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4KAIER AR POHER N° 30 – Octobre 2010 Histoire des prénoms en Bretagne Du Moyen Âge à la Révolution (3 e partie) Pierre-Yves QUEMENER 'anthroponymie évolue au même rythme que la société. Le constat est particulièrement net en Bretagne aux 12 e et 13 e siècles. Pour des motifs essentiellement administratifs, l'écrit se développe et contribue largement à la fixation des surnoms, nos futurs noms de famille. Parallèlement, la généralisation du baptême individuel des nouveau-nés entraîne des attributions massives de prénoms chrétiens à partir du 12 e siècle. Ceci se passe cependant chez nous avec un décalage d'un ou deux siècles par rapport aux autres régions françaises. Le Bretagne partage pourtant à cette époque la même passion que toutes les autres provinces pour les héros des chansons de geste, dont les noms sont largement repris par tous. Le particularisme breton est d'autant plus intéressant à observer. Il révèle en effet un attachement fort pour la culture orale et un goût prononcé pour les cérémonies collectives, ferments de l'identité communautaire. L Tapisserie de Bayeux 11e ou 12e siècle

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Page 1: Histoire des prénoms en Bretagn e 3.pdf4 KAIER AR POHER N 30 – Octobre 2010 Histoire des prénoms en Bretagn e Du Moyen Âge à la Révolution (3e partie) Pierre-Yves QUEMENER 'anthroponymie

4■ KAIER AR POHER N° 30 – Octobre 2010

Histoire des prénoms en Bretagne Du Moyen Âge à la Révolution (3e partie)

Pierre-Yves QUEMENER

'anthroponymie évolue au même rythme que la société. Le constat est particulièrement net en Bretagne aux 12e et 13e siècles. Pour des motifs essentiellement administratifs, l'écrit

se développe et contribue largement à la fixation des surnoms, nos futurs noms de famille. Parallèlement, la généralisation du baptême individuel des nouveau-nés entraîne des attributions massives de prénoms chrétiens à partir du 12e siècle. Ceci se passe cependant chez nous avec un décalage d'un ou deux siècles par rapport aux autres régions françaises. Le Bretagne partage pourtant à cette époque la même passion que toutes les autres provinces pour les héros des chansons de geste, dont les noms sont largement repris par tous. Le particularisme breton est d'autant plus intéressant à observer. Il révèle en effet un attachement fort pour la culture orale et un goût prononcé pour les cérémonies collectives, ferments de l'identité communautaire.

L

Tapisserie de Bayeux – 11e ou 12e siècle

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P r é n o m s e n B r e t a g n e

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En 1161, Gueniht, épouse de Riuallon An Broh, décide avec son fils et son gendre de vendre à l’abbaye Sainte-Croix toute la dîme qu’ils avaient en Treu Karantuc, à l’exception de celle relative à la terre de Grand Champ (Mesmeur). Le 27 février 1069, le duc Hoel avait fait don à Sainte-Croix des terres de Loc Amand avec ses annexes, Treu Ridiern et Treu Karantuc, en Fouesnant (chartes 54, 55 et 58). Il existe bien un manoir de Mesmeur à Fouesnant mais on ne peut toutefois pas assurer que ce soit ce même lieu dont il est question dans cet acte. Le document nous donne l’identité de 25 indivi-dus, représentant 21 noms différents, essentiel-lement d’origine bretonne.

● Noms bretons (19) : Aufred, Bordolos, Co-nan, Doniou, Donguallon, Euen, Eudon, Gorma-leon, Guihomarc (2), Gueniht, Haelgomarc, Jedecael, Riou, Riuallon (3), Seuenou, Saliou (dérivé de Salomon). ● Noms bibliques (3) : Abraham, Daniel, Si-mon. ● Noms francs (2) : Guilhelm ● Noms latins (1) : Jestin

Aufred a été comptabilisé dans les noms bre-tons par défaut. Dans le cartulaire de Quimper-lé dix-huit personnes portent ce nom sous des formes diverses : Altfred, Alfret, Altfred, Altfre-dus, Altfridus, Aufret, Aufreit, Aufred, Aufredus, Aufridus. Il s’agit d’un nom breton assez ancien puisqu’un comte de Cornouaille du début du 10e siècle se serait appelé Altfret Alefrudon (ou Aulfret Alesrudon cf. charte 5). Le nom pourrait s’expliquer par les termes brittoniques alt, allié, ami, et frit, fret, mouvement violent. Il existe un équivalent d’origine germanique composé de alt et frid signifiant « paix dura-ble ». Jestin procède du latin Justinius (le Juste) qui devait être utilisé en Armorique avant l’émigration bretonne. On le retrouve dans le cartulaire de Redon dès 868 sous la forme Iostin (charte 21) et en 1063-76 sous la forme Iestin (charte 328). Un saint breton du 6e siècle

portait ce nom : il est devenu le saint éponyme de Plestin (Ploe Iestin) dans les Côtes d’Armor.

