelquesconséquencespolitiquesetculturellesdutourisme

Le tourismedesélitesà la finduXIXesiècleet celuidesmassesauXXesiècleontd’évidentesimplicationspolitiques(voiraussichapitres4et9).L’undesrésultatsdelagénéralisationdutourismeauXIXesiècleauseindesélitesetdesclassesmoyennesfutsansdoutelaconstitutiond’unsentimentimpérialchez lesdeuxpeuples lesplusvoyageursdumoment, leRoyaume-Uniet lesÉtats-Unis.Levoyage peut provoquer, en effet, une intensification du sentiment d’identité nationale et aller àl’encontred’unvéritableèthoscosmopolite.Sil’onprendlecasanglaisauXIXesiècle,àcôtéd’unepoignée d’aventuriers (explorateur tel David Livingstone, anthropologue telle Mary Kingsley oualpiniste tel Edouard Whymper), lamajorité des voyageurs éprouve à l’étranger en permanence laconscience de sa spécificité religieuse (protestantisme contre catholicisme), de sa spécificitéalimentaire (obsessionde trouverdu thé,mais aussi de laviande et du lait), de l’originalitéde sesmœurs (réserve intérieure, curiosité intellectuelle)[8]. Aux États-Unis, l’intérêt grandissant pour lemonde extérieur au début du XXe siècle est attesté non seulement par des articles parus dans lesprincipauxleadersd’opinion,NewYorkTimesoulaNation(«Perdonsnotreméprispourl’étranger»,fut l’un de ses éditoriaux en juillet 1914), mais surtout par la floraison de magazines dédiés àl’évocationduvastemonde(World’sWork,AtlanticMonthly,Harper’sMonthly).Participèrentàcesjournaux,commecontributeursoucommelecteurs,desdiplomates,dessénateursoudesmembresdecabinet.Despersonnalités influentes telles ThéodoreRooseveltouWalterHinesPage, fondateurduWorld’sWorketfuturambassadeurenGrande-BretagnedurantlaPremièreGuerresetrouventaucœurde certains de ces magazines[9]. L’expansion politique et diplomatique de 1898 (annexion desPhilippines et expulsion des Espagnols de Cuba), couplée avec une nouvelle ambition économiqueinternationale,s’avèrentconcomitantesaveccettepassionmultiforme(secultivermaisaussis’instruire

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desréalitéscontemporaines)vis-à-visduvoyageeuropéen.UnesecondeconséquencedutourismeinternationalàlaBelleÉpoquetientaurenforcementpossible

desliensd’amitiéentrecertainsÉtats.Ainsi,lesvoyagesaccomplisparlesAméricainsenAngleterreet en France ont contribué à rapprocher leurs élites respectives. Dans le premier cas, l’« anglo-saxonisme»,idéologieenpleineprogressionàlafindusiècle,joueaussisonrôledansl’anglophiliebien ancrée au sein des dirigeants américains avant 1914. Mais, certainement, le voyage et lepèlerinageverslavieilleAngleterredonnentégalementuncachetaffectifàcettedoctrine.Leslettresd’Angleterre d’unWoodrow Wilson en sont un bon exemple. À unmoindre degré, les sympathiespolitiquespour laFranceexistentégalementvers1914, fondéessurdescontactsculturelsantérieurssolidesétablisparcertainsAméricainsaveclapatriedeNapoléon(quijouitd’unvraiculteauxÉtats-Unis auXIXe siècle). Dans les années 1930, le voyage en URSS des élites françaises favorise lerapprochement politique des années 1935-1938 alors que dans la fin des années 1950 et début desannées 1960, conséquence et agent actif de la Détente, 35 000 Américains se rendent en URSS et12000RussesvisitentlesÉtats-Unis[10].Unetroisièmeconséquencedecetessordutourismedonneàvoir la pression démocratique qu’il peut exercer sur un régime non démocratique tel le franquismeespagnoldesannées1960.EnfinunequatrièmeconséquencedecesmigrationsdemasseàcaractèreculturelauXXesiècleserait,demanièretrèsgénérale,ledéveloppementd’unespritcosmopolitequifavoriselesvaleursdetolérancepolitiqueetculturelle.L’intensitédescontactsquenousavonsdécritsci-dessus au sein desmilieux de la réforme sociale avant 1914 atteste bien que la guerre de 1914n’avait rien de fatal et que des orientations cosmopolites existaient puissamment en face desorientationsnationalistes.Surun terraindavantageculturel, lesvoyages au longcoursdans le tiers-monde à partir des années 1960 se multiplièrent, notamment vers l’Inde (la découverte de laspiritualitéhindoue)etleNépalquireçoitunpeumoinsde10000visiteursen1965et45970en1975(trekkers, « beatniks » et groupes)[11]. Ces périples ont, d’une certaine façon, banalisé la postureclassiquedel’anthropologuequandlevoyageuroccidentalcherchedésormais,àtraverslaconsciencedel’autre,àprendreconsciencedelui-mêmeetdesraisonsdesonaliénationcroissante.

Migrationsponctuellesetdurables

Migrationsponctuelles

Voyageidéologique:leCommunismeetsonuniversalisme

LeXXesiècleaconnuuneutilisationintensiveduvoyagepolitiqueetculturelafindelégitimerdesrégimes en position délicate, à la fois soucieux d’échapper à la stigmatisation internationale maisdésireuxaussidedissimulerdespansentiersdeleurréalitélocale.Desvoyagesorganisésàlafaçonde « théâtres d’ombre » (SimonLeys) permettent de réconcilier la contradiction entre une hostilitéextérieure vécue douloureusement et une volonté tenace de dissimulation interne. L’URSS futcertainement l’Étatqui inventa lesrèglesdece tourismeorganisé trèsparticulier, imitéepar lasuitepar laChine de Mao après 1968 ou par leCuba de Fidel Castro dans les années 1960[12]. LesSoviétiques ont ainsi défini les diverses techniques de l’encadrement étroit des voyageurs qui fontintervenir le rôle des guides-interprètes aux ordres d’organismes policiers, celui des harassantsprogrammes de visites (sites industriels et agricoles surtout) ou encore de rencontres habilement

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préparéesavecquelquesinterlocuteurslocauxdûmentchapitrés.Enfin,aprèslevoyage,lapublicationde textes doit aider à diffuser auprès du plus grand public l’image positive du pays visité. Le faitqu’AndréGideaitchoisi,àreboursdecettetendance,denepastairesescritiquesdanssonRetourdel’URSS (1936) constitueundes rares contre-exemples à cette règleduquasiobligatoire témoignagefavorablesymbolisépartouteuncortèged’auteurs,deGeorgesDuhamel(1927)ouJean-PaulSartre(1954) à Maria-Antonietta Macciocchi et son retentissant De la Chine (1971). En effet, cettepropagandecomptebiendavantagedesuccèsqued’échecsetl’unedesesréussiteslesplusnotablesfutd’avoirconvainculegrandleaderpolitiquefrançais,ÉdouardHerriot,del’absencedefamineenUkraineen1933alorsquedescentainesdemilliersdepersonnesdépérissaient[13].Au-delàdecescas singuliers, l’URSS dans l’entre-deux-guerres a donc connu les grandes heures d’un tourismeidéologique qui s’organise selon deux types de public. Si le premier relève (presque) du tourismeculturelclassiqueetfaitintervenirdestouristesessentiellementanglo-saxons(en1933,onenregistreau total 950 000 touristes), le second est véritablement concerné par le tourisme politique etcaractérise des catégories sociales précises, populations ouvrières d’un côté et professionsintellectuellesdel’autre.C’estsurtoutàl’égarddecedernierpublic,«bourgeois»,auseinduqueloncomptelesélitesditesde«rayonnement»(professeurs,journalistes,écrivains),quelesorganismesdepropagandesoviétiquesconsacrenttousleursefforts.Lacréationd’organismesspécialisésenURSS,la VOKS et l’Intourist (8 000 employés dont 330 guides-interprètes en 1935) permet la prise enchargedecesdiverscollectifsdevoyageursdont,parexemple,ceuxdel’hebdomadaireillustréVuen1931,ceuxdelarevueL’Architectureaujourd’huien1932ouceuxdelarevueL’Usineen1933.Àpartirde1934,cesont2000à3000visiteursfrançaisquigagnent l’URSSaumoment-mêmeoùcepays entame son rapprochement provisoire (1934-1938) avec la France et avec le camp desdémocraties.Ilfautattendrelafindesannées1950pourqu’untourismesignificatifreprennedroitdecitéenURSS.Ilrestetoutefoistoujoursteintédepolitique,surtoutquandilconcernedesgroupesdits« voyages d’amitié » ou « croisières pour la paix » qui rassemblent des communistes et dessympathisants.Après 1945 d’ailleurs, les gros flots de touristes étrangers (15millions entre 1971-1975) viennent des démocraties populaires. Subsiste le cas spécifique des intellectuels, toujoursimportantsdans lastratégiedepropagandemenéepar l’URSS.Les tournéesd’Yves MontandoudeSergeReggianiaudébutdesannées1960,lesvoyagesdeSartreetSimonedeBeauvoiren1954et1962sontdesmomentsnotablesdanslavieculturelleetpolitiqueinternationaledumoment(voiraussilechapitre7surlaguerrefroide).

Tourismepolitico-socialetpolitico-économique:l’occidentalisationcroissantedesélites

Le voyage d’études constitue un important vecteur des circulations transnationales à la fin duXIXe siècle.Dans plusieurs pays, des communautés politiques et intellectuelles apparaissent alors,partageantdescentresd’intérêtcommuns.Ilexisteainsi,autournantde1900,unmouvementenfaveurde la réforme sociale locale quimet en contact les Européens de l’Ouest entre eux,mais aussi lesAméricains et lesEuropéens.Despèlerins sociauxde touspays se retrouvent dansquelquesvilles,phares de la réforme municipale, avec des réalisations jugées exemplaires telles le nouveauRingstrasse de Vienne, les services municipaux de gaz et de tramways de Glasgow, la politiquelondonienned’éradicationdes taudis, lapolitiqued’hygiènedeBerlin.Maiscettenébuleusesocialetransnationale gravite surtout autour de l’Allemagne, pays alors en pointe sur toute une série de

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politiquespubliquesurbaines(transports,électrification,hygiène,bureauxdeplacement).LaVilledeParismultiplie à cepropos lesmissions à l’étrangervers l’Outre-Rhin.En1904,par exemple, elleenvoieunedélégationdedixmembresàBerlin,HambourgetWiesbadenafind’étudier les servicesd’eau et d’assainissement[14]. Les administrations étatiques se passionnent pour les bureaux deplacementsmunicipaux ou le système des assurances germaniques. Au sein de ces circulations, uncertainnombrede réformateurs sociaux américainsde la finduXIXe siècle (RichardEly, FredericC.Howe,CharlesBeard),liésàquelquesgrandesvillesdelacôteEst(Boston,Baltimore)etOuest(San Francisco), se retrouvent nombreux enAngleterre et enAllemagne avant 1914 ; l’été de cettemême année, on ne rencontre pas moins que la National Housig Association, la Chicago RailwayTerminalCommission,lecomitédelaNationalCivicFederation,l’InstituteofEducationalTravelenAllemagneet/ouenAngleterre[15].Or,ilestfrappantqu’après1918cescirculationstransatlantiquesreprennent,maisens’inversantdansuneassezlargemesure.LesEuropéens,désormaisfascinésparlefordisme et tous les signes de la standardisation (des produits, des méthodes de production, del’espace intérieur des habitations) accourent aux États-Unis dans les années 1920. Du professeurfrançais, André Siegfried, envoyé par le Musée social prendre la mesure des changements enAmériqueauCongrèsinternationaldelaFédérationdescités-jardinsetdelaplanificationurbaineen1925, des centaines d’ingénieurs européens à la découverte des usines les plus innovantes àl’architecteallemand,Erich Mendelsohn, fascinéen1924par les silosàgrainsprèsdeBuffalo, lapolitiquedelamodernisationenEuropes’inspiredorénavantdel’efficienceaméricaine.L’après-1945prolongecemouvementetcescirculationsàtraversleplanMarshalletlesenjeuxdelareconstructionéconomique et de la modernisation sociale européennes. Porté par des élites américainesprogressistes,leplanMarshalln’estdoncpascomplètementétrangerauclimatréformisteévoquéci-dessus. Un des mécanismes inventés pour rapprocher les États-Unis et les pays aidés relève des«missions de productivité ». Elles accueillent des centaines d’Européens (mais aussi beaucoup deJaponais)destinésàprendrecontactaveclamodernitéproductiveaméricaine,clédevoûte,danscesannées de guerre froide, de « l’arsenal de la démocratie ». Dans ce cadre, un peu plus de 4 000Français, ingénieurs, hauts-fonctionnaires et ouvriers (non-communistes), ont traversé l’Atlantiqueentre 1949 et 1953 afin de visiter des usines (deux tiers des visites) ou des fermes. Au-delà desaspectsstrictementtechniques,cesmissionsfurentpourlesvisiteursl’occasiond’unepartdeconstaterletrèshautniveaudeprospéritématérielle(les«lacs»devoiturespersonnellessurlesparkingsdesgrandesusinesaméricaines)atteintparlesÉtats-Uniset,d’autrepart,des’étonnerdubonclimatsocialapparent (« pas forcément reproductible en France », notaient certains missionnaires) au sein desusines locales grâce à unmanagement avisé. Publicité est donnée à ces voyages par l’Associationfrançaise de l’accroissement de la productivitévia la publication des rapports de voyage (10 000exemplaires), l’insertion de reportages dans des revues et la réalisation de films[16]. Quelles quesoientlesrépercussionsconcrètes,trèsvariablesselonlessecteursetlespays(plutôtéchecenItalieetAngleterre,réussiteremarquableauJaponetenNorvège,bilanmitigéenFrance)decesmissions[17],ellesn’encréentpasmoinsuneexpositioncroissantedel’EuropeetduJaponauxréalisationsmisesenœuvreparlesgrandesfirmesaméricaines.Ici,l’«américanisation»,sembleliéeàunprocessus,assezpeu directif finalement, à la fois d’évolution parallèle des grandes firmes occidentales dans leurrecherche de la modernisation technologique et de mise en œuvre d’une économie de marchéinternationale.

Migrationsdurables.Lecasdespopulationsjuives

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d’Europedel’EstdudébutXXesiècle

Unegrandepartdel’histoirepolitiqueetintellectuelleduvingtièmesièclerésultedel’interventionmultiforme des Juifs dans l’élaboration des principaux nouveaux savoirs (de la psychanalyse aumarxisme critique de l’école de Francfort par exemple) ainsi que dans leur engagement politiquecaractéristiqueauseindesminoritésrévolutionnaires(bolchevisme,spartakismeallemand,trotskismeaméricain). Une bonne partie de cette histoire s’avère liée dans une large mesure à celle desdéplacementsmassifsdepopulationjuiveautournantdesannées1900dontlescausessontmultiples.

Lasécularisationdujudaïsme:laconversionaucommunisme

Entre1900et1930,lemondejuifest-européenconnaîtd’importantesmigrationsaccompagnéesdereclassements socioprofessionnels et idéologiques qui bouleversent en grande partie sa destinéehistorique[18].Eneffet,en1900,lesJuifsauseindel’empirerussesontencorecantonnésàl’intérieurd’unezoneditede«résidence»(actuellesUkraine,Biélorussie,Pologne ;paysbaltes).ÀlafinduXIXesiècle,deuxtransformationsdefondseproduisentquimettentàmalcetancragespatial.D’unepart,enraisondespogromsetdesdifficultéséconomiquescroissantesfaitesauxJuifs,uneémigrationmassive (1,2million de personnes entre 1897 et 1915) se produit ; à 80%, elle se dirige vers lesÉtats-Unis.D’autrepart,unebonnepartiedelajeunesse,endélaissantlestraditionsreligieusesetenembrassantavecferveurlalanguerusseetlesdoctrinessocialistes,sedéplaceversl’EstdelaRussieetsesgrandesmétropoles(Moscou,Saint-Pétersbourg).Cetteorientationseconfirmelorsdesannéesde révolutionetdeguerrecivileentre1917et1920durant lesquellesunepart significativedeJuifs(aveclesLettons)seretrouvedanslecampbolchevik:lorsdusixièmecongrèsdupartibolchevikenjuillet-août1917, laproportiondes Juifsestd’environ16%de tous lesdéléguésetde23,7%desmembres du comité central (la part totale des Juifs dans la population russe est de 4 %). Cettesurreprésentation juivedans lesdifférentsorganesde l’Étatbolchevik,etsurtoutauseindescadres,resteuneconstantedurantl’entre-deux-guerres.Ellefutd’ailleursdénoncéeparcertainsRussesblancsaudébutdesannées1920avantquelesnazisnereprennentl’argument.Cettesécularisationprofondedel’idéalismereligieuxjuiforientalaconféréàlarévolutionrusseunebonnepartiedesondynamismeinitialdurantlaguerrecivile,puisdesastabilitéadministrativeetpolicière(permiseauXIXesièclepar la population d’origine allemande) grâce aux compétences et à la loyauté idéologique de cettejeunesse bien instruite. Enfin, le rayonnement intellectuel du nouveau régime est largement dû auxcréateurs et grands médiateurs culturels d’origine juive tel l’artiste d’avant-garde El Lissitky, lethéoricienformalisteOssipBrik,lescinéastesnovateursDzigaVertovouLéonidTrauberg,lespoètesdu Komsomol Iossif Outkine ouMikhaïl Svetlov, les musiciens David Oïstrakh ou Emil Gilels, lejournalistesoviétiquelepluscélèbreMikhailKoltsov[19].

Lasécularisationdumondejuifetl’Amérique

L’autregrandedestinationdesmigrantspartisde lazonede résidence fut lesÉtats-Unis.280000personnes arrivent en 1880, unmillion de personnes en 1900 et entre 3,5 et 4,5millions durant lapériode1915-1925gagnentlepaysdeLincoln.Làégalement,lajeunessejuiveaccomplitrapidementune sortiede l’univers rabbiniqueet adoptauncredo laïc universaliste, d’abord révolutionnaire (lemarxisme), puis plus conservateur (le libéralisme). De grandes figures intellectuelles (Randolph

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Bourne,HoraceKallen)accueillirentavecenthousiasmecettemigrationmassiveafind’aiderlasociétéaméricaineàselibérerdesonespritprovincial(parochialism)[20].CommeenURSS,unepartiedecette jeunesse se retrouve sur les bancs de l’université en dépit des obstacles d’ordre antisémitedisposésàleurencontredanslesplusgrandesuniversitésavant1945.Unepremièregénérationfondedès1916àHarvard leMenorahJournal autourd’EliottCohenetd’anciensétudiantsde Columbiadont Lionel Trilling et Herbert Solow. Une deuxième génération, qu’on appela les « New Yorkintellectuals»danslesannées1930,enfantsdel’immigrationjuiverussepourl’essentield’entreeux,passés souvent dans une structure accueillante aux jeunes étudiants juifs (Ira Gershwin, FelixFrankfurter), le City College[21] jouera un rôle majeur dans la vie intellectuelle américaine. Laprincipale revue intellectuelle américaine du milieu du siècle, la Partisan Review, fondée enfévrier 1934, est le fruit de cette génération juive très politisée en raison de la crise économique(Philip Rahv,Meyer Schapiro, LionelAbel, Clement Greenberg), trotskiste dans les années 1930,anticommunistedanslesannées1940(fondationen1943delarevueCommentary),quidonnaàlaviepolitico-intellectuelleaméricainesesprincipalesréférencesdansladeuxièmemoitiédusiècle.Dansl’histoiredelavieaméricaine,l’émigrationdessavantsjuifseuropéensàlafindesannées1930vientparachevercemouvementrapidedeconquêtedesplacesdanslesuniverssavantsetculturelsàpartirde l’après-1945.En effet, longtemps les barrières xénophobes furentmaintenues en face des jeunesuniversitairesjuifsauxÉtats-Unis.LerecrutementdeLionelTrillingen1939audépartementd’anglaisdeColumbiafutvécucommeuncataclysmedansl’universsavant;àYale,en1946,quelsquesoientlesdépartements,aucunprofesseur titulaired’origine juiven’estencoreappointé.Maisen1969, lesJuifsaméricains(3%delapopulationtotale)comptentpour27%despostesd’enseignantendroit,23%enmédecine ;dans les17universités lesplusprestigieuses, ilsoccupent36%despostesendroit,34%ensociologie,2%enhistoireet20%enmathématiques.

Exils

Tout leXXe siècle est jalonné de grands exils dotés d’une dimension politique et intellectuelleindéniable.Onpeutenregistrer, listenon limitative, l’exildesRusses«blancs»qui fuient l’URSS,l’exil germanique et espagnol de la fin des années 1930, l’exil français des années 1940-1942, lesexilsest-européensaprès1947et lesexils sud-américainsdesannées1960et1970.Cesmigrationspeuvent être considérées, à lamanière du sociologue italienVilfredo Pareto, comme une forme demobilitéetdecréativitédesélitesquidébouche,infine,surunemeilleurestabilitéinternationale.Leschémaestséduisant.Ils’applique,parexemple,assezbienauxexiléssud-américainsrévolutionnairesqui reviennent dans leurs pays (Brésil, Chili) dans les années 1980 après une acculturation à ladémocratie européenne.Mais l’espace transnationalde l’exil n’estniunespaceneutreniunespaceéquilibré.Étatsetindividustententdeprofiterdecettesituationexceptionnelle.Ainsi,cesdernierssetrouvent placés dans une situation de compétition, aussi bien entre eux qu’avec leurs équivalentslocaux,pourobtenirlameilleurereconnaissanceàlafoisdanslepaysquilesaccueilleetdanslepaysd’origine lors d’un retour éventuel. L’exil devient donc le moment de confrontation de logiquessocialesnationales (scientifiquesouartistes tenusà s’adapterdansun pays étranger) et de logiquestransnationales (certains acteurs sont capables de tirer parti du déplacement forcé et amorcent unecarrièrenouvelle,politiqueet/ouscientifique).Ils’agitd’unmomentimportant,tantdansl’histoiredessavoirsetdeleurredistributiongéopolitiquequedansl’histoiredesrelationsinternationalespolitiquesetculturelles.

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L’exilintellectueletlesmigrationstransnationales

Plusde500danseursfuientl’URSSvers1920-1922,5000Espagnols[22](suruntotaldeplusde32000exilésenAmériquelatine)hautementqualifiésserendentenAmériquehispanophoneàlafindesannées1930,plusde1000savantsgermaniques(untiersducorpsuniversitaireallemanden1938)et une petite centaine de lettrés et scientifiques Français (sur 3 000 à 4 000 personnes parties del’Hexagone)gagnentlesÉtats-Unisentre1933-1942.L’exiladoncconstituéunmoment(maisunparmid’autres)significatifdanslescirculationsinternationalesetdansledéplacementdescapitauxculturelset scientifiques au profit de quelques pays, les États-Unis au premier chef, à un moindre degré laGrande-Bretagne,laFranceouleMexique.LaparticipationdesplusgrandsphysicienseuropéensauprojetManhattandebombeatomiquesymbolisebien le«siècleaméricain» (Henry Luceen1941,propriétairedumagazineTime)oulefaitquepresquetouslesprixNobelscientifiquesitaliensaprès1945 ont vécu aux États-Unis en raison de leur exil à la fin des années 1930 ( Enrico Fermi,Emilio Segre, Rita Levi-Montalcini, l’économiste Franco Modigliani). L’Amérique, au vingtièmesiècle, fut bien une vaste chambre d’appel, le grand recours pour tous les hommes englués dansl’histoireeuropéenne.

Exiletcapacitésocialeàfranchirlesfrontières

Laréflexioncourante,politiqueetlittéraire(EdwardSaïd)ousociologique(GeorgSimmel,AlfredSchütz)aconduitbonnombred’analystesdel’exilàvaloriserfortementcetteexpériencehistoriqueetexistentielle.L’exiléseraitceluiqui,grâceàsamarginalitéimposée,franchitlespassagesétroitsentregroupes nationaux distincts, entre groupes sociaux hétérogènes. Il deviendrait donc un « hommefrontière » (FrançoisHartog), un intermédiaire transnational virtuose, apte à décrypter lesmystèrespropres de deux sociétés. Ses lunettes à double foyer l’autorisent à faire le va-et-vient entre deuxmondes, sans adhérer dorénavant pleinement à aucun d’entre eux. Le philosophe espagnol exilé auMexique en 1939, José Gaos, invente significativement le néologisme de « transplantés » afin derendrecomptedecette situationdedédoublement fécond.Certes, à cette image positive répond uneautreapproche,d’espritcontraire.Ils’agitdecelledéveloppéeparlephilosopheallemandauxÉtats-UnisdurantlaSecondeGuerremondiale,TheodorAdorno,quiévoquela«viemutilée»del’exilé.Mêmesibientropgénérale,cettedernièreréflexionaleméritedecorroderlediscoursconvenusurlaféconditéautomatiqueproduiteparlasituationd’exil.AndréBretonpassedesannéesdouloureusesàNewYork. En effet, ce sont certains exilés, et non tous, qui jouent un rôle positif dans la sociétéd’accueil, d’ordre scientifique certes, mais aussi, parfois, d’ordre politico-militaire au sein desservices secrets américains (voir chapitre 7). « Décloisonner » certaines disciplines en sciencessociales (les professeurs et étudiants américains furent frappés par le très haut niveau de culturegénérale de la plupart des professeurs allemands), en inventer de nouvelles (Lévi-Strauss etl’anthropologiestructurale),telssontleseffetslespluspositifsdelamigrationsavanteeuropéenneauxÉtats-Unis.Undescritèresclésde la réussiteatteintepar l’exilé serait sacapacité subjective,maisaussiobjective(enraisondesanotoriétéplusoumoinsgrandeetdesamaîtrisedesréseauxsociauxinternationaux) à opérer la « coupure » avec son passé et à aller de l’avant au sein de la sociétéd’accueil.L’émigrationscientifiqueallemandesetrouve,danssamajorité,surcettepositionalorsquel’émigrationintellectuellefrançaisedesannées1940-1942privilégie,dansl’ensemble,uneattitudede«maintien»beaucoupmoinsfavorableàl’explorationdelaréalitéaméricaine[23].Lapremièreapualors peser véritablement sur le monde scientifique d’accueil. Qualitativement, elle en a remodelé

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parfoislepaysagedisciplinaire(histoiredel’art,comparatismelittéraire)etasuscitéunnouvelélanintellectuel ; quantitativement, en dépit des résistances d’universitaires américains, l’universitégermanique en exil a pu se déployer au cœur-même des États-Unis, dans des institutions savantesparfoisfortobscuresduMiddleWest,etpermettreainsid’augmenterl’offreuniversitairelàoùellesetrouvait faible. L’émigration scientifique espagnole au Mexique présente des similarités avec cemodèle.Grâce au partage de la langue, au fort engagement personnel du présidentmexicainLázaroCárdenas,àlarelativefaiblessedelasciencemexicainedansplusieursdomaines(leMexique,avantl’arrivée des savants espagnols, ne dispose d’aucune tradition intellectuelle dans des domaines telsque lapsychiatrieou lesmathématiquespures), les savantsespagnolsenexilaccèdent rapidementàdespositions importantesauseindesuniversités locales[24].La languecommunepartagéeexpliqueaussi,auMexique, lapromptecréationde revues (CuadernosAmericanos)oudemaisonsd’édition(Fondodeculturaeconomica,Séneca)parlesexilés.Certainssavantsenscienceshumainesetsocialesaccèdentpeuàpeuàunesituationdepremierplan,àl’imageduphilosopheJoséGaos(1900-1969)qui, en récupérant la philosophie hispano-américaine, devient le grand intermédiaire philosophiquesud-américainentrelatraditioneuropéenneetl’Amériquelatine;demême,lesociologueJoséMedinaEchavarría (1903-1977), exilé au Chili, implante un Institut (ILPES) devenu peu à peu dans lesannées1960laréférencedanslesous-continentenmatièrederecherchesociologiqueetéconomiquesurledéveloppementoùaffluentnotammentbonnombredesmeilleursuniversitairesbrésilienstelunCelsoFurtado.

L’exil:unmomentdanslatemporalitépluslonguedescirculationstransnationales

Ledramedel’exilpolitiqueetlescassuresdurablesqu’ilsembleinstaurerchezceuxquirefusentderentrerdansleurpaysd’origine(laplupartdessavantsallemandsaprès1933)occultentcependantlefaitque,pourl’exilé,cetteséquencedecrisepeuts’inscrireentreunamont(savantsdéjàinvitésdansle futurpaysd’accueil, rôledes réseauxde la fondation Rockefeller)etunaval (dansdenouveauxréseaux transnationaux forgés durant la période de crise)[25]. Certains savants et artistes qui seréfugientauxÉtats-UnisetquirepartentenEuropeaprès1945ontpujoueralorsunrôleactifdanslesréseauxscientifiqueseuropéensdansladiffusiondesavoirsetméthodesaméricains.Ilsjouentlerôledemédiateurs.Enmatièredesociologie,nousavonsvuauchapitre2lerôledel’exiléautrichienPaulLazarsfelddansl’expansionaprès1945enEuroped’unesociologieempiriquefondéesurl’enquête.Maisilenvademêmeaveclesfondateursdel’écoledeFrancfort(marxismecritique)dontleséjouraméricainavaitpourtantétédifficile ;enretournantenRFAaprès1950, Adornoet Horkheimerseplacent dans une situation d’intermédiaires entre l’Allemagne et les États-Unis, et contribuent àfavoriserl’essordecesenquêtesempiriques«àl’américaine»ouàdévelopperdenombreuxtravauxensociologiedesrelationsindustriellesetenpsychologiesocialesurdescanevasaméricains.Sil’onprendlecasdel’exilintellectuelbrésilienverslaFrance,leretourdesexilés,àpartirde1979,permetd’entretenirdesréseauxtransnationaux.L’uns’articule,grâcenotammentàSuelyRolnik,autourdelapenséedeFélix Guattari etGilles Deleuze ;d’autres réseauxconcernent lapensée lacanienne.AuChili,lesociologuefrançaisAlainTouraine,déjàtrèsconnuenAmériquelatinedèslesannées1960,mais aussi très actif dans l’aide aux intellectuels chiliens exilés en 1973, bénéficie en retour d’uneconsidération scientifique accrue dont profitent également certains de ses élèves à l’image d’unFrançoisDubet[26].

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Exempled’exil:l’exilfrançaisauxÉtats-UnisdurantlaSecondeGuerremondialeetsessuites(1940-1950)

Laspécificitédel’exilfrançaisauxÉtats-Unis

Considéré longtempscommepeusignificatifpour lasociétéaméricaine(enraisondesa faiblessenumériqueetdesonreplisursoi),lamigrationdesintellectuelsetartistesfrançaisauxÉtats-Unisafaitrécemmentl’objetdetravauxdefondquipermettentdemoinsbanalisersonrôle[27].Sionlacompareavec celle des intellectuels germaniques, la situation des Français se caractérise par deux attitudesspécifiques. L’une concerne sa relative autonomie et scientifique par rapport au pays d’accueil. IlexisteeneffetàNewYork(maisaussiauCanada)desmaisonsd’éditionfrancophones(etunpublichabituéàacheterdesouvragesenfrançais)quipermettentàcettecommunautéfrançaisedebénéficierd’une relative indépendance matérielle. L’autre touche à la forte politisation de cette communautéd’exilésetàsa«renationalisation»(dueaussiaufaibleintérêtdelasociétéd’accueil).ContrairementauxAllemandsentrésauxÉtats-Unisquifurenttenusàladiscrétionpolitique,l’exildesintellectuelsfrançais se produit dans un contexte franco-américain très différent entre 1940-1942. Parce que legouvernementdeVichyestreconnuparWashingtonjusqu’ennovembre1942,cemaintiendesrelationsdiplomatiques fait l’objet d’âpres polémiques au sein de l’exil français partagé entre pro-Vichy(l’écrivainAndréMaurois), pro-gaullistes (lamajorité des scientifiques et intellectuels) et les anti-vichystesdoublésd’anti-gaullistes(l’universitaireetsyndicalistePaulVignaux,l’anciencommuniste,BorisSouvarine,lepoèteetdiplomateAlexisLéger/Saint-JohnPerse).Cettepolitisationapuaussiprendrelaformedecollaborationaveclesservicessecretsaméricains(voirchapitre6).Àlavictoirepolitique définitive acquise par le camp gaulliste en 1943 correspond une forte mobilisationintellectuelleàtonalitépatriotique.LacréationàNewYorkd’uneuniversitéfrançaiseetfrancophone(ilyavaitaussidessavantsbelges)enexil,l’ÉcoleLibredesHautesétudesdeNewYork,inauguréele14février1942,futlesymboledecetespritd’affirmationdesoi.Composéedetroisfacultés(Lettres,Droit, Science), elle compte 326 étudiants pour 40 cours et 19 professeurs en février 1942 ; leseffectifssontde851aupremiersemestre1943avec95professeurspermanents(dontHenriFocillon,JacquesMaritain,JeanetFrancisPerrin,AlexandreKoyré,ClaudeLévi-Strauss)ettemporairesquidélivrent548cours.Unerevue,Renaissance,estcréée.C’estdanscecadrenew-yorkaisqueClaude Lévi-Strauss invente l’anthropologie structurale, une des innovations scientifiques capitales duvingtièmesiècle.

ClaudeLévi-StraussàNewYork(1941-1947)etl’inventiondel’anthropologiestructurale

Penser les systèmes de parenté comme un fait de langage : cetteintuition qui guide l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss futconçue à New York pendant les années d’exil. Dans un contexted’effervescence intellectuelle local auquel le jeune savant français suts’exposer intelligemment, il tireprofitdesa fréquentationdeplusieursmilieuxscientifiquesetartistiques.Devenul’amidessurréalisteset

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d’André Breton, il retient de leur fréquentation l’intérêt desrapprochements abrupts et imprévus ; des anthropologues culturalistesaméricains(R.H.Lowie,FranzBoas)quiluiontpermisdefuirl’Europe,ilassimileleursimmensesconnaissances,leurrefusdel’évolutionnisme,leuravancesurleterraindesétudesdeparenté;encôtoyantlelinguisterusseRomanJakobson,ilinterprètelefonctionnementdel’espritselonlesrèglesdelalinguistiquestructuraledéveloppéesparsoncollèguequilui souffle, de surcroît, l’idée d’en faire une thèse. Ainsi, par sonvagabondage parmi plusieurs milieux fort différents, il a accès à desinformationsetdesréflexionsnouvelles.S’ilsemontreainsidisposéàinvestir les connaissances d’un domaine dans un autre, il doit cettemaîtrise à sa situation de marginal assumé entre philosophie etethnologie et à sa capacité subjective à frayer dans des eaux mêléespropres à l’aider à surmonter les diverses tensions du moment (entrepolitique et science, entre France et États-Unis, entre philosophie etethnologie) qui sont celle de l’exil. Pour Lévi-Strauss, l’Amériquereprésentealorsunatoutdécisifdanscepaysoù,engénéral,lessciencessociales sont beaucoup plus reconnues qu’en France, et en particulierl’ethnologie[28].Parailleurs,patriote très liéaugaullismedumoment,Lévi-Strauss accepte, sans s’y laisser absorber, la mobilisation del’intellectuelauserviced’unecausepolitique.Sarévolutionscientifiquefut bien le magnifique « tribut de guerre » (Emmanuelle Loyer) d’unsavantpeuenclinauxdébordementsdel’hubrisnationale.

Lesréseauxtransnationaux

Dansl’examendessituationsd’exil,l’étudedesretourspermetdevéritablementévaluerleurimpacthistorique.L’exiléquise réinsèredanssonpaysd’originepeut jouer (oupas),commeon l’aditci-dessus, le rôle « d’intermédiaire culturel » ou alors celui d’acteur transnational porteur d’une séried’innovationsinspiréesparsonséjourd’exil.Àcetitre,touteunesériedechangementsscientifiquesd’ordre organisationnel ou strictement disciplinaire réalisés après 1945 sont en grande partie dus àl’actiond’anciens exilés placés à la tête du systèmed’enseignement supérieur.Le renforcement dessciencessocialesenFranceaprès1945,donttémoignenotammentlacréationen1947delaVIesectiondes Hautes Études (voir chapitre 2), la création du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), lerenforcement du jeune CNRS (qui touche 250 000 dollars de la fondation Rockefeller en 1946)passentpardesacteursinstallésàNewYorkquelquesannéesauparavantetdoncbienintroduitsauprès

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desAméricains (du sociologueGeorges Gurvitch aux scientifiquesFrancis Perrin,LouisRapkine,Pierre Auger). Le nouvel élan apporté à la diplomatie culturelle, tant hexagonale qu’internationale(UNESCO),estimpulsépard’autresanciensexilés,avecsurtoutHenriLaugier,lepremierdirecteurdelanouvelleDirectiondesAffairesculturellesextérieures,ouPierreAugerquioccupelafonctiondedirecteurdessciencesàl’UNESCOentre1948et1959.D’autresacteursdel’exil,économistessurtout(Robert Mossé, Robert Marjolin), se retrouvent dans la posture de l’intellectuel-expert déjà biendéveloppée aux États-Unis, engagés dorénavant dans la collaboration avec de nouvellesadministrationsfrançaises(leCommissariatauPlandeJeanMonnet)ouétrangères(l’OECE.crééeen1948pourorienterlarépartitiondel’aideMarshall).Unréseautransnationalprogressiste,forméd’uncôtéd’Américainsprochesdel’espritduNewDealettrèsprésentsdanslesstructuresinternationalesduplan MarshalletdeFrançais«modernisateurs»de l’autre, tentealorsdecréerune« troisièmevoie » entre capitalisme classique et communisme. Enfin, un autre réseau transnational composéd’artistesetécrivainsmarquéspar lesurréalismeouprochesde l’avant-gardepermetdegarderdesliensartistiquesétroitsentrelesdeuxrivesdel’Atlantique.En combinant les circulations volontaires et les migrations forcées des exils intellectuels et

artistiques,lesdeuxpremierstiersduXXesiècleontfinalementdonnénaissanceàunvasteprocessusd’occidentalisationlorsqueleséchangessemultipliententrelesdeuxrivesdel’Atlantique.Dès1918,lesÉtats-Unisapparaissentauseindecescirculationsmondialescommelepayspivotdanslamesureoù ils deviennent peu à peu le premier pays d’accueil de certaines élites, savantes notamment ; ilscomptentaussipourbeaucoup,spécialemententermesdeprésencemilitaireaprès1950(créationdel’OTAN),danslephénomènedesexpatriésdispersésdanslemondeaprès1945.Lagrandemigrationjuiveest-européenne du tournant des années 1900 vers les États-Unis a apporté à ce pays un formidableenrichissement intellectuel et culturel si l’on prend en compte le rôle de la plupart des grandsdirigeants des studios d’Hollywood (qui ont donné au cinéma américain une physionomie moinsétroitement anglo-saxonne) et celui de quelques grands universitaires (Henry Kissinger) appelés àjouer un rôle de conseiller du prince. Et aumilieu du siècle, l’exil intellectuel et artistiquemassifd’EuropéensversNewYorkpermetauxÉtats-Unis lorsde laguerre froidedeporter l’affrontementavecsuccèssur le terrainartistiqueet intellectuel.Eneffet,grandenouveautédecetaffrontement, leconflitEst/Ouestnesebornepasauseuldomainepolitico-économiquemaisacquiertunedimensionculturellecapitaledéjàtestéelorsdelaSecondeGuerremondiale(voirchapitre7).[1].Voirlenuméroconsacréauxrapportsdutourismeetdel’histoiredanslarevueRelationsinternationales,n°102,été2000.[2].HarveyLevenstein,AmericanTouristsinFrancefromJeffersontothejazzage,Chicago,ChicagoUniversityPress,1998,p.96.En

1878,untour«européen»de47joursenAngleterre,BelgiqueetFrancecoûtait,toutcompris,300dollars.[3].HélèneBarbey-Say,LeVoyagedeFranceenAllemagnede1871à1914,Nancy,PressesuniversitairesdeNancy,1994,p.122.[4].HarveyLevenstein,op.cit.,p.236.[5].ErikCohen,«Expatriatescommunities»,CurrentSociology,vol.24,n°3,1977.Inversement,lesÉtats-Unisaccueillentunpeuplusde

4200000résidentsétrangersen1971,loindevantlaGrande-Bretagneetses183000en1973.[6].Marie-ClaireBergère,HistoiredeShanghai,Paris,Fayard,2002,p.268etsqq.[7].ErikCohen,«Expatriatecommunities»,op.cit.[8].MarjorieMorgan,NationalIdentitiesandtravelinVictorianBritain,London-NewYork,Palgrave,2001.[9].ChristopherEndy,«Travelandworldpower»,DiplomaticHistory,vol.22,n°4,1998,p.565-594.[10] . Akira Iriye, Global Community. The role of international organizations in the making of the contemporary world, Los Angeles,

UniversityofCaliforniaPress,2002,p.72.[11] . Voir Philippe Lagadec, « La Katmandouisation du voyage en Inde », in Anne Dulphy et alii (dir.), Les relations internationales

culturellesauXXesiècle…,op.cit.,p.263-270.

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[12].VoirlasynthèsedeFrançoisHourmant,Aupaysdel’avenirradieux.VoyagesdesintellectuelsfrançaisenURSS,àCubaetenChinepopulaire,Paris,Aubier,2000,etlechapitreVIIIdulivredeSophieCoeuré,LaGrandeLueuràl’Est.LesFrançaisetl’Unionsoviétique1917-1939,Paris,LeSeuil,1999,p.155-183.[13].SophieCoeuré,ibid.,p.171etsqq.[14].HélèneBarbey-Say,LeVoyagedeFranceenAllemagne,op.cit,p.161.[15].DanielT.Rodgers,Atlanticcrossings.Socialpolitics inaprogressiveage,Cambridge,BelknapPressofHarvardUniversityPress,

1998,p.130etsqq.etp.269.Lesrésultatsdecesvoyagesfurent,cependant,peusuivisderéalisations(dutypemunicipalisationdeservices)auxÉtats-Unis.[16].RichardF.Kuisel,«L’Américanwayoflifeetlesmissionsdeproductivité»,VingtièmeSiècleRevued’Histoire,janvier-mars1998,

p.21-38.[17].Surcesaspectstechniquesetéconomiques,voirDominiqueBarjot,CatchingupwithAmerica,productivitymissionsandthediffusion

americaneconomicandtechnologicalinfluenceaftertheSecondworldWar,Paris,Pressesdel’UniversitédeParisSorbonne,2002.[18].YuriSlezkine,LeSièclejuif,Paris,LaDécouverte,2009.[19].Ibid.,p.242-244.[20].GérardRoche,«lesIntellectuelsjuifs:lecasaméricain»,inMarie-ChristineGranjon,NicoleRacineetMichelTrebitsch(dir.),Pour

unehistoirecomparéedesintellectuels,Paris,IHTP,2007,p.159-164.[21].VoirFrançoisWeil,NewYork,Paris,Fayard,2005,p.250etsqq.[22].ChiffredonnéparlasynthèsedirigéeparJoséLuisAbellán(dir.),ElExilioespanolde1939,6volumes,Madrid,1976-1978.Cechiffre

setrouvedanslevolume1,p.17.[23].VoirLaurentJeanpierre,Deshommesentreplusieursmondes.Étudesurunesituationd’exil.IntellectuelsfrançaisréfugiésauxÉtats-

UnispendantlaSecondeGuerremondiale,ThèseÉcoledesHautesÉtudesenSciencesSociales,2004,2vol.[24].VoirPaolaLauraGorla,«ElÚltimoExilespañol.Lascienciasylasartes»,inLuisdeLleraEsteban(coord.),Elùltimoexilioespañol

enAmerica,Madrid,Mapfre,1996,p.633-695.[25].LaurentJeanpierre,op.cit.,chapitre8.[26].HeleniceRodriguesdaSilva,«LesExilsdes intellectuelsbrésiliensetchiliensenFrancelorsdesdictaturesmilitaires :unehistoire

croisée»,inIdeletteMuzart-FonsecadosSantosetDenisRolland(dir.),L’ExilbrésilienenFrance.Histoireetimaginaire,Paris,L’Harmattan,2008,p.225-240.[27].Outre le travaildeLaurentJeanpierredéjàcité,voirEmmanuelleLoyer,ParisàNewYorkIntellectuelsetartistes françaisenexil

1940-1947,Paris,Grasset,2005.[28].VoirLaurentJeanpierre,p.485etsqq.etEmmanuelleLoyer,p.238etsqq.

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DEUXIÈMEPARTIE

PolitiqueetCulture

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Chapitre4

Lesystèmedesrelationsculturellesinternationales

LAMAJORITÉdesgrandspaysauXXesièclemettentenœuvredesformesdeprojectionculturelleextérieureglobalequel’onpeutappeler«actionculturelleextérieure».Àcelle-cis’associentàlafoisdes acteurs publics (ce que l’on nomme « diplomatie culturelle ») et des acteurs privés au rôlepolitique et culturel très variable, des grandes compagnies de cinéma aux diverses organisationstransnationales telles les fondations philanthropiques américaines. User politiquement de la culturedans un sens large (les grandes œuvres de la culture humaniste aussi bien que les normes etproductionsdelacultureanthropologiquespécifiqued’unpays)visetroisobjectifs:larecherchedecoopérationpacifique,ledesseindefortifieruneidentitéet,surtout,ledésirderechercherl’influence.Ladifficultédel’analysetientàlamultituded’acteursimpliqués.Nouslesavonsiciregroupésen

troisgrandescatégories fonctionnelles : lesorganisationsofficielles, lesorganisationsofficieusesetlesréseaux.Or,deuxlamesdefondcaractérisentl’actionpolitiqueauXXesiècle,lamontéedel’Étatd’uncôtéetdel’autrel’actionpar-delàl’État.L’unedecesorientationstenddoncàdonnerunpoidsmajeuràcertainsÉtatsetàleursystèmesophistiquéd’actionculturelle;l’autrecorrespondàlamontéed’uneconscienceinternationale[1]néesurtoutdutraumatismedesdeuxGuerresmondialesetsupportéeà la fois par de nouvelles organisations internationales culturelles (commission internationale de la coopération intellectuelle de la SDN en 1922 et UNESCO en 1946) et par de nombreux réseauxtransnationauxprivés.Cependant,lacontradictionentrecesdeuxmouvementsresteapparentedanslamesureoùlesÉtatscherchentàutiliserpourleurcomptelesorganisationsculturellesinternationalesainsi que le travail des acteurs privés. Ce principe « réaliste » (la recherche de puissance) desrelationsinternationalesvautdonc,engénéral,danslechampdesrelationsculturellesoùl’intérêtdesÉtats reste, là comme ailleurs, le grand principe de fonctionnement de la vie internationale. Ladeuxièmedifficultérésidedansladélimitationdesfrontièresentre«actionculturelle»(leséchangesculturels produisent leur propre vérité au-delà de toute propagande) et une politique d’informationappelée«diplomatiepublique»,etquichercheàinfluencerdemanièreplusdirectelesrécepteursenutilisant à la fois des supports culturels (livre, arts divers) mais aussi, et surtout, des supportsmédiatiques. Développée en grande partie dans le contexte de guerre froide et habile façon decontournerletermedepropagande,lanotionde«diplomatiepublique»acependantdeplusenplusévoluéencinquanteans;àl’instarde«l’actionculturelle»,elleseveutdeplusenplusattentiveetrespectueusevis-à-visdesopinionsétrangères.Mais le soucidepeseretd’influencerautrui leplusrapidementpossibleestbeaucoupplusprégnantchezellequedans«l’actionculturelle»quitravaillesur le long terme. On pourrait dire que la diplomatie publique est plutôt une politique de« documentation » alors que l’action culturelle se veut une politique de la « rencontre culturelle ».Dans les deux cas, toutefois, il s’agit de créer confiance et crédibilité sur lemoyen, voire le longterme;danslesdeuxcas,ils’agitdetoucherunautrepublicqueceluidesdiplomates,etlesacteursnon gouvernementaux sont partie prenante aux côtés des acteurs officiels. Reste donc une autre

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importante divergence : l’action culturelle extérieure d’un pays est dissociée de la vie politique etculturelleinterne,contrairementàladiplomatiepubliquequilielesdeuxéléments[2].Etsurcepoint,il est vrai que la dissociation semble demoins enmoins tenable aujourd’hui. Ainsi, les politiquesrestrictives de délivrance de visas aux artistes et universitaires africains ou proche-orientaux quisouhaitentvenirenFranceàl’heureactuelleviennentapporterunsérieuxbémolàl’actionculturelleextérieurefrançaisedanscesmêmesrégions(voirégalementlechapitre5etlaFrancophonie).Surceplan,ladiplomatiepubliqueintroduitunecohérencecapitalequenepossédaitpasl’actionculturelleinitialement.

LesÉtatsetlesorganisationsinternationalesculturelles.Lesrelationsofficielles

LesÉtats,diplomatieetactionculturelles

AumoinsdepuislaRenaissance(concurrenceartistiqueintenseentrevillesitaliennesnotamment),laculturefutpourcertainsÉtatsunautremoyendepoursuivresesambitionspolitiques.Ilfautattendrecependant le XXe siècle pour que certains pays se dotent d’un projet et d’une administration (engénéralcelleduministèredesAffairesétrangères)axésautourdelapolitiqueculturelleinternationale.Jusque-là, ce sont des personnalités ou des institutions privées qui fournissent compétences etréflexions,àl’imagedel’historienKarlLamprecht(1856-1911)enAllemagne,dugéographePierre Foncin (1841-1916), fondateur de l’Alliance française en 1883[3] et inspirateur de toute ladiplomatie culturelle française moderne (universalisme de la langue et de la culture françaises etrecours à des moyens d’action neufs tels l’envoi de livres ou de conférenciers), ou de certainsintellectuels espagnols qui, avant 1914, autour du professeur Américo Castro (1885-1972)[4],esquissentletripleprojetculturelespagnolduvingtièmesiècle(soutienscolaireauxcommunautésdemigrants,soutiendel’hispanismedanslemonde,soutiendel’ibéro-américanisme).Cettepolitiqueculturelle internationaledevientcependantunepolitiquepubliqueofficielleen tant

quetelle,d’abordenEuropedansl’entre-deux-guerres,puisàlafindesannées1930auxÉtats-Unis.Enlamatière,laFrancejoueunpeulerôledepilotedanslamesureoùelledéploie–lapremièredanslemonde dès le début duXXe siècle – toute une série d’institutions culturelles étatiques (instituts,écoles et lycées) tout en échafaudant àParis un (trèsmodeste) appareil administratifad hoc[5]. Sicertainespuissances italiennes (Florence,Venise) avaient, entre1500et 1700,utilisé àplein l’outilculturelcommeinstrumentdelapuissance,laFranceadoptalamêmepolitique,aussibienaprès1870quedans les lendemainsde1918,dans l’idéedecompenserparson intenserayonnementculturelsarelative situation de déclin, militaire en 1870, démographique et économique après 1918. Ce« modèle » français qui se met en place après 1918, soigneusement observé par ses concurrents,notammentpar l’Allemagneet l’Espagne, faitdonc l’objetd’imitationenEuropedurant tout l’entre-deux-guerres. Dorénavant, les usages de la culture par les États ne cessent de se multiplier et des’intensifier tout au long du siècle. La fin de la SecondeGuerremondiale s’accompagne de vastesprojets en faveur de la diplomatie culturelle, aussi bien aux États-Unis qu’en URSS. Et il estsymptomatiquequelaguerrefroide,danslapériodepostérieureà1953,fut,dansunelargemesure,uneconfrontationculturelle(voirchapitre7).

Chronologieetstructuresdesadministrationsculturellesinternationalesétatiques

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Lerôlemoteurmaisnonexclusifdesstructuresdiplomatiquesauvingtièmesiècledansladiplomatieculturelle

PlusquedusoutienàquelquesinstitutsscientifiquesprestigieuxfondésdurantleXIXesiècle(dontlesécolesfrançaisesd’AthènesetdeRome[1846et1875]),ladiplomatieculturellemodernenaîtdusoucidegéreretd’aiderlesmultiplesécolesinstalléesàl’étrangeràlasuitedelagrandeémigrationdeplusde50millionsd’Européensentre1850-1914.Cesécolesscolarisaientdanslalanguenationaledesenfantsissusdel’émigrationparentale(Italie,Allemagne,France)et/oudesenfantsissusdupayslocal(France).L’Italiefinanceainsidirectement80écolesen1900(Bassinméditerranéen)etaccordedessubventionsà190établissementsdispersésdanslemonde(surtoutenAmériqueduSud).PourlaFrance,dès1842,avecuneaidefinancièreaccordéeaucollègedeslazaristesàAntoura(Liban),onperçoit les premiers éléments d’une diplomatie culturelle française systématique qui s’appuie alorsessentiellement, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, sur les congrégations enseignantes ducatholicismefrançaisenMéditerranée(créationdesŒuvresd’Orient[écolesethôpitauxgéréspardesinstitutionsfrançaises]danslebudgeten1854).Ellespermettent,par leursréalisationsscolaires,desupplanterlalangueitalienneaprès1860danscettezone.Desbureaucratiesétatiquesapparaissentaudébutduvingtièmesiècleavec,en1906,enAllemagne,

lacréationd’unBureaudesécoles,suivieparune identique initiativefrançaiseen1909.LaGrandeGuerre(voiraussichapitre7)etlesnécessitésdelapropagande(lebudgetdesŒuvresestmultipliépardeuxenFrance)accélèrentà la fois laprisedeconscienced’unrenforcementnécessairedecesadministrations encore embryonnaires tout en les faisant sortir des schémas de la propagande deguerre.LeServicedesŒuvresfrançaisesàl’étranger(SOFE)naîten1920avecquatrebranches, lasectionuniversitaireetdesécoles(80%en1921et90%desfondsculturelsduministèreen1933),lasectionartistiqueetlittéraire,lasectiondesœuvresdiverses(dontl’Alliancefrançaise),lasectiondel’image,du tourismeetdusport.Aumêmemoment, l’Allemagneet l’Espagne,avec lescréationsdeAbteilung6,del’AuswartigesAmt(1920)etdel’Officedesrelationsculturellesespagnoles(1921),emboîtent le pas à laFrance.L’Italie crée, elle aussi, en 1920, unedirectiongénérale des écoles àl’étrangeret,surtout,multiplielacréationàRomed’institutsderecherchesurdeszonesgéographiquesprivilégiéesparladiplomatieitaliennetelsl’Istitutoperl’Europaorientaleetl’Istitutoperl’Orienteen1921souslahouletted’unhommeàl’intersectiondeladiplomatieetdesmilieuxsavants,AmedeoGiannini[6].Seuls l’Angleterre et lesÉtats-Unis résistent à cette tendancede fond.En1920, le rapportTilley

suggèrenéanmoinsàLordCurzon,alorsenchargeduForeignOffice,demettreenœuvreunepolitiquede « projection culturelle » qui pourrait s’appuyer sur des comités britanniques à l’étranger sur lemodèledel’Alliancefrançaise.LesÉtats-Unisquantàeuxattendentjuillet1938pourcréerunepetitedivision culturelle officielle (8 personnes) au sein du Département d’État, et ce afin de contrer lapolitiqueculturelleagressivedesnazis,enAmérique latine tout spécialement.Uneagencevient trèsvite seconder en 1939 cette première bouture administrative avec la création d’un Office of thecoordinator for inter-americanaffairs dirigépar NelsonRockefeller et orienté surtoutvers l’aidetechniqueauprèsdespaysd’Amériquelatine.Pendantlesannéesdeguerre,cetOfficeinteraméricainauracependantunbudgetdixfoissupérieuràceluideladivisionculturelleduDépartementd’Étatetmèneuneactivecampagnedefondationdebibliothèquesaméricaines.Danstouslescastoutefois,lesdispositifsadministratifscréésrestentmodestesdurantl’entre-deux-

guerres.LepersonnelduSOFEoscilleàcetitreentre8et12agentsentre1920et1939,mêmesilapartdesdépensesculturellesauseinduMAEaugmenteincontestablement,de10%en1913à19%en

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1923, etunemoyennede17,3%entre1929et1938[7].Quant à ce premier dispositif administratifculturelaméricain,ils’appuiesurtoutsurlesinstitutionsprivées,trèsactivesdepuislesannées1920sur le terrain des échanges universitaires, à l’instar de l’Institute of international education ou del’American Council of education[8]. Il faut attendre 1945 pour assister à la véritable montée enpuissance de ces administrations étatiques et à leur volonté de centraliser davantage la diplomatieculturelleàleurprofit.LaFrance(1945)etl’Italie(1946)mettentenplaceuneDirectiongénéraledesrelationsculturelles;cetteDirectionfrançaise,en1965,comptealors225agentsàParis.LesFrançaisfavorisent aussi l’apparition d’une catégorie spécialisée de diplomates ; aux côtés des attachéscommerciauxdéjà existants (1919), les « conseillers culturels » (1949) sont aunombrede 14 cettemême année. Les États-Unismettent en place des attachés culturels en 1941 enAmérique latine etcréentunOfficeofwaren1942quifutl’agencecentraledecultureetdepropagande,fortedeplusde13 000 personnes. Par la suite, cette administration culturelle demeure, mais avec une appellationchangeante, de l’UnitedStates InformationService (USIS) créé en 1945 à l’Office of internationalInformationandeducationalExchange(OIE)àl’automne1947,etàl’UnitedStatesInformationAgency(USIA) installée en août 1953 (elle s’occupe de la diffusion culturelle mais ne contrôle pas leséchanges éducatifs) et qui fut maintenue jusqu’en 1999. Quant à la RFA, elle recrée, en 1952, unserviceculturelauseinduministèredesAffairesétrangèresquiestdirigéparRudolfSalat,aidéde45agentsaudépart.Sonbudgetaugmente rapidementde2,8millionsdeDM(1952)à163millionsDM(1962)etilsoutientpouruntierslesécolesallemandesàl’étranger[9].

Lesautresacteurs

Il existe au moins trois autres types d’acteurs associés aux diplomates dans ce champ de ladiplomatie culturelle. L’articulation de toutes ces forces humaines dessine alors une configurationd’ensembleplus oumoins centralisée selon les pays.LaFrance et l’Italie auraient alors un schémaplutôt centralisé à l’inverse d’uneGrande-Bretagne aux structures très décentralisées. L’Allemagne,l’Espagne de la IIe République avant la Guerre civile (1931-1935) et les États-Unis ont unestructuration intermédiaire. Ces derniers ont surtout une très forte tradition d’intervention d’acteursprivés (grandes entreprises, fondations) sur le terrain international culturel, parfois de manièreindépendantede l’État,maisbien souvent encollaborationavec lui commedans le casdesgrandescompagniesdecinémaou,biensûr,desgrandes fondationsphilanthropiques.On rencontredoncdesacteursministériels qui peuvent aussi intervenir dans le champ des activités culturelles extérieures(tourisme,commerce,éducation).Ainsi,endehorsdesAffairesétrangères,leséchangesuniversitairessontparexemplesouventgéréspardesstructuresadministrativesadhoc,commel’Officenationaldesuniversités et écoles françaises (ONUEF) mis en place entre 1910-1945 ou le DAAD allemand(DeutscherAkademischerAustauschDienst)fondéen1925etrecrééaprès1952.Dansl’AllemagnedeWeimar,leministèredel’ÉducationdePrusse,sousl’égidedel’orientalisantC.H.Beckeràpartirde1921, joue également un rôle déterminant dans la conduite de la politique culturelle allemandeextérieure. D’autres acteurs relèvent eux de structures para-étatiques, relativement autonomes parrapportauministèredesAffairesétrangères,etquiontsouventlestatut«d’agence»gouvernementaleassez indépendante.Du Goethe Institut,ouverten1932,au BritishCouncil fondéen1934 (présentdans75paysen1963),del’Institutdeculturehispanique–ancêtredel’InstitutCervantes–en1956àlafondationduJaponcrééeen1972,beaucoupdepaysontpréféréunmoded’interventionculturelleindirecte par le biais d’organismes largement autonomes par rapport au ministre des Affairesétrangères.Demême,lesgrandsmédiaspublics,dont lemodèleest la BBC,jouentunrôledansce

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que l’on peut appeler la « diplomatie publique », soit l’exercice de toutes les formes d’influencepossibled’unpayssurlesautrespuissances.Enfin, lesderniersacteurssontdes institutionsprivéesqui jouentun rôleculturelofficieux, telles

certainesmissionsreligieusesenseignantes,oudesstructuresuniversitairesàl’instardel’InstituteofInternationalEducation(IIE)crééen1919pours’occuperauxÉtats-Unisdeséchangesuniversitairesavecl’étranger,etquenousévoqueronsplusexhaustivementultérieurement.

Typologiedesgrandsinstrumentsdel’actionculturelleetdeladiplomatiepublique

Lesdispositifsculturelsextérieursmisenœuvreparlesgrandsacteursdeladiplomatieculturelleau vingtième siècle s’appuyèrent tous sur une gamme d’outils extrêmement profus, du soutien auxarchéologues enGrèce au début duXXe siècle (lesAllemands contrôlaientOlympie, les Français,Delphes et Délos) au financement de conférences, de la supervision d’un institut culturel àl’organisation d’une foire du livre en territoire étranger. Au XXe siècle, ce dispositif d’actionculturelle est complété par l’intervention des médias audiovisuels et on parle dorénavant de« diplomatie publique ». Cette notion s’avère donc la plus générale pour décrire l’interventionculturelleextérieureavecunedimensiondediffusionculturelled’uncôtéet,del’autre,unedimensiond’information,voiredepropagande.Enresserrant l’examensur les interventionslespluscommunes,onrencontreraitd’abordlesoutienauxécoles(finXIXesiècle),puisleséchangesuniversitairesetlacréationdespremiers instituts culturels (avant1914), enfin lapromotiondes échanges artistiques etintellectuels les plus variés après 1920 via l’envoi de livres et l’aide aux circulations physiques(d’œuvres picturales, de conférenciers, de compagnies théâtrales ou d’orchestres). Après 1945,l’actionsystématiquevia lesmédias s’est imposéeauxÉtats.À la finduXXe siècle d’ailleurs, lesdonnéessontsimplessurcedernierpoint :aucunepuissancenepeutconcevoirsonactionculturellesanslesupportetunepolitiqueactivedesmédias.LaFranceaainsidéveloppésystématiquementunaudiovisuelextérieurdepuislesannées1980(voirchapitre5).Laplupartdesgrandsacteursdiplomatiques,maissurtoutlaFrance,ontjouédetoutelapanopliede

ces moyens. Cependant, au sein de ceux-ci, des accents particuliers caractérisent tel ou tel pays :l’Allemagneasouventaidélestournéesdesesorchestresoumisl’accentsurlesrelationsetéchangesscientifiques alors que la France a privilégié certaines de ses grandes compagnies de théâtre oupratiquéunepolitiquedulivreassezsystématique;lesÉtats-Unisonthistoriquementfavoriséplutôtleséchanges éducatifs d’un côté et une politique d’information de l’autre. Le Royaume-Uni a souventdemandéàlaBBCdejouerunrôlemoteurdanslapromotionglobaledupays;ainsien1920,c’estàelleque revient la tâchedeprojeter l’imagede l’Angleterredans lemonde ; et ànouveauen1944,alorsquelaFranceparaîtaffaiblie,l’offensiveculturellebritanniqueenEuropes’appuietoujourssurlaradio.

Politiqueculturellefondéesurleséchangesculturels

Par l’envoide livres,par ladiffusiondecoursde langues,par lebiaisdeconférenciers,pardesexpositionsd’œuvresartistiques,l’actionculturelletravailleàconvaincreetséduireautruisurlelongterme.Mais cet autrui ne doit pas êtremanipulable. C’est lui, au contraire, qui structure en partiel’offreculturelle.Ainsique ledisait leMexicainPedroOsorioà Jean Giraudouxen1923,chefdu

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Servicedesœuvres:«Nousvoulonsquetoutepropagandesefassecheznousenlaformeoùnous-mêmesenressentons

lebesoin.Votreactionnedoitpastendreànousimposercequevousjugezlemeilleurmaisàsusciternos demandes et à y accéder. Nous seuls, Américains latins, pouvons organiser chez nous notreprogramme.»Un bon exemple du distinguo entre une politique des échanges culturels et une politique

d’informationseraitvisibleavecl’exempledelapolitiquedulivremenéeparladiplomatieculturelleauXXe siècle.En1937 et 1947, laFrance se décide pour une politique de donsmassifs de livresauprèsd’institutionsculturellesetscientifiquesétrangères.Danslesdeuxcas,laprocédureestlourdeet lente alors que la politique de l’information présente l’avantage de la réactivité. Ici, il s’agit deconfectionner une bibliographie de plus d’un millier de titres représentatifs, élaborer une liste dedestinataires,puisleurlaisserchoisirlesouvrages.Cetteprocédure,onlevoit,nepeutpasallerbienvite.Maisellead’autresmérites,dontceluideprivilégierlalibertédechoixpourlesdestinataires.–Écoles,coursdelangueetbibliothèquesLa France a longtemps aidé des écoles françaises privées à l’étranger contrôlées par les

congrégations enseignantes catholiques françaisesoupar l’Alliance française apparue en1883afind’aider à la diffusion de la langue et de la culture françaises dans le monde[10]. Cette dernièreinstitutioncréesespremierscomitésàBarceloneetMadriden1884,àCopenhagueetAlexandrieen1885,àPragueetSaloniqueen1886.Quantauxcongrégations,ellesjouèrentunrôleclédansl’Empireturcavant1914où100000élèves,soit10%desélèvesscolarisésdansl’Empire,étaientl’objetdeleurssoins.Après1918,ellesrestentprésentesenAmériquelatine.AveclesÉtats-Unis,laFranceacertainementétéconvaincuependantpresquetoutlesiècledesvertusprofondesdesonidiomenationalconsidérécommelemeilleurgarantdel’universalismeculturel(voirchapitre5).Quant auxAllemandset aux Italiens,demanièreplus circonscrite, leurvigoureuseémigration les

conduitàvouloirmaintenirdesliensétroitsaveccespopulationsdisperséesdanslemonde[11].Lespremiersouvrent38écolesàl’étrangerentre1830et1870et,entre1900et1913,lescréditspourlefinancementdesécolesallemandesàl’étrangersontpassésde150000à1500000marks.En1928,sur un budget culturel extérieur de 7,5millions demarks, les 1 500 écoles allemandes à l’étranger(dont1200auBrésil)reçoivent3,5millions.QuantauxItaliens,ilsdéploientlesleursaprès1880etcemouvementjustifielacréationen1889d’unesociétéprivée(officieuse)chargéedelessoutenir,laDante Alighieri. Celle-ci compte 60 comités extérieurs en 1909 et 150 en 1929 qui sont chargésd’aider les écoles italiennes locales et, après 1918, de contribuer aussi à la diffusion de la cultureitalienne[12].L’Italiecompteencore,en1967,70écolesgéréesdirectementpar l’Étatet220autressubventionnéesparluimaisadministréespardesorganismesreligieuxoulaïcs;79decelles-ciétaientimplantéesenAmériquelatineet170enAfrique[13].Quantàl’appuiauxbibliothèquesàl’étranger,cefut une des spécificités de la politique culturelle extérieure américaine qui soutenait, en 1963,316bibliothèquesetsallesdelecturepourunpublicde30millionsdepersonnes.Cettepolitiqueétaitnée, sur une base privée, au début du siècle avec la politique généreuse d’Andrew Carnegie quisoutenait800librairiesen1902danslesîlesbritanniques,puisrelayéeparl’Étataméricain,en1917,quandlapropagandedeguerremenéeparleComitéCreel(voirchapitre7)entreprendd’ouvrirdessalles de lecture à l’étranger[14]. Au début des années 1940, la politique culturelle américaine endirection de l’Amérique latine, sous la houlette de Nelson Rockefeller, s’appuie, notamment, surl’ouverturedetroisgrandesbibliothèques.EnEurope,en1943,unebibliothèqueestouverteàLondreset compte 35 000 livres en 1958. Cemodèle londonien est reproduit après 1945 enAllemagne de

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l’Ouest (39 bibliothèques en 1949), en Autriche, Japon et Italie. Cette politique décline cependantaprès1953.Maiselleestengrandepartierelayéeparuneaction,devenuesystématiquedepuis1945,d’enseignementdel’anglaiscommelangueétrangère.LelinguisteAlbertMarckwardtfutàl’initiativedecevastemouvementauMexique,en1942.Ilconçutneufvolumesd’enseignementquicommencèrentàcirculerdanstoutel’Amériquelatine.Àpartirdudébutdesannées1960,cettepolitiquelinguistiqueconnaîtunnouvelessor,grâced’unepartàlacollaborationpasséeaveclesBritanniquesetleBritishCouncil,à l’appuidescontingentsdesVolontairesde laPaixd’autrepart, sortedeservicemilitairecivilcrééparl’administrationKennedy.–ÉchangesuniversitairesetinstitutsLes premiers échanges universitaires officiels (voir aussi chapitre 2) remontent au début du

vingtièmesiècleaveclesconventionspasséesparlaFranceavecl’Angleterre en1905pour l’échange«d’assistants» (élèves-professeurs), avec l’Écosse (1906), laSaxe et l’Autriche (1907). Mais au vingtième siècle, les échanges étudiants ont souvent pris unedimensionasymétriquedans lamesureoùcertainspaysontpu,davantagequed’autres, financerdesboursesetattirerdesfluxconsidérablesdejeunesspécialistes.Parlasélectionetlerecrutementdesmeilleurs talents étrangers, chaque puissance invitante cherche à diffuser et légitimer ses valeurs.L’URSS accueille ainsi 25 000 étudiants en 1963. Il ne surprendra guère que les États-Unis aientoccupéunrôleprééminentdanscedomaineetqueleschiffresaffichentleuremprisecroissantesurcescirculations.Àpeuprès10000étudiantsétrangerssetrouventen1930surlesolaméricain,120000en1969.Lacontinuitédece typedepolitiqueculturelle,quiexistedès la finduXIXe siècle etquiprenduneampleurnotableaprès1945,révèlebienunprojettenaced’influenceàtraverslaconstitutionderelaisd’influence(formerlesfuturs«leaders»)unpeupartoutdanslemonde[15]. Ilexistebienunecorrélationentrefluxd’étudiantsétrangersauxÉtats-Unisetdiverscontextespolitiquesquandonobserve lesoriginesgéographiquesdecesmigrations : jusqu’en1930, lesétudiantsviennent surtoutd’Asie et de pays très liés à Washington (Philippines notamment) ; à partir de 1940, les Sud-Américains (effet du rapprochement politique et culturel des États-Unis avec le sous-continent)dépassentlechiffrede10%quiétaitleleuren1930,avantquelespaysamisdel’Amériquependantlaguerrefroidenelesrejoignent:lesAllemandsdel’Ouestdeviennentletroisièmepaysdanslalistedes étudiants étrangers aux États-Unis dans les années 1950. Quant aux étudiants migrants, leursobjectifs peuvent être assez variables. Jusqu’en 1940, lesmigrations « étudiantes » aux États-Unistouchaient des populations assez variées dans leur statut géographique et socio-intellectuel. Unepremière catégorie demigrants visait à autorenforcer les capacités nationales à l’image des jeunesChinois et Japonais (le futur amiral Isovoku Yamamoto se trouve à l’école navale d’Annapolis en1913)désireuxdemoderniserleurpaysdèslesannées1870-1880;undeuxièmemotifdelamigration,assezprochedupremier,étaitinspiréparlasituationcolonialeounéo-coloniale(Philippines,Cuba)du pays d’origine, et l’Université d’Harvard reçut en 1900 durant six semaines 1 450 professeurscubains;untroisièmemotifduvoyageétaitliéàdesconsidérationsdeformationreligieusequandlesmissionsprotestantesaméricainesadressaientàleurscentresthéologiquesuncertainnombredejeunesgens ;enfin ladernièrecatégoriedemigrants touchaitdans l’entre-deux-guerres toutunmondeassezprofus, étudiants au sens strict parfois, mais aussi jeunes ingénieurs ou jeunes administrateursspécialistes de telle ou telle technique identifiée comme américaine (bibliothécaires), et dont lesvoyagesou lesboursesd’études furent financésbiensouventpar les fondationsprivéesaméricainesdontnousavonsparléauchapitre2.Legrandchangementaprès1945estvenudel’interventiondirectede l’État américain dans ce système jusque là administré par des intérêts privés officieux tels les

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fondationCarnegieetRockefellerenassociationavecl’IIEévoquéci-dessus.LeFulbrightProgramlancéen1945-1946permitjusqu’en1964defairevenir30000étrangersetd’envoyerdanslemonde21000Américains.Unautregrandvoletdelapolitiqueculturelleestliéàlacréationd’instituts.Quelquesannéesavant

laGrandeGuerreapparaissentlespremiersinstitutsculturelsfrançaisdontceuxdeFlorence(1908),Madrid(1909),Saint-Pétersbourg(1911)etLondres(1913);puisl’entre-deux-guerresvoitàlafoislamultiplicationdes institutset lagénéralisationdes lycées françaisà l’étranger.L’Italie, l’Espagneetl’Allemagne s’essaient à leur tour à cette promotion de leur culture par des institutions culturellesinstallées à l’étranger. L’Italie, par une loi de 1926, crée son système d’instituts à l’étranger,essentiellement dans l’Europe centrale dans l’entre-deux-guerres (instituts de Prague en 1923 et deBucaresten1925),aunombrede31en1950etde50en1974.EnAmériquelatinedurantl’entre-deux-guerres, un des terrains les plus disputés par les diplomaties culturelles d’alors, on assiste à laconcurrence entre instituts des différentes nations. Les Français installent deux instituts à Rio et àBuenosAiresen1922,àSãoPauloen1924;lesAllemandscréentaussiàRioetBuenosAireslesleursaudébutdesannées1920,toutenayantenAllemagneplusieursinstitutsconsacrésàl’Amériquelatine,àAaschen(1912),Hambourg(1917)etBerlin(1930).L’URSS,àlafindelaSecondeGuerremondiale, cherche à son tour à développer des instituts culturels dans plusieurs pays d’Amériquelatine[16]. Enmai 1944, un institut russo-mexicain est créé grâce au dynamisme de l’ambassadeursoviétique Konstantii Oumansky. L’expérience est étendue à Bogota et à La Havane. De même, uninstitut russo-chinoisest fondé. Ilestaujourd’hui révélateurde lamontéeenpuissancediplomatiquechinoise que l’on assiste au déploiement de plus de 200 instituts Confucius dans le monde (voirchapitre10).LaRFA,après1951,recréaleGoetheInstitut(avecdespersonnalitésquiavaientdéjàfaitfonctionnerl’institutionsousWeimaretsousleNazisme),organismededroitprivé,maisfinancéetréglé dans ses missions selon un contrat précis (« Leistungsvertrag ») avec l’État. Dans lesannées1960et1970,unefortecroissanceexterne,peuplanifiée,animelastructure,eten1974,pourlapremière fois, le budget du Goethe atteint un milliard de marks. Cependant, l’arrivée au pouvoird’HelmutKohlen1982etlaréticenceàl’égardd’uneinstitutionjugéetropindépendantedelapartdeschrétiens-démocratesvinrentfreineralorsleGoetheenluiassignantunseulrôlelinguistique[17].–ÉchangesartistiquesetintellectuelsChaquepaysdanscevastedomained’actionapuseservirdemoyensd’actionspécifiques.L’Italie

asouventmisàprofitlamusiqueetellecréeen1929laFédérationinternationaledesconcerts,puisleMai musical florentin en 1933 afin de faire connaître les œuvres des compositeurs étrangers ; demême, la Biennale de Venise comporte un festival international de musique (1930) aux côtés duFestivalinternationaldecinéma(1932)etduFestivalinternationaldethéâtre(1934).LaFranceaelleplutôtprivilégiésesgrandescompagniesthéâtralesprivées(compagnieRenaud-Barrault)etpubliques( Comédie-Française, TNP). Tournées de Jacques Copeau en 1917-1918, de FirminGémier et duthéâtredel’Odéonen1924,d’AndréBarsacqen1937-1938,deLouisJouveten1951(succèscompletavec 21 représentations àNewYork), de Jean-Louis Barrault en 1952, de la Comédie-Française(quatre fois après 1952), les meilleures compagnies hexagonales ont souvent été conviées par lesservicesculturelsfrançaisàosertenterleurchanceauxÉtats-Unis[18].Deleurcôté,lesAméricainssemettent, à partir de 1953, à organiser des tournées officielles d’artistes (orchestres philarmoniques,musiciens de jazz) et à promouvoir des expositions de peinture, notamment durant la guerre froide(voiraussichapitre7).

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Diplomatiepubliquefondéesurunepolitiqued’informationetpolitiquedepropagande

Les pays démocratiques sont amenés, eux aussi, à brouiller les frontières ténues entre politiqued’information(quichercheàinfluencerdirectementlespublicsvisés)etl’actionculturelle(quilaisseleséchangesculturelsproduired’eux-mêmesleurseffets).Lepaysquiaréussiàassumerconstammentunepolitiquedediplomatiepubliquefutfinalement lesÉtats-Unis.L’unedesforcesde ladiplomatieaméricaine au XXe siècle fut bien, en effet, de disposer, très tôt, d’une forte capacité à diffusermassivementsesmessagesetàs’appuyerainsisurunediplomatiepubliqueefficace.Les«14pointsde Wilson » en 1918 furent en effet un énorme succès d’opinion publique, l’affirmation del’exceptionnalismemoral américainetde sacapacitéà refaire lemonde.Mêmesi la conférencedeVersaillesetsessuitess’avèrentundemi-échecpourlesÉtats-Unis,les«14points»fontentendrelacapacité narrative américaine et établissent désormais le chemin de l’universalisme politico-moralaméricain dans l’histoire des relations internationales. Quelques cinquante années plus tard, ladiplomatieaméricaineentreprenddenouveauunemanœuvred’envergureenpromouvantlesdroitsdel’homme.D’abordsoutenusparlaprésidenceCarter(subordinationdel’aideinternationaleaméricaineà leur respect, création d’un Bureau au sein du Département d’État), ils sont requis également parl’administrationReagan.Maiscettepolitiquedesdroitsdel’hommeestréorientéedanslesensd’unedéfenseetillustrationdeladémocratieaméricaineelle-même.Débarrassésdelaréférencejuridiqueuniversalisteinitiale,lesdroitsdel’hommesont«nationalisés»parlesnéoconservateursaméricainsdemanièretrèspolémiqueetladiplomatiepubliquewashingtoniennefaitalorsfeudetoutboiscontreleblocsoviétique.Ces campagnes d’information furent donc fondées sur une utilisation systématique des grands

moyensd’information.Lesémissionsderadiodestinéesà l’étrangerontreprésentéassezrapidementun volet de la diplomatie publique assumée par un État. RadioMoscou disposait en 1922 du pluspuissantémetteuraumonde,puisen1925,dupremierémetteuràondescourtesquiluipermitdelancerdescampagnesd’agitationinternationaledontcelleliéeàlagrandegrèvegénéraleanglaiseen1926.LaHollandeacommencéen1927sesenregistrementspourl’étranger,laFranceen1931ainsiqueleVatican,laGrande-Bretagneen1932.L’Angleterredisposaitaussid’unpetitserviced’informationquifutélargi,àpartirde1935, sous ladirectiondeReginaldLeeperauseinduForeignOffice[19]. En1937,LeepernégocieunarrangementavecleTimesafindeluifournirunaccèsprivilégiéàcertainesaffirmations. De même, une collaboration est établie avec la BBC (organisme indépendant maisofficieux)envuedepréparerdesémissionsenlangueétrangèreafindecontrerauProche-Orientlesémissionsanti-anglaisesdeRadioBari.Enjanvier1938,desémissionsenarabesontprêtes,cellesenportugaisetespagnolpourl’Amériquelatineenavril1938.Aumêmemoment,LéonBlum,ententantde composer son éphémère deuxième gouvernement au printemps 1938, crée un ministère de lapropagande ; et son successeur,AlbertDaladier, augmentede55% lescréditspour l’informationàl’étranger.Sil’onprendlapolitiquefrançaisedel’audiovisuelàl’étrangeràlafinduvingtièmesiècle,onpeut

noter les investissements croissants dont elle fait l’objet. La création en 1983 de Radio FranceInternationale, le lancement de la chaîne francophone TV5 en 1984, la naissance d’une banque deprogrammes en 1989 avec Canal France International et d’une nouvelle chaîne télé, France 24, en2006,donnentlamesuredeseffortsdégagéssurceterrainmédiatiquedel’actionculturelleextérieure.Évidemment,l’informationenrégimedémocratiques’éloignedelapropagande,etunbonmoyendelesdifférencier paraît reposer sur le critère de crédibilité. Edward R. Murrow (1908-1965), grand

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journaliste et directeur, nommé par John Kennedy, de la grande agence culturelle l’USIA, avaitcoutumed’affirmer:

«Pourêtrepersuasif,nousdevonsinspirerconfiance;pourinspirerlaconfiance,nousdevonsêtrecrédibles;pourêtrecrédible,nousdevonsêtrevéridiques.»[20]L’un des critères de la véridicité en temps de guerre fut de reconnaître lesmauvaises nouvelles

comme le fit la BBC durant la Seconde Guerre mondiale. La notion de « diplomatie publique »,conceptapparuauxÉtats-Unisaumilieudesannées1960souslaplumed’EdmundGullion,traduitlamontée d’une action culturelle qui ne se limite plus à la « culture » (arts et lettres). Ce conceptrecouvre tous les aspects de l’information déployés par un État et par divers organismes nongouvernementaux auprès des opinions publiques étrangères sans passer par leurs gouvernements. Ilrévèle bien ce caractère toujours ambigu de la diplomatie de persuasion (soft power) en régimedémocratiquequandelles’appuieautantsurleséchangesculturels,diffusésdemanièretoujoursunpeuélitiste,quesurl’informationvéhiculéeparlesmédiasdemassequitransmettentaussipluslargementdes manières d’être et de penser[21]. De manière significative, le premier grand texte législatifaméricain qui fonde la politique culturelle extérieure américaine, le Smith-Mundt Bill en 1948,maintient les deux objectifs, information (qui seule intéressait un Congrès avide d’efficacité) etéchanges culturels[22]. Ce fut aussi incontestablement le dilemme aigu dans lequel se trouval’AllemagnedeWeimarqui,surtoutaudébutdesannées1920,hésitaentrela«propagandeculturelle»(voulue par lesmilieux nationalistes) et la « politique culturelle » (mise enœuvre par la nouvelledivision culturelle créée en 1920 sous la houlette de Johann Sievers)[23]. L’exemple allemand estd’autantplusintéressantsil’onconsidèreuneséquencechronologiqueplusample,soitl’avant-guerreet les lendemains de la Première Guerre mondiale. Avant 1914 déjà, diverses personnalités (lepublicistePaulRohrbach,leconseillerduchancelierTheobardvonBethmannHollweg,KurtRiezler)défendentl’idéed’un«impérialismeculturel»quipourraitfairel’économieàl’Allemagned’unpurprogramme de domination militaire. Ces idées restent très présentes au début des années 1920, etl’exhortationàdévelopper lapropagandeculturelleallemandetousazimutsdevientcentraledanslesmilieuxrévisionnistesdedroite(PaulRühlmann).Enface,avecenparticulierleministredePrussedel’Instruction C.H. Becker, se tiennent les partisans d’une action culturelle beaucoup plus discrète,menée en collaboration avec les acteurs privés, et qui finalement parviennent à imposer leurs vues.Maiscependant,danssesémissionsradioàdestinationdepopulationsallemandeshorsduReich, laRépubliquedeWeimarn’estpasexemptededémarchesplusambiguës,voisinesdelapropagande.Àpartirde1930,leglissements’accélère(enraisonaussidechangementsdanslepersonnelnotamment)etprépare,dansunecertainemesure,leretouràlapurepropagandemiseenœuvreparlesnazisdèsleurarrivéeaupouvoir,etsonusageaboutitlorsdelacrisedesSudètesen1938[24].Même en prenant d’autres exemplesmoins problématiques, la question de la différenciation nette

entrelesdeuxtypesdediplomatieresteparfoisdifficileàétablir.LesémissionsdelaBBCpourlespublics étrangers (BBC World service), par exemple, affichent à la fois une incontestableindépendanced’analysetoutens’interdisantdecritiquerlegouvernement.Ilenvademêmeduserviceallemandéquivalent,laDeutscheWelle,fondéeen1953,etquioffredans30languesdesinformationspourunpublicde65millionsd’auditeursen2008.L’Angleterredel’après-PremièreGuerremondialeresteunbonrévélateurducheminescarpéquis’offreauxdémocratiesentreleCharybdedurefusdetoute politique d’information et le Scylla de la désinformation à tout va. Lord Curzon, en chargetemporairement des Affaires étrangères en 1919, envoya une circulaire dans les ambassades où ilinvitaitlepersonnelàpoursuivrel’actiondepropagandesurunmodediscret:

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« Je n’ai aucun doute que l’expérience des quatre années écoulées vous a appris quel type depropagande il faut encourager et quel autre il faut éviter… Les intérêts britanniques seraient malservis par une publicité bruyante, du type de celle associée à l’action des agents allemands àl’étranger,officielleounon-officielle,avantetpendantlaguerre.D’unautrecôté,unsilencecompletetméprisant,bienquegratifiantpournotreamour-propre,n’estplusunepolitiquetenableàl’heureoùlapublicités’avère,peut-êtremalheureusement,unepratiqueuniversellemiseenœuvreparlesÉtatsetlesindividus.»[25]Transformerl’informationenpropagande,tellefutlatentationdebeaucoupd’Étatsdémocratiqueset

lechoixrésoludemaintspaysautoritairesauXXesiècle.Lerégimenazipritàcœurdedévelopperlaproduction de postes radio bon marché et 70 % des foyers allemands en 1939 sont équipés. Lacampagneradiointensivemenéependantplusd’unanparlesnazisenvueduréférendumde1935surlaSarredonneunebonnemesuredecequepeutêtrelapropagandeàgrandeéchelle.Danslecasducinéma,lesdirigeantsnazis,dotésd’unefaiblecultureclassiquemaisd’unesolideculturedel’image,accordèrent au septièmeart toute leur attention fascinée.Dans sespremiersdiscoursde1933-1934,JosephGoebbelsdéclaraitque le filmallemandavaitpourmissiondeconquérir lemonde.Le long-métrage de Leni Riefenstahl,Le Triomphe de la volonté (1934), mise en scène du congrès nazi àNuremberg et surtout de son chef, fut l’entreprise la plus aboutie d’un tel projet. Il déployait unappareillagetechniqueimpressionnant,30caméraset170techniciens,afindemontrerHitlercommeincarnation christique (Riefenstahl multiplie les contre-plongées sur le chef suprême) de la nationallemande(saisiesouventpardesgrosplanstrèsexpressifs)[26].Toutelafilièredufilm,l’administration,lefinancement,leshommessurtout(départsdel’Allemagne

de toutes lespersonnalités« juives», à l’imaged’Erich Pommer, legranddirecteurde l’UFA) futchangée du tout au tout. Sont mis en place la concentration des studios, le monopole d’État et laprotectionextérieure (quotas).Les filmsaméricainsdistribuéspassentde64en1933à20en1939.Ces gouvernements imposent, parfois, des thématiques de propagande précises quoique cette veineresteminoritairedanslaproductiontotale;laveineantisémitegermaniquedonnelieuauJuifSüssen1940,filmrécompenséàVenisecettemêmeannée.Cefestivalinternationalfut,eneffet,fondéen1934et devint la chambre d’écho de l’alliance politique entre les deux dictatures. À partir de 1937, lemeilleur filmétranger s’avère toujoursun filmallemand etLaGrande Illusion de Jean Renoir estécartédupalmarèsen1937.D’autresdictatures,àl’instardeladictaturebrésilienneen1969,ontpu,toutaucontraire,afficheruncertainlibéralismeextérieurenfavorisantàl’étrangerdesartistesutilesàl’image du pays, tels certains musiciens de gauche (Chico Buarque, Caetano Veloso), combattuspourtantsurlascèneintérieureparlerégime.Mais,mêmepourdesrégimesdémocratiques,lesportinternationalseprêtetoutparticulièrementà

uneactiondecommunicationde typepropagande.Dès lespremierspasde l’olympismeen1896, lapolitiquesemêleà laprouessesportive,augranddampourtantdeCharles Maurras :«vousvenezd’inviter lepire instrumentdesnationalismes», lança-t-il àPierrede Coubertin[27]. Il n’estguèred’Olympiadeoù,toutparticulièrementpourlepaysd’accueil,lesintérêtsnationauxnesoientunenjeucrucial,deParis(1924),Berlin(1936)àPékin(2008).L’URSSquantàelletented’organiseren1928àMoscoudesOlympiadesouvrières.Signemajeurdelapolitisation,lephénomènedeboycottagedesJOdébuteaumoins(dès1896,desFrançaisavaientdéjàdemandél’exclusiondel’Allemagne)avecles Jeux deMelbourne (1956) quand les Irakiens et les Libanais protestent contre la présence desFrançaisetdesAnglais(affairedeSuez)ouquelesEspagnolsetlesHollandaisseretirentàcausedel’invasionsoviétiqueenHongrie.Unebonnepartdesgrandsaffrontementsdusiècle,décolonisation,

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guerrefroide,ontdoncleurdimensionsportive,del’équipealgériennedefootballforméeparleFLNen 1958 en retirant les meilleurs joueurs du championnat français et qui effectue des tournées àl’étranger entre1958et 1962 (surtoutdans lespaysde l’Est) à l’affrontementURSS-É.-U.dans lesannées 1960-1980 au sein de toutes les enceintes sportives. Les stades, les montagnes (intensenationalisme montagnard européen au début des années 1950 quand les Français conquirentl’Annapurna, le premier 8 000mètres en 1950, et quand les Italiens atteignirent leK2 en 1953) auvingtième siècle, sont devenus des terrains de compétition nationale[28] où les sportifs, véritablesgladiateursmodernes,triomphentpourlaplusgrandegloiredeleurÉtat-nation.

