histoire de l'hellÉnisme

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HISTOIRE DE L'HELLÉNISME TOME PREMIER HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND Johann-Gustav DROYSEN Traduite de l'allemand sous la direction d'Auguste BOUCHÉ-LECLERCQ PARIS - ERNEST LEROUX, ÉDITEUR - 1883

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HH_1PARIS - ERNEST LEROUX, ÉDITEUR - 1883
Avertissement.
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER.
Sujet de l'ouvrage. — La race grecque marche de son développement historique. — Le roi Philippe et sa politique. — La ligue corinthienne de 338. — Le royaume des Perses
jusqu'à Darius III.
CHAPITRE DEUXIÈME.
La Macédoine : le pays, la race, la dynastie. — Politique intérieure du roi Philippe II. — La noblesse ; la cour. — Olympias. — Jeunesse d'Alexandre. — Dissensions dans
la famille royale. — Attale. — Meurtre de Philippe II.
CHAPITRE TROISIÈME.
Dangers de l'extérieur. — Expédition en Grèce (336). — Renouvellement de la Ligue de Corinthe. — Fin d'Attale. — Les voisins du Nord. — Expédition en Thrace, sur le Danube, contre les Illyriens. — Deuxième expédition en Grèce. — Ruine de Thèbes.
— Seconde rénovation de la Ligue de Corinthe.
LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE PREMIER.
Les préparatifs pour la guerre. — Le système monétaire. — Les alliances du royaume. — L'armée. — Passage en Asie. — Bataille du Granique. — Occupation de la côte occidentale d'Asie-Mineure. — Prise d'Halicarnasse. — Marche à travers la Lycie, la
Pamphylie, la Pisidie. — Organisation des nouveaux territoires
CHAPITRE DEUXIÈME.
Préparatifs des Perses. — La flotte perse sous Memnon et les Grecs. — Alexandre franchit le Taurus. — Occupation de la Cilicie. — Bataille d'Issos. - Le manifeste. — Effervescence en Grèce. — Siège de Tyr. — Conquête de Gaza. — Occupation de
l'Égypte.
CHAPITRE TROISIÈME.
Les préparatifs des Perses. — Alexandre marche vers la Syrie, passe l'Euphrate et se dirige vers le Tigre. — Bataille de Gaugamèle. — Marche sur Babylone. —
Occupation de Suse. — Expédition à Persépolis.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Départ de Persépolis. — Darius se retire d'Ecbatane. — Il est massacré. — Alexandre en Parthie. — Entreprise de Zopyrion ; soulèvement de la Thrace ; levée de boucliers
d'Agis ; sa défaite ; apaisement de la Grèce.
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE PREMIER.
Poursuite de Bessos. — Insurrection en Arie. — Marche de l'armée vers le sud, à travers l'Arie, la Drangiane, l'Arachosie, jusqu'aux versants sud du Caucase indien. —
La pensée d'Alexandre et la théorie d'Aristote. — Conjuration découverte. — La nouvelle organisation de l'armée.
CHAPITRE DEUXIÈME.
Marche d'Alexandre sur la Bactriane. — Poursuite de Bessos ; il est livré. — Expédition contre les Scythes, sur l'Iaxarte. — Soulèvement en Sogdiane. —
Répression de la révolte. — Quartiers d'hiver à Zariaspa. — Seconde révolte des Sogdianiens. — Répression. — Séjour à Maracanda. — Meurtre de Clitos. — Incursions des Scythes contre Zariaspa. — Quartiers d'hiver a Nautaca. — Les
forteresses des hyparques. — Mariage d'Alexandre avec Roxane. — Conjuration des jeunes nobles. — Châtiment de Callisthène.
CHAPITRE TROISIÈME.
Le pays de l'Inde. — Les combats au delà de l'Indus. — Le passage de l'Indus. — Marche vers l'Hydaspe. — Le prince de Taxila. — Guerre contre le roi Porus. —
Bataille de l'Hydaspe. — Combats contre les tribus franches. — L'armée sur les bords de l'Hyphase. — Retour.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Le retour. — La flotte sur l'Acésine. — Combat contre les Malliens. — Alexandre en danger de mort. — Combats sur l'Indus inférieur. — Départ de Cratère. — Combats dans le delta de l'Indus. — Navigation d'Alexandre sur l'Océan. — Son départ de
l'Inde.
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE PREMIER.
Le départ. — Combats dans le pays des Orites. — Marche de l'armée à travers le désert de Gédrosie. — Arrivée du reste de l'armée en Carmanie. — Néarque à
Harmozia. — Désordres dans l'empire. — Châtiments infligés par le roi. — Retour en Perse. — Deuxième fuite d'Harpale. — Les noces à Suse. — Nouvelle organisation de
l'armée. — Départ pour Opis.
CHAPITRE DEUXIÈME.