Euen est connu aujourd’hui sous la forme Even et quelques dérivés (Eveno, Yvenat). La pre-mière attestation dans les cartulaires bretons date de 836. Even figure en tête de liste des noms dominants en Bretagne pour la période 1050-1100. Rivallon (ou Riuallon) restera pendant plusieurs siècles parmi les noms les plus fréquemment portés en Bretagne. Le nom est un composé de ri, roi, et uual, valeur. De nombreux patronymes actuels en sont encore issus : Rioual, Rivoal, Rialland, Rivalain, Ruelland, etc. Au 12e siècle, la condensation des noms amor-cée au début du 11e s’est encore accentuée : globalement, s’il fallait encore 70 noms pour désigner 100 individus de 1000 à 1050, 50 suffisent en moyenne au 12e siècle. Il n’en fau-dra bientôt plus que vingt. C’est dire à quel point le stock onomastique se réduit, tout en

12e siècle - Prémices de l’anthroponymie à deux éléments

L’abbé de Sainte-Croix achète une dîme à Karantuc (charte 56 du cartulaire de Quimperlé, vers 1161)

Qu’il soit su, autant par ceux présents que ceux à venir, que Gueniht, femme de Riuallon An Broh, et Jedecael, fils de celle-ci, et Eudon fils de Jestin, son gendre, ont vendu toute la dîme qu’ils avaient dans la trève de Karantuc, sauf Grand Champ (Mesmeur), à Donguallon, abbé de Sainte-Croix, et à ses moines. Les témoins de cette affaire sont : l’abbé Donguallon lui-même, maître Simon, Haelgomarc chambellan, Conan, Guilhomarc, Seuenou, Saliou, moines. Concernant les chevaliers, Eudon fils de Jestin, Guihomarc An Uuehc et Aufred, frère de celui-ci, Riuallun fils d’Euen, Guilhelm fils de Doniou, Gormaleon, Riou, Riuallun. Concernant les autres, Guilhelm fils d’An Diman, Daniel, Bordolos, Abraham et Gueniht elle-même et Jedecael, le fils de celle-ci, qui, la vente faite dans le cloître de Saint-Amand, avec un missel ont offert cette dîme sur l’autel du lieu, en l’année du Seigneur 1161.

Eglise abbatiale Sainte-Croix de Quimperlé La tradition rapporte que la fonda-tion du monastère fait suite à la guérison miraculeuse du comte de Cornouaille Alain Canhiart, alors qu'il était atteint de langueur. Une nuit dans un songe, il vit descendre au-dessus de son lit une croix brillante comme de l'or et se réveilla soudain soulagé de ses souffrances. Judith son épouse et Orscand son frère à qui fut rappor-té ce songe miraculeux le pressè-rent alors de bâtir une église et un monastère consacré à la Sainte-Croix. Le 14 septembre 1029 Saint Gurloës fut béni premier abbé de l'abbaye Sainte-Croix de Quimperlé par l'évêque de Nantes. Texte et photo : Wikimedia Commons

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restant encore au 12e siècle essentiellement d’origine bretonne. Le cas étudié illustre la situation en Cornouaille et les proportions sont bien sûr très variables dans les différents com-tés, selon qu’ils se trouvent ou non sous l’influence franque. Les statistiques établies par Noël-Yves Tonnerre donnent les résultats suivants1 :

Les noms romans regroupent les noms portés en France du Nord dans les zones où l’on parlait une langue apparentée à l’ancien français. Au 12e siècle, il s’agit presque exclusivement de noms d’origine germanique avec une faible proportion de noms d’origine latine. Les chiffres montrent bien l’étonnante rapidité de l’adoption du modèle franc en Bretagne orientale. Les noms bretons ne sont déjà plus choisis que par la moitié des Vannetais mais les proportions se maintiennent au cours du 12e siècle. Dans le Nantais par contre, on assiste à un véritable effondrement du répertoire breton au profit des noms les plus couramment em-ployés dans le royaume franc. Dans le Vannetais, les neuf noms les plus fré-quents sont alors Hervé, Judicael, Daniel, Guyo-mar, Eudon, Jean, Even, Guillaume et Morvan. Soit six noms bretons, un nom roman (Guillaume) et deux noms bibliques (Daniel et Jean). L’irruption de Jean (nom néo-testamentaire) dans la liste des noms dominants constitue un événement majeur dont il sera plus longuement question au chapitre suivant.

Dans le Nantais, les neuf noms les plus portés au 12e siècle sont Guillaume, Da-niel, Geoffroy, Olivier, Jean, Bernard, Haimery, Robert et Thomas. Soit six noms romans et trois noms bibliques (Daniel, Jean et Thomas). Les noms bretons sont complètement éclipsés alors qu’ils étaient encore très présents au siècle précédent (35% du total).

Le système anthroponymique à deux éléments Notre système anthroponymique moderne est né aux alentours de l’an mil. C’est un système à