Cinqusagesdeséchangesculturelsdanslejeudesrelationsinternationales

Instrumentdepaixentreanciensadversaires

Après des périodes de fortes tensions internationales, la culture semble un premier terrain derapprochement entre des États qui restent,malgré tout, fortement antagonistes. La lente sortie de laguerre froideentre l’URSS,voire laChine, etdiverspaysoccidentauxdepuis lamortdeStalineenavril1953 jusqu’à la findesannées1950s’opèred’abordà travers la reprised’échangesculturels.Ainsi, en avril 1954, la Comédie-Française joue en Russie et une compagnie américaine, endécembre1954,donnePorgyandBess.Durant lasaison1954-1955, le ThéâtreNationalPopulairedirigé par Jean Vilar se rend en Pologne, enRDA, enTchécoslovaquie et enYougoslavie[29]. LaRussie est visitée à l’automne 1956 par cette troupe. ÀMoscou et Leningrad, micros de radio etcamérasde télévisionattendentVilaret sescomédiens, etdesmembresdugouvernement soviétiqueprononcentdesdiscoursdebienvenue.Lesreprésentationssejouentàguichetsfermés.Eteneffet,lessuccesseurs de Staline élaborent dès juillet 1953 un plan pour favoriser le tourisme étranger enURSS[30].Jusqu’enjuin1956etlarésolution5607duNationalSecurityCouncil(NSC)favorableauxéchangesavecl’URSS,lesÉtats-Unissemontrèrentméfiants.LesSoviétiquesdeleurcôtémodernisentleurappareilculturelextérieuretfermentl’organismequi,depuis1925,structuraitlesdiverséchangesintellectuelsavecl’extérieur,leVOSKS.Leur«offensiveculturelle»passeaussiparl’ouverturedeleurs frontières à de multiples tournées de touristes étrangers. Ainsi, 25 000 visiteurs viennent enRussie entre 1956-1957, 12 500 Américains (1956-1958) sont présents entre 1956-1958[31].Également,lessavantssoviétiquessontappelésàtémoignerenfaveurdel’espritdepaixquianimelesdirigeants de l’État au milieu des années 1950 quand la conférence des physiciens sur les usagespacifiquesdelabombeatomique,àGenèveen1955,estsuivieparunetrèsfortedélégationrusse.Lesécrivainsetintellectuels,deleurcôté,acceptentdeseconfronteravecleurspairsoccidentauxlorsdesrencontresdeVeniseetdeZurichen1956.Dans le contexte de coexistence pacifique après 1953, les États ont incontestablement cherché à

instaurer des rapports de confiance sur le plan culturel afin de faciliter les contacts politiques.LesFrançaisnégocientainsien1957l’établissementd’unecommissionpermanentemixtefranco-russeafindedonnerauxéchangesculturelsuncaractèreplusautonome.Enjanvier1958,unaccordculturelassezgénéralentrelesÉ.-U.etl’URSS(ditLacy-Zarubin)estsigné,bienquelesSoviétiquesaientréussiàrestreindreladistributiondelivresetmagazines,àmaintenirlecontrôlesurlestransmissionsradiosettéléetàfreiner lessortiesde touristesvers l’Amérique(12000AméricainsserendentenURSSen1959 contre 376 Soviétiques aux É.-U.). En revanche, lesRussesmettent l’accent sur les échangesscientifiques et technologiques et sur les échanges éducatifs ; un certain nombre « d’étudiants », à

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l’imagedujeuneOlegKalouguine(futurplusjeunegénéralduKGB)quifaitpartieen1959dupremiergrouped’étudiantssoviétiquesenvoyésauxÉ.-U.,exerceaussiuneactivitéd’espionnagecamouflé.Il est aussi loisible de considérer dans l’histoire du XXe siècle le rôle du sport dans le jeu

diplomatique. Sous la période stalinienne, les envois de sportifs à l’étranger furentmaintenus.L’invitationfaiteàl’équipeaméricainedeping-pongenChineen1971qui,enprécédantdepeulavisited’Henry Kissinger, révèle lerôleprécurseurdeséchangessportifsdansl’améliorationdesrelationssino-américainesdans lesannées1970.Delamêmefaçon, legouvernement japonaisasubventionné en 2004 l’équipe irakienne de football pour disputer un match avec la sélectionjaponaise.Ilestvraiquecepaysasouventsufaireunusagepolitiquedelacultureafindemaintenirdesliensaveclacommunautéinternationale;danslesannées1930,aprèss’êtreretirédelaSDNàlasuitedesoninvasiondelaMandchourieen1931,leJaponn’enconservepasmoinssonsiègeauseindelaCommissioninternationaledelaCoopérationIntellectuelleetatténuedecettemanièresarupturediplomatique avec les autres pays. Il créemême en 1934 une société pour les relations culturellesinternationales(KBS),ancêtredelafondationduJapon(1972),quiencourageleséchangesetpromeutdesmissionsculturellesàl’étranger.

Véhiculedecompréhensioninternationale

Ce n’est pas un hasard si le Japon conserve des liens avec la CICI après 1931. Les grandesorganisations culturelles internationales auXXe siècle ont été expressément conçues dans le but defavoriserl’ententedespeuplesgrâceàunepolitiquederapprochementculturelmultiforme(voiraussichapitre 2).Demême, un certain nombre d’acteurs privés transnationaux ont poursuivi un identiquedessein. Ainsi, les fondations américaines ont financé largement nombre d’institutions scientifiqueseuropéennesdansl’entre-deux-guerres(voirchapitre2)afindecréerunnouvelespritdepaix.Leursdépensesàl’étranger,entre1919-1939,furentde1,3milliarddedollarsdontuntierspourlesecteurdel’éducationetdelarecherche[32].Danslesannées1920,ledirecteuradjointdelaSDN,l’AnglaisAlfredZimmern,théorisaledépassementdes«différences»etlacompréhensionmutuelleparlebiaisd’échangesvariés.LesÉtats-Unisaprès1945reprennentofficiellementcetteapprochepsychologisanteet universaliste dans leurMundt and Smith Bill de 1948 qui crée le premier grand programme dediplomatieculturelleauxÉtats-Unis.Leurretraitdel’UNESCOen1984(refusdurapportMacBridequi en appelait à un nouvel ordre de l’information plus respectueux des « identités culturelles despeuples », voir aussi chapitre 10) fut, à ce titre, une remise en cause retentissante de l’idéologiepacificatrice qui inspira l’action des organisations culturelles internationales durant le XXe siècle.MaislesÉtatspeuventégalementmettreàprofitlesrelationsculturellespourétablirdesrelationsplusconfiantesvis-à-visdepopulationsetd’Étatsméfiants.Ainsi,leJapon,en1974,aprèslesémeutesquiaccompagnèrent la visite de son premier ministre, Tanaka, en Asie du Sud-Est (protestations ensouvenirdel’occupationjaponaisedurantGiichilaSecondeGuerremondiale),lancedanscettezoned’importants programmes d’aide technique et de collaboration culturelle (préservation de sitesarchéologiques)[33].Cettevolontéde rapprochementculturelacquiertunenotableextensionà la findes années 1980 quand les échanges culturels deviennent une des trois priorités politiques dugouvernementjaponaisTakeshitaen1988.En1990,lafondationduJaponouvreuncentrecultureldel’ASEAN,élargienCentrede l’Asieen1995afin,notamment,demieuxfaireconnaître lesculturesasiatiquesdansleJapon.

Undessupportsdeladémocratieclassiqueafindedévelopper

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descoopérations

La signature de conventions culturelles internationales entre les États constitue le cadre le pluscommundelacoopérationculturelleinternationalequis’estprogressivementdéveloppée.Àcetitre,laFrancedansl’entre-deux-guerresapassédesaccordsculturelsavectouteunesériedepaysdontl’Iran(1929),leDanemark(1930),l’AutricheetlaSuède(1936),laGrèce(1938)oulaRoumanie(1939).Entre 1945 et 1961, 60 conventions culturelles sont signées avec d’autres États. Le rapprochementfranco-allemand à partir de Locarno (1925) ou après 1950 (9 mai 1950 déclaration Schuman)comporteunedimensionculturelle.Danslepremiercas,lamiseenplaced’échangesuniversitairesetscolairesàpartirde1928s’effectue,maisàuneéchelleassezmodeste,puisqueseulement61étudiantsallemands se rendent en France entre 1925-1933 (contre 345 aux États-Unis) dans le cadre deséchangesuniversitairesorganisésparleDAAD.Danslesecondrapprochement,unaccordculturelestsignéentrelaRFAetlaFranceenoctobre1954maisilrestaunecoquillevide.Certains grands accords diplomatiques comportent un volet culturel à l’instar du traité franco-

allemandde1963.Danscecasprécis,aprèsl’échecduvoletdiplomatico-politiqueprovoquéparlesparlementairesallemands(refusduBundestagdedistendrelesliensavecl’OTANcommelevoulaitde Gaulle), l’aspect culturel (le traité ne parle pas de « culture » à vrai dire mais « d’éducation etjeunesse») rested’ailleurs l’undeséléments tangiblesde l’accord,avec le rôlede l’Office franco-allemanddelajeunesse(OFAJ)commeplate-formedeséchanges.Dotéd’unbudgetde40millionsdemarks, l’OFAJapporte son soutienen1964à2979programmesenFranceet2246enAllemagne.Jusqu’en2005,plusde7millionsdejeunesparticipentàplusde200000programmes[34].Demêmesi l’on prend les tentatives de rapprochement entre Chine et Japon au début des années 1920, lasignatured’unagrémentpour l’échangeannuelde320étudiantss’inscritdansunetendancepolitiquepluslargederapprochementbilatéral.

Actionculturelledediffusionafindeprojeteruneinfluence

Noussommeslàaucœurdesusagesdelacultureparlepolitique(le«softpower»)oùils’agitdemodelerettransmettreuneimagedesoivalorisanteauprèsd’autrespeuplesdansledesseindeprojetersapuissance.Onpeutdécriredeuxidéaux-typesdanslesquelslapolitiquede«rayonnement»culturels’avèredécisiveetconstitueenelle-mêmelebutpolitique.Dansunpremiercas,lerecoursà ladiplomatieculturelles’effectueàdéfaut (rayonnement«paradoxal»)de tous lesautresmoyensd’influence. Ildevientalors l’uniquemoyendesortird’unesituationdeblocage.Lescasdel’Espagnefranquisteen1945-1946etdel’Allemagneen1919-1921paraissentunassezbonrévélateurdecettenécessité.Acontrario,despaystelslaFranceetlesÉtats-Unis,maisaussileJaponàcertainsmomentsduXXesiècle,ontutilisésystématiquementl’outilculturel,àcôtédesautresélémentsdelapuissance,afind’approfondirleurpuissanceglobale(voirlechapitre5pourlaFrance).LeJapondesannées1920adecettefaçoncherchéàaffirmersonpouvoirdiplomatiqueennouantdenouveauxliensculturelsaveclaChine(créationen1923d’unbureaudesaffairesculturelleschinoisesquidébouchesurlasignatured’unaccordd’échangesuniversitairesen1924)etavecl’ensembledespaysdumondeà partir de 1927[35]. Si l’on prend l’Espagne, on a donc affaire à un État confronté alors à unisolement diplomatique extrêmement périlleux pour sa survie. Le régime franquiste a mis alors enœuvreauprintemps1945unambitieuxplanderayonnementculturel.GlobalementmarginaliséeparlesAlliés, non invitée à participer à la conférence de San Francisco en juin 1945, condamnée parl’AssembléeGénéraledesNationsUniesendécembre1946,l’Espagnes’efforcedebrisercecordonsanitaireenlançantunplanculturelextraordinairede40millionsdepesetas(plusde40%dubudget

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habituelduministèredesAffairesétrangères)[36].Ils’agitd’aideràladiffusiondulivreespagnol,definancerdesboursesetdecréerdes instituts culturels àLondres (ouvert en1946)et sur la côteestaméricaine(échec).États-UnisetGrande-Bretagned’uncôté,Amériquelatinedel’autreserévèlentlecœurdecibledecetteprojectionculturellefranquiste.Ainsi, lesboursiersespagnolssont,pourleurmajorité, envoyés aux États-Unis ou en Grande-Bretagne dans des secteurs tels la biologie et lamédecine. Toutefois, la composante sud-américaine de cette politique reste forte et s’appuie sur uncertain nombre d’institutions catholiquesmissionnaires enEspagne et enAmérique ainsi que sur lapratiquededépôtsde livres,parfoisauseindeschambresdecommercedesgrandesvilles,mais leplussouventauprèsdeséminairesreligieux.Aucoursdecesannéestournantesdelafin1940etdébut1950pourlerégimedeFranco,bienquepeuàpeudiplomatiquementmoinsisolé(entréesàlaFAOen1950, à l’UNESCO en 1952, à l’ONU en 1955 et surtout accord avec les É.-U. en 1953), lesgouvernements poursuivent toujours l’objectif d’améliorer l’image demarque du pays en favorisantdésormais l’essor du tourisme, et spécialement du tourisme américain[37]. À partir de 1950-1951,l’entreprise fut renduepossiblegrâceà lacoopérationdepuissantsacteurséconomiquesaméricains(AmericanExpressouvresonbureauàMadridenmars1951et lachaîneHiltoninaugureen1953àMadrid son premier hôtel européen sur la Castellana avec la présence de Gary Cooper) quiapportèrent leur savoir-faireà l’industrieespagnoledu tourisme.Lenombredevisiteursaméricainspassede25000en1950à42000en1951(suruntotald’unmillion).En1952-1953,l’Étatespagnoldécide un grand plan touristique, effort amplifié au début des années 1960 sous la direction d’unnouveauministreen1962,ManuelFragaIribarne.En1964,l’Espagne accueillait 11 millions de visiteurs dont 600 000 Américains. Le régime franquisteengrangeaainsidesmillionsdedollars,bienutilespourcontrerlapropagandedesesadversaires,etmodifiapeuàpeusonimageinternationaleenbrisantlareprésentationd’unÉtatparia.

Actionculturellepoursouteniruneidentité

Despaysaupoidspolitiqueinternationalrelativementmodesteontpuutiliserl’actionculturelleafindemaintenirunevisibilité internationaleetélargir lecercledecraiequi tendàenfermer lespetitesnations.Leplussouvent,cespaysimportentpourrattraperunrelatifretardintellectuelmaisilspeuventaussi soutenirdespratiques culturelles identitaires de nature à leur permettre de dialoguer avec lesautres nations. Les trois pays baltes nés après 1918 ont ainsi entrepris une double démarched’identification au passé et d’ouverture vers la modernité[38]. Ils affichèrent d’une part leurattachementà leurs traditionsculturellesruralesenopérantuntravailmuséaldegrandequalitéetenpromouvant des grandes manifestations folkloriques médiatisées. Ils s’ouvrirent d’autre part à descourantsdelaviemoderneendéveloppantlapratiquedessports(basketsurtout)ouenencourageantcertains exploits aéronautiques. Dans l’entre-deux-guerres, d’autres « petites nations » furent fortactivesauseinde laCommission internationalede la Coopération Intellectuellede laSDNafindedéfendre leur statutpolitiqueet culturel.LaHongrieet laRoumanie semobilisèrent à l’intérieurdecetteenceinte,lapremièrepourdéfendresesdroitsculturelsenfacedesonvoisinroumain,lasecondepourréclamerunepositiond’éminencedanslaCICI.

Lesorganisationsculturellesinternationales(OCI)

L’internationalismeculturelenapplication

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Incontestablement,lesdeuxGuerresmondialesrenforcèrentl’èthosinternationaliste.Ainsi,en1916,lapublicationparl’AnglaisLeonardWoolfdesonInternationalGovernmentenappelaitàlacréationde conventions et comités internationaux afin de faire face de manière novatrice et pacifique auxproblèmesinternationaux;delamêmefaçon,lapublicationduOneWorldparl’Américain,WendellWillkie, en 1943, atteste le besoin de nouvelles pratiques politico-diplomatiques. Promouvoir laculture comme terrain et outil de la pacification des esprits, tel fut le pari de la CommissionInternationaledelaCoopérationIntellectuelleen1922etdesonsuccesseur,l’UNESCO,en1946.Lestravaux de la première de ces organisations ont été assez vite oubliés dans le bruit et la fureurengendrés par la Seconde Guerre mondiale. Cependant, il y eut bien un véritable climatinternationalistedans les années1920dontpeud’Étatsontpu se sentir totalementexonérés.L’Italiefasciste a ainsi souhaité accueillir l’Institut duCinéma éducatif en 1928. LaCICI et son auxiliaire,l’Institut International de laCoopération Intellectuelle, ont aussi encouragé en 1928 la révision deslivresscolaires.Ilsétaientsecondésdanscertainscaspardegrandshistoriens,àl’imagedel’AnglaiseEileenPower.Desoncôté,l’UNESCOadéployétouteuneséried’initiatives,variéesmaisprofuses,afindefavoriserlacompréhensionentrelespeuples[39].Desactionssontentreprisesenfaveurdelapaix toutd’abordviaunegrandeenquêtesurLesDroitsde l’homme(1949),via lapromotionde laDéclarationuniverselledesdroits de l’hommedu10décembre1948 (films, expositions itinérantes,festivités du 10 décembre, bien suivies initialement au Japon et enRFA), via l’encouragement auxéchanges scolaires. Un autre axe touche les méthodes concrètes de soutien à la compréhensioninternationaleàtraverslamultiplicationdestagesetséminairesd’éducateurs,lacréationd’unréseaud’écoles(surtoutauJaponetauxÉtats-Unis)tournéestoutspécialementverslesproblèmesdelavieinternationale, la réflexion sur le sport à partir de1959.Enfin, une intense réflexion sur le racismemobilise l’organisation qui lance un grand programme d’études dirigé par l’anthropologue AlfredMétrauxaudébutdesannées1950,rédigeunedéclarationsolennelleantiracisteen1949etpromeutlarédaction d’ouvrages de haute valeur intellectuelle à l’instar de Race et Histoire (1952) écrit parClaudeLévi-Strauss.Maisl’undesfreinsdécisifsàlaréussiteincontestéedecesorganismesculturelsinternationauxtientcertainementaujeudesoppositionspolitiquesquioccupentunebonnepartiedesacteurs.

LacompétitiondesÉtatsauseindesOCI

Nousavonsévoquéci-dessusl’idéologiedu«rapprochementdespeuples»quicaractérisel’espritdesOrganisationsCulturellesInternationales.MaisilnefaudraitpaspourautantpenserquelesÉtatsconsententàoublierleursintérêtspropresainsiquenousl’avonsnotépourlespolitiquessuiviesparleJapondanslesannées1930etparlesÉtats-Unisdanslesannées1980.Lacoopérationinternationaleculturelleresteaussiunchampdecompétitioninterétatiqueetderecherchedepuissance.IlestcertainquelaFrancea,parexemple,obstinémentpoursuiviunepolitiqued’influenceauseindesdeuxgrandesorganisations culturelles internationales du siècle, qu’il s’agisse d’y favoriser son idiome[40],d’imposerseshommes(HenriBergsonfutlepremierprésidenten1922delaCICI,RenéMaheufutledirecteurdel’UNESCOentre1962et1974),deprivilégiersonterritoirecommesiègedesorganismescréés (l’IICIouvresesportesàParisen1926et l’UNESCOen1946)oudemettre l’accentsurunevisionprécisede laCulture.Ainsien1946,uneapprocheélitisteet intellectuellede l’UNESCOen1946 opposait en effet un groupe « latin » (France, pays d’Amérique du Sud) à l’approche anglo-saxonne qui privilégiait l’éducation de masse par les moyens modernes de communication

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(l’AméricainWilliamBentonsouhaitaitune«radioUNESCO»).Enoctobre2005,l’adoptiondelaConvention sur « la protection et promotion de la diversité des expressions culturelles » a sonnél’AusterlitzpolitiquedelaFranceetdelaFrancophoniefaceàl’hégémoniedesindustriesculturellesanglo-saxonnes[41](voiraussichapitre10).Mais la politique diplomatiquemenée par d’autres paysmontre également comment lesOCI sont

devenues le terrainde lacompétitionpolitique.Lecasbrésiliendans l’entre-deux-guerres révèle unpays qui utilise le volet culturel de la SDN (la Coopération Intellectuelle) après son retrait de lamaison-mèreen1926,fauted’avoirobtenuunsiègepermanentauconseildelaSDN[42].Grâceàsontrèsactifdéléguéauprèsdel’Institutinternationaldecoopérationintellectuelle,ÉlyséeMontarroyos,leBrésils’efforcedepeserfavorablementauseindececoncertdeladiplomatieculturelleinternationaleetcherchebeletbienàacquérirunstatutdepuissance internationaleàpartentière. Il financeassezgénéreusementl’IICI,participeàsesenquêtesetentendjouerunrôled’intermédiaireentrel’Europeetlecontinentaméricainsurcertainesquestionsdontcelledudroitd’auteur.QuantauxÉtats-Unis,ilsontcherchédansl’enceintedel’UNESCO,en1950,aumomentducommencementdelaguerredeCorée,àsusciterune«campagned’information»surceconflitafindegênerlecampcommuniste[43].Unetelledemande,auxcontoursnettementpolitiques,nefutpassansembarrasserbonnombredepaysalliéstrèsproches des États-Unis, Anglais et Français notamment. Le directeur de l’UNESCO dumoment, leMexicain Jaime Torres Bodet (1948-1952), refuse de suivre ces propositions et démissionnefinalementen1952.Cependant,enjanvier1951,lesÉtats-Unisparviennentbienàfairevoteruntexteoù il est fait mention d’un programme d’information élaboré par l’UNESCO sur la Corée. Encontrepoint, le bloc de l’Est entre 1951-1952 ne cesse de dénoncer la domination américaine surl’organisationinstalléeàParis.

Lesacteursprivésofficieux

SilesÉtatsontdéveloppédesadministrationschargéesdegérerlapolitiqueculturelleextérieure,ilsontégalementbiensouventutilisé,demanièreplusoumoinsouverte,desacteursprivés.Ceux-ciseretrouventalorschargésd’une fonctionquasiofficielle.Les fondationsphilanthropiquesaméricaines(dontlaRusselSage,Carnegie,Rockefeller,JuliusRosenwaldFund,CommonwealthFund,fondationBilletMelindaGatescrééeen2000),lafondationallemandeAlexandervonHumboldt,l’Alliancefrançaiseontparfaitement incarnécerôled’organismesprivés,apparemment indépendantsde l’État.Maisleurproximitéidéologiqueaveclesmilieuxdirigeantsdel’Étatleurconfèreleplussouventunrôled’appuiessentielauprèsdeladiplomatieculturelleetpolitiquedeleurpaysrespectif(voiraussilechapitre5pourlecasfrançais).Cesacteursprivésofficieuxprésententl’originalitéd’avoirconçuavant1914uneactionculturellemondialiséealorsquelesÉtatssoitpeinaientencoreàdépasser lesconceptionsdiplomatiquesclassiquesdelapuissance(militaireetéconomique),soitmanquaientd’unecertaine agilité, administrative et financière, afin de concevoir les contours neufs d’une projectionculturelle mondiale. La nature transnationale de certains de ces acteurs officieux donne aussi àcomprendrelesraisonsdeleuravanceintellectuelleencedomaine.

Articulationentreactionofficieuseetactionofficielle

Onpeutalorsidentifiercinqtypesd’engagementpropresàcesorganismesàmi-chemindel’actionétatique et de l’action privée. Premièrement, ils peuvent bien sûr agir dans certains cas sans se

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préoccuper des impératifs de l’action étatique et afficher alors un engagement résolument privé.Deuxièmement,ilspeuventjouerlerôledeconseilleret/oudecritiquedel’actiongouvernementaleenvertudel’avanceprisesurl’Étatentermesderéflexionprogrammatiqueetd’organisation.C’est,parexemple,lerôlejouéenFranceparl’Alliancefrançaiseentre1883et1914.Parledéploiementd’unréseaumondialisédecomitésdèslafinduXIXesiècle,l’Alliancefrançaisevientéclairerl’appareild’État français sur la nécessité d’une organisation systématique et rationnelle de la diplomatieculturelle.Demanièreidentique,cesontlesfondationsphilanthropiquesquiconceptualisentetmettenten application, avant que Washington ne s’y intéresse sérieusement à la fin des années 1930, ununiversalisme américain de type progressiste. Troisièmement, ils peuvent agir comme « poissonpilote»desÉtatsdanscertainescirconstancesquirendentdifficilesl’interventiondecesderniersouqui nécessiteraient un changement délicat de la politique officielle. L’Alliance française a pu sedévelopper ainsi dans toute la Chine au cours des années 1990 et 2000 (plus d’une douzained’alliancesouvertes)danslamesureoùelleapparaissaitcommeunorganismeprivé,dedroitlocaletintégréauseindesstructuresuniversitaireschinoises.Demême, les fondations américaines ont assumé une position internationaliste (« wilsonisme »)

dansl’entre-deux-guerresennouantdesliensétroitsavecdiversesinstitutionsdelaSDN(CoopérationIntellectuelle,Organisationd’hygiènequireçutplusde2millionsdedollarsentre1922et1937)alorsqueleCongrès luiavait tournéledosen1920.Lafondation Rockefellerapporte,parexemple,sonaidefinancièreàl’InstitutinternationaldecoopérationintellectuelleinstalléàParisdepuis1926etluiaccorde, en 1939, un financement plus important (2,8 millions de francs) que celui octroyé par legouvernementfrançais(2,20millions).Dèsledébutdesannées1950,lafondationFordapuesquisserquantàelle,sousl’égidedesondirecteurPaulHoffman,unprojetpolitico-cultureldesortiedeguerrefroide(«lesconditionsdelapaix»[44])encontradictionrelativeaveclemaccarthysmedominantdel’heure. Quand le Département d’État adoptera à son tour quelques années après une visionmoinsbellicistevis-à-visdespaysdel’Europedel’Est,ildemanderaalorsauxfondationsd’intervenirplusavantdansuncertainnombredepaysdel’Est,commeenHongrie,oùlaFordestpriéeen1958parlegouvernement américain de prolonger son appui à l’orchestre hongrois. Cette fondation développed’ailleursconcurremmentdesprojetsenPologneetelleapporte300000dollarsendécembre1959dans un programme d’échanges avec l’URSS. Quatrièmement, ces programmes d’acteurs privéspeuventreprésenteruncomplémentcapitalpourlesinitiativesprisesparl’État;l’actioncombinéedesfondationsphilanthropiquesaméricainesetdel’InstituteofInternationalEducation(IIE)dansl’entre-deux-guerres a, de fait, constitué dans le domaine des échanges universitaires l’essentiel desinterventionsaméricaines.C’est bien l’IIE, créé en 1919 et occupé par 25 personnes en 1931, qui, avantmême lamise en

œuvre de la première division culturelle au sein du Département d’État en 1938 pour contrer lapropagandeallemandeenAmériquelatine,metenplacelesfondationsuniversitairesdelacoopérationentre les universités sud-américaines et leurs homologues aux États-Unis[45]. Sous la houlette duprofesseurStephenDuggan,l’IIEfondeen1929unedivision«Amériquelatine».Cettemêmeannée,lefilsdeDuggan,Laurence,(futuranimateurdeladivisionculturelleduDépartementd’Étatcrééeen1938) séjourne longuement dans la partie sud du continent, suivi par son père en 1931 ; les deuxhommessefontconnaîtreunpeupartoutetrecensenttouteslespersonnalitésscientifiquessusceptiblesd’être intéressées par une collaboration avec les universités nord-américaines. Ils apportent aussiparfois des conseils dans telle ou telle structure visitée.On le voit, l’IIE joue certainement le rôled’agenceuniversitaireofficieusedanslesannéesd’entre-deux-guerres.

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Cinquièmement,cesorganismespeuventdevenirdespartenairesdesacteurspublics;après1918etencore davantage après 1945, l’Alliance française est clairement exhaussée au rang de partenaireprivilégiédel’Étatquiprenddorénavantencharge,àpartirdelafindesannées1940,unebonnepartiedessalairesdesjeunesenseignantsfrançais(détachésdelafonctionpublique)envoyésdanslesécoleset cours organisés à travers le monde par cette association. La même chose peut être dite desfondationsaméricaines,surtoutaprès1940,quandellessecondentvolontiersl’Étatdanslapériodedeguerre froide ou de post-guerre froide (voir chapitre 7).Mais dès le début du siècle, ce travail encomplément des intérêts étatiques est visible lorsqu’on examine les premières grandes initiativesmédicales adoptées par la fondationRockefeller. Celle-ci lance des campagnes sanitaires dans deszonespasséesrécemmentsouslecontrôlegéopolitiquedel’Amérique(CaraïbesetPacifiqued’abord,puisAmériquelatinedanslesannées1920).Danslamiseenœuvredesesprogrammes,laRockefellercollaboreàlafoisaveclesautoritésaméricainesetaveclesautoritéslocales.

Typologiedesacteursprivésofficieux

Lesmissionsreligieusesetlemessianismepolitiqueetreligieux

Un peu partout dans le monde au début du XXe siècle, la présence de missionnaires religieuxchrétiensattestelapuissancematérielleetspirituelledel’Occident.Relaisde lacolonisationeuropéenneauXIXesiècle,maisausside leurexpansionnismedans le Pacifique ou enMéditerranée, les groupements religieux devinrent la plupart du temps desauxiliairesprécieuxdespaysdontilsétaientissus.MêmelesÉtatsenbutteàl’Églisecatholique,telsl’ItalieetlaFranceàlafinduXIXesiècle,renoncent,àl’extérieur,à«exporterl’anticléricalisme».En1914, lescongrégationscatholiquesfrançaisesscolarisentplusde100000enfantsdansl’Empireottomanet,dansl’entre-deux-guerres,celles-ciont150000élèvesenAmériquelatine.EnChine,parexemple,aprèsladéfaitechinoisede1894-1895devantleJaponetlachutedeladynastieCh’ingen1912, lavoiede l’occidentalisationapparaît commenécessaireauxyeuxdeséliteschinoises, et lesécolesdesmissionnairesprotestantsaméricainsenChineprogressèrentde17000(1889)à170000(1915)[46].Untrèsbonterraind’observationdecetentremêlementd’intérêtsseraitl’Empireottomanà la veille de 1914. Là s’affrontent les puissances européennes soucieuses de se tailler des zonesd’influence au sein d’un État fragile, décrit en 1853 comme « l’homme malade » par le tsarNicolas Ier,etpromisàun futurdépeçage.Enprévisiondecemoment,ordres religieuxetmissionsimplantentdeshôpitaux,desécoles,voiredesétablissementssupérieurs(àBeyrouthavecl’universitéaméricaineet l’université jésuite francophone Saint Joseph[1881])et reçoiventencontrepartiedessubventionsétatiques.LaFranceentend jouerdepuis1860danscettezoneunrôlemoraldepremierplan en vertu de ses vieux droits historiques à la protection des catholiques dans l’Empire (droitcependant récupéré par les autres puissances catholiques dont l’Italie, en 1905) et de son récentexpansionnisme scolaire dans les années 1880 par l’entremise des congrégations enseignantesd’origine française.Chaquepuissance entendd’abordpeser sur unepartie précise de l’Empire (lesRusses enPalestine, les Italiens àSmyrne, lesFrançais en«Syrie », soit laPalestine, leLiban, laSyrieactuelle).Danscettedernièrezone, toutes les initiativesenclenchéespar lesautrespuissancessont immédiatement tenues en suspicion par les diplomates français[47].Davantage que lesAnglo-Saxons, lesRusseset lesItaliensparaissent lesrivaux lesplussérieux.Ceux-làdéfendent lesdroitsdes orthodoxes (motif de la guerre de Crimée en 1853-1854) et soutiennent la société impériale

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orthodoxedePalestineprésidéeparl’oncledutsar.Cettedernières’implanteaussidanslarégiondeDamas (29 écoles) au tournant du siècle. Ceux-ci disposent d’abord d’écoles laïques, soutenues àpartirde1887par legouvernementCrispimais sans succèsbiennets, etd’écolesconfessionnelles,ignoréesdel’Étatlaïcetanticléricaldansunpremiertemps,puissubventionnéesparluiàlafindesannées1890.LesécolesitaliennessonttrèsnombreusesàSmyrne,enPalestinegrâceauxfranciscainsmajoritairementitaliensquidétiennentlagardeetlaconservationdesLieuxsaints,etpeuàpeu,enSyrie.L’abandondelaprotectionfrançaiseparlaplupartdesmissionnairesitaliensen1905(dontlesCarmesenSyrieactuelle)dansl’Empireottomanrenforcelaconcurrenceentrelesdeuxpaysparl’intermédiairedeleursmissionnaires.Eneffet,l’idéed’une«mission»mondialeanimelesélitesnationalesàParisetàRomeetexpliquelacréationquasimentparallèlededeuxassociationsprivéeslaïquesporteusesd’unmessianismedelalangue,l’Alliancefrançaiseen1883etlaDanteAlighierien1889.

Lemessianismelaïcdelalangue:l’AlliancefrançaiseetlaDanteAlighieri

L’Alliance française –modèle copié par la DanteAlighieri (1889) qui entend aussi défendre lalanguecommesymboledel’italianité–incarneunprojetd’universalisationdelalangueetdelaculturefrançaises à l’ère de la deuxième « mondialisation » des années 1880-1900 et de la colonisationintensedel’Afrique.Cependant,cetteassociationabandonneassezvitel’orientationcolonialepoursetransmuer,grâceàundispositiftrèsoriginaldecomitésimplantésàl’étranger(etdoncjuridiquementnon-français),enunemultinationaledel’espritfrançais,supportéparl’organisationd’écolesetcoursdu soir, l’envoi de bibliothèques et de conférenciers.Dès 1886, l’Alliance française est reconnued’utilitépubliqueparl’Étatetpeutdoncrecevoirdesdons.Associationprivée,ellen’enestpasmoinsdirigée en fait par des personnalités étroitement liées au pouvoir républicain, notamment par deshommesayantappartenuàlamouvancegambettisteaudébutdesannées1880telPierreFoncin.Parlasuite,jusqu’en1940aumoins,elleestpilotéeetaniméeessentiellementpardegrandsuniversitaires.Ces « ambassadeurs-chercheurs » ( Christophe Charle) mettent à son service leurs relationsscientifico-diplomatiques,deFerdinandBrunotàVictorBérardavant1914,deLucienLévy-BruhlouHenriHauseràGeorgesDumasaprès1918.Desurcroît,aumoinsjusqu’auxannées1940etl’apparitiondesconseillersculturels(1949),dansla

mesureoùladiplomatieculturelleofficiellerestait,àParisetdanslespostes,trèsmodestedansseseffectifs,lescomitésAlliancefrançaisedanslemondesontlibresdeleursmouvementstoutenétanttrèsrespectueuxdel’autoritésymboliséeparlesagentsduQuaid’Orsay.LaDanteAlighieriaessayédereprendrelesvoiesempruntéesparl’Alliance.Souslesauspicesdel’historienPasqualeVillariàlafindesannées1890,elles’orienteversladéfensedelapuissanceitalienneauLevant[48]etvers laprotectiondesimmigrantsenAmériquequand,audébutduXXesiècle,500000immigrantsquittentlapéninsulechaqueannée.Ellecompte60000adhérentsen1912,enregistredescomitésàl’étrangerenTunisieetdansl’Empireottoman(Saloniquenotamment)etaide,àlaveilledelaguerre,7000élèves.Utilisée par le fascisme, la Dante est toutefois réduite à 15 comités à l’étranger à la fin desannées1930aprèsavoirmontéjusqu’à150comitésen1929.Unenettereprises’effectueaprès-guerreet, en 1956, elle compte 260 comités, surtout en Europe non communiste (155) et sur le continentaméricain(71).

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Lemessianismeaméricainduprogrèsetdelaréformeetdel’americanwayoflife:lesfondationsphilanthropiquesaméricainesetHollywood

Nousregrouponsicideuxtypesd’acteursqui,par-delàleursactivitésetintérêtspropres,leurmoded’action radicalement différent, partagent cependant la même caractéristique d’avoir épaulé l’Étataméricain assez régulièrement dans l’histoire du vingtième siècle. Le rôle d’Hollywood durant laSeconde Guerre mondiale et durant les années de guerre froide sera indiqué plus précisément auchapitre7.Certes,commenousl’avonsindiquéci-dessuspourlafondationFordetsonprogrammedesortiedelaguerrefroideen1950(etaussidanslechapitre2),onnepeutparlerd’inféodationpureetsimpleauxgouvernementsétats-uniensetàsesdesseins«impérialistes».Maisilexistecertainemententre ces acteurs publics et privés des visions communes du monde que sous-tendent des intérêtspartagés. La recherche historique des vingt dernières années a défini ainsi l’existence d’un « Étatlibéral corporatif » qui rassemble sous son aile « progressiste » les groupes politiques d’un côté(républicains d’abord, puis démocrates) et certains groupes économiques et sociaux (les grandesfirmesà forte intensitécapitalistique, les syndicatsouvriers)de l’autre.Bienqueces travauxsur lecorporateestatenemettentpastoujoursenavantdesacteurs«culturels»(ilsprivilégientlesgrandsacteurs économiques) tels les grandes compagnies de cinéma ou les grandes fondationsphilanthropiques, il est certainement justifié de les inclure dans cette synthèse « corporative » quisemble dominer l’histoire de l’Amérique durant le siècle[49]. Cette synthèse, en effet, définit desobjectifs(leprogrèséconomiqueetsocial,lastabilitéd’unÉtatlibéral)etlesmoyenséconomiques(lacroissanceéconomiqueélevéeetlelibre-échange)etpolitiques(lacollaborationd’unÉtatéclairéetmodernisé avec les grands acteurs économiques privés) pour les atteindre. L’idée de fortecroissancesetrouveaucœurdecettevisiondumonde.Pourcela,l’exportation,etsurtoutlemaintiend’un système libre échangiste relèvent d’un impératif catégorique. Par extension, l’internationalismepolitique et culturel découle de ce réquisit économique initial. Les républicains avaient d’aborddessinéceprojet internationalisteaudébutdusiècleavantque lesdémocratesne leprennentà leurcompteàlafindesannées1930.Ainsi, Hollywood a reçu l’appui du pouvoir politique pour assurer ses droits à conquérir les

marchés extérieurs en obtenant des aménagements aux lois antitrust en 1918 (et il résistevictorieusement en 1980 au démantèlement de ces aménagements) ou encore en mobilisantrégulièrement le gouvernement américain dans sa lutte contre les politiques européennesprotectionnistes[50].Enaoût1940, lesnazisbannirent les filmsaméricainsde toutes leszones sousleurcontrôleetaccélérèrentainsilerapprochementd’Hollywoodaveclecampinterventionniste.Les accords Blum-Byrnes de 1946 sont l’un des nombreux exemples de cette collaboration fructueuseentrelescompagniesdecinéma,regroupéesdepuis1945auseind’unestructurecommune,laMotionPicture Export Association (MPEA), et le Département d’État. Alors que 2 000 films américainsattendaient d’entrer, l’accord franco-américain parvient à limiter à quatre semaines sur treizel’exclusivitédesfilmsfrançais[51].Demême,en1947,leDépartementd’ÉtatassociéàlaMPEAfaitreculerlegouvernementAttleedésireuxdemieuxprotégerlecinémabritannique.Àpartirde1957,laMPEAprendenchargeladéfensedesintérêtsdesmajorssurtouslesmarchésdumondeettravailletrès étroitement avecWashingtonpour la défense du libre commerce international.Les années 1980(Trade Acts de 1983-1984) et 1990, marquées par des négociations intérieures et extérieuresimportantesenmatièred’industriesculturelles,donnentl’occasionàlaMPEAd’agirvigoureusementen coulisses. Il faut sans doute remonter à 1966, date de l’élection de son nouveau président, Jack Valenti, ancien conseiller de Lyndon Johnson et redoutable lobbyiste, pour saisir les ressorts de

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l’influenceexercéepar laMPEAauprèsdumondepolitique,à lafoisauxÉtats-Unisetà l’étranger.Surleplanintérieur,en1971,Valentipermetauxmajorsd’accéderauxprêtsdel’Export-ImportBank.Surleplanextérieur,ilmetàprofitsaprésenceauseindedélégationsofficiellesaméricaines,commeenChine en 1979 ou enURSS en 1988, pour accéder au personnel politique local de haut niveau,plaideretnégocierainsidirectement lacausede la libreexportationdes filmsaméricains.Ainsi, laMPEAouvrelemarchécoréenaufilmhollywoodienen1988,soutientl’arrivéedesmajorsdans lespaysdel’Estaprès1989,œuvreàl’ouverturedelaChinedanslemilieudesannées1990[52].Lagenèsedesgrandesfondationss’inscritégalementdanslamouvancedecetespritprogressisteet

internationaliste à laveillede1914[53].Créées par quelques grands capitalistes (Carnegie, Filene,Rockefeller),cesdernièresentendentparticiperàlanécessaireréformedelasociétéaméricaineafinderemédierauxinégalitéssocialescroissantes.Lapriseencharged’actionsd’intérêtgénéraldansledomainede la santé et/oude l’éducation relèvede cette stratégie réformatrice qui préfère anticiperl’interventiondel’Étatàl’intérieurdel’Union.Maisaussi,lesfondationsjouentparallèlementunrôlepionnier dans la mise au point des premiers programmes culturels et techniques (éliminerl’ankylostomiase, la malaria, la fièvre jaune) à l’extérieur des États-Unis, dans la zone caraïbe etpacifique surtout, où elles accompagnent les premiers pas de la nouvelle puissance militaire etdiplomatiqueétats-unienne.Un internationalismesincèreanimeces fondations,mais il consonne fortbien avec l’idée de « destinée manifeste » américaine fondée sur le progrès social et la libertéindividuelle.Àuntoutautremomenthistorique,onpeutobservercerôled’aiguillon

internationalistejouéparlesfondationsvis-à-visdel’État.Dèslesannées1930(promotiondesétudesde type « relations internationales » et multiplication des bourses d’études à l’étranger), et surtoutdurant les années de guerre, il revient à la fondation Rockefeller de concevoir la perspectived’ouverturecomplètedel’Universitéetdesélitesaméricainessurlemondeenaccélérantleurdécloisonnement intellectuel (développement pendant le conflit des programmes d’études des AreaStudies dans une douzaine d’écoles militaires et insistance sur les langues étrangères) et enpromouvantvigoureusementlanotiondecosmopolitismegéographiquepourlesfutursprofesseurs.Eten effet, si l’on prend l’Amérique latine, entre 1941-1948, 189 bourses sont accordées à desuniversitairesnord-américainspourallerdispenserdesenseignements(d’anglais,delittérature,maisaussidesociologieetd’économie)ausudduRioGrande(unquartdesboursessupposeunséjourd’aumoinsunan)et65àdes«spécialistes»divers[54].

Autresacteursprivésinternationaux:lesONGIculturellesetlescommunautésépistémiques

Lamontéedesacteursprivésayantuneactivitéinternationale(ONGI)s’avèrel’undesgrandstraitsdel’histoiredescentdernièresannées.Ilexistait200organisationsactivesen1900,800en1930,4000en1980,13000aujourd’hui[55]:lesprogrèsdelacommunicationontlancétoutautourdumondeles valeurs et les normes. Ces groupes, assez souvent nés et liés dialectiquement aux grandesorganisations internationales – l’article 71 de l’ONU les autorise à être consultés dans le cadre duConseiléconomiqueetsocialdesNationsUnies–,formentdesréseauxplusoumoinscentralisésdontlesÉtatsontapprisàtenircompte.Ilsontsouventéperonnélesorganisationsdiplomatiquesofficiellessur certains sujets tels lemaintien de la paix et le développement du sport international à la fin duXIXesiècle, lapréservationdesdroitsde l’individuoude l’environnementà la finduXIXesiècle.Ces acteurs transnationaux agissent-ils indépendamment des États en promouvant alors une société

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mondialedésétatiséeetunmondesansfrontières[56]?Nousavonsdéjàrépondunégativementquandnous avonspu aborder à plusieurs reprises le rôledes fondationsphilanthropiques américaines.Demanièregénérale,etc’estlàlapositiondesthéoriciensdu«néoréalisme»,lesinterdépendancesetlesrapportsdeforcedominentlavieinternationale,etcesréseauxtransnationaux,aufuretàmesurequ’ilss’institutionnalisent, sont souvent mis au service d’objectifs étatiques de recherche de puissance.D’autrespraticiensetpenseursdesrelationsinternationalesestiment,aucontraire,quelesONGIontune spécificité propre qui serait celle de défendre une identité précise (notamment religieuse), desobjectifs particuliers, une dynamique (associationniste et libérale antiétatique), et qu’ellesmodèleraient le comportement desÉtats, celui des grandes firmes économiques oudes individus enleurapportantinformation,expertise,voirepropositionsdepolitiquesalternatives.Àcetitre,lerôlemondialàlafinduXXesiècledegrandesONGtellesAmnestyInternationalouGreenpeaceestbienconnu. Incontestablement, il existebiendes acteurs intermédiaires entre lesÉtats et les individus etdotésdefortesconvictionsidéologiques.MaisilsnesontpasindemnesdesrapportsdepuissanceetlesÉtatscherchentbeletbienà les instrumentaliser,mêmesicesacteurs transnationauxespèrentdeleurcôtépromouvoirdenouvellesrégulations.EtquandonparledesÉtats,lesÉtats-Unis,dufaitdeleurstructurationpolitique(libéralismeéconomique,valorisationducommunautaireaveclepluralismereligieux) ont, au moins indirectement, favorisé la naissance de multiples réseaux transnationaux,notammentdansledomainereligieux.Quoiqu’ilensoit,danslamesureoùlesONGIsontporteusesdevisionsdumonde,devaleurs,de

démarchesconcrètesd’aidetechnique(15%desONGIsetrouventdanslesecteurdelasanté),ellessont toutespotentiellement culturelles, à l’instar duComité international olympique (CIO) (8%desONGI relèvent du loisir et du sport) ou de l’Organisation mondiale du tourisme. Nous nousconcentreronsnéanmoinssurdesONGIparticulières,cellesliéesauxmouvementsdepaix,cellesliéesautransnationalismereligieuxetcellesliéesauxréseauxdesociabilité.

Lesgrandsréseauxd’inspirationpacifiste

Entre la première conférence intergouvernementale de La Haye (1899) et l’essor de diversmouvementstransnationauxtournésversladéfensedelapaix,ledébutduvingtièmesiècleaconnuunvéritableprosélytismepacifiste.Lacréationen1894duComitéInternationalOlympique(CIO)souslahoulettedePierrede Coubertin (1863-1937)s’inscritdanscemouvement.Coubertincomptaitdanssesamisdesfiguresnotablesdelacausepacifiste,deFrédéricPassyàHenridelaFontaine,futursprix Nobel de la Paix. Et un tiers des membres qui discutèrent de la création du CIO en 1894appartenaientàlamouvancepacifiste.Maisl’interventiondesÉtatsn’allaitcesserdesefairesentirauseindel’olympisme.En1920,àAnvers,lespuissancesvictorieusess’opposèrentàlaparticipationdel’AllemagneàcespremiersJeuxdel’après-guerre.Berlinnerentreradanslegironolympiquequ’auxJeuxd’Amsterdamde1928alorsqueHongroisetAutrichiensavaientété réintégrésdès1924.Nousl’avions indiquéplushaut, lesportengénéral, l’olympismeenparticulier,demeure inextricablementliéauxintérêtsdesÉtats.UneautregrandetendancetransnationaledupacifismeestincarnéepardesassociationsféministesàlafinduXIXesiècle.Unprofond«esprit»internationaliste,quoiquedéfinide façon vague, anime les deux importantes structures transnationales que furent l’InternationalCouncilofWomencrééen1888(représentépar23filialesen1914),devenu leWomen’sLeagueofNations après 1918, et l’International Woman Suffrage Alliance né en 1902 à Berlin(26représentationsen1913)[57].Cesorganisationsthéorisentladimensionintrinsèquementpacifiste

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d’un futur pouvoir au féminin (la femme reproductrice) et s’élèvent contre les violences de guerre(viol)qui touchent les femmes.Maisdans l’organisationdes congrès, demêmedans celledes Jeuxolympiques(en1908etsurtouten1912, lesdélégationsavecdrapeauxapparaissent), les référencespatriotiques de chaque section restent omniprésentes (hymnes et drapeaux nationaux, festivités oùchacun met en avant ses particularismes culturels). Dans l’entre-deux-guerres, les mouvementstransnationaux de défense de la paix sont nombreux et actifs. Leur intervention est bien repérable(information de l’opinion, lobbying et pressions divers auprès des délégués dans les conférences,publicationdesdébats)lorsdecertainesgrandesréunionsinternationales,aussibienà laconférencenavale de Londres en 1930 qu’à celle de Genève en 1932 sur le désarmement où le Women’sDisarmament Committe (WDC) se présente avec une pétition signée par plus de 5 millions depersonnes[58].Maiscesgrandesorganisationspacifistestransnationalesontfaitl’objet,dèslafindesannées1920,del’attentiondelaMaisonBlanche.LeDépartementd’Étatencouragefinalementleurseffortsdepaixen1930àLondreset leprésident Hoover reçoitaumêmemomentcertainsde leursleaders commeDorothyDetzer.En1932, alorsqu’unegrandecaravaneautomobile traverse lepayspourplaiderlacausedelapaix,ils’entretientavecHannahClothierHulldelaWomen’sInternationalLeague.Sien1945,lesresponsablesdeladiplomatieaméricainedécidentd’insérerlesONGdanslaviedel’ONU(article71),cechoixs’accomplitdanslamesureoùlesdiplomatesdeWashingtonontpuprendrebonnemesure,durantlesannées1930,dupoidsnonnégligeabledecesnouveauxacteurs,d’esprit internationaliste et libéral, dans l’opinion publique (notamment aux États-Unis) et de leurcapacité à organiser et financer des programmes relatifs aux problèmes mondiaux. Enfin, il leurapparaîtplusaviséd’intégrercertainsdecesgroupestransnationauxdansuneinstanceofficielleafinde mieux les contrôler. En 1945, les États-Unis sont désireux de convaincre leur population de lanécessitéd’unepolitiqueétrangèreinternationaliste,etl’appuidecesONGapparaîtdoncnécessairepouréviterunnouvelisolationnisme.

Lesréseauxtransnationauxreligieux

Depuisl’expansionmondialedel’ordredesJésuitesdèsleXVIesiècleoulafuitedesprotestantsfrançais vers les lieux du Refuge (Angleterre, Pays-Bas) jusqu’aux grandes entreprises colonialeseuropéennesduXIXesiècle,leshommescroyantsontacceptédeparcourirlemondeafindediffuserou protéger leurs convictions religieuses. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, on a pu ainsiassister à un grand essor des mouvements d’évangélisation protestante en Amérique latine et enAfrique.DesNewTribes arrivés auBrésil en 1953 et qui ont essaimédans le reste de l’AmériquelatineetenAfrique,auSummerInstituteofLinguisticsfondéen1934auxÉtats-Unisetquitravailleenassociationavec leWycliffeBibleTranslations(6emouvementprotestant leplus richeaumondeen1975),l’expansionnismeduprotestantismeaméricainaprès1945enAmériquelatines’estaffirmédemanière remarquée. Il a été souvent dénoncé comme l’une des multiples formes de l’impérialismeétats-unienà l’intérieurdu sous-continentafindecombattre l’essordans lesannées1960-1970d’uncatholicisme de gauche néo-marxiste (théologie de la libération)[59]. La proximité entre cetévangélismeprotestantconservateuretcertainescomposantesdupouvoiraméricainseconfirmeavecles figures de Pat Robertson, fondateur du Christian Broadcasting Network, ou du pasteur BillyGraham.Cesdeuxhommesfurentdevéritablespraticiensdel’internationalismereligieuxaméricain.Dès1949,Grahamlanceune«croisade»évangéliquemondiale[60].IlchoisitdeprivilégieràlafoisdespaysduNordprochesdesÉtats-Unis(Angleterreen1954,RFA)etdespaysduSudcréditésd’un

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bonpotentiel(Amériquecentraleen1958,avecsurtout leGuatemala;Venezuelaen1962). GrahamaffichedoncunauthentiquesouciinternationalisteàlaWilson,maisuninternationalismeinversé : lemessagepolitiquede l’internationalismedoitêtre (re)ancrédansson terreaureligieux initialetêtreainsi privatisé. Dans les années 1980, le mouvement évangélique américain crée des universitésprivées destinées à accueillir de forts contingents étrangers ; à l’université de Regent, dont PatRobertson est président, un tiers de la populationvient de l’extérieur desÉtats-Unis.Ces exemplesrévèlent toute la souplesse de l’action culturelle américaine et sa dynamique internationale où desacteurs religieuxprivés, dotés d’unpuisant réseau transnational, agissent dans lemondedemanièrecomplexe, à la fois indépendamment du pouvoir politique américain, mais non sans convergencepossibleavec luipuisqu’ils’agit, in fine,de rappeler lagrandeurpolitico-religieusede l’Amériqueprotestante.

Réseauxdesociabilité

Sociabilitéintellectuelle

Nousavonsdécrit dans le chapitre2 le fonctionnement et le rôledes DécadesdePontignydansl’entre-deux-guerres comme institution internationale à la recherche de la pacification du continenteuropéen.LesintellectuelsdetoutpaysquiserendaientchaqueétéenBourgogneformaient l’undesnombreuxréseauxeuropéistesalorsenaction.Plusinstitutionnelles,maiségalementd’ordreprivé,lesUnions intellectuelles dirigées par le prince autrichien de Rohan, s’assignèrent aussi ce but durapprochement intellectuel. Dans le début des années 1920, avant l’entrée en scène à Locarno ducoupleBriand-Stresemannen1925,cefurentdoncuncertainnombred’intellectuelsquiassumèrentunquasi-rôlepolitiqued’orientationdespeuples.Cesréseauxintellectuelsprivésdeviennentd’ailleurs,àlafindesannées1920etdansleclimatderéconciliationfranco-allemande,desorganismesofficieux.Après1945,denouveauxréseauxintellectuelsretissentlesliensentreFranceetAllemagneautourdela revue Esprit et du Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle créé en 1948 àl’initiatived’EmmanuelMounierd’uncôté,etdel’autre,l’institutfranco-allemanddeLudwigsbourgfondéavecl’aidedudirigeantsocialisteCarloSchmidt.Durantlaguerrefroide,leCongrèspourlaliberté de la culture, fondé à Berlin en juin 1950, constitue un autre grand réseau intellectuelinternational,denatureatlantiste(voiraussichapitre7),soutenuouvertementparcertainesfondationsaméricaines,etbeaucoupplussecrètement,parlaCIA.

LamontéedescommunautésépistémiquesauXXesiècle

Ledéveloppementdes formesd’expertise internationalea suscité touteuneséried’étudessurdesmilieuxprofessionnelsétroits,pourvusdecompétencesdehautvol,etquiseréunissentfréquemmentdansdesforums/cénaclesdetypetransnational.Nousavionsévoquéauchapitre1lesmilieuxdel’artet l’exemple de galeristes ayant des ramifications internationales, ou, au chapitre 3, les milieuxtransatlantiques de la « réforme sociale » du début du XXe siècle. L’explosion des effectifsuniversitaires dans le monde a aussi multiplié les « communautés épistémiques » savantes en toutgenre. On pourrait toutefois aborder bien d’autres milieux que celui de l’Université. L’universtransnational des avocats d’affaires offre de manière remarquable un exemple de cet ordre où les

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grands cabinets de New York ont tissé une toile européenne dans les années 1980 et 1990 afind’imposerdesnormeséconomico-juridiques[61].Àl’issuedecetteprésentationd’acteursengagésdansl’actionculturelledefaçonmultiformeetavec

des statuts hétérogènes, il est raisonnable de remettre l’accent sur les tensions qui caractérisent cetunivers mondial « culturel » qui mêle aussi bien des contenus (valeurs idéologiques, œuvresesthétiques)etdescontenants(desdispositifsetappareillagestechnico-culturelstelslesbibliothèquesouinstitutsàl’étranger).Tensionsentrepropagandeetinformationcrédibleentempsdeguerre,entreinformation et échanges culturels en temps de paix, entre les intérêts des États (le monde « stato-centré»)etceuxdesacteursprivéstransnationaux(monde«multicentré»)àmesurequelevingtièmesièclefavoriseladiffusionvertigineused’informationsetd’idéesparlebiaisd’acteurséconomiquespuissantscommelesgrandsmédiasinternationaux.Cependant,sil’onsuituneorientation«réaliste»quiconsidèrelesintérêtsdesÉtats,onpeutrelevertouslesrapportsdeforcequisous-tendentl’actionculturelleextérieure.LesÉtatsdemeurentlesacteursomniprésents,ycomprisauseindesdifférentesenceintes culturelles internationales à l’instar de l’UNESCO, dans le système des circulationsculturellesmondiales.Enfin,aufildesdécennies,héritagecommenousleverronsdanslechapitre7sur les guerres du XXe siècle, on constate que l’échange culturel s’élargit, qu’il ne touche plusuniquement les lettres et les arts,mais concerneégalement lesmanièresdepenserd’unpaysou sesdébatsinternes,portésàlaconnaissanced’autruidemanièremultiformeparlesmédiasprivésouparles canaux officiels de la diplomatie culturelle et de la diplomatie publique. Et il faut bien lereconnaître,parallèlementàl’explosiondescommunicationsetdesmédiasdemasse,la«diplomatiepublique»,quireposeavanttoutsurlesgrandsoutilsmédiatiques,tendàlafinduvingtièmesiècleàsupplanter l’ancienne diplomatie culturelle. Nous le verrons au chapitre suivant en présentant lapolitiqueextérieurefrançaisequi,depuis1980,afaitdudéveloppementdel’audiovisuelextérieursapriorité.Danssavolontéde«prescription»,ladiplomatiepubliquechercheà«vendre»l’imaged’unpaysalorsqueladiplomatieculturelleentendaittablersurlesmécanismesplusdiffusetplusincertainsde la«diffusion».Mais ilestvraiégalementquedésormais lesacteursprivésde lacultureontdemoinsenmoinsbesoindel’aidediplomatiquepourassurerleurscontactsinternationaux.[1].AkiraIriye,CulturalInternationalismandworldorder,Baltimore,TheJohnHopkinsUniversityPress,1997.[2].Pourcettecomparaison,noussuivonsJanMelissen,«TheNewPublicDiplomacy:betweentheoryandpractice»,inJanMelissen

(ed),TheNewPublicDiplomacy.Softpowerininternationalrelations,London,PalgraveMacMillan,2005,p.3-27.[3].FrançoisChaubet,LaPolitiqueculturellefrançaiseetladiplomatiedelalangue.L’Alliancefrançaisedanslemonde(1883-1940),Paris,

L’Harmattan,2006.[4].VoirDenisRolland,LorenzoDelgado,EduardoGonzáles,AntonioNiño,MiguelRodríguez,L’Espagne,laFranceetl’AmériqueLatine.

Politiquesculturelles,propagandesetrelationsinternationales,Parisl’Harmattan,2001,p.38etsqq.[5].FrançoisRocheetBernardPigniau,Histoiresdediplomatieculturelledesoriginesà1995,Paris,LaDocumentationFrançaise,1995.[6].StefanoSantoro,«TheCulturalPenetrationoffascistItalyabroadandineasternEurope»,Journalofmodernitalianstudies,7,n°1,

2003,p.36-66.[7].FrançoisrocheetbernardPignian,Histoiredediplomatieculturelle,op.cit.,p.41.[8].EmilyS.Rosenberg,Spreadingtheamericandream.Americaneconomicandculturalexpansion1980-1945,NewYork,HillandWang,

1982,p.205.[9].PhilipCoombs,TheFourthDimensionofforeignpolicy:educationalandculturalaffairs,op.cit.,

p.84-86.[10] . François Chaubet, La Politique culturelle française et la diplomatie de la langue. L’Alliance française (1883-1940), Paris,

L’Harmattan,2006.[11].VoirAnthonyHaigh,LadiplomatieculturelleenEurope,op.cit.,p.31-32.[12].PatriziaSalvetti,ImmaginenazionaleedemigrazionenelleSocieta«DanteAlighieri»,Roma,BonacciEditore,1995,p.273.

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[13].AnthonyHaigh,LadiplomatieculturelleenEurope,op.cit.,p.91.[14].RichardArndt,Thefirstresortofkings,op.cit.,p.151etsqq.[15].PaulA.Kramer,«Istheworldourcampus?InternationalstudentsandU.S.globalpowerinthelongtwentiethcentury»,Diplomatic

History, n° 5, november2009, p. 775-806.LeWeb site duDépartement d’État présenteune liste de207 anciens étudiants auxÉtats-Unisdevenusleadersdansleurpayssousletitre«LesleadersdedemainsontéduquésauxÉtats-Unisd’aujourd’hui».[16].RuthEmilyMcMurryandMunaLee,TheCulturalApproach,op.cit.,p.120-124.[17] . Voir Steffen R. Kathe, Kulturpolitik um jeden preis. Die geschichte des Goethe-Instituts von 1951 bis 1990, Munchen, Martin

MeidenbauerVerlag,2005.[18].AlainDubosclard,«DeCopeauàBarrault,l’actionthéâtraleauxÉtats-Unis1917-1952»,Relationsinternationales,n°115,automne

2003,p.365-381.[19].PhilipM.Taylor,BritishPropagandainthetwentiethcentury.Sellingdemocracy,Edinburgh,EdinburghUniversityPress,p.78etsqq.[20].CitéparThomasC.Sorenson,«Webecomepropagadandists»,inGarthS.JowettandVictoriaO’Donnell,Readingsinpropaganda

andpersuasion.Newandclassicessays,London,SagePublications,2006,p.83-110.[21] . Ce distinguo entre la (mauvaise) propagande totalitaire qui endoctrine et la (bonne) information culturelle qui renseigne est

globalementmisencause(à lasuitedes travauxdeJacquesEllul)par le livrecollectifdeDenisRolland,DidierGeorgakakis,YvesDeloye(dir.), Les Républiques en propagande. Pluralisme politique et propagande : entre déni et institutionnalisation XIXe et XXe siècles, ParisL’Harmattan, 2006. Voir, notamment, l’introduction de Denis Rolland, p. 9-14. Le livre ne fait cependant guère allusion au concept de«diplomatiepublique»,familierpourlarechercheanglo-saxonne.[22].VoirlepassagedeRichardT.Arndt,TheFirstResortofkings,op.cit.,p.180-186.[23].WolfgangSchieder,«Dallapropagandaculturaleesteraallapoliticaculturaleestera»,inOpinionpubliqueetpolitiqueextérieureII,

1915-1940,ÉcolefrançaisedeRome,1984,p.249-255.[24].VoirKurtDüwell,«Inhalticheundorganisatorischestrukturenderreformeauswärtigerkulturpolitiknachdemersternweltkrieg»,in

KurtDüwelletWernerLink,Deutscheauswartigekulturepolitikseit1871,Cologne,BölhauVerlag,1981,p.46-61.[25].CitéparPhilipM.Taylor,BritishpropagandainthetwentiethcenturySellingdémocracy,op.cit.p.70-71.[26].JérômeBimbenet,Filmethistoire,Paris,ArmandColin,collection«U»,2007,p.221etsqq.[27].CitéparManuelGros,«Sportetpolitiques internationales»,inPierreCollomb(dir.),Sport, droit et relations internationales, Paris,

Economica,1988,p.195-217.[28].LesJeuxolympiquesdeParisen1924(6000athlètesde45nations)donnèrentlieuàdesmanifestationsdechauvinismeexacerbéde

lapartd’unepartiedupublic.Notamment,lorsdelafinalederugbyentrelesÉ.-U.etlaFrance,austadedeColombes,quidégénéraengrandpugilat, sur le terrain et dans les tribunes. Voir Patrick Clastres, Paul Dietschy, Serge Laget, La France et l’Olympisme, Paris, ADPF etministèredesAffairesétrangères,2004,p.90etsqq.[29].MoniqueBertolla,«LesVoyagesde JeanVilaretduTNPenUnionSoviétique», inCahiersd’histoire culturellede l’universitéde

Tours.LesVoyagesduthéâtreRussie/France,n°22,2009,p.241-253.[30].NigelGould.Davies,«TheLogicofsovietculture»,Diplomatichistory,n°2,avril2003,p.193-214.[31].FrederickC.Barghoorn,TheSovietCulturalDiplomacy.Theroleofculturaldiplomacyinsovietforeignpolicy,Princeton,Princeton

University Press, 1960, p. 75-76. Barghoorn parle de 375 000 personnes à temps plein employées dans l’appareil de propagande et de2millionsdepersonnesàtempspartiel(p.158).[32]. Chiffre tiré deVolkerR.Berghahn, « Philanthropy and diplomacy in the american century »,DiplomaticHistory, n° 3, été 1999,

p.393-419.[33].TadashiOgawa,«OriginanddevelopmentofJapan’spublicdiplomacy»,inNancySnowandPhilipTaylor,RoutledgeHandbookof

publicdiplomacy,NewYorkandLondon,Routledge,2009,p.270-281.[34].AnsbertBaumann,«Éducation et jeunesse :Resserrer les liens et approfondir la compréhensionmutuelle», inCorinneDefrance

(dir.),LeTraitédel’Élyséeetlesrelationsfranco-allemandes1945-1963-2003,Paris,ÉditionsduCNRS,2005,p.131-150.[35].AkiraIriye,CulturalInternationalismandworldorder,op.cit.,p.74.[36] . Lorenzo Delgado Gómez-Escalonilla, Imperio de papel. Acción cultural y política exterior durante el primer franquismo, Madrid,

ConsejoSuperiordeInvestigacionesCientíficas,1992,p.419etsqq.[37].NealMosesRosendorf,«BeElCaudillo’sguest:theFrancoregime’squestforrehabilitationanddollarsafterworldWarIIviathe

promotionofUStourismtoSpain»,Diplomatichistory,n°3,juin2006,p.367-407.[38].VoirJulienGueslin,«Ruraliesnordiques,éternellesetheureuses?LesÉtatsbaltiques,miroirdelaréflexionfrançaisesurlamodernité

(1920-1930»,inAnneDulphyetalii(dir.),LesRelationsinternationalesculturellesauvingtièmesiècle…,op.cit.,p.221-229.[39].ChloéMaurel,HistoiredeL’UNESCO.Lestrentepremièresannées1945-1974,Paris,L’Harmattan,2010,p.217etsqq.

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[40].En1946,alorsquelesnégociationsbattaientleurpleinpourdésignerlefuturpremierdirecteur,l’AméricainWilliamBentonconsultale diplomate français Henri Bonnet pour lui demander, naïvement, si le futur directeur général devrait nécessairement parler un françaiscourant. Bonnet, suavement, lui répliqua : « Que c’est ridicule ! Naturellement, ce n’est pas là l’essentiel, pas même la chose cruciale,simplementladonnéeindispensable!»,citéparRichardT.Arndt,TheFirstResortofkings,op.cit.,p.170.[41].Voirsurcesdébatsentredeuxtypesd’actionculturelle,ChloéMaurel,Histoiredel’UNESCO,op.cit.,p.40etsqq.[42].JulietteDumont,L’InstitutinternationaldecoopérationintellectuelleetBrésil(1924-1946),

Paris,IHEAL,2008.[43].S.E.Graham,«The(Real)Politiksofculture:USculturaldiplomacyinUNESCO,1946-1954,DiplomaticHistory,n°2,avril2006,

p.231-251.[44].VolkerR.Berghahn,«Philanthropyanddiplomacyintheamericancentury»,art.cit.[45].J.ManuelEspinosa,Inter-américanbeginningsofU.S.culturaldiplomacy1936-1948,Washington,Bureauofeducationalandcultural

affairs,1976,p.45etsqq.[46].EmilyRosenberg,Spreadingtheamericandream.Americaneconomicandculturalexpansion1890-1945,op.cit,p.31.[47].JeanRiffier,LesŒuvresfrançaisesenSyrie(1860-1923),Paris,L’Harmattan,2000,notammentchapitre9,p.237-293.[48].VoirDidierGrange,L’ItalieetlaMéditerranée(1896-1911),ÉcolefrançaisedeRome,1994,2vol.,chapitreXV,p.661etsqq.[49] . Pour aborder la question, voir le numéro de Diplomatic history, hiver 1986, et notamment l’article de Michael J. Hogan,

«Corporatism:apositiveappraisal»,p.363-372.[50].VoirVictoriadeGrazia,IrresistibleEmpire,op.cit.,p.299etsqq.(voir,notamment,p.309-310,lespressionssurÉdouardHerriotet

sonprojetdequotasen1928).[51] . Jacques Portes, « Les Origines de la légende noire des accords Blum-Byrnes sur le cinéma » Revue d’histoire moderne et

contemporaine,avril-juin1986,p.314-329.[52] . Nolwenn Mingant, « La Motion Picture Export Association de Jack Valenti (1966-2004), corps diplomatique des majors

hollywoodiennesàl’étranger»,Revuefrançaisedesétudesaméricaines,n°121,3etrimestre,2009,p.102-113.[53].LudovicTournès,«LaFondationRockefelleretlanaissancedel’universalismephilanthropiqueaméricain»,Critiqueinternationale,n

°35,avril-juin2007,p.173-197.[54].J.ManuelEspinosa,Inter-americanBeginningsofculturaldiplomacy1936-1948,op.cit.,chap.15,p.301-312.[55].JohnBoliandGeorgesM.Thomas,«Worldcultureintheworldpolity:acenturyofinternationalnon-governmentalorganization»,in

SanjeevKhagramandPeggyLevitt(dir.),TheTransnationalStudiesreaderIntersectionsandinnovations,NewYorkandLondon,Routledge,2008,p.474-489.[56] . Voir les réflexions d’Ariel Colonomos, « L’Acteur en réseau à l’épreuve de l’international », inMarie-Claude Smouts (dir.), Les

NouvellesRelationsinternationales.Pratiquesetthéories,PressesdeSciencesPo,1998,p.203-225.[57] . Leila J. Rupp, « The Making of international women’s organizations », in Martin H.Geyer and Johannes Paulmann (dir.), The

Mechanicsofinternationalism,Oxford,OxfordUniversityPress,2008,p.205-234.[58].ChristyJoSnider,«TheInfluenceoftransnationalpeacegroupsonUSforeignpolicydecision-makersduringthe1930s,Diplomatic

History,n°3,juin2003,p.377-404.[59].ArielColonomos,Eglisesenréseau.TrajectoirespolitiquesentreEuropeetAmérique,Paris,PressesdeSciencesPo,2000,p.69et

sqq.[60].Ibid.,p.146etsqq.[61].YvesDezalay,Marchandsdedroit.Lareconstructiondel’ordrejuridiqueinternationalparlesmultinationalesdudroit,Paris,Fayard,

1992.

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Chapitre5

L’actionculturelleetladiplomatiepublique

delaFrance

«FAITESAIMERLA FRANCE », disait Talleyrand à ses ambassadeurs : le propos résumeraitassez bien ce que doit être l’objectif de la diplomatie en général. Ainsi, pour se faire des amis àl’étranger,lerecoursàlacultures’estsouventimposécommel’unedesplusintéressantesressourcesquipuissentêtremobiliséesparunpaysetsonappareildiplomatique.LaFrances’estdistinguéealorstoutparticulièrementparmilesgrandesnationsparl’inventionprécoce,dèsleXIXesiècleenfait,d’undispositifd’actionculturelle(uniondesacteurspublicsetprivés)mondialisé,lepremieraumondeentermes quantitatifs, copié dans une certaine mesure par d’autres États au vingtième siècle (voirchapitre 4). Et, depuis le traité de Versailles, le poids culturel de la France dans le monde a étéconstammenttrèssupérieuràsonpoidsgéopolitiqueetéconomique(pertepresquetotaleen1918des38,5milliardsdefrancsdecapitauxextérieursd’avant1914).Aucœurdecetteactionculturelle, setrouve ledispositif,plusétroitmaiscentral,de ladiplomatieculturelle (l’actiondesdiversacteurspublics, surtout le ministère des Affaires étrangères) dont la mission historique fut de piloter laprojection culturelle extérieure française et d’assister les divers acteurs privés (congrégations,Alliancefrançaise)associéshistoriquementàcetteentrepriseà travers levastemonde.Et,aumoinsdepuisune trentained’années,onpeutmêmeassocierassezétroitement levolet interne(lapolitiqueculturelleetscientifiquedans l’Hexagone)et levoletexterne(laprojectionculturelleextérieure) duprojetculturel françaisdanscequ’onappelledésormais ladiplomatiepublique.Ne serait-cequ’entermesd’offreculturelleàl’extérieurdelaFrance,lavitalitédelapremière(enmatièredeproductioncinématographiquenotamment)conditionneengrandepartielessuccèsdelaseconde.Sur tout le siècle, endépitdesproblèmessérieux rencontrésdepuis lesannées1980,cetteaction

culturelle extérieure a contribué à exhausser la France au-dessus d’elle-même, à lui conférer unevisibilitéetuneaura internationalesévidentes.Après1945eneffet, laFrancefut laseulepuissancemoyenneaumondedotéed’unstatutde«grandepuissance»:labombeatomique(1960)d’uncôté,unsiège de membre permanent à l’ONU, un discours politique ambitieux et le prestige d’une culturevivanteetd’unelangueparléesurtouslescontinentsdel’autre,furentsesatoutsmajeursjusqu’àlafindusiècledernierpoursoutenirlarevendicationde«grandeur».Cetteambitiondeparleraucœurdel’humanité tient à une longue histoire qui remonte, sinon auMoyenÂge, dumoins à la Révolutionfrançaise,lorsquelaFranceafficheunprosélytismepolitiqueetculturelflamboyant.Depuisdeuxcentsans, ce dernier reste d’ailleurs merveilleusement plastique et associe à la fois les valeursaristocratiquesdel’artdevivreetdela«distinction»d’uncôté,etcellesdelamodernitépolitique(lesdroitsdel’hommeetducitoyen)etculturelle(lesavant-gardes)del’autre.Constitutifdel’identitéfrançaise,ils’estexacerbéàlafinduXIXesiècledansuncontextederelatif

déclin politique et militaire après les défaites de 1870 et de 1940. Dans un pays connu pour ses

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traditionnellesdivisionsinternes,cetteambitiond’uneprojectionculturelleextérieuremondialearéunipresqueconstammentlesdifférentesfamillespolitiquesetspirituelles.Parcequ’ellefutunepolitiquede moyen et de long terme, cette action fut donc à la fois un outil permanent de la puissancediplomatique et un élément de relatif consensus au sein des élites[1]. Paradoxe cependant de cetteambition tenace, il n’existe aucun texte qui soit en quelque sorte la charte de l’action culturellefrançaise.Àdéfautd’avoirétéexplicité, lecredo resteuneconviction intimedesélites françaises :l’influencedetypeculturelestunressortessentieldelapuissancefrançaise,etils’agitlàd’uncombatpermanent.

Ledispositifd’actionculturelle:lepremieraumondeauXXesiècle

À l’origine, au XIXe siècle, les principaux acteurs de l’action culturelle extérieure furent desgroupementsprivés,laïcsoureligieux(voirchapitre4).Etc’estl’und’entreeux,l’Alliancefrançaise(1883),quivamêmeinventerl’essentielduprogrammedetoutel’actionculturellefrançaiseauXXesiècle : le choix de soutenir la diffusion de la langue française via l’action scolaire et les diversmécanismes de diffusion culturelle (recours aux livres, à la conférence, au théâtre, aux boursesd’étude).Outre l’ancragede ce dispositif dans la durée, symbolisé par des constructions d’édifices(lycées, instituts, Alliances françaises) aux quatre coins du monde, son autre grande force fut deproliférerassezlibrement,voireanarchiquement,endehorsdeParis.Nombred’institutionsculturellesmajeuresnaquirentenfaitdel’obstinationdéployéeparunambassadeurouparungranduniversitaireplutôtquede l’engagementpropreà l’administrationcentraleduQuaid’Orsay.L’ensembleconstituefondamentalement un organisme pluriel et libéral, le premier au monde en termes d’équipementsculturels (lycées, instituts, Alliance française) et de personnel utilisé (titulaires et non titulairesfrançaismaisaussitrèsnombreuxétrangersbénévoles).

Objectifsdel’actionculturellefrançaiseetsesliensavecl’actionpolitique

Nous avons vu dans le chapitre 4 qu’au moins deux grands objectifs sont poursuivis par lespuissancesquiseserventde l’outilculturel : la recherchedecoopérationavecdespartenaireset ledésirdecréerchezd’autrespeuplesdesliensd’amitiésolidesafindefavoriserunprojetd’influence.OnpourraitajouterconcernantlaFranceuntroisièmeobjectifquiseraitl’acharnementàdéfendresalanguepartoutdans lemonde[2].Àpartir de là, quels sontplusprécisément les liens entre l’actionculturelleet l’actionpolitique?D’unepart, l’actionculturellenevautquesielleestdésintéressée ;d’autrepart, iln’estpasdit,eneffet,qu’ellepuissetout,quellequesoit laqualitédecetteprésenceculturelle extérieure. Bien souvent, au contraire, les situations diplomatiques restent tributaires desduresconsidérationspolitico-économiques:l’envoidelaJocondeauxÉtats-Unisenjanvier1963nesuffit certes pas à désarmer l’hostilité des milieux dirigeants américains vis-à-vis de la FrancegaullisteetlesaccordsdeMunich,enseptembre1938,portèrentuncouppresquefatalàl’exceptionneldispositif culturel français en Tchécoslovaquie. Devant un contexte difficile où des antagonismespolitiques sérieux sont en jeu, l’action culturelle joue alors le rôle du pompier faiblement doté ; àdéfautd’éteindrel’incendie,elletentedelecirconscrire,enattendantdestempsmeilleurs.Ainsi,en1947, un don très important de livres se prépare à destination, notamment, de l’Europe centrale et

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orientale.MaislecoupdePrague,en1948,et lafermeturepolitiqueetculturellegénéraliséedecespaysannulentletrèslentprocessus(réalisationdelistesbibliographiques,sélectiondesdestinataires)misenœuvreàParis.C’estdirequeletempsducultureletletempsdupolitiquenesontpasforcémentlesmêmes,etque

l’actionculturelleextérieure,qui s’inscrit sur le long termepourprétendre réussir,n’apas lamêmecapacitéàréagirvitequenel’aladiplomatiepublique.

Accompagnerl’actionpolitique

Danscertainesrégionsdumonde,àcertainsmomentsduvingtièmesiècle, l’actionculturellevientassisterl’actionpolitique.Ils’agitdoncd’uneactiondiplomatiquedansdespaysamisoupartenaires(coopération),etoù ledispositifculturelépaule,prolonge, faciliteuneactionpolitique.Ainsi,avant1914,ledéveloppementdupremierréseauculturelfrançaismoderneàl’étrangers’accélèreenRussieet enAngleterre.L’Alliance françaisemultiplie la création de comités (3 comités en 1904 et 26 en1914 en Grande-Bretagne ; 20 comités en Russie en 1910) et les universités de Paris et de Lilleautorisent, d’un côté, la création de l’Institut de Saint-Pétersbourg en 1911 et, de l’autre, celui deLondres en 1913. Pendant l’entre-deux-guerres, c’est en Europe centrale et orientale que la Francetented’exercerunehégémonieglobale.L’actionculturelleoccupeainsiuneplacemajeuredanscettezone.Laplupartdes instituts françaisdurant lapériode furentcréés làet lesalliances françaisesdePrague et Sofia sont logées dans les murs de l’institut français local. Il ne surprend guère que laTchécoslovaquie(qui fut, jusqu’enseptembre1938, leplussolide lienpolitiqueavec laFranceà lasuite du traité politico-militaire de janvier 1924), concentrât un dense ensemble d’institutionsculturellesfrançaises:institutfrançais(1920),RevuefrançaisedePrague(1922),lycéefrançaisdePrague(1919),Alliancefrançaise(37comitésenmai1921,70enjuillet1928,72en1938).En1935,la signature d’un des premiers accords de coopération culturelle existants alors entre la France etl’Autricheintervientdanslecontextedeméfiancecommunevis-à-visdelanouvelleAllemagnenazie.Prenonsuneautrerégiondumonde,etàuneautreépoque,aveclecasdel’Afriquefrancophonedans

lesannéesde l’immédiatedécolonisation.Lapolitiquedecoopérationculturelleet techniquemenéeaprès les indépendances seconde la volonté de garder des liens politiques forts avec les anciensterritoiresdel’Empire.L’envoimassifd’enseignantsfrançais,payésenpartieparlesgouvernementslocaux,apermisdanslesannées1960et1970defairefonctionnerlessystèmesscolairesafricains.

Leseffectifsd’enseignantsencoopérationmisparlaFranceàdispositiondesÉtatsfrancophonesenAfriqueetdansl’OcéanIndien(1962-1978)[3]

Pays 1962 1966 1972 1978Algérie 6542 3686Maroc 6269 6410 6623 9602Tunisie 1112 2500 2671Coted’Ivoire 661 1000 2354 2895Autres 2572 4450 5105 5813Totaux 10614209022043918310

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SilesÉtatsduMaghrebontréussiassezviteàassurercomplètementlarelèvedansl’enseignement

primaire, lacoopérationdans le secondaire (sciences,mathématiques, français) et le supérieur s’estaffirméedanslesannées1970.

Compenserlesdéclinspolitiqueetéconomique

L’actionculturellepeutseretrouver,assezsouvent,endécalageaveclaconjoncturepolitiqueet/ouéconomiquebilatéraleintervenueentreteloutelpayset laFrance.Dansdessituationspolitiquesdetensions,l’usagedel’outilculturelpeutpermettreaunavirefrançaisdenepascomplètementfaireeauet de mettre à la cape en espérant une amélioration future des relations. Ainsi, en 1923, lors del’occupation de la Ruhr par les Français et les Belges, de violentes campagnes d’opinionantifrançaises éclatent en Europe (Scandinavie) et aux États-Unis. On voit alors les alliancesfrançaiseslocalestenterdegarderleursérénitéencontinuantleuractionquotidiennedeconférenceetde manifestations artistiques françaises. Sur toute la période de l’entre-deux-guerres où l’imagepolitique de la France est très écornée en raison du non-paiement des dettes interalliées, l’actionculturelle française aux États-Unis s’avère une chambre de compensation incontestable. Mais lesmeilleurs exemples d’un décalage entre une action culturelle active et une situation politico-économiquefrançaisedégradéeseraientd’uncôtél’Égypteaprès1882,etdel’autre,l’Amériquelatineaprès1918.EnÉgypte,lesAnglaisévincèrentlesFrançaissurleplanpolitiqueaudébutdesannées1880.Mais

ceux-cigardèrentjusqu’en1920uneavanceculturellesurceux-là.En1917,50000élèvesapprennentlefrançaiscontre45000l’anglaiset32000l’italien.Lesélitesdel’administration,desprofessionslibéralesetdel’économieluiconserventleurattachementcarilestleviatiquenécessairepourintégrerl’État moderne vers 1900[4]. Mais les mesures scolaires prises en faveur de l’anglais en 1925contribuentàl’affaiblirdurablement.Toutefois,lepublicfrancisant(surtoutchezlespopulationsjuivesd’Égypte)demeureimportantjusqu’en1940grâceàl’ouverturededeuxgrandslycéesdelaMissionlaïque.Etleslivresfrançaisrestentaupremierplandespublicationsétrangèresdanslesannées1930.En Amérique latine, l’influence française fut puissante avant 1914 dans les trois pays majeurs

qu’étaientl’Argentine,leBrésiletleMexique.Mais,durantl’entre-deux-guerres,laFrancenecessedeperdreduterraindevantlesÉtats-Unissurleplanéconomique(plusde125%d’augmentationducapital investi dans cette zone entre 1919-1929), culturel (hégémonie presque totale du cinémahollywoodiendanslaprogrammationetdesagencesdepressenord-américaines)ettechnico-scientifique(multiplicationdeséchangesscolairesàlafindesannées1930).Et, sur le plan politique, elle doit tenir compte de la fascination exercée par les nouveaux régimesautoritaireseuropéenssurcertainesélites locales[5].Cependant,grâceà l’aurade sesécrivainsquisont régulièrement invités en Argentine et au Brésil, à la renommée de certains de ses historiens,philosophesousociologuesdontlesvenuessontdésiréesicietlà(voirchapitre2pourlacréationdel’universitédeSãoPauloen1934),àlarésistancedufrançaisdanslessystèmesd’enseignement(danslesannées1930etdébut1940,françaisetanglaissontencoresurlemêmepied),laFrancedispose,malgrétout,d’uncréditremarquablequi luipermeten1945-1946debénéficierdel’appuidesÉtatssud-américainsafind’arracherlessiègesdemembrepermanentauconseildesécuritédel’ONUainsiqueceluideParispourl’UNESCO.Iln’estguèreétonnantqu’unecommissionadhoc sesoit réunie

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seizefoisàParisafind’examinerunpland’actiongénéralenAmériquelatine.

Faciliterl’actionpolitiqueetéconomique:lacoopération

Danscertainscas,ladiffusionculturelleetlacoopérationscientifiqueontpuserviràamorcerundialogue politique et économique. L’accord de coopération culturelle et scientifique en 1978 signéaveclesChinoisdansledomainedesscienceshumainesfutleprologuedelareprisederelationsplusgénérales.Demêmeaveccertainspaysdublocsoviétiquedanslesannées1960et1970,lesaccordsdecoopérationscientifiqueettechniqueontconstituélevecteurprivilégiédesliensbilatérauxentrelaFranceetdespayscommelaPologneoul’URSS.Aveccedernierpays,ladiplomatiegaullistemetenœuvre à partir de 1964 une triple coopération scientifique (nucléaire, spatiale, audiovisuelle),exceptionnellealorsentreunpaysdel’OuestetceluideshéritiersdeLénine[6].Ellerévèletouteslesambitions diplomatiques françaises du moment qui visent à constituer la France en intermédiaireprivilégié entre les deux blocs. Cette coopération servira à son tour de référence pour les futursaccordsdudébutdesannées1970entrel’URSSetlesÉtats-Unisoul’URSSetlaRFA.Pluslargement,lerapideessordelacoopérationtechnico-scientifiqueetculturelleavecdespaysen

pleine progression économique dans les années 1960 a constitué un stimulant défi pour l’actionculturelle extérieure française quand la France a été sollicitée pour former des cadres en Inde, auPakistan, au Brésil, en Indonésie ou au Nigeria. Trente missions d’experts, cinquante missions auBrésil, un programme d’irrigation en Malaisie, une mission d’étude pour la construction d’unaérodromeenIndonésie:telssonten1964quelques-unsdesexemplesdecoopération[7].Enfin,depuislestrentedernièresannées,laculturefrançaiseexportéedanslemondedevientdeplus

en plus une ressource d’appoint pour la réalisation d’objectifs économiques. Décidée en 2007, laconstructiond’unmuséeàAbouDhabiau labeldu«Louvre»,moyennantunmilliardd’euros(dont400millionsd’expertise),s’inscritducôtéfrançaisdansunepolitiqueplusgénéraledegroscontrats(dansl’aéronautiqueetlenucléaire).Tardivementdanslevingtièmesiècle,àpartirdesannées1960avecleconceptetlapratiquedela«coopération»,laFrancefaitenfinjouerlasynergieentrecultureetéconomie.Elles’avéraitbienincapabledeleréaliseraudébutdesannées1900quand,parexemple,dominanteculturellementdansl’Empireturc,elleperdait touslesgrandscontrats(dont lechemindeferBerlin-Bagdad)auprofitdel’Allemagne.

Actionvialalanguepourdiffuserlaculturefrançaise

Ilexisteunpostulatéminemment françaisselon lequel la langues’avère levecteuressentielde laculture.À ce titre, aumoins jusqu’aux années 1970 quimarquèrent alors l’apparition de nouvellespriorités (l’audiovisuel surtout), le livre, le théâtre, l ’exposition artistique, le cinéma furent perçuscommedesauxiliairesdelalangue.Dansceschéma,leslocuteursdefrançaissontconsidéréscommeunpublicquasicaptifpourlesproductionsculturellesfrançaisesetfrancophones.Dansledomainedel’actionculturelleextérieure, leQuaid’Orsays’estalors trouvésecondé jusqu’auxannées1950parune autre institution publique qui n’est autre que l’École normale supérieure.Avant la création desconseillers culturels dans la décennie 1940, cette fonction diplomatique se trouve de facto le plussouventassuméeparlesdirecteursdesinstitutsfrançaischoisis,enrèglegénérale,danslevivierdesnormaliens. Il y eut doncune sorte de condominiumQuai d’Orsay-rue d’Ulmqui conféra à l’action

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culturelle extérieure son double accent d’enseignement de la langue et d’initiation aux humanitésfrançaises. Toutefois, à partir de 1945, les services culturels entendent davantage souligner lesréalisationsscientifiquesettechniquesatteintesparlaculturehexagonale.En1954,eneffet,cefutlephysicienPierreDonzelotquifutnomméàlatêtedesservicesculturelsdel’ambassadefrançaiseauxÉtats-Unis.Onattendaitprincipalementdeluiqu’ilaidâtànouerentrelesuniversitésfrançaises(etpasseulementParis)etleurshomologuesaméricainesdesliensplusétroits.

Actionscolaireetparascolaire

L’actionculturellefrançaises’estvouluependantquasimenttoutlevingtièmesiècleune«diplomatiede la langue » : contrairement aux deux siècles précédents, l’expansion du français avait, en effet,cessé d’être une donnée naturelle après 1815. Qu’il s’agisse des diplomates ou d’un acteur privéofficieux tel l’Alliance française, leur premier souci fut de soutenir la diffusion de la langue.Principalement(àl’exceptiondubassinméditerranéen)languedesélitesaristocratiquesetdelagrandebourgeoisiecultivée jusqu’en1914, tout l’effortdudispositifd’actionculturellefrançaisaprès1918fut de trouver désormais de nouveaux publics pour la langue française dans les classesmoyennes.L’action a pu être indirecte (veiller à la bonne place du français dans les systèmes d’enseignementétrangers,accueillirdesétudiantsétrangersenFrance)oudirecte(favoriserl’implantationàl’étrangerdestructuresscolairesetparascolaires).

Actionindirecte

Il pourra surprendreque l’examendes statistiques scolaires fût l’unedes principales occupationsréservées au personnel des ambassades. Aux États-Unis, jusqu’en 1914, la concurrence avecl’allemandobsédaitlesdiplomatesfrançais.Onvoitaussilesalliancesfrançaiseslocalesœuvrerpourappuyer le français dans telle ou telle ville ; àNewYork, en1903, la pressiondu comité local del’Allianceparvientàfairerétablirlaparitéentrelefrançaisetl’allemanddanslesécolespubliques.AprèslaGrandeGuerre,lefrançaisdépassel’allemanddanslesecondaireetdanslesupérieur.Cettesoudaine embellie se prolonge jusqu’au début des années 1930, due aussi à l’attraction touristiqueexercéepar laFranceauprèsdesAméricains (250000personnesviennent chaqueannéeenEuropedanslesannées1925-1930).Àlafindesannées1920,surles24%d’élèvesdusecondaireetdeshighschoolsquiétudientunelangueétrangèremoderne,13,2%prennentlefrançais,9,6%l’espagnol,1%l’allemand.Mais,dans ladécennie1940, l’espagnolsupplante le françaisdans leshigh schools[8].Cependant, les services culturels deNewYork ontmené dans les années 1950 et 1960 une actionobstinéedanslesmilieuxdusecondaire(highschool)pourmaintenirlaprésencedufrançaisenbonneposition(ildemeuremêmepremièrelanguesurlacôteestdanscesannées)ens’appuyantdeplusenplussurlesassociationsd’enseignementdontl’Americanassociationof teachersof frenchcrééeen1927 ; dans le supérieur, ils favorisèrent l’implantation dans les universités de centres de culturefrançaise (« maisons françaises ») qui constituaient le lieu adéquat pour recevoir conférenciers etexpositionsartistiques.Uneautrezoneoùladiplomatiefrançaiseaconsentidegroseffortspourpréserverlefrançaisserait

la RFA dans les années 1960 et 1970. En effet, entre 1949-1964, les Länder (pour des raisonsd’harmonisation)décidèrentque l’anglaisserait laseulepremière langueétrangèrevivanteautoriséedans le système secondaire public. Devant un tel recul, des contre-feux furent déclenchés grâce à

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l’action linguistiquemenéeauseindes18 instituts/centreculturels français (10à19000élèvesparan),grâce à la signaturedu traité franco-allemandde1963avec sonvolet jeunesse et, enfin,par ledémaillagede la loipuisque le français fut, en1971, ànouveaudisponible commepremière langueétrangère.

Actiondirecte

Il s’agit par là de créer directement des structures scolaires ou parascolaires (cours du soir),d’envoyeraussidesprofesseurs/instituteurs/détachésdel’Éducationnationaleafinderenforcerl’offrelocaledefrançais.Ainsi,en1937,onnecomptaitpasmoinsde648professeursdétachésdont243enEurope et le reste essentiellement aux États-Unis. Et c’est après 1945 que, grâce à l’octroid’instituteurs détachés, l’Alliance française devient véritablement une institution enseignante,gestionnaire direct désormais d’un enseignement propre. Par ailleurs, la pédagogie du « françaislangue étrangère » estmise au point après 1945 par le directeur de l’École pratique de l’AllianceFrançais(àParis),GastonMauger.Enjuin1955,oncomptabilisait90enseignantsdétachésdanslescomitésdel’Alliancefrançaisepourunpublicscolairede60000personnes;en2004,ellescolariseplusde400000élèves.Maisc’estaussiparlacréationdelycéesetd’institutsgérésparleMAEqueledispositifscolaireetparascolairefrançaisserévèlesurlesiècleécouléleplusimportantaumonde.Nous le détaillerons un peu plus loin. Ce réseau des instituts fut d’emblée, comme dans le cas del’institut deFlorence (1908),mis au service de l’action linguistique et scolaire.Non seulement cesmaisonsontpudispenserdescoursde langueen leur seinmais, àpartirdudébutdesannées1950,consigne expresse leur est donnée par Paris d’opérer dorénavant le recyclage des professeurs defrançais locaux.Dans le contexte de déclin du français dans les systèmes d’enseignement étrangersaprès 1950, certains instituts jouentmême un rôle clé pour empêcher la débâcle. C’est le cas, parexemple,del’institutfrançaisd’Athènesquiformeunquartdesprofesseursdefrançaisentre1954et1970etcréeunetrentained’annexesscolairesdanslepays.Danslestrentedernièresannées,commenous l’indiquerons un peu plus loin, cette activité enseignante des instituts s’est encore davantagerenforcéepourcompenserlereculaccélérédufrançaisdanslessystèmesd’enseignement.