Sédition militaire à Opis. — Renvoi des vétérans. — Harpale en Grèce. — Division extrême des partis à Athènes. — Décret sur le retour des bannis. — Menées d'Harpale
à Athènes ; son procès. — La politique intérieure d'Alexandre et ses effets.
CHAPITRE TROISIÈME.
Marche d'Alexandre vers la Médie. — Mort d'Héphestion. — Combat contre les Cosséens. — Retour à Babylone. — Ambassades. — Envois dans la mer du sud. —
Préparatifs, nouveaux plans. — Maladie d'Alexandre. — Sa mort.
AVERTISSEMENT.
L'Histoire de l'Hellénisme, bien qu'antérieure par la date de sa composition à l'Histoire Grecque de E. Curtius, en est, au point de vue chronologique, la continuation immédiate. Le système adopté pour l'ouvrage de E. Curtius a été maintenu pour celui-ci ; c'est-à-dire que, laissant à mes collaborateurs la traduction du texte proprement dit, je me suis chargé des notes et appendices, et j'ai assumé, avec le droit de révision et de correction, la responsabilité d'ensemble.
Le texte du présent volume a été traduit en entier par M. EM. LEGRAND, professeur à l'École des Langues orientales vivantes et connu déjà dans le monde scientifique par ses travaux sur la littérature et l'histoire de la Grèce moderne. La traduction a été faite sur la troisième édition de l'Histoire d'Alexandre le Grand (1 vol. in-8°, Gotha 1880), et sur un exemplaire corrigé par l'auteur en vue de notre édition, qui se trouve être ainsi la quatrième, plus complète que la dernière du texte original.
Les notes courantes et les dissertations de l'Appendice atteignent presque comme surface et dépassent comme contenu le tiers du volume. Les notes sont celles de la deuxième édition de l'Histoire d'Alexandre le Grand (2 vol. in-8°, Gotha, 1877), grossies d'un supplément emprunté à la troisième édition. Ceci demande un mot d'explication. La troisième édition, celle de 1880, est une édition populaire. Elle reproduit intégralement, avec retouches et améliorations, le texte de l'édition savante de 1877 ; mais l'auteur en a éliminé les notes placées au bas des pages et les a remplacées par un nombre restreint de remarques rejetées à la fin du volume. En comparant attentivement les deux éditions, j'ai reconnu qu'un certain nombre des annotations ajoutées comme appendice à la dernière étaient ou entièrement nouvelles ou remaniées d'après des données nouvelles. J'ai donc complété les notes de l'édition savante avec celles de l'édition populaire, en procédant par voie non pas de juxtaposition, mais de combinaison. C'est là un travail assez facile, en somme, et qui n'a rien de personnel, mais qui n'en donne pas moins à l'édition française de l'Histoire d'Alexandre le Grand une certaine supériorité sur l'édition allemande — d'ailleurs beaucoup plus coûteuse — de 1877.
L'Appendice n'est pas non plus une reproduction pure et simple des dispositions adoptées par l'auteur. L'édition de 1877 adjoint à l'Histoire d'Alexandre le Grand : 1° la dissertation sur la Chronologie de la mort d'Alexandre (avec la Chronologie de Diodore comme annexe) ; 2° l'étude sur les Matériaux de l'Histoire d'Alexandre. J'ai cru devoir emprunter aux volumes suivants les notices marquées II. III. IV. V, et les remettre ainsi à leur véritable place, avec l'agrément de l'auteur, qui m'a laissé toute latitude pour ces remaniements de détail.
Les six volumes de l'Histoire de l'Hellénisme (édition de 1877-1878) entreront, sans suppression aucune et avec les corrections manuscrites de l'auteur, dans les trois volumes de l'édition française.
A. B.-L.
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR.
La bataille de Chéronée et la paix de Démade terminent, comme le dit M. E. Curtius à la dernière page de son Histoire grecque, l'histoire continue, suivie, cohérente de la Grèce.
Désormais chaque cité, abandonnant les longs espoirs et les vastes pensées, se replie sur elle-même et vit au jour le jour, craignant à chaque instant de perdre le peu d'autonomie communale que le Macédonien a jugée compatible avec l'unité de son empire. La Grèce s'émiette peu à peu sous la pression d'une monarchie militaire qui va devenir le colossal empire d'Alexandre. Ce travail de désorganisation, plutôt morale encore que matérielle, se poursuit avec une rapidité effrayante ; en quelques dizaines d'années, il a emporté toutes les vertus des Hellènes, attachées à la forme étroite mais vivante de la cité libre et souveraine : il a brisé le ressort qui poussait aux expériences et aux aventures ces vives intelligences, ardentes à l'entreprise, promptes au découragement : chaque ville est pleine de mécontents, voués à la haine silencieuse qui devient bien vite de la résignation et, à la génération suivante, se change en indifférence. La foi religieuse elle-même, bien ébranlée déjà, s'en va ; les dieux patrons des cités n'inspirent plus la même confiance à ceux qu'ils n'ont pas su ou n'ont pas voulu défendre. Le vide laissé dans les âmes par la disparition des grands sentiments patriotiques et religieux va se combler un peu au hasard, avec la poussière qu'apporte le vent de chaque jour. Chacun s'oriente comme il peut : la philosophie s'occupe à dresser des programmes de vertu et de bonheur à l'usage de l'individu sans patrie, de l'homme citoyen du monde ; le grand nombre a recours aux distractions vulgaires et se hâte de jouir des restes d'une prospérité qui décline : l'activité féconde d'autrefois fait place aux préoccupations égoïstes qui entraînent et absorbent inévitablement les esprits désintéressés du bien public.