1 N.-Y. TONNERRE, Naissance de la Bretagne, pages

401-402

deux éléments, qualifiés depuis l’instauration des registres d’état-civil de nom et prénom. Le terme prénom était peu employé sous l’ancien régime, on parlait généralement de nom de baptême. Dans le cadre de cette étude qui porte essentiellement sur le Moyen Age, l’expression nom de baptême n’est même pas adaptée car, en Bretagne tout au moins, l’attribution du nom d’usage n’est pas liée à la cérémonie du baptême avant les 12e ou 13e siècles. J’utilise donc la terminologie suivante : le nom correspond à ce que nous appelons aujourd’hui prénom, le surnom est ce qui est devenu notre nom de famille. Le terme surnom est particulièrement bien adapté à l’anthroponymie médiévale car il rappelle que le deuxième élément de l’identité est d’abord une adjonction, un complément au nom individuel. On peut classer ces surnoms en cinq catégories principales : 1- Le surnom indique une filiation (un tel fils d’un tel), 2 - Le surnom est un nom de personne (sans indication de filiation), 3 - Le surnom est un sobriquet, 4 - Le surnom est une profession, 5 - Le surnom est un nom de lieu. La charte 56 du cartulaire de Quimperlé contient six exemples d’anthroponymes à deux éléments. Quatre d’entre eux relèvent de la première catégorie : ● Eudon mab Jestin ● Riuallun mab Euen ● Guilhelmus mab Doniou ● Guilhelmus mab An Diman Les deux autres cas appartiennent à la catégo-rie des sobriquets : ● Riualloni An Broh (Rivallon le Blaireau) ● Guihomarcus An Uuehc Dans l’un des exemples de la première catégo-rie, le père n’est pas désigné par son nom mais par un sobriquet (An Diman). Dans quelles situations a-t-on eu recours à l’adjonction d’un surnom ? D’abord pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur l’identité des cocontractants : on nous dit que Gueniht est l’épouse de Riuallon An Broh et que son gendre Eudon est le fils de Jestin. Ensuite, il faut pouvoir distinguer les homony-mies : le document cite trois Riuallon, deux Gui-homarc et deux Guilhelm. Il convient de pouvoir les identifier clairement.

VANNETAIS 1100-1150 1150-1200

Noms bretons 45% 52%

Noms romans 48% 40%

Noms bibliques 7% 8%

Dans le Nantais, on assiste à un véritable

effondrement du répertoire breton au 12e

siècle.

NANTAIS 1100-1150 1150-1200

Noms bretons 23% 5%Noms romans 67% 91%Noms bibliques 10% 4%

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Nous pouvons en déduire deux principes géné-raux. A cette époque en Cornouaille, le surnom ne semble pas être collé en permanence au nom pour désigner un individu : on l’utilise au cas par cas, lorsque la situation le justifie. Deuxièmement, le surnom se réfère à l’individu, ce n’est pas encore un nom de famille. On s’en rend bien compte lorsque le surnom est une simple mention de filiation mais c’est sans doute la même chose lorsqu’il s’agit d’un sobriquet. Au 12e siècle, le surnom ne se transmet pas encore aux enfants de la génération suivante. Cet état de fait perdurera en Bretagne pendant plu-sieurs siècles. Albert Deshayes fait justement remarquer que « l’habitude de séparer nom et surnom se fait encore sentir au début du 17e siècle à Kerlouan (29), où l’on note un « Alain dit an Habasq » (le doux). »2 La stabilisation des surnoms et leur transmission comme noms de famille sont une conséquence indirecte de la prescription faite aux curés en 1406 de tenir des registres de baptême. L’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) qui a rendu obligatoire le français dans la tenue des registres parois-siaux a également contribué à la fixation défi-nitive des patronymes. Nos noms de famille actuels ne sont finalement pas si anciens que l’on pourrait le croire… Si le système anthroponymique à deux éléments commence à se développer un peu partout en Occident au 11e siècle, les rythmes et l’ampleur de la transformation ne sont pas identiques d’une région à l’autre. En France méridionale, les anthroponymes à deux éléments représen-tent déjà 90% du total vers 1150, mais seule-ment 60 à 75% en France du Nord. Le cas de la Bretagne est atypique puisqu’il faudra at-tendre jusqu’à la seconde moitié du 13e siècle pour que les formes nom + surnom deviennent majoritaires. En outre, les surnoms filiatifs (un tel fils d’un tel), qui ont constitué à peu près par-tout une phase intermédiaire étalée sur quel-ques générations, se sont maintenus relative-ment longtemps chez nous puisque les formes modernes ne deviendront majoritaires qu’à la fin du 13e. Dans les cartulaires bretons, cette filiation est généralement indiquée en latin (ex. Alanus filius Gaufridi) mais elle est parfois transcrite direc-tement en breton comme c’est le cas dans la charte présentée dans ce chapitre (ex. Eudon mab Jestin). Dans le Léon surtout, la mention filiative s’est réduite finalement à un simple Ab et s’est fréquemment rattachée au nom du père pour donner des patronymes du type Abhervé, Abjean ou autres. En définitive, il ne semble pas que l’adoption en Bretagne du système à deux éléments résulte d’une volonté manifeste de se doter d’un mar-queur lignager dont la fonction serait d’affirmer l’appartenance à une famille parti-

2 A. DESHAYES, Dictionnaire des noms de famille bre-

tons, page 14

culière. L’adjonction d’un surnom au nom indivi-duel est avant tout un moyen pratique de préci-ser l’identité d’un individu. Ce procédé se déve-loppe dans les documents à partir du 11e siècle mais il était sans aucun doute utilisé depuis fort longtemps d’une façon tout à fait naturelle dans les relations courantes. L’essor du système an-throponymique moderne s’explique donc en grande partie par le développement de l’écrit, que ce soit pour la rédaction des titres de pro-priété, des rôles d’imposition ou pour des regis-tres d’état-civil. On observera d’ailleurs que les formes anthroponymiques simples (nom seul) subsistent généralement dans des civilisations à culture orale dominante. Par contrecoup, la généralisation rapide du surnom a pu accentuer encore le phé-nomène de concentration des noms en faveur de quelques noms à la mode. Au 12e siècle, les Bretons choisissent encore les noms de leurs enfants pour faire connaître à leur entourage quels sont leurs modèles de référence. Au 13e, nous allons assis-ter à l’expansion significative d’un registre très rarement utilisé jusqu’alors, celui des noms de saints chrétiens néo-testamentaires.