Ladiffusionculturelle

Jusqu’aux années 1970, l’offre culturelle a toujours été perçue comme subordonnée à la prioritélinguistique.Maisellen’enapasmoinsététrèssubstantielle.Axéejusqu’en1940surtoutsurl’envoidelivresetsurl’usagedelaconférence,elles’estenrichieaprès1945parlerecourssystématiqueàl’expositionartistiqueetàlaprojectiondefilms.Entre1945-1960,pasmoinsde82tournéesthéâtraleset468expositionsfurentorganiséessousl’égideduQuaid’Orsay.Véritabletêtechercheusepourcedernieravant1914,l’Alliancefrançaiseeutlemérited’inventerlaplupartdecesmodesd’interventionenenvoyantdeslivresàsescomitésàl’étranger,enincitantdesuniversitairesàdispenserdescoursd’été à l’étranger (MichelBréal àChicago en 1898) ou en organisant demanière systématique destournéesdeconférenciers.Après1918cependant,cefutleréseaudesinstitutsetcentresculturelsquiassumelegrosdecesactivitésculturelles,d’autantque,leplussouvent,lesinstitutsfrançaisontplutôtchoisideprivilégierun rôledemédiateurculturelplutôtquedesecantonnerdansunepureactivitéscientifique.Le rôlehistoriquedesnormaliens (issusde la filièrehistorico-littérairepourbeaucoupd’entreeux)dansladirectiondesinstitutsjusqu’auxannées1960apermisdesoutenircechoixd’uneactivité culturelle généraliste au détriment d’une approche scientifique plus spécialisée. Cette

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orientationfutégalementd’autantplusfacileàadopterque,jusqu’auxannées1960,laFrancedisposesur le plan intellectuel et artistique d’une très forte aura dans lemonde. Faire connaître Camus et Sartre dans les années 1940, le Nouveau Roman à la fin des années 1950, la Nouvelle Vaguecinématographiqueaudébutdesannées1960,lestructuralismeaudébutdesannées1970:lescentresdeculturefrançaisedanslemondepouvaientlégitimements’appuyersurl’exceptionneldynamismedela scène culturelle et intellectuelle hexagonales pour assurer leur fonction de diffusion. Nousprésenteronsrapidementquelques-unsdecessupportsdel’actionculturelleextérieure.

Lelivrefrançaisàl’étranger

Si en 2010 la Bibliothèque nationale de France a légué à la bibliothèque d’Alexandrie480 000 ouvrages, la tradition est forte, au vingtième siècle, d’une politique du livre français àl’étranger.C’estl’Alliancefrançaisequil’ainauguréeàlafinduXIXesiècleàtraversdescomitésdotés de bibliothèques et/ou de l’envoi de livres par le siège parisien. En 1891, les comités deConstantinopleetdeSmyrnedisposaientd’unerichebibliothèque,lesecondd’entreeuxouvremêmeun cabinet de lecture. En 1905, les comités états-uniens disposaient de 50 000 volumes. L’Étatcommence à dégager des crédits en 1910 et approfondit son action dans l’entre-deux-guerres enalimentantdesbibliothèquesétrangères(245en1925)enrevuesetlivres.Ilcontribueaussiàaiderlaprofession en soutenant l’organisation d’expositions sur le livre français dans plusieurs payseuropéens.Surtout,en1936, legouvernementdeFrontpopulairedécidad’uncréditexceptionnelde20millionsdefrancsenfaveurdulivrefrançaisàl’étrangeret7000titresfurentsélectionnés,choisislibrement par les établissements d’enseignement et les bibliothèques étrangers. Après 1945, cettepolitiquedulivreestrepriseassezvigoureusementaussibienparleQuaid’Orsayqueparl’Alliancefrançaisepuisqu’undeuxièmegranddondelivresestplanifiéen1947etqueleQuaid’Orsaymetaupoint,de surcroît,un«servicedesnouveautés».Unplan«médiathèques» lancéen1993estvenuconfirmercettetrèsancienneorientation.

Laconférenceàl’étranger

Danscedernierdomaine (voirchapitre2),ce furent les riches (oudumoins leur fortunépremierprésident, James H. Hyde) alliances françaises nord-américaines qui inventèrent la formule sur unmodesystématiqueen1902.Avecdeuxconférenciersinvitéschaqueannée,ilexistaituncircuit long(60à70conférencessur troismois)etuncircuitcourt.Dansl’entre-deux-guerres, les300alliancesnord-américainesontcontinuéàoffriruncadred’accueilprivilégiépourlesconférenciersfrançais.LeseulFrenchInstituteàNewYork,entre1922et1939,proposaprèsde300conférences.Jusqu’en1940,lesthèmesprivilégiésfurentlesartsetleslettresalorsqu’aprèsledeuxièmeaprès-guerre,lamontéedesthématiquesscientifiquesettechniquesetl’insistancesurl’actualitédesscienceshumainessefontjour.

Lesmanifestationsartistiques

AuXXesiècle,ladiplomatieaeurecoursàl’artafindesusciterdescourantsd’amitiéetgagnerducrédit politique.On peut peut-être faire remonter à l’exposition de San Francisco en 1915 le coupd’envoi de cette politique.Ce fut explicitement unemanifestation de propagande française, dans unpays où l’influence allemande était forte, qui fut organisée en cette année-là. Mais l’utilisationpolitique de l’art prit une tournure encore plus significative dans la fin des années 1930 dans le

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contextedepréguerre.LeQuaid’Orsayetl’officieuseassociationfrançaised’expansionetd’échangesartistiquescrééeen1922(devenueplustardassociationpour l’actionartistiqueouAFAAen1934)organisèrentalorsdegrandesexpositionsdeprestigesusceptiblesd’enthousiasmerlepublicétrangeretdesusciterdescourantsdesympathiepolitique.Dansdiversendroitsdumonde,à laveillede laSecondeGuerremondiale,àVarsovieetPrague(1937),auCaire(1938),àNewYorketBuenosAires(1939),setinrentdesmanifestationspicturalesprestigieuses.Après guerre, leQuai d’Orsay et l’AFAA, voire leministère desAffaires culturelles à partir de

1959,augmentèrentconsidérablementleurintervention.Sil’onprendlesÉtats-Unis,quelquesgrandesexpositions rythment l’après-guerre, de la grande exposition sur les tapisseries en 1947 (qui fut unrelatif échec) aux fastes culturels de l’Ancien Régime déployés au début des années 1960 avec ledéplacement deLa Joconde (1963), l’exposition des « Trésors de Versailles 1681-1789 » (1962-1963),ouencoreunemanifestationcentréesur«TheSplendidCentury1600-1715»(1960-1961).Lesuccèsfutindéniable,saufàNewYorkpourladernièredesexpositionsicicitées[9].AumomentoùlaFrance gaullienne critique souvent les États-Unis, ces grandes machines culturelles ont la vertu deparler de la France aux Américains sur un mode enchanté et par-delà l’écume des événementsdésagréables, sur un plan distinct de celui révélé par les intérêts politiques et la conjoncturediplomatique. Mais, à côté de ces manifestations en direction du grand public, les universitésaméricainesaccueillaientdesexpositionsplusdiscrètesetplusciblées,tellecetteexpositionBalzac,montéeen1950etquicirculapendantdeuxans,oucetteexpositionsurles«universitésfrançaises»inauguréeen1954àColumbia.

Undispositiflibéral

L’État,auXXesiècle,ajouéunrôlegrandissantdansl’actionculturelleextérieuregrâceàl’actionduQuai d’Orsay. La responsabilité de celui-ci dans le dispositif d’ensemble de l’action culturelletrouve son apogée dans la période 1945-1980. Depuis, on a assisté au retour à une action plusdiversifiée, sur le modèle des années 1900-1945, menée soit par de nouveaux acteurs publics (leministère de la Culture depuis 1959, certaines collectivités locales), soit par une multiplicationd’initiatives privées permises par l’interconnexion étroite du monde. Cette pluralité libérale futcertainement l’un des grands atouts de cette action culturelle extérieure bien qu’il soit difficiled’évaluerjusqu’àquelpointlepluralismenesombrepasdansladispersion.Autotal,sil’onprendlafindesannées1970,lesacteursprivés(dont14000religieux)etacteurspublics(dontunpeuplusde36000agents titulaires)représentaientunpeuplusde100000personnesselonlescalculsd’AlbertSalon.Maiscechiffrelaissedecôté,parexemple,lescentainesdemilliersdeprofesseursdefrançaisdans le monde et tous les bénévoles étrangers qui composent les comités locaux de l’Alliancefrançaise !D’ailleurs, l’aidediscrètedecesétrangers,«amisde laFrance», expliqueenpartie laréticence de beaucoup de diplomates à créer des structures de propagande/information à l’étranger(comme cela fut tenté aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres). L’autre facteur essentiel dans ledomainedel’actionculturelletientàlaqualitédesindividuscarcelle-ciserévèle,commelaguerre,un«artd’exécution»quines’apprendpasdanslesécoles.Danscedomaine,onnepeutespérerbâtirqu’avec des « pierres vives ». Cette donnée explique l’importance capitale des initiatives priseslocalementparlesacteursculturelsfrançaisouamisdelaFrance.

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DesacteursplurielsmaisdominésparleQuaid’Orsay

Privésoupublics,lesacteursculturelsextérieursfurentnombreuxmaisrestèrent,après1918entoutcas,dominésparlerôlemajeurdesdiplomatesduQuaid’Orsay.Desurcroît,ainsiquenousl’avonsindiquédéjàci-dessus, lerôledesnormaliensauseindesinstitutsculturelspermetassezsouventdechapeauterd’autresinstitutionstelleslescomitésAlliancefrançaise,ceciaumoinsjusqu’en1945.Lesacteursdecedispositifculturelextérieurfurentdoncmultiplesmaisassezsouplementreliésentreeuxmalgrétout.

Acteursprivés

–CongrégationscatholiquesDavantage que les missions protestantes, pourtant actives dans le Pacifique (Tahiti, Nouvelle

Calédonie) ou dans l’Océan Indien (Madagascar), ce sont surtout les missions catholiques qui ontœuvréàladiffusiondelalanguefrançaise.EllessemultiplièrenteneffetdèsledébutduXIXesiècleaveclacréationdel’ŒuvredelaPropagationdelaFoi,en1822,àLyon.SousleSecondEmpire,plusde trente congrégationsmissionnaires apparurent. Présents au Proche-Orient, enAmérique latine, etjusqu’enChine, lesmissionnairescatholiquesfrançaiscomptent20000personnesjusqu’en1914.Ilssontalorsleprincipalatouthumainpourlaprésenceculturelleextérieurefrançaise.Lesrépublicains,parlabouchedeGambetta,enconvinrentd’ailleurstrèsvite:«L’anticléricalismen’estpasunarticled’exportation ». Ils continuèrent ainsi les subventions et la protection aux établissementsd’enseignementcongréganistes(en1875,lacréationdel’universitéjésuitefrancophoneàBeyrouthestfavoriséeparGambetta)etmaintinrentlesdiverspetitsavantagesmatérielsdontpouvaientbénéficierles religieux (passagesgratuits sur lesnavires).Avantdecréer sespropresécolesoucours, surtoutaprès 1945, l’Alliance française s’appuie elle aussi sur les religieux (ses) et les établissementsscolairesqu’ellessubventionnent;unquartdesécolessubventionnéesparl’Alliancefrançaiseavant1914setrouventdansl’Empireottoman.Nousavonsdéjàcitélechiffrede100000enfantsscolarisésdans l’empire turc avant 1914, essentiellement par les religieux(ses) français(es) dans plus de5000établissements.LaSyrie(LibanetSyrieactuels)futleurfiefetlesdiplomates,jusqu’en1918,privilégièrent ostensiblement les congrégations au détriment de cet autre organisme de diffusionculturelle que fut la Mission laïque. L’Amérique latine est l’autre grande zone où la scolarisationconfessionnelle en langue française joue un poids certain ; au début des années 1930, lesétablissements congréganistes de souche française scolarisent encore quelque 150 000 élèves. Si,après 1945, cet enseignement catholique à l’étranger s’amenuise, il restait encore en 1977, selonAlbertSalon,16000 religieux immatriculésdans lesconsulats françaisdont14000assumaientuneactivitéculturelle.–L’AllianceisraéliteuniverselleFondéeen1860,cetteassociationorganisedesécolesprimairesdanstoutlebassinméditerranéen

enmettantlefrançaisàl’honneur.Elledisposeen1865decinqécolesetde680élèves,en1880de43 000 élèves et, en 1939, de 40 000. Dans les années 1930, elle reçoit de fortes subventions,équivalentesousupérieuresàcellesquerecueillealorsl’Alliancefrançaise.En1940,elleobtientunesubventiond’unmilliondefrancs.DéjàdepuisleSecondEmpireavecleministredel’InstructionPubliqueVictorDuruy,l’Étatentend

nepaslaisserlescongrégationsseulesmaîtressesduterrain,enChineetenTurquienotamment,oùun

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lycéelaïc(galatasarayquidonnesonenseignementenfrançais)estsubventionnédès1868.Mais,aveclaMissionlaïque(1902),etsurtoutaveclacréationdel’Alliancefrançaise(1883),apparaissentdesorganesprivéslaïcsàstatutofficieuxdontlerôles’avèrecapitaldansl’histoiredel’actionculturellefrançaise. Mais, au côté de ces acteurs bien visibles car très bien institutionnalisés, il existe unemyriaded’autresintervenantsdontl’examennepourraêtreicivéritablementeffectué:deslibrairesetgaleristes installés dans une grande ville étrangère à l’association des professeurs de françaisenseignant à l’étranger (900 000 personnes en 2000) en passant par quelques grands cuisiniers, lesformes de la présence culturelle française sontmultiples et, parfois, difficilement quantifiables[10].Mais si l’onprend,par exemple, l’Americanassociationof teachersof french auxÉtats-Unis dansl’entre-deux-guerres,avecses2008membresen1940 (ilyavaitàpeuprès25000professeursdefrançaisdanslesannées1930),ellefutl’undesinterlocuteursconstantsdel’ambassade.–L’AlliancefrançaiseLacréationen1883del’Alliancefrançaisepermitàl’Étatrépublicaindes’appuyerdésormaissur

ungroupementlaïc(maistrèséloignédel’anticléricalisme),prochedumilieugambettiste[11].ConçueaudépartpouraideràlacolonisationetàlafrancisationdelaTunisie(1881)maisenbutteàdetrèsfortesrésistancesdescolonsenAlgérie,elles’écarteassezviteduseulancragecolonialpouragirunpeupartoutdanslemondegrâceàlacréationdecomitésdedroitlocal.Trèsfaiblementsubventionnéejusqu’en1914,ellevitpourl’essentieldesressourcespropreslevéesparsescomitéssurplace.Entre1883 et 1918, les dépenses propres des comités locaux de l’Alliance française représentèrent7,4millionsdefrancs,chiffrenonnégligeablequoiquemodeste,comparéàceluides4millionsverséspourlaseuleannée1893parl’Œuvredelapropagationdelafoi.Cependant,enquelquesdécennies,l’Alliancearéussiàs’implanterdanstouteslespartiesdumondegrâceàunsystèmedefonctionnementsouple dont nous reparlerons un peu plus loin.Mais, à côté de Français en charge de la directionenseignante d’une alliance locale, avec pour un grand nombre d’entre eux le statut de détaché del’Éducationnationale (493en1987,233en2006), il fautpréciserque lesalliances localesdans lemondesontdirigéesadministrativementpardesétrangers(8000en2007)quimettentainsileurtempslibreetleurinfluenceauserviced’unpaysdontilsaimentlacultureetlalangue.–LaMissionlaïqueCrééeen1902dansuncontexted’anticléricalisme,cetteassociationavaitpourambitiondecréerun

corps d’éducateurs laïcs pour l’enseignement dans les colonies afin de prendre le relais descongrégations.Mais,unpeucommepourl’Alliancefrançaise,ledestindelaMissionlaïquesejouaailleursquedanslescolonies.Elles’implantaenfaitsurtoutdanslebassinméditerranéenenouvrantdes collèges à Salonique (1906), Beyrouth (1909), puis des grands lycées au Caire (1909), àAlexandrie (1909), Damas (1925), Téhéran (1928) à l’excellente réputation[12]. Pourtant, ledéveloppementdecetorganisme fut jusqu’en1918 très limitédans la zone syrienneen raisonde laprimautéjouéeparlescongrégationsdanscetterégion.L’après-1945,etsurtoutlacrisedeSuez,sontvenus affaiblir la composante égyptienne de ce réseau mais la Mission laïque conserve 70établissementset22000élèvesen2003.–AutresacteursprivésOutrecesacteurs institutionnels, il faudraitaussicompterd’autres intervenantspeuoupasdu tout

institutionnalisés,maisdontleprestigelocalfutparfoisindéniable.LefilsdeMatisse,Pierre,ouvreainsiàNewYorken1931sagalerieoùilfitconnaîtreJoanMiróauxamateursaméricainsdanslafindesannées1930.Degrandschefsd’orchestreattachésàuneprestigieusephalangetelsPierreMonteux

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àNewYork (1917-1919) ou CharlesMunch à Boston furent aussi des ambassadeurs de la culturefrançaise aux États-Unis.Mais on pourrait aussi citer, sinon des librairies françaises, dumoins leslibraires étrangers qui affichent des livres français dans leurmagasin. Beaucoup ont disparu après1950-1960(commeenSyrie)avecledéclindelaprésenceculturellefrançaisedanslemonde.Ilssont,toutefois,encore2500audébutduXXIesiècle.

Acteurspublics

PlusieursministèresjouentunrôlehistoriquedansladiplomatieculturelleaucôtéduQuaid’Orsay.Le ministère de l’Instruction publique (Éducation nationale dans les années 1930) contrôlait ainsiplusieursgrandsinstitutsscientifiquesàl’étranger(desécolesfrançaisesd’AthènesetdeRomeàlaCasadeVelázquez)et lesmusées (avant1959). JeanZay,ministrede l’Éducationnationale (1936-1940), se comporta un peu comme unMinistre des Affaires étrangères bis en sillonnant le monde(Égypte, États-Unis,Grèce,Russie) afin d’accompagner quelques grandes expositions françaises oud’encourager les grandes institutions scientifiques à l’étranger (école française d’Athènes) ou defaciliterleurréorganisation(écolefrançaisedeRome)[13].OnpeutaussiciterjadisleministèreduCommerce qui aida à l’organisation de certaines expositions ; plus récemment, le ministère de laDéfense nationale a subventionné, après 1945, des écoles françaises pour les troupes françaisesd’occupation en RFA. Enfin, le ministère de la Coopération (absorbé par le MAE en 1999) et leministèredelaCulturedepuis1959jouentunrôlecertaindansladiffusionculturelleextérieure.Cedernierdispose, en1966,du servicedes échangesculturels avec l’étranger etgèrequelquesgrandsorganismes (musées de France) très actifs à l’étranger. Cependant, le Quai d’Orsay est resté leprincipal intervenant avec des services et des budgets culturels sans cesse renforcés jusqu’auxannées1980.En1939,alorsqueleServicedesœuvresfrançaisesàl’étranger(SOFE)absorbait20%dubudgetduQuai,ilcomptaitmoinsde10personnesàParistoutengérantàpeuprès700détachésdanslemonde;àlafindesannées1960,ladirectiongénéraledesrelationsculturellesscientifiquesettechniques(DGRCST)disposeàParisde225agents(en1965)etchapeaute40000personnesdanslemondetoutenponctionnantpresquelesdeuxtiersdubudgetduMAE[14].

Décentralisationdel’actionculturelleextérieure

Si le Quai d’Orsay est resté en permanence le principal protagoniste de l’action culturelleextérieure, contrairement à certains autres pays qui ont préféré créer des agences culturellesextérieures autonomes ( Goethe Institut, British Council), il ne faut pas le considérer comme unministère excessivement centralisé qui opérerait une unification brutale de la politique culturelleextérieure de la nation. Au contraire, ce furent les initiatives locales de diplomates ou de grandsuniversitairesquipermirent lacréationdenombred’institutionsculturellesàl’étranger.C’estàPaulClaudelquel’ondoitlaMaisonfranco-japonaise(1924),àErnestDenis,l’institutdePrague(1920),àHenri Focillon, l’institutdeBucarest(1924),àHenri Hauser,unepartiede l’actionuniversitairedanslespaysbaltesavant1940,etàGeorgesDumasl’essentieldesrelationsuniversitairesavecleBrésilentre1910et1940.C’était,ilestvrai,untempsoùlesuniversitairessesituaientvolontiersunpeuau-dessusdeleurspécialisationsavante,etoùlesconsidérationssurlanécessairediffusiond’uneculture générale « à la française » n’effrayaient pas l’Université. L’exemple d’un Octave Merlier,directeurcharismatiquependantplusdevingtansdel’institutd’Athènesdansl’entre-deux-guerresetpendant la Seconde Guerre mondiale, illustre le facteur humain décisif dans le façonnement d’une

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politique culturelle active et généreuse, tournée aussi bien vers l’action linguistique dans toute laGrècequeversl’actionculturelle(conférences,expositions,éditions)[15].Cesontaussiquelquesgrandsconseillersculturelsquiont,icietlà,grâcesouventàuneprésenceen

posteextrêmementlongue,modelél’actionculturelleextérieure.Àl’imagedeRenédeMessièresetsurtout d’Édouard Morot-Sir en poste durant 12 ans (1957-1969), les deux conseillers culturelsprésentsàNewYorkdans lesannées1940-1960, l’actionculturelledoitbeaucoupàcesdiplomatesqui labourèrent inlassablement le terrain. La centrale parisienne se borne à définir et rappeler lesgrands principes (priorité à la langue) et à choisir des priorités géographiques (en 1989, les paysd’Europecentraleetorientale ;aujourd’hui laChine)oudes thématiquesprivilégiées (l’audiovisueldepuislesannées1970).

Développementgéographiquedudispositifjusqu’àlafindesannées1970

Puissancemondialeavant1914,laFrancel’estrestéedurantl’essentieldusièclepasséendépitdesvicissitudeshistoriques.L’undesélémentsdecetteambitionfutbienle«rayonnement»exercéparsalangueetpar sa culture.Rayonnement« tousazimuts»,pourrait-on rajouter.En1945,dansunpaysaccablédemaux,lanouvelledirectionculturellecrééeauQuaid’Orsayn’enprévoyaitpasmoinsungrand plan de mille boursiers étrangers. L’action culturelle extérieure française ne fut ainsi jamaiscantonnée à une zone géographique précise ni même à certaines catégories sociales plus oumoinshuppées.Ilarésultédecepartiprisambitieuxunpenchantconstantàrépondreauxdemandeslocalesetdoncàprivilégierlequantitatifsurlequalitatif,l’expansionhorizontalesurl’extensionverticale.Lerisquedusaupoudrageetd’unecertainesuperficialitédel’actionexistedoncdansuncertainnombredesituations.

Ledispositifculturelfrançaisàl’étrangeretsondéploiement

Ledispositif fut, avant 1914, essentiellement européen etméditerranéen[16].À partit de 1918, ils’enrichitdel’Amériquelatine.Après1945,àcestroisterrainsgéographiquess’ajoutetoutledomaineafricainquidevientprioritaireavecl’Europe.Lesannées1960s’accompagnentenfindecréationsdanstouteslespartiesdumondepermisesparlaprospéritédesannées1955-1975.Nousdonnonsuntableauqui recense les principaux acteurs culturels sans les intégrer tous (comme les écoles primaires, lesgrandscentresderechercheuniversitaireetscientifique).

Lesprincipalesinstitutionsculturellesfrançaisesàl’étranger(1914-2000)[17]

1914 1939 1977 2000Instituts-Centresculturels 4instituts 35instituts 54institutset132centresculturels 151+295alliancesfrançaisesconventionnées[2004]Lycéesfrançais 40 83 252Comitésdel’Alliancefrançaise 450 7à800 1003 1135

Géographiquement, la répartition de ces institutions, en rajoutant les centres culturels, était la

suivanteen1977,largementdominéeparlecondominiumeuropéo-africain:

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Répartitiongéographiquedesprincipalesinstitutionsàl’étrangeren1977[18]

InstitutsCentresculturelsLycéesComitésA.françaiseEurope 43 25 19 292P.etM.Orient2 22 1 2A.duNord 0 14 18 12AfriqueMAE 0 8 2 37AfriqueCoop. 0 37 12 26Asie-Océanie 4 14 4 81A.duNord 0 1 6 247A.duSud 5 11 21 306Totaux 54 132 83 1003

Pourcertains,leproblèmedecetterépartition,guèremodifiéejusqu’ànosjoursendépitdel’essor

récentdel’AlliancefrançaiseenChineetenInde,tientausurpoidsdel’Afriqueetdel’Europed’uncôtéetàlafaiblesseduréseaunord-américainetasiatiquedel’autre.

Lesdeuxprincipauxréseauxaprès1945:Alliancefrançaiseetlesétablissementspublicsculturelsextérieurs

Après1945,ladisparitionprogressivedurôlejouéparlescongrégationsadonnélieuàunnouveaupaysage dominé par le double réseau des alliances françaises d’un côté, celui des instituts, centresculturels et lycées françaisde l’autre.Ce réseauapuparfois«doublonner»,mais il a constitué legrand avantage de s’appuyer sur un pôle privé, au fonctionnement souple et peu coûteux (Alliancefrançaise), et un pôle public. Le réseau officieux de l’Alliance française a joué un rôle historiquecapital en inventant laplupartdesméthodesd’actionenmatièred’actionculturelle extérieure, aussibienen termesdediffusion (envoide livres, tournéedeconférenciers)qued’actionenseignante (encréant,notamment,lapremièreécoledeformation/recyclagepourétudiantsouprofesseursdefrançaisvenusdel’étranger,en1894àParis).L’Alliancefrançaiseareprésentécinqatoutsstructurelspourlaprésencefrançaisedanslemondetoutaulongdusiècle[19]:

unrassemblement,parfoisunique,dansunpaysdonné,deFrançaisoud’amisdelaFrancerassembléspourlacirconstancedansuncomitélocal.Audébutdesannées2000,ilexisteplusde1135comités,installésdansquasipresquetouslespays;ellefutlerefugedeminoritésactivesenfaveurdelaFrancedontl’actionculturelleetlinguistiquea,parfois,aussiétécomplétéediscrètementpardesinterventionspluspolitiquesenfaveurdelaFrance.L’AllianceadonnéàvoiruneFranceidéale,danssesréalisationsculturellespasséesetprésenteslesplusbrillantes.

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Ellefutuneplate-formecommodepourrelayerl’actionduQuaid’Orsay,mêmesilescomitéslocauxsontjuridiquementindépendantsdelaFranceetdesesreprésentants,etquelesfrictionsentrelespremiersetlessecondsontpuexisteraprès1945.

Elleaoffertetcontinueàoffrirunestructured’enseignementdufrançaisquiestvenupallierlescarencesdessystèmeslocauxd’enseignementdecettelangue.Cetteactiondecompensations’estconsidérablementrenforcéedepuislesannées1980etlesalliancesfrançaisesscolarisentaudébutduXXIesiècleplusde400000élèves.Enfin,entre1945-1980,ceréseaudel’Alliancefrançaiseaétésurtoutsud-américainalorsqueleréseaupublicfut,à80%,centrésurl’Europeetl’Afrique.Iladoncexistéunecomplémentaritégéographiqueassezévidenteentreeux.

Forcesetfaiblessesdudispositifd’actionculturelleextérieuredepuis1980

Difficileàévaluer,cetteactionculturelleextérieurealesalluresd’undispositif-Janusauxyeuxdesobservateurs.Lesunsluireconnaissentd’éminentesvertus,notammentlesétrangersquisemontrentunpeuenvieuxdevantcette«cathédrale»culturellepatiemmentédifiéependantdeuxsiècles.D’autresintervenants,enrevanche,n’ontjamaismanquédelecritiquer.Lesattaquesportentmoinsd’ailleursàl’endroitdudispositiflui-mêmequ’àl’égarddesonprincipalpilote,leQuaid’Orsay.Régulièrementont été dénoncés le manque d’efficacité et de coordination de cet ensemble culturel non unifié(notamment le double réseau Alliance française et instituts/centres culturels), le défaut de visionstratégique,voire ledilettantismedeshommesduministèredesAffaires étrangères àParis.Peut-onalorspiloter plus efficacement cedispositif ?Cequi semblerait induiredavantagede centralisationdansuneactionquivaut,surtout,parsescapacitésde justeadaptationau terrain.Peut-on luidonnerégalementuneplusgrandecohérencegéographiqueetthématique?Cequisupposeraitdeconsentiràplusdechoixsélectifsetrenoncer,enpartie,àl’actionmondialiséetousazimutschoisieaprès1945.Un important rapport ministériel, celui rédigé par Jacques Rigaud en 1979 sur Les Relationsculturellesextérieures,enjoignaitauxacteursdel’actionculturelleextérieuredes’engagerrésolumentdans la triple voie de la professionnalisation, de l’échange culturel et de l’audiovisuel. Cespréconisationsfurentengrandepartieappliquées.Endépitdesesfaiblesses,cedispositifn’estdoncpasrestéfigéetatentédes’adapteraumondenouveaududébutduXXIesiècle[20].Maisau-delàdesproblèmesd’uncontenantàmodifier,reste-t-iluncontenuséduisantàproposer?Àl’imagedésormaisdesonstatutdepuissanceéconomiquemoyenne,laFranceculturelleaudébutduXXIesiècleachutédesonpiédestalpoursesituer,aujourd’hui,seulementdansla(trèsbonne)moyenne[21].Ainsi,donnéeparmid’autres,laChinevienten2008deraviràlaFrancesonrangdetroisièmeplaceéconomiquedu

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marchédel’art.Et,cependant,iln’enexistepasmoinsuneforte«demandedeFrance»danslemondedonttémoignentexemplairementle«LouvreàAbouDhabi»,lesfuturesarrivéesdumuséeRodinauBrésiletducentreGeorgesPompidouenChineoulesimmensessuccèspublicsauJapondesgrandesexpositions sur la peinture française moderne. L’atout culturel français extérieur garde encore sasignification.Mais,dansuncontextefinanciertrèscontraignant,ils’agitd’enjoueravecbeaucoupplusdeluciditéqu’auparavant.

Faiblesses

Jusqu’aux années 1980, ce dispositif a évolué sans changements majeurs dans ses priorités (lalangue)etsesméthodes(unempilementdestructuresetdechoixgéographiquessanstropdecohésion).Ilsemblaitenfaitprudent«denepaschangercequiavaitfaitsespreuves»(Jean-BernardRaimond).Cependant,l’attentismeasembléintenablequandtouteunesériededifficultéssesontprésentéesàlafin du vingtième siècle.Ainsi, si le 29 novembre 2007, leTimes titrait sur la «mort de la culturefrançaise», le tocsinavait sonnébeaucoupplus tôt sur lasituationpérilleusede la languefrançaisedanslemonde.

Ledéclinrelatifdufrançaisetdelaculturefrançaise

Dès1767,DavidHumeavaitprophétisé l’inexorablemontéede l’anglais :«Laissez lesFrançaistirervanitédel’expansionactuelledeleurlangue.Vosétablissementsd’Amérique,solidesetenpleinecroissance,promettentàlalangueanglaiseunestabilitéetuneduréesupérieures».Àdéfautd’avoirétévraimentuniverselle(ellenefutquelalangueuniverselledeséliteseuropéennesauXVIIIesiècle),lalanguefrançaiseeutcertesunrôlemondialduranttroissiècles.Maisaujourd’hui,ellenepeutplusprétendreconcurrencerl’anglais.Etelles’avèrefragiliséeparlaprogressiondel’espagnolauxÉtats-Unis (en 2006, 13%d’étudiants pour le français contre plus de 50%pour l’espagnol ; 80%deslycéensapprennentl’espagnol)ouduportugaissurlecontinentsud-américain.Sansdoutedevra-t-elleaffronter lamontée du chinois dans les décennies à venir. Le signe tangible de ce recul relatif (enchiffres absolus, en revanche, il existe une progression) du français se traduit par la crise de sonenseignementdansmaintspaysaumondedepuis ledébutdesannées1970.Exempleparmid’autres,l’Argentine,dontlafrancophilieculturelleétaitextrêmementforte,n’enapasmoinséliminélefrançaisde l’enseignementsecondaire ; leBrésilaégalementcesséderendreobligatoire le françaisdanssaprestigieuseAcadémiediplomatique,RioBranco,audébutdesannées1990.Cequenousavionsdécritci-dessussurlerôlelinguistique,dèslesannées1950,decertainsinstitutsfrançaispourcompenserlesdéfaillancesdel’enseignementdufrançaislocalement,s’estaccentué.Plusquejamais,lesinstitutsetcentresculturels,maissurtout lesalliancesfrançaises,viennentpallier l’action linguistiquedespayshôtes.Lessuccèsdecesdernièresavecleurs400000élèvesen2003(56000élèvesen1953,100000en1962,260000en1974)doiventdoncmalgrétoutêtreunpeutempérés.Demême,labelleréussitedu réseau des collèges et lycées français à l’étranger (250 000 élèves dans 130 pays aujourd’hui)cacheparfoiscettefaillitedufrançaisdansl’enseignementlocal.Un constat un peu identique peut être dressé pour l’image de la culture française dans lemonde.

Depuisunetrentained’années,cettedernièreparaîtmoinsrayonnante,dépasséeentermesdevisibilitéinternationale dansdenombreuxdomaines clés par lesÉtats-Unis (depuis les arts plastiquesdès ledébut des années 1960 jusqu’aux lettres aujourd’hui), concurrencée de tous côtés par les nouveaux

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venussurlemarchémondialdelacréation(lecinémaasiatique,leromansud-américain,lapeinturecontemporaine allemande et britannique).Dans un certain nombre de pays, l’image culturelle de laFrance est celled’unpaysunpeu engoncédans les splendeurs de sonpassé[22] alors que d’autresnationsréussissent,soitàmieuximposerleurvitrinemoderne(l’AllemagneetBerlin,leBrésil),soitàdonner de soi l’allure d’unepuissance jeune, prête pour l’expansion culturelle des temps à venir, àl’image de l’Espagne, de la Chine (voir chapitre 10 pour les nouvelles puissances et leur actionculturelleextérieure).

Undispositifculturelenpartieinadapté

Onpeutrangersouscetteappellationtouteunesériedeproblèmes.Lesunstouchentleréseauetsesacteurs,lesautreslepilotagedel’actionculturelleextérieureparParis.Surlepremierpoint,l’undesproblèmesconcernelalourdeurdupatrimoineimmobilier(lycéeset

instituts surtout)qui limite,parfois, les redéploiementsgéographiques.Constat a ainsi été fait sur lacentainedebacheliersquisortentchaqueannéedeslycéesfrançaisenAmériqueduSudaudébutdesannées 2000 et sur la petite dizaine d’entre eux, seulement, qui suivent leur scolarité supérieure enFrance.Une autre interrogation porte sur la crise des instituts et centres culturels, de plus en plusécartelés entre d’un côté l’approche technique de la langue en direction de publics-cibles (françaiscommercial, français juridique, etc.) et de l’autre des activités intellectuelles (culturelles ouuniversitaires)plusoumoinssophistiquées[23].Àprisfin,dansunecertainemesure,lacombinaisonréussiedesannées1910-1960,souslahoulettedesnormaliens,entrel’enseignementdelalangueetlecontenuculturelhumaniste,où lesbelles-lettres restaient la cléquipermettait auxacteurs français àl’étranger de jouer juste et à l’unisson. Enfin, l’enjeu de la professionnalisation des diplomatesculturels(conseillersculturels,directeursd’institut)dansununiversdeconcurrencemondialeseposedemanièreaiguëquandonsaitquecertainsdecespersonnelsneconnaissentpas la languedupaysd’accueil ou ne témoignent pas, tout simplement, des qualités nécessaires à la fonction. Le rapportRigaud avait mis l’accent sur la nécessaire professionnalisation des acteurs. La réalisation del’objectifaétélargementatteinteparleréseauprivédel’Alliancefrançaise,beaucoupmoinsparleréseaupublic.Un dernier grand type de problèmes concerne le pilotage de l’action culturelle extérieure. Des

analyses dénoncent l’éparpillement des structures avec ses cinq agences en 2010 (Institut français, Campus France, l’Agence française du développement, l’Agence des établissements français àl’étranger, France expertise internationale), sans compter l’audiovisuel extérieur et l’Alliancefrançaise.Laloidu27juillet2010arefusédecréerunegrandeagencetransversalequiauraitessayédetraiterdemanièreintégréelagestiond’unediplomatied’influence.Cettedénonciationd’uneactionjugéetropdisperséeresterécurrenteettraverseenfaittouteslesépoques.Maislesaviscontinuentdes’opposersurlesvertusouleslimitesdelaconcentrationausommetdeladiplomatiepublique.

Interrogationssurl’actionculturelleextérieureàmener

Avec lamontéedans lesannées1970de lapréoccupationen faveurde l’audiovisuel (installationdes téléthèques), les priorités de l’action culturelle française sont devenues un peumoins limpidesqu’auparavant.S’agit-ildésormaisdedonneravantageà l’informationet auculturel audétrimentde

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l’aspect linguistique? Il estvraiqu’ungroseffort aétéconsenti sur lechapitrede l’audiovisuelentrente ans et que cette priorité a été encore rappelée en2002.Depuis la créationde RadioFranceInternationale(1983),deTV5en1984(chaînefrancophonemultilatérale)enpassantparcellesdeCFIen1989(banquedeprogrammes)etdeFrance24endécembre2006(20millionsdespectateursen2009pourcettechaîned’informationencontinu,enfrançais,anglaisetarabe),lefinancementpublicaétéconstant.Uneautreinterrogationporterait,ainsiquel’indiquaitJackLangaudébutdesannées1980,surles

liensentre l’économiqueet leculturel ; la traductionde lacultureen« industrieculturelle»aparus’imposerdansladécennie1980,àl’échelleeuropéennenotamment(EurekaAudiovisuel),alorsquelesgrandsgroupesmédiatiquesaméricainsétaient,defait,tout-puissants(lapartdemarchédesfilmsaméricainsdansl’Unioneuropéenneestpasséede56%à76%entre1985et1995).Parailleurs,dansuncontextederestrictionsbudgétaires,uneplusgrandespécialisationgéographiqueparaîtallerdesoien s’appuyant sur des politiques ciblées par grandes régions du monde (12 ou 13 comme lesBritanniquesetlesAllemands)etsurlechoixdepaysplates-formes.Àl’intérieurdecedispositifplusresserré, certains analystes conseillent de travailler en priorité avec les pays cœur de cible del’influence française, pays européens et ceux de la Francophonie[24], sans lesquels tout projetd’influences’effondreraitdelui-même.

Desbudgetsculturelsextérieursenrecul

Les«vingtglorieuses»(1955-1975)avaientoffertauQuaid’Orsayetauxautresacteursculturelsextérieurs des financements relativement abondants. Au contraire, depuis les années 1990, ceux-cirétrécissent.CeuxduQuaid’Orsayontparticulièrementfondu,etnotammentlapartdelacomposanteculturelleauseindesonbudget (elleest tombéeà42%en2000aprèsavoiratteint65%audébut1970). Un peu plus d’un milliard d’euros en 2002, abondés à 80 % par le MAE, constituentl’enveloppe de cette diplomatie publique. Ces contraintes financières rendent la France peucompétitive devant d’autres grands pays ; aujourd’hui, en Amérique latine, le montant des boursesoffertparlaFranceestsouvent10à15foisinférieuràcequeproposentlesÉtats-Unis.Ailleursdanslerestedumonde,ilafallufermeruncertainnombred’établissementsculturels(commeenAllemagne,Espagne)etbeaucoupd’autressurviventavecpeine.D’autresministèressontcertesvenuscompenser,partiellement,ladécroissancedesbudgetsduQuaid’OrsaytelleministèredelaCulture.Maiscecinecompensepascela.Lafaiblessedesbudgetsamèneànepastenirlesengagementsprisicietlàcomme,parexemple,assezrécemment,auViêtnam(formationdesjournalistes et promotion du français dans l’écriture de thèses en science sociales). Les budgets del’audiovisuel françaisextérieur restent,endépitdessommes importantes investies, inférieursàceuxdesgrands rivaux.France24,chaîned’informationencontinu,et en trois langues (français, anglais,arabe), se voit allouer 102millions d’euros en 2010 alors queLa DeutscheWelle, son équivalentallemand,reçoit307millionsd’euros,etqueCNNdisposed’unbudgetde650millionsdedollars.

Forces:l’existenced’unetraditiond’actionculturellevivante

Unréseaumondiald’institutionsquinecoûtepascher

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Dansdestempsoùlescomptablesrègnentetoùlesbudgetssontrétrécisdetouteslesmanières,ilest possible d’affirmer que le coût du réseau culturel extérieur (instituts et centres culturels et les200alliancesfrançaisessubventionnées)demeurefaible.Ilreprésente,en2008,138millionsd’euros(unpeumoinsquelasubventionannuelledel’OpéradeParisquisemonteà190millionsetdeuxfoismoinsque lebudgetde laBNFqui représente300millions), soit10%du totaldesdépensesde ladiplomatie culturelle extérieure[25].Ce chiffre de 138millions semblerait prouver qu’un réseau devastedimensionpeutteniràmoindresfrais,mêmes’ils’agiraalorspourluidevivoterplutôtquedeviserunvraiépanouissement.Cettetoilegéographiqueduresten’estcependantpastotalementfigéeetsetransformepartiellementàtraversdesrestructurations(fermeturedecentresculturelsenAllemagnedepuisunevingtained’annéespourenouvrirenEuropeorientale)oudessubstitutions(lesalliancesfrançaises,moinschèresdansuneproportionde1à5,prennentlerelaisdecertainscentresculturels).Ceréseaus’estmodernisésurcertainspointstrèsimportantsgrâceàunplanMédiathèques(1993)ougrâceàuneactiondeformationsystématiqueetmutualiséedesesdiverspersonnels(bibliothécaires,enseignants de français). Internet, peut-on dire, s’il est nécessaire et fort utile (TV5, par exemple,proposeunremarquablesited’enseignementdufrançaisaveclaparticipationde55000professeurs)nepeutpas forcément remplacer l’accueil vivantprodiguépardes êtreshumains au seind’un localaménagéavecsoin.

AttractivitéculturelledeParisetdelaFrance

Levoletinternedel’actionculturelleextérieurefaitintervenird’uncôtéledynamismedesacteursculturels françaisetde l’autre lescapacitésd’accueilde laFrancevis-à-visdesculturesdumonde.Aujourd’hui, en effet, la réciprocité est demise dans l’échange culturel.Exporter sa culture reposedorénavantsurl’accueildel’Autre.L’actionculturelleextérieuredoitdoncsefondersurceprincipedediversité,de«fraternité»,disaitAndréMalraux,descultures.Paysconsidérélongtempscommenarcissiqueet arrogant sur leplanculturel et intellectuel, laFranceaconsidérablementmodifié sonattitudeenvalorisantetpromouvantrésolumentlanouveautéartistiquevenuedel’étrangerdepuis,aumoins,lesannées1970.Qu’ils’agissedeladanseaméricainecontemporainepromuedepuis1972parleFestivald’automnedeParis,delamusiqueafricaine,duthéâtreeuropéenmontréchaqueannéeauFestivald’Avignon,durôleduThéâtredesNationsetdelaMaisondesculturesdumondeàParis[26],delatraductionduromanétranger,lesindicateursquantàl’ouverturefrançaiseauxcréationsdumondeentier sont nombreux. Paris demeure dans ce cadre une capitale culturelle de tout premier plan oùtoutes lesculturessedéploient.Elles’avèreaussi lapremièredestination touristiqueaumonde.Sesinstitutionsmuséalesserévèlentainsilesplusvisitées(leLouvreareçu7,5millionsdevisiteursen2005 et le centre Georges Pompidou, 5,3 millions, alors que le British Museum accueillait4,8millionsdepersonnes).MaisParis et laFrancegardent aussi encoreune force intellectuelle et culturellenonnégligeable

bienquel’ancienneaura,celleduParisdesannées1920maisaussiduParisdesannées1960et1970(avec laconcentrationd’exilésd’Europecentraleetorientale,d’Espagneetd’AmériqueduSud)aitdisparu.Surleplandulivreetdelatraduction,lefrançaisresteladeuxièmelanguedetraductionavec10%des livres traduitsdanslemondeen2000(65%pour l’anglais)alorsquelesexportationsdulivrefrançais(horsDOM-TOM)représententde20à22%duCAdelaprofession[27].

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LaFrancophonie:unatout?

Pouruncertainnombred’observateurs, il existebienunecartemaîtresseque laFrancen’aguèreréussiàjouerjusqu’àmaintenant:celledelaFrancophonie.Ils’agitlàdudispositifinstitutionnelmissur pied en 1969-1970 àNiamey par des hommes (HabibBourguiba,Norodom Sihanouk, LéopoldSédarSenghor)etdespays«ayantencommunl’usagedufrançais»afinderéaliserunecoopérationmultilatéraledansdiversdomaines(économie,éducation).Avantderassembleren2010pasmoinsde70 États et une population de 500 millions de personnes, il faut donc rappeler qu’à l’origine laFrancophonie fut une idée africaine et qu’elle doit beaucoup à l’intuition et l’analyse d’un SédarSenghor!Cependant,lepéchéorigineldelacolonisationalongtempspesésurlesdestinéesdecetensemble;

les quinze premières années d’existence n’ont guère donné lieu à réalisation. Jusqu’au milieu desannées1980eneffet,laFrancemontreeneffetbeaucoupderéticencevis-à-visdelaFrancophonie,àla fois par crainte d’être taxée de néo-colonialisme (en dépit d’une politique gaullienne du « précarré»africainsurlesplanspolitiquesetéconomiques),etaussiparlaprioritédonnéeàsadiplomatieculturelle et son action linguistique propres à vocation universelle.Mais les difficultés croissantesrencontréespar ladiplomatie françaiseontconduit les responsables françaisà rechercherdavantagel’appui de cette organisation internationale francophone tant sur le plan politique que culturel. Lessommetsdeschefsd’ÉtatdelaFrancophonieàpartirdeFontainebleauen1986,lesommetdeHanoïen 1997 (qui décide de créer un Secrétaire général de la Francophonie) traduisent la politisationcroissantedel’organisationdelaFrancophonie.Deleurcôté,dansundoublecontextedeglobalisationdes mœurs et des sensibilités induits par les industries culturelles et de montée corrélative desidentités culturelles, beaucoup de pays francophones ont décidé de lier langue, culture et diversitéculturelle[28] : le sommet en 1993 deMaurice décide d’appuyer au Gatt l’action de la France enfaveurde«l’exceptionculturelle».Enpassantainsidelalangueàlaculture,laFrancophoniearéussiàdesserrerlecorsetdel’unilinguismepours’ouvrirauplurilinguismedanslamesureoùdéfendrelefrançaisdans lemonderevenaitaussiàdéfendre lesautres langueset ladiversitéculturelle[29]. LesymbolemarquantdecettemontéeenpuissancedelaFrancophoniedepuislesannées1990futlevotepar l’UNESCO, en 2005, de la Convention sur la diversité culturelle qui autorise de conjuguermaintiendel’identitéetouvertureaumonde(voiraussichapitre10).Demême,l’actionsurlesterrainsstrictement culturels et linguistiques menée par la Francophonie a connu un nouvel élan à traversl’interventiond’uneséried’opérateurstelsl’AgenceuniversitairedelaFrancophonie(AUF),lachaînemultilatéraleTV5(176millionsdespectateursen2006contre260millionspourCNNet281pourBBCWorld)ou l’universitéSenghoràAlexandrie (135étudiantsde troisièmecycleen2004-2006).AucôtédeTV5,l’AUFs’avèrepeut-êtrelaprincipaleréussitedelaFrancophonie.

L’AUFL’organisationd’uneFrancophonieuniversitaireremonteà1961avec

lacréationdel’Associationdesuniversitéspartiellementouentièrementdelanguefrançaise(AUPELF).Associationd’universitaires,cecaractèred’indépendance académiqueperdure jusqu’ànos jourspuisque ceux-ciconserventlamajoritédansleConseild’administration.Ilfautattendrecependant1989pourquel’associationserapprochedelaFrancophonie

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politiqueetdeviennealorsundesesopérateursenbénéficiantainsideses financements. Devenue AUF, l’association enregistre uneprogressionconstantedesesadhérents,soit759en2010dans89pays,dont l’ambition serait d’élaborer des réseaux intellectuels solidaires.QuatreprogrammescaractérisentsonactionaudébutduXXIesiècle.Lepremiertouchelacoopérationlinguistiqueetviseàaideràlaformationd’enseignants de français (600 enseignants formés au Mali en 2007-2009);lesecondconcerneladémocratieetl’Étatdedroit;letroisièmevise à soutenir l’éducation à travers la prise en charge de2000boursiers, la constitutiondepôles régionauxd’excellence (celuideBamakosurlepaludisme),ledéveloppementdecampusnumériquesfrancophones ou les formations à distance ; le quatrième a trait audéveloppement durable. Cependant, avec un budget de 35 millionsd’euros, les crédits lui sont âprement comptés. Il n’en reste pasmoinsque l’AUF demeure exemplaire avec sa volonté de faire travaillerensemble ses membres et son désir profond de créer un « espacecommun » qui soit autre chose, et davantage, qu’un simple « espaceglobal».Cependant, les obstacles et les limites de la Francophonie restent

nombreux.Organisationfinancéeà75%parlaFrance,laFrancophoniegardeunephysionomietropfrançaise,fauted’êtresuffisammentrelayéeparlesautrespaysduNord(Belgique,Luxembourg,Canada).Ilmanqueégalementdesfinancementseuégardl’importanceetlamultiplicitédesdemandes;TV5,parexemple,nedisposequede100millionsd’eurosalors qu’Arte fonctionne avec 400 millions d’euros. La questionégalement de l’efficacité de l’organisation se pose quand beaucoupd’adhérentsdel’Organisationinternationaledelafrancophonie(OIF)secontentent de discours fleuris au détriment d’engagements concrets ;ainsi,peud’Étatsauseindel’OIFcherchentàfavoriserlavisibilitédeTV5enluioffrantunstatutdechaînehertzienne.Enfin,laquestiondel’accueil des individus, notamment celui des étudiants africains, faitl’objet d’obstacles grandissants en raison des politiques restrictives

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(politiquedesvisas,logement)danslespaysriches.Preuvedeceretard,laFrancen’aplusconstruitdepuislongtempsl’équivalentdecequefutlaCitéuniversitairedans les années1920.Quant auvolet linguistiquedu projet « francophone » qui serait la valorisation d’un pluralismelinguistique,del’enrichissementdufrançaishexagonalparlesFrançaisde laFrancophonieoude ladiffusion linguistiquedu françaispardesenseignants non-français (libanais oumarocains par exemple), il n’estpas toujours exprimé comme un enjeu en soi. Il est vrai que laFrancophonie se retrouve peut-être à la croisée des chemins.Doit-elleviseràseconstituercommeune«zoned’influence»ounedoit-ellepastravailler,plusmodestementetplusefficacement,àformerunespacedesolidarité linguistique et culturelle ? Ce sont sans doute lesmultiplesactionscommunesentreprisesparTV5ouparl’AUFquipermettrontdedonner sens à la Francophonie en lieu et place d’hasardeusesconsidérationssursadimensiongéopolitiquefuture.Le bilan de cette action culturelle extérieure française doit être nuancé, et il faut toujours rester

prudent, voire critique, devant la brassée de discours hagiographiques qui caractérisent une bonnepartiedelalittératuredanscedomaine[30].Mais, incontestablement,cetteactionextérieureaétéauvingtièmesiècleunatoutpourlapuissancefrançaise.L’unedesgrandesévolutionsquis’estproduited’ailleurs dans ce dispositif au vingtième siècle a finalement caractérisé l’extension du domaine«culturel»auxéchangesscientifiquesettechniquesd’unepart,etd’autrepart,lesliensdeplusenplusétroitsentrecultureetéconomieparlebiaisdecesmêmeséchangestechniquesetscientifiquesetlapratiquede la« coopération».Par làmême, laFrance est passéepeu àpeud’unepratiqueunpeuunilatérale de l’action culturelle (la « diffusion » de la culture française) à une intervention pluségalitaire. Quant à la situation actuelle, elle offre un panorama plus indécis puisqu’il faut agirdésormaisdansunmondecultureletaudiovisuel(27000chaînesexistentdanslemonde)devenutrèsconcurrentiel.Lanostalgieduglorieuxpasséculturelnesuffitplusàgarantirlaréussiteauprésent.SilaFranceaperdu saprétention (démesurée) à l’universalitéde sa langueetde saculture, ellen’enconserve pas moins une forte visibilité mondiale dans ce domaine culturel. Une « demande deFrance»,forte,s’exprimetoujoursàl’égarddesacultureetdesalangue[31].Cesappels,aujourd’hui,émanentenpartied’ailleursdezonesmoinsdirectementattachéesàlaculturefrançaisetellesl’Afriqueanglophoneoul’Asie.Ilrestequecetteactionàl’étrangeresttoujoursfrappéedusceauduparietquerienn’ajamaisétédéfinitivementacquisdanslemonde.Pasplusen1883quandsecréaitl’Alliancefrançaisedansunmondeoù,pourtant,lefrançaisgardaitsaprééminencechezlesélites;pasdavantageaudébutdesannées1960quandlaFrancedisposaitdesolidesressourcesfinancières,d’undiscourspolitiqueprestigieuxetdecourantsintellectuelsobjetsdel’attentiondumondeentier.Maisonpeutsedemander,ainsiqueleformulaitleSecrétairegénéraldel’Alliancefrançaise,JeanHarzicen1994,sicet horizon lointain de l’action culturelle extérieure ne demeure pas nécessaire à un pays de«grincheuxquiabesoinderêves».Toutpayséprouvelebesoindesedonnerdesraisonsd’êtreetla

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France a toujours voulu lier son destin à sa capacité de parler éloquemment aux autres. De cetentêtement à sortir de son petit périmètre hexagonal, l’action culturelle extérieure française fut enquelquesortelevecteurtoutensachant,heureusement,peuàpeu,aulongdusiècleécoulé,apprendreaussidesautresvialacoopérationetl’échange.[1].Voir l’ouvrage fondamentald’AlbertSalon,L’Actionculturellede laFrancedans lemonde,Thèsed’État de l’universitédeParis I,

1981,3volumes,2016p.[2].Notammentdanslesenceintesdiplomatiquesinternationales.SileFrançaisperditen1919,lorsdelanégociationdutraitédeVersailles,

sontraditionnelmonopole,depuis1713,pourlarédactiondestraités,iln’engardapasmoinsdanslesannéessuivantessonhégémonie(pourlestraitésdeSaint-Germain,Trianon,Sèvres,seulelaversionfrançaisefaisaitfoi).VoirVincentLaniol,«Langueetrelationsinternationales:lemonopole perdu de la langue française à la conférence de la paix de 1919 », in Denis Rolland (dir.), Histoire culturelle des relationsinternationales.Carrefourméthodologique,Paris,L’Harmattan,2004,p.79-116.[3].AlbertSalon,L’ActionculturelledelaFrancedanslemonde,op.cit.,p.1591.Parailleurs,laFranceenvoyaitdesenseignantsdansses

propresétablissements(lycéesetinstituts)auseindecespaysd’Afrique.[4] . Frédéric Abecassis, L’Enseignement étranger en Egypte et les élites locales 1920-1960, thèse de l’École des Hautes Études en

SciencesSociales,2000,p.38-39.[5].DenisRolland,LaCrisedumodèlefrançais.Marianneetl’AmériquelatineCulture,politiqueetidentité,Rennes,Pressesuniversitaires

deRennes,2000,p218etsqq.pourl’influenceaméricaine.[6].Marie-PierreRey,LaTentation du rapprochement. France etURSS à l’heure de la détente (1964-1974), Paris, Publications de la

Sorbonne,1991,p.163-175.[7].FrançoisRocheetBernardPigniau (dir.),Histoiresdediplomatieculturelledesoriginesà1995,Paris,LaDocumentation française,

1995,p.97.[8].AlainDubosclard,L’ActionculturelledelaFranceauxÉtats-UnisdelaPremièreGuerremondialeàlafindesannées1960,thèsede

l’universitédeParisI,2002,p.57.[9].AlainDubosclard,L’ActionartistiquedelaFranceauxÉtats-Unis1915-1969,Paris,CNRSÉditions,2003,p.302.[10] . Il est tout de même plus facile de tenir certains bilans, ainsi de celui des librairies françaises installées à l’étranger. La librairie

françaisedeNewYorkvientdefermeren2009.[11].FrançoisChaubet,LaPolitiqueculturellefrançaiseetladiplomatiedelalangue.L’Alliancefrançaise(1883-1945),op.cit,chapitre1.[12].AndréThévenin,LaMissionlaïquefrançaiseàtraverssonhistoire1902-2002,Paris,Missionlaïquefrançaise,2002.[13]. PierreGirard, «LesVoyages de JeanZay », inAnneDulphy,YvesLéonard etMarie-AnneMatardBonucci (dir.), Intellectuels,

artistesetmilitants,Bruxelles,PeterLang,2009,p.91-102.OnpeutajouterqueJeanZay,trèshostileàtoutcompromisaveclespuissancesfascistes,setrouvaittrèséloignépolitiquementduministredesAffairesétrangèresdepuisavril1938,GeorgesBonnet.[14].FrançoisRocheetBernardPigniau(dir.),Histoiresdediplomatieculturelledesoriginesà1995,op.cit.,p.41etp.98.En1995,on

compte360agentsàlacentrale.[15].LamprosFlitoulis, «Dumodèle françaisde ladiplomatie culturelle à l’invasionde l’americanwayof life : le casgrecde l’après-

1945»,inAnneDulphyetalii(dir.),LesRelationsculturellesinternationalesauXXesiècle,op.cit.,p.143-158.[16].PatrickCabanel(dir.),UneFranceenMéditerranée.Écoles,languesetculturefrançaisesXIXe-XXesiècles,Paris,Créaphis,2006.[17].Chiffres tirés d’AlbertSalon,L’Action culturelle de la France,op.cit., annexe n° 29, p. 1913 et sqq. et du rapport parlementaire

d’YvesDauge,Plaidoyerpourleréseauculturelfrançaisàl’étranger,documentd’informationdel’Assembléenationale,2001,n°2924.[18].Ibid.,p.1919.[19].Pourlerôleavant1914del’Alliancefrançaiseetdesaplacedansledispositifdel’actionculturellefrançaise,voirFrançoisChaubet,

LaPolitiqueculturellefrançaise[…]L’Alliancefrançaise(1883-1940),op.cit,p.111-117.[20].Cf.FrançoisChaubet (dir.),LaCulturefrançaisedans lemonde1980-2000.Lesdéfisde lamondialisation,préfacedeJean-Pierre

Rioux,Paris,L’Harmattan,2010.[21].Voir le livredeDonaldMorrisonetd’AntoineCompagnon,Que reste-t-ilde la culture française?Le soucide lagrandeur, Paris,

Denoël,2008.Enmatièredecréationcontemporaine,silaFrancerestebienvisibleplutôtdanslessecteursdel’architecture,deladanseoudesartsduspectacle,voireplusrécemmentdelamusiquerock(Air,Phoenix,DaftPunk),elleaenrevanchepresquetotalementdisparudansledomainedel’artcontemporain.[22].Commel’attestentlessondagesréalisésofficieusementdanslesannées1980parquelquespostesdiplomatiquesfrançaisenAmérique

latine,voirDenisRolland,»Duparadigmeculturelauparadigmenormal.L’imagedelaFranceenAmériquelatinedepuis1980»,inFrançoisChaubet(dir.),LaCulturefrançaisedanslemondeLesdéfisdelamondialisation,op.cit.,p.197-224.[23].PierreGrémion,«lescentresculturelsfrançaisenEuropedanslesannées70»,inRaymondeMoulin(dir.),Sociologiesdel’art,Paris,

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L’Harmattan,1999,p.47-60.[24] . Voir le plaidoyer efficace en faveur d’une concentration des moyens sur la Francophonie et les pays européens de l’ancienne

directricedeladirectionculturelleauQuaid’Orsay,AnneGazeau-Secret,«Francophonieetdiplomatied’influence»,Géoéconomie,automne2010,p.39-56.[25].Pourdes chiffresqui datent de l’année2002, voirAlainLombard,Politique culturelle internationale.Lemodèle français face à la

mondialisation,Paris,Maisondesculturesdumonde-Babel,2003,p.85,note1(1,35milliardd’eurospourl’enveloppeglobaledeladiplomatiepublique)etp.131-132pourlarépartitiondecettemassebudgétaire(untierspourl’Agencedel’enseignementfrançaisàl’étranger,untierspour la coopération scientifique et culturelle, un sixième pour l’action audiovisuelle). Depuis 2002, la part de l’audiovisuel a notablementaugmentéetreprésenteaujourd’huiplusde20%.[26] . Fondée en 1982 et longtemps dirigée par Chérif Khaznadar, laMaison des Cultures duMonde a été l’un des principaux points

d’accueildesculturesétrangèresditestraditionnellesenFrance.Voirl’Internationaledel’imaginairen°20«Culturesdumonde,matériauxetpratiques»,Paris,ActesSud/MCM,2005.[27].Jean-YvesMollier,«LeLivrefrançaisàl’étranger.DelaloiLangànosjours,inFrançoisChaubet(dir.),LaCulturefrançaisedansle

monde,op.cit,p.95-110.[28].DominiqueWolton,«Unatoutpourl’autremondialisation»,inHermès,n°40,«Francophonieetmondialisation»,p.360-378.[29].LaFranceacontribuéàfaireémergerlecinémaafricain,àconférerunestatureinternationaleàdenombreuxfestivalstelsceuxde

Hué,Dakar,Tunis,Ouagadougou.[30].Onpourralirel’intéressanttextecritiquedeXavierNorthsurcettetraditionhagiographiqueetsesnaïvetés,«Portraitdudiplomateen

jardiniersurl’actionculturelledelaFranceàl’étranger»,LeBanquet,n°11,1997,p.107-128.[31].La langue française reste la deuxième aumonde en termesd’influenceglobale (locuteurs, présence sur Internet, statut de langue

diplomatiquedanslesorganisationsinternationales,fluxdetraductions,nombredeNobel).

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Chapitre6

Culturescolonialesetimpériales

DANSLESANNÉES1930, lescoloniesetex-coloniescouvraientprèsde85%delasurfaceduglobe[1]. C’est dire que l’histoire coloniale et impériale concerne la majeure partie du monde.L’histoire des colonies, après avoir été quelque peu délaissée au cours des années 1970, connaîtdepuis les années 1980 dans le contexte universitaire anglophone, depuis les années 1990 dans lecontexte français, un regain d’intérêt. Les publications se multiplient concernant la « relationcoloniale » instituée par l’Europe avec le reste du monde et en soulignent l’importance pour lessociétéscolonialescommepourlessociétéscolonisées,pourlepassédecessociétéscommepourleurprésent.Encedomaineaussi,onapuobserverun«tournantculturel»ouculturaliste.Aucolonialismeperçucommeoppressionéconomiqueetpolitiqueaeutendanceàsuccéderunevisionducolonialismecommeconstructiondecatégories,heurtsdereprésentations,sourcedetextesetd’images.«Aulieuducolonialismecommeconséquencedel’aviditéetdudésirdeconquête,différentsprojetscoloniauxsontétudiésàtraversleursenchevêtrementsculturels[2].»Pourtant, l’oppositiondemeure forte entre, d’unepart, les tenants d’une«histoire impériale » et,

d’autrepart,lespartisansdesPostcolonialetSubalternStudies.Lespremiersreprochentauxsecondsune approche excessivement théorique, détachée de la recherche empirique, trop engagée dans larecherchede«coupables»pournepasreconduire,souscouvertdelecombattre,lerapportdualistequ’ilsdénoncentdanslasituationcoloniale;àquoiil leurestréponduquelerapportdedominationinstitué par le fait colonial est bien plus profond que ne veulent le reconnaître des universitairesréfugiésdansunepositiondefausseneutralité,quecettedominationestnonseulementmatériellemaisintellectuelle,symbolique,culturelle,qu’elleperdureau-delàdesindépendances,malgrél’«amnésiecollective » dont leurs adversaires semblent s’accommoder quand ils ne l’entretiennent pasdirectement[3].Cettequerelledespécialistes,quin’opposepasquedeshistoriens,sedéroulesurfondde«guerredesmémoires»etde«concurrencevictimaire»àproposd’unpassécolonialqui,luinonplus,«nepassepas».Trois points seront successivement traités : les liens entre certaines sciences humaines et la

colonisation;l’existencehypothétiqued’une«culture»colonialeetimpériale;enfin,lesphénomènesd’acculturationdanslespopulationscolonisées.Quecespointsprivilégientlessociétéscolonialesaudétriment des sociétés colonisées n’est pas un hasard ; nous manquons, en particulier en languefrançaise, de travaux historiques portant spécifiquement sur les effets culturels de la colonisation.«L’histoiredespratiqueslinguistiques,desformesd’acculturation,d’innovation,commelaformationdespidgins,parexemple,oudedétournementdesoutilsoudesobjetsculturelslaissésouimposésparle colonisateur, des formes d’hybridation culturelle et de reconfiguration des identités, restecomplètementàfairepourcequiestdelapériodecontemporaine[4].»

Dessciencescoloniales?

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Comme le soulignent William Beinart et Lotte Hughes, parler de « science coloniale », estproblématique, dans lamesure, d’une part, où les travaux des savants et des ingénieurs en colonies’inscrivaientaussidansdesdisciplinesacadémiquesquiavaientleurautonomieet,jusqu’àuncertainpoint,unedimensionuniverselle;d’autrepart,puisquecertainsd’entreeuxutilisèrentlestechniquesetsavoirs locaux, réalisant une interpénétration d’idées en provenance de métropole et d’autresoriginairesdescolonies.Lecasd’AlbertHoward,qu’ilsdétaillentdansleurlivre,estdecepointdevueassezfrappant:botanisteetéconomistebritanniqueenmissionenInde,ilydéveloppaunescienceagronomique largement basée sur les pratiques locales, notamment pour ce qui touchait àl’accroissement naturel de la fertilité des sols, en opposition aux engrais chimiques alors en pleinessorenmétropole.Nombreusesfurentlesbranchesdusavoirquibénéficièrentdesapportsindigènes,mêmesiceux-cinefurentpastoujoursreconnusàleurjustevaleur[5].À partir des années 1970, quand la faillite à la fois des projets nationalistes et des théories

classiquesdelamodernisationetdudéveloppementdevintpatente,lessavoirsindigènesbénéficièrentd’unregaind’attentiondelapartdechercheurstantoccidentauxquenonoccidentaux,enmêmetempsque(etsouvent,enlienavec)lamiseenaccusationdes«sciencescoloniales».Unesériedetravaux,parfois inspirés par les thèses foucaldiennes sur le rapport entre savoir et pouvoir et la notion de«gouvernementalité»,s’interrogèrentsurlaresponsabilitédessciencesetdeceuxquilesincarnèrentdans la mise en place de la domination coloniale. L’ethnologie et l’anthropologie furentparticulièrement visées comme des sciences longtemps gouvernées par des paradigmes tantôtdifférentialistes mais racialistes, tantôt universalistes mais évolutionnistes qui, dans tous les cas,avaient justifié le rapport asymétrique instauré par les colonisateurs[6]. Cette justificationintellectuelleetmorales’étaitdoubléed’uneaidetrèsconcrèteà l’établissementdeladominationetde l’exploitation, par le biais de techniques d’encadrement, de catégories élaborées pour penser etadministrerlespopulationsetlesterritoiresconquis,catégoriesquiconstruisaientenpartielaréalitéqu’ellesétaientcenséesdécrire(ainsidesethniesetdestribusenAfriqueoudescastesenInde)[7].Lagéographiefutégalementplacéeenpositiond’accuséepouravoirfournilalégitimationdelaviolencecoloniale,vialedéterminismedelagéographiecoloniale,ainsiquelesinstrumentsdecetteviolence,enparticulier lescartespermettant lecontrôlemilitaireetcommercialdesressources[8].Maisc’estl’ensemble des savoirs rangés sous le termed’« orientalisme» qui fit l’objet des attaques les plusvives sous la plume de l’intellectuel américain d’origine palestinienne Edward Saïd, auteur deOrientalismen1978etdeCultureandImperialismen1993.MêmesisaréflexionportesurtoutsurleXIXesiècle,leretentissementetlapostéritédesesthèsesjustifientqu’oncommenceparelles.

Orientalisme(s)

Selon Edward Saïd, l’Orient est une construction imaginaire des artistes et des savantsoccidentaux[9]. Appuyée sur une critique des textes inspirée de la pensée deMichel Foucault, lalecturedeSaïds’attacheàmontrerlespréjugésetlesstéréotypesquiparsèmentlesécritslittéraires,les traités scientifiques, lesœuvresmusicales ou les discours politiques portant sur les réalités duProche et du Moyen-Orient. L’Orientalisme selon Saïd est avant tout un « système de fictionsidéologiques»,undiscoursraciste,ethnocentristeetimpérialiste.L’Occidentaconstruitàsonusagelafigure de l’Autre, essentialisé dans son infériorité.Distinguant un orientalisme universitaire (le faitd’enseigneroude fairedes recherchessur l’Orientdansuncadreacadémique)d’unorientalismedel’imaginaire(l’oppositionentreunOrientetunOccidentdanslesœuvresdel’esprit),Saïdlesassocie

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et les subordonne à une troisième sorte d’orientalisme, « un style occidental de domination, derestructurationetd’autoritésurl’Orient»faitdedéclarations,d’institutions,degouvernement[10].Ladépréciationsystématiquedel’indigèneparlavoiedesreprésentationsapréparéetlégitimésamisesous tutelle effectivepar l’autorité coloniale.Les savoirs engagéspar l’Orientalismeont étémis auservice des pouvoirs impériaux et coloniaux, selon unmodèle d’analyse du rapport entre savoir etpouvoirproposéparMichelFoucault.Lesentimentdesupérioritédel’Europes’estimposé,ycomprisauxpopulationsassujetties,selonunmodèled’hégémonieculturelleemprunté,lui,àAntonioGramsci.Cettevision trèsnégativede l’Orientalismecommescienceauxiliairede l’impérialismeeuropéen

contrasteavecl’acceptionplutôtpositivequiprévalaitjusqu’àSaïd,aumoinsenOccident.CommelesouligneJohnMacKenzie,lemot«orientalisme»atoujoursétépolysémique[11].IlétaitutilisédepuisledébutduXIXesièclepourdécrireungenredepeintureinitiéparlesFrançaismaisdéveloppépardesartisteseuropéenspourdécrireouimaginerlesscènesdumondearabo-musulman.Lemotrevêtaitune autre signification dans le cadre de la politique britannique en Inde, celle d’une approcherespectueuse des lois, langues et coutumes des musulmans et des hindous placés sous la tutellebritannique,cherchantàpréserverdes relationssociales traditionnellesmisesendanger,notamment,parlapolitiqued’anglicisationmenéedanslasecondemoitiéduXIXesiècle,ensommeuneapprocheessentiellementconservatriceausenspremierduterme.L’Orientalismepouvaitêtreconsidérécommeuneétudedes savoirsde l’Orientdans lebutde lesprotéger contreunecertaine formed’arroganceoccidentalealorsque,pourSaïd,loindeprotégerlescultureslocalescontrelepouvoirimpérial,lesétudesorientalesdevinrentenelles-mêmesl’expressiondeladominationintellectuelleettechniqueetunmoyend’étendrelasuprématiepolitique,militaireetéconomiquedel’Occident[12].PourGérard Leclerc, l’Orientalismen’est riend’autre que l’entreprise de traductiongénéralisée

desœuvresproduitesparlescivilisationsorientalesdansleslangueseuropéennes,unimmensetravaild’exégèse historico-critique, une herméneutique qui fut une interprétation transculturelle motivéeessentiellementpar lacuriositéà l’égarddeculturesétrangères.«Entreprisequ’onpeutconsidérer,ainsiquel’afaitEdwardSaïd,commeunedémarcheàsensunique,commeunerencontreinégalitaire,commel’expressionsymboliqued’unedomination,commel’exercice intellectueld’unpouvoir.Maisqui ne l’est pourtant pas, s’il est vrai que l’Orientalisme européen a été concomitant del’occidentalisationculturellemenée par les traducteurs et intellectuels orientaux, et d’une démarched’assimilation et d’appropriation des instruments culturels et intellectuels occidentaux par lesintelligentsiasasiatiquesetarabes[13].»Nous abordons plus loin la question de l’occidentalisation culturelle ; bornons-nous ici aux

orientalistesoccidentaux,àceséruditsvenusd’EuropepuisdesÉtats-Unispourétudierlessociétésetlessavoirsdescivilisationssituéesentre l’Afriquedunordet leJapon.Dans lapremièremoitiéduXXesiècle,l’Orientalismefrançaissedéploietousazimuts.Endirectiondel’airearabo-musulmane,avec Louis Massignon, Henry Corbin, Jacques Berque ; vers l’Inde, avec Louis Renou, JeanFilliozat, SylvainLévi, PaulMus ;vers laChineet l’Indochine,avecÉdouard Chavannes,HenriCordier,PaulDemiéville;versleJaponavecSergeElisseeff.Cessavantsnesontpasisolésmaiss’appuient sur des institutions implantées en France ou dans les colonies. Exemple du premier cas,l’Institutdeshautesétudeschinoises,fondéen1922àParisetrattachéàlaSorbonne,quiseraunlieude rencontrespourdessinologuescommePaul Pelliot,Henri Maspero,Marcel Granet.Exemplesd’institutions créées sur place, l’Institut français de Damas, créé en 1928, et l’École françaised’Extrême-Orientfondéeen1900,installéed’abordàHanoïpuisdéménagéeàSaïgon,auViêtnam.

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L’Écolefrançaised’Extrême-OrientLamissionpremièredel’EFEO,héritéedelaMissionarchéologique

permanente qui l’avait précédée, était le classement et la conservationdesmonumentsde l’Indochine, à travers la commissiondesAntiquitésduTonkin(1901),lacommissionduCambodge(1905)puisd’unservicechargédelaconservationdusited’Angkor(1907)dontlareconstitutiongrandeur nature fut l’un des clous de l’Exposition coloniale de 1931.Comme les écoles deRome et d’Athènes, l’EFEO était un institut derecherches archéologiques, philologiques et historiques et exerçait satutellesurplusieursmusées.Ellerayonnaitsurtoutel’Asieorientale,del’Inde au Japon et menait une politique active de publications,d’expositions, de restaurations avec un personnel majoritairementeuropéen mais qui recourut à des auxiliaires et vacataires indigènes.Après l’indépendancede l’Indochine française, l’École fut transférée àParismaisdemultiples accordsbilatéraux lui ont permis de conserverdes centresdans lespaysqui forment son airede recherche.Ancienneinstitution coloniale, l’EFEO est devenue un centre de recherches enscienceshumainesrattachéàl’Éducationnationale[14].Lesautrespayseuropéensnesontpasenreste;citons,parmibiend’autres,et toujourspourcette

premièremoitiéduXXesiècle, lesnomsduHollandaisCristiaanSnouckHurgronje,del’AllemandCarlHeinrichBecker,ouduHongroisIgnacGoldziher.L’écolepourlesétudesorientales(SchoolofOrientalStudies,devenueSchoolofOrientalandAfricanStudies)estfondéeàLondresen1916.C’estl’époquedesorientalistesagentssecretsauservicedel’empirebritannique,T.E.Lawrence,GertrudeBell,SaintJohnPhilby,D.G.Hogarthquitententderéaliserl’uniondel’Orientetdel’Occidenttoutenréaffirmantlasuprématiedecettedernière.LecasdeH.A.R.Gibb(1895-1971)aparticulièrementattirél’attentiondeSaïd,quivoitenluil’illustrationdelacrisequetraversel’Orientalismependantl’entre-deux-guerres :commeLouis Massignon,Gibbéprouveundoutequantà lasupérioritédesacultured’origine,uneempathiepourlaculturequ’ilétudietoutenperpétuantlesdogmesorientalistestraditionnels,commeceluid’unIslamquirégiraittouslesaspectsdelavied’unOrientimmuable.Mais lavraiecrise,pour lespuissanceseuropéennes,datede l’après-SecondeGuerremondiale ;

suivantlerefluxdel’influenceeuropéennedanslemonde,lesorientalistesfrançaisouanglaisdoiventcéderlaplaceàleurshomologuesaméricains.Ceux-ciaccordentmoinsd’importanceaucorpustextuelet revendiquent une compétence de socialscientist et d’expert régional souventmise au service duDépartement d’État ou des grandes entreprises, à l’instar d’un John Fairbank, directeur de l’EastAsianResearchCenter d’Harvard, co-directeur d’une grande histoire universitaire de laChine etconseiller du gouvernement américain pour les affaires chinoises. LesArea Studies remplacent lesétudesorientalesdanslesuniversitésaméricainesquidrainentlesmeilleursspécialistesenprovenance

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despaysétudiés(voir lechapitre7).Lecaségyptienillustrecesdéplacementsdeforce.L’influenceculturelle française prédominait dans les classes supérieures égyptiennes, au moins du Caire etd’Alexandrie, jusqu’au début des années 1950 et la révolution nassérienne (voir le roman deAlaaAl-Aswany,L’ImmeubleYacoubian).L’anglaisévincealorslefrançaisetlesAméricainslesAnglais:sil’anthropologueA.R.Radcliffe-Brownfondeen1947leSocialStudiesInstitutedanslecadredelanouvelleuniversitéd’Alexandrie,cesontl’UniversitéaméricaineduCaire,fondéeen1919,et,ensonsein, le Social Research Center créé en 1953, qui attirent les plus nombreux et les plus brillantsétudiantségyptiens,lesquelspartentauxÉtats-Unispourypoursuivreleursétudes.Outrelamontéeenpuissanceaméricaine,onconstatel’émergenced’un«orientalismeoriental»,de

spécialistesdescivilisationsextra-européennesissusdecescivilisationsmêmes.L’Indeproduitasseztôtdesethnologuesdesréalitésindiennes,engénéralformésàLondres:S.C.Roy,fondateuren1921delarevueManinIndia,C.S.Dubé,M.N.Srinivas;deshistoriensdel’Inde,commeT.N.KaulouK.M.Panikkar.Citonsencorelesnomsd’AnouarAbdel-Malek,AlbertHourani,MohammedArkounpour l’Islamarabe,deChowTse-Tsung,deShijing Wangpour laChine,deMasao Maruyama,deTadaoUmesaopourleJapon.DesinstitutsderechercheislamologiquesexistentauJapondepuislesannées1930etuneécoleorientalistejaponaiseaproduitdenombreuxtravaux,regroupéssouslenomd’« étudesd’Asie occidentale ».Mises au servicede l’expansionnismenippon au cours de l’entre-deux-guerres, ces études furent réorientées après la défaite dans le sens d’une plus grandecompréhensiondesréalitésasiatiques,parexempledanslecadreduCenterfor EastAsianCulturalStudiesfondéen1961souslesauspicesdel’Unesetdediversesinstitutionsjaponaises.Cette appropriation de l’Orientalisme par les « Orientaux » eux-mêmes, avant l’apparition des

Postcolonial etdesSubalternStudies des années1980et1990qui seront souvent animéespardesuniversitaires d’origine indienne ayant fait une grande partie de leur carrière dans les universitésaméricaines,doitnousamenerànuancerfortementlavisionsaidiennedesciencesplacéesauserviceexclusifdel’Occident.Parailleurs, l’indéniablecollusiond’intérêtsentrelarechercheuniversitaire,d’une part, et la politique des États impériaux, d’autre part, ne doit pasmasquer l’importance dessciences orientalistes dans la sauvegarde et la valorisation des patrimoines culturels d’Asie etd’AfriqueduNord,niladiversitéetlesévolutionsdecessciences.D’abordcentréessurlaphilologie,elles ont évolué vers la linguistique et la grammaire comparées puis vers les sciences sociales etaccordédeplusenplusd’importanceautravaildeterrainetauxréalitéssociales,àl’imagedutravaildeLouisDumontsurlescastesenInde[15].«Écolederigueuretdedépaysement,l’Orientalismeaaussiété le faitd’individus isoléset indépendantsdespouvoirs,douésd’ouvertured’espritetd’unegrandesensibilitéà l’autrequiontparfoissu,avechumilitéetadmiration,êtreà l’écoutedeslettrésautochtones et de la tradition étrangère et ont participé à la prise de conscience du relativismeculturel»[16].Contre le primat donné aux humanités gréco-latines,matrices de la culture classiquedispenséeauxéliteseuropéennes,lesorientalistesontmontrélarichessedestraditionsétrangères,aurisquedelesfigeretd’enexagérerleparticularisme,commeonenafaitlereprocheàLouisDumontopposant le holisme de la société indienne à l’individualisme occidental ou, plus récemment, àFrançois Jullien, faisant de la civilisation chinoise classique l’Autre absolu de l’Occident[17].Onpeut aussi créditer les orientalistes d’avoir limité les pertes dues à la modernisation d’inspirationoccidentale, y compris après le départ des puissances coloniales.Onpeutmême soutenir qu’ils ontfourni aux peuples colonisés des outils pour redécouvrir leur propre culture et des armesintellectuellescontreladominationoccidentale.

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LerôledessavoirscoloniauxdanslareconfigurationdesscienceshumainesenFrance

Comme l’écrit Emmanuelle Sibeud, la question des sciences dites coloniales a cristallisé lesrecherchesaucoursdesannées1990àl’intersectiondel’histoiredessciencesnaturelles,del’histoiredescolonisationsetdel’histoireculturelle[18].L’undesprincipauxenseignementsdecestravauxaétéla mise en évidence du rôle des savoirs coloniaux dans la reconfiguration des sciences humaines,notamment en France au début du XXe siècle. Ces savoirs sont apparus comme des enjeux et desmoyens dans les luttes qui opposent alors divers groupes autour de la définition d’une science del’hommeunifiée.L’essordecettescienceestl’undesproduitsdérivésdel’expansioncoloniale.Uneentreprise encyclopédique et systématique d’étude de l’humanité dans sa diversité se met en placeentre la fin du XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale, depuis le projet des Archives[photographiques]delaplanètefinancéparAlbert Kahnjusqu’auxgrandesexpéditionsdirigéesparMarcelGriauleenAfriqueetparClaudeLévi-StraussauBrésildanslesannées1930pourlecompteduMuséedel’Homme.DanslecasdeGriauleetdeLévi-Strauss,lebutestdecollecterdesobjetsquitémoignentdesociétésmenacéesd’extinctionoud’altérationparlacivilisationoccidentale.Làencore,onretrouveunevisionnostalgique,pessimisteetconservatrice,contrariéeparl’exigencescientifiquede la collecte qui conduit parfois à des comportements de prédation dans la grande tradition desexpéditionsarchéologiquesduXIXesiècle.Laplupartdesobjetscollectésparlesexpéditionsfrançaisessontdestinésaumuséed’ethnographie

duTrocadéro.Celui-ci avait été créédans le cadrede l’Expositionuniverselle de1878 ; c’est uneautreexpositioninternationale,cellede1937,quivoitsatransformationprofonde,liéeautriomphedela science nouvelle : l’ethnographie. Celle-ci l’a en effet largement emporté sur sa rivale,l’anthropologie physique, commeen témoigne lamultiplication, dans les trente premières annéesduXXesiècle,desstructuresd’enseignement,derechercheetdediffusionquiluisontliées:revues(laRevue d’ethnographie et de sociologie, L’Ethnographe), instituts (institut ethnographiqueinternationaldeParis créé en1910autourd’ArnoldVan GennepetdeMaurice Delafosse, institutd’ethnologie de la Sorbonne fondé en 1925 par Paul Rivet[19], Marcel Mauss et LucienLévy- Bruhl), sociétés savantes ( société française d’ethnographie 1920-1929, société du folklorefrançais et du folklore colonial, sociétés des africanistes, des américanistes…). Le muséed’ethnographie,devenumuséedel’Hommeen1937sousladirectiondePaulRivet,estlepivotdelarecherchefrançaisedanscedomaineetorganiseladivisiondutravailentreleséruditscoloniaux,quicollectent les données brutes, et les savants universitaires, qui les interprètent – deux particularitésfrançaisesquineseretrouventpasdansl’anthropologieanglaiseouaméricaine.Ilpiloteunréseaudecentres dispersés dans les colonies françaises, par exemple le Centre d’études ethnologiques deBrazzavilleoul’Institutfrançaisd’AfriquenoireàDakar,deuxinstitutionsfondéespardesanciensdel’Écolecoloniale,elleaussigagnéeauxthèsesdelasciencenouvelledurantl’entre-deux-guerres[20].Le musée d’ethnographie est indéniablement un musée colonial et l’ethnographie une science

« utile » au projet colonial, voire une science impériale, aumoins dans sa version africaniste. Sesanimateurs,Maurice Delafosse, Arnold VanGennep,Marcel Mauss, Lucien Lévy- Bruhl ou PaulRivet ne s’en défendent d’ailleurs pas, estimant que l’ethnographie doit « éclairer » les autoritéspolitiques et administratives en charge des colonies. Emmanuelle Sibeud, parlant d’un « tournantimpérial de la science française dans son ensemble » à cette époque, estime que les « nouveauxafricanistesparticipentàl’éphémèretriomphalismecolonialdel’entre-deux-guerresetcedévoiementidéologique [suscitera] dès 1950-1951 une salutaire contestation méthodologique » mais aussi

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idéologique par des auteurs commeGeorges Balandier ouMichel Leiris[21].De lamême façon,selonPierreSingaravelou,«ilestdésormaisacquisquelesgéographesprofessionnelsetamateursontjoué un rôle important dans le processus de colonisation, et qu’en retour l’Empire a profondémentmarquéladisciplinegéographique,sonimaginaireetsespratiques[22].»Pour autant, utilité ne signifie pas servilité. Comme les géographes à la même époque, les

ethnologuessontréticentsàl’idéedesemettreauservicedel’entreprisecoloniale.Ilscombattentàlafoisunprojetassimilateurquinivelleraitlesdifférencesaunomdela«missioncivilisatrice»delaFranceetl’exploitationbrutaledesressourceshumainesetmatériellesdesterritoiresconquislégitiméeparuneanthropologieracialistequ’ilsjugentdépassée.Culturaliste(mêmesil’ethnographiemaintientsonancragedanslessciencesnaturelles),comparatisteetdifférentialiste(sansrompretoutàfaitavecl’évolutionnisme),lasciencenouvelledéfendune«politiquehumaine»–celle-làmême,àquelquesnuancesprès,queprôneégalementlemaréchalLyautey.SelonBenoîtdel’Estoile,cetteconceptionhumaniste et réformatriceouvre lavoieà la reconnaissancede lapluralité etde l’égaledignitédescivilisations, à l’universalisme différentialiste promu par l’UNESCO au lendemain de la SecondeGuerremondiale[23].Dans cette reconnaissance, la dimension esthétique des objets produits par les civilisations non

occidentalesa jouéungrandrôle.Certes, lemuséede l’Hommeestpenséenrupturepar rapportaumuséed’ethnographieduTrocadéroquifaisaitlaparttropbelle,jugeaientPaulRivetetsesamis,àune présentation esthétisante. La muséographie du nouvel établissement se veut beaucoup plusrigoureuseetscientifique.Lesethnographesn’endéfendentpasmoinsl’idéequelesobjetsproduitsparlescivilisationsnonoccidentales, loinde témoignerd’unartoud’une sensibilité inférieurs,doiventêtre reconnus à l’égal des œuvres occidentales, que leur langage formel nécessite et mérite unapprentissage. La beauté des objets est d’ailleurs un critère au moins aussi important que leurreprésentativité dans le choix de collecte et d’exposition. Cette prise de position s’inscrit dans unmouvementplus largequiaccordeàcertainsobjets issusdescivilisationsnonoccidentales le statutd’œuvre d’art et cette évolution doit elle-même être saisie dans le cadre de l’élaboration d’une«culture»colonialeetimpérialepassantaussibienparl’artdesavant-gardesqueparlesvecteursdegrandediffusionetlapropagandecoloniale.

Une«culture»colonialeetimpériale?

Undébatassezvifopposelesspécialistesautourduthèmedela«culture»colonialeetimpériale.Selon l’historien Pascal Blanchard et le groupe qui l’entoure, cette culture aurait imprégné enprofondeur la société françaisepar touteunesériedecanaux, aupointdeconstituer le cœurde sonidentité, à la différence des autres sociétéseuropéennes[24]. Les opposants à cette thèse, sans nierl’importance du thème colonial dans le débat public, de la IIIe à la Ve République incluses, encontestentlaprofondeur,l’étendue,lacohérence,lapérennitéetlaspécificité.Sansprétendretrancherce débat, cette deuxième partie tente d’apporter quelques éléments de réponse en comparant lasituationfrançaiseàd’autres,enparticulierbritannique.

Avant-gardesartistiques

L’Orientestl’unedesprincipalessourcesd’inspirationetderenouvellementdelamusiquesavante

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occidentale au début du XXe siècle[25]. À Paris, tout un milieu musical s’intéresse aux musiquesd’ailleurs,autourdelaRevuemusicalefondéeparJulesCombarieu,duMercuremusical fondéparLouis Laloy en1905, du salondesPolignac.Si tous s' accordent sur l’idéeque cesmusiques sontdignes d’admiration, un débat les oppose sur le point de savoir si elles sont irréductiblementétrangèresaupatrimoineeuropéenousidesempruntssontpossibles,ouvrant lavoieàunmétissagemusical. Comment transcrire dans le langage musical européen ces musiques exotiques ? Lesexpositions universelles ou coloniales sont l’occasion, pour le grand public mais aussi pour lescompositeurs, de découvrir des rythmes, des sonorités, des tonalités inouïs. Ainsi, c’est lors del’Exposition universelle de 1889 que Claude Debussy, qui ne voyagera jamais hors d’Europe,découvrelegamelan,cetorchestredepercussionsmélodiquesjavanais.C’estprobablementdanssonœuvre(en particulier le triptyqueEstampes, composé en 1903, qui comporte la fameuse pièce desPagodes)quel’hypothèsedelacommunicabilitédesculturesmusicalesest leplussystématiquementexplorée;maisilfaudraitégalementcitercertainesœuvresdeMauriceRavel,deCharlesKoechlin,deMauriceDelage.Camille Saint-Saënsqui, lui, a effectué levoyage enAfriqueduNord et s’estmêmeinstalléenAlgérie,estdavantageducôtédupittoresquemusical,desempruntssuperficielsquinemodifientpasenprofondeurlerythmenilamélodie.On retrouvecet intérêt pour lesmusiques exotiquesdansd’autrespays européens.EnAngleterre,

Gustave Holst et John Foulds s’intéressèrent de près non seulement aux musiques savantes etpopulaires mais aussi aux courants spirituels de l’Inde, qu’ils essayèrent d’introduire dans leursœuvres,alorsqu’unElgar,compositeuremblématiquedel’Angleterreimpériale,n’éprouvajamaislamoindrecuriositépourcesmusiquesexotiques.Plustarddanslesiècle,OlivierMessiaenenFrance,BenjaminBrittenenAngleterresetournèrentégalementversl’Estpourinventerunnouveaulangagemusical. Les orients offrirent aux musiciens européens désireux de s’affranchir des conventionsmusicalesdenouvelleslignesmélodiques,dessystèmesdetonalitédifférents,denouveauxrythmesetcouleurs[26].Lejazzetd’autresmusiquesnoiresdevaientprendrelerelaisdel’Orientalismeàpartirdel’entre-deux-guerres.Debussyfutinfluencénonseulementparlesmusiquesdescivilisationsnonoccidentales,javanaise

en particulier, mais aussi par leur héritage plastique. Il est significatif qu’il ait choisi unereprésentation deLa Vague d’Hokusai pour la couverture de son poème symphoniqueLaMer, quiaurait été inspiré par les structures formelles de l’œuvre du peintre japonais. Le « japonisme » futl’unedesmanifestationsdel’Orientalismepictural(maiségalementmusical,quel’onsongeàMadameButterflydeGiacomo Puccini, inspiré deMadameChrysanthèmede Pierre Loti). En Angleterre,J.A.M.Whistleretsesdisciplesl’utilisèrentpourrejeterlapeintureacadémiquedelahautepériodevictorienne. On peut également relever l’influence du Japon sur le mouvement esthétique et lemouvementArtsandCrafts,surlesaffiches,lescartespostales.L’Orientalismedanslesarts,defaçongénérale, ne peut être réduit aux « peintres pompiers » faisant de l’odalisque le thème infinimentressassé de peintures justifiant la conquêtemâle et occidentale. Il se perpétua dans la peinture desimpressionnistes, des symbolistes, des nabis, puis dans le fauvisme, l’expressionnisme abstrait et,d’unemanièredifférente,danslevorticisme,autantdemouvementsd’avant-gardecherchant,danslestraditionsdescivilisationsnonoccidentales,laclefleurpermettantd’échapperàlaprisonoccidentale,un renouvellement des formes, des couleurs, des techniques. C’est le cas également de ceux quicherchèrent de nouvelles solutions formelles du côté de l’« art nègre » ou, plus généralement, du« primitivisme », terme imprécis qui regroupait, au début du XXe siècle, un ensemble disparated’objetsafricains,océaniensetprécolombiens. Iciencore, il s’agissaitd’échapperauxcanonsde la

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traditionoccidentaleenseconfrontantàdesgrammairesplastiquesradicalementdifférentes[27].Comme pour la musique, la nature et la profondeur de l’investissement personnel diffèrent d’un

artisteàunautre.Premiercasdefigure:ladécouvertedecesartsdansunmuséeoccidental,ouchezunpeintrequi en fait collection.C’est bien sûr le casde Picasso, éprouvantun choc esthétique enentrant au musée du Trocadéro et en voyant les statues africaines dans l’atelier de son amiAndréDerain, vers 1906-1907,mais faisant peu de cas de l’Afrique en général.Deuxième cas defigure : le voyage dans ces terres plus ou moins lointaines. En Afrique du Nord, comme pour Vassily Kandinsky, Paul Klee, August Macke, Henri Matisse, qui y découvrent une nouvelleconceptiondel’espaceetdescouleurs;enRussie,enChine,auJapon,enNouvelle-Guinée,pourEmil Nolde, membre du mouvementDie Brücke, qui insère des éléments exotiques et évolue vers unchromatismedeplusenpluslibreaucontactd’autrestraditionspicturales.Danssoncas(etceluidesonamiMaxPechstein,quil’accompagnesurlesmersdusuden1913),l’investissementvaplusloinetassocierechercheformelleetengagementéthiquevoirepolitique.Sonrespectpourlesindigènesetleurmodedeviel’amèneàcritiquerlacolonisationetlabourgeoisietandisqu’ilexaltelapuretéetl’innocencedesorigines.Ceprimitivismeestbiensûràsoncombledanslecasd’unPaulGauguinquirenielacivilisationdontilestissupourretrouverle«sauvage»enluiens’installantàTahitipuisauxîlesMarquisestoutenvendantsestoilesparl’intermédiaired’AmbroiseVollard.Quecesoitpourlavente des œuvres d’artistes occidentaux inspirés par l’ailleurs ou des objets exotiques, Paris estl’épicentre de ce mouvement qui associe des artistes, des collectionneurs, des marchands, descritiques.DesgaleristescommeCharlesRattonouPaulGuillaume,desécrivainscommeGuillaumeApollinaireouAndré Bretondéfendentcesartsquifontencorescandale.En1919estorganiséelapremièreexpositiond’«artnègre»àParis,àlagalerieDewambez.Dans l’architecture et les arts décoratifs, l’influence des traditions non occidentales est ancienne

mais connaît en ce début de XXe siècle un regain d’intérêt. On a parlé déjà du japonisme dumouvementArtsand Crafts ; il est particulièrement sensible chez un architecte et designer commeC.R. Mackintosh ou chez un artisan d’art comme Bernard Leach, qui fonde une école de poterie« traditionnelle » à St Ives, enCornouailles dans les années 1920, et travaillera jusqu’à samort àsynthétiser les traditions spirituelles de l’Asie et de l’Europe. L’art déco accueille lui aussi denombreuses influences orientales, figures géométriques oumotifs floraux, éléments ailés, solaires…Les motifs égyptiens sont particulièrement à l’honneur, y compris dans les usines comme celle deFirestoneàLondresen1929oucelled’IndiaTyre& Rubberà l’ouestdeGlasgow,en1930.Maisc’estsurtoutdansl’architecturedeloisirs,celledesthéâtresetdescinémasenpremierlieu,qu’ellesemanifeste avec le plus d’éclat, renvoyant à un imaginaire de luxe et d’oisiveté. L’ancien cinémaparisienleLouxor,construiten1921,estl’undesraresrescapésdecettemodeégyptiennequidéferlasurl’EuropeetlesÉtats-Unisdansl’entre-deux-guerres.

Spectacles

L’exotisme n’est pas seulement à l’extérieur des salles de spectacle ; il en constitue aussi leprogramme[28].C’estvraiduthéâtre,ducabaret,dumusic-hall.Làencore,lesensn’estpasunivoque.Certes, la culturedemassevéhicule stéréotypes et préjugés ; la chansoncolonialedevientungenre(« Je suis gobé d’une petite/C’est Anna-na, une Anna-na, une Annamite […] Ma Tonki-ki, maTonkinoise », chantent Polin et Esther en 1906, sur une musique de Vincent Scotto) et JosephineBaker,vêtued’unsimplepagnedebananes,faituntriomphedans«LaDansesauvage»delaRevue

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nègre,avantdechanterdansuneimmensecagedorée.MaisJosephineBakerestaussilapremièrestarnoireetposepourPicasso,KeesvanDongen,Jean-PaulLaurensouManRay.Dureste,lethéâtred’avant-garde puise auxmêmes sources que lemusic-hall sans en tirer lesmêmes leçons.C’est envisitant l’exposition coloniale de 1931 qu’Antonin Artaud découvre la combinaison de danse, demusiqueetdethéâtredestraditionsjavanaiseetbalinaise;ils’eninspirerapourécrireLeThéâtreetsondoubleen1938.Àsasuite,toutuncourantthéâtral,deGordonCraigàPeterBrook,manifestesonintérêtpourlesformesthéâtralesasiatiquesetdéplacel’accentdutexteaucorps,à l’expressionphysique,auxformesplastiques.Lecinémaestpeut-êtremoinsambivalent.Lecinémapopulaire,toutaumoins,quiexploiteàfondla

veinedupittoresqueexotique.Lesplusgrandssuccèsducinémabritanniquedel’entre-deux-guerres,comme la trilogie d’Alexander Korda, Sanders of the river (1935),TheDrum (1938), The FourFathers(1939),sontdesadaptationsderomansd’aventures.Cesfilms,etdenombreuxautresdatantdelamêmeépoque,dépeignentunempireéterneletintemporeletnereflètentaucunedesévolutionsetcontradictions qui traversent les colonies britanniques (les autorités apportent parfois leur concoursmatériel à la réalisation de ces films). S’y seraient-ils risqués, le British Board of Censors les enaurait empêchés, ayant pour consigned’interdire, sur la foi des scripts, les films contestant l’arméebritannique,l’administrationcolonialeoulasuprématiedelaraceblanche.Ilpeutparaîtresurprenantque le cinéma américain ait repris à son compte cette vision ; mais l’èthos militariste, raciste etimpérialisteavaittrouvéunterrainfavorableauxÉtats-Unis,anciennecoloniemaisquiavaitelleaussiconstruitsaprospéritésurladéfaitedesindigènes.Lasecondemoitiédesannées1930estlagrandeépoquedesfilmsépiquesaméricainssurl’empirebritannique,àlasuitedusuccèsdeTheLivesofabengal lancer d’Henry Hathaway (1935), inspiré du roman du même nom de FrancisYeats-Brown[29].En France aussi, le cinéma contribue à enraciner cette attitude colonialiste, à travers des films

commeLeGrandJeudeJacques Feyder (1934),LaBanderade Julien Duvivier (1935),Pépé leMokodumême Duvivier (1937)ouLeRomand’unspahi deMichel Bernheim (1936), adaptéduroman de Pierre Loti[30]. Les héros sont systématiquement européens, souvent soldats ; ils luttentcontrelanaturehostileoudesindigèneslâches,cruelsetparesseux,lespiresétantceuxquionttentéde s’occidentaliser en recevantunvernisd’éducationquine faitguère illusion.Les femmes sontouabsentesoudangereuses;danslesdeuxcas,ellessontjouéespardesoccidentalesdontlescheveuxdejaisoulesyeuxenamandeévoquent,parfoisdetrèsloin,letypeoriental.Danstouslescas,lacolonien’est qu’un décor et les indigènes, des figurants. Il est difficile de dire quel rôle jouèrent cesreprésentationsdépréciativesdanslastigmatisationquifrappalesimmigrésd’Afrique,plusnombreuxàvenirenFrancedansl’entre-deux-guerres.Entoutcas,noussommesloinducinémaanthropologiquequ’unJeanRouch,àpartirdesannées1950,représenteraavecbonheur.Il est une troisième forme de spectacle qui joue un grand rôle dans la constitution d’une culture

coloniale et impériale : c’est l’exposition, universelle, internationale ou coloniale[31]. LesExpositionsuniversellesde1889et1900etl’internationalede1937accordentuneplace importanteauxréalisationscoloniales;desexpositionsspécialiséesleursontmêmeentièrementconsacrées,entreParis (1907, 1931), Londres (1908, 1924) et Marseille (1922). Spectacle total en même tempsqu’encyclopédiedumondecolonial, tourdumondeenminiatureetinvitationauvoyage,l’expositionesttoutcelaàlafois,puisquedesindigèness’yproduisentdansdesarchitecturesreconstituées,fontdesdémonstrationsdedansesetdechantstraditionnels,fabriquentdesobjetsquelesvisiteurspeuventacheter. Dès cette époque, des observateurs critiquent le côté artificiel ou inauthentique de ces

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reconstitutions;lacritiqueestmêmepolitiquedanslecasdesmilieuxanticolonialistes,parexemplechez les surréalistes ou les communistes qui appellent au boycott de l’Exposition coloniale de1931[32]. Force est de constater qu’ils ne sont guère entendus : les organisateurs estimèrent à huitmillionslenombredevisiteursàcettedernièremanifestation,dontquatremillionsdeParisiens,troismillionsdeprovinciauxetunmilliond’étrangers.Certes, tousn’avaientpaslamêmehauteurdevuequ’unAntoninArtaud;onvintàl’Expositioncolonialepours’amuser,sedistraire,plus,peut-être,quepours’informersurdesterresetdespeuplesinconnus.Lesorganisateursdecetyped’événement,enFrance comme enGrande-Bretagne, se plaignaient d’ailleurs de l’ignorance et de l’indifférence dugrand public pour son empire. Venait-on aussi pour satisfaire ses préjugés racistes au spectacled’indigènes bizarrement accoutrés ?C’est ce que soutient Pascal Blanchard qui évoque les « zooshumains » de l’Exposition coloniale[33].Mais, comme l’amontréBenoît de l’Estoile, cette façond’exhiber les indigènes sous un jour ridicule était devenuemarginale et dépassée en 1931 et ne futqu’uneinitiativeprivéeréprouvéeparlesorganisateurs[34].Dansl’espritdecesderniers,ils’agissaitavant tout de montrer la variété des peuples et l’ampleur des territoires placés sous la tutellerespectueuseetbienveillantedelaFrance,dejustifierl’entreprisecolonialecontresesdétracteursetdediffuserdansl’opinionpubliquel’imagerassuranteetexaltantede«laplusgrandeFrance»,delarépubliqueimpériale[35].

Propagandecoloniale

IlvadesoiquecesexpositionsorganiséesparlesÉtatscoloniauxs’inscriventdansunepolitiquedeprestige et font partie des instruments de propagande dont usent les gouvernements pour asseoir lalégitimité de leurs possessions auprès de leur population comme auprès des gouvernementsétrangers[36].D’autresévénementssontégalementorganisésdanscebut.Ilyades«colonialdays»enGrande-Bretagne,des«journéescoloniales»enBelgique,des«semainescoloniales»enFrance,des«giornatacoloniale»enItalie…EnAllemagne,onfêtel’empireperdule24avril,quicommémorelaproclamation du protectorat sur le Sud-Ouest africain (1884), date retenue comme anniversaire dudébut de la colonisation. EnGrande-Bretagne, le jour deNoël est l’occasion de célébrer l’Empiremaisleplusimportantestle«jourdel’Empire»,EmpireDay,le24mai,jouranniversairedelareineVictoriaoùl’onchanteleRecessional,hymnecomposépar Kiplingà l’occasiondu jubilé royalde1897.Lancéà l’initiativeducomtedeMeath,TheEmpireDayMovementessaimedans lescoloniesbritanniques:le24maidevientunefêtenationaleauCanadaen1897,enAustralieen1905,enAfriquedu Sud en 1910, en Inde en 1923. EnGrande-Bretagne, il acquiert une grande importance dans lesannées1920et1930,avecdescélébrationspatriotiques,unservicereligieuxdanstoutesleséglisesdupays, des concerts, des suppléments dans les journaux, un programme spécial de la BBC (qui, parailleurs,produitdesprogrammesdestinésauxdifférentescoloniesetdominionsàpartirde1932).Lesenfantsbénéficientd’unjoursemi-fériémaisdoiventassisterlematinauleverdescouleursetécouterunmessageadresséàtouslesécoliersdel’Empire.Significativement,l’importanceconsacréeàcettejournée de célébration décroît dans les années 1940-1950, jusqu’à disparaître totalement avec lasubstitutionduCommonwealthàl’Empire.Danstouslespayseuropéens,desorganisationsstructurentlapropagandecolonialeetusentdetous

les moyens de grande diffusion[37]. En Belgique, une vingtaine de ligues, associations, sociétéscolonialessontchapeautéesparlatrèsofficielleUnioncoloniale;enFrance,outrelesdiverslobbiesdu«particolonial»(comitédel’Afriquefrançaise,groupecolonial,Unioncoloniale),uneAgencedes

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colonies organise la plupart des manifestations liées à la propagande coloniale. À noter que cettepropagande ne cesse pas sous Vichy, qui organise la Semaine impériale en 1941, la Quinzaineimpériale en 1942, le train-exposition des colonies entre 1941 et 1944… L’Empire apparaît alorscomme une consolation après la défaite et une ressource pour le relèvement national. En Grande-Bretagne,The Empire Marketing Board (EMB) créé en 1926 par le Secrétaire aux colonies Leo Amery ouvre une cinémathèque de films de propagande coloniale qu’il met à la disposition desécoles, des hôpitaux, etc., organise des projections itinérantes et dispose d’une salle permanente àl’Institut impérial. Il organise encore des semaines commerciales pour inciter à consommer lesproduits de l’Empire, publie des livres, des journaux, des brochures, des affiches. Toutes sortesd’objetsdegrandeconsommationportentlescouleursdel’Empire,delaboîted’allumettesauxcartesàjouerenpassantparlestimbresetlesemballagesdeproduitsalimentaires.En1928,leCanadaémetainsiun timbrereprésentantunplanisphèreportant ladevise :«WeholdawasterEmpire thanhasbeen»[38], tandisqueceuxémisparL’Allemagne,en1935,sontencadrésdenoiret rappellentque«l’Allemagnen’oubliepassescolonies.»Lesécolesetlesenfantssontdesciblesprivilégiéesdelapropagandecoloniale[39].Lesmanuels

scolaires,lalittératuredejeunesse,labandedessinée(cf.TintinauCongoduBelgeHergé,prépubliédanslesupplémentdujournalLeVingtièmesiècleentre1930et1931)glorifientl’empireetvéhiculentlespréjugésracistes.EnGrande-Bretagne,l’EMBréalisedesfilmsquileursontspécialementdestinésetqui sontprojetésdans les écoles, édite des affichesmontrant des cartes de l’Empire (où les îlesbritanniquessonttoujoursplacéesaucentre)quisontutiliséesdanslescoursdegéographie.L’accentest mis sur l’étendue de l’Empire, dont on répète qu’il représente un quart de la surface et de lapopulationduglobe,surlesrichessesnaturellesdechacunedescolonies,surladépendancemutuelleentrelamétropoleetcelles-cietleurspécialisationmutuellementprofitable(lesecteurmanufacturierbritannique et les ressources agricoles de l’outre-mer), sur l’idée que les habitants de l’Empireconstituentunegrandefamille,unecommunautéd’intérêtsetdecœur,surl’Empirecommefacteurdepaixetdestabilitéetcommefacteurdeprogrèspourl’ensembledespopulationsplacéessouslatutellede la couronne britannique. Les tensions qui divisent cet ensemble si divers, les mécanismesd’exploitationetdedominationsontsystématiquementoccultés[40].Danstouteslespuissancescolonialesd’Europe,lescoloniessontprésentéescommedesensembles

singuliersetunifiés,desextensionsdelamère-patriequilarendentplusgrandequ’ellen’est,quil’ontsecourue pendant la guerre, des terres où l’on peut faire fortune, des débouchés pour les produitsmétropolitains, un réservoir de ressources et demain-d’œuvre, lemoyende fonctionnerdemanièreautarcique après la crise qui touche l’économie mondiale au tournant des années 1930. Les Étatseuropéenssontcensésavoirapportéleprogrès,laliberté,lafindel’esclavageàdespeuplessauvagesetarriérés.Au-delàdelapropagandeproprementdite,un«baincolonial»,une«cultureimpériale»,dé-réalisent la violence coloniale, ce qui explique en partie le sentiment d’incompréhension quidominera les populations de la métropole devant les revendications d’indépendance dans lesannées 1950 et 1960. On pourra aussi invoquer l’ignorance et même le désintérêt des populationsmétropolitainespourlescoloniessouventsoulignésparlesmilieuxcoloniaux.Lecasfrançais,decepointdevue,neprésentepasdetraitsparticuliers; icicommeailleurs, leconsensuscolonialn’étaitguèrediscutéqueparunepoignéed’intellectuelsetquelquesorganisationsd’extrême-gauche[41].

Littératures

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Destémoignagesexistaientcependantsurcetteréalité,témoignageslittérairesleplussouvent,sousla formederécitsetde journauxdevoyage,commeLeVoyageauCongod’André Gide,publiéen1927,quiestmoinsunedénonciationdelacolonisationensoiquedesformesextrêmesdemaltraitancequ’elle peut prendre lorsque les autorités politiques abandonnent leur tâche civilisatrice aux firmesprivées.Citons encore, toujours pour laFrance, les écrits anticolonialistes deDaniel Guérin, JeanRous,FélicienChallaye,AndréeViollis,LouisRoubaud.D’autrestextesempruntentlesvoiesdelafiction,commeVoyageauboutdelanuit,deL.F.Céline,satireterribledesmilieuxcoloniauxpubliéeen1932,quiratedepeuleprixGoncourt.LelivredeRenéMaran,Batouala,véritableromannègre,remporte ce prix en 1921, événement d’autant plus remarquable que son auteur était noir et qu’ildénonçait lesméfaitsde lacolonisation.OnavudansRenéMaran leprécurseurde lapenséede lanégritude,cequ’ilrécusait.Mais,àcôtédecettelittératureanticoloniale,combiendetextescélébrantl’héroïsme des conquérants, les charmes des contrées exotiques ou les bienfaits de l’entreprisecoloniale,dePierreLotiàlafinduXIXesiècleàPierreBenoîtjusqu’auxannées1950,enpassantparPaulMorand(Magienoire1928,LaRoutedesIndes1936),lesfrèresTharaud(LaNuitdeFez1930), et des dizaines de littérateursmoins connus.LesBritanniques ne sont pas en reste, avec lesécrivains impériauxque sontHenryRider Haggard,Rudyard Kipling,EdwardM.Forsterou John Buchan à la fin du XIXe et au début du XXe siècle[42]. Mais, en France comme dans les îlesbritanniques,unlivrepeutencacherunautre.Unromanaussiapparemment«colonial»queceluideClaude Farrère, Les Civilisés, prix Goncourt 1905, tout en sacrifiant aux conventions du genre,déclencha la colère des coloniaux enmontrant l’écart qui séparait l’image officielle de l’Indochinefrançaiseetlaréalitédel’exploitationcoloniale.Demême,Aucœurdesténèbres,deJosephConrad(première publication en 1899), s’il abonde en clichés sur une Afrique sauvage et des Africainsarriérés,n’encritiquepasmoinstouslesméfaitsducolonialisme.L’inverse est aussi vrai. Comme Gauguin qu’il admire, Victor Segalen cultive au début du

XXesièclelanostalgiedesoriginesetlemythedubonsauvagedanssesImmémoriaux(1907),faisantdesPolynésienslesdépositairesd’unesagesseancestrale,auplusprèsdelanature,miseàmalparlacolonisation ; Karen Blixen, dansOut of Africa (1937) utilise également le topos du « sauvagemourant », de la race noble en voie d’extinction, promis à disparaître devant la vulgaritémoderne.Cette admiration mêlée de compassion produit, elle aussi, ses clichés, comme celui de la femmeMaoriedanslaquelle«lesdiversdonsanimauxsesontincarnésavecgrâce»(HommageàGauguin)oudufierguerrierMasaï,«quifaittoujourssongeràquelquebêtederace»(UnefermeenAfrique),rabattant toujours l’indigène du côté de l’animal, du primitif, de l’enfant.On retrouvera des clichéssemblables–mêmes’ilssontmisauserviced’uncontre-discourscolonialetd’uneintentionparodique– chez une certaine littérature d’avant-garde, avec le nègre mystagogue de Philippe Soupault,l’hypersexualité chezRené Crevel, le primitif savant selonAndré Breton…Dans tous les cas, etmême pour le glorifier, l’indigène est pensé comme radicalement autre, d’une essence différente del’hommeblanc;unereprésentationenmiroir,commedansLaTentationdel’Occident(1926)ouLaVoieroyale(1930)d’AndréMalraux.

Lesprocessusd’acculturation

Communications

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Pourtant, les voies et moyens d’un rapprochement, d’une meilleure connaissance des peuplescolonisés voire d’une communauté de destin existent et se multiplient dans la première moitié duXXe siècle.C’est le cas des transports, bien sûr, avec l’intensification du traficmaritime entre lesports des colonies et ceux de lamétropole ;HongKong, par exemple, enclave britannique en terrechinoise,occupe le sixième rangmondialpour son tonnage (vingtmillionsde tonnes en1935) avec20000bateauxdont8000étrangers.MaisHongKongestencoreàcetteépoqueàtrente-deuxjoursdenavigationdePlymouth.Leslignesaériennesrégulièressemettentenplaceettransportentpassagersetcourrier en s’appliquant àbattre les recordsdevitesse.Dès1935, il ne faut plusque trois jours etquinzeheurespourrelierParisàSaïgonetàpeuprèslemêmetempspourjoindreLondresauCap[43].LesImperialAirwaysbritanniques,fondéesen1922,disposentd’unréseaude35000kilomètresen1937 ; la KLM néerlandaise est fondée en 1928, Air France en 1933. En 1938, la compagnieégyptienneMisrAirways transporte pour la première fois des pèlerins àLaMecque.Mais les fluxhumainsrestentlimitésetletourismerestreintpourl’essentielàuneélitesocialeetoccidentale.Parallèlementauxlignesmaritimesetaériennes,lescâblestélégraphiquestissentunetoiletoujours

plusserrée.C’est lecasenparticulierdescâblessous-marinsquirelient lesdivers territoiresde laCouronnebritannique.«Uncircuitdefilscompletentoureainsilaterre:lespenséesetlesordresdumondebritanniquepeuvent s’échanger et circuler librement à travers l’univers[44]. »La France estmoinsbienpourvue,carellenedisposed’uneliaisondirectequ’avecl’Afriqueetdoitpasserparlescâbles britanniques pour ses relations avec l’Indochine,Madagascar ou la Nouvelle-Calédonie. LaGrande-Bretagnedétientlamoitiéduréseaumondialdescâblestélégraphiquesdanslesannées1920.Les autres puissances s’efforcent de contourner cet obstacle en développant les émissionsradiophoniques.LesPays-Bassontlepremierpaysd’Europeàétablirdescommunicationsdecetypeen implantant un puissant émetteur à Java ; les Français installent eux aussi de tels équipements àBeyrouth,Saïgon,Bamako,Tananariveetsedotentd’unréseaud’émetteursàondescourtes,àl’instardesBritanniques.La BBC, fondéeen1926, réalise sapremièreémissionmondialeà l’occasiondel’inaugurationparGeorgeVde laconférencenavaledeLondres, le21 janvier1930.Deuxansplustard, Londres diffuse des émissions régulières en anglais destinées aux populations de son empire(Imperial Service)[45]. L’année suivante, la radiodiffusion belge commence à émettre de façonrégulièreendirectionduCongo.Laradioestunpuissant instrumentauserviced’unepropagandenationalistequidéborde lecadre

descolonies:l’Italiediffuseàpartirde1935desémissionsenlanguearabeàdestinationdel’AfriqueetduMoyen-Orient,l’Allemagneenfaitautant,àlamêmedatemaisenanglaisetenallemandverslesÉtats-Unis,l’Unionsoviétiqueémetenplusdedixlanguesetunemultitudededialectes(audébutdesannées1920,leKremlinétaitcréditédelastationémettricelapluspuissantedumonde,remplissantlevœudeLéninededévelopperce«journalsanspapieretsansfrontières»).LaFrancelanceen1931Radio-Colonial,àl’occasiondel’Expositioncoloniale,remplacéeen1938parParis-Mondial.Mais,aumomentdeladéclarationdeguerre,surlessixémetteursprévusdansleprojetinitial,seulunestenservice[46].Lenombredepostesderadiocapablesderecevoircesémissionsestde toutefaçonennombretrèsréduitettrèsmajoritairementauxmainsdescolonseuropéens.Plus décisifs apparaissent les éléments de la civilisation matérielle qui circulent entre les

métropoleset leurs colonies,dont Jacques Frémeaux,dans sonouvrage[47], rappelle la diversité :platsetcoutumesalimentaires(lesEuropéensinstallésenAfriqueduNordsemettentaucouscous;lesHollandais adoptent la« tablede riz», successiondemets accompagnésde riz selon leshabitudesindonésiennes;lesfruitstropicauxetlesépicessedémocratisentsurlesmarchéseuropéens),meubles

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etdécoration,vêtements.Danslescolonies,lesmanièresdetableévoluent:l’utilisationducouteauetde la fourchette se répand, demême que le costume et lesmaisons à l’occidentale pour les élitesindigènesdésireusesd’embrasserlamodernité.Ducôtédesmasses,lemimétismeestmoinsprononcémaislesobjetsproduitsparl’Occidentsontparfoisdétournés,tellebidonmétalliquediffuséparlesgrandes compagnies pétrolières américaines et qui sert à tous les usages enAfrique duNord et auProche-Orient(jarre,four,godetànoria,matériaudeconstruction…).Le sport joue également son rôle dans l’acculturation croiséedes populations[48].Les croisières

«noire»(1924-1925)et«jaune»(1931-1932)misessurpiedparAndréCitroënpourfaireconnaîtresamarquerenouvellentdansl’espritdupubliceuropéenlesexploitsdesexplorateursduXIXesiècle,la technologie automobile en plus. Plus profondément, le sport apparaît comme l’un desmoyens derendreplus concrets les liensqui existent entre lamétropole et ses colonies.C’est particulièrementvrai de l’Empire britannique, dont la croissance coïncida avec la révolution des sports enGrande-Bretagne[49].L’éthiqueetlesrèglesdesdifférentssports,enparticulierlessportsd’équipe,permirentauxcolonisateursdediffuserleurscroyancesenmatièredenormesdepenséeetdecomportement.Lacentralisationdanslacapitaledelamétropoledesinstancesderégulationrépondaitàladisséminationdelapratiqueparlebiaisdesécolesetdesuniversitésimplantéesdanslescolonies.Desvoyagesetdesrencontressportivesrégulièrementorganisés(ainsilesJeuxduCommonwealthen1911oulesJeuxdel’Empirebritanniqueen1930)firentdusportuninstrumentdepromotiondel’espritimpérialmaisaussiunespacedecontestation,àdeuxtitresaumoins.D’abord,parl’enjeuqueconstitualaprésencede joueurs indigènes dans les équipes de colonies trèsmarquées par la ségrégation entre colons etcolonisés;ensuiteparlefaitquelessportifsdescoloniesportaientlesaspirationsprénationalesdespopulationsnonmétropolitaines :chaquevictoiresportivecontreuneéquipebritanniqueétaitsaluéecommeunevictoiredelapériphériesurlecentreimpérial.Les historiens du sport ont par ailleurs montré l’existence d’un processus d’indigénisation des

pratiquessportivesquiainfluéenretoursurl’espritdujeu,latechnique,l’environnementdusportenmétropole. S’émancipant de la visée civilisatrice et morale qui était à l’origine, notamment, despratiques encadrées par les missionnaires ou le patronat colonial, les indigènes développèrent desstratégies sociales et locales autonomes. Le cricket, au Bengale, servit à la fois d’affirmationidentitairenationalisteetd’outildepromotiondelaclassemoyenne;lefootball,danslestownshipssud-africains,évoluaversunstyledepassesdifférentdustyledejeuenfaveurenmétropole;lepolofutlemoyen,pourlesprincesindiens,decultiverleurstraditionsaristocratiques.Danscederniercas,ils’agitd’unepratiquenéedanslescoloniesetimportéeenEurope,commelebadmintonou,plustard,le judo. «Ainsi, le sport participe activement au processus demondialisation culturelle à l’œuvredurant la colonisation européenne »[50] non seulement comme refuge de certaines valeursmétropolitaines mais aussi comme outil d’affirmation identitaire de la part des colons d’origineeuropéenneoudesindigènes.

Lelegscolonial

Ilseraitabsurdedeprétendredresserunbilandelacolonisationenquelquesparagraphes,mêmeenseconcentrantsur lesaspectsproprementculturels.Maisilnousparaît indispensablededéplacerleregard des pays coloniaux vers les pays colonisés et de rappeler quelques points fondamentaux, àcommencer par l’œuvre scolaire de la colonisation, en prenant l’exemple des colonies françaises.ClaudeLiauzurappellequ’enmatièrescolaire,contrairementàuneidéereçue,lacolonisationnes’est

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pasplusinstalléesurunetablerasequ’ellen’acrééuneécolemoderne:ellen’afaitquediffuserunsystèmed’éducationnouveauetdemanière très inégalitaire.Leschiffres sont éloquents : le tauxdescolarisation est de1,9%enAlgérie en1890, 6%en1930, 14,6%en1954 ; il est de1,1%enAfriqueoccidentalefrançaiseen1919,de4%en1936;enIndochine,iln’atteint25%quedanslesannées1940.C’estaprèslaSecondeGuerremondialequel’efforts’estamplifiésanscomblerleretardaccumulé[51]. Dans les années 1950, toutes les colonies conquises au XIXe siècle comptent unegrandemajoritéd’analphabètes.LesTableauxstatistiquesdelaFrancede1956indiquentlenombred’enseignantsparhabitants:alorsqu’ilestde1/200pourleterritoiremétropolitainetlesfutursDOM-TOM,ilestd’environ1/500enAlgérieetTunisie,de1/1000auMaroc,àMadagascaretauLaos,de1/3000auViêtnam,enAEFouauCambodge,de1/4000enAOF[52].Plusieursmodèlesscolairess’opposentetlesautoritésfrançaisesadoptentdesattitudesdifférentes

selonlecontextelocaletlesystèmescolairepréexistant.Lemodèlerépublicainassimilateurinspire,parexemple,lacréationdel’Écoled’instituteursdelaBouzareahenAlgérieoudel’ÉcolenormaledeSaint-Louis au Sénégal ; ailleurs, on se méfie du rôle contestataire que pourraient jouer les élitesindigènes éduquées et on préfère limiter l’école, pour ce qui concerne les indigènes, à desapprentissages répondant aux seuls besoins économiques du système colonial. Un troisième cas defigure, représenté notamment par Pierre Pasquier, gouverneur de l’Indochine ou Hubert Lyautey,président général au Maroc, est le respect affiché pour la culture et les traditions locales, un«réformismeconservateur»quiadmetl’inégalitédesdestinsscolairesentrelesenfantsdecolonsetlesenfantsd’indigènesaunomdel’impossibilitéoudesméfaitsdel’assimilationculturelle.Danstousles cas, à la discrimination ethnique ou raciale s’ajoute une discrimination sexuelle, avec unerestrictionplusgrandeàl’accèsàl’éducationpourlesfillesquepourlesgarçons[53].Ducôtédesindigènes,lesnotablessontpartagésentrelaméfianceenversl’écoledescolonisateurs,

quirisqued’ajouteràladépossessionmatérielleladépossessionculturelle,enparticulierlinguistique,etledésirdesedoterdesarmesspirituellesquileurpermettraientderivaliseraveclescolonsvoirede se retourner contre eux. L’apprentissage de la langue de l’envahisseur n’allait pas de soi. Riend’étonnant, donc, à ce que la politique scolaire dans les colonies ait constitué des élites qui ontentretenuunrapportambivalentavec la langueet laculture françaises (maisaussianglaises,belges,hollandaises…). Élites qui conjuguent l’admiration et la peur dans lamythologie des « voleurs delangue»,formulelancéeen1959parJacquesRabemananjara(poèteethommepolitiquemalgache)au2eCongrèsdes écrivains et artistesnoirs, tenu àRome[54], reprenant la formuledeKateb Yacinefaisant du français son«butin deguerre »[55].La situation coloniale a créé des destins d’hommesécartelésentreplusieursmondes,entreleurappartenanceauxsociétéscoloniséesetleurassimilationdesmodèlesculturelsoccidentaux,unAiméCésaire,unLéopoldSédarSenghor,unKatebYacine,unMouloud Feraoun,et tantd’autres.La revuePrésenceafricaine, crééeàParisen1947parAloune Diop, qui plaide inlassablement pour le panafricanisme, rassemble bon nombre de ces transfugesculturels,àcôtéd’intellectuelstelsqueGide,Sartre,CamusouLeiris.

Intellectuelsetdécolonisation

Un vigoureux courant anticolonialiste s’affirme dans les lettres francophones à partir desannées 1950 ; fait nouveau, il est de plus en plus animé par des écrivains issus des populationsassujetties. Ainsi Aimé Césaire, qui publie son Discours sur le colonialisme en 1955, AlbertMemmi,auteurduPortraitducolonisé(1957)ouFrantz Fanon,quipublienotammentPeaunoire,

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masquesblancs en 1952,LesDamnés de la terre en 1961, ce dernier livre préfacé par Jean-PaulSartreetrétrospectivementperçucommefondateurdelacritiqueanticolonialisteettiers-mondiste.Defait, les analysesde Fanon sur les conséquencespsychologiquesde la colonisation à la fois sur lecolonetsurlecolonisé(lecolonialismeestprésentéparluicommeunepathologiementale)ontinspirédenombreuxthéoriciensetmouvementsdelibérationdanslemonde.Mais,avantlui,d’autresauteursontpenséetdénoncé ladominationcolonialeethâtésa finpar leursécrits :The Idealsof theEastd’OkakuraTenshin(1904),lesécritspourune«nouvellehistoire»deLiangQichao,Songsofferings(1913)etThehomeandtheworld(1916)parRabîndranâthTagore,AsiaandwesterndominancedeK.M.Panikkar,œuvreentreprisedanslesannées1930etachevéeen1953.Danscederniercas,ilestvrai, la frontière est ténue entre la dénonciation du fait colonial et l’affirmation d’un nationalismeconcurrentdeceluidespuissancesoccidentales.C’estd’ailleursun trait largementpartagéparcettelittératuretiers-mondisteavantl’heure:celuidecombattreaveclesarmesmêmesqueluiontfournilesOccidentaux,de retourner la cultureoccidentale contre elle-même.Lenationalismeanti-impérialistes’estnourridel’éducationoccidentale,desthéorieslibéralessurl’universalitédesdroitsdel’hommeaussibienquedesdoctrinesradicalestellesquelesocialismeetleCommunisme[56].Trèstôt,eneffet,lesélitesindigènessemettentàl’écoledel’Occident.«Alorsqu’entroissiècles

(de1550à1850),unecinquantainedeChinoisétaientvenusenEurope,onchiffreà100000environlenombre d’étudiants chinois qui sont partis et ont séjourné à l’étranger entre 1870 et 1950 »,principalementauxÉtats-Unis,enGrande-BretagneetenFrance[57];leJaponselancedansla«quêtedel’Ouest»àlafinduXIXesiècle,pendantl’èreMeiji,etcopielestechniquesoccidentales,passantd’une vision cosmopolite et occidentaliste pendant les vingt premières années duXXe siècle à unculturalismeidentitaireetàunimpérialismemilitariste;desintellectuelsarabes(RashidRida,LutfiAl-Sayyid,MustaphaKamil)s’interrogentsurlesraisonsduretarddespaysmusulmanssurl’Europeetfondentlenationalismeégyptiensurlemodèlefrançais.L’occidentalisationdesélitesdespaysnonoccidentauxestdoncambiguë,alimentantunnationalisme

«moderne»maisanti-occidentaloudes réactionsde retouràdesorigines largementmythifiées.Larecherched’uneauthenticitéoud’unepuretéculturelleprécoloniale(tellequ’incarnéeparexemplepar Fanon qui, dans Les Damnés de la terre, parle d’un nécessaire « nettoyage », d’une purificationculturelle dans tous les domaines de la vie et de la pensée, d’une culture exclusivement nationale)lance certainspays, sitôt acquise l’indépendance, sur lavoiede ladécolonisationdes cœurs et desesprits,aurisquedeprovoquerdenouveauxdéracinementsetunracismeàrebours(l’Algérieseral’undespaysqui ira leplus loindanscettevoie,notammentenmatière scolaireet linguistique,maisonpourrait également parler des dérives de l’afrocentrisme[58] ou du nationalisme hindou). Lapossibilitédepenserendehorsdel’Europe,endehorsdel’Occident,alorsmêmequelescatégoriesdepenséeeuropéennesetoccidentalesnecessentdes’imposerauxpopulationsanciennementcoloniséessera l’un des enjeux majeurs des théories postcoloniales et « subalternes ». « Provincialiserl’Europe»,selonDipeshChakrabarty,consisteprécisémentàmettreàdistancelelegscolonialetàcontester l’universalité des traditions intellectuelles occidentales ; par exemple la théoriemarxiste,jugée incapable de penser l’émancipation de l’Inde. Le paradoxe est que cette mise à distances’effectuera selon les canons et le cadre académiques les plus occidentaux qui soient (voir lechapitre8)[59].[1].ChiffrecitéparAniaLoomba,Colonialism/Postcolonialism,London/NewYork,Routledge,1998,introduction.[2].ChristopherPinney,«ColonialismandCulture»inTonyBennettetJohnFrow(dir.),TheSAGEHandbookofculturalanalysis,London,

Sage,2008,p.383.LegrandmomentdecetournantintellectuelfutlelivredirigéparTalalAsad,Anthropologyand theColonialEncounter,NewYork,HumanityPress,1973.

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[3].StephenHowes,«TheSlowDeathandStrangeRebirthsofimperialhistory»,inJournalofimperialandcommonwealthhistoryn°29(2001),p.131-141.RomainBertrand,Mémoiresd’empire:lacontroverseautourdu“faitcolonial”,Bellecombes-en-Bauges,éd.duCroquant,2006. Pour une position intermédiaire (mais cependant plus proche des « thèses impériales »), voir le livre de Frederick Cooper, LeColonialismeenquestion.Théorie,connaissance,histoire,Payot,2010[2005]qui refuseà la foisd’exonérer l’Europedeses responsabilitésdanslaconquêteetl’exploitationcolonialesetdefaireleprocèsdesLumières.[4].IsabelleSurun,«L’histoirecolonialeaujourd’hui:unehistoireculturelle?»,Bulletindel’ADHC,2007,p.24.[5].William Beinart et LotteHughes,Environment andEmpire,Oxford,OxfordUP,2007.Dansun sensproche et pourdespériodes

antérieures,BernardCohnou,plusrécemment,KapilRaj,ontmontrélerôledescolonies(enl’occurrence,del’Inde)dansledéveloppementdecertainssavoirs,parexemplelatechniquedurecensement.Cf.BernardCohn,ColonialismanditsFormsofknowledge:theBritishinIndia,Princeton,PrincetonUniversityPress,1996;KapilRaj,Relocatingmodernscience :circulationandtheconstructionofknowledge inSouthAsiaandEurope,1650-1900,Basingstoke&NewYork,PalgraveMacMillan,2007.[6].GérardLeclerc,AnthropologieetColonialisme,Paris,Fayard,1972;Benoîtdel’Estoile,L’Afriquecommelaboratoire.Expériences

réformatricesetrévolutionanthropologiquedansl’empirecolonialbritannique(1920-1950),Thèse,Paris,EHESS,2004.[7].Mais,commelemontreF.Cooper,desdifférencesprofondesexistaiententrelespratiquesimpérialesfrançaiseetanglaise.Ainsi,au

Kenyaparexemple,sousdominationanglaise,lepremierrecensementnedatequede1948.[8].JamesMorrisBlaut,TheColonizer’sModeloftheworld:geographicaldiffusionismandeurocentrichistory,NewYork,GuilfordPress,

1993.VoiraussiPierreSingaravelou(dir.),l’Empiredesgéographes.Géographie,explorationetcolonisation,Paris,Belin2008.[9].EdwardW.Saïd,L’Orientalisme,Paris,Seuil,2005[1978].Lesous-titredelatraductionfrançaiseestsignificatif:«L’Orientcréépar

l’Occident».[10].Ibid.,p.15.[11].JohnMackenzie,Orientalism.History,TheoryandArts,Manchester,ManchesterUP,1995.[12].Uneautreapprochepossibleest celleproposéeparThierryHentschqui,dansL’Orientimaginaire (Minuit, 1988), ne parle pas de

l’Orientmais«denous»etretracelesprincipalesétapesdelapenséepolitiqueeuropéenneàtraverslesquelless’estpeuàpeuconstruitnotreimaginairecollectifsurunOrientréduiticiaumondeméditerranéen.[13].GérardLeclerc,LaMondialisationculturelle:lescivilisationsàl’épreuve,Paris,PUF,2000,p.164.[14].PierreSingaravelou,L’Écolefrançaised’Extrêmeorientoul’institutiondesmarges.Essaid’histoiresocialeetpolitiquedelascience

coloniale1898-1956, Paris L’Harmattan, 1999.Voir aussi l’article d’AmauryLorin, « l’École française d’Extrême-Orient, création de PaulDoumer,gouverneurgénéraldel’Indochine(1898):unactepolitique»,inAnneDulphy,RobertFrank,Marie-AnneMatardBonucci(dir.),LesRelationsculturellesinternationalesauXXesiècle:deladiplomatieculturelleàl’acculturation,Bruxelles,PeterLang,2011,p.351-358.[15].LouisDumont,Homohierarchicus.Essaisurlesystèmedescastes,Paris,Gallimard,1967.[16].JérômeSouty,«L’Orientalismeentrescienceetavatarshistoriques»,Scienceshumainesn°118,7/2001.[17].FrançoisJullien,Penserd’undehors(laChine).Entretiensd’Extrême-Orient,avecThierryMarchaisse,Paris,Seuil,2000.[18].EmmanuelleSibeud,Souslaculturecoloniale,l’histoire?Bulletindel’ADHC,2007,p.14-19.[19].VoirlathèsesoutenueparChristineLaurièresurPaulRivetetpartiellementpubliéesousletitrePaulRivet,lesavantetlepolitique,

Paris,PublicationsscientifiquesduMuseumnationald’histoirenaturelle,2008.[20] .WilliamB. Cohen, Empereurs sans sceptre : histoire des administrateurs de la France d’outre-mer et de l’École coloniale, Paris,

Berger-Levrault,1973[1971].[21].EmmanuelleSibeud,Une science imperiale pour l’Afrique ?La construction des savoirs africanistes en France 1878-1930, Paris,

éditionsdel’EHESS,2002,et(dir.),«LesScienceshumainesensituationcoloniale»,Revued’histoiredesscienceshumaines,2004,n°10.[22].PierreSingaravelou,op.cit.,2008,p.46.[23].B.del’Estoile,LeGoûtdesautres,del’expositioncolonialeauxartspremiers,Paris,Flamarion,2007.[24].Pascal BlanchardetSandrineLemaire (dir.),Culture coloniale.LaFranceconquisepar sonempire1871-1931,Paris,Autrement,

2003,etCultureimpériale.LescoloniesaucœurdelaRépublique,1931-1961,Paris,Autrement,2004.[25] . Nous remercionsMalcolm Théoleyre, dont lemémoire sur « L’Exotismemusical et l’émergence d’une proto-ethnomusicologie »

(SciencesPo,2010)ainspirécedéveloppement.[26].JohnMackenzie,op.cit.[27].RobertGoldwater,LePrimitivismedansl’artmoderne,Paris,PUF,1988.[28] . Sylvie Chalaye, « Spectacle, théâtre et colonies » in Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale. La France

conquiseparsonempire1871-1931,Paris,Autrement2003,p.81-92.[29]. JeffreyRichards, «Boy’sOwnEmpire : feature films and imperialism in the 1930s », in John Mackenzie (ed), Imperialism and

popularculture,Manchester,ManchesterUP, 1994, p. 140-164. Lire également l’article deCatherine Servan-Schreiber, « Inde etGrande-

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Bretagne:deuxregardssurunpassécolonialàtraverslecinéma»,Hermès,n°52,2008,p.25-32.[30].PierreBoulanger,LeCinémacolonial,Paris,Seghers,1975.MarcFerro,Histoiredescolonisations,desconquêtesauxindépendances,

XIIe-XXesiècle, Paris, Seuil, 1994. EricDeroo, «Mourir : l’appel de la patrie » in Pascal Blanchard et SandrineLemaire (dir.), Culturecoloniale.LaFranceconquiseparsonempire1871-1931,Paris,Autrement2003,p.107-118.[31].Ilfaudraityajouterlesfêtesnationales,anniversairesetcommémorationsdiverses,quisontautantd’occasionsdemontrerlagrandeur

coloniale. Par exemple, les fêtes du centenaire de l’Algérie, en 1930, commémorent le débarquement du 14 juin 1830 en grande pompe :inaugurationsdiverses,défilésmilitaires,congrès,revuenavale.[32].CatherineHodeiretPierreMiquel,L’Expositioncoloniale,1931,Bruxelles,Complexe,1991.Charles-RobertAgeron,«L’Exposition

colonialede1931.Mytherépublicainoumytheimpérial?»inPierreNora(dir.),LesLieuxdemémoire,Paris,Gallimard,1997,vol.1,p.495-515.[33].NicolasBanceletal.,Zooshumains.Autempsdesexhibitionshumaines,Paris,LaDécouverte,2004.[34].B.del’Estoile,op.cit.[35].RaoulGirardet,L’IdéecolonialeenFrance,1871-1962,Paris,LaTableronde,1972.[36].NicolasBancel,PascalBlanchardetLaurentGerverau(dir.),Imagesetcolonies1880-1962,Paris,ACHAC,1993.[37].NicolasBancel,«LeBaincolonial:auxsourcesdelaculturecolonialpopulaire»,inPascal BlanchardetSandrineLemaire(dir.),

Culturecoloniale.LaFranceconquiseparsonempire1871-1931,Paris,Autrement2003,p.179-190.[38].JohnMacKenzie,PropagandaandEmpire.Themanipulationofbritishpublicopinion1880-1960,Manchester,ManchesterUP,1990et

(ed),ImperialismandPopularCulture,Manchester,ManchesterUP,1994.[39].GillesManceron, «École, pédagogie et colonies », in Pascal Blanchard et SandrineLemaire (dir.), Culture coloniale. La France

conquiseparsonempire1871-1931,Paris,Autrement2003,p.93-104.[40] . Stephen Constantine, « Bringing the Empire alive : the Empire Marketing Board and imperial propaganda 1926-1933 », in John

Mackenzie,op.cit.,1994,p.192-231.[41].Charles-RobertAgeron etalii,Histoire de la France coloniale, Paris,ArmandColin 1990-1991, 2 vol., et Jean-PierreRioux (dir.),

DictionnairedelaFrancecoloniale,Paris,Flammarion,2007.[42] . Voir, pour la représentation littéraire de l’Inde, Allen Greenberger, The British Image of India : a Study in the Literature of

Imperialism,1880-1960,Oxford,OxfordUP,1969.[43] . Nous empruntons toutes ces données à Jacques Frémeaux, Les Empires coloniaux dans le processus de mondialisation, Paris,

MaisonneuveetLarose,2002,p.40-41.[44].AlbertDemangeon,LesÎlesbritanniques,Paris,ArmandColin,1927,p.298,citéparJ.Frémeaux,op.cit.,p.42.[45].J.MacKenzie:«“Intouchwiththeinfinite”:theBBCandtheEmpire1925-1953»,inJ.Mackenzie,op.cit.,1994,p.165-191.[46].ArmandMattelart,LaCommunication-monde.Histoiredesidéesetdesstratégies,Paris,LaDécouverte,1999.Cetauteursignale

que,«depuis1925,lacommunautéinternationales’étaitdotéed’uneinstancederégulationdesondes:l’Unioninternationalederadio-diffusion(UIR)avecsonsiègeàGenève.Ceseral’unedesraresinstitutionsàcontinuerdefonctionnerpendantleconflit,soushégémonieallemandeetenl’absencedesreprésentantsdesradiosappartenantàdespayshostilesàl’Axe.»(p.93).[47].J.Frémeaux,op.cit.,p.232-233.[48].PierreSingaravelouetJulienSorez(dir.),L’Empiredessports.Unehistoiredelamondialisationculturelle,Belin,2010.[49].BrianStoddard,«Sport,culturalimperialismandcolonialresponseintheBritishculturalEmpire»,inComparativestudiesinhistory

andsociology,vol.30,n°4,octobre1988,p.649-673.[50].P.Singaravélou,op.cit.,p.49.[51].ClaudeetJosetteLiauzu(dir.),Dictionnairedelacolonisationfrançaise,Paris,Larousse2007,p.262.[52].AndréNouschi,Lesarmesretournées.Colonisationetdécolonisationfrançaises,Paris,Belin2005,p.314.[53].PascaleBarthélémysoulignequelafondationd’uneÉcolenormaled’institutricesenAfriqueoccidentalefrançaiseen1938constitua

danssonprincipeunerévolutionsurleplandesperspectivesscolairesetprofessionnellesoffertesauxfemmesafricainesparl’administrationfrançaise mais que l’enseignement qui y était dispensé visait davantage à former de « bonnes mères, d’honnêtes épouses, des femmesd’intérieuraccomplies»,cequin’excluaitpastoutepossibilitédenégociationaveclesrèglesetlesnormesprescritesparl’institution.(PascaleBarthélémy,«La formationdesAfricainesà l’Écolenormaled’institutricesde l’AOFde1938à1958, instructionouéducation?»Cahiersd’études africaines, n° 169-170, 2003, p 371-388 ; de la même auteure, « La professionnalisation des Africaines en AOF (1920-1960),Vingtièmesiècle,revued’histoire,n°75,2002,p.35-46.)[54].Lepremiers’étaitdérouléàParisen1956.[55].C.etJ.Liauzu,op.cit.,p.398.[56].BernardDroz,HistoiredeladécolonisationauXXesiècle,Paris,Seuil,2006.

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[57].G.Leclerc,op.cit.2000,p.233.[58].AxelleKabou,notamment,dénoncedansEtsil’Afriquerefusaitledéveloppement?(Paris,L’Harmattan,1991)cesélitesafricaines

quisefontlesgardiennesdel’authenticitéafricainepourmieuxsedédouanerdeleurséchecsetdeleursforfaits.[59].DipeshChakrabarty,ProvincializingEurope,Princeton,PrincetonUP,2000.PourF. Cooper, Chakrabartyne«provincialise»pas

encoreassez l’Europepuisqu’ilneparvientpasàdépasser l’oppositionuniversel /communauté,parcequ’ils’appuiesurdescatégories tropvaguesetabstraitescommecellede«modernité»,etqu’ilnevoitpasquela«modernitécoloniale»estunprojet inabouti, inégalselonlesrégions et les époques. Cette modernité coloniale n’est qu’un des aspects de la colonisation qui fut parfois très « archaïque » dans sesméthodes(cf.lesméthodesdescompagniesconcessionnairesauCongo).(F.Cooper,op.cit.,p.189-193).

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Chapitre7

Guerres,propagandeetculture

LESDEUXGUERRESMONDIALES ont été rythmées par des flots de textes (PremièreGuerremondiale), de paroles et d’images (Seconde Guerre mondiale) qui cherchèrent le plus souvent àmobiliser (sa propre population avant tout), parfois à effrayer et décourager (les populationsennemies), presque toujours à influencer (les neutres, les adversaires). Il s’agit de véhiculer desvaleursetdesmodèlesdecomportementsocialàl’intérieurcommeàl’extérieur.Laviolencedéployéecontrel’adversairedurantlaGrandeGuerre(«HaïssezlesHuns»,disait-onenAmériqueen1917)aatteint des sommets qui ne furent peut-être pas atteints vingt ans plus tard. Au titre de la « guerrepsychologique»,voiredurenseignement,descentainesd’hommesdeculture,écrivains, journalistes,universitaires,cinéastesontétéassociésauxdeuxgrandsconflitsmondiauxduvingtièmesiècle.Quantàlaguerrefroide,ellefutparexcellencecelledesintellectuels.Siàl’issuedelaGrandeGuerre,cesmomentsdepropagandeintenselaissèrentauxcontemporainsungoûtunpeuamer–JulienBenda,en1927, parlait de LaTrahisondes clercs – et les dispositifsmis enplace rapidement démantelés, ilconvientnéanmoinsd’évaluerlapartréellejouéedansledéroulementdesévénementsparcetteactionde propagande. Il est surtout possible d’observer la prolongation de cet engagement intellectuel etscientifiqueau-delàdesannéesdeguerre,après1918,etsurtoutaprès1945aveclapériodedeguerrefroide.CetteétroiteliaisonentrelesnotionsdeCulture,dePropagande–assimiléedeplusenplusàla « Communication » dans les régimes démocratiques – et de Politique, intervenue dans cescirconstancesbienprécisesdesdeuxguerresmondiales,demeureundeslegsimportantsduvingtièmesiècle. L’action culturelle s’est donc transformée au vingtième siècle en persuasion politique,information de masse, et défense de telles et telles valeurs culturelles (« culture » contre«civilisation»en1914,libertéetdroitsdel’hommecontrepromotiondesprolétariatsdurantlaguerrefroide).Cefutaussiuneapprocheanthropologiquedelaculture(«Noussommesnotreculture»,disait Margaret Mead) qui permit de passer à cette ère de la mobilisation politico-culturelle : assezsignificativement, la principale revue intellectuelle américaine jadis fière de son cosmopolitisme,Partisan Review, organisait en 1952 un symposium intitulé « Our country and our culture ». Dansl’abandon partiel de la vieille conception humaniste de la culture entendue comme l’outil clé de lacompréhensiondespeupless’est jouéunévénementdécisifdanslarelationentrecultureetrelationsinternationales.LesÉtats-Unis(oùl’anthropologieculturelleautourdeMargaretMeadetRuthBenedictconnaîtune

fulgurante progression dans les années 1939) illustrent demanière frappante ces nouvelles liaisonsentrevaleursculturellesautochtonesetleurpromotionagressiveàl’extérieuràtraversladiplomatiepublique.Unpassupplémentaire,etladiplomatiepubliquedevientpropagande,auservicedecequifutunegrande«guerreculturelle»aumitandusiècle.Lesrapportsintensesscellésentrelessphères,politique, savante, artistique,médiatique, durant cette période de l’après-SecondeGuerremondialemontrentenactionune«diplomatiepublique»impressionnante.

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Créationdedispositifs

Lapropagandedeguerreainspirédesjugementsasseztranchés,àlafoisquantàsalégitimitédansun pays démocratique et quant à sa véritable efficacité. Sur le premier point, la contestation à sonencontre s’était renforcéeentre laPremièreGuerremondialeet laSeconde,avantque lesnouvellesconditionsdelaluttecontredespuissancesdictatorialesnejustifientalorsdurablementlapropagandecommeune pratique nécessaire.LeBritanniqueRichardCrossman, l’un des principaux intellectuelsengagés dans la propagande pendant la Seconde Guerre mondiale, affirmait qu’il fallait « haïr lapropagandepourlafairebien».Eteneffet,laBBC,ce«grandantiseptique»(LéonBlum),siadmiréede beaucoup d’Européens entre 1940 et 1945, fut bel et bien soigneusement contrôlée par legouvernement britannique pendant la guerre. En démocratie, il y eut en permanence une adaptationpragmatique de la vérité aux impératifsmilitaires de la part des organismes de propagande. Sur lesecondpoint, lesopinionsfurentégalement toujours trèsbalancées.Si lesAlliésontsouventminorél’influence de la propagande après la fin du conflit, Hitler ou Erich Ludendorff ont souligné enrevanchelessuccèsdelapropagandeennemiequiauraitréussiàdémoraliserlestroupesallemandes(les tracts alliés à l’été 1918 parlaient de l’arrivée du « premiermillion » de soldats américains).Wallace Carroll, un des responsables de la principale agence de propagande américaine durant laSecondeGuerremondiale,aémiscejugementéquilibrésursonrôleenladéfinissantcomme:

«Unearmedeportéeréellemaislimitée.Utiliséesagement,contredesciblesappropriées,etencombinaison avec l’action politique etmilitaire, elle peut atteindre des résultats non négligeables.Utilisée sans jugement et sans tenir compte de ses limites, elle peut produire des résultatscatastrophiquescommeunbombardementouuntird’artilleriemalcalculés.»[1]Effectivement, la propagande est restée une auxiliaire de l’entreprise militaire. En général

d’ailleurs, tant les armées et les hommes qui les dirigeaient (sauf peut-être Eisenhower) que lesstructuresdiplomatiquesclassiquesontobservéàl’endroitdecenouveauvenulaplusgranderéserve.Ilsontdonccherché,avecplusoumoinsdesuccès,sinonàlemarginaliser,dumoinsàlecontrôler.Toutefois,endépitdecessérieuxfrottementspolitico-administratifs,lemaintiend’administrationsdepropagande a paru indispensable, aussi bien aux yeux d’un LloydGeorge que d’unRoosevelt.Lestâches ancillaires de la propagande ne doivent donc être ni exagérément survalorisées nisuperficiellementdévalorisées[2].

Créationd’administrationsadhoc

Les nécessités de la propagande expliquent que les ministères des Affaires étrangères dans lesdifférentspaysbelligérants,endépitdeleursréticences,aientétéépauléspardenouvellesstructuresspécialiséesdanslafabricationdel’informationdemasse.

LaGrandeGuerre

Lesprincipauxpaysbelligérantsontautoriséassezvite lacréationd’administrationsspécialesdecensure et de propagande. Mais celles-ci, au moins dans un premier temps, et surtout en Grande-Bretagne,ont étévolontairement laisséesdans l’ombre.Dans cepays, unministèrede l’Informationn’apparaîtainsiqu’enmars1918.Jusque-là,ilrevientessentiellementàunBureaudelapropagande(dit«WellingtonHouse»),établidanslegironduForeignOffice,demettreenœuvrelepremiergrand

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effort de propagande moderne fondé surtout sur la diffusion massive de brochures (2, 5 millionsd’exemplaires en 17 langues en juin 1915), mais aussi sur la production des premiers filmsdocumentaires (Britain prepared et The Battle of the Somme)[3]. Le principal objectif de cettepropagandebritanniquefutdemodelerl’opinionaméricaine.Lebureaudepropagandemenalàunetrèshabilecampagned’opinionpubliqueendissimulantconstammentsonaction.Eneffet,cettepropagandeavancemasquée(«propagandegrise»)derrièredesmaisonsd’éditions toutàfait légitimes,commeMacMillan,etdeshommesdelettresconnus,spécialementl’écrivainetdéputéGilbertParker(1862-1932). Sous les dehors d’une rhétorique mesurée, apparemment neutre (les « faits »), précisémentcibléeàl’adressedeséliteslocales,portéepardeshommesbienconnus,deParkeràl’universitaireetancien ambassadeur àWashington Lord Bryce (coordinateur en 1915 du fameux rapport sur « LesAtrocitésallemandesenBelgique»),cetteactionbritannique,apparemmentprivée,contrastealorsdutoutautoutauxyeuxdesAméricainsaveclesméthodesallemandesjugéestropbruyantes.Cebureaudela propagandene fut connuqu’après 1918dugrandpublic.Unebonnepartie de l’opinionpubliqueaméricainefutscandaliséeparcettetardiverévélation.Dansl’entre-deux-guerresauxÉtats-Unis,l’undesargumentsimportantsdanslacauseisolationnistejusqu’en1941reposedefaitsurlesméfaitsdelapropagandebritanniqueentre1914et1917.Toutefois, devant l’accumulation des échecs militaires en 1917 et début 1918, Italiens et

Britanniquesrenforcent trèssérieusement leurappareildepropagande.LeRoyaume-Uniétablitdeuxnouvellesstructuresdepropagande,beaucoupplusvisiblescettefois,dirigéespardeuxmagnatsdelapresse(LordNorthcliffeetLordBeaverbrook)etleurconfèreunetournurebeaucoupplusagressive.Ilne s’agit plus dorénavant de viser les élites mais de toucher la plus large opinion publique. Laproductiondetractsatteintdésormaisunvolumeimpressionnant.D’unepart,deslargagesontlieusurle frontouest afindedémoraliser les troupesallemandes (plusde1,6millionen juin1918,plusde2,1millionsenjuillet,plusde5,3millionsenoctobre).D’autrepart,afind’obtenirlacapitulationdel’Autriche-Hongrie,60millionsdetractsenhuit languessontproduitsentremaietoctobre1918quiexpliquent,enpartie,ladésintégrationmilitairedeladoublemonarchieaveclescentainesdemilliersdedésertionsetlavictoiredelaPiaveenjuin1918.AuxÉtats-Unis,lacréationen1917duCommitteeonPublicInformation(CPI),ouComitéCreel,dunomdesonprincipalresponsable,setraduitparlaréalisationdetracts,debrochuresetdefilms,parladistributiondesdiscoursetdephotosdeWilson,pardesinvitationsàvisiterlesÉtats-Unis,parl’ouverturedesalonsdelectureàl’étranger.LeComitéréussitainsiàfaireconnaîtretrèslargementlesbutsdeguerredel’Amériqueetdesonprésidentbienque d’importantes fractions de l’opinion publique américaine soient restées méfiantes (tenants del’isolationnismeengénéral)à l’égarddece typed’actionpropagandiste.Lecomitémêlesavammentquasitechniquesdeventecommercialeetsoucidepropagandeens’appuyantsouventsurdesacteursprivés[4],telsl’associationchrétienneprotestanteYoungMenChristianAssociation(YMCA),ou lesemployésdediversesgrandescompagniesaméricainescommelaStandartOilenChine.Surlefond,leComité recourt surtout à une présentation souvent caricaturale desAllemands et la violence du tonadoptéexpliqueenpartielaphobieantigermaniqueenAmérique.

LaSecondeGuerremondiale

Après presque vingt ans d’isolationnisme partiel (la diplomatie européenne du dollar dans lesannées1920existefortement)assumépardelargespansdupouvoirpolitique,l’entréeenguerredesÉtats-Unis endécembre1941provoqueun réarmementmilitairegénéral couplé avecun réarmement

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psychologiqueprisenchargepardenouvellesstructuresadministratives,l’OfficeofWarInformation(OWI)d’uncôté,l’OfficeofStrategicservices(OSS)del’autre(l’ancêtredelaCIA).Danslesdeuxcas, les intellectuels, quelquefois d’origine étrangère, presque toujours des « libéraux » au sensaméricain du terme, composent une bonne partie de ce personnel. La première de ces deuxadministrations a certainement pesé d’un poids secondaire dans la conduite de la guerre et futconstammentsurveilléeparunDépartementd’Étatméfiantàl’égarddesonorientationpolitiquejugéetropàgauche(hostilitédel’OWIàVichyen1942ouauroid’Italieen1943)[5].Outresontravaildepropagande à l’intérieurdesÉtats-Unis à travers surtout sabranche cinéma, elle a connu cependantd’incontestables réussitesà l’étranger, enmenantun travailglobald’information sur l’Amériqueviales 28points d’informationdans lemondeoù l’onpouvait trouver toutes les brochures, journaux etmagazinessurlesÉtats-Unis,ouencollaborantavecleséditeurspourdistribuerdespublicationsdepoche (« Overseas Editions »). Sur le plan de la propagande psychologique, l’OWI connaîtd’heureusesréalisationscommeenItalie,en1943aprèslachutedeMussolini,afinderallierlaflotteet les troupes italiennes. Il rencontre de sérieux échecs quand il se révèle incapable d’imposer uneligneantivichysteennovembre1942lorsdudébarquementaméricainenAfriqueduNord,ouquandilne parvient pas à clarifier pour l’opinion publique mondiale (et avant tout allemande) ce querecouvraitl’expressionmenaçantede«capitulationinconditionnelle».Quant à l’Office of Strategic Service (OSS), outre ses diverses missions militaires en Chine,

Birmanie ou France, il lui revient de collecter et d’analyser l’information stratégique sur lespuissancesennemies.Àcettefin,ilrecrutejusqu’à982universitaires,souventissusdel’exileuropéen(lesFrançaisBorisSouvarineetPaulVignaux,lesAllemandsetAutrichiens,HerbertMarcuse,CarlSchorske,FranzNeumann)etlesplacesousladirectiondel’historiendeHarvard,WilliamLanger.Plus de 3 000 rapports sont produits dans cette ruche intellectuelle bien que, à laMaisonBlanche,beaucoup de ceux-ci aient vu la poussière s’accumuler sur des exemplaires apparemment jamaislus[6].

Lessupportsdelapropagande

L’imprimé

Les guerres de plume remontent à loin. Dès la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714),JonathanSwift etDanielDefoëétaient employéspar lecampTorypourplaider l’arrêtde laguerretandisqueLeibnizécrivaitdesoncôtéauservicedel’empereurd’AutricheCharlesIII.Évidemment,avec l’industrialisationde l’imprimerieauXIXe siècle, lesdeuxguerresmondiales connaissent unespectaculaireguerredupapierimpriméquanddesmillionsdebrochures,detracts,depetitsjournauxsont produits. Ainsi, pendant la Première Guerre mondiale – dès 1912, dans leur conflit en LybiecontrelesTurcs,lesItaliensfurentlespremiersàutiliserl’aviationpourlarguerdestracts–cesontlesAllemandsqui,lespremiers,inaugurentenseptembre1914lelancementaériendetractssurNancy.EtsilesÉtats-Unisproduisenttroismillionsdetractsentre1917-1918,en1944,laRoyalAirForceetl’aviation américaine lancent chaque semaine, dans les jours qui précèdent le débarquement,septmillionsd'exemplairesd’unpetit tabloïddequatrepages,L’Amériqueenguerre[7].Les tractspeuventêtredestinésàl’arméeennemiepourencouragerl’abandonducombat(campagnedeTunisiedu printemps 1943 et d’Italie). Ils peuvent aussi viser les populations civiles ennemies ; ainsi,

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l’aviation américaine commença au milieu 1943 des bombardements de jour avec le largage d’unpremier tract où figurait cette simple et solennelle déclaration : «Adolf Hitler déclara la guerre àl’Amérique le 11 décembre 1941 » ; surtout, en juillet 1945, l’OWI réalisa un tract, larguémassivement,danslequelelleprévenaitlapopulationjaponaisequesesdirigeantsavaientdésormaispris contact avec les États-Unis pour négocier la paix.Mais, à côté des tracts, la PremièreGuerremondiale vit surtout fleurir brochures et bulletins. L’Alliance française dans ce domaine fit preuved’une certaine originalité en publiant grâce à sept universitaires (Lucien Lévy- Bruhl et AlfredRébelliau sont les chevilles ouvrières) sonBulletin de guerre de l’Alliance française, compilationbimensuellederenseignementspolitiques,économiquesetmilitaires.Mais,rédigéavecuneretenuedeton assez rare pour l’époque, ce bulletin acquiert un certain prestige à l’étranger. Une version enespagnol est réalisée dès novembre 1914, puis en allemand. Au 1er novembre 1915, huit millionsd’exemplaires avaient paru, traduits en six langues. Ce bulletin polyglotte se poursuit jusqu’enjuillet1919.Autotal,38371000exemplairesfurentimprimés[8].

Laradio

EnAmérique,pendantlaSecondeGuerremondiale,l’OWIpritlecontrôledusecteurradiotournéversl’étrangerensupervisantlestreizeémetteursprivésengagésdanslestransmissionsàl’étrangereten encourageant l’industrie à construire cinq émetteurs neufs. L’OWI crée surtout une radio enfévrier1942, VoiceOfAmerica (VOA),enrecourantenpartieauxgrandeschaînesderadioprivée(CBS,NBC)qui lui fournissent40%de sesprogrammes.VOA,avecplusde1000personnes auprintemps 1943, développe des programmes durant 24 heures, en 40 langues (les deux premièreslanguesfurentl’allemandetlefrançais),etquitouchenttouteslespartiesduglobe.Dirigéeparuntrèsgrandprofessionnel,JohnHouseman,leconcepteuren1938,auxcôtésd’OrsonWelles,delalectureradiodeLaGuerredesmondesquisuscitaunréelsentimentdepanique,laVOAserévèleunpuissantorganedepropagandequipoursuitsonactiondurant laguerre froide.ElleproduitaussisespropresémissionsenlangueétrangèregrâceauxexilésprésentsàNewYork.LasectionfrançaisedirigéeparPierreLazareff,composéeaudépartdetroispersonnesrejointesnotammentparAndréBreton,DenisdeRougemont,ClaudeLévi-Strauss(quilisaitsurtoutlesdiscoursdeRoosevelt)ouPhilippeBarrès,produiten1944350programmesd’unquartd’heureduranttoutelasemaine.Retransmised’abordsurla BBC, puis autonome grâce à un émetteur algérois puis londonien (fin 1943), VOA est captéecorrectementenFrance.Sonaudiencereprésenteuntiersdecellede la BBC.Toutefois,siellefaitentendredegrandesvoixfrançaises(dontcelledeJacquesMaritain),lecontenudecesémissionsestsoigneusementcontrôlépar lesAméricainsqui entendentbien fairepasser leurmessage (paysde laliberté,del’efficacité;l’arsenaldeladémocratie)[9].Cependant,endépitdecettesurveillance,desvoixconservatricesaméricainess’élèventcontrelaVOA,accuséed’êtretrop«libérale»(«gauche»auxÉtats-Unis).Lamêmeaccusation seraadresséeà labranchedomestiquede l’OWIenchargeducinéma.

Lecinéma

L’usageducinémaaétéunenouveautédelapropagandedeguerredurantlaGrandeGuerre.Troiscatégoriesdefilmsdeguerresonttournées,lesbandesactualités,lesdocumentairesetlespelliculesdefiction[10].Lesdeuxdernierstypessontl’objetd’exportations.Quantauxdocumentaires,leFrançais

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HenriDesfontainesréaliseen1917LaPuissancemilitairedelaFrancequiobtientunconsidérableeffet aux États-Unis ; les Allemands produisent environ 300 courts métrages documentaires et lesBritanniquesélaborent,notamment,TheBattleofSomme,regardépar20millionsdepersonnesauRUetdansl’Empire.Lesfilmsdefictionoccupentégalementuneplacedanslapropagandefilmique.LesFrançaisLouisFeuillade,AbelGanceouLéoncePerret(cedernierpartauxÉtats-Unisen1917pourytournerdeuxproductions)sontparmilesréalisateurslesplusprolifiques.LeCPItourneaussidepetitsdocumentaires et oblige les distributeurs étrangers à les prendre si ceux-ci veulent avoir accès auxfilmsdedivertissementaméricains.EnEspagne,lesfilmsaméricainsdelaCPIviennentconcurrencerles pellicules allemandes fin 1917-1918. En Russie, avec la Young Men Christian Association(YMCA) et la Croix Rouge, au Chili, avec des compagnies minières, ces productions de la CPIpeuventêtreprojetéespourlespublicslocaux.MaiscesontlesfilmsdefictionproduitsauxÉtats-Unisquimarquent une incontestable innovation cinématographique en poussant très loin le réalisme desscènesd’action(mouvementsdefoule,batailles).Civilization(1916)deThomasH.Ince,sortiàParisen 1917, provoque un choc sur le public. Le grand réalisateurDavidGriffith, réalise en 1918LesCœursdumondedanslequellaviolencedesaffrontementsestmontréesansfardtoutenfaisantpreuved’unsensdususpensfortefficace.LaGrandeGuerreavaitdoncpermislacollaborationentrecinémaetpouvoirpolitique.Cependant,

celle-ciprenddurantlaSecondeGuerremondialeunetoutautreimportanceenAmérique.L’Officeof War Information est confronté en effet à une corporation devenue d’une extrême puissance, trèsréticentetraditionnellementàl’égarddesthématiquespolitiques,habituéeàdéfendreavanttoutechosesesintérêtscommerciaux.Àlafindesannées1930,Hollywoodetpresquetouslesdirigeantsdeshuitgrands studios, quoique farouchement antiprotectionnistes et hostiles aux politiques menées par lesÉtatsitalienetallemanddanscedomaine,nepromeuventguèredefilmsquiserviraientlacausedelapolitiqued’interventionenEurope.Quelquesfilmsetunstudio(Warner)cependantserisquentsuruntelterrainavantdécembre1941:BlockadedelaUnitedArtists,en1938,abordelaguerred’Espagneetsetermineparunepéroraisond’HenriFonda(«oùestlaconsciencedumonde?»);ConfessionsofaNaziSpydelaWarneren1939(fondésurunfaitréel),filmdirigéparAnatoleLitvak(unAllemandexilé),dénoncel’espionnageallemandenAmériqueetattaqueclairementleNazisme;l’année1940estcelledelaprésentationduDictateurparChaplinetd’unfilmsurlaquestionjuiveenAllemagneparlaMetro,TheMortalStorm,dirigéparFrankBorzage[11].En1941,touteunesériedefilms,sansbutde propagande explicite néanmoins, exaltaient les différentes armées américaines. Avec l’entrée enguerre, l’accumulation des défaites au début 1942, Hollywood abandonne sa réticence envers lesquestionspolitiques(untiersdesfilmsentre1942-1945serontdesfilmsdeguerre)toutencherchantàarrangeràsafaçonledélicatcompromisentredivertissementetéducationpolitique:TarzanTriumphsdelaRKO,en1943,n’estqu’undesmultiplesexemplesdesmanièresd’épicerleproduithabitueldesérie(SherlockHolmesestégalementmobilisé)d’unfortcondimentantinaziouantijaponais.Deleurcôté, l’OWI, son Bureau du film et l’ancien candidat républicain à la présidentielle très présent àHollywood, WendellWillkie, entendentpromouvoirdes filmsqui favorisentpleinement lesbutsdeguerredugouvernement.Descritiquessontémisesalorssurlafrivolitédecertainssujets(ThePalmBeachStory de Preston Sturges), l’insuffisante prise en compte desNoirs (TheMan on American’sconscience,deTennesseeJohnson), les filmsaucaractère«sordide»(dont les filmsdegangsters).Surtout, les films aux scénarios et aux épisodes polémiques suscitent la crainte des censeurs.Deuxpellicules,dont lescénarion’avaitpasétésoumisaupréalableauBureaudufilm,concentrèrent lescritiquesen1942.Ainsi,LittteTokyo,USAprésentaittouslesJaponaissurlesolaméricain,ycomprisla population américaine d’origine nippone, comme des espions en puissance. Air Force, film

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d’Howard Hawks, offrait le récit de la journée du 6 décembre 1941 vécue par un équipage d’unbombardier,avecunereprésentationdesJaponaistelsdesbêtesassoifféesdesang.Pourpareràcesdérapages,unManueld’informationgouvernementalepourl’industrieducinéma fut rédigéà l’été1942 afin de guider Hollywood plus précisément dans la réalisation d’œuvres politiquement bienorientées, à la fois exaltation de « l’homme du commun » cher au vice-président HenryWallace,promotion de la cause des Nations Unies, souci de distinguer les peuples de leurs élitesfourvoyées[12]. Confronté toutefois à un vent de fronde de studios réticents devant le poids descontraintes,assaillipardescritiquesconservatricessursonrôleà lafin1942etdébut1943, l’OWIdoitréduiresesprétentionssurleplanintérieur(ArchibaldMacLeishestremplacéfin1942àlatêtedelabranchedomestique)maisgarde,voirerenforce,surleplanextérieuruntrèsgrandpouvoirsurl’industrieducinéma.Ildélivreeneffetlesautorisationsdeprojectiondanslesterritoireslibérésparl’arméeaméricaine.Or,laplupartdesproductionssontdépendantesdesrevenusdel’exportationafindegagnerdel’argent.Autotal,l’OWIapesésurl’élaborationdesfilmsdel’époqueensurveillantleurcontenuetencorrigeantuncertainnombred’entreeux.

Lesacteursintellectuelsdanslamobilisationguerrière

AveclaGrandeGuerre,lesplusgrandssavantsetintellectuelsdansdifférentspaysontétéassociésà l’effortdeguerredepropagande.Lesnon-professionnelsde lapropagandeontentre1914-1918leplussouventlargementdominélesdébatspublicsafindeconquérirl’opinionmondiale.Uneidentiquemobilisation se produisit entre 1939-1945 mais, cette fois-ci, sur des bases plus étroites, plustechniques (lesnaissantes sciencesde la communicationavaientdéjàproduit leurspremiers travauxaux États-Unis dans les années 1930), davantage marquées par le souci de l’efficacité et de lacompétence.Entrelesdeuxconflitsmondiaux,lesjournalistesdeviennentdeplusenplusprésentsdanslesbureauxdepropagande,àl’imagedel’AméricainGeorgesCreel(1876-1953)àlatêteduCPIen1917oudeLuigiAlbertini,directeurduCorrieredellaSera,ettrèsinfluentausous-secrétariatpourlapropagande à l’étranger fondé fin 1917 aprèsCaporetto, puis d’ArchibaldMacLeish (écrivainmaisaussi hommedepressedugroupeTime), directeur de la branche domestique de l’OWI entre 1942-1943,oudePierreLazareff(anciendirecteurdeParis-Soir),responsabledelasectionfrançaisedelaVOA entre 1942 et 1944. Et cette professionnalisation se déploie également sur le terrain del’expertisescientifiqueavecunrecoursauxcompétencesuniversitaires.

Laguerreculturelle:les«trompettesdelarenommée»patriotique

Chaque appareil de propagande a compté son contingent d’hommes de lettres et d’universitaires.Rares, finalement, furent les écrivains et savants à s’abstenir de battre la grosse caisse de lapropagande durant la Première Guerre mondiale, tels un Romain Rolland en France, un RandolphBourne aux États-Unis, un Albert Einstein en Allemagne ou un Bertrand Russell en Angleterre.HenriBergsonapuparlerde l’espritgermanique«commedumécaniqueplaquésurduvivant»etThomasMann,ennovembre1914,dansunarticleparudansDieNeueRundschau, fairel’élogedelaviolencerégénératriceetpersiflersuruneFranceincapablede« supporter la guerre ».Le critiqueFriedrichGundolf écrit alors « qu’Attila a plus à faire avec laKultur que tous les Shaw,Maeterlinck et d’Annunziomis ensemble […], que l’Allemagne ayant laforce de créer a le droit aussi de détruire ». Les premières officines de propagande furent donc

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encombrées de lettrés. Le Bureau de propagande installé par la Grande-Bretagne en 1914 sous lahoulettede l’écrivainCharlesMastermanréunit lorsdesapremière réunionpresque tous lesgrandsécrivainsbritanniques,deThomasHardyàH.G.Wells.LesbrochuresapparaissentsignéesA.ConanDoyleavecToArms (1914),G.K.Chesterton avecTheBarbarismofBerlin (1915) ouR. Kiplingavec The New Army (1914). De manière générale, entre 1914-1915, les intellectuelss’automobilisèrentetselivrèrentàuneguerredesmotsintense,viabrochuresetmanifestes.L’undespluscélèbresparmiceux-cifutenoctobre1914L’Appeldes93,appelaumondecivilisé,signéparlesplus grands noms de la science germanique (Max Planck,WilhelmRoentgen, FritzHaber,WilhelmOstwald)quirécusaittouteslesaccusationsadresséesàl’encontredel’Allemagnedanslespremiersmoisdelaguerre(violationdelaneutralitébelge,«atrocités»commisesenBelgique).Àcemanifesterépondent celui signé par 1 100 intellectuels russes quelques jours plus tard, celui du 21 octobreparaphépar117professeursbritanniques,ladéclarationenFrancedel’AcadémiedesInscriptionsetBelles lettres du 25 octobre et le manifeste du 3 novembre 1914 des Universités françaises auxUniversités des pays neutres. En réponse à la protestation des Universités allemandes. Enjuillet 1915 en Allemagne, un autre manifeste fut signé par 1 347 intellectuels qui demandaientl’annexiondesterritoiresàl’Estetàl’Ouestetlacréationd’unempirecolonialafricain,alorsqu’enoctobre 1917 1 100 professeurs du supérieur soutenus par Johannes Haller refusent toute idée depaix[13].

Universitairesetexpertiseentempsdeguerre

Le monde savant a joué dans les deux guerres mondiales un rôle important dans les différentsdispositifsdepropagande.Ilaétéassociéàl’effortdeguerreenvertudesescompétencessupposéessur l’ennemi et pour sa capacité générale à produire des textes et analyses utiles pour le pouvoirpolitiqueetmilitaire.Cetteconfianceatoutefoisdonnélieuàdesérieuxdérapagesintellectuels.Lesuniversitaires ont produit, eux aussi, leur contingent de textes douteux sous couvert de scientificité.Lors du second conflit, la grande anthropologue américaine Margaret Mead a décrit la culturejaponaisecomme«pathologique»et«infantile»;l’historienFrankTannenbaumtrouva28pointsdecomparaisonentre laculture japonaiseet laculturedesgangstersaméricains ; l’historiend’HarvardSamuelEliotMorison, aproposé l’analogie entre laguerre contre les Japonais et celle livrée jadiscontre les Indiens («pasdequartier»).Par-delà ces innombrablesproposcaricaturaux, il convientd’examinerlagammedespositionsdepouvoirassuméesparlesuniversitaires.Onlesretrouveparfoisdans la posture de « conseillers du prince », le plus souvent dans celle d’experts dans les diversdomaines de la géographie, de l’anthropologie, de l’histoire des civilisations ou de l’économie,presquetoujourslaplumeenmainpourpublierbrochuresettextesdepropagande.Lapremièresituation,assezexceptionnelle,estsymboliséeavanttoutparBergson.Lephilosophe

futenvoyéen1917-1918àquatrereprisesauxÉtats-Unispourplaiderlacausefrançaiseetlapremièrede ces missions l’amena à rencontrerWilson afin de le convaincre d’engager l’Amérique dans laguerre. Mais on peut aussi citer le jeune archéologue anglais T.E. Lawrence (1888-1935), bonconnaisseur duProche-Orient avant la guerre, et qui fut envoyé par le gouvernement britannique en1916 auprès du chérif de LaMecque (une idée française) pour tenter d’organiser les tribus arabescontre lesTurcs. Ildevint leconseillerdeFayçal, l’undes filsduchérifdeLaMecque,qu’il aida,avecsuccès,danssesexpéditionsmilitairescontrelaprésenceottomanepuis,sansréussite,durantlesnégociationsdeVersaillesen1919.Maisen1921,c’estencoreLawrencequirevintsurledevantdela

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scène diplomatique en réussissant à imposer auprès de Churchill,ministre desColonies, le princearabeAbdallahàlatêtedunouveauroyaumedeTransjordanie.CettesituationexceptionnelleacquiseparLawrenceavaitétéprécédéeparsonadmissionaurangd’expertécoutédugouvernementlorsdelanégociation Mac Mahon-Hussein (1915) en faveur d’un partage du Proche-Orient entre une zone«levantine»réduiteàlaPalestineetauLiban(dominéeparlaFrance)etunezone«arabe»(dontlefutur royaume serait encadré par les Britanniques). L’expertise est en effet l’une des formesd’intervention politico-intellectuelle assez commune lors des deux guerres mondiales. L’arabisantLouisMassignonassisteGeorgesPicoten1916quandsenégocieaveclesAnglaisleremodelageduProche-Orient sur des bases qui ne sont plus celles préconisées par Lawrence quelquesmois plustôt[14]. Au même moment, tout un réseau d’universitaires socialistes (Mario Roques, FrançoisSimiand,PaulMantoux)seconstitueautourduministreAlbertThomasen1915pourluiapporteruneexpertise démultipliée.Keynes fut un temps expert du gouvernement britannique à laConférence deVersailles.QuantàWilson,ils’entoured’ungrouped’intellectuelsquiseferaappeler«l’Enquête»(Le géographe Isaiah Bowman, l’historien James T. Shotwell, le journalisteWalter Lippmann) afind’établir,d’abordunétatdeslieuxduconflit,puislaformulationdesgrandsprincipesinternationauxquidevraientréglerlapolitiquedupays.Pendant la Seconde Guerre mondiale, nous avons évoqué plus haut le rôle de l’OSS et de ses

commandesauprèsd’universitaires,souventvenusd’Europe.L’universitaireJohnFairbankfutl’undeces très nombreux professeurs appelés pour renseigner la politique américaine. Spécialiste de laChine, il est acheminévers le terrain en1942où il accomplit denombreuxdéplacements. Il plaidepouruneambitieusepolitiqueculturelleaméricaineenChineaprèslaguerreetconseilleégalementdenepassecouperdescommunisteschinois.Onnepeutpasdirequesesconseils,siavisés,aientétésuivispar lesresponsablesduDépartementd’Étatetde laMaisonBlanche.Enfin, lesuniversitairesont surtout produit des brochures de circonstance, surtout durant la Première Guerre mondiale quidemeurelegrandmomentdelaguerredel’imprimé[15].Lescollectionsd’essais fleurissentchez laplupart des éditeurs. Armand Colin, grand éditeur scolaire et universitaire, en accueille plusieurs.«Étudesetdocumentssurlepangermanisme»voitlejour,dirigéeparlegermanisteCharlesAndler.Uncomitéd’étudesetdedocumentation sur laguerrepublia chezA.Colin touteune sériedepetitsopuscules,de25à80pages,vendus50centimesou1franc,dontlesLettresàtouslesFrançaisdeErnestLavisseetÉmileDurkheim,ouLesCrimesallemandsd’aprèslestémoignagesallemandsdeJosephBédierenjanvier1915.Àpartirdejanvier1916,cecomitéassuraladiffusionde3millionsde cesLettresdont une partie en langues étrangères.Diverses brochures furent aussi produites (parl’historienJacquesFlach,legéographePaulVidaldelaBlache)pourjustifierlecaractèrefrançaisdel’Alsace.

Laguerrefroide

Passés les moments les plus tendus de la confrontation Est-Ouest (1947-1953), la guerre froidedevintdeplusenplusunecompétitionculturelleentrelesdeuxblocs(voiraussilechapitre4)[16].Laculturedevintune ressourcepolitiquedeplusenplus importante.Entre1953et ledébutdesannées1960, les deux superpuissances se lancent dans de grandes offensives de séduction afin de serapprocherdecertainspays,notammentdesnouveauxétatsd’Asieetd’Afrique.AuxÉtats-UniscommeenURSS,lapropagandeadoptesaforme,plusoumoinseuphémisée,depolitiqued’informationtousazimuts(«diplomatiepublique»).Lecampsoviétiquelanceen1949-1950unegigantesquecampagne

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d’opinionautourduMouvementdelapaixquidébouchesurl’AppeldeStockholmenmai1950,signé,selonlesdirigeantscommunistes,par400millionsdepersonnesdanslemonde(dont14millionsenFrance).L’administrationTruman, quant à elle, réplique en déclenchantLaCampagne de la vérité.L’administrationEisenhower,entre1952-1960,amplifiecemouvement;enjuillet1954,cettedernièreobtientunfondsd’urgenceduCongrèspourcomblercequiétaitalorsperçupardiversresponsablespolitiques et culturels comme un « gap [retard] culturel » vis-à-vis de l’URSS. Toute une séried’institutionsartistiques(dontlesorchestresdePhiladelphieetdeBoston,leNewYorkCityBalletde Balanchine) profitent alors de ce financement. Le symbole de cette confrontation des modèles futmarquéparlarencontreNixon-KhrouchtchevlorsdelafoireinternationaledeMoscouen1959.Là,lesdeuxhommes s’affrontèrent sur lesmérites respectifsde lamaison typeaméricaine, et surtoutde sacuisine… Dans cette fin des années 1950 en effet, certaines élites américaines, d’obédience«libérale»(ycomprisauseindelaCIA),endépitduscepticismeduSecrétaired’ÉtatJohnFosterDulles et de beaucoup demembres ultra-conservateurs duCongrès, déployèrent une intense énergieafin d’infirmer la propagande soviétique sur l’Amérique « matérialiste », « sans culture ». Ilss’attachèrent àmontrer aumonde toutes les réalisations culturelles américaines, aussi bien dans ledomainedelahauteculturequedansceluidelaculturedemasse.Ainsi,lanouvelleagenceculturelleaméricaine apparue en 1953, l’United States InformationAgency (USIA), combine la politique dediplomatieculturelleclassique(aidesaulivre,àladiffusiondel’anglais,àlapromotiondesartsoudelamusiqueaméricains)etlapolitiqued’informationdésormaisdétachéeduDépartementd’État.Nousallonsiciinsisteressentiellementsurlesaspectsdelaguerrefroideculturellesaisisàpartir

dupointd’observationaméricain.Lepremieraspect,ainsiquenousl’avonsvuauchapitre4,toucheaumélanged’acteurs,privés(entreprises, mass media, fondations philanthropiques) et publics (agences fédérales culturelles,universités).Etilestvraiquelaguerrefroide,malgrélesdivergencesentrelibérauxanticommunisteset conservateurs anticommunistes à l’intérieurdesÉtats-Unis, permit sansdoutede renforcer l’unitéinterne des principales élites américaines. Le second aspect de cette guerre froide vue de l’Ouestréside dans l’importance des réseaux transnationaux qui ont relié les deux rives de l’Atlantiquependantlesannées1950-1970.

Acteursetterrains

L’originalité du dispositif organisationnel américain enmatière de guerre froide culturelle résidedanslasouplessedesdiversescollaborations,officielles,officieuses,voiresecrètes(viasouventdesstructures-écrans). D’une certaine façon, le dispositif culturel soviétique présente également uneassociation entre acteurs publics, officiels et secrets (KGB), acteurs privés, communistes oucommunisants,àl’étranger(lesmultiplesassociationsd’amitiéavecl’URSS,àl’image,enFrance,deFrance-Russiecrééeen1958).Dansledispositifde«diplomatiepublique»américain,unacteurtelque la CIA, fondée en 1947, s’avère central. Elle a financé de manière occulte des tournéesd’orchestre,desexpositionsdepeinturemoderneoudesrevues(dontEncounter,larevuebritanniquedirigée par Stephen Spender en 1953). Elle agit à la fois en collaboration secrète avec certainesinstitutionsofficieuses, telles lesfondations,dontcertainsdirigeantsétaientdesanciensde l’Agence(la Ford essentiellement, avec notamment Shepard Stone), et aussi en accord occulte avec l’agenceofficielle, USIA. Certaines grandes universités furent aussi sollicitées. Tous ces liens attestent lafluiditédesrelationsàl’intérieurd’uncertainmilieudirigeantpolitico-culturelaméricain,héritierde

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l’esprit internationaliste au sein de l’OSS, plutôt « libéral » au sens américain du terme (et sur cepoint, hostile au macCarthysme), décidé à porter haut les valeurs de liberté, de vitalité et derenouvellement culturels. Contrairement donc auxmilieux de l’anticommunisme aveugle symbolisésparunMcCarthyetpar leshommespolitiquesduSud, l’allianceprivilégiéeentreWashingtonet lesgrandesuniversitésdela«IvyLeague»surlacôteEst(lesmeilleursétablissementsdupays)favoriseplutôtdesmilieuxdelagaucheanticommunisteenEurope.Unesymbiosedeslibérauxanticommunistesetdesmoderness’affirmedepartetd’autredel’Atlantique,contrelesEuropéenscommunisantssurleplanpolitiqueetlesEuropéensconservateurs(leplussouvent,degauchecommededroite)surleplanculturel. Ces deux derniers courants incarnèrent l’essentiel de l’antiaméricanisme au sein du vieuxcontinent après 1945 et furent très actifs dans la critique à l’égard de la « société de masse »américaine.