Guillaume Poyet (1474 Angers-1547 Paris), auteur de l'ordonnance de Villers-Cotterêts, le monument législatif le plus important du règne de François Ier. Cet ancien avocat est devenu, en 1538, chancelier de France, premier personnage du royaume après le roi.

L'essor du système an-throponymique moderne s'explique en grande partie par le dévelop-

pement de l'écrit.

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La charte 56 du cartulaire de Quimper se com-pose de deux parties. Le texte ci-dessus est extrait de la deuxième partie de la charte, il donne le nom des hommes (ou femmes) résidant sur les terres appartenant au chapitre de Tré-gunc (Finistère), ainsi que les contributions dues par chacun d’eux. La première partie de la charte, intitulée Rentes du chapitre en Trégunc et Névez sans les dîmes nous donne une autre liste de contribuables ainsi que la nature et la quantité des articles entrant dans leur imposi-tion : ex. Daniel, d’Henri Castreuc, 20 deniers, 5 écuellées de froment. La charte peut être datée de la fin du 13e ou du début du 14e siècle.3

La généralisation du système anthroponymique à deux éléments Pour l’ensemble de ces deux documents, on comptabilise 235 contribuables. Il existe une soixantaine de cas pour lesquels nous ne connaissons qu’un seul élément, sans que l’on sache toujours s’il s’agit du nom ou du surnom (nom de famille). Dans le document ci-dessus,

3 Francis GOURVIL a publié une étude complète de ces

documents dans le Bulletin 106 de la Société Archéologi-

que du Finistère en 1978.

nous avons ainsi des noms seuls (ex. la fille Deryan, le fils Isac, Bartholome), des surnoms seuls (ex. la fille An Gall, le dit Pendu) et d’autres cas pour lesquels il est difficile de trancher : lorsque l’on cite le fils Guezengar, Guezengar est-il le nom du père ou son sur-nom ? Guezengar est dérivé de Uuetencar (litt. Qui aime le combat) et est cité sous cette forme en 834 dans le cartulaire de Redon. Dans la charte 56 du cartulaire de Quimper, Guezen-gar n’est jamais employé ailleurs comme nom individuel : j’en déduis que le mot était vrai-semblablement passé à cette époque dans la catégorie des surnoms. Plus généralement, une très grande partie des anciens noms bretons passe alors progressivement dans la catégorie des surnoms et pour la plupart, ils ne seront plus utilisés comme noms individuels qu’exceptionnellement. La situation est très différente pour les noms romans et les noms bibliques qui continueront à être portés dans les siècles suivants à la fois comme noms de bap-tême et comme patronymes : Thomas, Martin, Bernard, Rolland, pour n’en citer que quelques uns. L’examen des surnoms figurant dans la charte 56 montre qu’il y a presque autant de surnoms que de noms, ce qui signifie qu’il s’agissait

Hommes du chapitre en Trégunc (extrait de la charte 56 du cartulaire de Quimperlé)

Voici les noms des hommes du Chapitre de la paroisse de Trégunc demeurant sur la même terre.

Dans le village de Kaergoz

La veuve et les enfants An Melle La fille Deryan La terre An Fianter Guillerm fils An Goffet Les enfants An Gentil La veuve de Rivallon fille An Gall

Le dit Pendu Cadored Sinister Daniel (de) Morvan La veuve de Bernard Le fils de Perioc Cadored (de) Bernard

La fille d’Aran Eudo (de) Jestin Le fils Guezengar La veuve Bricon La fille et les enfants Croc Rivallon (de) Rodaud Daniel (de) Losoarn

De même dans le village de Galter

Le fils Isac Eudo de Ville Galter Cadored (de) Rivallon

Papa

Le gendre de Galter La veuve Corvezen

et les enfants de Daniel Le dit Botlae

Gaufrid gendre d’Hodierne

Le fils de Gleman La veuve Maucuff Le fils Maucuff Conan Persone Le fils Goserhou