Acteurs

USIA

Cette agence, indépendante du Département d’État devint un organisme puissant, grâce à l’appuiconstant d’un Eisenhower adepte de la guerre psychologique et d’une « diplomatie publique »agressive.En1963,ellepossède239bureauxdans105pays.Ellepilotedoncà lafois ledispositifd’aidesculturellesetceluidel’information(«diplomatiepublique»).L’aideaulivrefaisaitpartiedelapolitiquedediplomatieculturelleet,en1960,162bibliothèques(quisouventfonctionnaientcommedesinstituts,avecparexempleunesalledeprojectiondefilms)américainesexistaientdanslemonde.Elles accueillaient 80 000 personnes par jour et stockaient plus de 2,2 millions de livres. Lorsd’agitationsantiaméricaines,cesbibliothèquesétaientsouvent lespremièresciblesdesmanifestants.Enmatière d’information, l’USIAmet enœuvre de vastes campagnes d’opinion en promouvant lesinitiativespolitiquesd’Eisenhower («Atomepour lapaix»,«Cielouvert»)eten lançantd’autresvastesprogrammespolitico-culturelstels,en1956,celuidu«Capitalismedupeuple».En1957,signedesonpouvoirgrandissant,ledirecteurdel’USIAfutadmisàsiégerauConseilNationaldeSécurité(NSC).

Fondations-UniversitésetThinkTanks

Lesfondationssetrouventaucœurdecesmécanismesculturelsdeguerrefroideentreacteursprivéset acteurs officiels. Elles financent toute une gamme d’institutions universitaires européennes dèsl’entre-deux-guerres (voir chapitre 2) et elles accroissent leurs aides après 1945. À Oxford etCambridge,àParisauprèsdelanaissanteMaisondesSciencesdel’Hommeàlafindesannées1950,auprèsdel’UniversitélibredeBerlin,auprèsduCERNàGenève,lafondationFordsepencheavecsollicitude afind’aider des recherchesnovatrices (en scienceshumaines et sociales, en sciencesdumanagement)etdefavoriserl’interdisciplinarité.EllefinanceégalementleCongrèspourlalibertédelaculture,organisationtransnationaled’intellectuelsanticommunistes(voir-ci-dessous).Àl’intérieurdes États-Unis, elle finance très largement les centres de recherche sur les aires civilisationnelles(voirci-dessous).Ainsi, lesfondations jouentégalementunrôle importantdans lefinancementdelarecherche universitaire. Apparaît de surcroît un nouveau dispositif de réflexion, le think tank,instrument souple de la convergence entre hommes politiques, militaires, universitaires etentrepreneurs.L’InternationalInstituteforStrategicStudiesdeLondres(1958),L’InstitutAtlantique,la

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Trilatérale(1972)fondéeàNewYorksouslesauspicesdeDavidRockefelleroùsiégeaientquelquesFrançais (Michel Crozier, Raymond Barre), sont quelques-uns de ces influents think tankstransatlantiques.

Médias

Lefaitestbienconnu,Hollywoodajouéunrôleactiflorsdelaguerrefroide.Uncertainnombrederéalisateursetscénaristesaméricains(les«10d’Hollywood»)ontétémisaubandelacommunautécinématographique.Autotal,250personnesdanslesmilieuxducinémaet250danslesmilieuxdelaradioontétémisessurlistenoire[17].Surleplanextérieur,outrel’exportationdecertainsfilmstrèsanticommunistes,Hollywoodaaussijouélejeudeladiplomatieaméricainedanscertainessituations.Lorsdugrandaccordcultureldejanvier1958aveclesSoviétiques,lesstudios,bienqueréticentssurleplancommercial,acceptentfinalementdesouscrireauxclausesquiconcernaient leséchangescinématographiquesentre lesdeuxpays.Ilsontaussiaccepté,parfois,decéderauxcentresculturelsaméricainsledroitdemontrerdesfilms à l’étranger.Quant à la radio, elle joue un rôle central dans les appareils de propagande. LeserviceinternationaldeRadioMoscoureprésentait700millionsdedollarsen1980etceluideTASS,550.LebudgetdeRadioFreeEuropeetdeRadioLibertyatteignait87millionsdedollarsen1980alorsquelebudgetglobaldel’USIAétaitde448millionsdedollars[18].

Lesréseauxd’acteursprivésetletransnationalismeintellectueldeguerrefroide

Du côté occidental, la guerre froide a permis une circulation intense entre de petits milieux,politiques et intellectuels, des deux côtés de l’Atlantique. Un certain nombre de structures privéesémergent, très souvent financées de manière secrète par les gouvernements et, notamment, par lesdiversesstructuresdévoluesaurenseignement(CIAauxÉtats-Unis).Cescomitésanticommunistesquiéclosent à la fin des années 1940 visent à fédérer des milieux européens dans leur lutte contre leCommunisme. Apparaît ainsi l’American Committee on United Europe (ACUE) en 1948, financésecrètementparlaCIA,etquisoutientlesmouvementsfédéralisteseuropéensdumomentàl’instarduMouvementeuropéen.Ontrouveégalementd’autresréseauxprivés,àl’imageduNationalCommitteefor a Free Europe (NCFE) qui s’occupe de mobiliser les réfugiés politiques d’Europe orientale.FinancéparlaCIA,cecomitépublieforcebrochuresetjournaux(larguésparballons),utiliselecanalradiophoniquedeRadioFreeEurope,créedescentresuniversitaires(l’universitélibredeStrasbourg,leMidEuropeanStudiesCenteràNewYork),fondeen1956unestructured’édition,laFreeEuropePress.Desstructuresécranspermettentàcettemaisond’éditiond’exporter,entre1956-1989,jusqu’à10millionsdelivresetrevuesverslespayscommunistes.Leprincipalréseaud’acteursintellectuelseuropéano-américains durant la guerre froide fut incarné par un groupement transnational intituléleCongrèspourlaLibertédelaCulture.En1967,desrévélationstardivesfirentconnaîtrelerôledelaCIA dans le financement et dans l’organisation du Congrès[19]. Né à Berlin au même moment oùéclatait laguerredeCorée (juin1950), leCongrès,unpeu l’équivalentd’un«OTANculturel», sedémultipliadansplusieurspayseuropéensenorganisantdesfestivalsartistiquesdehautniveau(dontceluideParisen1952,L’ŒuvreduXXesiècle)oudescongrès/symposiumsdeplusenplusouvertsauxsciencessociales.IlfavorisalacréationderevuesenEurope,dontlespluscélèbresfurentcellescréées dans la décennie 1950,Encounter en Angleterre (1953) qui tirait à 35 000 exemplaires en1960, Tempo Presente (1955) en Italie ou Preuves en France (1951)[20]. Financé surtout par lafondation Ford au début des années 1960 (50% du budget)mais aussi par la CIA (révélation en

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1967),leCongrèspourlalibertédelaculturejouependantquinzeansunrôledepontessentielentrecertaines élites libérales américaines et la gauche intellectuelle socialisante européenne etanticommuniste(deRaymondAronàHerbertRead,deKarlLöwithàIgnazioSilone).Unréformismelibéraltenteainsidefrayerunetroisièmevoieentrecommunismeetconservatisme.

Terrains:l’exempledel’Allemagneetlaquestionde«l’américanisation»

Entre1946et1961(constructiondumurdeBerlin),davantagequel’ItalieoulaFrance,l’Allemagnefut au cœur de la guerre froide en Europe. Le pays, coupé en deux à partir de 1946, fut l’objetd’investissements culturelsmassifs de la part desgrandespuissancesvictorieuses en1945.Dans lecamp occidental, les États-Unis acquièrent assez vite un rôle moteur sur tous les plans. Leurprogrammeinitialdedénazificationetderééducationcèdelaplace,dèsseptembre1946,àunprojetdereconstructionéconomiqueetd’arrimagedel’Allemagnedel’Ouestaucampdulibéralisme.Pource faire, diplomatie et action culturelles sont mobilisées. Les médias audiovisuels de masse, lesstructuresuniversitaires,lacultureintellectuelleetartistiquefontl’objetdel’attentiondespuissancesoccidentales et deviennent la cible et le levier de l’action culturelle. Mais, jusqu’au milieu desannées1950,lechoixdesAméricainsfutdeprivilégierlahautecultureenEurope.LesymboledecettepolitiqueculturellefutlesdeuxfestivalsdeBerlin(grandsuccès,notamment,dePorgyandBessetduBoston Symphony Orchestra conduit par Charles Munch) en 1951 et de Paris (plus de 100manifestationsmusicales furentdonnéesen30 jours)en1952,brillantesmanifestationsde lacultureavant-gardiste transatlantique du XXe siècle. Les très fortes réticences de la plupart des élitesallemandesvis-à-visdelaculturepopulaireaméricaine,àl’Estcommeàl’Ouest,aussibienchezlesCommunistesquechezleschrétiens-démocratesoulessociaux-démocrates,etdonttémoigne,parexemple,l’adoptionrépétéedelois«protégeantlajeunesse»danslaRFA,expliquentengrandepartiecechoix.L’anticommunismepolitique des élites ouest-allemandes reste aux antipodes de tout accommodement vis-à-vis de laculturedemasseaméricaine[21].Et,demanièrehabile,lesAméricainslaissèrentparfoislibrecours,dans certaines revues que finançait en secret laCIA, à ces critiques afin de se dédouaner de touteaccusationde«colonialisme».Cen’estqu’àlafindeladécennie1950,avecuneorientationlibéraleplus marquée au sein de la RFA, que la culture de masse américaine devient désormais un outilacceptabledepromotiondesvaleursoccidentales,utilisétantparlesÉ.-U.(leNewYorkTimes titraitennovembre1955:«lesÉ.-U.ontl’armesecrètesonique,lejazz»)queparlesdirigeantspolitiquesouest-allemands.C’estd’ailleursen1955que VoiceOfAmerica lancesaprogrammation jazzavecWillisConever(voirci-dessous).Parmi toutes lesmesures inspiréespar l’actionculturelledesAlliés sur l’Allemagneoccupée, on

peut relever la tentativederefontede l’Universitéallemande[22].Àpartirde la fin1946, laguerrefroide amèneceux-ci à soutenirvigoureusement le renouveauuniversitairegermaniqueen favorisantleséchangesdeprofesseursetd’étudiants,enaidantledéveloppementdessciencessocialescenséesfavoriserladémocratisationdelasociétéallemandeouenappuyantlesétudiantsdésireuxdecréeràBerlin-Ouestunenouvelleuniversité, la future«Université libre»deBerlin,en1948.Ainsi, si lesFrançais dans leur zone d’occupation furent pionniers dans la promotion d’échanges entre jeunesAllemands et jeunes Français dès l’été 1946 ou dans l’envoi de « lecteurs » (quatre personnes àFribourg en 1946), ce sont les Anglo-Saxons qui, en 1947, lancent des invitations à séjourner àl’étranger pour les universitaires ou des « professionnels » (journalistes notamment). En

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septembre 1949, 600 Allemands, essentiellement venus de l’ex-zone d’occupation américaine, serendentauxÉtats-Unis,choisisauseindesgroupesclés,chefsd’entrepriseousyndicalistes,artistesouprofesseurs.Demême,lesÉ.-U.envoientennombrecroissantdes«experts»danslazoneallemandeoccidentale.Ilssont157en1949[23].Sur le terrain desmédias, une radio ( RIAS), au personnel allemand, est créée à Berlin afin de

préserver l’unité culturelle et intellectuelle entre les deux Allemagne et les pourvoir de toutes lesinformationsculturellesenprovenancedel’Ouest.LedépartementcultureldeRIASestfortpuissantetoccupe 18% du temps d’antenne. Il renseigne sur les tendancesmodernes dans les arts et dans lalittérature ainsi que dans les sciences sociales. Dans le domaine des échanges culturels, l’une desprincipalesréussitesfutl’aidefournieauFestivaldeBerlin(leQuatuorJulliard,descompagniesdedanse américaines sont invitées) et, surtout, la création de « Maisons de l’Amérique » (AmerikaHaüser),présentesen1950dans27villesallemandes,complétéespar135sallesdelecturedansdepluspetitesvilles.Lechoixdecescentresculturelsfutdeprivilégierlahautecultureàtraverslelivreou la conférence.On comptait ainsi les conférences délivrées sur le jazz par le principal avocat etthéoricien allemand de cette musique, Joachim Ernst Berendt. Cette approche très intellectuellerévélaitaussil’ambiguïtédanslaquellelejazzfutplacéenAllemagnependantdixans[24].Sidanslapartie orientale, les dirigeants communistes oscillent étrangement entre une première attituded’ouverture (1945-1946),unecondamnation fermed’unemusique«décadente» (1947-1953)etuneréouverture(1954-1955)enfaveurdujazztraditionnel,auseindelapartieoccidentale,leméprisestassezgénéralvis-à-visdecettemusiqueauseindesélitesculturelles.LegrandphilosopheThéodorAdorno,émigrérentréenRFAen1949,futl’undespluscélèbrescontempteursdujazz.En1953,larevuemensuelleMerkur l’opposait justement àErnstBerendt.Cependant, peu à peu, celui-ci ne secontenteplusdeplaiderlacausedujazzdemanièreabstraitemaisaccèdeàlaradiopuis,après1954,à la télévision. En juin 1957, une exposition « Jazz en Amérique » ouvre dans l’Amerikahaus deFrancforteten1958uneexpositiondephotosur l’histoiredujazzestorganiséeà l’AmerikahausdeBerlin. Les festivals jazzistiques commencent à se multiplier. L’académie de musique de Colognel’intègreàsonenseignement.LegouvernementdeBerlin-Ouestorganiseen1959descafés-jazz.Peu à peu, la culture de masse américaine conquiert le public allemand, en commençant par sa

jeunesse. Quel était le secret de cette séduction ? Cette culture, au-delà de ses caractèresd’accessibilitématérielle(audiovisuel)et intellectuelle(réductionetsimplificationdescontenus),seredéployaitenfaitsurleterraindel’imaginaire.Elleautorisaitsesrécepteursàdevenirdesindividusplussûrsd’eux-mêmes,àsesentirmoinsdépendantsdesmodèlessociauximposés.Elledébouchaitsurune«individualisation»descomportementsliéeàl’adoptiond’un«styledevie»(stylezazoudurantl’Occupation,stylejazzdesannées1940,stylerockdelafin1950).«L’américanisation»devientdefaitundeseffetsessentielsdela«modernisation»quitendàpromouvoirl’autodéveloppementetlaculturedu soi.En ce sens, l’accès auxbiens culturels (demasse) aussi bienqu’auxbiensmatérielsaméricainsparticipedecetravaildeformationdesidentitésmodernesoùchacuntentedeseconstruireunmondepersonnelpropre.L’américanisationserévèlealorsparfois,selonlespaysenEurope,unetendance antérieure aux années 1940. Elle s’avère perceptible dans l’Allemagne des années 1920.Mais l’attraction sans pareille exercée par cette nouvelle culture de masse date surtout desannées1950.Ellea trait,notammentdanssaversionmusicale,auxexpériencesducorpsauxquelleselle donne accès. Le vertige intérieur provoqué par le rock, par exemple, reste une expérienceuniversellequepartageaient les jeunesEuropéensdans la findesannées1950à l’écoutedes radiosaméricaines[25].

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Imagesetsons

ArtsetExpositionscommercialesetculturelles

L’une des grandes innovations de la diplomatie culturelle américaine après 1945 consista àpromouvoir sa jeune peinture moderne[26]. Après un premier essai infructueux en 1946, il fallutattendrecependantlafindesannées1950pourquel’expériencesoitrepriseavecdavantagedesuccès.Touteune thématiqueesthétiqueet idéologique fut forgéepar la critiqued’artdeNewYork (AlfredH. Barr, Clément Greenberg) afin d’établir une équivalence entre l’expressionnisme abstrait (ou« École de New York ») et les valeurs de liberté et d’ouverture sociale propres à la civilisationaméricaine.AlfredH.Barraffirmaitque«lanon-conformité de l’artiste et l’amour de la liberté ne peuvent être tolérés à l’intérieur d’une tyranniemonolithique,etl’artmoderneestsansutilitépourlapropaganded’undictateur»[27].L’institutionclédanslapromotiond’unart«libéral»futleMoMA(voiraussilechapitre1)quise

dote,àpartirde1952,d’unedivisiondesactivitésà l’étrangerdirigéeparPorterMcCray.Pourvued’un fonds de 600 000 dollars grâce à la fondation Rockefeller, elle collabore étroitement avecl’USIA.LefinancementparlaCIAparaît,quantàlui,moinssûr.Dès1953,uneexpositionestenvoyéeen Europe où la double propagande sur l’Amérique « matérialiste », communiste et conservatrice,rencontraitunindéniablesuccès.Maisc’estàpartirde1956queceprogrammeinternationalacquierttoute sa visibilité. Une grande exposition, « Art moderne aux États-Unis », circule dans huit payseuropéens ; en 1958-1959, une autre exposition, intitulée « La Nouvelle Peinture américaine »,parcourt le continent. En parallèle d’ailleurs, le peintre JacksonPollock est aussimontré au publiceuropéen.Auxyeuxdesespromoteurs,cettenouvellepeinture illustrait lesvaleursdecréativité,demouvementsansfin,caractéristiqued’uneAmériquelibérale.Onpeutnoterquel’Allemagne,pourtantprofondément dominé par un conservatisme culturel néo-chrétien au début des années 1950, a alorscommencé à adopter une attitude plus ouverte à l’égard de l’art abstrait. La grande foire d’artcontemporainouvertepour lapremièrefoisàCasselen1955,puisànouveauen1959,amarquéunchangement important des esprits en RFA. Cette même thématique idéologique de « l’ouverture »culturellecaractéristiquedelacivilisationaméricaineaffleuraitpuissammentauseind’autresgrandesexpositionsauxquellesparticipaientlesÉtats-Unis.Danslesannées1950eneffet,lesgrandesfoiresinternationalesdevinrentdesterrainsprivilégiésde

la confrontation pacifique entre les deuxGrands.LesSoviétiquesmettent l’accent sur leurs progrèstechnologiquesetscientifiques;lesAméricainsinsistentsurlesloisirsetlaviefamilialed’uncôtéet,del’autre,surlesobjetsduquotidien(téléviseurs,voitures)afindedémontrerqueleprogrèsreposaitsurl’accèsàlaconsommation.L’ExpositionuniverselledeBruxellesen1958(lapremièreExpositionuniverselledel’après-guerrequireçut50millionsdevisiteurs)aainsifaitl’objet,departetd’autre,d’investissements très importants, au moins 14millions de dollars pour les États-Unis et peut-être60millionspourl’URSS[28].L’administrationEisenhowersollicitelesintellectuelsduMassachusettsInstitute of Technology (MIT) afin de donner un fil directeur au pavillon (thème de la société enmouvement constant), obtient le soutiendesgrands journauxde la côteEst, celui surtoutdesgrandsindustrielsquiacceptentdefinanceràleursfraisleurstandd’exposition(unénormeordinateurIBM,Ramac,figuraitenbonneplace).MaislesSoviétiquesdisposaientenfacedetroismodèlesdesatellite(Spoutnik)!Unanaprès,lacompétitionreprenaitlorsdesdeuxfoiresrusso-américainesdeMoscouet de New York. Dans la capitale soviétique, 450 firmes américaines étaient présentes ; soixante-

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quinze jeunes interprètes (dont quatre Noirs), reçus au préalable par Eisenhower lui-même, étaientprêts à guider les visiteurs moscovites. Mais ce fut le vice-président Nixon qui guida de faitKhrouchtchev lors de l’inauguration.Un échange âpre s’instaura entre les deux hommes devant unstand, représentation d’une cuisine américaine avec toutes ses commodités : le leader communistedoutad’abordducaractèrecommund’untelmodèle,puisaffirmaquetouslesSoviétiquesdisposaienteuxaussidesobjetsprésents(Frigidaire,machineàlaver).Certainement,séduisantesàpremièrevue,dansleurexaltationd’unconsumérismeenchanté,cesexpositionsaméricainesmanquaientd’unarrière-plan culturel plus affirmé aux yeux des Européens conservateurs qui regrettaient cet affichagetriomphantdelatoute-puissancedudieuArgent.Cesexpositionsserévélaiententoutétatdecausedesenjeuxpourlesdeuxcampsidéologiques.L’exempledelagrandeexpositionfrançaiseàMoscou,en1961, grand succès populaire avec deux millions de visiteurs, non seulement atteste les milletracasseries soviétiques, mais aussi débouche sur une opération de contre-information russe avecl’impressionde40000exemplairesd’unebrochurequitentaitdeminimiserlessuccèsfrançais[29].

Sons

Ladiffusiondujazzetdurockfutl’undesinstrumentsdel’actionculturelleextérieureaméricainedurantlaguerrefroidependantlafindesannées1950etlesannées1960.La«diplomatiedujazz»–des tournées officielles d’artistes américains financées par les ressources publiques – fut établie,d’abord en direction de l’Asie et de l’Afrique, puis de l’Europe orientale et de l’URSS[30]. Cettevalorisationd’unemusique identifiée auxNoirs présentait néanmoins une forte ambiguïté quant à laplaceréelleoccupéeparcetteminoritéauseindelasociétéaméricaine.Decefait,cettepromotiondela«jazzocratie»s’avératoujoursassezdélicatedanslecontexteagitédel’Amériquemultiracialedesannées1957-1967.Lapremièrede ces tournées fut celledugrandorchestre (mixtedupointdevueracial) de Dizzy Gillespie en 1956. Pendant deux mois, de la Grèce et la Yougoslavie jusqu’à lapéninsule indienne, le succès fut incontestable. Benny Goodman et son orchestre (mixte lui aussi)succédèrentàlafin1956àGillespiepourunetournéeasiatiqueausuccèscontrasté(échecauJaponetgrandsuccèsenThaïlande).En1957,afindeséduirel’Afriqueenpassed’accéderàl’indépendance,l’orchestredeWilburdeParisparcourutuncontinenttrèsenthousiaste.Cesorchestres,etleursleadersen particulier, promouvaient aussi clairement le message de l’intégration raciale, officiellementreconnueparlaCourSuprêmeen1954.Or,en1957,àlasuitedesincidentsdeLittleRock(Arkansas)etdurefusdugouverneurOrvalFaubusd’intégrerlesNoirsdanslesécoles,LouisArmstrongdécidede refuser une tournée officielle pour laquelle il avait été sollicité. Pour contrer la propagandecommuniste qui s’était emparée des événements de Little Rock, le Département d’État, fauted’Amstrong,patronnaunechanteusenoiredemusiqueclassique,MarianAnderson,dontlatournéeenAsieallaits’avérerunvraitriomphe.En1958,legroupedeDaveBrubecksillonnalaPologne,puisleProche-Orient, et enfin l’Asie. Il faut attendre 1962 (tournée deBennyGoodman) et 1966 (tournéed’EarlHines)pourque l’URSSaccueilledesmusiciensde jazzaméricains.Àcôtédes tournées, laradio, Voice Of America (VOA), réactivée à partir de 1947, joue tout son rôle pour aider à ladiffusiondujazz,puisdurock.Lelancementen1955del’émission«MusicUSA»afind’atteindrelajeunesseest-européennes’effectuesouslahoulettedeWillisConover[31].L’émissiondevintl’unedespluscélèbresdeVOA.EnPologne,danslecontextederelativelibéralisationdesannées1956-1958,Conover devint l’un desAméricains les plus connus du pays. Initialement,VOA avait, après 1945,proposéunepremièreémissiondejazz,«JazzclubUSA»,quiavaitétébrouilléeparlesSoviétiques.

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Danslesannées1950,ceux-cicessèrentdebrouillerlesémissionsdemusique(maislebrouillage,engénéral,nepritfinqu’en1963avantdereprendreenaoût1968).Ilfautdemêmeévoquerlerôlededeuxradiosnonofficielle,maissubventionnéesparlaCIA,RadioFreeEurope(RFE)crééeen1950et Radio Liberty (RL) en 1953. RFE a privilégié les programmes musicaux (un quart de toute laprogrammation non politique) en diffusant lesmusiques de la jeunesse (de Sinatra à Presley)maiségalement lesmusiques folkloriquesoudes interprètesetmusiciensbannisà l’Est.QuantàRL,ellechoisit de privilégier la littérature. Dès 1958, elle commence à diffuser des extraits du DocteurJivago, retransmet le discours du Prix Nobel d’Alexandre Soljenitsyne en 1970 ; quelques annéesaprès, elle fait connaître L ’Archipel du Goulag[32]. Globalement, la séduction exercée par lesmusiques«occidentales»auprèsdelajeunessesoviétiquesembleincontestablesurlelongterme[33].Et LechWałęsa, en 1992, a pu parler de RadioMunich (RFE) comme d’un véritableministère del’informationetdelaculturepourlespaysàl’estdurideaudefer.

SavoiretPouvoir

MichelFoucaultaévoquéledéveloppementdepositionsdepouvoirquirequièrentdesavancéesdusavoir.Laguerrefroideillustreparfaitementcesrelationsétroitesentrelesdeuxunivers.UnepartiedumondeuniversitaireaméricainaétéassociéedeprèsàlaluttecontreleCommunismeenfournissantuneexpertise intellectuelledansdesdomainesfortdifférents,aussibiendans lechampdessciencesdures que dans celui des sciences sociales. En contrepartie, les gouvernements et les grandesfondationsfinancèrentgénéreusementmaintscentresderecherche.Beaucoupdecestendancesquenousallons décrire ici (la promotion de l’ouverture internationale des savants, celle des étudescivilisationnelles)existaientavantlaguerrefroide,soitparfoisdepuisl’entre-deux-guerressousl’aiguillondelafondationRockefeller,soitsouventdepuislaSecondeGuerremondialeavec le rôledel’OSS.Laguerrefroide,enrevanche,accélèreetrenforcelemouvement.

Promotiondes«sciencesducomportement»(socialbehavioralsciences)

Pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, une nouvelle méthodologie unificatrice(sociologie, psychologie, anthropologie, sciences politiques) connaît une rapide extension autour del’appellation de « sciences du comportement ». Il s’agit d’une approche de la société qui se veutinterdisciplinaire,empirique,quantitativiste (cequipermetdeprésenterdescomportementsunifiés).Elle compte deux bastions universitaires, Chicago et Harvard. L’une de ses réalisations les plusspectaculaires fut la production d’une grande enquête sur les soldats de l’armée américaine, TheAmericansoldier, publiéen1949.Maisce fut le contextedeguerre froide,notamment laguerredeCorée[34],quiprovoquaunflotdecommandesdelapartducomplexemilitaro-industrielauprèsd’unepartie de la communauté universitaire mobilisée, le plus souvent, dans des structures extra-académiques,lesthinktanks.Ceux-ciassocientlibrementprofesseurs,militaires,industriels,hommespolitiques et les dirigeants des grandes fondations (surtout la Ford). Les règles classiques del’Université (originalité, rigueur)passent làau secondplanauprofitde laclartéetde la simplicitéefficace.Parmilespluscélèbresthinktanks,financéssurtoutparl’arméedel’air,setrouventlaRandCorporationmaisaussileHumanRessourcesResearchInstitute(HRRI).PendantlaguerredeCorée(1950-1953), plusieurs universitaires des behavioral sciences apportent ainsi leur expertise sur lemondecommuniste,décritetanalysécommeuntout(àpartirsurtoutd’analysespsychologiquessurles

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dysfonctionnements de la famille dans les pays totalitaires), quelles que fussent les différencesculturellesentrelespaysdecetensemble.Desrapportsconfidentielsdestinésauxcommanditairesdel’arméejalonnentcesannées.Certainsd’entreeuxsontélaboréssurlesprisonniersdeguerrechinoiset coréens pour percer à jour la psychologie des combattants communistes ; d’autres pour évaluerl’impactdelapropagandeaméricainepartractsaériens.Parfois,unepartiedecestextesdonnentlieuàdes publications grand public telles le The Red take a city (1951) du grand spécialiste de lacommunicationdemasse,WilburSchramm,partienquêterfin1950surleterrain.L’heuredegloiredeces intellectuels fut sans doute associée à l’intervention d’un (et unique) civil dans l’équipe desnégociateurs américains, fin 1951, afin de discuter d' un armistice. L’universitaire etmembre de laRand, Herbert Goldhamer, réussit à convaincre les généraux américains de l’importance desraisonnements psychoculturels dans la négociation. D’après ses analyses, les représentantscommunistesseraientdominéspar larecherchedugainmaximal,unerigiditéextrême, l’incapacitéàrechercherlecompromis.Ilétaitdoncnécessairedeleuropposeruneidentiquefermeté,conseilsuiviàlalettrepuisquelesAméricainsrompirentlespourparlersaumilieu1952.Laplupartdecesanalysessur un univers communiste monolithique, composé d’individus rigides mais (bizarrement) peuprofondément idéologisés (les rapports conseillent en général d’abandonner toute propagande de cetype),dépourvuesdoncdetouteconsidérationsurladiversitéhistorique,idéologiqueetsociologiquedessociétés,paraissenttypiquesd’ununiversscientifiqueembrigadé,habileàcomposerun«théâtrede la terreur» (GabrielWeimann), abrité derrière la quantificationpourmasquer ses considérablessimplificationshistoriques.

Promotiondesétudessurlesgrandesairescivilisationnelles(AreaStudies)

DansunmondemarquéparladécolonisationetlapromotiondenouveauxÉtatsenAsie(Bandung,1955),enAfriqueouauProche-Orient, lesétudessur lesgrandesairesculturelles et géographiquesfurent l’unedes réponsesapportéespar lesdeuxgrandespuissances rivales afin de circonvenir cesnouveaux acteurs. Les Soviétiques développèrent toute une série de programmes africanistes etorientalistes,couplésavecunenseignementtrèsdynamiquedeslanguesétrangères[35].ÀMoscouen1957,certainesécolessecondairesproposaientl’hindietl’ourdou.L’Orientalismequiavaitquasimentdisparu dans les années 1930 reprit des couleurs.L’Institut oriental de l’Académie des sciences futréorganiséen1950,etànouveauen1956.Unerevueestéditéeen1955,L’Orientalismesoviétique,etquatrepublicationsexistentdésormaisen1958surcettethématique.Tachkentdevientl’undescentresimportantsde l’Orientalismeàcôtéde l’Institutdes languesorientalesàMoscou.Demême,ducôtéaméricain,lapromotiondesAreaStudiesfutremarquable.Elles’étaitlargementdéveloppéedurantlaguerreaveclesservicesdel’OSSouauseindel’Arméedeterrequifavorisaitalorsdesprogrammeslinguistiques.Ainsi,ladivision«soviétique»del’OSSfutintégréeauseindeColumbiacommepiècemaîtressedufuturCentrederechercherusseouverten1947.LeCentrederechercherussed’Harvard,aidéinitialementparlafondationCarnegie,futcalquéaussisurdesplansdel’OSS[36].Certainsdesuniversitaires au sein de ces centres devinrent des collaborateurs de la CIA dont, par exemple,Frederick Barghoorn ou PhilipMosely. Ce dernier était directeur du Centre de recherche russe deColumbiadanslesannées1950etmembredediverscomitésdelafondationFord[37].Leprésidentdel’universitéd’Harvard,JamesB.Conant,négocieégalementdanscesannées1950uncertainnombred’arrangementsaveclaCIA.LafondationForddevientelleaussi,enbonneintelligenceleplussouventavec la CIA grâce à des personnalités tel Mosely, la bonne marraine de toutes ces recherches en

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apportantà34universités,entre1953-1966,270millionsdedollars.Onnepeuts’empêchertoutefoisdenoterunesérieuselimitedanscefonctionnementd’unecommunautésavantetrèsliéeàunepositionpolitique d’expertise : la guerre duViêtnam.Dans sesMémoires publiées en 1995, In Retrospect,l’ancien ministre de la Défense et acteur central dans l’engagement américain au Viêtnam, RobertMcNamara,mettait en cause lemanque de travaux sur l’Asie au début des années 1960 en raison,selon lui, de la stérilisation des intelligences provoquée par le macCarthysme. L’argument sembleassez court, il existait bel et bien alors différents experts sur la question. De toute façon, laconnaissanceexperteestunechose,lejugementpolitiqueenestuneautre.Lepouvoirpolitiqueresteinfineseulcomptabledespolitiquessuivies.L’expertisen’enpeutmais[38].

Problèmeduchangementsocialinternationaletidéologiedela«modernisation»

Pour les États-Unis, si la fin des années 1940 coïncide avec l’enjeu européen (Plan Marshall,1947;Traitédel’AtlantiqueNord,1949),ladécennie1960futcelledel’Asieetdel’Amériquelatine.DéfiésdeplusenplusvigoureusementparleCommunismedanscesrégions,lesÉtats-Unisonttentédelui opposer une réponse globale, d’ordre économique surtout, identifiée sous le terme de«modernisation».Ainsi,sinousavonssouventcitélafondationFordetsesfinancementseuropéensdanslesannées1950,ilnefautpasperdredevueque,danslesannées1950-1960,elleconsacredefaitlesdeuxtiersdesesprogrammesextérieursauxpaysdutiers-monde.Cettepréoccupationdevintaussicelledesgouvernants.DéjàHarryTrumanavaitévoquéen1949danssondiscoursinauguraldejanvier 1949 le « point 4 », soit la nécessité d’aider les pays en développement. Mais c’est enmars 1961 que l’économiste célèbre du MIT et conseiller de l’administration Kennedy, WaltW. Rostow, adressait un mémorandum au président en lui enjoignant de lancer une « décade dudéveloppementéconomique»enAmériquelatine.Letermede«modernisation»devintletalisman,àla foisd’ordrescientifiqueet idéologique,quipermettaitd’envisageravecsuccès,grâceàune forteaide extérieure (financière et technique), la transformation à la fois des structures économiques,sociales et politiques des pays du sous-continent. L’idée d’un « sentier » uniforme vers le progrès(développée antérieurement par les travaux universitaires de Rostow) suivi par toutes les sociétéshumaines semblait autoriser les pays « traditionnels » à combler l’écart qui les séparait des pays«modernes»[39]. Et le paysmoderne par excellence, point demire de toutes les autres nations –« meilleur espoir du monde » – se trouve être les États-Unis aux yeux de ces théoriciens de lamodernisation. La « modernisation » fut donc une façon de lier culture et identité américaines etprogrammes de politique étrangère où un capitalisme éclairé s’opposait à un communisme trèsdynamiquedanslafindesannées1950.Touteunepartiedelascienceéconomique(Rostow,RobertAlexanderdeRutgersuniversity,LincolnGordondeHarvard)etpolitique(LucianPye,KarlDeutsch)américainesserangealorsderrièrelabannièredelamodernisationafindefourniràsongouvernementlesecretduchangementsocialdanslespaysenvoiededéveloppement(voiraussilechapitre8).Kennedy,confrontéàsonremuantvoisinCuba(révolutioncastristeen1959),repritlaproposition

deRostowàsoncompteetannonçale13mars1961ungrandpland’aideàl’Amériquelatine,appeléAlliance pour le Progrès. La présence de certains gouvernements réformateurs au pouvoir(JuscelinoKubitschekauBrésil,RÓmuloBetancourtauVenezuela)laissaitpenserquelesÉtats-Unispourraient s’appuyer sur des alliés solides. Quelquesmois plus tard, la promesse d’une aide d’unmilliarddedollarspourlapremièreannéeduprogrammed’aide,puisd’unesommedevingtmilliards

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pour la décade était annoncée. À peu près au même moment, en Asie, des projets ambitieux dedéveloppementagricolesontdébattus.L’idéed’aménagerleMekong,commeavaitétéjadisconçuleprojet de remodelage de la vallée de la Tennessee sous le NewDeal (TVA),mobilise les expertsaméricainssousl’égided’undesanciensresponsablesdelaTVA,DavidE.Lilienthal[40].L’exempledelaTVA(lapublicationparLilienthalen1944desonTVA-Democracyonthemarchdonnelieuàunediffusion, en traduction, de 50 000 exemplaires en Chine par l’OWI en 1945), modèle dedéveloppementd’unerégionjadispauvre,représentaituneintéressanteréférenceenfaveurdesÉtats-Unis, combinaison de l’exaltation technologique aussi bien que de la participation démocratique.Trumanl’évoquedanssondiscoursde1949,lelivreinfluentd’ArthurSchlesingerJr.publiélamêmeannée,TheVitalCenter.Danslesannées1950,plusde2000visiteursserendentannuellementdanslavallée du Tennessee. Le président Johnson, passionné de barrages et avocat du développementéconomiquepour leViêtnamdepuissondiscoursdu7avril1965,apporta toutsonsoutienauprojetMekongauquellaFordfoundationapportaaussidesfinancementsensubventionnantlesétudesd’uneéquipedechercheursemmenésparlegéographeGilbertWhite.En1966,uneAsianDevelopmentBankestainsicrééeavecunecapitalisationd’unmilliarddedollars.Maisl’intensificationdelaguerreauViêtnammet fin définitivement à ces projets. En Amérique latine, l’échec est dû à un faisceau dedifficultés.Parmicelles-ci, laplusfondamentaledemeure lecaractère irréalistedeceprométhéismeéconomico-technologiquequi entendait transformerdes sociétés à coupsdedollars, deplanificationsavante et d’imitation passive du modèle américain. Il eut fallu pour le moins des plans et desprogrammestrèssoigneusementpréparéspourréussir.Silesofficinesdepropagandeontengénéraldisparuauretourdelapaix,ellesontlaissénéanmoins

unetracedurabledansl’espritdesdécideursetdansl’histoiredeladiplomatieculturelle.Quecesoitaprès1918ouen1943-1945,d’ambitieuxprogrammesd’expansionculturelleextérieureontsurgidansplusieurspays,France,AllemagneetEspagneen1919-1920,URSSetÉtats-Unisen1943-1945.CesprojetsquidonnentlieuàlamiseenplacedestructuresétatiquesculturellesextérieurestraduisentbienlaprisedeconsciencegénéraliséedelapartdesÉtatsdubienfondédespolitiquesdesoftpowerentemps de paix. Ainsi, fondamentalement, la guerre a appris à la plupart des grandes puissances àélargir leursmoyensd’actionenrecourantàl’instrumentdelapropagandeculturelleetàceluidela« diplomatie publique ».Bien que le dessein d’une politiquemondiale se dessinât dès le début dusiècle, la Première Guerre mondiale devint l’expérience capitale, pour les États-Unis, de devoirpenser en termes globaux. La création en 1921, à New York, du « Conseil pour les relationsétrangères»,structureprivéed’universitaires,d’hommesd’affairesetd’hommespolitiques,marquelamesuredelanouvelleambitionuniversalistequicaractériseunepartiedesélitesaméricaines.Celles-cisesentirontdeplusenplustenuesdeporterdanslemondelesvaleurspropresàl’Amérique.Parmicelles-ci,oncomptel’idéologiemodernisatrice,croyancedanslesvertusduchangementsocialdansuncontextededémocratisationculturelle,deprospéritééconomiqueetdesociété«ouverte»(Popper).LeplanMarshall,maisaussilesprogrammesdedéveloppementaudébut1960dans le tiers-monde, révèlent ainsi la place décisive occupée par les systèmes culturels et leurensemble de significations dans la politique étatsunienne. Aussi, au cours de la définition de cesnormes culturelles, un rapport durable de liaison entre une partie des intellectuels et l’universpolitique, surtout auxÉtats-Unisaprès1945, s’est instauré.Enfin,danscetteguerre totaleque fut laguerrefroide,s’ilnefallaitpasperdresurleterrainmilitairedelacourseauxarmements,ilapparaîtbienquelavictoiregénéraledesÉ.-U.(assortiededéfaitesparticulièrescommeenAmériquelatineouauViêtnam)dépendaitde leurvitalitéaffichéedans lesdomaineséconomiqueetculturel[41].AllierJackson Pollock et Elvis Presley,William Faulkner et Louis Armstrong, John Cage etMarilyn

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Monroe : l’offre culturelle américaine au début des années 1960 se révèle aussi variée quepuissamment séductrice. La culture demasse, légitimée de surcroît par les nouveaux travaux de lascience sociale américaine[42], devint donc à la fin des années1950undes relais clés de l’actionculturelle américaine. La « doctrine Marilyn Monroe » avait avantageusement remplacé la(panaméricaine)«doctrineMonroe»fixéejadisen1823.[1].CitéparThomasC.Sorenson,«Webecomepropagandists»,articlecit.[2].Voir lasynthèsesousformededictionnairedeNicholasJ.Cull,DavidCulbertetDavidWelch(dir.),PropagandaandpersuasionA

historicalencyclopedia,1500tothepresent,Oxford,ABCClio,2005.[3].PhilipM.Taylor,Britishpropagandainthetwentiethcentury,op.cit.,chap.2,p.35-47.[4].EmilyRosenberg,Spreadingtheamericandream,op.cit.,p.79-81.[5].VoirJustineFaure,«L’OfficeofWarInformation(1942-1945)ouladifficultéd’êtrecivil,progressisteetpropagandisteentempsde

guerre»,inDenisRollandetalii(dir.),LesRépubliquesenpropagande,op.cit.,p.307-318.[6].RichardT.Arndt,TheFirstResortofkings,op.cit.,p.199(notationàproposdesrapportsdubureauchinoisdel’OSSetdel’agent

JohnK.Fairbank).[7].ThomasC.Sorenson,articlecit.[8].FrançoisChaubet,«l’Alliancefrançaiseetlaculturedeguerre»,inDenisRolland(dir.),Histoireculturelledesrelationsinternationales,

Paris,L’Harmattan,2004,p.55-77.[9] . Emmanuelle Loyer, « La “Voix de l’Amérique”. Un outil de la propagation radiophonique américaine aux mains d’intellectuels

français»,VingtièmeSiècleRevued’Histoire,n°76,octobre-décembre2002,p.79-97.[10].LaurentVeray,«LeCinémadepropagandedurant laGrandeGuerre : endoctrinementouconsentementde l’opinion?», in Jean-

PierreBertinMaghit(dir.),Unehistoiremondialedescinémasdepropagande,Paris,NouveauMondeÉditions,2008,p.27-62.[11].ClaytonR.KoppesandGregoryD.Black,HollywoodgoestowarHowpolitics,profitsandpropagandashapedworldwarIImovies,

London,IBTauris,1987,p.25-35.[12].Ibid.,p.66-70.Cependant,presquetouslesfilmssurlaguerredanslePacifique(dontObjectiveBurma,uneproductiondelaWarner

avecErrolFlynn,en1945)restentmarquésparunracismegénéral,etl’OWIlaissadoncpassercespelliculesincapablesdedifférencierlesJaponaisdel’arméejaponaisecommelevoulaitpourtantlemanueldel’OWI.[13].SurcetteguerredesmanifestesenAllemagneetdanslesautrespays,voirleslistesétabliesparBernhardvomBrocke,«LaGuerra

degliintellettualitedeschi»,inVicenzoCaliGustavoCornieGiuseppeFerrandi(dir.),GliintellettualielaGrandeGuerra,Bologna,IlMulino,2000,p.373-412.[14].Pourtoutcedéveloppement,voirHenryLaurens,«LaRévoltearabe,T.E.LawrenceetlacréationdelaTransjordanie»,Orientales,

CNRSÉditions,2004-2007,p.185-197.[15].ChristopheProchassonetAnneRasmussen,Aunomdelapatrie.LesintellectuelsetlaPremièreGuerremondiale(1910-1919),Paris,

LaDécouverte,1996,p.185etsqq.[16].GilesScott-SmithandHansKrabbendam,CulturalcoldwarinwesternEurope1945-1960,London,FrankCass,2003.[17].DavidCaute,TheDancerdefects.Thestruggleforculturalsupremacyduringthecoldwar,Oxford,OxfordUniversityPress,2003,

p.166.[18].CharlotteLepri,«Del’usagedesmédiasàdesfinsdepropagandependantlaguerrefroide»,LaRevueinternationaleetstratégique,

n°78,été2010,p.111-118.[19].FrancesStonorSaunders,Quimèneladanse?LaCIAetlaguerrefroideculturelle,Paris,Denoël2003.PierreGrémion,Intelligence

del’anticommunisme.LeCongrèspourlalibertédelaculture1950-1975,ParisFayard,1995.[20].Pourceréseaud’unevingtainederevues,voirPierreGrémion,ibid.,p.145etsqq.etp.398etsqq.[21].RussellA.Berman,«Antiamericanismandamericanization», inAlexanderStephan (ed),Americanization andAnti americanism.

TheGerman encounterwith american culture after 1945,NewYork,BerghahnBooks, 2005, p. 11-24.Le grand succès enRFAdans lesannées 1950 du livre d’Ortega y Gasset, LaRévolte desmasses, est l’un des faits révélateurs du climat culturel conservateur dominant,oppositionaussibienàlacultureaméricainedemassequ’àlaculturecommuniste.LefrèredeMaxWeber,AlfredWeber,sociologueinfluent,plaidepourune«social-démocratieconservatrice».[22].CorinneDefrance,LesAlliésoccidentauxetlesuniversitésallemandes1945-1949,Paris,CNRSÉditions,2000.[23].Ibid.,p.310-311.[24].UtaG.Poiger,Jazz,RockandRebels:coldwarpoliticsandamericancultureinadividedGermany,Berkeley,UniversityofCalifornia

Press,2000,chapitre4,«Jazzandgermanrespectability»,p.137-167.

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[25].NoussuivonsWinfriedFluck,«Californiablueamericanizationasselfamericanization»,inAlexanderStephan,AmericanizationandAntiamericanism,op.cit.,p.221-237.[26].VoirDavidCaute,TheDancerdefects,op.cit.,chapitre19,p.539-567.[27].Ibid.,p.549.[28].WalterL.Hixson,Partingthecurtain.Propagandacultureandthecoldwar1945-1961,NewYork,St.Martin’sGriffin,1988,p.143et

sqq.[29] . ThomasGomart, « LaDiplomatie culturelle française à l’égard de l’URSS : objectifs, moyens et obstacles (1956-1966), in Jean

FrançoisSirinellietGeorgesHenriSoutou(dir.),Cultureetguerrefroide,Paris,Pressesdel’UniversitéParisSorbonne,2008,p.173-188.[30].LisaE.Davenport,JazzdiplomacypromotingAmericainthecoldwar,Jackson,UniversityPressofMississipi,2009.[31].WalterL.Hixson,Partingthecurtain.Propagandacultureandthecoldwar1945-1961,op.cit.,p.115-118.[32].Anne-ChantalLeandri-Lepeuple, «L’enjeu culturel deRadioFreeEurope,RadioLiberty etRIAS», in Jean-François Sirinelli et

Georges-HenriSoutou(dir.),LaCulturedeguerrefroide,op.cit.,p.53-65.[33].VoirAndreiKozovoï,Par-delàleMur.Laculturedeguerrefroidesoviétiqueentredeuxdétentes,Bruxelles,ÉditionsComplexe,2009.[34].RonRobin,Cultureandpoliticsinthemilitary-intellectualcomplex,Princeton,PrincetonUniversityPress,2001.[35]. FrederickC.Barghoorn,The SovietCulturalOffensive. The role of cultural diplomacy in soviet foreign policy, op. cit, Princeton,

PrincetonUniversityPress,1960,p.173etp.180etsqq.[36].BruceCumings,«AreaStudiesandinternationalstudiesduringandafterthecoldwar»,inChristopherSimpson(dir.),Universities

andempiremoneyandpoliticsinthesocialsciencesduringthecoldwar,NewYork,NewPress,1998,p.159-188.[37].Ibid.,note19,p.185surtoussesliensaveclaCIA.[38].Celas’estencorevérifiélorsdelaguerreduGolfeen2003quandlapresquetotalitédes«orientalistes»américainsavaitdéconseillé

laguerre.[39].MichaelE.Latham,ModernizationasideologyAmericansocialsciencesandthe“nationbuilding”intheKennedyera,London-Chapel

Hill,TheUniversityofNorthCarolinaPress,chap.1,p.1-19.[40].DavidEkbladh,«MrTVA:“grass-roots”development,DavidLilienthal,andtheriseandfalloftheTennesseeValleyAuthorityasa

symbolforUSoverseasdevelopment1933-1973,DiplomaticHistory,n°3,été2002,p.335-374.[41].ReinholdWagnleitner,«TheEmpireoffun,ortalkin’sovietunionblues:thesoundoffreedomandUSculturalhegemonyinEurope»,

DiplomaticHistory,n°3,été1999,p.499-524.[42].En1960paraîtundeslivreslesplusinfluentspourlesdixannéesàvenirdansl’universintellectueloccidental,LaFindesidéologies,

duprofesseurdesociologieàColumbiaUniversityDanielBell,quiliemasse,actionetchangementdansuneapprochepositivedelasociétémodernedeconsommation.Celivreetsathèsecentraleavaientétéprécédéspardestextesd’espritassezproche,signésparRaymondAronetparEdwardShilsentre1955et1960.SurlesdébatsprovoquésparcettethèseauseindesintellectuelsanticommunistestransnationauxduCongrèspourlalibertédelaculture,voirPierreGrémion,Intelligencedel’anticommunisme,op.cit,chapitre7,p.317etsqq.

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TROISIÈMEPARTIE

Globalisationculturelleetculture-monde,lesenjeuxcontemporains

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Chapitre8

Versuneculture-monde?

LESESSAISsurla«mondialisation»oula«globalisation»constituent,depuislesannées1990,ungenreensoi,particulièrementdanslemondeanglophone.L’inflationgalopantedunombredetitrestraitantdecesquestionsrenvoieenpartieàdeseffetsdemodesacadémiques,enpartieàunedemandesociale,àtoutlemoinsàunecuriositépubliquedonttémoignelaprésenceaccruedecestermesdansl’espacepublicdesvingtàtrentedernièresannées.Cettecuriositéestelle-mêmeliéeàdesmutationsde grande ampleur que ces concepts s’efforcent de décrire, touchant tous les aspects de l’activitéhumaine.Certainsdecesaspectsontfocalisél’attentiondesmédiasetdupublic:globalisationéconomiqueet

financière, avec son cortège de crises systémiques et de délocalisations, émergence d’une sociétécivile à l’échelle planétaire, menaces sur l’environnement, pandémies réelles ou fantasmées… Laculturen’apasbénéficiédumêmedegréd’attention,encorequedetrèsnombreuxauteursetouvragesaient choisi de l’étudier pour elle-même ou en lien avec les dimensions politique, économique,techniqueaveclesquellesellesetrouveenrelation.Mêmesitoutescesdimensionsdoiventêtreprisesencomptepourbrosseruntableaucompletdelaréaliténouvelle,ilnousparaîtutiled’insistersurlesaspects proprement culturels de ces phénomènes, à rebours d’une vision souvent étroitementéconomicistetendantàmonopoliserledébatpublicsurcesquestions.

Qu’est-cequelaculture-monde?

Lavoguedelaglobalisationetdelamondialisation

La production anglophone sur le sujet se partage entre des ouvrages qui intègrent la dimensionculturelledanslecadred’uneenquêtepluslargeportantsurlaglobalisation,etd’autresquiluiaccordentuneattentionexclusive.Lespremiersévoquentvolontiersun« tournant culturel » dans les études sur la globalisation et soulignent le lien entre culture etdéveloppementducapitalismeglobal,àmoinsqu’ilsnerelisentlesenjeuxgéopolitiquesàlalumièredes conflits culturels, tandis que les seconds tentent demesurer l’impact de la globalisation sur lacultureoulesculturesetparlentd’un«tournantglobal»desétudesculturelles.Des essais critiques et des manuels[1], des dictionnaires[2], des recueils d’articles[3], des revuesscientifiques[4] forment une avalanche de publications dans laquelle il est bien difficile de seretrouver. La production en langue française est de moindre ampleur mais tend à s’accroîtrerapidement.Àquelquesexceptionsprès,elleutiliseletermede«mondialisation»plutôtqueceluide« globalisation »[5]. Dans l’une et l’autre langue, on trouve aussi l’utilisation des vocables« transnationalisation », « internationalisation », voire « cosmopolitisation » pour évoquer lesprocessusquisedéploientàl’échelleplanétaire.

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La diversité des termes employés est source de confusion (même s’il doit être sans doute biendifficilepourlesauteursetleurséditeursdetrouverdestitresoriginaux!).Levocabulairen’estpasstabiliséd’unedisciplineàuneautre,d’unauteurà l’autreetparfoischezunmêmeauteur,quipeutemployertantôt«globalisation»tantôt«mondialisation»tantôt«internationalisation»pourdésignerdesphénomènesidentiques!Ilimportedepréciserlestermesquenousallonsemployermêmesi,enlamatière, l’espoir d’une stabilisation du vocabulaire est illusoire, tant est grande dans le milieuacadémique la propension à vouloir forger de nouveaux termes ou à trouver des sens nouveaux, sipossibleparadoxaux,àceuxquiexistentdéjà.Ilestvraiquelechoixdesoutilsconceptuelsn’estpasneutreetengagedéjàcertainsdesmodèlesinterprétatifsquenousprésenteronsplusloin.Àpremièrevue,«mondialisation»et«globalisation»apparaissentsynonymes.Lepartageserait

contingent, liéà l’histoireconcurrentedesdeux termesdans lesdeux languesquesont le françaisetl’anglais[6]. Selon Christian Grataloup, l’apparition du terme américain de globalization date de1959,dutermefrançaisde«mondialisation»de1964; ilsdésignenttousdeuxdesphénomènesquidépassentlescadresnationaletmacrorégional.Peuemployésjusqu’auxannées1980,ilsontconnuàpartir de cette décennie une diffusion spectaculaire dans l’espace public puis dans l’espaceacadémique.Armand Mattelart soulignepour sapartque lemotglobal et sesdérivés trouvent leuroriginedanslelangagemanagérial.«Strictosensu,laglobalisationnommeleprojetdeconstructiond’unespacehomogènedevalorisation, d’unification des normes de compétitivité et de rentabilité àl’échelle planétaire[7]. »Mais le terme a échappé à sa sphère de pertinence initiale (ou seconde,puisque le sens premier apparaît plus neutre) et, à l’instar du concept de « mondialisation » enfrançais,afinipardevenirenlangueanglaise«unparadigmemajeurdel’analysedesfonctionnementsduMonde»[8]danslesannées1990et2000.Dèslors,lesortduterme«globalisation»paraîtscellé:puisqu’ilexisteunéquivalentfrançaiset

quesonaccointanceaveclediscoursmanagériallerendidéologiquementsuspectauxyeuxdecertains,pourquoil’employer?Parcequ’ilestprobablementirremplaçable.Lamondialisationestunprocessusdetrèslonguedurée,quis’enclencheaveclemouvementd’hominisationdel’espaceterrestre.Elleaunehistoirequel’onpeutpériodiser,desétapes,despaliers,desseuils,desmomentsd’accélérationetd’autres de repli[9]. En ce sens, on ne peut que donner raison à l’anthropologue Jackie Assayaglorsqu’il réaffirme, contre les spécialistes à la vue courte, que la « mondialisation n’est pas unphénomènesocialrécent,pasplusqu’ellen’estréductibleàl’histoiredel’Occident.»[10]Maisdansd’autres textes, ilemploiele termede«globalisation»pourdésignercemêmeprocessusdelonguedurée. Il nous semblepréférablede réserver ce termeàune séquencehistoriqueplus courte et plusrécente,cellequimarquelafinduXXesiècleetl’époquequenousvivonsactuellement.Làseproduitun faisceaudemutationsdont aucunen’est absolumentdécisivemaisqui, toutes ensemble, semblentintroduireuneradicalenouveauté,particulièrementpourcequitoucheàlacultureentendueensonsenslepluslarge.

L’époquenouvelle

Ces mutations, quelles sont-elles ? D’abord, un double mouvement de culturalisation de lamarchandise et de marchandisation de la culture, un double mouvement bien décrit par GillesLipovetskyetJeanSerroy:d’uncôté,lamarchandiseintègredeplusenplusunedimensioncréativeetesthétique, l’artd’avant-garde lui-mêmen’estplusopposéouséparémais s’alignesur les règlesdumondemarchand ; de l’autre, le systèmede production et de consommation de richesses produit sa

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propre culture, un système de valeurs, de normes, de buts et demythes qui fonctionne comme uneculture globale, un consumérisme universel que ces auteurs nomment « hypermodernité »[11].L’universalisationdesnormespeutencores’entendred’uneautrefaçon:commelamiseenplaced’unsystème commun de références, de standards juridiques, techniques, linguistiques qui instaurent unespace commun d’interactions. L’existence même du système aérien international, par exemple,suppose des accords entre firmes et entreÉtats quant auxmatériels, aux horaires, auxmodalités decontrôle etc., des règles communes auxquelles doivent se plier tous ceux qui désirent y participer.GérardLeclercparled’un«tempsmondialunique»,d’une«humanitésynchrone»pourlapremièrefoisdansl’histoire[12].L’exempledutransportaérienpermetdeconsidéreruntroisièmeaspectdecesmutationsrelevantde

la globalisation culturelle. Il s’agit de la réduction des distances, ou plutôt du tempsmis pour lesparcourir.Unesortede«compressiondel’espace-temps»s’estproduitesousl’effetdesprogrèsdestechnologiesdetransport[13].Lamobilités’enesttrouvéefacilitéeetaprislesformesdemigrationsdetravailoud’untourismedemasse.Denombreuxtravauxontprispourobjetlesdiasporasetétudiéles«culturesvoyageuses»(JamesClifford[14])dontcesdiasporassontl’undessupports;l’idéede«communautéimaginée»aétéétendue,desnations,pourlesquellesBenedictAndersonavaitforgéleconcept, à tous les groupes qui se constituent autour de centres d’intérêt, en particulier lescommunautés de migrants qui gardent le contact avec le pays d’origine au moyen des outils decommunication modernes. Car, parallèlement aux progrès des transports de biens et de personnes,l’évolutiondestechnologiesdel’informationetdelacommunicationaabaissélecoûtdetransmissiondesmessages, enaaccru levolumeet lavitesse.Désormais, l’instantanéitédescommunicationsestuneréalitépartagéepardescentainesdemillionsd’individussurlaplanète.Lesmédiasélectroniquesontégalementpermislamiseenprésence,parl’image,l’écritetleson,depopulationsséparéespardesmilliersdekilomètres.Levolumedessignesetdessymbolesauxquelschaqueindividusetrouveexposé a explosé, l’obligeant à un incessant travail de décodage de l’information reçue mais luifournissant en même temps des ressources de sens inédites. La part croissante des médias, desindustriesculturellesoucréatives,des télécommunicationsdans lenouvelordredumondeaconduitManuelCastellsàparlerd’un«capitalismeinformationnel»etàdistinguerlanouvelle«économieglobale»del’économiemondialeclassiquemiseenplaceàl’époquemoderne(baséesur lesunitésterritorialesquidominaient l’âge industriel, enparticulier lesÉtats), avecunnouvelespacedessinépar les flux d’informations, de biens, de capitaux qui relient cités et continents[15]. Pour John Tomlinson, la globalisation est tout entière informée par l’intensification et l’accélération del’interconnexion, l’ensemble des flux communicationnels et des mobilités qui font du monded’aujourd’hui un ensemble bien plus interconnecté qu’il y a vingt ou trente ans[16]. Immédiateté,instantanéité de l’accès, virtualisation des contenus et dématérialisation des vecteurs mais aussiphénomènes de mobilité des personnes font que la culture apparaît de moins en moins liée à desdéterminationsgéographiques,àdescontrainteslocales.Cetteinterconnexionbranchedesindividusetdesterritoiresàuneéchelleinéditedansl’histoire.On

assiste à un étirement et à une complexification des chaînes d’interdépendance, accrus par lemouvement de déréglementation, de dérégulation qui a abaissé les barrières nationales depuis lesannées1980.Lamiseenréseaudulocalapparaîtcommel’undesaspectsdelaglobalisation[17]. Iln’estpasde lieu,aussi reculésoit-il sur laplanète,quisoitdésormaishorsdeportéedesdécisionsprisesdansleshypercentresnidesfluxculturelsetmédiatiquesquienémanent.Autreconséquencedecette interconnexion, autremanifestation de la globalisation culturelle : lemélange des cultures, le

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métissagedesgoûtsetdesvaleurs,l’hybridationdespatrimoinesetdesrépertoiresculturels.Lapizza,le sushi, le hamburger sont consommés partout sur la planète, uneworldmusicmixe les influencesvenuesdumondeentier,lamodedessinéeàParis,MilanouTokyo,fabriquéeenAfriqueduNordouenInde, est portée à NewYork et à Buenos-Aires…Cette globalisation est soutenue par des firmes,réguléepardesorganismes,utiliséepardesmafias, contestéepardesmouvements sociauxqui sontautant d’organisations transnationales aux stratégies globales. Là est un autre trait marquant : lamultiplication des institutions et des acteurs dont le champ d’exercice n’est plus la nation nimêmel’ensemblemacrorégionalmaisleglobe,etdontl’èthosestceluid’élites,demilitants,detravailleursoudecriminelscosmopolites[18].Cesagentsdelaglobalisationsontlesélémentsavancésd’uneprisedeconscienceplanétaire,d’un

sentiment de plus en plus répandu d’appartenance à unmonde unique aux parties interdépendantes.Cetteprisedeconsciencen’étaitautrefois le faitquedequelquespenseursadoptant lepointdevuecosmopolited’EmmanuelKant.Danslesannées1960,KostasAxelosestl’undespremiersàparlerde«penséeplanétaire » sous le signe (heideggerien) d’une critiquede la techno-science.Au-delà desgrandescivilisationsquisepartageaientlemonde,ilconstataitla«mondialisationdelaculture»etl’émergenced’une«super-civilisation»,d’unemodernitémondialequoiquecentréesurl’Occident,lepremiervéritableuniversalismequinesoitpasunempire[19].Qu’estd’autre,à lamêmeépoque, le«muséeimaginaire»deMalrauxsinonlerêveenfinréalisé,grâceauxtechniquesdereproductiondesœuvresd’art,dumuséeuniverseldescultures?Différents termesont été forgéspourdésignercetteconsciencenouvelle–nouvelleparsondegréd’extension–d’unecommunautédedestinentretousleshommes : « universalisme », « cosmopolitisme », « mondialité » ; ils ne sont pas exactementsynonymesetchacunmériteraitd’êtreexpliquéetcritiquémaisilsindiquentunedirectiond’ensemble,unchangementd’échelledu rapport à l’Autre,unedilatationde l’espacede référencepertinent, uneconsciencecroissantedelaconditionglobale[20].

Desconceptscontestés

Ceportraitdel’époquenouvelleesttrèsschématiqueetnousaffineronschacundecestraitsparlasuite.Telquel,iloffredéjàpriseàdiscussionetappelleuncertainnombredeprécisions.Lepremierensemble d’objections porte sur la nouveauté du phénomène que nous venons de décrire. Lamondialisation,nousl’avonsdit,estaussianciennequel’apparitiondel’hommesurlaterre;plusieurs« systèmes-mondes » se sont succédé dans l’histoire, centrés sur l’Eurasie au Moyen Âge, surl’Atlantiqueàl’époquemoderne;SergeGruzinskifaitdébuterlemouvementàl’époquedesgrandesdécouvertes[21] ; Suzanne Berger a parlé d’une « première mondialisation » pour caractériser lesannées 1870-1914 et Jackie Assayag comme Immanuel Wallerstein estiment eux aussi quel’intégrationdeséconomiesétaitalorspluspoussée,lesfluxmigratoiresplusmassifsqu’ilsnelesontaujourd’hui[22].Defait,c’estàcetteépoquecompriseentrelemilieuduXIXesiècleetlaPremièreGuerremondiale

quelesÉtatss’entendentpoursynchroniserleshorlogesdumonde(laconférencedeWashingtonétabliten 1884 le méridien de Greenwich comme référence mondiale), que de grandes organisationsinternationales voient le jour (la Croix-Rouge est fondée en 1863, la première Internationale destravailleurs, l’année suivante), que le télégraphe et les câbles sous-marins mais aussi les grandspaquebots et les lignes de chemin de fer relient entre elles les différentes parties du globe, quecinquantemillionsd’EuropéensémigrentenAmériqueduNord.Oui,maiscemouvementtoucheavant

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toutleséconomieseuropéenneset,dansunemoindremesure,leurscoloniesetanciennescolonies.Parailleurs, la vitesse et le volumedes échanges ne peuvent se comparer à ceuxque nous connaissonsaujourd’hui.Laglobalisationestmarquéeparl’accélération,l’intensification,l’intégrationdetouslesespaces et de tous lesniveauxd’activité. Il n’y aplusd’en-dehors, plusd’extériorité possible à cemouvementd’ensemblecommelesoulignait,dèslesannées1950,aulendemaind’unesecondeguerre«mondiale»,lephilosopheKarlJaspers.Mais cette globalisation est-elle vraiment globale, c’est-à-dire universelle ? Touche-t-elle

également toutes les régions du globe, tous les individus sur la planète ? On peut légitimement endouter. Pour certains analystes, la globalisation n’est qu’une ruse de la raison impérialiste etcapitaliste,une«mythologie»ouune«idéologie»visantàcamouflerl’instaurationoul’aggravationde rapports inégalitaires qui suivent les grandes lignes de fracture de la division internationale dutravail. Immanuel Wallerstein parle ainsi de « l’ascension fulgurante du néolibéralisme et de laprétendue globalisation »[23]. De nombreux travaux insistent sur le creusement des inégalités, lesphénomènesd’hégémonie etdedominationculturelles ; d’autres insistent sur lapersistancevoire laproductiondedifférencesenréponseàunevisiontrophomogénéisatricedelaglobalisationculturelle.Commel’écritJohnTomlinson,lacultureglobalisesansproduireunecultureglobale;iln’existepasde culture véritablement universelle, de même qu’il ne saurait y avoir de gouvernance mondialeunifiée[24]. Pour cette raison, Armand Mattelart préfère utiliser l’image de l’archipel à celle duvillage global chère à Marshall McLuhan pour rendre compte des déséquilibres existant dans laproduction, la diffusion et la consommation de produits médiatiques. Son choix de parler de« communication-monde » plutôt que de « communication mondiale » ou « globale » renvoie àl’économie-monde et aux systèmes-mondes de Braudel et de Wallerstein qui soulignent eux aussil’existence de hiérarchies, de relations dissymétriques entre les éléments du système[25]. Pour lamême raison, nous emploierons l’expression de « culture-monde » déjà utilisé par l’historien Jean-François Sirinelli ou le sociologue Gilles Lipovetsky de préférence à « culture mondiale » ou« globale », qui postulent l’existence d’une uniformisation que les études empiriques n’attestentpas[26].Lavariétéindividuelle, locale,régionale,nationale,macrorégionaledesexpressions«de»etdes

réactionsà laglobalisationplaidentpour l’adoptiond’uncadred’analysequipermettedepenser lapluralité des situations et d’échapper aux « grands récits » de la mondialisation/globalisation.Contrairementàunevisionunpeuabstraitedelaglobalisationattentiveauxseulsfluxetàleurseffets déterritorialisants, les lieux gardent de leur importance. Certes, le moment présent voit lebranchement généralisé de toutes les formes de localité, la relativisation des contraintesgéographiques, la remise en cause du fondement spatial des identités, mais le local reste l’espaced’expérience fondamental de l’humanité. Mieux, certaines logiques spatiales se renforcent, commecelles qui voient la concentration des fonctions de commandement, y compris culturelles, dans ces« villes globales » décrites notamment par Saskia Sassen[27].De lamême façon, s’il importe desortirducadrenationaletdepasser,commeChristianGrataloupetRolandRobertsonchacundeleurcôténousyinvitent,del’internationalaumondialouauglobal(c’est-à-dired’uneanalyseentermesderapportsentreÉtats-nationsàuneanalysequiprenneencomptelesphénomènesquilestraversentoules englobent), l’État-nation et le système international demeurent des acteurs majeurs de la vieculturelle[28].Ilyarelativisation,recompositiondurôlemaispasdisparitiondesacteursnationaux,nousyreviendronsdanscechapitreetplusencoredanslechapitre10.Cequeladescriptiondelaglobalisationculturelleetcesobjectionsoucesnuancesdonnentàvoir,

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c’est,d’unepart, la tensionentredesprocessusd’uniformisationoud’homogénéisationbien réelsetdesprocessusdefragmentationetdedifférenciationquinelesontpasmoinscarilsnedoiventpasêtrepensésdemanièreexclusivelesunsdesautresmaisensemble,tantilestvraique«singulier/universeln’estpasuncoupledecontrairesmaisunecomplémentaritédepointsdevue»[29];d’autrepart,desdifférencesvoiredesoppositionsd’interprétationquirelèventdel’idiosyncrasiedechaqueauteuroudescourantsd’analysedanslesquelsils’inscrit.Au-delàdugrandpartageentreceuxquicroientàlaglobalisationetceuxquin’ycroientpas,entreles«globalistes»etles«sceptiques»(lespremiersétant souvent accusés par les seconds de justifier le néolibéralisme), des divergences et desconvergencesexistentetdéfinissentdesmodèlesd’intelligibilitédel’évolutionencours.

Commentcomprendrelaglobalisationculturelleetlaculture-monde?

Unepremièremanièrededistinguerentrelesdifférentesapprochesdelaglobalisationculturelleest,précisément,cellequenousvenonsd’employer:lamanièreduale.L’ensembledescontributionssurcesujetsedistribueraitentre,d’uncôté,ceuxquipensentquelesdébatssurlaglobalisationnesontquelefaux nez de l’idéologie néo-libérale et la globalisation elle-même l’expression d’un impérialismeéconomiques’accompagnantd’unehégémonieculturelle,etceuxpourquiceconcepttentedesaisirlestransformations planétaires et/ou pour qui ce mouvement de fond favorise les échanges culturelsinternationauxet l’hybridationdes cultures.D’autres auteursopposent ceuxpourquionassiste àunchoc des cultures et ceux qui discernent plutôt une créolisation du monde ; ou ceux qui observentl’uniformisation du monde et ceux qui mettent l’accent sur l’affrontement des différences. On peutencoreopposerlalecture«libérale»quivoitdanslamondialisationlafinprochainedel’histoireetlavictoiredesonmodèledesociété,etlalecture«radicale»quiannonceégalementlafindumondemais dans une perspective apocalyptique, appelant à lutter contre l’ordre capitaliste. L’oppositionbinaire a ceci d’avantageux pour celui qui la manie qu’elle lui permet de proposer une positionmédiane en renvoyant dos à dos les extrêmes. Mais elle laisse de côté beaucoup d’autres voiesd’interprétationdelaglobalisationculturelle.D’autres descriptions sont plutôt ternaires. Elles distinguent entre un modèle qui insiste sur le

mouvement d’homogénéisation, de convergence culturelle, le plus souvent sous la forme del’occidentalisationoudel’américanisationdumonde,undeuxièmequimetaucontrairel’accentsurlapolarisation,ladifférenciation,lafragmentationculturelle(opposantsouventl’OccidentàsesAutres)tandisqu’untroisièmemodèleestceluidel’hybridation,del’enchevêtrementdesrépertoiresculturels.Autrementdit,les«globalistes»ou«globalisateurs»s’opposentaux«sceptiques»quis’opposentaux«transformationnalistes»[30].Maiscertainsdescourantsinterprétatifs,parexemplelathéoriedel’impérialismeculturel (qui à la fois souligne la domination culturelle américaine et insiste sur lesrésistancesquiluisontopposées)neselaissentrangerdansaucunedecescatégories.Onpeutcomplexifierencoreleschémaetdistinguerquatreparadigmes,quatremodèlesthéoriques.

Il y aurait d’abord la thèse de l’impérialisme culturel, puis celle de la globalisation par les fluxculturelsetmédiatiques,lathéoriedelaréception,enfinlemodèledesstratégieslocales,nationalesetmacrorégionales[31].Unevariantedecetteéquationàquatreinconnuesdistingueelleaussilathéoriede la globalisation comme idéologie du capitalisme, mais pour lui opposer le point de vueinstitutionnalistedécrivantlaglobalisationcommeontologiedelasociété-monde(unangled’approcheliéàdestravauxsurlessystèmeséducatifspuissurlerôledesÉtatsdanslaconstitutiondelaculture-

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monde),lesétudesdéfinissantlaculture-mondecommedéfinitiondelaconditionglobale,enfincellesqui lavoientavant toutcommeorganisationde ladiversité[32].Cesschémas,quoiquepassablementembrouillés, sont déjà plus satisfaisants pour l’esprit en ce qu’ils rendent davantage justice que lespremiers à la complexité du réel comme à celle des interprétations qui tentent d’en rendre compte.Mais ilsassocientdes théoriesquinesesituentpasexactementaumêmeniveau,n’ontpas lemêmedegré de généralité ni lamême visée explicative. Les quatremodèles interprétatifs que nous avonsretenuspourrendrecomptedelaglobalisationculturelle(processus)etdelaculture-monde(état)sontlessuivants:lathéoriedelaconvergence;celledesmodernitésmultiplesetdel’hybridation;celledel’impérialisme;celledelafragmentation.

Quatreparadigmespourcomprendrelaglobalisationculturelleetlaculture-monde

Lathéoriedelaconvergenceculturelle

«Lesdifférencesduesàlaculture,auxnormes,auxstructures,sontdesvestigesdupassé.(…)Laconvergence, tendance de toute chose à devenir comme les autres, pousse le marché vers unecommunauté globale. (…) De plus en plus, partout, les désirs et les comportements des individustendent à évoluer de lamême façon, qu’on parle deCoca-Cola, demicroprocesseurs, de jeans, defilms,depizzas,deproduitsdebeautéoudemachinesàfraiser[33].»Cepointdevue,quidatede1983,estceluidudirecteurdel’époquedelaHarvardBusinessSchool,parailleursconsultantauprèsd’une société publicitaire britannique ; la convergence qu’il décrit ici est celle des habitudes deconsommationsousl’effetd’unesortedeloinaturellepluspostuléequedémontréemaisdontArmandMattelartarappelécequ’elledoitàl’actiondesgrandesentreprisesdecommunication,marketingetpublicité au XXe siècle. D’autres analystes ont beaucoup écrit, au début des années 1990, surl’émergenced’uneéconomieglobaleintégréeenmettantl’accentsurl’ouverturedesmarchés,lerôledesfirmestransnationalesetledépassementdesfrontièresnationales.Cette convergence prend généralement la forme, sous leur plume, d’un alignement sur lemodèle

occidentaldesociétéet,plusprécisémentencore,sur lemodèledesÉtats-Unis,présentéscommelemoteurdel’unificationdumonde.Àlafindesannées1960,ZbigniewBrzezinskinotequ’unesociétéglobaleestentraindenaîtresousl’effetdela«révolutiontechnotronique»etquelesÉtats-Unisensontlesleaders.LemodedeviedesAméricainsestenpassededevenirmondial,ilestun«modèleglobal de modernité », les États-Unis eux-mêmes étant qualifiés de « première société globale del’histoire. »[34] Contrairement aux empires de l’histoire, l’influence américaine adopte les voiesessentiellement pacifiques de l’exportation de ses produits culturels etmédiatiques ; ses films, sesséries télévisées, samusiquevéhiculent sonmodedevie et ses valeurs et gagnent les peuples à sacauseplussûrementquelapolitiquedelacanonnière.C’estlemêmeraisonnementqu’emploieunautreuniversitaireaméricain,JosephNye,vingtansplustard,parlantdusoftpower,du«pouvoirdoux»qui est aussi un pouvoir de séduction, sinon de conviction[35]. Au début des années 2000, PeterBergeretSamuel Huntington,quoique reconnaissant l’existencede«beaucoupdeglobalisations»(manyglobalizations)etdéfendant,pour le secondaumoins,unevisions’apparentantdavantageaumodèledela«fragmentationculturelle»,estimenteuxaussiqu’«ilyabeletbienunecultureglobaleenvoied’émergenceet[qu’]elleessentiellementaméricainedanssoncontenuetsonorigine»[36].

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Les vecteurs et lesmanifestations principales de cette culture globale sont, selon ces auteurs, ladominationdel’anglais,laformationd’unréseauentrepreneurialplanétaireetd’élitespasséesparlesmêmes universités, l’idéologie de la santé et de la vie saine véhiculée par les organisationsphilanthropiques,laculturepopulaireetlesindustriesculturelles,lesmarquesdevêtementsdesport,enfindesmouvementsreligieuxetassociatifscommelepentecôtismeetl’évangélismeaméricainsquiontessaimépartoutsurlaplanète.Lesreprésentationsdelaviebonnediffuséesparcesdiverscanauxmettent en avant l’individu libre et épanoui dans une société ouverte et récompensant le méritepersonnel. On pourrait y ajouter l’uniformisation des centres commerciaux et de certains sitestouristiques,laconsommationdeproduitsalimentairesstandardisés(alimentantenretourlacritiqueoulacraintede la«macdonaldisation»etde la«coca-colonisation»dumonde), lesuccèsdefirmesliéesàl’essordel’informatiquepersonnelletellesqueMicrosoft,AppleouFacebookdontleslogossontdevenusdesicônesplanétaires.Danscetteperspective,onpeuteffectivementsuivreBergeretHuntingtonlorsqu’ilsaffirmentque

«lanouvellecultureglobaleestenaffinitéavecleprocessusdemodernisation[etque]dansbeaucoupd’endroitsdumonde,lesdeuxcoïncident»,laglobalisationàl’américainen’étant,aufond,«quelacontinuation,sousuneformeaccéléréeetintensifiée,delamodernisation»[37].Onpourraitaussidireque la théorie de la convergence prolonge celles de lamodernisation et du développement qui ontdominélaréflexioninternationaledanslesannées1950et1960(voirchapitres6et7).C’esten1949qu’apparaît lanotiondedéveloppement[38].Ellene se comprendquedans le couplequ’elle formeavec son contraire, le « sous-développement ». Dans le contexte de la guerre froide, il s’agit defavoriserleprogrèséconomiqueetsocialdesrégionsetpays«sous-développés»afindelesattirerdansl’orbiteoccidentale.Ceprogrèspasseparla«modernisation»decessociétés,c’est-à-direparla rupture opérée avec les « traditions » qui freinent leur essor. « Développement » et« modernisation » s’inscrivent dans un schéma de pensée évolutionniste qui définit le changementsocialcommelepassagelinéaireetorientéenvaleur(du«mauvais»versle«bon»)entrelasociététraditionnelle et la société moderne. Pour accéder au mode de vie occidental, présenté commel’aboutissementdel’évolutionhistoriqueetunidéalàatteindrepourtouteslessociétés,ilfautpasserparuncertainnombred’étapes,toutesidentiques,ets’affranchirdel’attachementàdesvaleursetdescoutumes jugées rétrogrades. Les médias jouent un rôle essentiel en promouvant des modèles decomportementquelespopulationssontinvitéesàimiter.Ledéveloppementdoitàsontourproduiredesstructuressociales,politiquesetculturellesuniformespar-delàladiversitédessociétés.Àbien des égards, ce schéma est la version occidentale et américaine du schémamarxiste de la

successiondesmodesdeproduction,etla«révolutiondesespérancescroissantes»doitrépondreauxespérancesrévolutionnairesmaniéespar l’ennemisoviétique[39].Dans l’unet l’autrecas, laculturetraditionnelleestconsidéréecommeunobstacleàvaincrepourconduirelessociétéssurlechemindubien-êtreetnombred’intellectuelsetdirigeantspolitiquesdesex-coloniess’engagentsurlechemindel’« émancipation » dans sa version libérale ou socialiste. L’UNESCO elle-même prend ce schémaévolutionnisteàsoncompteparcequ’ilcorrespondàl’idéologiedelaconvergencedessociétésquidominecetteenceinteinternationaleàcetteépoque,soucieusedemettreenvaleurcequiunifieplutôtquecequidiviselesnations.DessociologuescommeWilburSchramm,DanielLerner,IthieldeSolaPool, tous experts et consultants auprès de l’UNESCO, défendent cette conception qui dominera lapensée de l’organisation jusqu’aux années 1970, époque à partir de laquelle, devant les échecsrencontrésparlespolitiquesquis’enétaientinspirées,elleseraremiséeauprofitd’uneapprocheplusrespectueuse de la diversité, réhabilitant les cultures particulières et les voies spécifiques du

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développement[40].Cettethéorie,remarqueàjustetitreFrancisFukuyamapours’endémarquer,estl’unedesdernières

philosophies de l’histoire duXXe siècle.Mais cet auteur ne semble pas s’en être vraiment éloignéquand il estime, dans les années 1990, que la démocratie libérale a désormais vaincu tous sesadversaires idéologiques, qu’elle est le seul modèle potentiellement universel et que « nous nesaurionsnousfigurerunmondequiseraitessentiellementdifférentdumondeprésent [dominéparcemodèle] et enmême tempsmeilleur. »[41] La « fin de l’histoire » n’est pas la fin des événementshistoriquesmais plutôt la fin des croyances en desmodèles de société alternatifs à celui qui s’estdiffusédans lemondeentieràpartirde l’aireoccidentale,etdont les fondementssont,dans l’ordrepolitique, la liberté individuelle et la souveraineté populaire, dans l’ordre économique la propriétéprivée et les lois dumarché. Pour cet universitaire qui fut, comme le rappelle Armand Mattelart,conseillerauprèsdudépartementd’Étataméricain,ladiffusiondelaculturedemasseaméricaineestl’une des manifestations les plus tangibles de l’homogénéisation du monde sous l’égide des États-Unis ; « l’expansion de la global democratic marketplace devient synonyme de l’ouverture auxlibertéscivilesetpolitiques.»[42]La congruence entre américanisation, modernisation et acculturation a été bien analysée par

l’historien Ludovic Tournès dans son livre sur les fondations et la philanthropie américaines[43].Selon lui, lorsque les historiens américains commencent à travailler sur les processusd’américanisation du monde à partir des années 1980, ils utilisent la grille de lecture forgée parl’anthropologieculturalistedesannées1940dominéeparleparadigmedel’acculturation:unecultureémettriceetdominantetransmetsesvaleurs,sescodes,sesnormes,sesproductionssymboliquesàunesociétéréceptriceetdominéequilesaccepte,lesrefuse,lesinterprète,s’yadapteetensorttoujourstransformée, alors que l’inverse n’est pas vrai. C’est une perspective à la fois diffusionniste etbilatérale, constituant les États-Unis en émetteur imperméable aux apports extérieurs, n’envisageantpasouguèrelesallers-retours,lescirculations,lesrelationsmultilatérales.Ainsil’AméricainRichardF. Kuisel[44] analyse-t-il différentes formesde la présence américaine enFrance après 1945 et la« réponse française à l’Amérique »[45], réponse qui prend des formes diverses selon les secteursconsidérés, entre « résistance, imitation sélective, adaptation et acceptation »[46]. La mêmeperspectiveestdéveloppée,àl’échelleeuropéenne,dansdesétudesrécentes:c’estlecasduNotLikeUS de Richard Pells, qui étudie la « réponse » des Européens à la « culture américaine » et leprocessusde« résistance et demodification»qui a lieu enEurope[47] ; c’est le cas aussi deTheAmericanization of Europe, ouvrage collectif dirigé par l’historien des relations internationalesAlexander Stephan, quimène une étude comparée dans onze pays européens de « l’influence de laculture américaine en Europe, [de] la réception, [de] l’hybridation des importations culturellesaméricaines et [de] l’antiaméricanisme »[48]. Au terme de ces interprétations où « la culture »américaine et « la culture » européenne sont analysées comme des entités globales, les historiensaméricains arrivent tous à la conclusion que les Européens n’ont pas été submergés par lesimportations culturelles américaines et ont développé quasi systématiquement des phénomènesd’appropriationsélectiveetderéinterprétation(voirchapitre7)[49].Par ailleurs, dans les années1980à2000, certainspartisansde la théoriede la convergenceont

évoluéverslareconnaissancedel’existencedeplusieursmodernitéssedégageantdelatradition(quirestecependantperçuecommeunpointdedépart identiquepour toutes lessociétésdans l’œuvredeSchmuelEisenstadt[50])tandisqu’unauteurcommeSamuelHuntington,connupoursesthèsessurlafragmentationculturelle,parleluiausside«nombreusesmondialisations»(mêmesilamondialisation

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sousbannièreaméricainerestelaréférencecentrale)[51].