A Bosit

Daniel (de) Rivallon Pierre et ses frères

Eudo

Cadored Brom Gilart

Le fils An Moyn

Daniel Even Bartholome Henri Ore Le fils Calm

13e siècle - Les débuts de la christianisation du stock onomastique

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surtout de surnoms individuels et qu’ils n’étaient pas encore systématiquement héréditaires. Les surnoms les plus représentés sont An Gall (9 cas), Maucuff (6 cas), Ruffi (4 cas). Le fait que Le Gall (c’est-à-dire le français, celui qui ne sait pas le breton) figure en tête de liste est assez remarquable car il s’agit toujours de l’un des noms de famille les plus portés en Bretagne de nos jours ! Dans le texte étudié, comme dans la plupart des chartes de cette époque, les clercs procédaient à une latinisation systématique des noms de personne. Généralement, on ajoutait simplement un –us en finale du nom (-i s’il s’agit d’un génitif, -a pour une femme) mais le clerc s’autorise parfois à opérer une traduction com-plète lorsqu’il connaît un équivalent latin. Nous trouvons ainsi dans la liste ci-dessus le nom féminin Flori (Fleur) qui a été substitué au bre-ton Bleuzven. Plus fréquemment, c’est le surnom qui est traduit, notamment lorsqu’il s’agit d’un sobriquet : Anglici à la place de An Saoz (l’Anglais, Le Saux de nos jours), Nigri pour An Du (Le Noir), Calvi pour An Moal (Le Chauve). Certaines professions sont également latinisées : Scissor à la place de Quéméner (tailleur) ou Sutoris pour Quéré (cordonnier). Toutes les formes de l’anthroponymie moderne sont représentées à Trégunc et Nevez à la fin du 13e. La catégorie des surnoms indiquant simplement une relation familiale (fils ou fille, veuve, frère, héritiers) est encore la plus fré-quente. La filiation peut être exprimée par le terme filius (ex. filius Isac) ou par l’emploi du génitif (ex. Daniel Morvani = Daniel (de) Mor-van). On relève en outre un nombre important de surnoms précédés du terme dictus, que ce soit un nom de personne (Petrus, dictus Alanic, c’est-à-dire Pierre, dit Alanic) ou plus souvent un autre cas (Dictus Pochaer, c’est-à-dire le dit Poher ; Eudo, dictus Scoarnec, c’est-à-dire Eu-don, dit Aux grandes oreilles).

Classement par origine J’ai relevé pour l’ensemble des deux documents de la charte 56 un total de 183 noms. J’ai toutefois exclu de la liste quelques anciens anthroponymes bretons pour lesquels il est difficile de savoir s’ils étaient utilisés en tant que noms ou surnoms, notamment Buzic, Corve-zen, Garsill, Gleman, Goserhu, Gourlouen, Guezengar, Nizede.

Noms féminins Comme dans la plupart des documents du Moyen Age, les femmes sont peu représentées. J’ai comptabilisé seize noms féminins seulement, dont la majorité est d’origine bretonne : ● Origine bretonne : Ouregann (3), Anmou, Azenor, Bleuzven, Guenvred, Hazevisia (3), Plaezou.

● Origine romane : Gaufrida. ● Autre origine : Juliana (2), Matelina, Theresa. Juliana (dérivé du masculin Julius) et Matelina (dérivé du masculin Mathelin issu lui-même de Mathurin) ont une origine latine. L’origine du nom Theresa est indéterminée : il est attesté en Espagne dès le 4e siècle. On le trouve égale-ment au Portugal au 13e siècle.

Noms masculins à Trégunc et Névez à la fin du 13e siècle

Nous arrivons ainsi à un total de 36 noms pour désigner 168 individus. L’analyse statistique est un exercice difficile en anthroponymie bretonne car les choix opérés pour les critères de classe-ment sont lourds de conséquence, même en cas d’échantillonnage important. Les noms bretons représentent ici 42% du total des attributions. Si l’on exclut les cas particuliers d’Eudon et d’Alan, ce chiffre tombe à 21%. Il serait donc imprudent de s’en tenir aux seules données globales. Dans la mesure où Alan est un nom qui était donné presque exclusivement en Bre-tagne au Moyen Age, on peut le qualifier indis-cutablement de nom breton quelque soit son origine linguistique. 4 Le cas d’Eudon est plus ambigu : le nom peut en effet s’expliquer par une étymologie tant bretonne que germanique5 et il était également porté dans le royaume franc (traduit généralement par Eudes). Compte tenu qu’il se trouve régulièrement parmi les noms dominants en Bretagne aux 12e et 13e siècles, alors qu’il ne l’est jamais dans le royaume franc, j’ai choisi de l’inclure ici dans les noms bretons. Toutefois, je pense que ni l’un ni l’autre n’auraient bénéficié d’une telle faveur en Bretagne s’ils n’avaient eu également une connotation romane.

4 Cf. supra page 25 5 Cf. supra page 33

Noms bretons Noms bibliques Noms romans

Eudon 22 Daniel 12 Guillerm 17Alan 13 Jean 7 Gaufrid 15Rivallon 10 Pierre 7 Guido 11Cadoret 6 Nicolas 2 Henri 7Judicael 3 Noël (Natalis) 2 Guillot 6Grallon / Grazlon 3 Mathieu (Matheus) 1 Ancher / Ansther 2Conan 2 Barthélemy 1 Galter 1Deryan 2 Christian 1 Olivier 1Even 2 Jordan 1 Bernard 1Hervé 2 David 1Cazneved 1 Isac 1Euzenou 1Guidomar 1Morvan 1Danielou 1Saliou 1

Totaux 71 36 61

Pour 168 personnes 42% 21% 36%

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Rivallon se situe toujours en très bonne position. Juste derrière suivent Cadoret (litt. Secours au combat) et Judicael (dérivé de Iudic, diminutif de iud, seigneur, et hael, noble, généreux). Ce dernier nom, très fréquent dans les cartulaires, a donné un nombre important de noms de fa-mille : Ezequel, Gicquel, Jezequel, Inquel, Di-quelou, etc. J’ai également classé dans les noms bretons deux noms d’origine biblique mais bretonnisés par l’adjonction du suffixe –ou : Danielou et Saliou (forme affective de Salaün, dérivé de Salomon). Le stock de noms bretons demeure important à la fin du 13e siècle, et c’est pour cette raison que le nombre de porteurs est encore élevé. Il va néanmoins se réduire considérablement au cours des siècles suivants.