Lesmodernitésmultiplesoualternatives:PostcolonialetSubalternStudiesetthéoriedel’hybridation

Faceàunevisiondelamodernitéoccidentalecommevoieunique(ou,aumieux,duale,libéraleousocialiste)dedéveloppementdessociétés,d’autresthéoriciensmettentenavantl’idéedemodernitésmultiplesoud’unemodernitéalternative.Laprétentiondumodèleoccidentalàl’universalitésetrouveremise en cause au profit de modèles nationaux ou supranationaux singuliers. « L’idée d’uneprolifération de situations ou de conditions modernes conteste la mythologie d’une mondialisationselon laquelle le monde serait en passe de devenir un ; l’histoire du monde est une reconstitutionpériodique d’une multiplicité de programmes sociaux et culturels mis à l’œuvre sur des espacesinteractifs et en voie de différenciation. Finalement, les analyses à la fois sociologiques,anthropologiques et historiques contredisent l’idée dominante selon laquelle la modernité serait leproduitduseulmondeoccidental,qu’ilsoiteuropéenouétats-unien[52].»Plusieurscourantspeuvent iciêtredistingués.Lepremierestceluidesétudespostcolonialesdont

Georges Balandier rappelaitqu’iln’étaitpasnéavecEdwardSaïdet lesannées1980,mêmesicedernier a beaucoup fait pour sa diffusion et que les Postcolonial Studies, comme ensembled’enseignements, de recherches et de revues autour du fait colonial et de son héritage se sontconstituées en domaine de spécialité dans les universités anglophones à cette époque[53]. Cetensemble est lui-même assez disparatemais se retrouve sur quelques thèmes communs, lamise enévidence et la dénonciation des formes occidentales de la domination, le thème de la duplicité dumessage civilisateur et la déconstruction de l’universalisme européen, la critique des catégoriesanalytiquessurlesquellessefondecettedominationdansunelogique,empruntéeàMichelFoucault,de savoir/pouvoir, l’attention portée aux images, aux représentations, aux stratégies discursives, lavalorisation des formes locales de résistance. Les références aux philosophes françaispoststructuralistes,regroupésunpeuhâtivementdansuneFrenchTheory, sontnombreuses,demêmequelesproximitésaveccertainsauteursdesCulturalStudies,parexempleStuart Hall[54].Commeces dernières, c’est d’abord dans le champ des études littéraires qu’apparaissent les étudespostcoloniales,avecdesouvragescommeTheEmpirewritesbackdeBillAshcroft,GarethGriffithset Helen Tiffin[55], L’Orientalisme d’Edward Saïd[56] ou encore The Invention of Africa, deValentin-YvesMudimbe[57].Untriplemouvementsefaitjour:derelecturedesœuvreseuropéennespourydébusquerlesprésupposésracistesetethnocentriques;dereconnaissancedel’apportlittéraired’auteurs issus desmondes périphériques ; d’interrogation sur la possibilité d’une langue ou d’unepenséepropreauxpeuplesanciennementcolonisés.Celles-ci peuvent-elles être autre chose que métissées ? Frantz Fanon le pensait, qui voulait

«nettoyer»lesculturesindigènesdesélémentsoccidentaux,etcertainsthéoriciensdel’afrocentrismeoudes«valeursasiatiques»sontégalementdanscettelogique.Maislaplupartdespenseursrattachésauxétudespostcolonialesrejettentl’idéed’uneidentitéfixeetessentialisée,d’uneculturepure(ment)autochtone;ilsinsistentsurlanécessitéd’unedoubledésacralisation,dudiscourscolonial,d’unepart,mais aussi du discours anticolonial, qui conduit certains groupes à bannir le concept même demodernitésousprétextequ’ilfututiliséàdemauvaisesfinsparl’Occident.Au lieudepenser les cultures commeétanches, isolées lesunespar rapport auxautres, engagées

dansdesrapportsdeconflictualitéfrontale,lesauteursquiutilisentleparadigmedel’hybridationouses quasi-équivalents (branchement, créolisation, métissage, syncrétisme) tentent de penser des

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sociétés en interrelation constante et ancienne.Au lieu de l’image de lamosaïque, qui suppose deséléments statiques et juxtaposés, il faudrait plutôt ici évoquer l’art de la peinture, où les couleursprimaires s’associent pour produire des teintes nouvelles[58]. Ces auteurs mettent l’accent sur lesphénomènesd’appropriation,deréinterprétation,detraductiond’élémentsculturelsquicirculentd’unesociétéàuneautre.JanNederveenPieterse,l’undesprincipauxthéoriciensdececourant,considèreque nous assistons à un accroissement de la diversité à travers un processus d’hybridation définicommelafaçondontdesformesetdespratiquesserecombinent;desmodesd’organisationnouveauxsontdisponiblesennombrecroissant,desformestrans,inter,macro-régionales,l’hybridationpouvantêtreobservéeàchacundesniveauxd’organisation.L’augmentationdumulticulturalisme(lesmultiplesidentitésethniquesetculturellesdansunemêmesociété)résultedelaglobalisation,Pieterseobservantdes phénomènes d’interculturalisme dans lequel les individus eux-mêmes ont demultiples identitésplusoumoinsaffirméesselonlescontextes[59].Unautre théoriciendel’hybriditédont les thèsessont trèsprésentesdans ledébatacadémiqueest

Arjun Appadurai.Danssesécrits,notammentAprès lecolonialisme[60], ildécrit la transformationconcrète des subjectivités quotidiennes par l’utilisation des médias électroniques et une économieculturelle globalemarquée par la « disjonction » entre territoire, nationalité, citoyenneté et culture.Opposé àunevision en termesd’acculturation forcée et à sensunique sous l’effet d’unehégémonieculturelle,ilmontredescirculationsmultidirectionnellesd’hommesetd’idées;commecelledeJamesClifford,lapenséed’Appaduraiestunepenséedumouvement,dudéplacement,duvoyage.Faceauxthéoriesquiessentialisent lacultureet l’identité, il insiste sur leurcaractèremouvantet relatif.CestraitssontanciensmaisAppaduraiestimequeleprocessusdemondialisationaprisuntournantdansles années 1980, qui s’apparente à une rupture en raison de l’ampleur nouvelle des phénomènesd’interconnexion médiatique et de déplacements de population. Le champ médiatique s’est trouvébouleversé par l’usage des moyens électroniques de diffusion (cinéma, télévision, ordinateurs,téléphone)quiontchangélafaçondontlesgensperçoiventetseperçoivent;cesmoyensontpermisunessor sans précédent du travail de l’imaginaire dans la création des subjectivités, particulièrementcellesdesmigrantsquiutilisent cesmoyenspourgarderun lienavec leur terrenatale et constituentainsides«paysagesmentaux»originaux,mixtesdelacultured’origineetdecellerencontréedanslepaysd’accueil.«Nousassistonsàlarencontreentrelemouvementdesimagesetdestéléspectateursdéterritorialisés,c’est-à-direàlaconstitutiondediasporasdepublicsenfermésdansleurpetitebulle–autantdephénomènesqui renversent les théories fondéessur laprééminencede l’État-nation,définicommel’arbitresuprêmedeschangementssociauxdécisifs.»[61]LapenséediasporiqueestégalementtrèsprésentechezdespenseurscommePaulGilroyouHomi

Bhabha.Lepremier,auteurnotammentdeL’Atlantiquenoir[62],fondel’idéede«consciencenoire»surlesexpérienceshistoriquesdel’esclavage,duracismeetdel’oppressionmaisaussisurlesouvenirdes luttesetdes résistancesqui leurontétéopposéespar lespopulationsassujetties.L’«Atlantiquenoir»estcetteculturedissonante,diasporiqueettransocéaniquenéedelatransplantationforcéedespopulationsafricaines.Toutendénonçantlacollusionentrediscoursetraison,idéologieduprogrèsetthéorieraciale,ilrefuselaconceptionbinairedumondeopposantdesidentitésfigéesetmetl’accentsurlemouvement,ledéplacement,plusquesurleterritoireetl’enracinement,sur«lesroutesplusquesurlesroots[racines]»[63].D’unemanièreunpeudifférented’Appadurai,ilmetégalementencausela souverainetémoderne identifiée à l’État-nation et le rôle du colonialisme dans la constitution decette souveraineté.De lamême façon,Homi Bhabha insiste sur les capacités transgressives d’uneculture de la déterritorialisation échappant aux logiques nationales étatiques, « les passages

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interstitielsentre les identificationsfixes».Remettantencause lesconceptsdeculturenationale,detransmission consensuelle des traditions historiques, de communautés organiques ou homogènes, ilpromeut un nouvel internationalisme fondé sur les migrants, qui relèvent selon lui de la«DissemiNation»,faisantéchoàEdwardSaïdàproposdesidentitéssansdomicilefixe,décentrées,exiliques[64].Ce phénomène de déterritorialisation et le rôle qu’y jouent les flux médiatiques apparaissent

centrauxdanslathéoriedel’hybridation.«Cequidéfinitlemondecontemporain,c’estlacirculation,bienplusquelesstructureset lesorganisationsstables»,écritainsiMarcAbelès,quicommente(etapprouve) Appadurai. « En témoignent les déplacements de population mais aussi l’extraordinairedéveloppementdelacommunicationdemasse,aveclesimagesquitransitentd’unboutàl’autredelaplanète. D’un point de vue anthropologique, on pourrait définir la globalisation comme uneaccélérationdesfluxdecapitaux,d’êtreshumains,demarchandises,d’imagesetd’idées.»[65]John Tomlinson utilise lui aussi le concept de déterritorialisation, en soulignant combien les nouvellestechnologies de communication et la globalisation en général érodent la signification attachée à lalocalisationgéographique.«L’affaiblissementdeslienstraditionnelsentrel’expérienceculturelleetleterritoiregéographiqueestl’effetdelaglobalisationculturellequialaplusgrandeportée.»[66]PourBhabha,cependant, il importededistinguerdeuxsortesdecosmopolitismes : l’un,global, relevantdesthéoriesdelamodernisationàl’occidentalequiignorelargementlamisèreduplusgrandnombreet les minorités au sein des États nationaux ; l’autre, « vernaculaire », mesurant le progrès global«dansuneperspectiveminoritaire»[67].C’est cette«perspectiveminoritaire»oucepointdevued’enbasqueprivilégie le courantdes

étudessubalternesdontBhabhaestl’undesreprésentants,avecd’autresauteurssouventissusdusous-continent indien, tels Ramaswani Harindranath, Dipesh Chakrabarty ou Gayatri Spivak[68]. Làencore,dansuneperspectivesouventmilitantemaisd’unefaçonplushistorienne,ils’agitderedonnervie et voix à ceux que l’Occident colonisateur a privés de parole, les « subalternes » (un termeemprunté à Antonio Gramsci), en contestant les cadres analytiques européens et en relisant lestrajectoires desÉtats non occidentaux comme autant demodernités alternatives. Influencés d’abord,pournombred’entreeux,par lapenséemarxiste, ils s’ensontprogressivementéloignésaprèsavoirconstatéladifficultéàpenserlemouvementpropredeleursociétéàtraverslescatégoriesmarxistes,situées(enEurope)etdatées(duXIXesiècle).«Lapenséeeuropéenneestàlafoisindispensableetinadéquatepourpenser les expériencesdemodernitépolitiquedans lesnationsnonoccidentales, etprovincialiser l’Europeconsisteàexaminercommentcettepensée–quiestmaintenant l’héritagedetousetnousaffectetous–peutêtrerenouveléedepuisetpourlesmarges.»[69]Àtraversleconceptd’agency,quienglobetoutàlafoisun«domaineautonome»del’actionpolitique,une«consciencede soi »non contrôléepar les élites bourgeoisesnationalistes occidentalisées, et une« capacité dupeuple à agir », ils s’efforcent de déconstruire l’histoire officielle de l’Inde, de lutter contre lesstéréotypesoccidentauxsurleurpaysmaisaussidedéracinerl’idéeintérioriséeparlesdominésd’unesupériorité occidentale, autre nomde la ruse de la raisonoccidentale qui continue,même après lesindépendances, à modeler les discours et les représentations des non occidentaux. La difficulté,relevéenotammentparChakrabarty,estque,silesintellectuelsnonoccidentauxsesententobligésdepasserparlescatégoriesetthéoriesoccidentalespourpenserleurpropresituation,l’inversen’estpasvrai,générantunesituationd’«ignoranceasymétrique».Quelaplupartdecesauteurssoientpassésparlesuniversitésnord-américaines,oùcertainsd’entre

euxoccupentdespositionséminentes,expliquesansdoute l’importanceaccordéedans leursœuvres

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aux pensées de l’entre-deux, aux identités à traits d’union. Intellectuels expatriés, transnationaux,hybridesdesSubalternetPostcolonialStudiess’inspirentdeleurparcourspersonneletprofessionnelpour dessiner les contours d’une modernité alternative. Un peu trop, au gré de certains lecteurscritiquesdecettelittérature,quileurreprochentdereconduireunevuedesurplomb,maiscettefoisdel’avionoùprennentplacecesjet-settersdel’universitéglobale,toujoursentredeuxcolloquesetdeuxcontinents.L’histoire«parenbas»estsouventécrite«d’enhaut»pardesintellectuelsquin’ontquepeu à voir avec les subalternes dont ils parlent. À cette première accusation d’ordre éthique oupolitique s’en ajoutent d’autres, plus scientifiques. Le sociologue Jonathan Friedman parle d’une« vulgate transnationale », d’une conception abstraite de la culture, d’une vision anhistorique etdécontextualiséedesphénomènesdiasporiques,unevisionquiignorelaréalitédesinégalitéscreuséesparlaglobalisationéconomique,auprofitd’unevisionmagnifiéedudéplacementetdel’hybridité[70].L’historienFrederickCooperfustigequantàluile«conformismed’avant-garde»quiasaisi,sinonlesfiguresdeprouedesétudespostcoloniales,dumoinsleursépigones,évoquantlerisquedescléroseparimitationserviled’unenormeépistémologique,uneinterdisciplinaritésansrigueur,unevision,làencore,anhistoriquedel’histoire(récitschoisis,héritagesparcellaires,visionrétrospective)[71].L’uncommel’autreaccusentlesauteurspostcoloniauxdedélaisserleterrainpourdesétudesdediscours,de débouchersur un radicalisme rhétorique, éloigné des luttes sociales et politiques, mais aussi derecréer les conditions d’un essentialisme culturel, même s’il est inversé par rapport à celui descolonisateurs[72].OnretrouvecetypedecritiquechezunsociologuecommeArmandMattelartouunanthropologue

comme Jackie Assayag, qui soulignent la sophistication conceptuelle de la théorie de l’hybridationdéterritorialisantemais aussi sa faiblesse empirique.Lepremier estimeque,« si l’intérêtporté auxentrelacsdesmédiations,desnégociationsetdeshybridationsapermisderompreavec lesschémasdichotomistesdesrelationsdepouvoir, ilaaussipermisdemimerlacontestationenesquivant toutecritiquequis’enprendauxcausesstructurellesdesgrandsdéséquilibresdumonde.»[73]L’attentionnouvelle – et bienvenue– à l’appropriationdifférenciéenedoit pasmasquer le caractère inégal del’échange, les enjeux culturels faire oublier l’exploitation économique, ni « postcolonial » êtreemployéenlieuetplacedetermesplusdirectementpolitiquestelque«impérialisme».Desoncôté,Assayagreconnaîtluiaussil’intérêtd’unethéoriequis’efforcedepenserensembledeuxaspectsquines’excluent pas mais que l’analyse courante tend à séparer ou à opposer : d’une part, la visibiliténouvelle des identités, la multiplication des barrières érigées par les États-nations et les logiquességrégatives ; d’autre part, le développement des identités syncrétiques ou créolisées, desacculturations et des culturalismes transnationaux, notamment à travers la diversité des diasporas etdes cités mondes. Mais l’anthropologue souligne que la majorité de la population mondiale resteattachéeàunterritoireetauxidentitésdontilestlesupport.Toutel’humanitén’estpasengagéedanscemouvementperpétueldécritparAppaduraietlespenseursquis’inscrivent,commelui,danslecourantpostmoderniste et postcolonial ; les emprunts ponctuels ne remettent pas en cause le rapportfondamentaldesindividusàunecultured’origine,auxcadresquotidiensdel’expérience.Eninsistantàl’excèssurleseffetsdesmobilitésàgrandrayon,quineconcernentqu’unefractiontrèsminoritairedela population mondiale, et sur ceux des technologies et des médias, dont il surestime l’impact,Appaduraiproduiraituneanthropologiehorssol,alignéesurlediscoursentrepreneuriald’effacementdesculturessousl’effetd’uncapitalismemondialisé[74].Cescritiquessévèrespardeuxpenseursquisereconnaissentplutôtdanslemodèlecentre/périphérie

delathéoriedel’impérialismeculturelnedisqualifientpasentièrementleparadigmedel’hybridation

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culturelle ; elles en corrigent plutôt ce qu’il pourrait comporter de naïveté morale et d’optimismetechnologique.Ilyadelamobilitémaisaussidel’immobilité;delacommunicationmaisaussidesfrontières ; des délocalisationsmais aussi des territoires. Le local (qui peut aussi être le territoirenational) et la culture ou les cultures dont il est le lieu d’exercice principal, importent ; non pas(seulement) comme obstacle à la modernisation et au développement, tel qu’il apparaissait auxthéoriciens de la convergence dans les années 1950 et 1960,mais comme ensemble de ressourcescognitiveset,peut-être,commerefugeoumôlederésistancecontreuneglobalisationuniformisatrice.Làoùonsupposait,pours’enréjouiroupours’enplaindre,quelamodernitéprocédaitparécrasementpur et simple de la tradition, onpeutmême soutenir que la tradition (ou les traditions, pour ne pasrevenir à une représentationmonolithique qui serait le reflet inversé deLAmodernité) peut être unvéhiculeparadoxalduchangementsocial[75].

Lathéoriedel’impérialismeculturel

Lesétudessurlesravagesdeladominationcapitalisteouaméricaineouoccidentalesurlemondesontlégion.CitonscellesdeJonathanFriedmanetdeLeslieSklairpourquilecapitalismeafaçonnéles gens en consommateurs pour servir ses buts[76] ; de George Ritzer selon qui la culture deconsommationestuneextensionduprocessusderationalisationidentifiéparMaxWeberetquivoitdanslesuccèsdel’entrepriseMcDonald’sl’illustrationdesprincipesd’efficacité,decalculabilité,deprédictibilité,detechnologiesocialeàl’œuvredanslecapitalismeglobal[77];deBenjaminBarbersur la « disneyification»dumonde[78] ; deDouglas Kellner sur les effets de la concentration del’information et du divertissement sur les cultures nationales[79]. Herbert Schiller aux États-Unis,ArmandMattelartenFranceontbeaucouptravailléaumoyendelanotiond’impérialismeculturel[80],quel’onpourraitdéfinircommeuneformededominationquiécraseladiversitédesculturessouslepoidsd’uneculturehomogénéisatrice.Quel’«empire»renvoieauxempirescoloniauxduXIXesiècle,commechezEdwardSaïd[81]ouquel’onenfasseunusageplusmétaphorique,commechezMichael Hardt et Antonio Negri[82], dans tous les cas les cultures locales se trouvent confrontées à unemenacemortelle.PourJeremySeabrook, la«globalisationestunedéclarationdeguerre lancéesurtoutes les cultures»[83].À une première version de la théorie de l’impérialisme culturel fortementimprégnéedemarxismedanslesannées1970etbaséeavanttoutsurladénonciationdel’impérialismeaméricain a succédé une version plus distanciée, délaissant les États pour mettre l’accent sur lepouvoir des firmesmultinationales, en particulier dans le domaine des industries culturelles et desmédias.L’uneetl’autredecesversionsdénoncentl’impositiondevaleurs,denormes,decroyances,uneimpositionprésentéecommeintentionnelleetcorrespondantauxintérêtsdesÉtatsdominantsetdesgrandes entreprises. «McDonald’s et Disney ont fini par incarner unemenace plus générale, celled’une homogénéisation radicale de nosmodes de vie et de pensée[84]. » Comme la théorie de laconvergence,cettevisiondeschosesfaitpeudecas(toutenlesvalorisantparfois,à l’inversedelapremière)desformesderésistance,deréceptionetd’appropriationdifférenciéesvoiredeproductiondedifférencesquicontredisentl’homogénéisationculturelledumonde.C’estlereprocheprincipalquelui faitunauteurcommeJohn Tomlinson, lequelestimeque ladiffusionmêmemassivedeproduitsmédiatiquesetculturelsnesignifiepaslaconquêtedesesprits;etque la théorie de l’impérialisme culturel suppose, plus qu’elle ne démontre, une telle conquête,ignorant tous les processus d’appropriation, d’interprétation, d’adaptation, d’« indigénisation » quitransforment profondément, au point parfois de les inverser, les significations inscrites dans ces

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produitsparceuxquilesconçoiventetlesdiffusent.Uncertainnombredecesétudes(notamment,enFrance,cellesquiseréfèrentàl’œuvredePierre

Bourdieu)utilisentunmodèled’analysequidistingueuncentre,concentrantlarichesseetlepouvoirdedécision,etdespériphériesquis’organisentenfonctiondeleurdegréd’insertiondansle«système-monde ». On aura reconnu lemodèle développé à partir dumilieu des années 1970 par Immanuel Wallerstein à partir des travaux de Fernand Braudel[85]. À vrai dire, ce modèle contredit surplusieurspointslathéoriedel’impérialismepolitiqueouculturel.D’abord,il«doutefortqu’ilexistequelque chose de nouveau au sein du système capitaliste qu’on pourrait appeler lamondialisation[86]. » Depuis le XVIe siècle, nous dit Wallerstein, existe une économie-mondecapitalistedans laquelle lesmarchandiseset lescapitaux traversent les frontières.Riendenouveau,donc,depuisvingtoutrenteans.Mieux,iln’existepasaujourd’huiuneouvertureplusgrandequecelledelapériode1900-1913.L’ouvertureetlafermeturedumarchémondialobéissentàdesphénomènescycliquesdepuisquatrecentsansetilestprobablequenousentrons,audébutduXXIesiècle,dansunenouvellephasedefermeture[87].Parailleurs,Wallersteinestimequel’hégémonieaméricainedanslesystème-mondeestparvenueàsonapogéeàlafindesannées1960etqu’ellesetrouvedepuisenlentmaiscontinueldéclin.Autantdethèsesquivontàl’encontredel’idéequel’homogénéisationdumondeest en marche sous la bannière américaine. Du reste, selonWallerstein, cette homogénéisation est,commelaglobalisation,unmythequisertavanttoutlesintérêtsdespartisansdeladérégulationetduBigMarket. « L’histoire du monde a été à l’exact opposé d’une tendance vers l’homogénéisationculturelle ; elle a plutôt correspondu à unedifférenciation culturelle, une élaboration culturelle, unecomplexitéculturelle»[88].Mais le sociologue américain ne s’attarde guère sur ce processus centrifuge et fait peu usage du

concept de « culture », jugé par lui peu rigoureux en raison de sa polysémie, de sa plasticité, ducaractèremouvantetchangeantdetouteculture,delaporositéetdel’indéterminationfondamentaledesfrontières culturelles. Comme David Harvey ou Fredric Jameson, il estime que le « capitalismeculturel» théorisépar Jeremy Rifkin[89] s’apparente àun« carnaval pour élites »qui permet auxresponsablespolitiquesdedissimulerlesinégalitéssocio-spatialescroissantes,lapolarisationetlesconflitsdansladistributiondesressources.Laculturen’estbiensouvent,souslaplumedecesauteursplusattentifsauxenjeuxsocio-économiquesqueculturels,quel’idéologiedesclassesdominantesouun outil pour la régénération du capitalisme à travers la mobilisation des ressources du spectacle.Parcequ’il n’y a pas d’homogénéité culturelle,mêmeauniveaudes individus, il ne saurait y avoird’explicationparlaculture.Cetteconclusionnoussemblebiendiscutable,aétédiscutée[90],etnousdirionsvolontiersdelathéoriedeWallersteincequ’ildisaitlui-mêmedesmodèlesinterprétatifsquipostulent l’unification culturelle : qu’elle capture des éléments de la réalité empiriquemais oubliedans lemêmemouvementdesaspects trèsvisiblesdecette réalité, réclamantde son lecteurunsautd’inférencequisemblebienhasardeux.

Lathéoriedelafragmentationculturelle

« L’économie-monde capitaliste est, par nature, polarisante »[91]. Cette assertion d’ImmanuelWallersteinpourraitêtrerepriseparlesthéoriciensdelafragmentationculturelle;mais,àl’inversedu sociologue américain, ces derniers insistent beaucoup sur le facteur culturel comme clefd’explicationdel’ordreetdesdésordresmondiaux.C’est,enparticulier,lecasdeSamuelHuntingtonqui,dansunarticlepuisunlivrecélèbres,adécritunehumanitédiviséeengrandescivilisationsdont

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leschocs(clashes)expliquent l’histoiredumondemieuxque lesconflitsdeclassesou les rivalitésentrenations[92].Commedansleschémad’ArnoldToynbee,cescivilisationssontdéfiniesavanttoutparleurreligiondominante; ildistingueainsi lesensemblesoccidental, latino-américain, islamique,confucéen, japonais, hindouiste, slave-orthodoxe ; l’Afrique constituera une civilisation si elledéveloppe une unité et une conscience d’elle-même « suffisantes ». Après l’effondrement du blocsoviétique, les risques de conflits majeurs se déplacent le long de ces « lignes de failles »civilisationnelles.Lalecturedesattentatsdu11septembre2001entermesdeguerreentrel’Occidentchrétien et lemonde islamique a imprégné le discours des responsables américains de l’époque etjustifiélesaventuresmilitairesdesÉtats-Unis.Cette lecture a été très critiquée, et avec elle l’ensemble de la théorie du choc des civilisations.

Plusieurs arguments lui ont été opposés. Le premier porte sur le découpage que fait Huntington engrandes « aires culturelles » ou en « civilisations ». Aucun des ensembles ainsi délimités n’estcohérent,ycomprissurleplanreligieux;l’Occidentchrétienesttirailléentrecatholiques,protestants,orthodoxes;l’Islamentresunnitesetchiites;l’Asieorientaleentrebouddhisme,shintoïsme,taoïsme,confucianisme(dontlestatutdereligionestdiscutable),sansparlerdesmultiplesvariantesdechacunedecesgrandestraditionsspirituellesetdesinnombrablessectesetconfessionsdontbeaucoupissuesdesyncrétismesrésultantdeséchangesentrecesespaces.Car,etc’estledeuxièmereprochequel’onpeutadresserà la théoriede Huntington, lescivilisationsnesontniclosesni immuables,ellessontperméables aux influences extérieures, des circulations, des échanges, desmélanges s’opèrent entreelles et en leur sein qui battent en brèche la représentation de blocs homogènes, de culturesautochtones. Les symboles identitaires les plus visibles sont bien souvent eux-mêmes les fruitsd’emprunts[93]. Plus généralement, et c’est une troisième critique à la thèse outrageusementsimplificatricedeHuntington,toutgroupeetmêmetoutindividuesttraversédecontradictions,relèved’appartenancesdiverses,aucunn’estprisonnierd’une identitéunique.Prétendre lecontraire relèved’une illusion d’optique, due à l’échelle d’observation choisie[94], d’une lecture essentialisteconfortéeparunevisionagonistiquede lanaturehumaineetdes rapportshumains, àmoinsqu’ilnes’agisse d’une perspective volontairement déformée pour masquer les véritables enjeux des luttesgéopolitiques, la persistance des conflits nationaux et des rapports économiques inégalitaires, etjustifierlamobilisationd’unOccidentmythifiécontresesAutres.CettedernièreexplicationfutnotammentavancéeparEdwardSaïdqui,dansuneréponsecinglante,

quoique tardive, à Samuel Huntington, s’employa à démonter les arguments de son adversaire[95].MaisSaïd n’est lui-mêmepas totalement exempt d’une telle lecture en termes d’opposition binaire,notamment lorsqu’il caractérise et caricature « l’Orientalisme » comme arme au service de ladomination de l’Occident sur le reste du monde. « Orientalisme » et « Occidentalisme » peuventd’ailleurs être vus comme des miroirs se renvoyant une image déformée de la façon dont chaqueculture,chaquecivilisations’est représentésesAutres[96].C’est l’Islamquiestaujourd’hui l’Autreparexcellencedessociétéseuropéennesetétats-unienne,commel’indiquentuneséried’ouvragesquiinsistent sur le retard et les blocages des sociétés musulmanes[97] ou sur les conflits entre uneglobalisation sous couleurs américaines et les réactions identitaires qu’elle suscite de la part dessociétésislamisées[98].IlsemblequeSamuel Huntingtonaitentenduetacceptéunepartiedecescritiques.Dans le livre

qu’iladirigéavecPeterBerger,uneplaceestfaiteàladiversitéinternedessociétés,auxphénomènesd’hybridationainsiqu’auxglobalisationsetmodernitésalternatives.Maissonanalyseresteempreinted’une vision d’un monde ordonné selon le schéma toynbien défi/réponse : il s’agit d’étudier les

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réactionsdessociétésfaceaudéfiposéparlaglobalisationoccidentaleetaméricaine,desréactionsallantdel’acceptationaurejetenpassantparlesdiversesformesdenégociationetdecompromis[99].Cettelecture,pourcaricaturalequ’ellesoit,n’endétientpasmoinsunepartdevéritéensoulignant

leslimitesetlesoppositionsàl’«américanisation»ouà«l’occidentalisation»dumonde,enrendantcompte de l’émergence de fondamentalismes (y compris en « Occident ») et, plus largement, deformulations identitaires qui apparaissent de fait largement réactifs, ou encore, des chocs culturelsthéorisésparlestravauxsurlesculturesdemanagement[100].Onnesauraitnier,saufàtomberdansunœcuménisme de mauvais aloi, que la culture ne soit aussi un système de différences, un outilparticularisé de déchiffrement dumonde et de cohésion des communautés de vie[101]. C’est en cesens,etparcequ’ilspensent,commeHuntington,qu’«ignorerlepoidspolitiquedesfacteursculturelsconduitàunestratégieaveuglequinepeutqu’exacerberlesforcesqu’ilsexpriment»queJeanTardifetJoëlleFarchyontrécemmentpubliéunesynthèsequis’efforcedeprendreencomptelesfacteursetenjeux géoculturels, « c’est-à-dire les facteurs à caractère culturel (valeurs, idées, symboles,représentations dumonde, langues, arts…), leurs supports et modes d’expression qui contribuent àstructurerlesrapportsentreleshumainsetlessociétésàl’échelleglobale[102].»Ilsesquissentainsiune«topologiedesairesgéoculturelles»comprenantdes«pays-cultures»(leJapon,laChine…),des« sphères culturelles » (monde arabe, monde bantou ou malinké…), des « aires linguistico-culturelles » (Ibéro-Amérique, Lusophonie, Francophonie…), des diasporas (chinoise, juive,turque…), des macrorégions (en particulier l’« Europe des cultures »), enfin l’« hypercultureglobalisanteportéeparlesmédiasglobaux»[103].Onpeutdiscuterledétaildecescatégoriesoudeleurcontenu,oucontesterlamisesurlemêmeplanderéalitésaussidisparates,iln’enrestepasmoinsque cette approche a le mérite de rompre avec une vision par trop monolithique des différencesculturellessansrenonceràl’outilheuristiquequ’ellesreprésentent[104].«Les nouvelles lignes de force qui se dessinent dans les approches critiques sont attentives aux

logiques de reterritorialisation ou de relocalisation, c’est-à-dire l’ensemble des processus demédiationetdenégociationquisejouententre le singulier et l’universel, entre la pluralité des cultures et les forces centrifuges du marché-monde mais aussi entre des visions différentes de concevoir l’universel[105]. » D’une façon plusgénérale,onpeutdirequechacundesmodèlesinterprétatifsquenousavonsprésentéss’efforce,sansyparvenir, de rendre compte de la complexité des phénomènes regroupés sous l’expression de«globalisationculturelle»etde«culture-monde».Uneparentélogique,sinonidéologique,rapprochedesthéories«macro»quiprennentpouracquiseladominationdumondeparlacultureoccidentaleetsurtoutaméricaineensebasantsur leschiffresdeproductionetdediffusiondeproduitsculturelsetmédiatiques de grande consommation (théories de la convergence, de l’impérialisme voire de lafragmentation);elless’opposentàd’autresapproches,plus«micro»,quimontrentlagrandediversitédes modes de réception de ces produits, le jeu presque infini des interprétations individuelles etcommunautaires(théoriedel’hybridation).Économiepolitiquecontreanthropologie?L’historiendoitemprunter à l’une comme à l’autre les outils qui peuvent lui permettre de penser le temps présent.Aucunegrillede lecture,aucunmodèle interprétatifnepeuventprétendreenrendrecomptedefaçoncomplèteetc’estducroisementdecesdiversesgrilles,delaconjugaisondecesdiversmodèles,quepeutémergeruneimagemoinsdéforméeduréel.[1].Citons, parmi lesnombreux titres sur la globalisation faisant uneplace conséquente auxphénomènes culturels :Roland Robertson,

Globalization.Socialtheoryandglobalculture,London,Sage,1992;DavidHeldetal.,Globaltransformations.Politics,economicsandculture,Cambridge,PolityPress,1999;MalcolmWaters,Globalization,LondonandNewYork,Routledge,2008.Parmiceuxtraitantplusspécifiquementde la

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globalisationculturelle:JohnTomlinson,GlobalizationandCulture,Cambridge,PolityPress,1999;TraceySkeltonetTimAllen,CultureandGlobal Change, London and New York, Routledge, 1999 ; Tyler Cowen, Creative destruction. How globalization is changing the world’scultures,Princeton,PrincetonUP,2002 ;FrankLechneret JohnBoli,Worldculture.Origins andConsequences,Oxford,Blackwell, 2002 ;Ramaswami Harindranath, Perspectives on global cultures,Maidenhead,OpenUniversityPress, 2006 ;MaryHawkins,Global structures,local cultures, Oxford, Oxford UP, 2006 ; Paul Hopper, Understanding cultural globalization, Cambridge, Polity Press, 2007 ; J.M. Wise,Culturalglobalization,AUser’sGuide,Oxford,Blackwell,2008;JanNederveenPieterse,GlobalizationandCulture.Globalmelange,Lanham,Rowman&Littlefield,2009.[2].AndrewJones,Dictionaryofglobalization,Cambrige,PolityPress,2006 ;KwameAppiahetal.,Dictionary of global culture.What

everyAmericanneedstoknowasweenterthenextcentury,fromDiderottoBoDiddley,VintageBooksUSA,1998.[3].Parexemple:MikeFeatherstone(ed),Globalculture.Nationalism,globalizationandmodernity(numérospécialdeTheory,cultureand

society),London,Sage,1990;AnthonyKing(ed),Culture,globalizationandtheworld-System.Contemporaryconditionsfortherepresentationofidentity,London,Macmillan,1991 ;M.Featherstone,ChristopherLash,Roland Robertson (eds),Globalmodernities (numéro spécial deTheory, culture and society), London, Sage, 1995 ;Fredric Jameson et MasaoMiyoshi (eds), The cultures of globalization, Durham andLondon,DukeUP,1998;ArjunAppadurai(ed),Globalization,DurhamandLondon,DukeUP,2001;PeterBergeretSamuelHuntington(eds),Manyglobalizations:culturaldiversityinthecontemporaryworld,Oxford,OxfordUP,2002;DianaCraneetal.(ed.),Globalculture:media,arts,policyandglobalization,LondonandNewYork,Routledge,2002;GeorgeRitzer(eds.),BlackwellCompanion toGlobalization,Oxford,Blackwell, 2007 ;KevinArcher etal. (eds.),Cultures of globalization. Coherence, hybridity, contestation, London andNewYork,Routledge,2008;PaulJamesetal.(ed),GlobalizationandCulture,London,Sage,2010.[4].Parexemple:Globalsociety,GlobalcommunicationouJournalofglobalhistory.[5] . Voir notamment Jackie Assayag, La Mondialisation vue d’ailleurs : l’Inde désorientée, Paris, Seuil, 2005 ; Christian Grataloup,

Géohistoire de lamondialisation : le temps long dumonde, Paris, Armand Colin, 2010 ; Joëlle Farchy et Jean Tardif, Les Enjeux de lamondialisationculturelle,Paris,éd.Horscommerce,2006;GérardLeclerc,LaMondialisationculturelle: lescivilisationsàl’épreuve, Paris,PUF,2000;Jacques Lévy(dir.),L’Inventiondumonde :unegéographiede lamondialisation,Paris,PressesdeSciencesPo,2008 ;GillesLipovetskyetJean Serroy,LaCulture-monde:réponseàunesociétédésorientée,Paris,Odile Jacob,2008 ;ArmandMattelart,Diversitéculturelleetmondialisation,Paris,LaDécouverte,2007;Jean-PierreWarnier,LaMondialisationdelaculture,Paris,LaDécouverte,1999.[6].Pourl’histoiredecesmots,voirJ.Lévy,op.cit.,p.66.[7].A.Mattelart,op.cit.,p.64.[8].J.Lévy,op.cit.,p.67.[9] . Voir l’article de Pierre Saunier, «Globalization », in Pierre Saunier et Akira Irye (eds.), The Palgrave Dictionary of transnational

history,London,Macmillan,2009.[10].J.Assayag,op.cit.,p.9.[11].G.LipovetskyetJ.Serroy,op.cit.[12].G.Leclerc,op.cit.[13].Cf.DavidHarvey,TheConditionofpostmodernity.Aninquiryintotheoriginofculturalchange,Cambridge,Blackwell,1990.[14]. James Clifford,Routes : traveland translation in the late twentiethcentury,Cambridge (Mass.) /London,HarvardUP,1997 ;du

mêmeauteur,lireMalaisedanslaculture:l’ethnographie,lalittératureetl’artauXXesiècle,[1988]Paris,ENSBA,1996.[15].ManuelCastells,L’Èredel’information,Paris,Fayard,3vol.,1998-1999.[16].J.Tomlinson,«Culturalglobalization»,inG.Ritzer,op.cit.,p.71-88.[17].C’estmêmel’aspectessentielpourAnthonyGiddens,dontl’analyse,notammentdansTheConsequencesofmodernity(Cambridge,

PolityPress,1990)portesurl’étirementetl’intensificationdesrelationsentreévénementslocauxetévénementslointains.[18].Surlecosmopolitisme,lirenotammentUlfHannerz,Transnationalconnections:culture,people,places,London,Routledge,1996,et

UlrichBeck,Qu’est-cequelecosmopolitisme?,Paris,Aubier,2006.[19].KostasAxelos,LeJeudumonde,Paris,Minuit,1969.Mais l’historienpeut regretterunevisioncertes trèsamplemais faiblement

fondéesurleplanempirique.[20] . Sur ces notions, voir les actes du colloque de Cerisy dirigé par Jean-Eric Aubert et Josée Landrieu, Vers des civilisations

mondialisées?Del’éthologieàlaprospective,laTourd’Aigues,éd.del’Aube,2004.[21].DeSergeGruzinski,lirenotammentLesQuatrePartiesdumonde:histoired’unemondialisation,Paris,Seuil,2004.[22].SuzanneBerger,Notrepremièremondialisation:leçonsd’unéchecoublié,Paris,Seuil,2003.[23].ImmanuelWallerstein,«Lamondialisationn’estpasnouvelle»,postfaceàladeuxièmeéditionduCapitalismehistorique,Paris,La

Découverte,2002.LireégalementPaulHirstetGrahameThompson,Globalizationinquestion:theinternationaleconomyandthepossibilitiesofgovernance,Cambridge,PolityPress,1999.[24].J.Tomlinson,op.cit.

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[25].A.Mattelart,LaCommunication-monde:histoiredesidéesetdesstratégies,Paris,LaDécouverte,1999.[26].Jean-FrançoisSirinelli,«L’Avènementdelaculture-monde»inJean-PierreRiouxetJ.F.Sirinelli,LaCulturedemasseenFrance,de

laBelleÉpoqueànosjours,Paris,Fayard,2002;G.LipovetskyetJ.Serroy,op.cit.[27].LirenotammentSaskiaSassen,TheGlobalCity:NewYork,London,Tokyo,Princeton,PrincetonUP,2001etLaGlobalisation:une

sociologie,Paris,Gallimard,2009.[28].C.Grataloup,op.cit.;R.Robertson,op.cit.[29].J.Lévy,op.cit.,p.15.[30].DistinctionopéréeparA.Held,op.cit.[31].TypologieproposéeparDianaCrane,«Cultureandglobalisation.Modèlesthéoriquesettendancesémergentes»,dansD.Craneetal.

(ed),op.cit.Voir également sa typologie ternaire dansTonyBennett et JohnFrow (ed),TheSageHandbook of cultural analysis, London,Sage,2008.[32].TypologieproposéeparF.LechneretJ.Boli,op.cit.[33].CitéparA.Mattelart,Diversitéculturelle..,op.cit.,p.66.[34].ZbigniewBrzezinski,Betweentwoages.America’sroleinatechnetronicera,NewYork,VikingPress,1969.[35].JosephNye,Boundtolead:thechangingnatureofamericanpower,NewYorkBasicBooks,1990.[36].PeterBerger,«TheCulturalDynamicofglobalization»,dansP.BergeretS.Huntington,op.cit.,p.2.[37].Ibid.,p.9.[38].Cf.A.Mattelart,LaCommunication-monde,op.cit.p.176.[39].Cf.WaltW.Rostow,LesÉtapesdelacroissanceéconomique:unmanifestenoncommuniste,Paris,Économica,1997[1960].[40].ChloéMaurel,L’UNESCOde1945à1974,op.cit.[41].FrancisFukuyama,LaFindel’histoireetledernierhomme,Paris,Flammarion,1992,p.72.[42].A.Mattelart,Diversitéculturelle…,op.cit.,p.67.[43].LudovicTournés,Sciencesdel’hommeetpolitique,Garnier,2011.[44].RichardF.Kuisel,LeMiroiraméricain,50ansderegardfrançaissurl’Amérique,Paris,Jean-ClaudeLattès,1996[1993].[45].Ibid.,p.IX.[46].Ibid.,p.X.[47].PellsRichard,Not likeUS.HowEuropeanshave loved,hatedand transformedAmericanCulturesinceWorldWarII,NewYork,

BasicBooks,1997,p.xiv-xv.[48].StephanAlexander (dir.),TheAmericanizationofEurope.Culture,Diplomacyandantiamericanismafter1945,NewYork/Oxford,

BerghahnBooks,2006,p.5.[49] . Nous devons à Ludovic Tournès ces références et nous renvoyons à son travail pour le pendant européen de ces études sur

l’américanisation.Ilestimequantàluique«l’américanisationdoitêtrepenséecommeunprocessusmultilatéraldeconstructiondesnormesetpratiquesdanslequellesÉtats-UnisacquièrentunpouvoirstructurantetmajeurdèsleslendemainsdelaPremièreGuerremondiale.»[50].SchmuelN.Eisenstadt,Comparativecivilizationsandmultiplemodernities,Leiden,Brill,2003.[51].P.BergeretS.Huntington,op.cit.,2002.[52].J.Assayag,op.cit.,p.34.[53].GeorgesBalandieretMarie-ClaudeSmoutsinM.-C.Smouts(dir.),LaSituationpostcoloniale,Paris,PressesdeSciencesPo,2007.

LireégalementAniaLoomba,Colonialism/Postcolonialism,London/NewYork,Routledge,1998.[54].LirenotammentIdentitésetcultures:politiquesdesculturalstudies,Paris,éd.Amsterdam,2008.[55].BillAshcroft,GarethGriffithsetHelenTiffin,TheEmpireWritesBack:TheoryandPracticeinPost-ColonialLiteratures,London/

NewYork,1989.Letitreest,biensûr,uneallusionludiqueaudeuxièmevoletdelatrilogiedeGeorgeLucas,StarWars.[56].EdwardSaïd,L’Orientalisme,Paris,Seuil,2005[1978].[57] . Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa. Philosophy and the order of knowledge, Bloomington-Indianapolis, Indiana

UniversityPress,1988.[58] . Sur lemétissage, voir notamment François Laplantine et AlexisNouss (dir.),Métissages, d’Arcimboldo à Zombi, Paris, Pauvert,

2001;LouiseBénat-TachotetSergeGruzinski(dir.),Passeursculturels.Mécanismesdemétissages,ParisMSH/PressesuniversitairesdeMarne-la-Vallée,2001;Jean-LucBoniol(dir.),Paradoxesdumétissage,Paris,éd.duCTHS,2001.[59].J.N.Pieterse,op.cit.Dumêmeauteur,lire«Globalizationashybridization»dansM.Featherstoneetal.(eds),GlobalModernities…,

op.cit.,p.45-68.

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[60].ArjunAppadurai,Aprèslecolonialisme:lesconséquencesculturellesdelamondialisation,Paris,Payot,2008.[61].Ibid.,p.31.[62].PaulGilroy,L’Atlantiquenoir,modernitéetdoubleconscience,Paris,éd.Kargo,2003.[63].NicoleLapierre,Pensonsailleurs,Paris,Stock,2004,p.183.[64].HomiBhabha,LesLieuxdelaculture.Unethéoriepostcoloniale,Paris,Payot,2007[1994].[65].MarcAbélès,préfaceàA.Appadurai,op.cit.,p.38.[66].J.Tomlinson,«GlobalizationandCulture»,surwww.nottingham.edu.cn/resources/documents/B8YZP0FA.pdf.[67].H.Bhabha,op.cit.,p.16.[68] . Cf. Jacques Pouchepadass, « Les subaltern studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme, n° 156, octobre-

décembre2000,p.156-186;dumêmeauteur,«LeProjetcritiquedespostcolonialstudiesentrehieretdemain»dansM.-C.Smouts,op.cit.,p.173-217.[69].DipeshChakrabarty,Provincialiserl’Europe:lapenséepostcolonialeetladifférencehistorique,Paris,éd.Amsterdam,2009,p.16.[70].JonathanFriedman,«Desracineset(dé)routes.Tropespourtrekkers»,L’Homme,n°156,octobre-décembre2000,p.187-206.[71].F.Cooper,LeColonialismeenquestion.Théorie,connaissance,histoire,Paris,Payot,2010,p.12.[72] . C’est également le point de vue que défend l’anthropologue Jean-Loup Amselle dans L’Occident décroché. Enquête sur les

postcolonialismes,Paris,Stock,2008.[73].A.Mattelart,Diversitéculturelle,op.cit.,p.76.[74].C’estégalementl’angled’attaquedelacritiquedupostmodernismecomme«logiqueculturelleducapitalismetardif»selonFredric

Jamesonàpartird’unarticleparuen1984danslaNewLeftReview.LireLePostmodernismeoulalogiqueculturelleducapitalismetardif,Paris,ENSBA,2007.[75].J.-F.Bayart,op.cit.[76].LeslieSklair,Sociologyoftheglobalsystem,NewYork,Harvester,1991;JonathanFriedman,Culturalidentityandglobalprocess,

London,Sage,1994.[77].GeorgeRitzer,TheMcDonaldizationof society, an investigation into thechangingcharacterof contemporary life,ThousandOaks,

PineForgePress,2008.[78].BenjaminBarber,DjihadversusMacWorld:mondialisationetintégrismecontreladémocratie,Paris,DescléedeBrouwer,1996.[79] . Douglas Kellner, « New technologies, the welfare state and the prospects for democratization » dans A. Calabrese et J.-C.

Burgelman(eds),Communication,CitizenshipandSocialPolicy:rethinkingthelimitsofthewelfarestate,NewYork,RowmanetLittlefield,1999,p.239-256.[80].DepuisMasscommunicationandamericanempire,(BeaconPress,1969)jusqu’àLivinginthen°1country:reflectionsfromacritic

ofamericanempire(SevenStoriesPress,2000).Voirl’hommagequiluiestrenduparA.MattelartdansRéseauxn°100,2000,p.587-589.[81].EdwardSaïd,Cultureetimpérialisme,Paris,Fayard,2000.[82].MichaelHardtetToniNegri,Empire,Paris,Exils,2000.[83].JeremySeabrook,Consumingcultures:globalizationandlocallives,Oxford,NewInternationalistPublications,2004.[84].MarcAbeles,Anthropologiedelaglobalisation,Paris,Payot,2008,p.56.[85].MêmepositionexpriméeparPeterTaylordansTheWaytheModernWorldWorks:WorldHegemonytoWorldImpasse,Chichester,

Wiley,1996etModernities:AGeohistoricalInterpretation,Minneapolis,UniversityofMinnesotaPress,1999.[86].I.Wallerstein,op.cit.[87].Ibid.[88].I.Wallerstein,«TheNationalandtheUniversal:CanThereBeSuchaThingasWorldCulture?»dansA.King,op.cit.,p.91-106.[89].DavidHarvey,TheCondition of postmodernity,Cambridge,Blackwell, 1990 ; Fredric Jameson,Le Postmodernisme ou la logique

culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA, 2007 ; Jeremy Rifkin, l’Âge de l’accès : la vérité sur la nouvelle économie, Paris, LaDécouverte,2000.[90].VoirM.Featherstone,GlobalCulture,op.cit.[91]. I.Wallerstein, «Restructuration capitaliste et le système-monde »,Agone, n° 16 («Misère desmondialisations »), octobre 1996,

p.207-233.[92].SamuelHuntington,«TheClashofcivilizations?»,ForeignAffairsn°72(3),1993,p.22-49;LeChocdescivilisations,Paris,Odile

Jacob,1997.[93].Cf.Jean-FrançoisBayart,«Duculturalismecommeidéologie»,Esprit,avril1996,p.54-71.

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[94].«Al’échellemacro-sociale,l’unitédesvaleursparaîtbeaucoupplusfortequ’àl’échellemicro.Lacultureestdoncplusvisible.C’estcequiexpliquel’impressiondedifférenceirréductibleentrelescultures.Dèsqu’onchanged’échelle,l’impressiond’unitédiminuefortement.»(DominiqueDesjeux,LesSciencessociales,Paris,PUF,2004,p.41).[95].EdwardSaïd,«TheClashesofIgnorance»,TheNation,22octobre2001,p.11-13.[96].Cf.JamesCarrier(ed),Occidentalism.ImagesoftheWest,Oxford,ClarendonPress,1995.VoiraussilacritiquedesthèsesdeSaïd

parJean-LoupAmsellequireprocheàl’auteurdeL’OrientalismedeconstituerunOrientimmuableetde«fétichisersonpendantsymétriqueetinverse,l’Occident»(dansL’Occidentdécroché,op.cit.,p.16).[97] . Bernard Lewis, Cultures in Conflict, Oxford, Oxford UP, 1994 ; Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité, Paris,

Gallimard,2002.[98].B.Barber,op.cit.[99].P.BergeretS.Huntington,op.cit.[100].LirenotammentPhilipped’Iribarneetal.,Culturesetmondialisation:gérerpar-delàsesfrontières,Paris,Seuil,1998;L’Épreuvedes

différences:l’expérienced’uneentreprisemondiale,Paris,Seuil,2009.Lacommunicationinterculturelleestdevenueunchampderechercheautonome depuis les années 1960 et le développement du capitalisme transnational. Voir également les ouvrages de Jacques Demorgon,notammentComplexitédesculturesetdel’interculturel,Paris,Anthropos,2010.[101].Jean-PierreWarnier,op.cit.En1992,BertrandBadieetMarie-ClaudeSmoutsdiagnostiquaientun«éclatementculturel»àpartir

delamêmeconceptiondelaculture: lecode(enparticulierlinguistique)parlequellesacteurssecomprennentdanslejeusocial,enmêmetempsquelasignificationparticulièrequerevêtentl’actionetlesinstitutionssocialesdanschaquecollectivité.Audébutdesannées1990,aprèsl’écroulementdublocsoviétiqueet lamontéedesnationalismes, la«miseenéchecdel’universalismeétatiquemarqued’abordleretourenforce des cultures », c’est-à-dire des particularismes, la nation n’étant que l’un desmodes d’incarnation de l’identité. (B. Badie etM.-C.Smouts,LeRetournementdumonde:sociologiedelascèneinternatinoale,Paris,PressesdeSciencesPo,1992).[102].JoëlleFarchyetJeanTardif,op.cit.,p.63.[103].Ibid.,p.66.[104].Cf.d’autresmodesdeclassificationdesairesculturellesdanslemondedansD.Desjeux,op.cit.,p.41-45.[105].A.Mattelart,LaCommunication-monde…,op.cit.,p.273.

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Chapitre9

Aspectsdelaglobalisationculturelle

CECHAPITREapourobjectifdedécrirelaglobalisationculturelleenexplorantquelques-unesdeses dimensions essentielles : la révolutiondes transports et des communications, les flux croissantsd’hommes,debiensetd’informations, lesphénomènesmigratoireset lestélécommunications,entantqu’ilsconstituentlaculture-mondedontnousavonspostulél’existencedanslechapitreprécédent;lerôlemajeur jouépar lesmédiaset les industriesculturellesdans lamondialisationdes imaginaires,l’impactdecertainsévénementsdontlaportéedépasselecadrenationaloumacrorégional,notammentlesévénementssportifs,ainsiqueladiffusiondemodesdeconsommationpotentiellementuniversels,quiposelaquestiondel’uniformisationdesgoûts;lagéopolitiquelinguistique,celleaussidesartsetdeslettresquin’apparaissentpasmoins«mondialisés»quelesmédiasdemasse.

Unesociétédefluxetderéseaux

Laglobalisationculturellepeutsedéfinircommecettephasedel’histoiredumondeoùleslieuxetlesgenssetrouventinterconnectésàundegréjamaisobservéencore;l’échelle,larapiditésontsanscommunemesureavec l’époquede laCompagniedesIndesorientalesoucellede l’Aéropostale.Ledéveloppementdesréseauxdetransportetdecommunicationcréelesconditionsd’unemobilitéinéditedeshommes,desbiens,desidées.Lesphénomènesmigratoiress’amplifientetsediversifient.En2008,quelque 200 millions de personnes vivaient hors du pays où elles étaient nées, ce qui représenteenviron 3 % de la population mondiale, un chiffre qui a plus que doublé au cours des vingt-cinqdernières années[1]. Il en résulte un brassage des cultures mais aussi le renforcement (car lephénomène ne date pas d’hier) de communautés de migrants qui gardent le contact avec leur paysd’origineaumoyendesnouvellestechnologiesdecommunication.

Lesréseauxdetransport

Les réseaux de transport et de communication peuvent être considérés comme l’infrastructurematériellede laculture-monde.Leurhistoireest celled’undéveloppement continudes capacités dedéplacement du fret et des passagers. L’augmentation exponentielle de ces capacités, dans lesdécennies récentes, faitdireàcertainsobservateursqu’unchangement anthropologiqueest encours,quibouleverselescatégoriesd’espaceetdetemps.Massification,standardisation,spécialisationontmarquél’histoirerécentedutransportmaritimeet

aérien.En2006,letraficmaritimemondialaatteint7,4milliardsdetonnes(420millionsdetonnesen1980,43millionsdetonnesen1913)[2].Ilyavait74millionsdepassagerssurlesvolsinternationauxen 1970, 1,3 milliard en 1995. Comme le rappelle Christian Grataloup, c’est la banalisation dutransportaérienquiamislemondeàlaportéedetoutunchacun(dumoinsàpartird’uncertainniveau

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de revenus). À la fin des années 1960, le Boeing 747 a marqué une rupture en embarquant500passagers;àlamêmeépoque,ledéveloppementducharterpermetauxtouristesdespaysrichesdedécouvrirlespaysétrangers,enparticulierceuxdontlesfaiblescoûtshôtelierscompensentenpartieleprixdel’avion[3].En1950,lenombredesarrivéesinternationalesétaitde25millions,soit1%dela population mondiale. En 2010, un milliard d’arrivées internationales représentaient 15% de lapopulationmondiale;en2020,lesarrivéesinternationalesdevraientatteindre21%delapopulationmondiale[4].

Ledéveloppementdutourisme

Letourismeestl’undesfacteurslespluspuissantsdelaglobalisationculturelle,mettantencontactdespopulationsétrangèreslesunesauxautrespendantquelquesjoursouquelquessemaines.Ilestpeud’endroitsaumonde,aujourd’hui,quisoienttotalementàl’écartdesroutestouristiquesinternationales.Celles-ci sont empruntées par un nombre toujours plus grand de personnes, même si le tourismeinternationaln’estpratiquéqueparunefractiontrèsminoritairedelapopulationmondiale,concentréedans les pays les plus riches. De nouveaux espaces sont gagnés par le tourisme (depuis lesannées1990,leBrésil,l’AfriqueduSud,l’Europecentraleetorientaleetsurtouttoutel’Asieorientaleconnaissent un grand essor, même si l’Europe occidentale reste la principale zone d’attractiontouristique), de nouveaux types de séjours sont apparus (tourisme éthique et écologique, tourismed’aventureetdedécouverte,etc.,mêmesilatriademer-soleil-sableetleslittorauxméditerranéensettropicaux restent les plus attractifs) et une population nouvelle, issue des pays émergents, a pris lechemin de l’étranger (même si les Européens restent les plus nombreux, environ 500 millionsd’arrivées de touristes internationaux en 2010[5]). Tourisme de masse et vacances à la carteconstituentcequeRémyKnafouappelleun«tourismedemasseindividualisé»àplusieursvitesses,oùlesstratégiesdedistinctionnecessentd’inventerdenouvellesfaçonsde«voyagerautrement».Toutexotismevéritable, toutealtéritéauthentique, toutdépaysementréeldisparaissent-ilsde facto

sous la poussée de cette curiosité qui tend à reproduire du même tout en prétendant chercher del’autre?C’estcequetendraitàmontrerlamultiplicationdesguidespermettantdevoyager«enétantpartoutchezsoi»,c’est-à-direenévitantlesfauxpasculturels.Est-ilmêmeencoreutiledevoyagerpourêtreuntouriste?Onpeutseposerlaquestionenobservantlesparcsàthèmesquiseconstruisent,delaCalifornieàDubaïouauJapon,véritablesvillesfacticesoùlesgrandsmonumentsdumondesetrouventreproduitsàéchelleplusoumoinsréduite[6].Uneautrequestionestdesavoirsiletourismeœuvre à la globalisation du monde ou à la constitution de périphéries de loisirs pour leshypercentres[7].

Lesmigrations

Le tourisme,aussi important soit-ildans laglobalisationculturelle,n’est cependantque l’unedesmodalitésduvoyagecontemporain.D’autresphénomènesmigratoiresinterviennentquiconcernentdesquantités croissantes de population. Avec 214 millions de migrants internationaux en 2009, lesmigrationsonttripléentrenteansetconcernentpresquetouteslesrégionsdumonde,parledépart,letransitet/ou l’arrivée.Hierpartagéesentre régionsd’accueil (États-Unis,Canada,Australie,Europeoccidentale,Argentine,Brésil) et dedépart (EuropeduSud,Afrique,Asie duSud-Est etAmériquelatine),ellessontaujourd’huimieuxrépartiesetorganiséesensystèmesrégionaux,parexempleentre

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leSudetleNordducontinentaméricainouentrelesdeuxrivesdelaMéditerranée[8].Ellessesontégalement diversifiées selon les motivations du déplacement : travailleurs très qualifiés ou nonqualifiés, femmes et enfants bénéficiant du regroupement familial, réfugiés politiques et demandeursd’asile,sinistréséconomiquesouécologiques,quireçoiventunaccueilplusoumoinsfavorableselonqueleurarrivéeestjugéedésirableounonparlepaysd’accueil[9].Ellesparticipentdetemporalitésetdespatialitésvariables,delamigrationdetravailtransfrontalièreetpendulaireàl’implantationdelonguedurée,légaleouclandestine,dansunpayssituéàdesmilliersdekilomètresdulieud’origine.Ellessontàl’originedetransfertsculturels(etéconomiques)massifsquipeuventêtrepensésdanslecadredelaréflexionsurl’interculturalitéetlemulticulturalisme[10].Si, depuis le milieu des années 1970 et la crise économique qui a touché les économies

développées,lesfrontièressesontprogressivementferméesauximmigrésnonqualifiés,ellessesontouvertes au contraire pour les cadres et les dirigeants dont lamobilité est liée au déploiement desinvestissementsà l’échelleplanétaire.Lacomparaisonentre lamigrationdesélitessocialesetcelledes travailleurs non qualifiés fait apparaître un contraste saisissant entre les deux types dedéplacements de travail : « tout ce qui est valorisé dans les classes supérieures – lamobilité, lesrelationsavec l’étranger, lepluriculturalisme, lebilinguisme, etc.–est systématiquementcondamné,perçu comme le signe d’un refus ou d’une incapacité à s’intégrer chez les immigrés des classespopulaires»[11].Decepointdevue,ilparaîtpeudouteuxquelaglobalisationaaggravélesinégalitésentre ceux qui peuvent bénéficier d’unemobilité voulue (et désirée par les pays engagés dans unecompétitioninternationalepourattirerlesplustalentueuxoulesplus«utiles»)etceuxquisubissentunemobilitéforcéeousontcondamnésàunesédentaritéprivéedeperspective.Lesmigrantshautementqualifiésquesontlesétudiants,lesenseignantsetleschercheurs,maisaussi

les expatriés appartenant aux grandes entreprises multinationales, constituent une sorte d’élitemondialiséequirevendiqueparfoisuneidentitéinter-outransnationale.Danslecasdeshautscadres,ils’agitd’unepopulationquiévoluedansunespacetrèsspécifique,plusoumoinsdéterritorialiséoudélocalisé par rapport aux pays de résidence. «L’espace de travail des grandesmultinationales estcontinud’unpaysàl’autre»[12],lesquartiersd’affairesseressemblent,lesmanièresdetravailler,lalangue de travail sont homogènes dans les grandesmétropoles internationales, ce qui permet à cescadres de bouger sans être vraiment dépaysés. Le mode de vie privée, également, participe d’unecultureinternationale,avecdesassociations,desécoles,desmilieuxamicauxetfamiliauxpermettantd’assurerunecontinuitédanslamobilité.Mais, comme le note Anne-Catherine Wagner qui a enquêté auprès d’un échantillon de cette

population, les appartenances nationales ne sont pas effacées pour autant. Les familles accordentsouventunegrandeimportanceaumaintiendeleurlangueetdeleurcultureàl’étranger,toutendonnantà leurs enfants une éducation internationale. Par ailleurs, cette culture internationale reflète lesrelationsinégalesentrelesnations:leslangueslesplusrentablessontprivilégiées,lesécolesanglo-saxonnessontlespluspriséesetlespostesdisponiblessurlemarchémondialhiérarchisésenfonctiondelaplusoumoinsgrandeproximitéaveclescentresdominantsdupouvoiréconomique[13].Onpourraitreleverdesindicescomparablesdansl’internationalisationdesinstitutionsderecherche

et d’enseignement supérieur La mobilité internationale des enseignants et chercheurs s’est accruedepuis les années1990. Il en a étédemêmepour les étudiants, avec lamise enplaced’unmarchémondial des formations diplômantes. En 2006, ils étaient près de trois millions d’étudiantsinternationaux dans ce cas, dont 70 % accueillis dans quatre pays, par ordre décroissant : États-Unis[14],Royaume-Uni,France,Allemagne.Lamoitiéd’entreeuxprovenaientd’Asie,essentiellement

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deChineetd’Indemaiscertainspays,enparticulierafricains,envoientparfoisplusde10%deleursétudiantsàl’étranger.Certes,ilconvientderelativiserceschiffres:troismillionsd’étudiants,celanefaitjamaisque2%deseffectifsmondiauxd’étudiants(132millions)[15].Mais,pourlespaysetlesinstitutions lesplusattractifs,cela représenteunemanne financièreen termesdedroitsd’inscription(voir l’Australieou leRoyaume-Uni)ainsiqu’unoutild’influenceetunmoyende régénérer le tissuscientifiquenational[16];àl’inverse,lespaysd’émigrationseplaignentdela«fuitedescerveaux»quilesprivedescompétencesdeleurjeunesse[17].Maiscespayscherchentaussiàtirerpartidecesdiasporas de la connaissance au moyen des réseaux sociaux numériques. L’Inde et ses « IndUSentrepreneurs»,dunomdel’associationquiapermisleboominformatiquedupaysgrâceàl’apportdes Indiens expatriés dans la Silicon Valley, et la Chine avec son million de professionnels àl’étranger[18]ontouvertlavoie.

Lesdiasporas

Lesdiasporasontfait l’objetdenombreusesétudesrécentesquimontrent leur implicationdans laglobalisation culturelle.Lesmigrants et les réfugiésqui restent en contact avec leurs proches, leursamis,leursassociésrestésaupaysformentdescommunautéstransnationalesplusoumoinsorganisées.LesNon-ResidentIndians,parexemple,sontaumoinsvingtmillionsrépartisdans120paysàtraverslemonde,dontpresque troismillionsauxÉtats-Unis ; legouvernement indienacrééunMinistry ofOverseas Indian Affairs pour s’occuper d’eux[19]. Si elles ne représentent encore que 2% de lapopulationmondiale, elles jouentun rôlepuissantdans l’import-export économiqueet culturel entrepaysd’accueiletpaysd’origine,à l’imagede ladiasporachinoiseou indiennequisont largementàl’originedudécollageéconomiquede laChineetde l’Inde,nonseulementpar lescapitauxqu’ellesapportentmaiségalementparl’espritd’initiative,l’ouverturesurlemondedontellesfontpreuve.Cescommunautés jouentunrôledepasseurdecertaines idéesoccidentales, introduisentdesélémentsdumodedeviedespaysdéveloppésdanslespaysémergentstoutencultivantleurdifférenceetparfoisune certaine hostilité à l’égard de l’Occident. Cette hostilité peut aller jusqu’à un « nationalisme àdistance»etunconservatismesocialetculturelquifreinentlesévolutionsdansleurpaysd’origineaunom de la préservation des valeurs traditionnelles auxquelles les représentants de la diaspora semontrentparfoisplussensiblesquelespopulationsrestéesaupays[20].Arjun Appadurai parlede« sphèrespubliquesd’exilés» caractériséespardesmodes collectifs

d’appropriationdescontenusmédiatiquespourdésignerlerapportentrelesdiasporaset lesmédias.Leconceptd’ethnoscapeluipermetderendrecomptedelaproductiond’uneidentitédegroupefondéesur certaines images, sur un paysage partagé auquel contribuent non seulement la mémoire et sesproductions nostalgiques mais aussi les technologies de la communication. « De même que lestravailleursimmigrésturcsenAllemagneregardentdesfilmsturcsdansleursappartementsallemands,quelesCoréensdePhiladelphieregardentlesJeuxolympiquesquionteulieuàSéoulen1988grâceauxréseauxsatellitesdepuislaCorée,etquedeschauffeursdetaxipakistanaisdeChicagoécoutentlescassettesdeprièresenregistréesdanslesmosquéesduPakistanoud’Iran,nousassistonsàlarencontreentrelemouvementdesimagesetdestéléspectateursdéterritorialisés,c’est-à-direàlaconstitutiondediasporasdepublicsenfermésdansleurpetitebulle»,cequirendobsolètes,estime-t-il,lesthéoriesfondéessurlaprééminencedel’État-nation[21].

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Lestélécommunications

Onlevoit, lestélécommunicationssontcentralesdansleresserrementdesliensentrelesdiversespartiesetpopulationsdumonde.Danscechamptrèsvastedesinfrastructuresmatériellesdelaculture-monde, trois technologies ont joué un rôle particulièrement important : le téléphone, le satellite etl’ordinateur,enparticulieravecl’inventiond’Internet.Lessystèmesdecommunicationontbénéficiéd’avancéesmajeureslescâblessous-marinscoaxiaux

(1956),lesatellite(1960),lanumérisationduservicetéléphonique(1970),lesfibresoptiqueset leséchangesentremicro-ordinateurs(1980).En1962,cinqansaprèslelancementdusatellitesoviétiqueSpoutnik en octobre 1957, des images de télévision franchissent l’Atlantique grâce au satelliteaméricainTelstar,qui transmet lespremiers signauxde télévisionà travers l’espace.Deuxansplustard est fondé le Comsat devenu en 1973 Intelsat (pour International Telecomunication SatelliteConsortium),uneorganisationintergouvernementalerassemblantaujourd’huiplusdecentpays.Elleapour charge d’assurer le bon fonctionnement d’un réseau de satellites de télécommunications quicouvreprèsde100%delapopulationmondiale.BaséedanslesBermudes,ellerépartitlesdroitsdepropriétéetlesinvestissementsentresesmembresselonleurniveaud’utilisationduservice.C’estunbon exemple de ces organisations intergouvernementales qui édictent les normes, diffusent lesinformationstechniquesetcoordonnentl’actiondesdifférentspays,commel’UnionInternationaledesTélécommunications(UIT)oul’UnionPostaleUniverselle(UPU),deuxorganismesbasésenSuisseetliésàl’OrganisationmondialedesNationsUnies.Mais d’autres organisations existent qui relèvent du droit privé, comme l’International Air

TransportAssociation(IATA)quiregroupelescompagniesaériennesdumondeentieroulesréseauxdesatellitesGlobalstaretAstra,quisontdessociétéscommerciales.Dedroitluxembourgeois,Astraestconstituéed’unréseaudesatellitesdemoyennepuissancequicouvrel’Europe, leMoyen-Orient,l’Afrique,leSud-Ouestdel’AsieetlacôteestdesdeuxAmériques.Ellecouvreaujourd’hui99%delapopulationmondialeetdessertplusde100millionsdefoyersparlecâbleoulesatelliteauxquelselle diffuse plus de 1 800 chaînes de télévision ou stations de radio[22]. La capacité des signauxcaptésparlesparabolesdetraverserlesfrontièressembletournerendérisionlavolontédecertainsgouvernementsdepréserverlasouveraineténationaleenmatièredecommunication.Les satellites sont également utilisés pour relayer les communications téléphoniques. Il y avait

116millionsd’abonnésautéléphoneen1965,plusd’1,7milliarden2000,annéedurantlaquelleontétééchangésplusde100milliardsd’appelsinternationaux.Aucunetechnologienes’estdiffuséeplusrapidement que le téléphone cellulaire, apparu au début des années 1980 et qui compte aujourd’huiplus de cinq milliards d’appareils en circulation dans le monde, soit presque autant que d’êtreshumains[23] ! Certes, la répartition de cet équipement reste inégalemais bienmoins que celle desordinateurs personnels (500millions en 2000) ou des lignes téléphoniques classiques qui, dans lesannées1990,restaientconcentréesà80%entretroisgroupesdepays,Unioneuropéenne,AmériqueduNordetJapon.Moinscoûteux,plusrapidesàdéployer,lesréseauxcellulairesserventdesupportàdenombreuxserviceset,deplusenplus,d’alternativeauxmicro-ordinateurspourl’accèsàInternet.Le couplage d’Internet et du mobile en est à ses débuts mais annonce une révolution dans la

révolutionqu’aconstituéleréseaudesréseauxinformatiques,misaupointdanslesannées1970dansles milieux universitaires et militaires des États-Unis et qui a trouvé avec la « toile d’araignéemondiale» (worldwideweb), cet ensembledepagesenaccèspublic,uneextensiongrandpublicàpartirdeladeuxièmemoitiédesannées1990.Internetn’estpasseulementunmédiadeplus,ilenglobe

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tous lesmédias,mélange textes, images, sons, liens, etdotechaque internautedupouvoird’accéderinstantanémentàuncontenumisenlignepartouslesautresainsiquedeceluidepubliersonproprecontenuàdestinationdumondeentier.Encoredominéjusqu’aumilieudesannées2000parlesÉtats-Unis en nombre d’internautes, le réseau comptait en 2009 1,6 milliard d’abonnés avec, par ordredécroissant, laChine (298millions), lesÉtats-Unis (231millions), le Japon (90,9millions), l’Inde(81millions)etleBrésil(64,9millions)[24].LepalmarèsdeslanguessurInternetreflètepartiellementcettehiérarchieaveclestroispremièresplacesoccupéesparl’anglais(29,1%desinternautesutilisentcettelangue,enreculrelatifrégulier),lechinois(20,1%),l’espagnol(8,2%)[25].Internetestréguléparuneautoritéprivéededroitaméricain,l’InternetSociety(ISOC),fondéeen

1992pourpromouvoiretcoordonnerledéveloppementdesréseauxnumériquesdanslemonde;ellechapeaute notamment l’Internet Engineering Task Force (IETF) chargée de faire évoluer lesstandardsde la communication, et l’ICANNquigère lesnomsdedomaine et les serveurs racine etgarantitunearchitectureuniqueàInternet,permettantl’universalitéduréseaudesréseaux.L’ICANN,comme l’ISOC dont elle émane, fait régulièrement l’objet de critiques pour ses liens avec leDépartementducommerceaméricain.Ladominationétats-uniennes’exerceégalementsurlesmoteursderecherche(Google,Yahoo!),lessitesdecommerceenligne(Amazon,e-Bay,etc.)oudepartagedecontenus(MySpace,Youtube)etlesréseauxsociaux,telsTwitterouFacebook.Cesderniersexemplessont particulièrement intéressants en ce qu’ils renouvellent la problématique de la « communautéimaginée » forgée par Benedict Anderson, en l’étendant non plus seulement aux communautésnationales(etàleursextensionsdiasporiques)maisàtoutgrouperassembléautourdecentresd’intérêtcommuns,groupespardéfinitiontransnationauxmaispasforcémenttransculturelspuisqu’ilsconstituentautantdesous-culturesrelativementhomogènes[26].

LephénomèneWikiUnwiki(«rapide»,enhawaïen)estunsitewebdontlespagessont

modifiablesparlesvisiteursafindepermettrel’écritureet l’illustrationcollaborativesdesdocumentsnumériquesqu’ilcontient.Lepremieraétécréé en 1995 par Ward Cunningham et le plus célèbre – et le plusconsulté en2010– est le siteWikipédia, fondépar JimmyWales, quiproposeuneencyclopédieenligne,universelleetmultilingue,gratuiteetlibred’accès,dontlesarticlessontrédigésetlefinancementassuréparles internautes eux-mêmes. Très critiqué pour les erreurs de sonencyclopédie, JimmyWales a répondu qu’elle n’en contenait pas plusquel’EncyclopédieUniversalis,puisqu’àpartird’uncertainnombredecontributeurs, l’intelligence collective semontre aussi fiable que celledesmeilleursspécialistes.De multiples « projets frères » existent, Wiktionnaire (dictionnaire

encyclopédique),Wikibooks (livres et textes didactiques),Wikisource(bibliothèque universelle), etc. Le site WikiLeaks ne fait pas à

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proprement parler partie de la « wikisphère » mais participe de latendancemontante, au début duXXIe siècle, à trouver sur leNet desressources alternatives aux médias d’information classiques. Seprésentant comme un « site Web lanceur d’alerte », il publie desdocuments et des analyses sur de nombreux sujets d’intérêt généralfournis par, et soumis à une « communauté planétaire » (selon sespropres termes) d’internautes bien informés. Julian Assange, qui afondé le site en 2006, s’est fait connaître du grand public à la fin del’année2010enpubliant les télégrammesconfidentielsdesdiplomatesaméricainsenpostedanslemonde,déclenchantunetempêtepolitiqueetmédiatique[27].

Laglobalisationdesimaginaires

La globalisation culturelle est diversement réalisée selon les divers niveaux d’observation de laréalité.Si l’onprend l’exempledesmédias, des télécommunications et des industries culturellesoucréatives, on observe que la globalisation est à son maximum, l’intégration planétaire largementréaliséeauniveaudestechnologies;qu’elleestenbonnevoieauniveauéconomiqueetinstitutionnel,aveclaconcentrationdesquelquesentreprisesquisepartagentcessecteurs ;qu’elleestpartielleauniveau de la production elle-même, où seules quelques chaînes ou stations transnationales oumultinationalesexistent,tellesCNNouArte;auniveauducontenuetplusencoredesusages,enfin,laparcellisation,laparticularisationsontlargementlarègle.

Médiasetindustriesculturelles

En 1953, le couronnement d’Elizabeth reine d’Angleterre est retransmis en direct dans cinq paysd’Europe ; la télévision, grâce à cette cérémonie, fait la conquête du grand public. En 1969, lespremierspassurlalunedeNeilArmstrong,retransmisendirectparmondovision,sontsuivisparplusde 500 millions de téléspectateurs et d’auditeurs. La montée en puissance de la radio puis de latélévision accompagne et nourrit l’éveil d’une conscience planétaire, même si l’équipement desménagesesttrèsinégalselonlesrégionsdumonde[28].En1977,lesociologueaméricainJeremyTunstallécritque«lesmédiassontaméricains»[29]. Il

estime que, même si les médias de masse trouvent leur origine en Europe (avec la grande pressepopulairepuislecinéma),lesprocédésontétéconçusàuneéchelleindustrielleseulementauxÉtats-Unis. Mais il se livre à une critique nuancée des thèses sur l’impérialisme américain d’Herbert Schiller, montrant que la massification et l’expansion hors du territoire des États-Unis nes’accompagnentd’aucunplanmachiavéliquededominationdumonde.Laprépondéranceaméricaines’estrenforcéeaufildesdécennies,elleaétéaccéléréeparlachutedumurdeBerlinainsiqueparl’équipementdespaysémergentsenpostesdetélévisionetensallesdecinéma.Aujourd’hui,lesÉtats-

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Uniscomptentpourenviron50%desexportationsmondialesdecontenusaudiovisuelsetontrenforcéleurs positions dans les années récentes. L’Union européenne détient encore environ 30 % desexportations mais recule devant la poussée des pays émergents. Les industries culturelles sont lapremièresourcederevenusàl’exportationdesÉtats-Unis,devantl’aéronautiqueoul’automobile[30].Cinq des six principaux studios de cinéma sont américains, Hollywood domine le monde del’entertainmentmainstream[31].Surquoireposecesuccès?Surlemodèleéconomiqueaméricain,indéniablement,faitd’unmélange

deprisederisque,decréativité,d’agressivitécommerciale.L’augmentationdutempsdeloisiretdesrevenusdisponiblesdanslespaysémergents,lamultiplicationdeschaînesdetélévisiondufaitdelaprivatisationdusecteuraudiovisueldansunbonnombredepaysoccidentaux,dans lesannées1980et1990,leurontpermisd’inonderlemarchéinternationaldeproduitsdéjàenpartieamortissurleurmarchéintérieur,vasteetintégré.Ilsontégalementbénéficiédel’aidedugouvernementaméricainetde lobbies puissants, toujours prompts à brandir des menaces de sanctions commerciales si desobstacles trop gênants étaient opposés à leur conquête des marchés étrangers. Mais les produitsaudiovisuelsaméricainss’imposentégalementparcequ’ilssontd’embléeconçuspourlepubliclepluslargepossible,s’appuyantsurl’expérienced’unmarchéintérieurlui-mêmemulticulturel.Lesfilmsetlessériestéléviséesquivisentlemarchéplanétairesontconsensuels,privilégientlesscènesd’actionfacilement compréhensibles par tout le monde et qui ne risquent pas de heurter les susceptibilitéspolitiquesoulessentimentsreligieuxdespublicsvisés.Àl’inverse,l’Amériqueignorelargementlesproductionsétrangères,quasiabsentesdesesécransoudesesrayonnages[32].Lesindustriesculturellesaméricainess’appuientégalementsurdesfirmessolides,studiosetmajors

quidisposentdecapitauximportantsets’intègrentàdesgroupesauxstratégiesplanétaires.Àpeineunedizaine de groupes, en 2000, accaparaient entre 80 et 90% dumarchémondial, qu’il s’agisse decontenusécritsetaudiovisuels,dessupportsetdeséquipements,oudesréseaux.Onconnaîtlesplusimportants:TimeWarner,Vivendi,Disney,Viacom,NewsCorp,Bertelsmann,Sony,quirésultentdeconcentrationsverticales et horizontales.Tous cesgroupesne sont pas américains.Enmusique, uneseuledesquatremajorsestaméricaine.Maislanationalitédel’actionnairemajoritaireimportepeuici:lecontenuest«américain»,c’est-à-direqu’ilvise l’universel.«Seuls lesAméricains fontdes filmspour tout lemonde»,note justementFrédéricMartel.«Ilspratiquentunemondialisationactivequicombineunediffusion de contenus demasse, indifférenciés etmainstream, à une diffusion spécialisée de nichestenant compte des pays importateurs[33]. » Ils n’exportent pas seulement des contenus mais desformats, comme dans le cas des émissions de télévision, déclinés ensuite selon les diversmarchésnationaux. Ils exportent aussi des codesnarratifs, un imaginaire, desvaleurs, des représentationsdumonde.David Puttnam, ancien président deColumbia Pictures, insiste sur la dimension culturelle des

industriesculturelles:«Certainscherchentànousfairecroirequelecinémaetlatélévisionsontdessecteursd’activitécommelesautres.C’estfaux.Ilsmodèlentdesattitudes,fontnaîtredesconventionsdestyle,decomportementset,cefaisant,réaffirmentoudiscréditentlesvaleursplusgénéralesdelasociété.(…)Unfilmpeutrefléterousapernotresentimentd’identitéentantqu’individusetentantquenations[34]. » Or, si les studios hollywoodiens accaparent plus de 80% desmarchés rentables ets’établissent en force sur les marchés porteurs, si, dans de nombreux pays, les écrans nationauxdiffusentmoinsde10%deproductionslocales,onsetrouvedansunesituationd’inégalitéstructurellequimetendangerla«sécuritéculturelle»despays[35].Lacrainteplusoumoinssincèreouintéressée

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del’uniformisationculturellepeutlégitimerdesquotasvoirelacensuredelapartdegouvernementshostiles à l’hégémonie culturelle américaine. De nombreux pays ont édifié des politiques visant àdéfendreleurmarchéintérieuretlesvaleursqu’ilscroientmenacées(voirchapitre10).Au début des années 1990, CNN a représenté le symbole de la domination américaine sur les

médiasenmêmetempsque lapremièrechaînede l’èrede laglobalisationaudiovisuelle.Lancéeen1980parTedTurner,lepatrondeTime(etbientôtdeTimeWarner),ellefutpendantquelquesannéesla seule chaîne d’information en continu et celle qui consacrait le plus de temps d’antenne auxinformationssurlemonde.«Allezau-delàdesfrontières»futl’undesesslogans.Contratremplisurleplanéconomiqueetinstitutionnel,puisquedenombreuseschaînes-fillesfurentcrééesdansd’autrespays (Espagne, Inde, Chili, Turquie, notamment), dans d’autres langues (espagnol) et que CNNdispose de bureaux dans une quarantaine de pays, en plus d’avoir lancé l’un des premiers sitesd’information en ligne sur Internet en 1995. Avec la première Guerre du Golfe, elle acquiert uneréputationimmensemaiscontroversée,étantaccuséeparlesopinionsarabesderelayerlepointdevuede l’administrationaméricaine.Elleaété soumiseaux feuxcroisésde ladroiteetde lagaucheauxÉtats-Unismaisaussi,àl’étranger,decritiquessurlecaractèreexcessivementaméricaindesavisiondu monde. Son succès autant que ses travers ont suscité l’émergence de concurrents, notammentAlJazeera,dontilseraquestiondanslechapitresuivant.Malgré les multiples biais de sa couverture des événements mondiaux, il est indéniable que la

possibilitéd’accéderparCNN,puisparlesautreschaînesd’informationencontinuapparuesdanssonsillage, à une information instantanée et en images a bouleversé les modes de consommation del’informationenmêmetempsqu’ellecontribuaitàformeruneaudiencemondiale.Assisterendirectàla chutedumurdeBerlinen1989ouà lapluiedemissiles s’abattant surBagdadadonnéquelqueapparencederéalitéaurêveouaucauchemardeMarshallMacLuhande«villageglobal».LetransfertdepuissancedelatélévisionàInternetnechange,decepointdevue,pasgrand-chose;làencore,uneaudiencemondiale se formeponctuellement autour d’« événéments-monstres » – littéralement – telsquelachutedestoursduWorldTradeCenteren2001ouletsunamiquiafrappélesrivesdel’Océanindienen2004,suscitantuneémotionetunélandesolidaritépresqueuniversels[36].

Sportetculturedeconsommation

D’unefaçonmoinstragique, lesgrandsévénementssportifsconstituenteuxaussidesoccasionsderassemblement de la « famille humaine », cette fois à dates régulières. De ce point de vue, laretransmission des Jeux olympiques à la télévision a représenté une étape fondamentale. Les Jeuxolympiquesd’étédeMelbourne (1956) furent lespremiersàêtrediffusésdansd’autrespaysque lepayshôte;ceuxdeRome,quatreansplustard,lefurentdansleurintégralitéenEurope;ceuxdeTokyoen 1964 furent retransmis dans le monde entier grâce à la mondovision et regardés par environ800millionsdetéléspectateurs.D’aprèsNielsenMediaResearch,4,7milliardsdetéléspectateursontsuivi, à un moment ou à un autre, les Jeux de Pékin en 2008. Les Jeux olympiques constituent lespectacleleplussuividelaplanète,devantd’autresrencontressportivestellesquelacoupedumondede football[37]. On peut voir dans ce type d’événement un résumé de la globalisation – et de sesambiguïtés.LesJeuxrassemblentdessportifsvenusdumondeentierdevantdesaudiencesellesaussimondiales;lesrèglessontuniversellementadmisessinoncomprises;ellesrenvoientàdesidéauxdefraternitéetdecompréhensionentretousleshommes.Enmêmetemps,lesJeuxsontunecompétitionentrenationsetl’occasiondepousséesdefièvreschauvines.D’uncôté,uneorganisationinternationale

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à but non lucratif ; de l’autre, des droits de retransmission gigantesques, motivés par la mannepublicitairequesedisputentdesconglomératsauxstratégiesplanétaires[38].Lapublicitéestl’unedesmanifestationsdelaculturedeconsommationquis’estrépanduebienau-

delà des pays développés. Ici encore s’impose l’idée d’une domination occidentale et, plusparticulièrement, états-unienne ainsi que d’une diffusion de normes (apparence, comportement,pratiques) aussi bien que de produits. L’exaltation d’un mode de vie occidental accompagne lapromotionpouruneboissongazeuse,unemarquedevoituresoudevêtementsdesport.Mais,s’ilestrelativementaisédemesurerlesfluxdebiensetdeproduits,ilestplusdifficiledemesurerl’impactdecesimportationssur lecomportementet lesvaleursdesconsommateurs.Uneétudesur les jeunesIndiensconsommateursdeproduitsoccidentauxaconcluqueleursconceptionsdesrapportsdegenre(placeetstatutdelafemme,mariagesarrangés,alliancesfamiliales)n’étaientguèreinfluencéesparlesmodèlesoccidentauxetqueleschangementsviendraientplusprobablementdechangementsstructurelsdans la société indienne que de l’introduction de nouvelles significations culturelles[39]. Un autreauteuramontréquelaculturejaponaiseavaitrapidementassimilélacultureaméricainemaispourn’engarderquelesélémentspropresàlégitimercertainesidentitéspréexistantes;lacultureaméricainefutrapidement remplacéepar des formes autochtones (aujourd’hui,moins de 10%des programmesdetélévision consommés au Japon sont d’origine américaine) qui s’exportent à leur tour dans toutel’Asie[40].Une première interprétation de la diffusion planétaire de produits standardisés (voitures conçues

d’embléepourlemarchémondial,marquesdevêtementinterchangeables,musiquesd’ambiance,etc.)consisteàdéplorer la réductiondesdifférences (ouà se réjouirde laconvergencedes sociétésquiréduitlesrisquesdeconflits).Maislaglobalisationetl’homogénéisationdelaproductionàl’échellemondialemodifientlesenvironnementslocauxdanslesensd’uneplusgrandehétérogénéité,d’uneplusgrandepalettedechoixproposésauxconsommateursquinesontplusréduitsauxproductionslocales;laglobalisationpeutentraînerl’ouverturedemilieuxjusque-làfermésetisolés[41].L’histoire de la globalisation desmodes de consommation ne peut donc se réduire au récit d’un

nivellement par le bas sous la pression de producteurs cherchant à satisfaire un plus petit commundénominateur ; tout aussi importante est la tendance à une variété croissante dans les optionsdisponibles. En fait, comme le souligneMalcolm Waters, un choix croissant de contenus dans unesociétédonnéepeutlimiterlechoixpourlemondedanssonensemble,parleseffetsdespécialisationinduitsparlecommerceinternational.Lessociétéspeuventêtredeplusenplusproches,lesindividusà l’intérieur d’une société sont de plus en plus différents les uns des autres ; la diversité externes’atténue,ladiversitéinternes’accroît[42].Parailleurs,lesculturesglobalessontacceptéesdanslamesureoùellespeuventêtreintégrées,où

ellesfontsenspour l’expérience locale.Lesuccèsdesproduitsaméricainsestsouventpassépardenécessairesadaptationsauxcontexteslocauxderéceptionquiontgommécequecesproduitspouvaientavoirdespécifiquementnational;c’estl’undesaspectsduphénomènedela«glocalization»analysénotamment parRoland Robertson[43]. Stuart Hall,Homi Bhabha etArjun Appadurai parlent de« vernacularisation », John Tomlinson d’« indigénisation » pour désigner ces phénomènesd’appropriationetderéinterprétationculturelles.Celadit,àallertroploindanscettevisionanthropologiquefocaliséesurlaréceptiondifférenciée

desproduitsdeconsommation,onrisqued’oublier lecaractèrefondamentalementetstructurellementdissymétriquedeséchanges;àinsistersurlacoproductiondusens,depassersoussilenceleseffetscensoriauxproduitsparladominationd’unpetitnombredesociétésoudepayssurlaproductiondes

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significations.L’analysequ’afaiteElihuKatzetsonéquipedelaréceptiondufeuilletonDallaspardiverstéléspectateurs–PalestiniensvivantenIsraël,JuifsmarocainsouAméricainsdeLosAngeles–aapportédeprécieux renseignements sur la façondontchacunpouvait interpréter,différemmentdesautres,lescodesnarratifsetculturelsdecettesériequiconnutungrandsuccèsinternationaldanslesannées1980[44].Mais,commele remarqueArmand Mattelart,cetteanalyseen termesde« lecturenégociée » ignore ou feint d’ignorer les rapports de force entre les cultures et les économiesaudiovisuellesquiexpliquentenpartiepourquoiunetellesérieapus’imposerdansunsigrandnombredepays[45].

Créolisationetfusion:langues,lettresetartsdanslaglobalisation

Languescentralesetlanguespériphériques

«Leslanguesnesontpasseulementunmoyendecommunication:ellessontletissumêmedenosexpressions culturelles, les vecteurs de notre identité, de nos valeurs et de nos conceptions dumonde[46].»L’UNESCO,d'oùprovient cette affirmationde l’importancedes langues, a engagéunprogrammedesauvegardedeslanguesmenacéessurlaplanète.Leslinguistesjugenteneffetprobablela disparition au cours du XXIe siècle d’une grande partie des quelque 6 000 langues parléesaujourd’hui. La moitié d’entre elles ne sont d’ores et déjà plus parlées que par moins de10000personnes;onestimequ’ilendisparaîtunetouteslesdeuxsemaines.Leslanguesdominantes,dites aussi centrales, exercent un pouvoir d’attraction croissant sur les locuteurs, en particulier lesjeunes,quiyvoientunmoyendes’ouvrirsur lemonde.Laglobalisationculturelleexercedeseffetsnégatifsen termesdediversité linguistique,mêmesionpeut lacréditerd’inciterdeplusenplusdepersonnesàacquériraumoinslesrudimentsdeslanguesvéhiculaires.Si lemandarin est la première langue parlée aumonde, l’anglais est, de plus en plus, la lingua

francadelaglobalisation,lalanguedeséchanges,danssaversionglobish(globalenglish)quidéplaîttantauxpuristesanglophones.Mais lepoidsdufrançaisn’estpasnégligeableeten toutcashorsdeproportion avec le poids démographique des locuteurs francophones. Cette place enviable – ladeuxièmeaumonde,selonAndréetLouis-JeanCalvet–s’expliqueparlerayonnementpersistantdelaculturefrançaise,lenombredepaysetd’organismesinternationauxquifontdufrançaisleurlangueofficielleouencorelenombredetraductionsàpartirdufrançais[47].Les déséquilibres dans les fluxmondiaux de traduction illustrent les asymétries globales dans la

représentation des cultures, des peuples et des langues. Les données compilées par l’IndexTranslationum – un organisme de l’ONU–montrent que 55%de tous les livres traduits le sont àpartirdel’anglais,contre6,5%verscettelangue[48],alorsmêmequelepourcentagedelivresécritsenanglaisdansl’ensembledeslivrespubliésatendanceàdiminuer.Commel’explique Louis-Jean Calvet, plus une langue est centrale dans le système international, moins ontraduitverselle[49].Àl’inverse,plusunpaysestmarginalparsonnombredelocuteurs,plusilauratendanceàtraduire,dumoinss’ilestaussiunpaysriche;lequartdelaproductionlittérairedesPays-Basoude laSuèdeest issude traductions.Les langues lesplusparléesne sontpasnécessairementcellesàpartirdesquellesontraduitleplus:ontraduitpeu–pourlemomentencore–duchinois,del’arabe,duportugaisoudujaponais[50].Lesspécialistesontobservéuneforteaugmentationglobale

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des flux de traduction à partir des années 1980, dans une conjoncture favorable aux échangeséconomiques de toutes sortes.Mais s’il y a bien eu intensification et diversification des échangesculturels par l’intermédiaire du livre, ces échanges s’inscrivent dans un système de relationsasymétriquesentrelanguesetculturesdontlesenjeuxpolitiquesnesontpasabsents[51].Les pays culturellement et linguistiquement dominants ont tendance à se comporter comme s’ils

étaientautosuffisantssurleplanculturel.AuxÉtats-Unis,en2004-2005,lesauteursnationauxontécritplus de 90% des livres vendus ; le Royaume-Uni semontrait un peu plus ouvert (sur les pays duCommonwealth, c’est-à-dire sur un espace encore anglophone, ou sur… lesÉtats-Unis) avec60%.CommelenoteDonald Sassoon,quidonneceschiffres,«personneneressent lebesoind’importerquand il peut faire autrement. Importer signifie souvent traduire et la traduction représente un coûtsupplémentaire pour une branche incertaine de son avenir[52]. » Les dépenses de traduction sontgénéralementtrèsfaibles:l’éditionbritanniqueconsacre0,2%desonbudgetàlatraduction,l’éditionallemande0,3%,laFrance0,5%.Avecdeseffetssecondaires telsque la tendanceàne lire,outre les livresrédigésdanssapropre

langue,queceuxtraduitsàpartirdeslanguescentrales,oulefaitquel’onnetraduiseversleslanguespériphériquesquelorsquelelivreadéjàététraduitdansunelanguecentrale.JohanHeilbroncitedesauteurscommeJorgeLuisBorgès,JulioCortázarouGabrielGarcíaMárquezquiontététraduitsdansplusieurs langues européennes après qu’ils eurent été traduits en anglais ou en français[53]. Ce quipourraitmarquerunavantagepourleslocuteursdeslanguescentrales–parlerouécrirelalanguequetout lemonde veut parler ou écrire – peut aussi être considéré comme un inconvénient : le publicanglophoneamoinsde choix,moinsdediversité,moinsd’ouverture sur les réalités linguistiques etlittérairesdesautrespaysque lepublicd’un«petitpays» (dumoinssicepaysaunepolitiquedetraductionactive).Maislepublicfrancophoneestluiaussi«victime»dela–relative–centralitédesa langue.Donald Sassoon rappelaitque lepalmarèsdesvingt livres lesplusvendusenFranceen1989-1990necomportaitquedeslivresécritsdirectementenfrançais[54].

Existe-t-ilune«littérature-monde»?

Delàlecaractèreunpeutrompeurdelacontroversequiaagitélesmilieuxlittérairesfrançais–etau-delà–auprintemps2007autourde lanotionde« littérature-monde».Après lesuccèsrencontrépardesécrivains«d’outre-France»auxprixlittérairesdel’automneprécédent, lessignatairesd’unarticle-manifeste dans Le Monde, puis d’un livre-manifeste chez Gallimard, parlaient d’une«révolutioncopernicienne»,sansquel’onsachetrèsbiensicetterévolutionavaitdéjàeulieuous’ilsenproclamaientlanécessité[55].Ils’agissaitpoureuxd’enfiniràlafoisaveclanotionobsolèteetcondescendante de « francophonie » et avec une conception étriquée du roman, nombriliste etformaliste, qui avait selon eux dominé les lettres françaises depuis les années 1950. Contre lafrancophonie,ilsavançaientlanotionde«littérature-monde»empruntée–sansledire–àGoethe;contre le roman germanopratin, l’idée d’un roman comme « atlas du monde »[56]. « Fin de lafrancophonie,naissanced’unelittérature-mondeenfrançais»?Passisimple.Parmi les objections faites aux thèses avancées par les signataires des deux textes – car la

controversesuscitad’asseznombreusesréactions,enFranceetàl’étranger,preuvequelapolémiquearrivaitàsonheure–figurentenbonneplacedesargumentsquin’ontpaslieud’êtretroplonguementdéveloppésici(parexemple,queleformalismen’ajamaisreprésentéqu’unetendancetrèsminoritaire,etquiasaraisond’être,delalittératurefrançaise;ouqueleromann’estpasleseulgenreàdevoir

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êtreprisenconsidération).Plusadéquateànotrepropos,l’idéequetoutécrivaindequalité,fût-celeplussédentaireetleplusrégionaliste,est«dumonde»aussibienqueleplusnomade.Leparticulierpeutêtrelecheminversl’universel.Si«l’universel,c’estlelocalmoinslesmurs»,selonlemotduPortugaisMiguel Torga, alorsCharles-Ferdinand Ramuz,quiquittapeu saSuisse natale, est aussiuniverselquel’infatigableécrivain-voyageur,suisseluiaussi,NicolasBouvier[57].Les partisans d’une littérature-monde d’expression française pointent à juste titre les effets de

relégationinduitsparlescatégoriesetlesclassementsdesjournalisteslittéraires,deséditeursoudeslibraires ; et ils militent pour une rupture du lien ancestral entre littérature et nation, une«dénationalisation»delalittérature.Mais,d’unepart,lafrancophonie,commeinstitutionetcommemodedeclassification,continued’êtreutileauxauteurséloignésdescentresdepouvoiréditoriauxetdésireuxdesefaireconnaîtrehorsdeleurpays;d’autrepart,si l’intentiondessignatairesn’estpasnationaliste, elle s’inscrit en revanche explicitement dans une rivalitémondiale avec l’anglais et undiscoursdudéclindelaculturefrançaiseentonnénotammentoutre-Atlantique.Ils’agitderevigorerlalittérature française par sesmarges ou plutôt par ce qui, longtemps cantonné à la périphérie, seraitdevenuaujourd’huilevrai«centre»degravitédecettelittérature.L’exemplecitéetenviéestceluidela littérature du Commonwealth, la littérature postcoloniale de langue anglaise qui aurait pris lepouvoirdanslemondedel’éditionbritannique.IlestvraiquelesécrivainsoulespenseursissusdespaysduCommonwealthoud’immigrésvenus

de ces pays occupent aujourd’hui une place importante et visible dans les lettres anglaises, deArundhatiRoy(Inde)àZadieSmith(néeprèsdeLondres,depèreanglaismaisdemèrejamaïcaine)en passant par Vidiadhar Surajprasad Naipaul (Trinité-et-Tobago) ou Salman Rusdhie (Inde) etbeaucoupd’autres.Leurs romanset leursessais,au-delàde leursdifférences individuelles,ontpourpointcommundedépeindredessituationsdel’entre-deux,entreplusieurspaysetplusieurscultures,des’interroger sur l’identité problématique, toujours en construction, de personnages métissés,appartenant àdespopulationsdispersées.L’anglais est lemoyende leur expressionmaisunanglaistoujours questionné, retravaillé, enrichi par leur expérience multiculturelle. « Revenant sur latourmentesuscitéeparsonroman,Rushdieexpliquecequiest,pourlui,levéritableenjeudecelivre:inventerunlangageetdesformeslittérairescapablesderestituerl’expériencedudéracinement,delaruptureetdelamétamorphosequiestcelledel’émigré.Condition,ajoute-t-il,dontonpeuttirerunemétaphorevalablepourtoutel’humanité[58].»Mais le même Salman Rushdie se montre très sceptique quant à l’existence d’une littérature du

Commonwealth. Pour lui, il s’agit d’un concept fabriqué pour des raisons demarketing, une notionconfuseetpolitiquementdouteusepuisqueinstrumentaliséeparlepouvoiréditorialdel’anciencentreimpérial;ensomme,ilreprocheàlalittératureduCommonwealthcequelessignatairesdumanifestepourlalittérature-mondereprochentprécisémentàlafrancophonie!Pourlui,ilconvientdeparlerde« littérature de langue anglaise », qui a des branches particulières selon les origines de chaqueécrivain-e,lequel(oulaquelle)neparlepourtantjamaisaunomd’uneappartenancenationale[59].Autre réalité ambiguë, celle de la créolité linguistique. On cite souvent le cas de la littérature

antillaiseoucaribéenneendisantquecettelittératureestmieuxreconnueauxÉtats-Unisqu’enFrance.Il est vrai qu’Édouard Glissant, par exemple, enseignait à la City University de New York etcontribuait au renouvellement des départements de français dans les universités américaines, quiprisaient sa façon d’oraliser l’écriture, de troubler le français de créole, sa défiance à l’égard descultures ataviques et des enracinements identitaires, son attention aux thèmes du déplacement, del’errance,à lamêléedesculturesetauxrécitsqu’elleproduit[60].Mais, comme le souligneNicole

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Lapierre, Glissant est peu cité dans les études postcoloniales, peut-être parce que sa perspectiveapparaîtplusarchipéliquequevéritablement transnationaleoudiasporique ;c’estunepenséeancréedansl’espaceantillais,sonhistoire,sonimaginaire,sonrapportambivalentàlaFrance,alorsquelesthéoriciens postcoloniaux s’intéressent surtout à la déterritorialisation, aux phénomènes derelocalisation imaginaires[61]. Par ailleurs, tous les écrivains antillais n’utilisent pas le créole, demêmequetouslesécrivainsdespaysduCommonwealthn’hybridentpassystématiquementlelangagequ’ilsutilisent.MaryseCondé,parexemple,rappelledansPourunelittérature-mondequ’elledutsejustifierd’écrireenfrançaisquand,vers lafindesannées1980, lecréolerevendiquait la totalitédel’espacelittéraireantillais.

Musiquesdumonde

Sila«littérature-monde»estunconceptquidevraêtrevalidéparl’avenir,laworldmusic,elle,estune réalité déjà ancienne, quoiqu’elle aussi contestée[62]. C’est aussi un conceptmarketing, utilisépourvendredesartistesvenusdumondeentieraupublicoccidental.Les«musiquesdumonde»,enfrançais,ontleurslabelsetleursmaisonsdedisqueattitrées(parexempleOcora,enFrance,ouRealWorld,enGrande-Bretagne, fondéparPeterGabriel), leurplacedans lesbacsdesdisquaires, leursfestivals, comme le festival Musiques Métisses en France, le Womad à Londres, le Womex àCopenhague,oulefestivalGnaouaàEssaouira,auMaroc[63].Dans ce domaine, le leadership états-unien se trouve contesté par Londres et Paris, véritables

plaquestournantespourcesmusiciensvenusd’Afrique,desCaraïbes,d’AmériqueduSudoudusous-continentindien,quimixentinfluencesoccidentalesetnon-occidentalesdansune«fusion»originale.L’AlgérienCheb Khaled, leMalien Salif Keïta, leGuinéen MoryKanté, le Sénégalais YoussouN’Dour,leCamerounaisManuDibango,l’IvoirienAlphaBlondy,legroupesénégalaisTouréKundasontdevenuscélèbresenseproduisantetenétantproduitsenFrance,s’appuyantsurlesstudios, lesradiosetlescommunautésafricainesimplantéesenFrancepourconquérirdespositionsàl’étranger.L’ethnomusicologueMartinStokesévoquel’idée«d’identitésentraitd’union»pourdésignerdes

identitésmusicalestransnationalesenrelationaveclescirculationsmigratoires[64].Ainsitrouve-t-onl’influencegnaouadanslesannées1990enFrance,dansdesgroupesdontlesmembresappartiennentàlacommunauténord-africaine[65].Onpenseaussiauraï,genremusicalalgérienapparuaudébutduXXesiècledanslarégiondel’Oranieetquis’occidentaliseaucontactdesstylesrockoupopaudébutdes années 1980 avant de connaître un succès international, via Marseille et Paris, dans lesannées1990.Certainesdecesmusiquessontreconnuesdansleurpaysàpartirdudétourparl’étranger,àl’instardureggae,mépriséparlesélitesjamaïcainesjusqu’àcequ’ildevienneunemusiquemondialedanslesillagedeBobMarley,faisantalorsunretourtriomphaldansl’îlequil’avunaître.Des phénomènes demétissage ou d’hybridation, lamusique en a toujours connu au cours de son

histoire;ilssontconstitutifsdelaplupartdesgenresmusicaux.AuXXesiècle,lejazzsortducreusetoùsesontmêlésracinesafricainesetchantsdel’esclavage,culturechrétiennedugospel,instrumentseuropéens du jazz-band, folk anglo-saxon. Mais les années 1980 donnent à ce mouvement uneaccélérationetuneorientationnouvelles.L’évolutionducontextegéopolitiqueinternationalcontribueàl’émergence et au succès de laworldmusic. En 1985, la famine dramatique qui sévit en Éthiopiesusciteunemobilisationdelapartdenombreuxartistes;MichaelJacksonetLionelRichiecomposentalorslachansonWearetheworld,enregistréeparunpaneldevedettesessentiellementaméricaines.ProduitparQuincyJones,lesingle,éditéparCBS,sevendàplusde7millionsd’exemplaires.En

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France, une opération similaire, coordonnée par le saxophoniste camerounaisManu Dibango et leproducteur américain Bill Laswell, donne naissance en 1985 au disque Tam Tam pour l’Afriqueauquelparticipentdenombreuxmusiciensafricains[66].Ces deux disques concentrent les ambiguïtés de la globalisation musicale : ils s’inscrivent dans

l’utopie universaliste qui s’empare de la jeunesse occidentale et sont produits par les centres,américain et français, de la culture dominante ; ils témoignent de l’engagement généreux d’unegénération et sont en même temps des manifestations de la puissance des industries culturellesoccidentales.On pourrait ajouter, plus largement, la tension entre la dimension ethnique, identitairevoire communautaire, d’une partie de cettemusique, et la dimension commerciale, tout public, quetentent de lui donner lesmajors mais aussi des musiciens qui désirent souvent échapper au rôleétouffantdereprésentantd’unenation,d’unpeuple,d’uneculture.Nolensvolens,cesartistesjouentunrôlepolitiqueautantqueculturel[67].L’exempledelaworldmusicmontreenfinquelaglobalisationculturellefonctionneautantpardiversificationqueparhomogénéisation,quel’uneetl’autreavancentdepair.

Lemondedel’art

En1989,l’expositionMagiciensdelaTerreorganiséeparleCentreGeorgesPompidou,maissisedans plusieurs lieux parisiens, rassembla des artistes venus dumonde entier, de l’Ivoirien FrédéricBrulyBouabréetsesdessinsauxcrayonsdecouleursauxcercueilssculptésenformedehomardoudeMercedesduGhanéenSamuelKaneKwei,enpassantparlespeinturesdesabledeJoeBenJr,IndienNavajo[68],danslagrandeHalledelaVillette.CommelenoteCatherineMillet,l’expositionfaisait,d’une certaine façon, advenir le projet universaliste développépar les avant-gardes tout au longduXXesiècle,maisdansuneperspectivenouvelle:nonplusleralliementàlabannièred’uneesthétiqueoud’unecontre-esthétique particulière mais la rencontre, placée sous le signe de l’éclectisme esthétique et durelativismeculturel,entredesartistesvenusdeculturesdifférentes,manifestantdesstylesappartenantà d’autres traditions que celle de l’Europe ou de l’Occident, déployant des univers personnelshétérogènes. La confrontation entre des techniques et des pratiques traditionnelles, rituelles ouconsidérées comme primitives, avec les expressions de lamodernité occidentale, invitait non à un« choc des civilisations » mais à une fertilisation croisée des imaginaires[69]. L’abolition desfrontières, à l’ordre du jour depuis une quinzaine d’années dans le monde de l’art contemporain,s’envisageàlafoisentermesd’esthétiquesetd’appartenancesnationales.D’autresgrandesexpositionsontsuiviquiontégalementmisenespacelesinterférencesdelascène

artistiquemondiale:laBiennaledeLyonen2000,intitulée«Partagesd’exotisme»,laDocumenta11(àKassel)en2002,quis’étaitdonnéecommethèmeprincipalladécolonisation,oubienencoreAfricaRemixen2005auCentrePompidou,entièrementconsacréeàl’Afrique.Touteslesgrandesexpositionsaccueillent désormais l’art des nations émergentes, demême que lesmusées d’enverguremondialeconsacrentdessectionsauxarts«nonoccidentaux».Lesbiennalessesontmultipliéesdanslemondeentieretpermettentàdesartistesquine trouventpas,souvent,dans leurproprepays, lesconditionsmatérielles ou politiques de vivre de leur art des possibilités d’accéder à une reconnaissanceinternationale[70].Pourlecritiqued’artfrançaisPierreRestany,«l’intérêtdel’expositiond’artdanslemonde, c’est d’avoir une couverture planétaire.Certaines revuesqui sont dans cequ’on appelaitautrefois le tiers-mondesont fatalement très sensiblesàcechampnouveaud’expression libre.Elles

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sententqu’aujourd’hui,leproblèmedelacentralitéhistoriqueestdépasséetqu’onpeuts’exprimerdefaçondirecte,quel’onsoitàSidney,Johannesburg,ParisouNewYork[71].»Pourautant,lasituationdumarchédel’artestloind’êtreidyllique.D’unepart,onpeuts’interroger

sur ladifficultéd’accéder à l’univers culturel debeaucoupd’artistes et à l’incompréhensiondevantleursœuvresqui en résulte ; onpeut tenir lemême raisonnement àproposd’objets appartenant auxcollectionspatrimonialesdemuséesethnologiquesdeplusenplussouventreconvertisenmuséesd’art,etquiproposentàl’admirationdesvisiteursdesobjetscoupésdeleurcontextesocialdeproductionetdesignification.D’autrepart,l’utopieuniversalistesepaied’unaveuglementconcernantlesrapportsde force internationaux en matière de production, d’exposition ou de vente d’art contemporain. Leclassement par pays est révélateur : au début des années 2000, les artistes des États-Unis etd’Allemagneréalisentrespectivement34,2%et29,9%desventesmondiales.Surlescentartisteslesplus reconnus dans le monde en 2000, on compte 33 Américains, 28 Allemands, 8 Britanniques,5Français,4Italiens,3Suisses[72].Cesontencorelesgaleriesoccidentalesquidominentlargementdanslesgrandesexpositionsetfoiresinternationalesd’artcontemporainetl’onnepeutquesuivrelesociologueAlainQueminquandildécritlemondedel’artcontemporaincommeétantorganiséenunduopole entre les États-Unis, d’une part, et quelques pays d’Europe occidentale, d’autre part[73].Certes, ces chiffres évoluent depuis une dizaine d’années, sous l’effet de l’émergence de paysnouveauxsurlascèneartistiquemondiale,laChineenparticulier.Maisleslogiquesquirégissentcedomainen’enrelèventpasmoinsdesrapportsdeforceinternationauxtoutautantqu’ilsfontjouerdesmécanismes demétissage au niveau de la production individuelle des artistes. On pourrait en direautantdesexpositionsinternationales,spécialiséesouuniverselles,dontleXXesiècleaétélesiècled’or(aprèsleXIXequilesainventées),etquicondensent,commelesgrandsévénementssportifs,lesambiguïtésdelaglobalisation.

LesExpositionsuniversellesLeXXesiècles’ouvreavecl’ExpositionuniverselledeParisde1900,

quiaccueille50millionsdevisiteurs.C’estl’occasionpourlaFrancedemontrer aumonde son savoir-faire industriel et sapuissance retrouvée,après celles, également organisées sur son sol, de1878 et de1889 (lapremièreExpositionuniverselleaétéorganiséeen1851parleRoyaume-Uni). Par la suite, une quinzaine de manifestations semblables sontorganiséesdanslemondejusqu’àcelledeShanghai,en2010.Ellesfontpartiede l’ensembleplusvastedes foires, salons, festivalsqui formentunechaînepresqueininterrompued’expositionsinternationalesquiontpuissammentcontribuéàaugmenterleséchangesentrelespeuplesetlesnations.Àpartirde1928,unBureauInternationaldesExpositions(BIE)régule l’organisation de ces manifestations. Le BIE distingue deuxcatégories principales : les « expositions internationales enregistrées »(ou expositions universelles), qui ont un thème à caractère général,

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d’intérêt ou d’actualité potentiel pour l’ensemble de l’humanité, et les« expositions internationales reconnues » (ou expositionsinternationales spécialisées) dont le thème a souvent un caractère plusprécis�[74]. Le BIE définit les expositions internationales commedesmanifestationsquiontpour«butprincipal[l’]enseignementpourlepublic, faisant l’inventaire des moyens dont dispose l’homme poursatisfaire lesbesoinsd’unecivilisationet faisant ressortirdansuneouplusieurs branches de l’activité humaine les progrès réalisés ou lesperspectives d’avenir[75]. » Les expositions ont pour but avoué ladiffusion des connaissances et le resserrement des liens entre lespeuples.Dans le casdes expositionsuniverselles,d’autresmotivationsinterviennent : sous couvert de concorde entre les nations, elles sontl’occasion de démontrer la puissance économique et le savoir-fairetechnologique des participants, en particulier du pays organisateur, etreprésentent aussi un outil de développement économique et un vasteespacede divertissement dans la logiquede la culture demasse.D’oùl’enjeugrandissantquerevêt l’organisationd’unetellemanifestation,àl’instar des grandes rencontres sportives. Exclusivité des pays ouest-européens et nord-américains jusqu’à l’exposition d’Osaka en 1970,elles s’ouvrent à d’autres pays avec laChine en 2010 avantTanger en2020[76].[1].RapportsurlapopulationdesNationsUniesde2009.[2].CNUCED2007.FrankLechneretJohnBoli,Worldculture,originsandconsequences,Oxford,Blackwell,2005,p.115.[3].ChristianGrataloup,Géohistoiredelamondialisation,letempslongdumonde,Paris,ArmandColin,2007,p.174.[4].Chiffresde l’Organisationmondialedu tourisme,citésparRémy Knafou,«Versun tourismedemasse individualisé»,L’Atlas des

mondialisations,Paris,LeMondeLaVie,2010,p.163.[5].Ibid.[6].Cf.Dreamlands,desparcsd’attractionauxcitésdufutur,cataloguedel’expositionduCentreGeorgesPompidou,2010.[7]. Sur la géographie desmobilités, voir Jacques Lévy (dir.), L’Invention dumonde, une géographie de lamondialisation, Presses de

SciencesPo,2008,chapitre6.[8].RapportsurlapopulationdesNationsUniesde2009,citéparCatherineWihtoldeWenden,«Desmigrationsdevenuesplanétaires»,

L’Atlas des mondialisations, op. cit., p. 80. Pour une comparaison de la façon dont les déplacements de population étaient pensés etreprésentésentre ledébutet la finduXXesiècle, lireGiovanniGozzini,«TheGlobalSystemof internationalmigrations,1900and2000 :acomparativeapproach»,Journalofglobalhistory,1,2006,p.321-341.[9] . En 2007, on dénombrait dans le monde 16 millions de réfugiés, parmi lesquels 4,5 millions de Palestiniens, 3 millions d’Afghans,

2millions d’Irakiens. Près de vingt ans après la chute duMur deBerlin, une dizaine demurs ont été érigés dans les années 2000, ce quicontreditl’imaged’uneglobalisationharmonieuseetouverte.Voirlecataloguedel’expositiondeRaymondDepardonetdePaulVirilio,Terrenatale–Ailleurscommenceici,montéeàlafondationCartieren2008-2009.EtlelivredeMichelAgier,Auborddumonde:réfugiés,campsetgouvernementhumanitaire,Paris,Flammarion,2002.

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[10].Voirparexemplel’étuded’AngélineEscafré-Dubletquimontrenotammentquelesannées1980ontmarquéuntournantdanslafaçondepenserlestransfertsculturelsnésdel’immigrationenFrance,avecplusdeplacelaisséeàl’échangeetàlaredéfinitiondesculturespropresàchaqueexpérienceindividuelle.(«LesTransfertsculturelsliésauxmigrations:letournantdesannées1980enFranceetauQuébec»dansAnneDulpy,RobertFrank,Marie-AnneMatard-BonuccietPascalOry,(dir.),LesRelationsculturellesinternationalesauXXesiècle :de ladiplomatieculturelleàl’acculturation,Bruxelles,PeterLang,2011,p.679-686.)[11].Anne-CatherineWagner,«LesTerritoiresd’uneéliteinternationale»,Ed.delaBPI,2008.Pouruneétudedecassurlesmigrations

transnationalesdesmoinsqualifiés,voir,danslamêmepublication,l’étuded’AlainTarrius,«LesMigrationstransnationalesenEuropeduSud:frontièresdesmigrants,frontièresdesnations».[12].Ibid.[13].Ibid. Sur les raisons pour lesquelles lesmigrants hautement qualifiés ont plus tendance à se diriger vers les pays anglophones du

« centre » (ou des « plaines »), voir l’article de PhilippeVan Parijs, « TheGround Floor of theworld : socio-economic consequences oflinguisticglobalization»,Internationalpoliticalsciencereview,21(2),2000,p.217-232.[14] . Frédéric Martel, dans son livre sur la « culture mainstream » relève le pourcentage élevé d’étudiants internationaux sur le sol

américain,del’ordrede3,4%deseffectifsscolarisés.Cepourcentageaugmentefortementsioncomptabiliselesétudiantsaméricainsnésàl’étranger(18%entroisièmecycle)etplusencoresil’onajoutelesétudiantsdontlesparentssontnésàl’étranger(27%entroisièmecycle).«Ce sont des chiffres inégalés dans lemonde », qui témoignent de la fascination exercée par lesÉtats-Unis sur la jeunesse étudiante denombreuxpaysetrenforcentladiversitéculturelledupays.(Mainstream,enquêtesurcetteculturequiplaîtàtoutlemonde,Paris,Flammarion,2010,p.190).[15].ChiffresUNESCO–OCDE,citésparFrancisVérillaud,«LeSavoirdanslamondialisation:SciencesPodanslamondialisationdes

institutions d’enseignement supérieur », dans François Chaubet (dir.), La Culture française dans le monde, 1980-2000, les défis de lamondialisation,Paris,L’Harmattan,2010,p.164.[16] . Les données de l’OCDE indiquaient en 1999 que plus de 370 000 chercheurs et ingénieurs ayant des activités de recherche et

développement aux États-Unis étaient originaires des pays du Sud. Les données fournies par la NSF américaine et la base Eurostatpermettaient d’estimer à un tiers environ le potentiel humain enR&DdespaysduSud expatrié auNord. (MauriceLourd, «CoopérationNord-Sudetdiasporasscientifiques,histoire,réalitésetperspectives»http://www.ird.fr/fr/ccde/pdfmexico2006_MauriceLourd.pdf).[17].Uneémigrationqualifiéequiestdeplusenpluslefaitdesfemmes.Entre1990et2000,lenombredemigrantesqualifiéesaaugmenté

de 73%, passant de 5,8 à 10,1 millions. Dans certains pays, comme le Nigeria, la RDC ou la Tunisie, le taux d’émigration des femmesqualifiéesestdix foissupérieuràceluideshommesqualifiés.Sachantque lapartdes femmesdiplôméesenAfriquen’estquede2,4%,onmesurelapertepourlepaysd’origine.(LeMonde,3novembre2010).[18].Chiffrefourniparl’OverseasChineseProfessionals,citédansLeMonde,30mars2010.Pouruneétudedecas(lemulticulturalismeà

Taïwan),lireLi-jungWang,«TheFormationof“transnationalcommunities”»,Internationaljournalofculturalpolicy,11(2),2005,p.171-185.[19].F.Martel,op.cit.,p.248.[20].Jean-ClaudeGuillebaud,LeCommencementd’unmonde,versunemodernitémétisse,Seuil,2008,p.231-234.[21].ArjunAppadurai,Aprèslecolonialisme,lesconséquencesculturellesdelaglobalisation,Paris,Payot,2005[1996],p.31.D’autres

auteursinsistentsurlemaintiendulienentrelesÉtatsetlesdiasporas;voirparexempleAihwaOng,Flexiblecitizenship:theculturallogicsoftransnationality,Durham&London,DukeUP,1999.Pourplusdedétailssurlesliensentrediasporasetmédias,voirTristanMattelart(dir.),Médias,migrationset cultures transnationales, Paris, deBoeck / INA, 2007.La littérature anglophone sur ce thème est assez abondante ;citonsnotamment :DavidMorleyetKevinRobins,Spacesof Identity :globalmedia,electronic landscapesandculturalboundaries, LondonandNewYork,Routledge,1995;GitteStaldetThomasTufte,Globalencounters:mediaandculturaltransformation,Luton(UK),UniversityofLutonPress,2002 ;OlgaG.Bailey,MyriaGeorgiouetRamaswaniHarindranath (eds),Transnational lives and themedia : re-Imaginingdiaspora,Basingstoke,PalgraveMacMillan,2007.[22].FrancisBalle,Médiasetsociétés,Paris,Montchrestien,2009,p.180.CetauteurmentionneégalementleprojetOtherThreeBillions

(O3b,«lesautrestroismilliards»)quiviseàapporterInternetàunfaiblecoûtauxpopulationsde150pays,enAsie,enAmériquelatine,enAfriqueetauMoyen-Orient.Lepremierengind’uneconstellationde16satellitesaétélancéenseptembre2008.L’opérationestfinancéeparGoogle,LibertyGlobaletHSBC(p.622).[23].CécileDucourtieux,«Descommunicationsentempsréel»,L’Atlasdesmondialisations,op.cit.,p.70-73.[24] . Statistiques du CIA World Fact Book, cités par Le Journal du Net, 18 octobre 2010. La France arrivait en 9e position avec

42,9millionsd’internautes.[25].Statistiquesdel’InternetWorldStats,mars2009,citéesparJacquesLeclercdansL’Aménagementlinguistiquedumonde,Québec,

TLFQ,UniversitéLaval(pourdesdonnéesplusnombreuses,voirwww.internetworldstats.com).Lefrançaisarriveen4eposition,derrièrelejaponais.[26].LireFrédéricJoignot,«Réseauxsociaux,gazouillisentreamis»,L’Atlasdesmondialisations,op.cit., p. 178-179. Pour une bonne

étude d’Internet comme «média global », lireTerjeRasmussen, « Internet as aWorldMedium», dansG. Stald et T.Tufte (eds),GlobalEncounters…, op. cit., p. 85-106. Lire aussi Oliver Boyd-Barrett, « Cyberespace, Globalization and Empire », Global Media andCommunication,2(1),2006,p.21-41;AlexanderGalloway,«GlobalNetworksandtheEffectsonCulture»,TheAnnalsoftheAmerican

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Academy,597,2005,p.19-31.GeoffreyNunberg,«Lesenjeuxlinguistiquesd’Internet»,Critiqueinternationale,n°4,1999,p.105-131.[27].Voirlessiteshttp://www.wikipedia.orgethttp://wikileaks.ch/[28].Onestimeà600millionslenombredepostesderadiodanslemondeen1965,à250millionsdetéléviseursen1970;à4,5milliardsde

radios,à3,5milliardslenombredetéléviseursaujourd’hui(F.LechneretJohnBoli,op.cit.,p.115).Mais,àlafindesannées1990,seuls3,5%desfoyersafricainsétaientéquipésenpostesdetélévision.[29].JeremyTunstall,TheMediaareamerican,Londres,Constable,1977.L’auteuraécritvingtansplustardunouvragequimontreque

laprééminenceaméricainedansledomainedesmédiasestaujourd’huicontestéepardenouveauxprétendants(Themediawereamerican:USmassmediaindecline,NewYork,OxfordUP,2007).[30].Selonl’UNESCO,lesproduitsculturelssontdevenusen1996laprincipalesourced’exportationdesÉtats-Unis.(UNESCOStudyon

internationalflowsofculturalgoodsbetween1980-1998,UNESCO,2000).http://www.UNESCO.org/culture/industries/trade)[31].F.Martel,op.cit.,p.418.LesÉtats-Unissontlespremiersexportateursdeprogrammespourlesfilmsproduitspourlatélévision(81%

desprogrammesexportésen1999),pourlescomédiesdramatiques(72%)etpourlesémissionspourenfants(60%).ChiffrestirésdeJoëlle Farchy et JeanTardif, LesEnjeux de lamondialisation culturelle, Paris, éd.Hors Commerce, 2006, p. 286.Voir également le rapport del’UNESCO,Échangesinternationauxd’unesélectiondebiensetservicesculturels,1994-2003:définiretévaluerlefluxducommerceculturelmondial,UNESCO– ISU,2005et le livredePeterS.Grant etChrisWood,Blockbusters andTradeWars, popular culture in a globalizedworld,Vancouver,Douglas&McIntyre,2004.[32] . Deux bonnes synthèses en anglais sur les industries culturelles ou créatives au XXe siècle : David Hartley, Creative industries,

Oxford,Blackwell,2005 ;DavidHesmondalgh,TheCultural Industries,London,Sage,2007.En français :XavierGreffe (dir.),Création etdiversitéaumiroirdesindustriesculturelles,Paris,LaDocumentationfrançaise,2006.PhilippeBouquillion,LesIndustriesdelacultureetdelacommunication : les stratégiesducapitalisme,Grenoble,PUG,2008.Pourdes articles synthétiques sur le lien entre industries culturelles etglobalisation,lireStuartCunningham,«TrojanhorseorRorschachblot?Creativeindustriesdiscoursearoundtheworld»,Internationaljournalofculturalpolicy,15(4),2009,p.375-386;GertrudKoch,«TheNewDisconnect:theglobalizationofthemassmedia»,Constellations,6(1),1999,p.26-34.[33].F.Martel,op.cit.,p.423.L’auteurparlede«diversitéstandardisée»pourcaractériserlaconjugaisondedeuxexigencesquipeuvent

semblercontradictoires.[34].CitéparJoëlleFarchyetJeanTardif,op.cit.,p.88.[35].Ibid.,p.92.[36].Lire, dansAurélieAubert etMichaelPalmer (dir.),L’Informationmondialisée,Paris,L’Harmattan, 2008 : JocelyneArquembourg,

«LaCouverturemédiatiquedutsunamidanslapressefrançaiseetindienne:durécitdelacatastropheauprogrammed’aideinternational»,p.169-178;JérémieNicey,«LeTsunamiasiatiquededécembre2004vuparlatélévisionsuédoise:lesretombéeslocalesd’unecatastrophelointaine », p. 179-186. Plus généralement, voir la thèse de Sékouna Keita, « Communication, médias et solidarité internationale : lamédiatisation de l’humanitaire dans la presse française », univ. de Metz, 2009, et la livraison d’Hermès (n° 46) dirigée par JocelyneArquembourg,GuyLochardetArnaudMercier,Événementsmondiaux,regardsnationaux.[37].Lacoupedumondede football2006avait réuniuneaudiencede1,1milliardde téléspectateursuniqueset la finalede ladernière

éditionen2010aétésuiviepar700millionsdetéléspectateursd’aprèsuneétuderéaliséedans52paysdumonde.Médiamétrie,EurodataTvWorldwide, 30 juin 2010. Lire RichardGuilianotti et RolandRobertson, « TheGlobalization of football : a study in the glocalization of theseriousLife »,TheBritish Journal of sociology, 55 (4), 2004, p. 545-568 et, desmêmes auteurs,Globalization and Sport,Malden (Mass.),Blackwell,2007.[38].Lesportapparaîtassezemblématiqueducaractèretoujoursdoubledesphénomènesculturelsàl’échellemondiale,poussantàlafoisà

l’homogénéisation et à l’hétérogénéisation.Ainsi, si les processus de régulation et de diffusion sont bien d’échellemondiale, la vision d’unmondeunifié et homogène s’effacedevant les fortes variationsde l’intensité et des formesdepratiques sportives.D’un côté, le spectaclepousseàunesorted’uniformisationautourdepratiques«universelles», sortede langagecommunpermettantà l’ensembledes sportifsdecommuniquer sur lemême terrainde jeu.Dans lemême temps, le sport resteun formidablemoyend’expressionculturelleetd’affirmationidentitaireoupolitiquequelesgouvernementsmanipulentetquelespopulationss’approprientetréinventent.LireDavidRowe,«SportandtheRepudiationoftheglobal»,Internationalreviewforthesociologyofsport,38(2),2003,p.281-294.[39].SteveDerné,«The(Limited)EffectofculturalglobalizationinIndia:implicationsforculturetheory»,Poeticsn°33,2005,p.33-48.[40].GerardDelanty,«Consumption,modernity,andjapaneseculturalidentity:thelimitsofamericanization?»inU.Beck,N.Sznaider

etR.Winter(eds),GlobalAmerica?Thecculturalconsequencesofglobalization,Liverpool,LiverpoolUP,2003,p.114-133.LireaussiKoichiIwabuchi,«Fromwesterngazetoglobalgaze:JapaneseculturalpresenceinAsie»,inD.Crane,NobukoKawashimaetKen’ichiKawasaki(eds),Globalculture:media,arts,policyandglobalization,London/NewYork,Routledge,2002,p.256-273.[41].VoirTylerCowen,Creativedestruction:howglobalizationischangingtheworld’scultures,Princeton,PrincetonUP,2002.[42].MalcolmWaters,Globalization,London/NewYork,Routledge,2001.[43] . Roland Robertson, Globalization : Social theory and global culture, London, Sage, 1992. Voir aussi la relecture du succès des

restaurantMacDonald’squ’afaiteJamesWatsonentermesd’adaptationauxcontexteslocauxdel’Asieorientale,quicontreditquelquepeu

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lathèsehomogénéisatricedeGeorgeRitzerJ.Watson(ed),GoldenArchesEast:MacDonald’sinEastAsia,Stanford,StanfordUP,2006).[44] . Elihu Katz et Tamar Liebes, «Mutual aid in the decoding of Dallas : preliminary notes from a cross-cultural study », in Phillip

DrummondetRichardPatterson(eds),Televisionintransition,London,BritishFilmInstitute,p.187-198.[45].ArmandMattelart,LaCommunication-monde:histoiredesidéesetdesstratégies,Paris,LaDécouverte,p.291.[46].Rapportmondialdel’UNESCO,Investirdansladiversitéculturelleetledialogueinterculturel,2009,p.13.Voirégalementlerapport

dugrouped’expertsspécialdel’UNESCOsurleslanguesendanger:«Vitalitéetdisparitiondeslangues»,31mars2003.[47].Lesdixlangueslesplusparléesaumondesont,dansl’ordre:lemandarin,l’espagnol,l’anglais,lebengali,lehindi/ourdou,l’arabe,le

portugais,lerusse,lejaponais,l’allemand.Lefrançaisn’arrivequ’en11eposition;mais,sil’onchercheàdéterminerlepoidsoul’influencedelalangueenyincluantdesparamètrescommelenombredelocuteurs,laprésencesurInternet,lenombredepaysquiontcettelanguecommelangue officielle, le statut dans les organisations internationales, le flux de traductions ou le nombre de prixNobel, le français arrive en 2eposition,derrièrel’anglaisetdevantl’espagnoletl’allemand–lemandarinn’apparaîtpasdanslesdixpremiers.(ListeétablieparLouis-JeanCalvetetAlainCalvet,«Uneduréedevieimprévisible»,LaRecherche,avril2009,p.31-35).[48].Ibid.,p.14.[49].Louis-JeanCalvet,LeMarchéauxlangues:leseffetslinguistiquesdelamondialisation,Paris,Plon,2002,p.136.[50].JohanHeilbron,«Towardsasociologyoftranslation.Booktranslationasaculturalworldsystem»,Europeanjournalofsocialtheory,

2(4),1999,p.429-444.VoirégalementMichaelCronin,TranslationandGlobalization,London/NewYork,Routledge,2003.[51].GisèleSapiro,Translatio : lemarchéde la traduction enFrance à l’heurede lamondialisation,Paris,CNRSéd., 2008,p. 14.Voir

également,coordonnéparG.Sapiro,LesContradictionsdelaglobalisationéditoriale,Paris,NouveauMonde,2008.Pouruneperspectiveplushistorique,lireMarie-FrançoiseCachinetClaireBruyère,«LaTraductionaucarrefourdescultures»inJacquesMichonetJean-YvesMollier,«LesMutationsdulivreetdel’éditiondanslemondeduXVIIIesiècleànosjours»,Paris/Laval,L’Harmattan/PUdeLaval,2001,p.506-525.Pouruneperspectivehispanique,voirClareMar-MolineroetMirandStewart(eds),GlobalizationandLanguageinthespanish-speakingworld,macroandmicroperspectives,Basingstoke,PalgraveMacMillan,2006.[52].DonaldSassoon,TheCultureofEuropeans,London,Harpers,2006,p.1294.[53].Onpenseàlanotionde«littéralisation»employéeparPascaleCasanova,c’est-à-direàl’opérationparlaquelleuntextevenud’une

contrée démunie littérairement parvient à s’imposer comme littéraire auprès des instances légitimes d’un pays et d’une langue centraux.Traduction,autotraduction,transcription,écrituredirectedanslalanguedominantefontpartiedecesopérations.P.Casanova,LaRépubliquemondialedeslettres,Paris,Seuil,2008[1999],p.203.[54].Ibid.[55].«Pourunelittérature-mondeenfrançais»,LeMonde,16mars2007.Pourunelittérature-monde,Paris,Gallimard,2008.[56].SelonlemotdeGrégoirePolet,pourqui«l’atlasdumonde(estceluid’)unespacepresqueuniversellementinterconnecté,leglobe

révéléquiaconscienceaujourd’huid’êtreunlieudeviecollectiveetsimultanée,commeunevastestructureintégralementsolidairedanssontoutetdanssesparties».CitéparBlaiseWilfert,«LaLittératurefrançaisedanslamondialisation»,LaViedesidées,2juillet2008.[57].ExemplecitéparPierreAssoulinedans l’unedeseschroniquesetquidoitcependantêtremaniéavecprécaution.Enpremier lieu

parce que, si Ramuz était proche à ses débuts dumouvement régionaliste suisse, il s’en éloigna progressivement. Par ailleurs, il est fauxd’écrire,commelefaitPierreAssoulineàlasuitedeJean-MarieBorzeix,que«Ramuzn’ajamaisquittésoncantondeVaud,saufpourdesvacancesdans leValais». Ilpassadixansdesavieentre laSuisseromandeetParisetpubliachezplusieurséditeursparisiens,preuveducaractère « central » de la capitale française dans lemonde des lettres francophones. (http://passouline.blog.lemonde.fr/2007/06/10/quelle-litterature-monde/)[58].CitéparNicoleLapierre,Pensonsailleurs,Paris,Stock,2004,p.222.[59].SalmanRushdie,«LaLittératureduCommonwealthn’existepas»,articlede1983reprisdansPatriesimaginaires,Paris,Christian

Bourgois,1993,p.77-87.[60].Voirégalementl’entretiendonnéparPatrickChamoiseauàl’Associationdesrevuesplurielles,«Pourunimaginairedeladiversité».

Allers-Retours,recueildel’ARP,2008.[61].Ibid.,p.232.[62].Voirl’articledeThimotyBrennan,«Worldmusicdoesnotexist»,Discourse,32(1),2001,p.44-62;lireaussiStevenFeld,«Asweet

lullabyforworldmusic»,PublicCulture,12(1),2000,p.145-171.[63].Voir également le rôle important joué enFrance par une institution comme laMaison desCultures duMonde, fondée en 1982 et

longtempsdirigéeparChérifKhaznadar,dansladécouvertedetraditionsmusicalesetthéâtralesétrangères.Voirnotammentlesn°4et11deL’Internationaledel’imaginaire«LaMusiqueetlemonde»et«LesMusiquesdumondeenquestion»,ActesSud/MCM,1995et1999.[64].MartinStokes(ed),Ethnicity,IdentityandMusic:themusicalconstructionofplace,Oxford/Providence(USA),Berg,1994.[65].C’estlecasdeGnawaDiffusion,crééaudébutdesannées1990,dontlechanteurAmazighKatebestlefilsdel’écrivainAlgérien

Yacine Kateb ; ou de l’Orchestre National de Barbès. (Nous remercions Malcolm Theoleyre de nous avoir appris l’existence de cette« fusion » gnaoua.) Pour une étude de la chanson maghrébine en France au XXe siècle, lire Yvan Gastaut, « Chansons et chanteurs

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maghrébinsenFrance,1920-1986»,dansAnneDulphyetal.(dir.),op.cit.,p.585-596.[66].LudovicTournès,DuphonographeauMP3:unehistoiredelamusiqueenregistrée,XIXe-XXIesiècle,Paris,Autrement,2008.Lire

égalementPekkaGronowetIlpoSaunio,Aninternationalhistoryoftherecordingindustry,London,Cassell,1998.[67].MarianneFranlin,Resoundinginternationalrelations:onmusic,cultureandpolitics,Basingstoke,PalgraveMacMillan,2005.[68] . La culture Navajo ou la culture des Aborigènes d’Australie sont de bons exemples de la façon dont la globalisation a pu,

contrairementauxcraintesexpriméessurseseffets«dévastateurs»enmatièreculturelle, susciterdesphénomènesde revivalethnique ouculturel.[69] . Catherine Millet, L’Art contemporain, histoire et géographie, Paris, Flammarion, 2006, p. 93. Par ailleurs, on a évoqué, dans le

chapitre6,l’expositionde1984auMoMa,PrimitivisminXXecenturyquia rappelé le rôle jouéparcertainsartisteseuropéensdudébutduXXesiècledansleprocessusdereconnaissancedesartsnonoccidentauxcommeartsàpartentière.[70].Cf.MarylèneMalbert,«Étatdeslieuxdesbiennalesd’artcontemporaindanslemonde»,dansAnneDulpyetal.,op.cit.,p.339-350.

L’auteuremontreladisséminationdumodèledelabiennaleàpartirdecelledeVenise,ladimensionpolitiqueautantqueculturelledecetypedemanifestationetlerenversementencoursdanslahiérarchiedespuissancesculturelles.[71].PierreRestanydansBeaux-artsMagazine,septembre2000.[72].ChiffrestirésduKunstKompass2000.[73].AlainQuemin,L’Artcontemporaininternational:entrelesinstitutionsetlemarché,JacquelineChambon/Artprice,2002.Dumême

auteur,voir le rapportLeRôledespaysprescripteurs sur lemarché et dans lemondede l’art contemporain, Paris,ministère desAffairesétrangères,2001.[74] . Les autres différences tiennent à la durée (six mois dans le cas d’une Exposition universelle, trois dans celui d’une exposition

spécialisée) et à l’organisation (les pavillons sont construits par les participants eux-mêmes dans le premier cas, par les organisateurs del’expositiondanslesecond).[75].Article1delaConventionde1928concernantlesexpositionsinternationales(BureauInternationaldesExpositions:http://www.bie-

paris.org)[76].Brigitte Schroeder-Gudehus etAnneRasmussen, Les Fastes du progrès. Le guide des expositions universelles, 1851-1992, Paris,

Flammarion,1992.FlorencePinotdeVillechenon,Fêtesgéantes:lesexpositionsuniverselles,pourquoifaire?,Paris,Autrement,2000.

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Chapitre10

Unnouvelordreculturelmondial

LE CHAPITRE précédent étudiait divers aspects de la culture-monde en se focalisant sur ladimension globale des phénomènes, la mondialité du monde dont nous avons vu qu’elle arboraitsouvent lescouleursdelabannièreétoilée.Cefaisant,nousavonssouventbutésur les irrégularités,les aspérités de la carte et découvert quelques-uns des clivages et des inégalités qu’une visionenchantée de la globalisation masque souvent. Nous voudrions dans ce chapitre-ci insister sur cesdifférences, ce qui résiste à l’homogénéisationdumonde sous les traits du local, du national ou dumacrorégional, en commençant par la reconfiguration des identités produite par la globalisationculturelle,enexaminantensuitequelques-unsdesgrandsacteursdudéplacementducentredegravitéculturelversd’autrespaysque lesÉtats-Unis,enfinenanalysant les tentativesd’instaurer unnouvelordreculturelmondialauseindesinstancesinternationales.

Lareconfigurationdesidentités

Laglobalisationculturellen’estpasqu’uneaffairedechiffres,demesuredeflux,d’économiedelaculture. Elle concerne également la façon dont les individus et les groupes évoluent dans leurreprésentationdumonde,desautresetd’eux-mêmessouslapressiondeforcesquilesdépassent.Quelpeut être l’impact du changement d’échelle des phénomènes en jeu sur les espaces traditionnelsd’expérience de la culture et sur les processus d’identification qui constituent les subjectivitéshumaines?

Lafindulocal?

La constitution d’une culture-monde semble sonner le glas des cultures locales. Que l’on seréjouissedel’homogénéisationculturelledumondeouqu’ondéplorel’arasementdesdifférences,cesdeuxniveauxderéalité,globaletlocal,sontsouventperçuscommeantinomiques,l’undevantprimersurl’autre.C’estlecas,parexemple,dansl’oppositionfaiteparunsociologuecommeUlfHannerzentre«cosmopolites»,d’unepart,« locaux»d’autrepart[1].Distinguant l’attitude cosmopolite decellesengendréespard’autres formesdemobilité (tourisme, exil, expatriation), Hannerz considèrequelevraicosmopolitisme«estd’aborduneorientation,unevolontédesepréoccuperdesautres».Selonlui,cetteattitudes’estbeaucoupdéveloppéedanslesdécenniesrécentesdufaitdesnouvellespossibilités de rencontrer d’autres lieux, cultures et gens offertes par lesmoyens de transport et decommunicationmodernes. Aux « cosmopolites » à l’esprit ouvert, adeptes des larges perspectives,s’opposeraientles«locaux»,aupointdevueplusétroit.Leproblèmeposéparunetelledichotomienormative n’est pas seulement qu’elle rappelle l’opposition axiologique entre « évolués » et« arriérés » ; elle donne aussi à penser le global et le local comme étrangers l’un à l’autre, alors

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qu’uneobservationplusattentivemontrequ’ilssontétroitementliés.Qu’est-cequele«local»?Selonlesauteursetlestextes,letermeréfèretantôtàdesréalitésmicro

tellesquelavilleoulevillage,legrouperestreintvoirel’individu,tantôtàdesensemblesrégionauxounationaux.Àlalimite,lelocalesttoutcequin’estpasleglobaloulemondial,maisaussitoutcequiestaffectéparleglobaloulemondial.Decepointdevue,aucun«local»n’échappeau«global»,ce qui est peut-être l’un des traits de l’époque nouvelle. La mise en réseau du global, le passageincessantd’unéchelonàl’autre,laredéfinitiondesnotionsdeduréeetdedistanceparlesnouvellestechnologies de communication ne laissent aucun lieu ni aucun acteur en dehors d’un jeu qui s’estétendu à la planète tout entière (ce qui ne veut pas dire que celle-ci serait devenue homogène etisochrone, ne serait-ce que parce qu’une grande partie de la population mondiale n’accède pasdirectement aux réseaux électroniques). L’affranchissement de certaines contraintes géographiquessigne-t-il la fin des territoires ? Disons plutôt que la globalisation reconfigure ces territoires enfonction de nouvelles réalités et d’un nouvel imaginaire.Mais l’interaction joue aussi dans le sensinverse : le local force le global à s’adapter pour « coller » aux réalités du terrain.Le concept de« glocalisation », que nous avons rencontré au chapitre précédent, est l’une desmodalités de cetteadaptation. Plutôt qu’à un processus simple de déterritorialisation, on assiste plutôt à un processusdoublededéterritorialisationetdereterritorialisationsousl’effetdesinteractionsglobal/local.Les«villesglobales»,étudiéesnotammentparSaskiaSassen,sontunbonexempledelamanière

dontlaglobalisation,loindefairedisparaîtrelelocal,lerenforcedanscertainscas.Cettesociologues’est donnée pour tâche d’étudier le rôle que jouent les niveaux infranationaux, en particulier lesréseauxdevilles,dansleprocessusdeconstructiondesformessocialesglobales[2].Étudierleglobalimplique, selon elle, de se concentrer non seulement sur ce qui est explicitement global en échelle,mais aussi sur des phénomènes à l’échelle locale qui sont articulés à une dynamique globale ; leslocalités peuvent opérer sur plusieurs échelles à la fois grâce aux possibilités nouvelles decommunication.Àtraverstouteunegammedemicro-événementsetdepratiquesàportéeglobale(del’individusurfantsurInternetà l’entreprisese lançantà laconquêtedemarchésà l’international)seconstituentdesréseauxàéchellesmultiplesquicourt-circuitentl’État-nation.Les«villesglobales»,dontlestroisprincipalessontNewYork,LondresetTokyo, sont des exemples de lieux ancrés dans un territoire tout en étant intégrés dans les réseauxélectroniques qui enserrent le monde. Comme l’écrit Sassen, les systèmes les plus globalisés«finissenttoujourspartoucherterre,dansdevastesconcentrationsdestructurestrèsmatérielles.»[3]Unconceptvoisinde«villeglobale»estceluide«capitaleculturelle»,développénotammentpar

l’équipe qui entoure l’historien Christophe Charle et repris a minima par un géographe commeJacquesLévy.Lacapitaleculturelleconcentrelesfonctionsdecommandementetdeprestigeculturels,fournissant aux créateurs demode, aux industriels desmédias, aux artistes et producteurs, le socio-systèmedontilsontbesoinpourtravailler.Elleestengagéedansunecompétitioninternationalepourl’hégémonie culturelle, mesurée quantitativement par les chiffres de sa « balance culturelle »(exportation/importation d’objets culturels tels que les traductions, le commerce d’œuvres, laproductiondespectacles,etc.)etlestrajectoiresinternationalesdepopulationsdéterminées(étudiants,musiciens, acteurs…) mais qui s’appréhende surtout de manière qualitative, en fonction desreprésentations,delaréputation,dumythedéveloppésautourd’elle(voirchapitre1)[4].SiParisfutlacapitale culturelle presque incontestée duXIXe et du premierXXe siècle, NewYork lui a ravi lapalmedepuis laSecondeGuerremondiale etn’estguèreencoremenacépar l’essordePékinoudeShanghai, à qui manquent certaines des dimensions essentielles de toute capitale culturelle – à

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commencerparlalibertéd’expressionaccordéeauxcréateurs.Uneconceptionplusétroitede lacapitaleculturellese limite«à lacombinaisonfonctionnellede

deux caractéristiques : détenir une masse significative d’œuvres universelles et drainer vers lesmuséesdétenteursunnombreimportantdevisiteursd’originesdiversifiéesetmondialisées[5].»Cetteacceptionmuséaledelacapitaleculturelleconstitueunclubàpeinemoinsferméqueceluidesvillesglobales : seule une poignée de villes de par le monde détiennent des musées et des œuvres deréputationmondialeetbénéficientàcetitred’unevéritablerentedesituation.Lesprêtsd’œuvrespourdegrandes expositionsdessinentun réseaudevillesdemême rang.Mais l’émergencedenouvellespuissancesculturellesa tendanceàouvrirquelquepeuceclub;unediversificationestencours,quiprend la formede nouveauxmuséesmettant en valeur les collections nationales ou créant de toutespiècesdescollectionsenopérantdesachatsmassifssurle marché international de l’art. La concurrence entre villes et pays passe par l’édification demonumentspharesetl’accumulationd’uncapitalsymboliquedistinctif.Lesgrandsmuséesoccidentauxouvrentdesantennesdansd’autrespays(etaussi,danslecasfrançaisaumoins,dansd’autresrégions,dansunelogiqueàlafoiscommercialeetd’aménagementduterritoire):leCentreGeorgesPompidouàShanghai,lemuséeRodinàSalvadordeBahia,l’ErmitageàLondres,LasVegasetAmsterdam,leLouvreàAbuDhabi,leGuggenheimàBilbao…Danscesdeuxdernierscas,onvabienau-delàd’unecoopération entre institutions muséales dont la forme la plus classique est le prêt d’œuvres sanscontrepartiefinancière:ici,onvenduneexpertise,unsavoir-faire,unemarque,assortisd’unelocationlongueduréed’œuvrespourunmontanttrèsélevé,cequin’estpassanssusciterdesprotestationsdelapart de ceux qui dénoncent la marchandisation de la culture ou une entorse au principe del’inaliénabilitédupatrimoinenational[6].Le«muséeglobal»,commela«villeglobale»,démontreentoutcasquelaglobalisationculturelle

nefaitpasdisparaîtrelelocalcommeéchelonpertinentderéalitéetd’analyse.Mêmedanslecasdepopulationsdéracinées,lesmilieuxfamiliauxetassociatifs,lescommunautéslinguistiquesdemeurentdes espaces de socialisation, des centres de ressources pour les individus. Contre une visioncatastrophistedelaglobalisationcommeperted’identitéetderepères,unanthropologuecommeArjun Appadurai défend l’idée d’un local toujours recréé, toujours imaginé. « Le local, en tant que tel,n’existepas.Ilest,selonlui,inventionpermanente.Cesontlesgroupesquiproduisentleurlocaldansuncontextehistoriquedéterminé,etnonlapesanteurd’unterritoirequifaçonnelegroupecommetel.Ilest donc tout à fait pensable qu’on continue à produire du local dans un monde déterritorialisé.L’expériencedessociétésnomadesestlàpourprouverquelalocalitén’estpassynonymedefixationdansl’espace[7].»ImreSzemanetPaulJames,dansl’introductionautroisièmevolumedel’anthologieGlobalization

andCulturefontl’hypothèsesuivante,qui,sielleétaitvérifiée,signaleraitunemodificationdegrandeampleurdesmentalitésenOccident:alorsque,danslesœuvresromanesquesouthéâtralesdudébutduXXesiècle,lelocal(levillage,lapetitepatrie,etc.)estsouventcedontlesprotagonistescherchentàs’échapperenralliantlavillecosmopolite,lelocalàlafinduXXesiècleaplutôtétéperçucommeunrefuge,unmoyend’échapperauxmenacesextérieures[8].Sansnousprononcer,fautededonnées,surlaréalitédecerenversement,ilnoussembleentoutcasquelaredécouverteduterroir,larecherchedesracinesoudesorigines,laquêtemémorielleetnostalgiqued’uneauthenticitédisparue,sifrappantesenOccident depuis les années 1970-1980, doivent beaucoup au choc ressenti de la globalisation,économiqueetculturelle.CommelesouligneStuartHall,«leretouraulocalestsouventuneréponseàlaglobalisation.C’est ce que font les gens quand ils se trouvent confrontés à la globalisation. »[9]

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Faceàuneglobalisationjugéemenaçante, incontrôlable, l’échelonlocalapparaîtcommeceluid’uneactionconcrète,visible,efficace–mêmesisefaitentendreenmêmetempsunautrediscoursquijugecetéchelon local, enparticulier sous l’espècedunational,obsolète,dépassé, impuissantdevantdesforces qui le dépassent ou le traversent. C’est également l’analyse que fait Christian Grataloup,jugeantqu’ils’agitlàd’unprocessussystémique:plusleglobalfaitpression,pluslelocalressurgitavec force ;plus les interrelations sontaisées,plusviveest laprisedeconsciencedesdifférences,plus forte la construction des altérités. L’effacement (relatif) des États, la perte de pouvoir desgouvernementssur leurespaceéconomiqueetsocial intérieurauprofitduniveaumondial favorisent«unefloraisondequêtesidentitairesquipeuventêtreancréesdanslaterritorialité(régionalismes),legroupe(ethnicismes)etsurtoutlareligion(fondamentalismes).»[10]

Lafindesidentitésetdesculturesnationales?

L’observateurnepeutqu’êtrefrappéparl’importancepriseparlethèmedel’identitédansledébatpublic ces dernières années. Presque aussi difficile à définir que la culture, avec laquelle elle setrouvesouventconfondue, l’identitéseraitcommeellemenacéepar laglobalisationqui ruinerait lesnotions de particularité, de permanence, de cohérence, de reconnaissance auxquelles elle renvoie.L’universalisme abstrait qui a accompagné une certaine globalisation a ignoré les identités, lesparticularités,lescoutumes,lesjugeantnuisiblesourisibles;celles-cireviennentenforce,fabriquantenretourdureplisursoi.Lapeurdeladissolutiondansungrandtoutindifférenciésaisitlesindividuset les communautés ; un trouble identitaire naît de la coexistence de différents groupes au sein desociétésquisepensaientautrefoiscommeplushomogènes,de l’intensificationdeséchangesetde lamodificationdesconditionsd’interactionparlaglobalisation.Lamiseenprésencedereprésentationsdumondeetdemodesdeviedifférentsetconcurrentsparlesmédias,lebrouillagedesrapportsentreterritoire et culture produisent du relativisme mais aussi un regain dans l’affirmation desparticularismes.Les sociétés ont toujours été polyculturelles et multiethniques. Toute culture est syncrétique, y

compris les cultures nationales qui se croient les plus homogènes et autochtones. En ce sens,l’hybriditén’estpasunproblèmenouveaumaisuneréalitéanciennequelesthéoriesdel’hybridationont mise en valeur, contre une vision holistique et réifiée des cultures. Les cultures sont toujourssocialementconstruitespard’incessantesnégociationsentredesfrontièresimaginaires[11].Maisilyaloinentrelefaitmulticultureletlareconnaissancepolitiqueetjuridiquedesidentitésculturelles.Plusde cent cinquante pays comptent des groupes minoritaires représentant au moins 10 % de lapopulation;pourcentpays,cesminoritésrassemblentplusde25%delapopulation[12].Maisplaideren faveur de la diversité culturelle au seul motif qu’elle est l’héritage des différents groupesd’individus ne suffit pas à en établir la légitimité. Comment donner aux minorités les garantiespolitiquesqui leurassurentdepouvoirvivre librement leurattachementà telleou telleculture,sanstomber dans le piège de reconnaître des « droits collectifs » qui enferment les individus dans lesidentitésfixesd’unetradition?Dans les pays occidentaux, l’effort pour rendre visibles et légitimes les identités culturelles des

individusseréclamantdegroupesminoritairesamarquélesdécenniesrécentes.Lesmilitantsissusdecescommunautésontmenédesluttespourlareprésentation,uncombatpourlareconnaissancepasséparunmomentetunmouvementderedécouvertedes«histoirescachées»decescommunautés,cequeStuartHallappelle(d’untermequifaitdébat)«l’ethnicité»longtempsniéeparlaculturecentraledes

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groupesmajoritaires.LetournantdesCulturalStudiesversl’étudeetlapromotiondescommunautésethniquesetsexuelles(etnonplusdesclassessocialessubalternes)aucoursdesannées1980danslespays occidentaux de langue anglaise a accompagné ce combat, qui a abouti dans ces pays àl’instauration d’une forme institutionnalisée de multiculturalisme (allant jusqu’à l’inscrire dans laConstitutiond’unpayscommeleCanada),valorisantl’altéritécommetelleetnianttoutelégitimitéauxprétentionsdelaculturedominanteàl’universel.Quebiendesattaquescontrelemulticulturalismeetsesprolongements(del’affirmativeactionau«politiquementcorrect»)proviennentdesreprésentantsde la communauté blanche, protestante et anglo-saxonne menacée dans sa prééminence n’est pasniable;qu’enFrancemême,l’hostilitéau«communautarisme»relèvebiensouventd’unevolontédene rien savoir des impasses dans lesquelles a conduit une certaine intolérance républicaine à ladifférenceestunfait.Maistouslesproblèmessoulevésparlamiseenœuvredumulticulturalismen’ensontpasrésoluspourautant.Surlescampusaméricainsetcanadiens,lerespectdesidentitésetdeladiversitéapujustifierdes

formesdecensureetd’instrumentalisationauservicedepolitiques identitaires[13] ;oumasquer lesinégalitéssocialesauprofitdes inégalitésethniques,culturellesousexuelles, justifiantainsi lestatuquosocial.«Tantquelesaffrontementsconcernentl’identitéplutôtquelarichesse,peuimportequilesgagne » aux yeux des classes dominantes, selon l’analyse de l’universitaire américainWalter Benn Michaels[14]. L’idéologie multiculturaliste a pu également autoriser la création d’enclavesexclusivistesetintolérantes,prônantuneconceptiondéfensive,«identariste»del’identité;lerespectdescultures«différentes»permettrelaconstitutiondecommunautésclosessurelles-mêmes,ferméesàtouteinjonctionextérieurefacilementtaxéed’arroganceetderacisme.Lapromotionofficielledumulticulturalismeaeupoureffetpervers, dans des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie ou le Canada, de figer descommunautés«indigènes»dansleursparticularismes,àl’authenticitéparfoisreconstruite,alorsquelaréalité est de plus en plus celle d’une hybridation des cultures, pour le coupmal reconnue par lespouvoirs publics[15]. Autre problème, soulevé notamment par Jean-Claude Guillebaudmais aussiJean-Pierre Warnier ouDominique Wolton : la disparition de l’espace public au profit d’espacesprivésoucommunautaires, lerisquedefragmentationculturelleaveclarévocationendoutedetouteréférence à des valeurs communes[16]. En France, ce qu’il est convenu d’appeler la « guerre desmémoires»procède,certes,d’unecontestationutiledesfauxconsensusduromannationalmaisaussi,plusfâcheusement,deladésunionmémoriellenéedelaconcurrencedesvictimes[17].Quoiqu’il en soit, les culturesnationales apparaissentdemoins enmoins stables et homogènes ;

l’hybridation est facilitée par les fluxmédiatiques transnationaux, les voyages et lesmigrations, lacoexistence de populations d’origine très diverse, au moins dans les grands centres urbains. Lecaractère pluriel des sociétés modernes, surtout dans les pays occidentaux, rend plus aiséel’expressionet l’expérienced’identitésmultiples.Parconséquent, ildevientdifficiledediscerner lacohérence et le caractère distinct des cultures nationales, ce qui conduit à des formes de crised’identité.Parcequelesculturesnationalessontdemoinsenmoinsaptesàsubsumerlesautrestypesd’identité et d’appartenance, elles ont tendance à être relativisées voire dévalorisées, à ne plusapparaître que comme des affiliations parmi d’autres[18]. D’où, par réaction, la résurgence denationalismes ethniques, de violences raciales, la progression de partis et parfois de politiquesd’exclusiondansbeaucoupdepays,notammentenEurope.Cesmouvementsréactionnairestententderestaurerune«pureté»nationale largementmythique ;au lieudeconsidérer lesculturesnationales,commetouteslescultures,commedesréalitésprotéiformes,évolutives,auxfrontièresporeuses,ilsles

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conçoiventcommestables, immuables,homogènes.Lesgouvernements, souscouvertde luttercontreces tendances, pratiquent des politiques à visée assimilationniste ou homogénéisatrice ; mais ladiversitéinternedessociétésesttelle,désormais,qu’elleneselaisseplusfacilementdomptéeparunepolitiquevenued’enhautcommel’ontmontréaussibienl’échecduNewLabourdanssatentativedepromotion d’une New Britain à la fin des années 1990 que celui de la campagne officielle surl’«identiténationale»menée–etavortée–enFranceen2009.L’État-nationsembledépassé,débordéde toutesparts,pardesmouvements infranationauxcomme

supranationaux, les uns et les autres largement redevables aux effets de la globalisation. Les villesglobales, l’affirmation des régions, le renforcement des communautés culturelles, toutes réalitésorganiséesenréseauxparlagrâcedesmoyensélectroniquesdecommunication,semblentlemineràlabase.ScottLashetCeliaLury,empruntantàArjunAppaduraileconceptdemediascape,depaysageoud’espacemédiatique,estimentquecesconstructions symboliquesappuyées sur le développementdesmédiastransnationauxl’emportentdésormaissurlesespacesidéologiquesclassiquestelsqueceluide la nation politique[19]. Même les États-nations de tradition ancienne, farouchement autocentréscommelaChine,éprouventdeplusenplusdedifficultéàcontrôlerlesfluxmédiatiquesquitraversentleursfrontièresetvoientavecinquiétudeseconstituerdesidentitéstransnationales[20].Cesnouveauxespacesnecoïncidentplusaveclesfrontièresetlesterritoiresnationaux;l’émergencedelasociétéderéseau transforme la nature de la vie sociale et fait perdre de sa pertinence à la notion d’intérêtnational[21].L’État-nation est également contesté par le haut, par l’insertion des pays dans une chaîne

d’interdépendancesinternationalesquirendentillusoirel’idéedesouveraineténationale;ilestdeplusen plus évident aux yeux des citoyens et de leurs gouvernants que les problèmes ou leurs solutionsdébordentouenglobentleterritoireetlespolitiquesdelanation.Lamontéeenpuissanced’institutionsinternationalesàvocationmondialeoud’ensemblesmacrorégionauxdanslesquelsl’État-nationnepeutêtre qu’un élément parmi d’autres affaiblit la crédibilité d’une rhétorique souverainiste[22].L’instaurationdedroitsuniverselsdelapersonnereconnuspardescoursdejusticeinternationales,parexemple,découplelacitoyennetédelanationalitéetnerendplusaussinécessairequeparlepassélelienàlanation.D’oùl’hypothèsefaiteparcertainsdel’achèvementd’uncyclehistorique,commencéàl’époque moderne, où les États, pour la culture comme pour la plupart des grands secteurs de lapolitiquepublique,occupaientuneplacecentraleoudumoinsprédominantedansladéfinition,lamiseen œuvre et le contrôle des ressources d’action publique. « Il y a lieu de poser véritablement laquestion : leXXIe sièclemarque-t-il la fin de la centralité de l’État ou bien est-il l’amorce d’unerecompositiondesonrôle,dansunnouveaucontexteterritorialetinternational?»[23]

LapersistancedesÉtats-nations

Àcesarguments,souventavancéspardesauteursseréclamantdesthéoriesdutransnationalismeetde l’hybridation, peuvent être opposés d’autres arguments qui, sans invalider complètement lespremiers, les nuancent et indiquent la persistance du cadre national, y compris pour penser laglobalisationculturelle.Premierargument:lefaitd’êtreexposéauxfluxculturelstransnationauxnesignifiepasforcément

l’affaiblissement de l’attachement à la nation, du sentiment national. Les cultures nationales sont leproduit d’une longuehistoire et, pour certains analystes, les plusdurables et les plus influentesdesidentitésculturelles[24].Ilyapeudechance(ouderisque)qu’ellesdisparaissentrapidement,d’autant

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qu’un«nationalismebanal»rappellejouraprèsjour,àtraversunemultitudedevecteurs(drapeauxaufrontondesbâtiments,cartemétéorologique,manuels scolaires, languemajoritaireetofficielle, etc.)l’existencedelanationcommecadredelaviequotidienne[25].Enregarddeceprocessuscontinudetransmission et de reproduction, les formesde contact étranger et d’acculturationparaissent pour laplupartassez superficielles.Cen’estpasparceque l’onpratiqueunartmartialque l’oncessepourautantd’êtreunArgentinouunAustralien;onnesentjamaisaussiFrançaisouAnglaisquelorsqu’onrevient d’un voyage touristique à l’étranger ; et l’attrait des religions orientales pour de nombreuxOccidentaux ne les rend pasmoins occidentaux dans leurs comportements, ne serait-ce que dans lalibertédechoixreligieuxetl’individualismespirituelqu’ilsmanifestentainsi.Lemaintiendesdifférencesnationalesestpatentdanstouteunesériededomaines.Ainsidanscelui

de l’entreprise, où persistent des problèmes de communication interculturelle malgrél’homogénéisation des espaces de travail où circulent les élites mondialisées ; ces problèmes,théoriséspartouteunelittératuredumanagementtransnational,concernentégalementlesorganisations,gouvernementales ou non, qui travaillent à l’échelon international[26]. La constitution d’un marchéglobal des biens et des services n’empêche pas, par ailleurs, que les produits soient adaptés auxmarchésnationauxgrâce àun systèmemanufacturier flexible, post-fordiste, quiva jusqu’à identifierdesgoûtsindividuelsetdessocio-stylesdeconsommation–mêmesil’onpeutaussiconsidérerqu’endépitdesdifférencesindividuellesounationales,cequidéfinitlaglobalisationdelaconsommationestle faitquepeud’humainssur laplanète restentaujourd’hui totalementà l’écartdu rêve, sinonde laréalité,duconsumérisme.Exempledecette«glocalisation»nationale:à la télévisionindienne, lespublicitéspourdesbiensdeconsommation fabriquésà l’étrangerutilisentpresquesystématiquementdes récits et des mises en scène qui réfèrent à l’iconographie hindoue[27]. Dans le domaine del’information,OliverBoyd-Barrettarappelél’origineetlanaturenationaledesagencesdepresse,ycompris internationales,bâtiesdans lecadrede l’État-nation[28] ;dans ledomainedu sport,DavidRoweamontréque lesnations continuaient d’être les référencesprincipales lorsdes rencontres…internationales et qu’il était peu d’événements sportifs qui ne donnent lieu à desmanifestations depatriotisme,denationalismeetparfoisdechauvinisme[29].Troisième argument : la valeur-refuge de l’État-nation n’a pas été profondément entamée par la

globalisation.Aucontrairemême,celle-cil’arenforcée,parlemécanismedecompensationquenousavonsdéjàévoquéàproposdu«local»,dontlenationalestl’unedesmodalités.CommelesouligneGillesLipovetsky,dansunmondemultipolairedélestédepuissancerégulatrice,cesontlesnationsetla défense de leurs intérêts vitaux, leur sécurité en matière d’approvisionnement alimentaire eténergétiquequis’imposentplusquejamaiscommelesacteursfondamentauxdenotretemps[30].Mêmesil’onpeutdouterquelecadrenationalsoitdésormaissuffisantoupertinentpourréglerdesproblèmesquiseposentàunetoutautreéchelle,lesnationsdemeurentsurleplanimaginaireaumoinslecadrederéférenceprincipal,commel’indiquelacréationdenouveauxpays,etdoncdenouvellesfrontières,àbonrythmedepuislafinduXXesiècle(ilyaaujourd’huiplusdedeuxcentsÉtatssouverainsdanslemonde).ChristianGrataloupestimequerejoueauXXIesiècleauniveaumondialcequis’étaitdéjàproduit au XIXe au niveau européen : de même que la révolution industrielle et l’intégrationéconomiqueavaient entraîné,parcompensationet réaction, la constructiond’identitésnationales,demêmeaujourd’hui, c’est pour réaffirmer saplacedansun ensembleplusvaste envoied’intégrationéconomiquequel’onredécouvreouquel’onréinventedesidentitésàtraverslepatrimoinelittéraire,musical,gastronomique,etc.;l’intégrationéconomiqueetlepolycentrismepolitiqueformentuncoupleindissociable[31].

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Ceux qui proclament un peu vite la mort de l’État-nation tiennent à tort pour négligeables lespolitiquesmises enœuvrepardenombreuxgouvernements sur la planètepour contingenter les fluxmigratoires, vérifier la bonne intégration (linguistique et culturelle) des nouveaux venus, contrôlerl’importationdeproduitsculturelsétrangers.UnpayscommeSingapouraprisdesmesuresautoritairespour protéger ce qu’il considère être sa culture et ses valeurs traditionnelles ; au Canada, legouvernement tente de limiter la part des industries culturelles états-uniennes dans les médias etentreprises de télécommunication canadiennes[32] ; la Grande-Bretagne, revenue depuis quelquesannées d’un multiculturalisme complaisant, organise maintenant des cérémonies d’accueil desnouveauxvenusqui,àl’instardecellesorganiséesauxÉtats-Unis,sontautantd’occasionsdecélébrerl’uniténationalepar-delàladiversitédesescomposantes;etl’onpourraitmultiplierlesexemplesdemesuressimilaires (ainsi laFrancea-t-elle ferméses frontièresdepuis1974etdurci récemmentsescritères pour le regroupement familial).Le protectionnisme culturel s’affirme à travers desmesuresvisant à protéger les cultures nationales, des politiques culturelles accompagnant un culturalismeounationalisme identitaire qui ne sont pas l’apanage de la « forteresse Europe »mais semanifestentégalementenChineouenIndeàtraversdesrevivalsdetoutessortes.Lesgouvernementsconsidèrentqu’ilestdeleurresponsabilitédedéfendrelaculturenationaleàl’intérieur,deprotégerleurterritoireetleurpopulationdesfluxétrangersetdepromouvoircetteculturenationaleàl’extérieurpartouslescanauxpossibles,delavidéopromotionnelleetdespublicitéspourattirerlestouristesétrangersauxmanifestationsofficiellesorganiséesdansd’autrespays.Cette dernière dimension est essentielle. Elle relève de la diplomatie culturelle, formelle ou

informelle,publiqueouprivée,quifaitdelaculturel’undesélémentsclefsdujeuinternational.Parlebiais de cette diplomatie, les États-nations demeurent des acteurs importants de la globalisationculturelle. Certes, nous avons dit que les organisations internationales avaient connu un essorconsidérabledepuislaSecondeGuerremondiale;mais,danscesenceintes,cesonttoujourslesÉtats-nations qui luttent ou qui coopèrent, ce sont les intérêts nationaux qui s’affrontent, la défense desidentitésetdesculturesnationalesquiestenjeu.Mêmedanslecasd’unpayscommelesÉtats-Unis,dont ladiplomatieculturelles’exercedansuncadreessentiellementnongouvernemental,onobserveunecongruencemanifesteentre les intérêtsoul’actionde l’Étatetceuxdesdiversacteursprivésoupublics, fondations et organisations philanthropiques, musées, grandes universités, firmestransnationales, qui œuvrent dans le domaine culturel[33]. Ce qui est bon pour la Motion PictureAssociation(MPA[34]),lesyndicatdesproducteursdecinéma,estbonpourlesÉtats-Unis.LacultureestaussicequipermetauxÉtatsquisontenfroidsurleplanpolitiquedemaintenirlecontact,commeonl’avudanslecasdesÉtats-Unisavecdiverspaysd’Europeaprèsl’interventionaméricaineenIrak(voirnotammentl’expositionduMoMadeNewYorkàBerlinen2004ouleseffortsdéployésparlaFrenchAmericanFoundationpourrapprocherlaFranceet lesÉtats-Unis),unmoyend’améliorerlacompréhensionmutuelle (objectifofficielde l’organisationdenombreusesexpositions sur l’artet lacivilisationislamiquesparlesgrandsmuséesoccidentauxaprèslesattentatsdu11septembre2001),àmoinsqu’ellene soit le prétexte àdes rencontresbilatéralesdont le véritableobjet est politique etéconomique(commelesdétracteursdel’OrganisationinternationaledelaFrancophoniel’enaccusent).Danstouslescas,onlevoit,l’État-nationculturelaencoredebeauxjoursdevantlui.

L’essordenouvellespuissancesculturelles

Dans le chapitre précédent et encore à l’instant, dans les quelques lignes que nous venons de

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consacreràladiplomatieculturelle,nousavonsprivilégiélesexemplesoccidentaux,enparticulierlecas des États-Unis qui continuent d’exercer un leadership en matière culturelle, au moins dans ledomaine de la culture audiovisuelle de grande diffusion. Mais d’autres puissances émergent quicontestent cette hégémonie culturelle ou l’aménagent au mieux de leurs intérêts nationaux oumacrorégionaux.C’estcetteréaliténouvellequenousvoudrionsmaintenantaborder,ennousfocalisantsurquelquesgrandspaysetairesgéoculturelles.

Lespaysémergentsdanslacompétitionculturelleinternationale

LeJapon

AprèslesÉtats-Unis,leJaponestledeuxièmeexportateurmondialdebiensculturels.Cettesituationestrécente,endépitdustatutrelativementanciendepuissanceindustrielledecepays.DepuislafinduXIXesiècle,leJaponaplutôtaccueillilesculturesétrangèresqu’iln’adiffusélasienne;d’aborddansla phase de rattrapage de lamodernité occidentale puis dans celle qui a succédé à la défaite de laSecondeGuerremondiale,oùlepaysaeutendanceàserepliersurlui-mêmesurleplanpolitiqueetculturel,n’exportantquesesproduitsindustriels.SelonlespécialisteduJaponKurtSinger,quiécrivaitau début des années 1970, la culture japonaise se caractérisait par sa « plasticité » et son«endurance»,sacapacitéàabsorberetàadapterlesinfluencesétrangèrestoutenmaintenantintactunfondsculturel[35].À la fin des années1990 encore,ArmandMattelart notait que le Japon souffraitd’unmanque de présence dans la culture-monde, en dépit de sa forte présence dans l’électroniquegrandpublic[36].Aujourd’hui,cetteèresembleenpartierévolue.Sonynefabriqueplusseulementdel’électronique

grandpublicmaisestdevenul’unedesplusimportantesfirmesmondialesdeproductiondecontenusetde contenants, avec un développement reposant sur une stratégie d’intégration verticale allant de laproductionetdeladistributiondeprogrammesauxéquipementsnumériquesgrandpublic.PropriétairedesstudiosColumbiaet,depuisseptembre2004,delaMGM,SonyestaussilefabricantdelecteursDivX,formatdecompressiondesfilmssurInternet,etcontrôleintégralementdepuis2008labranchemusiquedugroupeBertelsmann.LegroupeoccupeégalementunefortepositionsurlemarchédesjeuxvidéoaveclestroisgénérationssuccessivesdePlayStation,dontlatroisièmeestdevenueunevéritableplateformemultimédia,capabledestockerdelavidéo,desphotos,delamusiqueetdetéléchargerviaInternet[37].Lacrise économiquequi secoue l’archipeldepuis les années1990n’apas empêché lebouillonnementcultureletl’essord’uneculturejeune(dansunpaysvieillissant)dontlesdéclinaisonssont aujourd’hui connues et appréciées dans le monde entier : films d’animation (anime), bandedessinée(manga), jeuxvidéos,musique(JapanpopouJ-Pop),cettedernières’exportantpourelle-mêmeenAsieetcommeproduitd’accompagnementpourlesfilmsd’animation,lesjeuxvidéoet lessériestéléviséesenEuropeetenAmériqueduNord.Cetteculturepopulaireetcommercialetriompheaujourd’huisurtouslesmarchés,commeentémoignentaussibienl’Oursd’orremportéaufestivaldeBerlinen2002parHayaoMiyazakipourLeVoyagedeChihiroquelesuccèspopulairedesmangasenFrance,premiermarchéextérieurdecetteformed’expression(12,5millionsd’exemplairesvendusen2008[38]),oulesuccèsplanétaireetmultisupportsdeHelloKitty,lapetitechatteblanchecrééeparlasociétéSanrio[39].Lesresponsablesgouvernementauxontprisconsciencedesbénéficeséconomiquesetpolitiquesque

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le Japon pouvait tirer de cette nouvelle donne. Un rapport remis en 2005 par le Conseil pour lapromotiondeladiplomatieculturelleinsistesurlerôlepositifdecettediffusiondeproduitsculturelspourl’imageduJapon[40];acooldiplomacyforacoolJapan,quipeutainsiredorerunblasonterniparlacriseéconomiqueetsonincapacitéàregarderenfacesonpassémilitariste.Lecontrasteentrelamauvaise opinion du rôle historique du Japon et l’attrait pour sa culture de grande diffusion estparticulièrementfortenAsie,danslespaysquionteuàsouffrirdel’expansionnismenippon:ChineetCorée(duSud).Lemarchéasiatiquedesbiensàhautevaleurajoutéeculturellereprésenteprèsdetroiscents millions consommateurs au niveau de vie élevé. Selon Frédéric Martel, « les JaponaisfonctionnentenAsieexactementcomme lesAméricainsdans le restedumonde.Mieux, ils sontunesortedefiltrequi traduit lacultureoccidentalepour l’Asie.S’ilsontbeaucoupmieuxréussiquelesÉtats-Unis,enChinenotamment,c’estqu’ilssesontconcentréssurlesecteurdesjeuxetdelamusique[auxquelsilfautajouterlessériestéléviséesoudramasetlestechnologiesdecommunicationmobile],beaucoupmoinssensiblespolitiquementqueceluiducinéma.Cefaisant,laculturejaponaiseperdenfindecomptebeaucoupdesajaponité»[41].L’influencedelaculturejaponaisen’acessédecroîtreenAsie,faisantécrireàcertainsauteursque,plutôtqu’uneaméricanisation,onconstateune japonisationdesculturesasiatiques[42].

LaChine

La Chine est loin d’être aussi avancée que le Japon sur la voie de la conquête des marchésextérieursparsesproductionsculturelles.Certes,lesambitionsaffichéesparungroupecommeeSun,groupe leader de l’industrie cinématographique et musicale basé à Hong Kong, apparaissentgrandioses :«Nousavons1,3milliarddeChinois ;nousavons l’argent ;nousavons l’économie laplus dynamique au monde ; nous avons l’expérience : nous allons pouvoir conquérir les marchésinternationaux et concurrencer Hollywood. Nous serons le Disney de la Chine »[43]. Mais, pourl’heure,lescinémaschinoisethongkongaispeinentàdépasserlesfrontièresdelaChine,àl’exceptiondequelquesgrandssuccèscommelesfilmsdeAngLeeoudeZhangYimou;etsilemarchéintérieurse développe rapidement (on construit un nouvel écran de multiplex chaque jour en Chine), laproduction reste limitée (400 films produits par an officiellement, 50 en réalité[44]). La stratégiechinoiseaconsistéà intégrerdusavoir-faireetdu financementétranger, souventviaHongKong, ens’ouvrant aux coproductions, en particulier avec les studios d’Hollywood, qui espèrent ainsicontournerlesquotas.Car,cequicaractérisesurtoutlemarchéchinois,auxyeuxdesinvestisseursdesgrandesmultinationalesdel’information,delacommunicationetdudivertissement,c’estladifficultédesonaccès.Lacensureyestomniprésente,lesobstaclesadministratifsnombreuxetdissuasifs.Ainsi,toujourspourlecinéma,touslesproducteursétrangerssontobligésdenégocieraveclasociétéd’ÉtatChina Film Group, qui les taxe lourdement et n’autorise la diffusion que de vingt films d’origineaméricaineparan(lesquelsparviennentnéanmoinsàcapterlamoitiédubox-officechinois).Pourtant,les produits américains circulent en Chine, mais sous la forme de CD et de DVD piratés par uneindustriedelacontrefaçonquitourneàpleinrégime.Pourcontrercespratiquesdéloyales,lesÉtats-Unisontdéposéplainteauprèsdel’Organisationmondialeducommerce(OMC)etobtenuen2009lacondamnationdelaChinepoursespratiquescommercialesjugéesillicitesdansledomaineculturel.Celle-cidevraenprincipeleverlesrestrictionssur la diffusion des films, des disques et des livres américains et lutter contre leur piratage. Enprincipe,carl’OMCnedisposepasdemoyenscoercitifspourforcerPékinàobtempéreretlaChinea

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faitappel,obtenantainsideuxoutroisansdesursis.LaChine faitpourtantdeseffortspouraméliorer son image.En2009,unecampagnede publicité

avaitportésur ladéfensedumade inChina ;en2010,unenouvellecampagne,commanditéepar legouvernementchinoisacherchéàpromouvoir«uneimagedeprospérité,dedémocratie,d’ouverture,de paix et d’harmonie »[45] en utilisant l’image positive de personnalités chinoises connues àl’étranger, de Jackie Chan à John Woo en passant par la star du basket Yao Ming. Des spotspublicitairesontétédiffuséssurdegrandeschaînesinternationalescommeCNNoulaBBC…etbiensûr la CNN chinoise, baptisée CNCWorld, lancée en juillet 2009 à grands sons de trompe[46].L’intérêt des autorités chinoises pour la propagande est ancien ; il a été réactivé et infléchi vers ladiplomatie culturelle en 2007, quand Hu Jintao annonça dans un rapport aux cadres du Particommuniste qu’il fallait « élever le soft power de la nation »[47]. Depuis, conférences, débats etsessions de formation se sont succédé sur ce sujet ; l’agence de presse Xinhua[48] (« Chinenouvelle»)enparleetmêmeLeQuotidiendupeupleacrééun«softpowerforum»enligne.Aprèslefiascoduparcoursdelaflammeolympiquedanslemonde,en2008,legouvernementchinoisalancéun grand plan (5milliards d’euros) pour développer lesmédias chinois à l’étranger. Le but est dedonner l’image d’une puissance pacifique, en développant des sujets peu controversés (histoireancienne,culture,développementéconomique).LesJeuxolympiquesdePékinen2008, l’ExpositionuniverselledeShanghaien2010ontétédepuissants leviersdans l’affirmationd’unenouvellefiertéchinoise,même si de nombreux « couacs » ne cessent de se faire entendre dans la communicationextérieure,particulièrementautourde laquestionduTibetetduXinjiangoudesdroits de l’homme.Ainsi,le10décembre2010,lesécransdeschaînesdetélévisionBBC,CNNouTV5ontviréaunoirenChineaumomentoùcommençait lacérémoniederemiseduprixNobelde lapaix,décernécetteannéeàl’intellectueldissidentLiuXiaoboquipurgeunepaixdeonzeansdeprisonpour«subversiondu pouvoir de l’État ». Toute la journée, les autorités chinoises avaient bloqué la diffusion desprogrammesdes télévisions étrangères ainsique les sites internetdeplusieursmédias.Laveille, lepouvoirorganisaitunecontre-cérémonie, remettant le«prixde lapaixConfucius»à l’ancienvice-présidenttaïwanaisLienChan,artisandurapprochemententreTaïwanetlaChinecontinentale.Confuciusestdécidémentàl’honneurdanslaChinenouvelle,puisquec’estégalementlenomquia

étéchoisipourlescentresculturelschinoisàl’étranger.Contrairementàseshomologuesoccidentaux,lesinstitutsConfuciussontdesjointventures, intégrésauxuniversités,avecuneécolepartenaireenChine qui y détache des enseignants. Leurs programmes d’enseignement reçoivent l’imprimatur duBureau national chinois pour l’enseignement du chinois comme langue étrangère. Parmi les butspoursuis par ces instituts figure l’établissement « d’alliances stratégiques avec les entreprises, lesgouvernementsetlesautresinstitutionsquisouhaitentnouerdesliensplusétroitsaveclaChineetladiasporachinoise».LepremieràouvrirsesportesfutceluideTachkent,en2004;depuis,ilssesontmultipliés(290aujourd’hui,dont7enFranceet13enThaïlande,1000prévusàl’horizon2020)[49].Onydonnedescoursdelangueetd’histoire,decalligraphieoudetaichichuan;trentemillionsdepersonnes apprendraient le chinois à l’heure actuelle dans le monde[50]. Les instituts Confuciusconstruisentuncapitalsympathieàl’étrangeretdesréseauxd’influencepotentielle.Lenombred’étudiantsétrangersaccueillisenChineetlenombred’étudiantschinoisàl’étrangeront

augmentédansdefortesproportions:respectivement1621000et100000;laChineestlepaysquicompteleplusgrandnombred’étudiantsàl’étranger[51].LaChineestattractivepourlesétrangers;elle le redevientpoursespropres ressortissants.Au tournantdesannées2000, lesdiplôméssesontmis à revenirmassivement enChine, unmouvement accentué par la crise économique qui a surtout

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frappélespaysoccidentaux.Aujourd’hui,touslespostesdedirigeantsdanslarecherchescientifiquesont occupés par des chercheurs revenus de l’étranger. Cela se traduit dans la production deslaboratoiresderecherche.Depuis2008,indiquel’institutScimago,lapremièreinstitutiondumondeennombred’articlespubliésestl’AcadémiedessciencesdeChine.Sisaproductiond’articlescontinued’augmenteràcerythme,laChineraviralapremièreplaceauxÉtats-Unisdansquelquesannées[52].« Les cinq dernières années qui font l’objet du présent rapport de l’UNESCO sur la science ontcommencévéritablement à ébranler la suprématie traditionnelledesÉtats-Unis»,pouvait-on lire en2010dansunrapportdel’ONU[53].

L’Inde

L’Indeestégalementdevenueungrandpaysproducteurdescienceetdetechnologie.Elleprévoitdecréertrentenouvellesuniversitésdanslesprochainesannéesetdepasserde15millionsd’étudiantsen2007 à 21 millions en 2012. Elle est d’ores et déjà le premier exportateur mondial de servicesinformatiques[54]. Mais les succès les plus spectaculaires ont été enregistrés dans le domaineaudiovisuel.Grâceàuneaugmentationdesrecettessurlemarchédomestique,largementdominéparlecinémanational(quiréalise95%dubox-office),etàlacroissancedesesexportationsàdestinationdesvingtmillionsd’Indiensdeladiaspora,Bollywood(deBombay,oùsetrouveFilmCity,lavilleducinéma comme Hollywood l’est pour les États-Unis) est devenue la deuxième industriecinématographiquedumonde,lapremièremêmesil’onneretientquelenombredefilmsproduitsoulenombredespectateurs.Maislechiffred’affairesducinémaindien,environ2milliardsdedollars,nereprésenteencoreque10%deceluid’Hollywoodetlesfilmsaméricainss’exportentbienmieuxquelesfilmsindiensdanslemonde.Cechiffredevraitcependantdoublerdanslescinqprochainesannéeset la pénétration internationale du cinéma indien (environ 2,5% aujourd’hui, contre 50% pour lesfilms américains) s’accroître[55]. Il est significatif que l’un des plus grands succès du cinéma« indien » de ces dernières années, Slumdog millionaire, soit le fait d’un réalisateur britannique(DannyBoyle),aitétédistribuéparPathéetWarneretracontelesuccès(fortimprobable)d’ungamindesruesàunjeuinspirédujeutéléviséaméricain«WhoWantstoBeaMillionaire?»développéparune société néerlandaise… L’entertainment indien cherche à s’internationaliser à travers descoproductionsetdesprisesdeparticipationcroisées.RaghavBahl,présidentdugroupeNetwork18,acrééunecoentrepriseavecl’américainViacompourproduireenIndedessériestéléviséesetdixàdouzefilmsparan.Enseptembre2008,lemagnatindiendelacommunication,AnilAmbaniest,lui,devenu actionnaire de lamaisonde production fondée parSteven Spielberg,Dreamworks, pour lasommede550millionsdedollars.Feront-ilsdesfilmsindiensàHollywood?«ChezReliance,nouscroyonsque l’entertainmentest trèsethnocentrique.Sion tented’imposernosvaleurs indiennes,onéchouera.ÀBollywood,ondéfendnosvaleurs ;àHollywood,onferauncinémadifférentpourêtremainstream,onferadesfilmshollyvoodiensgrandpublic.NousallonsconcurrencerHollywoodavecdifférentstypesdecontenus,différentesplateformes.»[56]Onlevoit,enIndecommeauJaponouenChine–maisaussiauBrésil,auMexique,enCoréedu

SudvoireenAfriqueduSudetauNigeria–laguerredouceestdéclarée;lesterritoiressontdespartsdemarchéet lesmunitionsdes films,des jeux,desdisques ;mais aussi les traductions, les articlesscientifiquesoulesœuvresd’artsurlemarchéinternational.Lacompétitionnesesituepasseulementau niveau des nations, elle oppose aussi des blocs linguistiques et des aires géoculturelles. Laglobalisationn’apas seulement favorisé l’américanisationde la culture et l’émergencedenouveaux

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pays sur la scène culturelle – qui sont aussi, pour la plupart, des pays émergents sur la scèneinternationale –, elle a aussi renforcé des logiques macrorégionales dont nous allons maintenantprésenterrapidementtroisexemples.

Airesgéoculturellesetentitésmacrorégionales

JoëlleFarchyetJeanTardif,dansleurouvragesur«lesenjeuxdelamondialisationculturelle»distinguent, entre ce qu’ils appellent les « pays-cultures » comme la Chine ou le Japon, et« l’hypercultureglobalisante»d’origineoccidentale, des entités à fondement cultureldenature trèsdiverse. Certaines, tel le « monde arabe », conjuguent langue, histoire, contiguïté géographique ;d’autres sont des aires à fortes polarités territoriales avec des éléments substantiels de culturecommune, comme « l’Ibéro-Amérique » ; d’autres encore sont des ensembles régionaux en voied’intégrationpolitiqueetéconomique,commel’Unioneuropéenne.Cesentitésn’ontquedesrapportsderessemblanceavecles«civilisations»queSpengler,ToynbeeouHuntingtonconsidéraientcommelesgrandesunitésdecompréhensiondel’architecturemondiale.Ellesdessinentdessolidaritésd’uneautrenature,àgéométrieetintensitévariables[57].

Lemondearabe

LemondearabeestunbonexempledecequeKaiHafeznommela«régionalisationdesmédiasenairesgéolinguistiques».Latélévisionparsatelliteetl’usagetransfrontalierdesmédiasontrenforcélesentimentd’unecommunautédedestinparmidespeuplesdiviséssurleplanpolitiquemaisunifiésparlalangue,laculture,lareligion.Lespremierspasontétéaccomplis,aveclelancementparl’Égypted’unechaînedetélévisionparsatellite,SpaceNet,en1991.L’Égypteexercedepuislesannées1960aumoins un rôlemoteur dans la production à destination des pays arabes tant cinématographique quetélévisuelleoumusicale;elledominenotammentlemarchédesfeuilletonstélévisésdiffuséspendantlapériodeduRamadan.SpaceNet fut suiviparMBC,unechaîneprivée saoudienne,etparKuwaitiSpace Channel. Les chaînes par satellite se sont multipliées dans les années 2000, permettantd’atteindrelespopulationsd’originearabevivantenEuropeetauxÉtats-Unis.Ceschaînesrestentsousl’étroitcontrôledespouvoirsenplaceetreflètent,autantquel’opinionarabe,celledesesgouvernants.Lecasd’AlJazeera(«l’île»,enarabe,soitlapéninsulearabique)n’enparaîtqueplusintéressant.

Lancéeen1996parl’émirduQatar, lachaîned’informationencontinuestpourluiuninstrumentdeprestigeetd’influence,unoutilauservicedesadiplomatie.Maisellen’estpasquecela.Enpremierlieu, elle a bénéficié de l’expertise de journalistes passés par le service arabe de la BBC et aacclimaté dans les pays arabes l’esthétique, les formats de l’information à l’occidentale, au pointd’êtresurnomméela«CNNarabe».Ensuite,elleaaffirméunréelsoucid’indépendance;parrapportauxtélévisionsoccidentales,d’abord,accuséesd’avoirunpointdevuebiaisésurlemondearabeetles conflits qui opposent ce dernier à l’Occident ; par rapport aux gouvernements arabes, ensuite –celui du Qatar excepté – vis-à-vis desquels la chaîne se montre parfois critique. En l’absence devéritables institutions démocratiques dans ces pays, la chaîne a pu être considérée comme le relaismanquant entre l’État et la société.De ce double point de vue,Al Jazeera a représenté une paroleneuveetunepercéedémocratiquequiexpliquentsonsuccèsauprèsdelapopulationdespaysarabesetde la diaspora.Mais cette percée est limitée et le point de vue lui-même biaisé, ayant tendance àrefléter exclusivement l’opinion de la rue arabe sur les conflits auProche et auMoyen-Orient. Les

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premiers succèsd’audience et les premières controversesvinrent avec la diffusiondesvidéosdanslesquellesOussamaBenLadenetAbuGhaithjustifiaientl’attaquedu11septembre2001.LachaînefutaccuséeparlesresponsablesaméricainsdeprendrefaitetcausepourlesterroristesetCNNcoupatoutlienavecellependantplusieursmois.Depuis,sacouverturedesguerresaméricainesenIraketenAfghanistanfaitrégulièrementl’objetdecritiquesenOccident,maisaussidelapartdejournalistesetd’intellectuelsarabes[58].Le panarabisme d’Al Jazeera se retrouve dans les ambitions du groupe Rotana, fondé par le

milliardairesaoudienAl-Waleed.LesiègedelasociétéestàRiyad,sesstudiosdetélévisionàDubaï,sabranchemusicaleàBeyrouth,sadivisioncinémaauCaire.CommelenoteFrédéric Martel,« lastratégieculturellemultimédiaetpanarabedugroupeconsiste,elleaussi,àdéfendredesvaleursetunevisiondumonde».Ellepeutcomptersurlapuissancefinancièredel’Arabiesaouditeetuneaudiencepotentielled’environ350millionsd’Arabesauxquelspeutoccasionnellements’ajouterlemilliarddemusulmansquecomptelaplanète[59].