L’attrait des chansons de geste Les noms romans sont peu nombreux mais ils suscitent un engouement remarquable. Les trois premiers (Guillerm, Gaufrid et Guido) repré-

sentent à eux seuls plus de 25% des attributions totales. Guillerm (du germanique Wilhelm, francisé en Guillaume) fut le nom le plus porté en France aux 12e et 13e siècles. La plupart des statisti-ques régionales montre son succès exceptionnel pour la période 1160-12206 et ce fut égale-ment le cas en Bretagne comme il apparaît dans le tableau ci-dessous.

Les noms dominants en Bretagne au 13e siècle7

Ce succès s’explique par la renommée extraor-dinaire du cycle de Guillaume d’Orange, cons-titué progressivement entre le 12e et le 14e siècle. Le cycle contient vingt-six chansons arti-culées autour de la figure légendaire de Guil-laume, conseiller de l’empereur Louis le Pieux, qui s’opposa victorieusement aux Sarrasins en Aquitaine et au nord de l’Espagne. La suprématie des Guillaume à la fin du 12e siècle était telle que quatre siècles plus tard, on s’en souvenait encore. Michel de Montaigne rapporte dans le premier tome de ses Essais cette anecdote amusante, « écrite par témoin oculaire, que Henry duc de Normandie, fils de Henry second roi d’Angleterre, faisant un festin en France, l’assemblée de la noblesse y fut si grande que pour passe-temps, s’étant divisée en bandes par la ressemblance des noms : en la première troupe qui fut des Guillaume, il se trouva cent dix chevaliers assis à table portant ce nom, sans mettre en compte les simples gen-tilshommes et serviteurs. »8 Gaufrid (du germanique Galfrid, francisé en Gaufrey, Geoffroy, et peut-être Godefroy) devait sans doute se prononcer Jaffré en Bre-tagne car c’est généralement sous une graphie

6 Cf. pour la Bretagne les statistiques des 11e-12e siècles,

supra page 28 7 A. CHEDEVILLE, L’anthroponymie bretonne, page 18 8 M. de MONTAIGNE, Essais, Tome I, chapitre 46

Salomon, fils d’un comte du Poher, fut roi de Bretagne de 857 à 874. Il meurt assassiné dans une église le 25 juin 874, en un lieu appelé

depuis lors La Martyre, en souvenir de cet événement.

Sous la forme Salaün (prononcer Sala-ün), c’est aujourd’hui un

patronyme très courant en Breta-gne, notamment dans le Finistère.

1190-1220 1220-1250 1250-1280

1 Guillaume Eudon Alain2 Geffroy Guillaume Geffroy3 Eudon Geffroy Guillaume4 Alain Alain Eudon5 Aufred Hervé Hervé6 Rivallon Rivallon Olivier7 Daniel Jean Jean8 Hervé Olivier Pierre9 Jean Rivallon

10 Morvan Henri11 Olivier

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P r é n o m s e n B r e t a g n e

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proche que nous retrouvons ce nom en tant que nom de famille dans les premiers registres paroissiaux. Tout comme Guillerm, son succès dans la France entière s’explique par l’apport des chansons de geste : Francis Gourvil note « que pas moins de 65 personnages dénommés Jofroy, Jeffroi, Jeufreiz, jouent un rôle dans ces productions diffusées par des conteurs ambu-lants entre le 11e et le 14e siècle. » 9 Guido est un nom issu du germanique wid, bois, forêt, francisé en Guy. Sous cette forme ou sous le diminutif Guyon, Ernest Langlois a recensé 125 personnages portant ce nom dans les chan-sons de geste du Moyen Age. La plus renom-mée était celle de Gui de Bourgogne, compo-sée au 13e siècle. Finalement, on constate que ce n’est pas tant le modèle politique franc que les Bretons plébisci-tent mais plutôt les héros des romans de l’époque. Il faut croire que la vogue des chan-sons de geste ne connaissait pas les barrières linguistiques et que leur diffusion atteignait alors toutes les couches de la population.

Le renouvellement des noms bibliques Les onze noms bibliques recensés dans la charte 56 du cartulaire de Quimper doivent être ré-partis en deux catégories bien distinctes : ● Les noms hébreux vétéro-testamentaires (14 occurrences) : Daniel (12), David, Isac ● Les noms spécifiquement chrétiens (22 occur-rences) : Jean (7), Pierre (7), Nicolas (2), Noël (2), Barthélemy, Mathieu, Christian, Jordan Les premiers étaient employés depuis toujours en Bretagne. Les seconds sont pour la plupart des noms de saints vénérés par l’Eglise. Hormis quelques cas exceptionnels, on ne trouve guère de noms de saints dans les chartes des cartulai-res bretons avant le 12e siècle. Leur diffusion en Bretagne se développe surtout à partir du 13e avec une faveur très nette pour Pierre et Jean. Le personnage biblique de Daniel devait être particulièrement mis en avant par le clergé breton pour qu’il ait bénéficié d’un tel succès dans notre région. Dans le christianisme médié-val, Daniel, qui fut jeté aux lions à deux repri-ses sans dommage, était perçu comme une préfiguration du Christ : comme lui, il ressortait vivant d’un lieu qui aurait dû être sa tombe. Les statistiques montrent que l’attribution du nom disparaît de la liste des noms dominants en 1220 et que sa place est aussitôt reprise par Jean. Je pense que cette substitution n’a rien de fortuit.