L’Amériquelatine

Il y a plusieurs Amériques latines. Celle duMERCOSUR n’est pas tout à fait celle de l’Ibéro-Amérique qui n’est pas nonplus celle que dessinent les flux commerciaux de produits culturels, enparticulierlestelenovelas(sériestélévisées).LeMERCOSURestlemarchécommundel’AmériqueduSud, créé en 1991 de l’accord entre leBrésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay ; il intègreprogressivementtouslespaysducontinent.Trèsaxésurl’intégrationéconomique,l’accordcomportenéanmoins un volet culturel, « les États Parties s’engageant à promouvoir la coopération et leséchangesentreleursinstitutionsetagentsculturelsrespectifsenvuedefavoriserl’enrichissementetladiffusiondesexpressionsculturellesetartistiquesduMERCOSUR»[60].Cetengagementsemanifestenotamment par la coproduction d’actions culturelles exprimant les traditions historiques des paysmembres,deséchangesd’artistesetdechercheurs,desproductionsaudiovisuellesetmultimédias.Àcôtédecet ensemblemacrorégional, l’Ibéro-Amérique réunitdespaysayant encommununhéritageculturelquiremonteàladécouverteduNouveauMondeparlesconquérantsespagnolsetportugais.Lacommunauté ibéro-américaine des nations comprend les pays américains de langue hispanique etportugaiseainsiqueceuxdelapéninsuleibérique.AuXVesommetannuelibéro-américainen2005,une charte a été adoptée que certains considèrent comme le fondement d’une communauté non plusseulementculturellemaispolitique.Cette communauté est cependant tiraillée par des rivalités nationales et historiques, entre les

anciennescoloniesetlesancienscolonisateurs,entrelesdeuxrivesdel’Atlantique,d’unepart;entreles poids lourds que sont le Brésil et l’Argentine, d’autre part, auxquels il convient d’ajouter leMexique. L’unification culturelle se heurte au bilinguisme espagnol/portugais qui reconduit enAmérique latine la vieille rivalité entre l’Espagne et le Portugal pour la domination du NouveauMonde. Iln’yapasd’unitéculturelle,pasdeculturepopulairecommuneentrecespays, si cen’estcelle qui est produite à Miami et à Los Angeles ; c’est par le détour des États-Unis, où vit uneimportante communauté latino, que ces produits, en particulier les courants musicaux de grandediffusion, font retour dans les pays d’Amérique latine. En revanche, ces pays (en particulier leMexique et le Brésil) sont des producteurs de séries télévisées qui marchent non seulement sur lemarchécontinentalmaisjusqu’enEurope,auMoyen-Orient,auMaghreb,enAfrique,oùl’onapprécieleurcontenunon«américain»,leurcapacitéàtraiterdesujetsuniverselssanstoucherauxquestions

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tropsensiblesquesontlapolitiqueoulareligion,etleursprixtrèscompétitifsparrapportauxsériesenprovenancedesÉtats-Unis.UngroupecommeTVGlobovenddestelenovelasàplusdecentpays,faisantdeceproduitlapremièreexportationculturelleduBrésil[61].

L’Europe

D’uncertainpointdevue,l’Europeprésenteunvisageplusdiversencorequeceluide l’Amériquelatine ou du monde arabe. Il n’y a ni unité linguistique ni unité religieuse, n’en déplaise auxnostalgiques de l’Europe chrétienne. Tous les observateurs s’accordent à reconnaître un déficitsymboliqueàl’Europequin’aniidentitécollective,niattachementàunterritoirecommunnifrontièresbien définies. Pourtant, qui voyage en et hors d’Europe reconnaît quelque chose de l’ordre d’unecivilisationoud’unpatrimoineculturel,celuidesvilleshistoriques,desvaleurscommunes,peut-êtreaussi une volonté de dépassement des clivages dans une synthèse politique d’un type nouveau, unenationpost-nationalequis’inventedanslasouffrance(etlesouvenirdessouffrances)etpossèdedéjàundegréd’intégrationéconomiqueetpolitiquesanséquivalentdanslemonde.Certes,cepatrimoineculturelcommunnesemanifestepassouslaformed’uneproductionculturelle

grandpublicdotéed’unecapacitédediffusionmondialeàl’instardel’entertainementmainstreamdesÉtats-Unis,etFrédéricMartelaraisondesoulignerquesilesdiverspaysquicomposentl’Europeontdesculturesnationalesvivantes,celles-cines’exportentguèreendehorsdeleursfrontières;laseuleculturegrandpubliccommuneauxdiverspaysd’Europeestd’origineaméricaine(mêmesicelle-ciaelle-mêmebeaucoupempruntéauxcultureseuropéennes).Degrandsgroupeseuropéensexistentdanscedomaine,commeBertelsmannouHachettedansl’édition,EMIouUniversalMusicdanslamusique,UbisoftouActivisiondanslesjeuxvidéo,maiscen’estpasunecultureeuropéennequ’ilsfabriquent,plutôt une culture américanisée dont les canons sont formatés aux États-Unis et les produits biensouventfabriquésenAsie.Maisnullepartnesepeutobserversurunespaceaussirestreintunetellediversitédeculturesetunetelleouvertureauxculturesétrangères.Safaiblesseestaussicequifaitsarichesse:uneétourdissanteBabeldelangues,decultures,dereligions,dontlacoexistencepacifiqueetlafécondationmutuelleconstituentl’unedesraresbonnesnouvellesdenotretemps[62].La construction d’une identité européenne dans le respect de la diversité de ses composantes

constitueunegageureetunprogrammepolitico-culturelquisontsuivisavecattentiondansbeaucoupdeparties dumonde,malgré le déclin dont on dit le continent européen frappé. Là encore, on peut sefocalisersurlafaiblessedesmoyensdégagésauniveausupranationalpourdonnervieetconsistanceàce projet : avec 400 millions d’euros pour la période 2007-2013 pour trente pays, le programmeCulturenereprésenteque0,03%dubudgetdelaCommissioneuropéenneou13centimesd’eurosparcitoyenetparan[63].Lacultureresteledomainelemoinsdotédespolitiqueseuropéennescommunes,lesquelles sont déjà notoirement sous-financées. La faute en revient aux États, jaloux de leursprérogatives en matière culturelle, qui ont freiné la mise en place d’institutions dédiées à laculture[64].Lesprincipales réalisationsculturellesde l’Europeontété le fruitd’accordsbilatéraux,commeceluiquiestl’originedelachaînefranco-allemandeArte(dontlespremièresémissionsdatentde1992)[65].MaisleprogrammeCulturereprésentedéjàunprogrèscertainparrapportauvideantérieur;etilne

résumepastoutelapolitiqueculturellemenéeauniveaueuropéen,quipassepard’autresprogrammeset institutions (notamment le programmeMEDIA ou les fonds structurels de financement), par desmesures d’ordre législatif et réglementaire (voir notamment la directive Télévision sans frontières,

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dontlapremièreversiondatede1989etquiorganiselecadrecommundel’audiovisuelenEurope),etparlespolitiquesmenéesparchacundespaysdontcertains,tellaFrance,sesontmontréstrèsactifsdanslapromotionetladéfensedeleurculturenationale.L’unedesmanifestationslespluséclatantesdecettevitalitéculturelleest laproliférationdes« réseaux»de toutes sortes, aidésounonpar lesinstanceseuropéennes.Unexempleentrecent: leréseaueuropéendescentresculturelsderencontre(ACCR),constituéen1991àDublinàl’initiativedel’associationfrançaisedescentresculturelsderencontre, et qui regroupe aujourd’hui 43 centres répartis dans quinze pays européens[66]. CetteEuropequel’onditsifaiblesurleplancultureletsidiviséesurleplanpolitiqueaparailleursfaitmontred’une remarquable solidaritédansune sériedenégociations internationales qui avaient pourobjetl’ouverturedesmarchésdebiensetdeservicesculturels,commenousleverronsdanslasuitedecechapitre.

Déséquilibresmondiauxetorganisationsmultilatérales

Larevendicationd’unnouvelordremondialdel’information

Dans les années 1970, les progrès des technologies de communication sont allés de pair avec lacontestation croissante de la domination occidentale sur les flux d’information mondiaux. Lesnégociationsinternationalessurlessatellitesd’observationdelaterre(1974)ousurladistributionduspectre radiophoniquemondial (1979) donnèrent lieu à des controverses diplomatiques révélant lesrapportsdeforceentrel’Estetl’Ouest,leNordetleSud.Lerôlejouéparlesquatreagencesdepressed’enverguremondiale,deuxeuropéennes (AFPetReuters) etdeuxaméricaines (AssociatedPressetUnitedPress)dansl’orientationdel’informationétaitparticulièrementcritiquépardesintellectuelsetdesgouvernementsnonalignésoufaisantpartiedublocsoviétique,ainsiqueleleadershipexercéparlesÉtats-Unisdansl’organisationIntelsat.En1973eten1978,deuxconférencesdel’UNESCOfirentle constat du déséquilibre Nord/Sud en matière d’information et réclamèrent l’instauration d’un«nouvelordremondialdel’informationetdelacommunication»(NOMIC),quis’inscrivaitdansunappel plus large à un nouvel ordre économique. Un rapport fut commandé à une commissioninternationalepour l’étudedesproblèmesde communication, présidéeparSeanMcBride, fondateurd’AmnestyInternationaletprixNobeldelaPaix,dontlaversionfinalefutpubliéeen1980.IntituléeVoixmultiples,unseulmonde, ce fut lepremierdocumentofficielposant clairement laquestiondudéséquilibredesfluxd’informationetproposantdesmesurespouryremédier.Mais ce rapport ne fut suivi d’aucune mesure effective. La faute en revient autant aux États de

l’OuestetduNord,soucieuxdemaintenirleuravantage,qu’àceuxdel’EstetduSud,dontbeaucoupfaisaientdelarevendicationd’unnouvelordredel’informationunalibipourjustifierleurabsencederéforme interne. «Les débats sur le nouvel ordre se sont heurtés à un double entêtement : au refusopposépar certains pays duSudd’aborder le problèmede la vieille censure politique exercéeparl’Étatdansleurespaceintérieurrépondaitceluidesgrandspaysindustrielsàévoquerlaquestiondelanouvelle censure économique stimulée par la concentration dans les industries de lacommunication.»[67]Danslesannées1980,cetterevendicationestpasséeausecondplanderrièrelegrandmouvementde

déréglementationquiatouchélaplupartdespaysoccidentauxàlasuitedesÉtats-UnisetduRoyaume-

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Uni.Cesdeuxdernierspays,sousl’impulsiondedirigeantsacquisauxidéesultralibérales,ontmisenavantlanécessitédeleverlesbarrièresdetoutessortesau«librefluxdel’information»,toutenseretirantdel’UNESCO,jugéepareuxtrop«politisée».Leparadoxeestque,malgréouàcausedeces retraits, l’organisationévoluaversuneconceptionelleaussiplus«libérale»,abandonnantleNOMICen1989,l’annéedel’effondrementdel’empiresoviétique,etnefaisantplusde l’équilibredes échangesd’informationunpréalable à la libertéde l’information.En1988,l’UNESCOdécrétaitune«décenniemondialepourledéveloppementculturel»(recommandéedès1982aucoursdelaconférencemondialesurlespolitiquesculturellesàMexico)enrelevantquel’échecdespolitiquesdedéveloppementconduitesdepuislesannées1950tenaitàcequelesfacteurssocioculturels avaient été insuffisamment pris en compte. L’idée était d’associer des organisationsintergouvernementales, des États, des organisations non gouvernementales et les communautésintellectuellesdetouslespayspourque,pendantlesdixdernièresannéesdusiècle,soientopérésdeschangementssignificatifs tantdans ledomainede lavieculturelleelle-mêmequepourredonnerà laculture sa place centrale dans les processus de développement. Plus de dix ans après cette« décennie », force est de reconnaître qu’un nouvel ordre mondial de l’information, de lacommunicationetdudivertissements’estbeletbieninstallé,mêmes’ilestbiendifférentdeceluidontcertainsrêvaientdanslesannées1970:toujoursdominéparlesÉtats-Unis,dansunemoindremesurepar l’Europe, ilvoit l’émergencedenouvellespuissancesqui rééquilibrentde facto les rapportsdeforce,auprofitdel’Asie-Pacifiqueet,secondairement,despaysduGolfeetd’Amériquelatine.Maisles conflits n’ont pas disparu ; ils ont pris des formes plus techniques, dans les enceintesinternationalesoùsenégocientlestarifsdouaniersetlesbarrièresréglementairesàl’entréedesbiensetservicesculturels.

Lecombatpourl’exceptionetladiversitéculturelles

Depuis la findesannées1940,unnombrecroissantdepaysparticipeàdesnégociationsvisantàabaisserlesdroitsdedouaneetlesrestrictionsauxéchangescommerciauxdanslecadredel’Accordgénéralsurlestarifsetlecommerce(Gatt).Ledernierdecescycles,ditdel’Uruguay,commençaen1986ets’achevaen1994aveclacréation,unanplustard,del’Organisationmondialeducommerce(OMC)qui remplaça leGatt.S’il fut l’undesplus longsetdespluscontroversés,c’estqu’ilportanotammentsurlecommercedesbiensetdesservicesculturelsetvitl’affrontementdedeuxcampsauxlogiquesdiamétralementopposées.D’uncôté,lapositiondéfendueparlesÉtats-Unisetquelquespaysclients : un film,undisque,un livre sontdesproduits faisant l’objetd’uncommerce ; ils sontdoncpassibles des règles qui s’appliquent à n’importe quelle autre marchandise, et toute politique derestriction à l’accès aux différents marchés nationaux relève du protectionnisme. Ces principess’appuient suruncorpsdedoctrine libéral forgéaucoursde l’histoireaméricainemaisaussi sur ladéfensed’unepositiondominantesurlemarchémondial.D’unautrecôté,lavisiondesEuropéens:unfilm,undisque,unlivrepeuvent,certes,fairel’objetd’uncommercemaisilssontaussietsurtoutlessupportsdevaleurs,desens,dereprésentationsquidéfinissentdesidentitéspolitiquesetculturelles.Parcequ’ilsnesontpas«desmarchandisescommelesautres»,desrèglesparticulièrespeuventleurêtreappliquéesquidérogentauxloisdumarchéetsontdelaresponsabilitédesÉtats.CettepositioncommunedesEuropéensest elle-même le fruit de laborieuses tractations entre des

pays attachés à l’intervention de l’État dans le domaine de la culture (en particulier la France),appuyés par des associations de créateurs et de producteurs (en particulier du secteur

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cinématographique),etd’autresplusméfiantsetprochesdesÉtats-Unispar tradition (Royaume-Uni)ou par reconnaissance (pays d’Europe centrale et orientale dans les années 1990), auxquelss’ajoutaient les lobbies industriels soucieux de ne pas s’attirer les foudres de l’administrationaméricaine. Un accord fut finalement trouvé en interne avant de s’imposer dans le cadre desnégociationsmultilatéralesen1993:l’accordgénéralsurlecommercedesservices(GATS)excluaitles biens et services culturels, notamment les productions audiovisuelles, du processus delibéralisationdesmarchés.Denouvelles escarmouches seproduisirent à l’occasiondenégociationsannexes, en particulier sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), mais la positioneuropéennedéfinissantune«exceptionculturelle»,à laquelles’étaient ralliésunemajoritédepaysdanslemonde,continuadeprévaloir.Une évolution se produisit dans la deuxièmemoitié des années 1990, où la notion d’« exception

culturelle»futremplacéeparcellede«diversitéculturelle»danslescénaclesofficiels,enparticulierà l’UNESCO. Jugeant la première trop défensive,menacée d’encerclement et d’étouffement par lesnormesquisemettaientenplacedanslecommerceinternationalsousl’égidedel’OMC,lespartisansdudroitdesÉtatsàintervenirdanslechampdelaculturemirentenavantlanotiondediversité,plusconsensuelleetplusextensive.Une«Déclarationuniversellesurladiversitéculturelle»futadoptéeàl’UNESCO en 2001[68], suivie de la mise en place d’une « alliance globale pour la diversitéculturelle»cherchantàpromouvoirlesindustriesculturellesdesdifférentspays.LaFrance,leQuébecetleCanadapoussèrentàlacréationd’uninstrumentjuridiquepermettantdedonneràceprincipedeladiversité culturelle une force normative, sur le modèle des conventions de protection dupatrimoine[69] ; au terme de plusieurs années de discussions, ils parvinrent à rassembler une largecoalition internationale qui adopta, en octobre 2005, lors de la XXXIIIe Conférence générale del’UNESCO, une Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressionsculturelles[70].Cette Convention représente indéniablement une avancée majeure dans la reconnaissance du

caractèreparticulierdesbiensetservicesculturels.Lepréambuleensouligne ladoublenature,à lafoiséconomiqueetculturelle,etl’importancedeladiversitéculturellepourlapleineréalisationdesdroitsdelapersonneetdeslibertésfondamentales.LedroitsouveraindesÉtatsdemettreenœuvrelespolitiquesqu’ils jugentappropriéespour lasauvegardede ladiversitéest réaffirmé,dans le respectdesprincipesd’ouvertureetd’équilibrequidoiventcontinueràinspirerleséchangesentrelesnations.La recherche de solutions négociées dans le règlement des différends doit être privilégiée, et laConvention installe des organes servant notamment à cet usage. Elle a été adoptée par 148 Étatsmembres et ratifiée en 2007 ; seuls lesÉtats-Unis et Israël s’y sont opposés tandis qu’une poignéed’autrespayssesontabstenus.LaConventionacecidefondamentalqu’ellefaitdelaprotectionetdelapromotiondesexpressions

deladiversitéculturelleunélémentdudroitinternational,surlequelpeuventdésormaiss’appuyerlesÉtats soucieux de défendre une politique publique de la culture. Mais elle ne règle pas tous lesproblèmesetlesinquiétudesdemeurent.D’abordquantaucaractèrenoncontraignantdecesdécisions,l’absenced’obligationfaiteauxÉtatsetdecapacitédesanction ;comment ledroitdontellesera lasources’articulera-t-ilavecceluiquiémaned’uneorganisationcommel’OMC,qui,elle,disposed’unpouvoirdesanction?Parailleurs,lesÉtats-Unisn’ontpasrenoncéàfaireprévaloirleurpointdevueet adoptent une stratégie visant à rendre inopérante la Convention, en multipliant les accordsbilatéraux,commecelui récemmentconcluavec laCoréeduSudquiaboutità la levéepartielledesrestrictionsàlaprésencedesfilmsétrangerssurlesécranscoréens.LesÉtats-Unismettentégalement

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enavantlesinnovationstechnologiquesquirendentcaduques,seloneux,lesdispositifsdeprotectiondesmarchésnationaux;àl’èredelacompressionnumériqueetdelaconvergenceentrel’audiovisueletlestélécommunications,iln’yauraitplusdelégitimiténimêmedepossibilitéd’érigerdesbarrièresàl’entréedesbiensetservicesculturels[71].Ce sont làdevraiesquestions, quidoivent êtreposées.Onpeut en ajouterd’autrespour finir ce

chapitre,quiporteraientcettefoissurlanotionmêmede«diversitéculturelle»,sesambiguïtésetsesimpasses.Depuis sacréation,etplusnettementencoredepuis lesannées1970, l’UNESCOapromuuneidéologiedeladifférencedesculturesquimérited’êtreinterrogée.L’universalismedifférentialistequiformelefonddesadoctrineapujustifierlasauvegardedetraditionsmenacéesaunomdurespectdeladiversitésansquesoitvérifiéelaconformitédecespratiquesculturellesàl’obligationderespectdes droits de l’homme, aux valeurs humanistes.Ces valeurs, parce que d’origine occidentale, sont-elles strictement limitées à un temps et à un espace donnés ? Où placer le point d’équilibre entrerelativismeetuniversalisme?Par ailleurs, un coup d’œil sur les sites classés au patrimoinemondial de l’UNESCOmontre la

persistancedeprofondesinégalitésentreleNordetleSud,l’Europeoccidentaleétantsurreprésentéeau titre des sites culturels. La notion de « patrimoinemondial de l’humanité » est sous-tendue parl’idée d’une communauté de valeurs universelles ; mais comment juger de la « valeur universelleexceptionnelle»quedoiventavoircessiteshorsd’uncadred’appréciationquiresteengrandepartieparticulier,propreauxdifférentesculturesetidentités?Cesquestionsnesontpasrestreintesauxenceintesdesorganisationsinternationales.L’exigencede

la«diversitéculturelle»estconstitutivedel’identitédemuséescommeceluiduQuaiBranly,àParis(ouverten2006),ouduMuséedel’EmpireetduCommonwealthàBristol(2002),demêmequ’elletraverse les sections et expositions d’art non occidental des grandsmusées occidentaux qui se sontmultipliées depuis les années 1980[72]. Le respect des différences, le souci de l’authenticité, lamauvaiseconsciencepostcolonialemarquentlespolitiquesmuséales,quidoiventaussifairefaceauxrevendicationsde restitutiond’artefactsetd’undroitde regardsur lecontenuet les représentations,expriméesaussibienparlesgouvernementsdespaysqueparlescommunautésd’oùsontissusœuvresetobjets.Dans ladifficile évolutiondesmuséesethnologiquesoccidentauxde la représentation desAutresverslamiseenscèneetendialoguedelarelationentrelespeuplesselitetsejoueunepartiedelaculture-mondeàvenir[73].[1].UlfHannerz,«CosmopolitansandLocalsinworldculture»,Theory,CultureandSociety7(2-3),1990,p.237-251.[2].SaskiaSassen,LaGlobalisation.Unesociologie,[2007]Paris,Gallimard,2009.[3].Ibid.,p.225.[4].Voirnotamment,sousladirectiondeChristopheCharle,LeTempsdescapitalesculturelleseuropéennes,XVIIIe-XXesiècles,Seyssel,

ChampVallon,2009.Lemaîtred’œuvredecetteentrepriseremarquejustementqueladominationculturelledépendautantdestypesdesbienssymboliquesqui sonten jeu que de l’histoire.L’affirmation d’un centre reste toujours précaire dans les cas des biens liés à unmarché demasse.Enrevanche,lesbiensculturelsliésauxélites(opéra),àunmarchéàdiffusionrestreinte(lamusiqueavantl’èredelareproduction),ouà un fort enjeu politique et financier (musées, expositions) nécessitent des investissements lourds, des arbitrages entre des acteurs peunombreuxetdespolitiquesculturellesde longuedurée.En contrepartie, ils produisent des effets d’attractionoud’image à long terme, à ladifférencedupremiertypedebienssymboliques.[5].JacquesLévy,L’Inventiondumonde.Unegéographiedelamondialisation,Paris,PressesdeSciencesPo,2008,p.319.[6].LireJean-MichelTobelem,«LemuséeGuggenheim,entreéconomieetdiplomatie»,dansJ.-M.Tobelem(dir.),L’Armedelaculture.

Les stratégies de la diplomatie culturelle non gouvernementale, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 241-264. Aurélie Gosselin et Jean-MichelTobelem, « Internationalisation desmusées : effet de domination ou coopération intellectuelle ? Le cas de la fondationGuggenheim et dumuséedel’Ermitage»,Groupederecherchessurlesmuséesetlepatrimoine,Patrimoineetmondialisation,Paris,L’Harmattan,2008,p.165-184.[7].MarcAbélès,préfaceàArjunAppadurai,Aprèslecolonialisme.Lesconséquencesculturellesdelaglobalisation,[1996],Paris,Payot,

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2005,p.18.[8]. Imre Szeman et Paul James, « Introduction :Global-LocalConsumption », dans P. James et al. (eds),Globalization andCulture,

London,Sage,2010,vol.3.[9].StuartHall,«TheLocalandtheGlobal:globalizationandethnicity»,dansAnthonyD.King(ed),Culture,globalizationandtheworld-

system.Contemporaryconditionsfortherepresentationofidentity,Basingstoke,MacMillan,1991,p.33.[10].ChristianGrataloup,Géohistoiredelamondialisation,Paris,ArmandColin,2007p.216.[11].SeylaBenhabib,TheContestabilityofculture.Theclaimsofcultureequalityanddiversityintheglobalera,Princeton,PrincetonUP,

2002.C’estégalementcequesoutientJean-LoupAmselle,notammentdansBranchements,anthropologiedel’universalitédescultures,Paris,Flammarion,2001.[12].RapportduProgrammedesNationsUniespourledéveloppement,2009,LaLibertéculturelledansunmondediversifié.[13].GérardRaulet etAnneChalard-Fillaudeau, «Pourune critiquedes sciencesde la culture», dansL’Hommeet la société n° 149,

juillet-septembre2003,«Pourunecritiquedessciencesdelaculture».[14].WalterBennMichaels,LaDiversitécontrel’égalité,Paris,Raisonsd’agir,2009.[15].LindaMoss,«BiculturalismandCulturalDiversity»,Internationaljournalofculturalpolicy,vol.11,n°2,2005,p.187-197.[16].Jean-ClaudeGuillebaud,LeCommencementd’unmonde,versunemodernitémétisse,Paris,Seuil,2008,chapitres5et8;Jean-Pierre

Warnier,LaMondialisationdelaculture,Paris,LaDécouverte,1999,chapitre7.[17].Cf.notamment«LesGuerresdemémoiresdanslemonde»,Hermèsn°52,2008.VoiraussilapolémiquedéclenchéeenFrancepar

les livres dirigés par Pascal Blanchard, notammentLa Fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, LaDécouverte,2005.[18].PaulHopper,Understandingculturalglobalization,Cambridge,PolityPress,2007,chapitre5.[19].ScottLashetCeliaLury,GlobalCultureIndustry,Cambridge,PolityPress,2007.[20].Meih-huiYang«Massmediaand transnationalsubjectivity inShanghaï.Noteson, (Re)Cosmopolitanisminachinesemetropolis»,

dansJonathanXavierIndaetRenataRosaldo(eds),TheAnthropologyofglobalization:areader,Oxford,Blackwell,2004,p.325-349.[21].VoirnotammentManuel Castells,L’Èredel’information,Paris,Fayard,3vol.,1998-1999 ;TimothyLuke«NewWorldOrderor

Neo-WorldOrders :Power,politics and ideology in Informationalizingglocalities » dansMikeFeatherstone etal. (eds),Globalmodernities,London,Sage,1995,p.91-107.[22].VoirBertrandBadie,UnMondesanssouveraineté,Paris,Fayard,1999.[23].LluísBonetetEmmanuelNégrier(dir.),LaFindesculturesnationales?Lespolitiquesculturellesàl’épreuvedeladiversité,Paris,La

Découverte,2008.[24].AnthonySmith,NationsandNationalisminaGlobalEra,Cambridge,PolityPress,1995.[25].MichaelBillig,BanalNationalism,London,Sage,1995.[26].LireparexempleIreneBellier,«Moralité,languesetpouvoirsdanslesinstitutionseuropéennes»,SocialAnthropology,vol.3,n°3,

1995,p.235-250.[27].LeelaFernandes,«Nationalizingtheglobal:mediaimages,culturalpoliticsandthemiddleclassinIndiaMedia»,CultureandSociety,

septembre2000,p.611-628.[28] . Oliver Boyd-Barrett et Tehri Rantanen, « National News Agencies :Will They Survive ? », Journalism Theory, Practice and

Criticism,vol.1,n°1,p.86-105.[29].DavidRowe,«SportandtheRepudiationoftheglobal»,InternationalreviewforthesociologyofSport,38(2),2003,p.281-294.[30].GillesLipovetskyetJeanSerroy,LaCulture-monde.Réponseàunesociétédésorientée,Paris,OdileJacob,2008,p.72.[31].C.Grataloup,op.cit.[32] . David Held et al. (eds), Global Transformations. Politics, economics and culture, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 371. Voir

également Peter S. Grant et Chris Wood, Blockbusters and Trade Wars : popular culture in a globalized world, Douglas & McIntyre,Vancouver, 2004 ; ces deux auteurs canadiens décrivent avec sympathie les mesures prises par divers gouvernements pour soutenir oudévelopper une vaste gammede productions culturelles populaires nationales : service public de l’audiovisuel, cahiers des charges pour lesopérateurs privés, soutien à des industries en difficulté par des subventions ou incitations fiscales, restrictions apportées à la participationd’entreprisesétrangèresaucapitald’entreprisesculturellesnationales.[33]. Lire JeanneBouhey « Paysage après le 11 septembre. Les nouveaux enjeux de la diplomatie culturelle américaine » dans J.-M.

Tobelem,op.cit.,p.169-192;danslemêmeouvrage,FabriceSerodes«LeNouveauRôlediplomatiqueinformeldesinstitutionsculturelles»p.195-216.[34]. LaMotion PictureAssociation est une association interprofessionnelle qui défend les intérêts de l’industrie cinématographique en

dehorsdesÉtats-Unisetluttecontrelesobstaclesquifreinentl’exportationdesfilmsaméricains.De1945à1994,elles’estappeléeMotion

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PictureExportAssociation.Son siège est àLosAngelesmais elle dispose de bureaux àBruxelles,NewDehli,Rio de Janeiro, Singapour,Mexico,TorontoetJakarta(cf.http://www.mpa.org).[35].KurtSinger,Mirror,swordandjewel,astudyofjapanesecharacteristics,London,CroomHelm,1973.[36].ArmandMattelart,LaCommunication-monde.Histoiredesidéesetdesstratégies,Paris,LaDécouverte,1999,p.270.[37].FrancisBalle,Médiasetsociétés,Paris,Montchrestien,2009,p.480-481.[38]. Sans compter les nombreux produits dérivés, dessins animés, films, figurines, cosplay (concours de déguisement), jeux vidéo ; les

hérosdesmangasontégalementleursmagazines,leurssitesspécialisés,leurschaînestéléviséesdédiées.[39].MatthewAllenetRumiSakamoto,Popularculture,globalizationandJapan,London,Routledge,2006.[40].Lerapportfixetroisobjectifs:accroîtrelacompréhensiondupaysetaméliorersonimageenéveillantl’intérêtetlacuriosité;cultiver

le dialogue interculturel pour prévenir les conflits ; développer des valeurs et des idéaux universellement partagés. Trois principes guidentl’action : transmettre une culture plus cool, mieux adaptée au XXIe siècle ; accepter les autres cultures pour développer une créativitémutuelle;contribueràlacoexistenceenservantdepontentrelesculturesetlesvaleurs.CitéparSébastienDeniau,«LadiplomatieculturelleduJapon»,Theparisglobalist,vol.IV,n°2,2010,p.26-27.[41].F.Martel,op.cit.p.265.[42] . Gerard Delanty, « Consumption, modernity, and japanese cultural identity : the limits of americanization ? » dans U. Beck, N.

SznaideretR.Winter(eds),GlobalAmerica?Theculturalconsequencesofglobalization,Liverpool,LiverpoolUP,2003,p.114-133.LireaussiKoichiIwabuchi,«Fromwesterngazetoglobalgaze:japaneseculturalpresenceinAsie»,dansD.Crane,NobukoKawashimaetKen’ichiKawasaki(eds),GlobalCulture:Media,Arts,PolicyandGlobalization,London/NewYork,Routledge,2002,p.256-273.[43].PeterLam,présidentdeeSun,citéparF.Martel,op.cit.,p.212. Ilestcurieuxquece responsablenecitepascequiest l’undes

grandsatoutsdelaChinedanslacompétitionmondiale:sadiaspora,présentedanslaplupartdespaysdumonde,quicomptetrentemillionsdepersonnesrienqu’enAsieduSud-Est.Onpourraitmêmeopposerunmodèleaméricainfondésurunediaspora interne(lemulticulturalismenational)etunmodèlechinoisfondésurunediasporaexterne(lesChinoisàl’étranger).[44].F.Martel,op.cit.,p.198.Lesfilmschinoiscapteraientplusde60%d’unmarchénationalquiauraitaugmentéde27%en2008selon

des chiffres cités par Le Monde, 15 août 2009. Pour une bonne description des médias chinois, voir Chin Chuan Lee Chinese media,globalcontext,NewYork,Routledge,2003.VoiraussiledossiersurlecinémachinoisdansMondechinoisn°17,printemps2009.[45].LeMonde,4septembre2010.[46].Elle s’intègreaudispositifCCTVInternational,quicomptenotammentCCTV4,unechaîneenmandarinàdestinationd’unpublic

international,CCTV9,unechaîneenanglais,CCTVEenespagnoletFenfrançais.MaislesChinoisdel’étrangerpréfèrentregarderPhoenixTelevision,baséeàHongKong(propriétédugroupedeRupertMurdochNewCorporation)etdecefaitunpeuplus librede ton.MurdochdisposeégalementdeStarTv,soixantechaînesdetélévisionenseptlanguesquidiffusentsurtoutel’AsieàpartirdeHongKong.[47].Ibid.SelonBarthélémyCourmont,laChinepratiquedepuissontournantpostmaoïsteen1978unepolitiqueétrangèretrèsprudente,

fondéeessentiellementsurlesméthodesdusoftpowerconsidéréescommemoinscoûteuses,plusdiscrètesetplusefficacestoutenétantauserviced’unprojetglobal(etquisemarientbienavecleconfucianismeetsonutilisationdelaforcemorale);cequin’empêchepasquelquesmanifestationsde forceplusbrutale, commeà l’occasiondesquerellesqui l’opposent au JaponenmerdeChineméridionale. (BarthélémyCourmont,Chine,lagrandeséduction.Essaisurlesoftpowerchinois,Paris,Choiseul,2010).[48].L’agencedepresseofficielle joueunrôledepremierplandans lefiltragedes informationsvenuesdel’étrangermaisaussidansla

politique de communication en direction de l’étranger. Elle dispose de 140 bureaux à l’étranger, dont 7 régionaux (Le Caire, HongKong,Nairobi,Bruxelles,Mexico,NewYork,Moscou)et25enAfriquesub-saharienne,oùelleproposeuneinformationàbascoûtetsouventdequalitésurdessujets locaux.Plusde10000personnestravaillentpourXinhuadont4000journalistes; l’agenceproduitchaquejour10000dépêcheset1000photosetdiffuseen6languesoutrelemandarin.(LeMonde,5janvier2011).[49] . L’Afrique est aujourd’hui une terre de conquête pour les Chinois, qui y investissent massivement. Le sommet de 2006 a été

particulièrement important.Aujourd’hui,plusde1000coopérantschinois,200professeursdechinoiset800à900entreprises travaillentenAfrique.BarthélémyCourmont,op.cit.[50].Ibid.LireégalementGaryRawnley,«Chinatalksback.Publicdiplomacyandsoftpowerforthechinesecountry»,dansPhilipTaylor

etNancySnow,TheRoutledgeHandbookofpublicdiplomacy,London,Routledge,2008.[51].Ibid.[52].LeMonde,30janvier2010.[53].CitéparLibération,10novembre2010.[54].Ibid.Surl’Inde,lirenotammentJackieAssayag,LaMondialisationvued’ailleurs.L’Indedésorientée,Paris,Seuil,2005.[55].F.Martel,op.cit.p.239et247.LacartographiedeladiffusiondeBollywoodesquisséedanscelivreestintéressante:lesmarchés

traditionnelssontleBangladesh,lePakistan,leNépal,leSriLanka,l’Afghanistan,unepartiedel’AsieduSud-Est,maisnilaChine,nileJaponnilaCorée.Lesfilmsindienss’exportentégalementàCuba,enRussie,danslesrépubliquesd’Asiecentrale.«Cequiconstitueaujourd’huilemoteur principal de l’exportation des films de Bollywood, c’est leur prix » ; mais leur handicap est leur « indianité », le caractère très

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ethnocentriquedececinéma,ladifficultéàintéresserunpublicautrequ’indien.[56].Ibid.,p.234.[57].JoëlleFarchyetJeanTardif,LesEnjeuxdelamondialisationculturelle,Paris,éd.HorsCommerce,2006,p.66-67.Dixansplustôt,

ontrouvaitdéjàdansunouvrageéditéparJohnSinclair,LizJackaetStuartCunningham,Newpatternsinglobaltelevision.Peripheralvision,Oxford,OxfordUP,1996, leconceptde«régiongéolinguistique»pourrendrecompteducaractèregéographiquementassez limitédesfluxculturels télévisuels.Contrairementaucinémaouà lamusique, les séries téléviséesvoyagentplutôtà l’échelled’unpaysoud’uncontinentqu’à l’échelleduglobe.Lesmarchéset lescontenussont locaux,mêmesi les formatspeuventêtremondiaux.DavidHesmondhalghutilisepoursapartleconceptde«marchégéoculturel»,quial’avantagedecomprendred’autrestraitsquelaseulelanguevéhiculaire(TheCulturalIndustries,London,Sage,2007).VoirégalementJohnSinclairetGraemeTurner(eds),Contemporaryworldtelevision,BFIPublishing,2004.[58] . Al Jazeera est constitué de nombreuses chaînes spécialisées, parmi lesquelles une chaîne sportive, une chaîne pour enfants, une

chaînespécialiséedanslesdocumentaires.En2001aétélancéunsiteinterneteten2006unechaîneenanglaisquiviseunpublicpluslargeque le public de langue arabe.LireAmalNader, «Al-Jazira : une transnationale arabede l’information» dansMichaelPalmer etAurélieAubert (dir.),L’Informationmondialisée,Paris,L’Harmattan,2008,p.97-108 ;OlfaLamloun,Al-Jazira,miroir rebelle et ambigudumondearabe,Paris,LaDécouverte,2004.Nousavonsaussiconsultélesiteenanglaisdelachaîne:http://english.aljazeera.net[59].VoirleportraitquefaitF.Marteld’Al-WaleedetdesasociétédansMainstream,op.cit.,p.359-375.[60].Protocoled’intégrationculturelleduMERCOSUR,Fortalezza,1996(voirhttp://untreaty.un.org/unts/144078_158780/18/3/8545.pdf)[61].«Engros,lemarchédelatélévisionenAmériquelatine,cesontdesaudiencesmexicainesetbrésiliennes,desformatsimaginésàRio

et àBuenosAires,de l’argentmexicain,despatronsàMiamietunmarchéqui rapporteauxÉtats-Unis.»F.Martel,op.cit., p. 293.VoirégalementJesúsMartín-Barbero«L’Approcheculturelledelaglobalisation.Unevisionlatino-américaine»dansArmandMattelartetGaëtanTremblay(dir.)2001Bogues.Globalismeetpluralisme4–Communication,démocratieetglobalisation,Québec,Pressesdel’universitéLaval,2003,p.311-340.[62].Voir,parmibeaucoupdepublicationssurcethème,CarolineBrossat,LaCultureeuropéenne:définitionetenjeux,Bruxelles,Bruylant,

1999. Anne-Marie Autissier, L’Europe de la culture, histoire et enjeu(x), Paris, Maison des Cultures du Monde, 2005. Monica Sassatelli,BecomingEuropeans.Culturalidentityandculturalpolicies,Basingstoke,PalgraveMacMillan,2009.[63].VoirlesitedelaDGCulturedelaCommissioneuropéenne:http://ec.europa.eu/culture.[64] . Katharine Sarikakis, « The European Union and Culture : between economic regulation and European cultural policy », Cultural

Trends, vol. 18, n° 1, p. 109-110. Pour une approche économique de la culture en Europe, voir le rapport commandé par la CommissioneuropéenneaucabinetKEAEuropeanAffairs(htpp://ec.europa.eu/culture/key-documents/doc873-fr.htm).LaurentMartin,«Laconstructionpolitique de l’Europe culturelle, 1945-2005 », dansAnneDulpy et al. (dir.), Les Relations culturelles internationales auXXe siècle : de ladiplomatieculturelleàl’acculturation,Bruxelles,PeterLang,2011,p.621-634.[65] . Sur l’audiovisuel européen, voir notamment Andrea Esser, « The Transnationalization of european television », Journal of

ContemporaryEuropeanStudies,vol.10,n°1,p.13-29et«AudiovisualContentinEurope:TransnationalizationandApproximation»,JournalofContemporaryEuropeanStudies,vol15,n°2,2007p.163-184.[66].L’objectifduréseauestlamiseenplaced’unecoopérationeuropéennedansledomainedelaréutilisationdupatrimoineauservice

des artistes et des chercheurs. Le financement du réseau est assuré par les cotisations de sesmembres et par l’appel aux financementseuropéens.Cf.http://www.accr-europe.org/reseau.aspx[67].ArmandMattelart,op.cit.,p.223.[68].Voirnotammentsonarticle1(«LaDiversitéculturelle,patrimoinecommundel’humanité»):«Lacultureprenddesformesdiverses

àtraversletempsetl’espace.Cettediversités’incarnedansl’originalitéetlapluralitédesidentitésquicaractérisentlesgroupesetlessociétéscomposant l’humanité. Sources d’échanges, d’innovation et de créativité, la diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessairequ’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. En ce sens, elle constitue le patrimoine commun de l’humanité et elle doit être reconnue etaffirmée au bénéfice des générations futures. » Cité par Mounir Bouchenaki, « La Culture, socle pour un avenir partagé » dansL’Internationaledel’imaginairen°20,«Culturesdumonde.Matériauxetpratiques»,ActesSud/MCM,2005,p.56.[69] . La Convention sur la protection du patrimoine mondial culturel et naturel date de 1972 ; celle sur la sauvegarde du patrimoine

immatérielde2003.[70].htpp://unesdoc.unesco.org/images/0014/001429/142919.pdf[71].GuyLachapelle (dir.),Diversitéculturelle, identitésetmondialisation.De la ratificationà lamiseenœuvrede laConventionsur la

diversitéculturelle,Québec,Pressesdel’universitéLaval,2008.LireégalementSergeRegourd,L’Exceptionculturelle,Paris,PUF,2002.[72].Dans lemême temps, lesnormesdumodèlemuséaloccidental et l’extensionde lanotiondepatrimoineontgagné l’ensembledes

formesd’expressions«traditionnelles»,posantlaquestiondel’esthétisationd’objetsetdepratiquesconçusendehorsdescadresartistiquesausensoccidentalduterme.Surcessujets,lirenotamment,Patrimoineetmondialisation,op.cit.[73].LireàceproposBenoîtdel’Estoile,LeGoûtdesautres,del’ExpositioncolonialeauxArtspremiers,Paris,Flammarion,2007;Ivan

KarpetStevenD.Lavine,Exhibitingcultures.Thepoeticsandpoliticsofmuseumdisplay,Washington,SmithsonianInstitutionPress,1991.

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Conclusion

NOUS CHOISIRONS de conclureà travers quelques propositions générales qui nous paraissentrésumerdefaçonsynthétiquetoutunsiècleetsesgrandestendancespolitico-culturelles.1.Notrepremierconstatseraitderevenirsurcettemontéedelaculturemédiatiquedanslaviedes

hommesduXXesiècle,endépitdesinégalitésquipersistentetparfoiss’aggraventdansl’accèsauxoutils électroniques de communication. En 1900, les échanges culturels mettaient en jeu la « hauteculture » humaniste ; aujourd’hui, la globalisation culturelle ne concerne que secondairement cettedernière.Etlesprouessestechnologiquesontjouéàpleinleurrôledansladiffusionmondialiséedesproductionsculturelles,quandsurfer sur Internetpermet (presque)des’affranchirdescontraintesdutemps et de l’espace. Demême ce phénomène si étonnant et si massif (on prévoit 1,6milliard detouristes internationaux en 2020) de la « touristification »[1] du monde pourrait bien résumer laconscienceglobale,«cosmopolitique»(UlrichBeck),propreàunehumanitédésormaisétroitementinterconnectéeetdeplusconscientedesenjeuxcommunsqui laconcernent.Selonl’historienneJulieReeves,ildevientdifficiledorénavantdedistinguerles«natives»(ceuxquimagnifientleurculture)etles«tourists»(lescosmopolitesquivalorisentlarencontre):lesdeuxcatégoriessemêlentl’uneàl’autre au gré d’interactions constantes. Loin de pouvoir être ramené à la facile caricature d’unexotisme douteux avec ses foules ignares et sans curiosité réelle, le tourismemondial incarne unedimension transnationale et cosmopolitique qui, sans abolir le nationalisme, l’englobe[2]. LesaccidentésduParis-Dakaretlespaysanssahéliensquilesaidentsontquelques-unsdecesacteursquiillustrent lamondialisation culturelle dans sa dimension à la fois universelle et locale.Depuis unetrentaine d’années environ, cette imbrication du local ou du national avec le niveau globalcaractériseraitauxyeuxdebeaucoupdesociologuesetd’anthropologueslanouvelleréalitépolitiqueet culturelle, celle d’un monde de flux et de circulations avec, par exemple, ses 200 millions demigrants et ses 3 millions d’étudiants à l’étranger. Finalement, au-delà des deux définitionsconstammentopposéesdelaculture(définitionhumanistecontredéfinitionanthropologique),nefaut-ilpas, de manière plus pragmatique, comme nous l’avons ici proposé, s’en remettre à une troisièmeapprocheconcrète:lacultureentenduecommeprocessusd’interactions?2.Ilfaudraitessayerdepériodiserl’histoiredusiècleécouléenréfléchissantsurlesÉtatsetsurla

configuration du système des relations internationales. Entre 1900-1960, cosmopolitisme etnationalisme étaient deux polarités qui jouaient l’une en face de l’autre, dans un frottement deux-à-deux,parfoisfécond(EdgarMorinparledudialogismecultureleuropéendontleromaneuropéendela fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle fut un merveilleux exemple), mais aussipotentiellementdangereux,puisquedeuxguerresmondialesontfinalementopposélesEuropéensentreeux.LadiplomatieculturellemoderneinventéeparlesFrançaisàlafinduXIXesiècleetcopiéeparlaplupart des grandes puissances occidentales reposait ainsi sur cette projection d’une spécificitéculturelle et linguistiquenationaleunitaire surunAutrui envisagé, lui aussi, comme réalitépolitico-culturellesansfissures.C’étaientdoncdesuniversnationauxcohérents,ceuxdepaysoccidentaux,qui

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tentaient de dialoguer entre eux, ou parfois avec des pays de zones plus périphériques (AmériqueLatine,mondearabe),souslecontrôledeprofessionnelsdel’échangequ’étaientlesdiplomates.Cefutune époque d’échanges à la fois relativement limités (du fait de la nature élitiste des productionsculturelles échangées, des guerres, des effets du protectionnisme économique après 1929) et doncfacilement contrôlables par les États. Après 1960, en revanche, dans la venue du moment « post-colonial », ces entités nationales occidentales ont perdu peu à peu une grande part de leur superbequand, tout d’abord, la justification idéologique de la hiérarchie entre centre et périphérie a cesséd’êtresoutenable.Trèssignificativement,l’idéedecoopérationtechniqueetculturelleacommencéàprendretoutesonimportanceaudétrimentdelanotion,plusinégalitaire,dediffusion.C’estaussiaumêmemomentquelaculturemédiatiqueadeplusenplusconcurrencélacultureélitistequiservaitdesoubassementàl’actionculturelledespaysoccidentaux.Depuislesannées1970environ,toutessortesdecirculationsculturelless’accomplissentà trèsgrandeéchelleque l’ondésignecourammentpar leterme (devenu peut-être impropre aujourd’hui du fait de l’individualisation des goûts et desproductions)de«culturedemasse»,dontlestubesmusicaux,lessériestélévisées,lesbestsellersetlesblockbusterssontquelques-unesdesillustrations.Ilestalorsfrappantdeconstaterl’entréeenforcede certains pays dans cet univers de la globalisation culturelle à travers précisément les industriesculturelles,de l’IndeauJapon.Cedernier, fautedepouvoir influencer lesélitesvia sa langueou leprestigedesesintellectuels,s’enestremis,avecunsuccèsindéniable,auxjeuxvidéoetauxmangas.Decescirculationsémergentdesuniversdits«hybrides»,dessituationsculturellesd’entre-deux,

une réalité transnationale qu’incarnaient jadis les colonisés, aujourd’hui lesmigrants internationaux.Mais,biensûr,bienavantleurmultiplicationdanslesvingtdernièresannéesduXXesiècle,certainsacteurs transnationaux jouaientdéjàun rôleclé.Lesgrandes fondationsaméricainesquiontessaimédesformesdesavoiretdesvaleursetnouédesliensinstitutionnelsethumainsmultiformesentrelesÉtats-Unis et le reste dumonde ont participé à une vaste entreprise de connexion et ont donc peségrandement dans la vie des échanges culturels mondiaux avec leur triple fonction, de laboratoired’idées,d’agenceopérativeetdegroupedepression[3].Latransnationalisationculturelletémoigne-t-ellealorsenfaveurd’unmondeplussolidaire,par-delàlemonstrefroidétatiquenational?L’actionmédicale et sanitaire de la fondation Rockefeller dans la première moitié du XXe siècle, celled’Amnesty International (1960) ou Greenpeace (1970) semblent aller dans ce sens. Pourtant, cesacteursessentielsdanslavieinternationalequefurentlesgrandesfondationsaméricainesou,dansunemoindremesure,lesmajorshollywoodiennes,furentcapablesaussid’exercicesd’équilibrismeentreleursdiverses« loyautés», économiquesoupolitiques.L’État américain a su en tirer le plusgrandpartitoutaulongdusiècleécouléenlesutilisantsouventcommeporte-drapeaud’unprojetmondial.Ainsi,en1971,l’influentprofesseurdeColumbiaZbigniewBrzezinski,futurconseillerduprésidentJimmyCarter entre 1976-1980, publiait son ouvrage,LaRévolution technétronique, dans lequel ilprésentait les États-Unis comme « la première société globale » grâce à sa domination dans lescommunicationsetlahautetechnologie.EtilestvraiquenoussommesentrésdanslafinduXXesiècledansune«sociétéinformationnelle»(ManuelCastells)danslaquellelacréation,letraitementetlatransmission de l’information deviennent les sources premières du pouvoir et de la productivité.Àtravers la diversité d’intervention et la puissance économique de leurs acteurs culturels privés etpublics s’est doncdéveloppé avec constance ce grand récit américain où se combinedéfense de lapaix,delalibertéetdel’économiedemarché.Avecdesrésultatsparfoismitigés,l’antiaméricanismen’aguèrefaiblidansbeaucoupderégionsdu

monde(notammentenFrance)durantleXXesiècle.Pluslargementaujourd’hui,toutescesévocations

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enchantéesd’unmondeplusmobilepeuventconduireàdescrispationsidentitairesetàdesformesde«fondamentalismeculturel».Cefut leconstatd’unSamuel Huntingtonen1993danssonarticledeForeignAffairssurle«clashdescivilisations».Uneréalitéplusinquiétantesedessineeneffetdanslaquelle la culture, l’identité, la foi religieuse intolérante, jadis plutôt subordonnées aux impératifspolitiquesetmilitaires,sontredevenuesdesprioritésdanscertainsagendas.Lacrisedel’Étatbelgenousendonneactuellementunedramatiqueillustration.Lafabriquedesdifférencessembles’emballeraveclaproductiondeclivagesdetoutessortes(ethniques,régionaux,nationaux)etlemot«culture»trouvedésormaisdanslechampdesrelationsinternationalesunemploiexponentiel.Emploidangereuxaussicarsilacultureestinvoquéecommefondementdelapolitique,cequel’onpensaitappartenirànormalementàlapolitiquedevient,ipsofacto,culturel.Cettepolitisationsansfreindelaculture(souslaformed’unessentialismeculturelquipostulel’identitéetlacontinuitéculturellesansfissures),cesamalgames douteux (lemélange entre culture, politique et religion) sont l’un des grands dangers del’époque[4]. C’est dire aussi que l’État-Nation, dans un monde à la fois plus globalisé et plusfragmenté,nedisparaîtcertespas.3.Eneffet,lespolitiquesculturellesmenéesparlesÉtatsrestentd’actualitémêmesilesrèglesde

réciprocités’avèrentaujourd’huidemise,contrairementauxpratiquesplus inégalitairesdudébutduXXesiècle.DécrocherlaCoupedumondedeFootball2018pourlesRussesoulesJeuxolympiquespourlesBrésiliens(Rioen2016,aprèslaCoupedumondedefootballen2014),organiserdegrandesexpositions internationales comme celle de Shanghai en 2010 (avec ses 73 millions de visiteurs),négocierdurementauGattpuisàl’OMC,commelefirentvictorieusementlesFrançaispourexclureles productions audiovisuelles du champ des négociations, demeurent des enjeux diplomatiques,politiques et culturels essentiels où la puissance d’un État et ses intérêts propres continuent des’affirmer. Et nous avons pu constater que l’histoire de la guerre froide fut bien celle de laconfrontation entre des dispositifs sophistiqués de diplomatie publique dans lesquels des acteurstransnationaux (mouvement communiste international et fondations américaines) pouvaient êtremobilisés par les deux grands États rivaux. Aujourd’hui, des pays comme l’Inde, le Mexique ouSingapourtententégalementderéassocierleurs«transnationaux»auprojetétatiquenationalenleuroffrantunstatutavantageux,entermesd’avantagesfiscauxoudedroitsdepropriété.Lenationalismeculturel reste très fort dans certains pays émergents quand Singapour interdit, par exemple, auxétrangersdeparticiperaucapitaldesmédiasnationaux.Ilrestequel’assimilationimpérialedudébutdu XXe siècle entre culture et Occident s’est effritée brutalement quand ont (re)émergé desarchitectures culturelles anciennes telles les civilisations chinoise et indienne, ou des blocslinguistiquesetculturelsplusoumoinshomogènes.4.Un énorme glissement, àmoins qu’il ne s’agisse d’une rupture totale, s’est en effet produit au

XXe siècle dans l’univers politique et culturel mondial. En 1900, l’Europe et les États-Unisdominaient le monde à tous points de vue ; un esprit de conquêtemultiforme guidait les destinéeseuropéennes,deCecil Rhodes(« j’annexerais lesplanètessi jepouvais»)à Freudaimantépar ladécouverte de « la véritable Afrique intérieure ». Au début du XXe siècle, c’en est fini de cettesupériorité incontestéeduNordsur leSud,aussibiensur le terraindel’économie(laproductionduSudvientdedépasser celleduNord)que sur celuide la culture au sens large.Ainsi entre2002et2008, lenombredebrevetsdéposéspar lespaysduSuda faitplusquedoubler.LaConventiondel’UNESCO sur le respect de la diversité culturelle (2005) résonne avant tout comme un grandroulementdetambourvictorieuxduSud,mêmesiunpayscommelaFrancefutaussiundesmoteursdanslapromotionduconcept.Maissansdouteparlerde«Sud»est-ilunpeuillusoirepourdécrire

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plus précisément la catégorie des pays dits émergents (dont surtout leBrésil, laChine, l’Inde) quientendents’affirmerrapidementaupremierplandelavieinternationaleenrefermantlaparenthèsededeuxsièclespendant laquelle l’OccidentavaitdistancélaChineet l’Inde.Quelques-unsdecespaysémergents disposent déjà de deux atoutsmaîtres qui avaient conféré à l’Occident sa puissance : unenseignement supérieurdequalité,et surtout,unevisionde l’avenir.HarvardouStanfordcontinuentcertes à attirer les meilleurs étudiants chinois et les grandes universités américaines demeurent lagrande école doctoralemondiale,mais le temps n’est peut-être plus si éloigné où les chercheurs etétudiantsoccidentauxprendrontlechemindel’Estetoùles1000institutsConfuciusprévuspour2020nedésemplirontpas.Mais au-delàde sa réussite économiqueetde ses effortspourdévelopperunediplomatiepubliquehabile,laChinesaura-t-elleinventerunmodèleculturelvraimentséduisant?UnÉtatbureaucratiqueetpolicier,soucieuxdecontrôlersesjournalistesetinternautes,nes’yprêteguèrepourl’instant…5. Cependant, si un grand défi politique et culturel se pose aussi bien aux nouvelles puissances

émergentesqu’auxanciennespuissancesoccidentales,ils’agitbiendeceluid’inventerune«intriguenarrative»quipuisseêtreàlafoisgénéraleetcapablederespecterladiversitéculturelle.LegrandrécitdelaModernitéartistiqueetintellectuelleoccidentale(autonomieetrationalité)quenousavonsdécritdanslesdeuxpremierschapitresafonctionnépendanttroisquartsdesiècle.«Ilavaitl’avantaged’êtreplutôtpragmatiqueeta-religieux»,noteJean-PierreWarnier[5].NousensommesmaintenantàréfléchiràcequeseraituneautreModernitéquinesoitpasleproduitdelaseulematriceoccidentale.Dansunmondequin’estniceluidelatransparenceetdelatraductibilitéimmédiatedesexpériencesnicelui de l’incommunicabilité, il reste certainement aux politiques culturelles extérieures étatiques etauxacteursprivéslesoinderéaliserdestentativesde«traduction»deleursréalisationspropresetdeleursprojets spécifiquesauprèsd’unAutrui étrangerdemieuxenmieux informéetdoncdeplusenplus exigeant. Immensechantierque l’avenir culturel de l’humanité, unehumanitéprise, de surcroît,dans un processus de réflexivité permanente où ce sont toujours des idées et des valeurs qui sous-tendentl’actionetguidentindividusetentitéscollectives.Encesensseulement–etnonenvertud’unessentialismeculturalistequipolitiselaculture–onpeutlesupposeretlesouhaiter,«leXXIesiècleseraculturel».[1].Voir ledialogueentreSylvieBruneletJean-DidierUrbain,«Impossiblevoyage?»,inNicolasTruong(dir.),LeThéâtredes idées :

50penseurspourcomprendreleXXIesiècle,Paris,Flammarion,2008,p.195-216.[2].UlrichBeck,Qu’estcequelecosmopolitisme?,Paris,Aubier-Alto,2006,p.78etsqq.[3].LudovicTournès,«Introduction.Carnegie,Rockefeller,Ford,Soros.Généalogiedelatoilephilanthropique»,inLudovicTournès(dir.),

L’Argentdel’influence,op.cit.,p.5-23.[4].VoirlesbonnesremarquesdeJulieReeves,Cultureandinternationalrelations,op.cit,p.148etsqq.[5].Jean-PierreWarnier,LaMondialisationdelaculture,Paris,LaDécouverte,2007,p.110etsqq.

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Chronologieindicative

1876:OuvertureduFestivaldeBayreuth1883:Créationdel’Alliancefrançaise1889:CréationdelaDanteAlghieri1894:FondationduComitéinternationalolympique(premiersJeuxolympiquesdel’èremoderneen

Grèceen1896)1895:CréationdelaBiennaledeVenise1900:–ExpositionuniverselledeParis(50millionsdevisiteurs)–Fondationdel’Écolefrançaised’Extrême-Orient1904:ExpositionuniverselledeSaint-Louis1905 : –Accord entre l’université deBerlin et celles d’Harvard etColumbia pour l’échange de

professeurs–ExpositionuniverselledeLiège1906:ExpositionuniverselledeMilan1908:Ouverturedu1erInstitutfrançaisàl’étrangeràFlorence1909:LesBalletsrussesàParis1910:–OuverturedesDécadesdePontignyenBourgogne–ExpositionuniverselledeBruxelles1911:CréationdelafondationCarnegie1913:–CréationdelafondationRockefeller–ExpositionuniverselledeGand–ArmoryShowàNewYork1915:–OrganisationdelapropagandefrançaiseautourdelaMaisondelapresse–ExpositionuniverselledeSanFrancisco1916:FondationdelaSchoolofOrientalStudies(Londres)1917:MarcelDuchamps’installeàNewYork1918:–«14points»deWilson,débutdeladiplomatiepubliqueauXXesiècle–Webb-PomereneAct qui exempteHollywooddes loisantitrust pour favoriser l’exportation de

films1919:Premièreexpositiond’artnègreàParis1920:–CréationdupremierserviceculturelauseinduMAE(leSOFE)

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–Créationd’unserviceculturelauseinduMinistèredesaffairesétrangèresallemand–Création de la Société desNations (laCommission internationale de coopération intellectuelle

datede1922)1921:–CréationdesPenClub–DébutduvoletcultureldelaSDNaveclacréationdelaCoopérationIntellectuelle–Créationdel’Officedesrelationsculturellesespagnoles1922:CréationdelaSemainedel’artmodernedeSãoPaulo1924:DécisiondecréeràParisuninstitutdelaCoopérationIntellectuelle1925:–OuverturedelaCitéUniversitairedeParis–CréationduDADDdeMunich,organismeofficieuxd’échangesuniversitaires1928:Créationdel’InstitutfrançaisdeDamas1929:–CréationduMuseumofModernArt(MOMA)deNewYork–ExpositionuniverselledeBarcelone1930:PremièreCoupedumondedefootball,enUruguay1931:ExpositioncolonialedeVincennes1932:–CréationduGoetheInstitut–CréationduFestivaldeVenise–Premièresémissionsdel’ImperialServicedelaBBC1933:ExpositionuniverselledeChicago(«industrieetrecherchescientifique»)1934:–CréationduBritishCouncil–Sixuniversitairesfrançaisappelésàfonderl’universitédeSãoPaulo–Inaugurationdel’AmericanCenteràParis1935:ExpositionuniverselledeBruxelles(«transportsetcolonisation»)1936:CréationdelafondationFord1937:ExpositioninternationaledeParis(«lesartsettechniquesdanslaviemoderne»)1938:–AlfredHitchcockarriveàHollywood–Créationdupremierserviceculturelextérieurauseindudépartementd’État1939:GuernicaarriveàNewYorkpouruneexposition temporaire ;LesDemoisellesd’Avignon

entrentdanslescollectionsduMoMa1942:CréationdeVoiceOfAmerica1945:CréationdelaDirectiongénéraledesrelationsculturellesauseinduQuaid’Orsay1946:–Créationdel’UNESCO–ProgrammeFulbrightdeboursespouruniversitairesaméricainsetnonaméricains–Ouverturedu1erFestivaldeCannes–AccordBlum-Byrnessurlecinéma1948:–Mundt-SmithActinstaurelespremiersprogrammesculturelsentempsdepaixauxÉtats-

Unis

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–1erFestivaldejazzaumonde,àNicependantsixjours1950:–CréationàBerlinenjuinduCongrèspourlalibertédelaculture–AppeldeStockholmlancéparleMouvementpourlapaixd’inspirationcommuniste1951:CréationdelaBiennaledeSãoPaulo1952:«L’ŒuvreduXXesiècle»àParis,festivaldesartsmodernesorganiséparleCongrèspour

lalibertédelaculture1953:–Créationdel’Agenceculturelleaméricaine,UnitedStatesInformationAgency(USIA)–CréationdelaDeutscheWelle1954:–PorgyandBessdonnéàMoscouetprésencedelaComédie-FrançaiseenRussie–LeBerlinerEnsemble,latroupedirigéeparBertoltBrecht,àParis1955:OuverturedelaDocumentadeCasselquidevientpeuàpeuleplusgrandlieud’exposition

enEuropepourl’artcontemporain1956:–Créationdel’Institutdeculturehispanique–1ercongrèsdesécrivainsetartistesnoirs(Paris)1958:ExpositionuniverselledeBruxelles(«Bilandumondepourunmondeplushumain»)1959:Foirerusso-américainedeMoscouetaffrontementNixon-Khrouchtchevsurlesméritesdela

maisonstandardaméricaine(«cuisineaméricaine»)1960:Créationd’AmnestyInternational1962:Premièretransmissiondesignauxdetélévisionparsatellite1964 : –Lepeintrenew-yorkaisRaunschenberg remporte legrandprixde laBiennaledeVenise

après100ansd’hégémoniedelapeinture«parisienne»–JeuxolympiquesdeTokyo,lespremiersàêtreretransmisenmondovision1964:ExpositionuniverselledeNewYork(«Lapaixparlacompréhension»)1966 : Colloque sur le structuralisme à l’université John Hopkins et début du grandmouvement

d’invitationdeprofesseursfrançais(philosophes,littéraires)auxÉtats-Unis1967:ExpositionuniverselledeMontréal1969:CréationdumouvementinstitutionneldelaFrancophonie1970:–Expositionuniverselled’Osaka(«Progrèshumaindansl’harmonie»)–CréationdeGreenpeace1971:–CréationdeMédecinssansfrontières1972:–CréationduFestivald’AutomneàParis–CréationdelafondationduJapon1979 : Rapport Rigaud en France qui recommande au Quai d’Orsay le développement de

l’audiovisuelextérieur1980:LancementdeCNN1983:CréationdeRadioFranceInternational1984:CréationdelachaînefrancophoneTV5

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1990:InventionduWorldWideWebparTimBerners-LeeetRobertCailliau1992 : – Exposition universelle de Séville (l’ère desDécouvertes et le 500e anniversaire de la

«découvertedel’Amérique»)–Premièresémissionsdelachaînefranco-allemandeArte1996:LancementdelachaîneqatarieAlJazeera2000:ExpositionuniverselledeHanovre(L’homme,lanature,latechnologie,économiesd’énergie

etd’espace)2002:Ouverturedumuséedel’EmpireetduCommonwealth(Bristol)2003:CréationdelaBiennaledePékin2004:–Ouverturedu1erinstitutConfuciusàTachkent2005:Adoptionparl’UNESCOdelaConventionsurladiversitéculturelle2006:–CréationdeFrance24–InaugurationdumuséeduQuaiBranly(Paris)2010:–DonparlaFranceàlaBibliothèqued’Alexandriede480000livres–ExpositionuniverselledeShanghai(«Meilleureville,meilleurevie»)

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Index

AAbdel-MalekAnouar,148AbelesMarc,213AccordsBlum-Byrnes,37,110,111AdornoTheodor,78,79,182Agencesculturelles

BritishCouncil,5,28,89,91,131CampusFrance,136GoetheInstitut,5,89,93,131InstitutCervantes,89InstitutConfucius,278Intourist,72UnitedStatesInformationAgency(USIA),88,177,277VOKS,72Al-AswanyAlaa,148AlJazeera,230,261Alliancefrançaise,5,6,41,48,49,85,87,90,105,106,107,109,118,120,123,124,125,126,

127,128,129,133,136,142,171Allianceisraéliteuniverselle,128Al-SayyidLutfi,165Al-Waleed,261,262AmbaniAnil,259AmericanCenterdeParis,21,22AmeryLeo,157AmselleJean-Loup,7,211,216AndersonBenedict,197,227AndradeOswald(de),26,34ApollinaireGuillaume,154

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ApollinairePaul,22AppaduraiArjun,195,208,209,210,212,224,225,233,246,250ArkounMohammed,148ArmoryShow,31ArmstrongLouis,185,191ArmstrongNeil,228ArnoldMatthew,10ArtaudAntonin,20,154,156ArtsandCrafts,153,154AshcroftBill,207AssangeJulian,227AssayagJackie,66,195,196,199,207,211,259Associationdescentresculturelsderencontre,264Associationfrançaised’actionartistique(AFAA),126AxelosKostas,198,199

BBahlRaghav,259BakerJosephine,154BalanchineGeorge,31,177BalandierGeorges,151,207BaldwinJames,69Balletsrusses,16,24,28BalousSuzanne,5BarberBenjamin,213BarnesAlfred,29BarrAlfredJr,25,31,183BarraultJean-Louis,94BastideRoger,46BataillonMarcel,51Bauhaus,18,31BaylyChristopherAlan,11Bayreuth(voirFestivals),19,67,68BBC(voirradios),89,90,95,96,157,160,171,258,261BeauvoirSimone(de),73BeckerCarlHeinrich,89,96,147BeckUlrich,198,232,256,270

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BédierJoseph,176BeinartWilliam,144BellGertrude,148BendaJulien,166BenjaminWalter,53BenJoeJr,240BenLadenOussama,261BenoîtPierre,159BentonWilliam,104,105BérardVictor,109BerdiaevNicolas,49BergAlban,30BergerPeter,195,203,204,206,216BergsonHenri,57,104,174,175BerlinerEnsemble,20,23BernhardSarah,23BernheimMichel,155BerqueJacques,147BhabhaHomi,209,210,233Biennale

deSãoPaulo,20deVenise,20,93BlanchardPascal,151,152,154,155,156,157,158,249BlixenKaren,159BlochMarc,51BlondyAlpha,239BohrNiels,43BorgesJorgeLuis,65BoulangerNadia,28BourdieuPierre,9,62,66,214BouvierNicolas,237Boyd-BarrettOliver,227,251BoyleDanny,259BrancusiConstantin,29BraudelFernand,33,46,47,51,52,56,60,62,200,214BrechtBertolt,20,23,30

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BretonAndré,22,23,78,80,154,159,171BrikOssip,75BrittenBenjamin,152BrookPeter,154BrownTrisha,20BrulyBouabréFrédéric,240BrunotFerdinand,49,109BryceJames(Lord),168BrzezinskiZbigniew,203,272BuchanJohn,159

CCableNewsNetwork(CNN),138,140,228,230,231,257,258,261CageJohn,20,191CailloisRoger,65CalvetAndré,234CalvetLouis-Jean,234,235CamusAlbert,65,125,164Cannes(voirFestivals),19CarnegieAndrew(voiraussiFondations),41,54,55,91CarterElliott,28CasadeVelázquez,52,130CastelliLeo,19,23,32CastellsManuel,198,250,272CastroAmérico,86CastroFidel,72CélineLouis-Ferdinand,33,159CenterforEastAsianCulturalStudies,148CésaireAimé,164CézannePaul,25,29,36ChakrabartyDipesh,165,210,211ChallayeFélicien,159ChanJackie,257ChanLien,258ChaplinCharles,172CharcotJean-Martin,39CharleChristophe,11,21,25,27,44,109,245

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ChavannesÉdouard,147ChestovLéon,49ChevalierMaurice,34ChurchillWinston,176Cinémathèquefrançaise,24ClaudelPaul,131CliffordJames,197,208CNN(voirradios),138,140,228,230,231,257,258,261CNRS,81CombarieuJules,152Comédie-Française,16,94,98,277ComitéCreel,91,169Comsat(puisIntelsat),225CondéMaryse,238Congrégationsenseignantesàl’étranger

Carmes,109Lazaristes,86Congrèspourlalibertédelaculture(voiraussiGuerrefroide),180,181,191,277ConradJoseph,159Conseildel’Europe,39,67Cook(Agence),60,68CoombsPhilip,5,88CoopérationIntellectuelle(delaSDN),50,84,103,106CooperFrederick,144,145,165,211CooperGary,102CopeauJacques,23,94CoplandAaron,28CorbinHenry,147Corbusier(Le),17,18,20,22,27,28,36,37CordierDaniel,33CordierHenri,147CortázarJulio,65,235CostaLúcio,20,27CoubertinPierre(de),98,113CourbetGustave,19CraigGordonEdward,154

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CrevelRené,159CunninghamStuart,229,260CurzonGeorge(Lord),87,97

DDAAD,88,101Dada,30,32DanteAlighieri(association),91,109DebussyClaude,152,153DécadesdePontignyetdeCerisy,49,115,275DelafosseMaurice,150DelcourtMarie,49Del’EstoileBenoît,145,151,156,269DeleuzeGilles,79DemyJacques,34DenisErnest,131DerainAndré,36,153DerridaJacques,45DeSolaPoolIthiel,205DiaghilevSerge(de),24DibangoManu,239DietrichMarlène,34DiopAloune,164Diplomatiepublique,94,167,275DocumentadeCassel,20,32,33,277DubeC.S.,148DuchampMarcel,20,275DuhamelGeorges,25,48,72DumasGeorges,46,109,131DumontLouis,149Durand-RuelPaul,18Durkheim,Émile,41,176DuroselleJean-Baptiste,5DuvignaudJean,46DuvivierJulien,155

EEastAsianResearchCenter,148

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École

ÉcoledesBeaux-artsdeParis,21Écolefrançaised’Athènes,86,130ÉcolefrançaisedeRome,86,96,109,130Écolefrançaised’Extrême-Orient,147,275ÉcolePratiquedesHautesÉtudesdeParis(6esection),55,56,62EisenstadtSchmuel,206EisensteinSergueï,30EliotT.S.,53,58ElisseefSerge,147EmpireMarketingBoard,157,158EspagneMichel,7EspinosaManuelJ.,5,112EvansWalker,31

FFairbankJohn,148,170,176FanonFrantz,164,165,208FarchyJoëlle,195,217,229,230,260FarrèreClaude,159FaulknerWilliam,191FebvreLucien,46,51,55FeraounMouloud,164FermiEnrico,77Festival

Aix-en-Provence,67AutomnedeParis,20,139Bayreuth,67,275Berlin,19,181,182,255Cannes,276Newport,38Salzbourg,19Venise,19FeyderJacques,155FilliozatJean,147

Page 254: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

FocillonHenri,80,131FoncinPierre,85,109Fondation

Carnegie,41,42,54,55,92,188duJapon,89,100,101Ford,42,46,55,62,110,179,180,189Gates,105GetùlioVargas,46Rockefeller,42,44,54,79,106,111,184,272vonHumboldt,105FormanMilos,34ForsterEdwardM.,159FosterDullesJohn,177FoucaultMichel,45,145,146,186,207FouldsJohn,152FranceAnatole,48FrancisSam,29Francophonie(organisationdela)

AUF,140,141TV5,95,137,140,141,258FrémeauxJacques,160,161FreudSigmund,39,48,59,273FriedmanJonathan,211,212FryRoger,25FukuyamaFrancis,205Fulbright(programme),42,93Fulbright(sénateur),42,43FurtadoCelso,79

GGalletinEugène,31GaosJosé,77,78Gatt,140,266,273GauguinPaul,36,154,159GaulleCharles(de),101GerberAlain,37

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GershwinIra,76GhaithAbu,261GibbH.A.R.,148GideAndré,49,53,59,65,72,158,164GilroyPaul,209GiraudouxJean,90GlissantÉdouard,238GoghVincent(Van),36GoldziherIgnac,148GómezdelaSernaRamón,48,65GorkiMaxime,30GrahamBilly,115GranetMarcel,147GrataloupChristian,11,196,201,220,247,252GreenbergClément,22,23,32,76,183GriauleMarcel,150GriffithsGareth,207GropiusWalter,18,21GruzinskiSerge,7,199,208GuattariFélix,79GuérinDaniel,159GuillaumePaul,154GuillebaudJean-Claude,224,249GurvitchGeorges,46,81GuyMichel,20

HHafezKai,260HaggardRider,159HallStuart,207,233,246,248HannerzUlf,198,243,244HardtMichael,213HarindranathRamaswani,195,210HarveyDavid,197,214HathawayHenry,155HauserHenri,109,131HazardPaul,49

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HeideggerMartin,49HeilbronJohan,235HemingwayErnest,65,68Hergé,158HerriotÉdouard,72,110HitchcockAlfred,24,34HitlerAdolf,60,97,167,170HobsbawmEric,11HoffmanPaul,106HogarthD.G.,148Hollywood,12,33,34,35,82,110,173,179,229,259HolstGustave,152HooverEdgar,114HorkheimerMax,79HotClubdeFrance,37HouraniAlbert,148HowardAlbert,144HughesLotte,144HulténPontus,19HumeDavid,135HuntingtonSamuel,11,195,203,204,206,215,216,217,272HurgronjeSnouckCristiaan,147

IInstitut

Cervantes,89Confucius,93,258Français,147,150,275Goethe,89,93InstitutConfucius,278Institutdeshautesétudeschinoises,147Institutd’ethnologiedelaSorbonne,150InstitutethnographiqueinternationaldeParis,150InstitutfrançaisdeDamas,147,276InternationalAirTransportAssociation,225InternetEngineeringTaskForce,227

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InternetSociety,226J

JacksonMichael,239JakobsonRoman,81JamesonFredric,195,212,214JamesPaul,246JanningsEmil,34JaspersKarl,200JintaoHu,257JohnsJasperJr.,19,32JohnsonLyndon,111Joliot-CurieFrédéric,43JonesQuincy,21,239JouvetLouis,23,94JoyceJames,53,58,65JullienFrançois,149JungCarl,59

KKahnAlbert,150KahnweilerDaniel-Henry,18KaldorNicolas,44,56KamilMustapha,165KandinskyVassili,17,30,153KaneKweiSamuel,240KantéMory,239KantorTadeusz,20KatzElihu,233KaulT.N.,148KeïtaSalif,239KellermannHenry,5KellnerDouglas,213KennedyJohn,5,95,190KesslerHarry,19KhaledCheb,239KhrouchtchevNikita,185KiplingRudyard,157,159,174

Page 258: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

KirsteinLincoln,31,32KissingerHenry,82,99KleePaul,17,30KnafouRémy,220KoechlinCharles,152KordaAlexander,155KoyréAlexandre,80KristevaJulia,45KuiselRichard,74,206KundaTouré,239

LLaloyLouis,152LamprechtKarl,85LangerWilliam,170LangFritz,24,34LangloisHenri,24LansonGustave,44LapierreNicole,209,238LarbaudValéry,65LashScott,7,250LaswellBill,239LaugierHenri,81LawrenceT.E.,148,175,176LazareffPierre,171,174LazarsfeldPaul,44,61,79LeachBernard,154LeclercGérard,13,145,146,147,195,197LeeAng,256LeeMona,5LégerFernand,29LeirisMichel,151,164LernerDaniel,205Lévi-StraussClaude,46,50,80,104,150,171LeviSylvain,147Lévy-BruhlLucien,109,150,171LévyJacques,195,196,221,245

Page 259: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

LiauzuClaude,162LipovetskyGilles,195,197,252LivingstoneDavid,70LloydGeorgeDavid,168LotiPierre,153,155,159LuceHenry,77LuryCelia,250LyauteyHubert,151,163

MMackeAugust,153MackenzieJohn,146,153,155,158,160MackintoshC.R.,154MacLeishArchibald,5,173MaheuRené,104MalevitchKasimir,30MalleLouis,34MalrauxAndré,25,32,49,139,159ManRay,154MaoTséToug,71MaranRené,159MarcuseHerbert,170MarichalarAntonio,53MaritainJacques,9,48,50,51,171MarleyBob,239MárquezGarcíaGabriel,235MartelFrédéric,223,224,230,255,261,263MaruyamaMasao,148MasperoHenri,147MassignonLouis,147,148,176MatisseHenri,29MatissePierre,31MattaRobeto,20,58MattelartArmand,161,196,200,203,205,211,213,233,254,265MaugerGaston,124MauroisAndré,49MaurrasCharles,98

Page 260: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

MaussMarcel,150McLuhanMarshall,200McMurrayRuth,5McNamaraRobert,188MeadMargaret,10,49,166,167,175MemmiAlbert,164MendelsohnErich,18,73MertonRobert,44MessiaenOlivier,152MessièresRené(de),131MétrauxAlfred,104MichaelsWalterBenn,248MillerHenry,65,69MilletCatherine,240MilzaPierre,6,27MingYao,257Missionlaïque,121,128,129ModiglianiAmedeo,29ModiglianiFranco,77MoMA(voirmusée),25,27,31,32MonbeigPierre,46MonroeMarilyn,191MontandYves,72MorazéCharles,47MorinEdgar,271Morot-SirÉdouard,131MosséRobert,81MounierEmmanuel,115Mouvementesthétique,153MudimbeValentin-Yves,207MurnauFriedrich,34MurrowEdwardR.,95Musée

BritishMuseum,139CentreGeorgesPompidou,18,31,35,134,139

Page 261: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

Louvre,139,246MoMA,25,27,29,31,184Rodin,19,134,246SãoPaulo,Muséed’ethnographie(puisMuséedel’Homme),26,93MuséeduQuaiBranly,269,278MusPaul,147

NNaipaulVidiadharSurajprasad,237Napoléon,71N’DourYoussou,239NedervenPieterseJan,7,195,208NegriAntonio,213NoldeEmil,153NyeJoseph,4,12,203

OOcampoVictoria,48OfficeofStrategicservices(OSS),169OfficeofWarInformation,42,169,172OMC,256,257,266,267,268,273ONU,4,8,39,102,114,121,259OrtegayGassetJosé,48,181OTAN,70,82,180OzenfantAmédée,17

PPabstGeorg,24PanassiéHugues,37PanikkarK.M.,148,164PankiewiczJożef,21PasquierPierre,163PassyFrédéric,113PechsteinMax,153PelliotPaul,147PenClub,48PerriandCharlotte,37PerrinFrancis,80,81

Page 262: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

PerrinJean,80PhilbyJohn,148PiagetJean,50PicassoPablo,17,21,32,153,154PividalRafaël,51PlanckMax,43PlanMarshall,10,61,73,74,82,189,191Politiquesculturelles

dediffusion,88,89,122,125,130,255d’information,10,90,94,97PollockJackson,22,32,191PommerErich,97PosenerJulius,18PoundEzra,54,58PresleyElvis,191Propagande,156,166ProustMarcel,53,58,65PuttnamDavid,230

QQichaoLiang,164QueminAlain,241

RRabemananjaraJacques,163Radcliffe-Brown,148Radio

Bari,95BBC,89,90,95,157,160,171,258CBS,171,239DeutscheWelle,96,138RadioFranceInternationale(RFI),95,137RadioFreeEurope,180,186RIAS,182VoiceofAmerica(VOA),171,182,186RamuzCharles-Ferdinand,236RattonCharles,154

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RavelMaurice,152RayNicolas,24RaySatyajit,24ReevesJulie,10,270ReggianiSerge,72RencontresdeRoyaumont,50RencontresinternationalesdeGenève,50RenéDenise,18,33RenoirJean,98RenouLouis,147RenouvinPierre,5,56RestanyPierre,241Revue

Esprit,115LesCahiersducinéma,17L’EspritNouveau,17RevuefrançaisedePrague,120RhodesCecil,273RichieLionel,239RidaRashidMohammed,165RifkinJeremy,214RigaudJacques,134RitzerGeorge,195,198,213,233RivetPaul,150,151RobertsonRoland,7,195,201,233RockefellerAbbyJr.,31RockefellerDavid,179RockefellerNelson,87,91RollandRomain,54RooseveltFranklin,171RooseveltThéodore,70RostowWilliam,189,205RothkoMark,22,32RoubaudLouis,159RougemontDenis(de),171

Page 264: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

RousJean,159RoweDavid,232,251,252RoyArundhati,237RoyS.C.,148RushdieSalman,237,238RussellBertrand,174

SSaïdEdward,77Saint-JohnPerse,58,80Saint-SaënsCamille,152SalatRudolf,88SalveminiGaetano,49SartreJean-Paul,65,72,125,164SassenSaskia,201,244,245SassoonDonald,11,235,236SaunierPierre-Yves,7,55SchillerHerbert,213,228SchmidtCarlo,115SchönbergArnold,30SchoolofOrientalStudies(puisSchoolofOrientalandAfricanStudies),148SchorskeCarl,170SchrammWilbur,187,205ScottoVincent,154SeabrookJeremy,213SédarSenghorLéopold,139,164SegalenVictor,159SenAmartya,44SerresMichel,45SerroyJean,195,197,252SeydouxRoger,56ShakespeareWilliam,23SheppArchie,21ShützAlfred,77SibeudEmmanuelle,149,150SiegfriedAndré,73SimmelGeorg,77

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SingaravelouPierre,145,147,151SirinelliJean-François,56,185,186,200SklairLeslie,212,213Smith-Mundt(Bill),96SmithZadie,237SocialStudiesInstitute,148SociétédesAfricanistes,150SociétédesAméricanistes,150Sociétédufolklorefrançaisetdufolklorecolonial,150Sociétéfrançaised’ethnographie,150SonnabendIleana,19SoupaultPhilippe,159SoutineChaïm,29SouvarineBoris,80,170SpenglerOswald,260SpielbergSteven,259SpivakGayatri,210SpykmanNicholas,4SrinivasS.N.,148SteinGertrude,20,65StokesMartin,239SzemanImre,246

TTagoreRabîndranâth,164TalcottParsons,44,61TangeKenzo,37TàpiesAntoni,28TardifJean,195,217,260TautBruno,37TenshinOkakura,164ThéâtreNationalPopulaire(TNP),99TiffinHelen,207TomlinsonJohn,195,198,200,210,213TorgaMiguel,236TouraineAlain,44,79TournèsLudovic,37,55,205,206,272

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ToynbeeArnold,49,215TrillingLionel,76TrumanHarry,189Tse-TsungChow,148TunstallJeremy,228TurnerTed,230

UUmesaoTadao,148UNESCO,57,104,223Unioninternationaledestélécommunications(UIT),225UnionPostaleuniverselle(UPU),225Université(de)

Cambridge,42,43Chicago,21,47Clark,40,59Columbia,44,55,76,188Harvard,21,44,55,61,148,189LibredeBerlin,56,61,62,179LondonSchoolofEconomics,56Michigan,46MIT,184,189Oxford,42,56,179Rutgers,189SaintJosephdeBeyrouth,108SãoPaulo,45,46

VValentiJack,111ValéryPaul,48,49VanDongenKees,154VanGennepArnold,150VianBoris,37VicensVivesJaume,47VilarJean,99VilarPierre,47,52

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ViollisAndrée,159VollardAmbroise,154

WWagnerAnne-Catherine,222WallersteinImmanuel,199,200,214,215WangShijing,148WarholAndy,19,32WarnierJean-Pierre,195,217,249,274WatersMalcolm,195,233WebbSidney,56WeberMax,181,213WellesOrson,171WendersWim,24WerfelFranz,53WernerMichael,7WhymperEdward,70Wikipedia,227WillkieWendell,103,173WilsonWoodrowThomas,71WoltonDominique,12,140,249WooJohn,257WoolfLeonard,103WoolfVirginia,59

XXiaoboLiu,258

YYacineKateb,164Yeats-BrownFrancis,155YimouZang,256

ZZimmern,Alfred,100

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Tabledesencadrés

SãoPaulo:unemétropoleculturellepériphérique26

Desmissionsuniversitairesfrançaisesetlacréationdel’universitédeSãoPaulo(1934-findesannées1930)àlamontéedesréférencesuniversitairesaméricainesdansl’après-guerre46

LaLSEetl’aideRockefellerentre1923-194056

ClaudeLévi-StraussàNewYork(1941-1947)etl’inventiondel’anthropologiestructurale80

L’AUF140

L’Écolefrançaised’Extrême-Orient147

LephénomèneWiki227

LesExpositionsuniverselles242

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Tabledesmatières

Desmêmesauteurs3

Introduction4

Premièrepartie–LeséchangesculturelsChapitre1Leséchangesartistiques16

Circulations16

Lesvecteursdelamédiationculturelleinternationale17

Lerôledespasseursculturels20

Consécration:lerôledesgrandescapitalesculturelles25

Paris27

Berlin(etsonannexe:WeimarpuisDessauetleBauhaus)29

NewYork30

Lejeudesrapportsdeforceculturelsentrelesairespolitico-culturelles33

L’importationensituationd’hégémonie34

Importerpourrattraperunretard35

Importeret«transférer»l’importation:l’exempledujazzetdeson«invention»parlacritiquefrançaise37

Chapitre2Leséchangesintellectuelsetscientifiques39

Circulationdespersonnesetmédiation40

Circulationsdespersonnes40

Médiationintellectuelle50

Page 270: Histoire des relations culturelles dans le monde …§ois...locales, régionales ou nationales dans lesquelles elles avaient eu trop souvent tendance à s’enfermer par le passé

Productionetcirculationtransnationalesdessavoirs54

Organisationstransnationalesetdéveloppementdessavoirs54

Lesavant-gardesintellectuellesetlamodernité58

Lascience-mondeetlalittérature-monde60

Desmondesscientifiquesinégalitaires60

L’universlittéraire:l’importationlittéraireetsesrapportsdeforce64

Chapitre3Touristes,migrants,exilés67

Tourismeetrelationsinternationales67

Tourismeetculture68

Lescoloniesd’expatriés69

Quelquesconséquencespolitiquesetculturellesdutourisme70

Migrationsponctuellesetdurables71

Migrationsponctuelles71

Migrationsdurables.Lecasdespopulationsjuivesd’Europedel’EstdudébutXXesiècle74

Exils76

L’exilintellectueletlesmigrationstransnationales77

Exempled’exil:l’exilfrançaisauxÉtats-UnisdurantlaSecondeGuerremondialeetsessuites(1940-1950)79

Deuxièmepartie–PolitiqueetCultureChapitre4Lesystèmedesrelationsculturellesinternationales84

LesÉtatsetlesorganisationsinternationalesculturelles.Lesrelationsofficielles85

LesÉtats,diplomatieetactionculturelles85

Lesorganisationsculturellesinternationales(OCI)103

Lesacteursprivésofficieux105

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Articulationentreactionofficieuseetactionofficielle106

Typologiedesacteursprivésofficieux108

Autresacteursprivésinternationaux:lesONGIculturellesetlescommunautésépistémiques112

Lesgrandsréseauxd’inspirationpacifiste113

Lesréseauxtransnationauxreligieux114

Réseauxdesociabilité115

Chapitre5L’actionculturelleetladiplomatiepubliquedelaFrance117

Ledispositifd’actionculturelle:lepremieraumondeauXXesiècle118

Objectifsdel’actionculturellefrançaiseetsesliensavecl’actionpolitique119

Compenserlesdéclinspolitiqueetéconomique120

Faciliterl’actionpolitiqueetéconomique:lacoopération122

Actionvialalanguepourdiffuserlaculturefrançaise122

Undispositiflibéral127

Décentralisationdel’actionculturelleextérieure131

Forcesetfaiblessesdudispositifd’actionculturelleextérieuredepuis1980134

Faiblesses135

Forces:l’existenced’unetraditiond’actionculturellevivante138

Chapitre6Culturescolonialesetimpériales143

Dessciencescoloniales?144

Orientalisme(s)145

LerôledessavoirscoloniauxdanslareconfigurationdesscienceshumainesenFrance149

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Une«culture»colonialeetimpériale?151

Avant-gardesartistiques152

Spectacles154

Propagandecoloniale156

Littératures158

Lesprocessusd’acculturation160

Communications160

Lelegscolonial162

Intellectuelsetdécolonisation164

Chapitre7Guerres,propagandeetculture166

Créationdedispositifs167

Créationd’administrationsadhoc168

Lessupportsdelapropagande170

Lesacteursintellectuelsdanslamobilisationguerrière174

Laguerreculturelle:les«trompettesdelarenommée»patriotique174

Universitairesetexpertiseentempsdeguerre175

Laguerrefroide177

Acteursetterrains178

Imagesetsons183

SavoiretPouvoir186

Troisièmepartie–Globalisationculturelleetculture-monde,lesenjeuxcontemporainsChapitre8Versuneculture-monde?194

Qu’est-cequelaculture-monde?194

Lavoguedelaglobalisationetdelamondialisation194

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L’époquenouvelle197

Desconceptscontestés199

Commentcomprendrelaglobalisationculturelleetlaculture-monde?201

Quatreparadigmespourcomprendrelaglobalisationculturelleetlaculture-monde203

Lathéoriedelaconvergenceculturelle203

Lesmodernitésmultiplesoualternatives:PostcolonialetSubalternStudiesetthéoriedel’hybridation207

Lathéoriedel’impérialismeculturel212

Lathéoriedelafragmentationculturelle215

Chapitre9Aspectsdelaglobalisationculturelle219

Unesociétédefluxetderéseaux219

Lesréseauxdetransport219

Ledéveloppementdutourisme220

Lesmigrations221

Lesdiasporas224

Lestélécommunications225

Laglobalisationdesimaginaires228

Médiasetindustriesculturelles228

Sportetculturedeconsommation231

Créolisationetfusion:langues,lettresetartsdanslaglobalisation234

Languescentralesetlanguespériphériques234

Existe-t-ilune«littérature-monde»?236

Musiquesdumonde238

Lemondedel’art240

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Chapitre10Unnouvelordreculturelmondial243

Lareconfigurationdesidentités243

Lafindulocal?243

Lafindesidentitésetdesculturesnationales?247

LapersistancedesÉtats-nations250

L’essordenouvellespuissancesculturelles254

Lespaysémergentsdanslacompétitionculturelleinternationale254

Airesgéoculturellesetentitésmacrorégionales260

Déséquilibresmondiauxetorganisationsmultilatérales265

Larevendicationd’unnouvelordremondialdel’information265

Lecombatpourl’exceptionetladiversitéculturelles266

Conclusion270

Chronologieindicative275

Bibliographie279

Index283

Tabledesencadrés291