9 F. GOURVIL, Noms de famille, prénoms, surnoms et

noms de lieux à Trégunc et Névez au 13ème siècle, BSAF

106, 1978, page 251

Parmi les noms bibliques néo-testamentaires, Pierre, le premier des apôtres, occupe naturel-lement une place de choix. Les autres apôtres ne bénéficient pas de la même faveur : on trouve ici Mathieu et Barthélemy ; d’autres chartes mentionnent quelques André, Jacques, Thomas ou Philippe mais cela reste encore exceptionnel en Bretagne au 13e siècle. En ce qui concerne Jean, ce n’est pas tant l’apôtre qui est honoré par ces attributions mais plutôt Jean le Baptiste, qui baptisa Jésus dans les eaux du Jourdain. Par son rôle, il symbolise donc le baptême et c’est ce qui explique l’extraordinaire succès de ce nom à la fin du Moyen Age. Cette allusion à l’entrée dans l’église chrétienne se retrouve également dans les noms de Jordan (du latin Jordanus, en référence au Jourdain), Christian et Noël (Natalis en latin, Nedelec en breton), qui sont des références à la naissance du Christ. En choisissant le nom de Nicolas pour leurs enfants, les habitants de Trégunc ont peut-être voulu honorer l’évêque d’Asie Mineure du 4e siècle, dont le culte s’est développé en Occident à partir de 1087, après que des marins de Bari

Saint Jean-Baptiste au Jourdain La faveur exceptionnelle pour le nom Jean est liée au développe-ment du baptême des nouveau-nés. Un peu partout en France, la diffusion du nom s’accroît forte-ment au cours du 12e siècle, pour devenir généralement le nom le plus porté au siècle suivant. En Bretagne, il devra attendre la fin du 14e siècle pour s’imposer devant Yvon et Guillaume.

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(Italie du sud) ramenèrent son corps de Myre. Toutefois, sa renommée à l’époque médiévale provient surtout des récits légendaires qui avaient cours à son sujet. Ce sont vraisembla-blement ces récits merveilleux qui justifient la faveur du nom au 13e siècle plutôt qu’un culte particulier pour ce saint. Il n’y a pas lieu de voir dans le développement des noms chrétiens au 13e siècle l’expression d’un effort de christianisation de la Bretagne particulièrement important à cette époque. Cet essor est directement lié à la généralisation du baptême des nouveau-nés.

La généralisation du baptême des nouveau-nés Le baptême est un rituel marquant l’entrée du baptisé dans la vie chrétienne, et par là, son admission dans la communauté des croyants. L’effacement de tous les péchés commis précé-demment est symbolisé par une immersion to-tale ou par une simple aspersion d’eau. Dans le cadre de cette étude, deux points sont à exa-miner plus particulièrement : l’âge du baptisé au moment de l’administration du baptême et les conditions d’attribution du nom de baptême au Moyen Age. Avant Charlemagne, le baptême était adminis-tré aux enfants âgés d’un à quatre ans, et souvent même plus tard. Les baptisés étaient d’abord immergés complètement dans une piscine, puis une deuxième immersion partielle avait lieu dans des cuves de pierre ou de métal contenant l’eau bénite et placées au centre des baptistères.10 En 789, Charlemagne ordonna que les enfants seraient désormais baptisés dans l’année de leur naissance, sous peine de 100 sols d’amende pour un homme libre et 60 sols pour un serf. Les cérémonies étaient regroupées à deux périodes de l’année : Pâques et la Pente-côte. Toute autre date était formellement pres-crite. De nouvelles cuves furent progressivement installées dans les églises. Construites parfois en

10 J. CORBLET, Du sacrement de baptême, Genève, 1881

pierre, mais le plus souvent en bois, elles affec-taient la forme d’un tonneau ayant un mètre de diamètre sur un mètre de hauteur. Ces fonts baptismaux avaient des parois verticales et un fond plat. Cette pratique perdura au moins jusqu’au 11e siècle. La théologie baptismale évolua considérable-ment à partir du 11e siècle, essentiellement pour répondre aux inquiétudes des fidèles. A cause du péril auquel le différé du baptême exposait les enfants, à savoir l’impossibilité de l’accès au paradis, l’Eglise autorisa finalement les cérémonies effectuées quelques jours seule-ment après la naissance. Il fallut en consé-quence modifier une nouvelle fois les fonts baptismaux puisque les précédents n’étaient en effet plus adaptés pour les nouveau-nés qui étaient dans l’impossibilité de se tenir droit sur leurs jambes. Les nouveaux fonts furent donc élargis pour permettre de plonger les enfants horizontalement et on en réduisit la profondeur à 30 ou 40 centimètres. L’habitude de baptiser les nouveau-nés mit cependant du temps à se diffuser car l’ancienne discipline avait encore de farouches partisans dans plusieurs diocèses français au 13e siècle. Pendant tout le Haut Moyen Age, l’imposition d’un nom de baptême au nouveau baptisé demeurait exceptionnel. Cette coutume ne se généralisa en fait qu’à partir du 12e siècle lorsque l’on commença à baptiser les enfants quelques jours après leur naissance. Dans les sociétés occidentales, les parents choisissaient généralement le nom de leur enfant vers le huitième jour. Même après les réformes impo-sées par Charlemagne, il n’était pas conceva-ble de différer l’imposition du nom du nouveau-né jusqu’à Pâques ou la Pentecôte. Le nom était donc toujours donné avant le baptême, sauf dans les cas où la naissance se produisait quel-ques jours avant les fêtes.

A GAUCHE Saint-Nicolas ressuscite trois en-

fants assassinés et mis au saloir par un méchant boucher (Chapelle Saint-

Nicolas en Priziac, 1580). Dans l’histoire originelle, il donnait simplement l’aumône à trois jeunes filles que leurs parents destinaient

à la prostitution.

A DROITE Le baptême de Clovis,

d’après Saint Gilles (vers 1500) Jusqu’à la fin du 8e siècle, les

enfants n’étaient jamais baptisés à la naissance. Les cuves étaient conçues pour des baptisés qui

pouvaient se tenir droit sur leurs jambes.

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Lorsque le baptisé recevait un nouveau nom marquant son entrée dans la communauté chré-tienne, l’usage était de lui donner le nom d’un saint. Cependant, il n’y avait encore rien de systématique au 13e siècle. Par contre, il n’était pas envisageable d’attribuer un nom de saint à un enfant qui n’était pas baptisé : c’est ce qui explique pourquoi on trouve si peu de noms de saints dans les cartulaires avant le 11e siècle. Les personnages du Haut Moyen Age connus par un nom de saint sont très souvent des ecclé-siastiques et ils utilisaient vraisemblablement leur nom de baptême plutôt que leur nom reçu à la naissance. Inversement, les laïcs ayant reçu un second nom (chrétien) au baptême conser-vaient sans doute leur nom de naissance dans la vie courante. La charte 56 du cartulaire de Quimper mentionne ainsi un Pierre, dit Alanic ; je pense que le nom d’usage Alanic (diminutif d’Alan) devait être ici son nom de naissance. Quoi qu’il en soit, du fait de la généralisation du baptême quelques jours après la naissance, le premier nom donné à l’enfant fut peu à peu celui qu’il reçut à son baptême et il n’y avait donc plus lieu d’en donner un second au hui-tième jour. Les Conciles et les Rituels ne se sont pas préoccupés du nom de baptême avant le 14e siècle : le sixième concile provincial tenu à Bénévent en 1374 précise ainsi que si, dans la cérémonie du baptême, on a omis de donner un nom à l’enfant, soit par oubli, soit parce qu’on n’est pas certain du sexe de l’enfant, il convient dans ce cas de différer l’imposition du nom de baptême jusqu’au moment de la confirmation.11 Les recommandations formelles d’imposer des noms de saints lors du baptême datent du 16e siècle, à l’époque du Concile de Trente. Nous y reviendrons. Pour conclure cette section sur le baptême, on peut souligner que la période à laquelle cer- tains noms chrétiens sont devenus dominants n’est pas la même pour toutes les régions fran-çaises. Il existe néanmoins quelques constantes. Pierre, et parfois Etienne (Stephanus), font leurs premières entrées dans les listes de noms domi-nants au 10e siècle mais l’essor date réellement des années 1050, époque à laquelle Pierre commence à figurer dans le haut du tableau. Un peu partout, Jean fait son entrée véritable dans les listes de noms dominants vers 1160, au retour des premières croisades. Il y a un réel décalage avec ce qui s’est passé en Bretagne : nous n’y constatons pas en effet de première phase où l’on trouverait Pierre et Etienne dans les noms dominants. La christianisa-tion du stock onomastique débute directement avec l’arrivée de Jean dans la liste aux alen-

11 J. CORBLET, Du sacrement de baptême, Tome II, page

242

tours de 1130.12 On peut penser que la géné-ralisation du baptême des nouveau-nés date seulement de cette époque en Bretagne. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle nous trouvons chez nous autant de Daniel – préfigu-ration du Christ – jusqu’à cette date. ■

A suivre…

Pierre-Yves QUEMENER

12 Cf.tableau des noms dominants des 11e et 12e siècles

dans le Kaier ar Poher n° 29, page 9.

CI-DESSUS Le baptême de Clovis (œuvre du 14e siècle) Charlemagne décréta en 789 que les enfants devaient obligatoire-ment être baptisés dans l’année de leur naissance. Toutefois, les cérémonies avaient lieu unique-ment à Pâques et à la Pentecôte, ce qui fait que les enfants avaient presque toujours reçu leur nom avant le baptême. CI-CONTRE Fonts baptismaux de l’église Saint-Sauveur de Dinan (12e siècle) L’apparition des cuves baptismales à fond concave permet de dater assez précisément les débuts du baptême des nouveau-nés. Cette innovation coïncide avec le dévelop-pement de la diffusion des noms de saints de l’église primitive.