Et pourtant, de grands événements s'accomplissent auxquels la Grèce parait directement mêlée ; c'est presque en son nom, c'est soi-disant pour venger ses injures, pour vider une querelle restée pendante depuis le temps d'Agamemnon, que Philippe s'apprête à renverser et qu'Alexandre détruit par une série d'exploits prodigieux le grand empire asiatique ; c'est la civilisation grecque que l'élève d'Aristote a la prétention de porter jusqu'aux rives de l'Indus et de répandre à pleines mains sur le sol arrosé de sang où il promène ses triomphes et sa gloire. Avec un peu de bonne volonté et de patriotisme accommodé aux circonstances nouvelles, les Hellènes prendraient au sérieux le titre de généralissime de la Ligue de Corinthe que Philippe s'est fait donner et qu'ils n'ont pas pu davantage refuser à Alexandre ; ils se sentiraient réellement unis pour la première fois depuis le début de leur histoire ; ils suivraient d'un œil joyeux la marche de cette irrésistible armée où combattent quelques-uns de leurs contingents ; ses victoires deviendraient les leurs, et ils retrouveraient à régenter le monde par procuration le plaisir, d'ailleurs fort mélangé, qu'ils trouvaient à se gouverner eux-mêmes. Au lieu de regretter et surtout de vouloir restaurer le passé, ils comprendraient que les formes grêles et étriquées de leurs constitutions autonomes ne conviennent plus au vaste édifice qui se construit sous leurs yeux ; qu'elles ont produit tout leur effet utile et gêneraient, en se survivant à elles-mêmes, le cours nouveau qu'a pris dans le monde transformé la force vitale et la pensée.
Voilà deux points de vue bien opposés, deux façons bien différentes de comprendre la même époque, les mêmes hommes, les mêmes faits. Selon que l'on se tourne vers le passé ou l'avenir, on assiste à la décadence d'une civilisation ou à l'expansion victorieuse du génie hellénique. L'Histoire grecque s'arrête au moment de prendre le deuil ; l'Histoire de l'Hellénisme transporte brusquement ses sympathies du côté où se fait l'avenir.
I
Les Hellènes, peu curieux d'abstractions, mal placés pour voir se lever l'aurore des temps nouveaux et surtout mal satisfaits d'expériences qui s'étaient faites tout d'abord à leurs dépens, n'ont pas accepté ainsi les faits accomplis ; ils ont refusé aux Macédoniens le droit de se dire leurs héritiers, de se faire les apôtres de l'hellénisme ; ils n'ont plus reconnu leur libre génie dans les masses dépourvues d'initiative que traînaient derrière eux les rois de Macédoine, à l'instar des anciens rois de Perse, et il n'est pas sûr qu'ils aient bien senti la distance qui sépare un Alexandre d'un Xerxès.
C'est à ce point de vue qu'il faut se placer si l'on veut comprendre leurs rébellions, puis leurs rancunes, enfin le morne engourdissement qui les envahit, et c'est pour n'avoir point voulu en sortir que M. E. Curtius a cru devoir clore son Histoire grecque au moment où Philippe devient le généralissime à perpétuité, c'est-à-dire le maitre des Hellènes. Visiblement gagné par l'esprit libéral et généreux de ces Athéniens dont il comprend, c'est-à-dire excuse même les erreurs, habitué comme eux à chercher le beau et le grand ailleurs que dans les vastes proportions, les masses énormes et les espaces interminables, M. E. Curtius a dû s'avouer incapable de comprendre également bien la beauté et la grandeur de l'œuvre d'Alexandre et de ses successeurs. Lui qui évite de parti pris les récriminations stériles, lui qui ne croit voir les choses sous leur vrai jour que quand ce jour est favorable, il eût été obligé de t'aire des réserves sur la légitimité de cette filiation improvisée qui transforme tout d'un coup les Macédoniens en Hellènes et les charge d'helléniser le monde. Sans contester la parenté ethnographique des Macédoniens et des Hellènes, parenté qu'il admet de bonne grâce1, il se serait demandé s'il suffisait que Philippe eût été élevé dans la patrie d'Épaminondas et qu'Alexandre eût reçu les leçons d'Aristote pour que le peuple macédonien fût dès lors le véritable représentant de la civilisation hellénique. Enfin, il eût hésité à admettre que la force donne du même coup le droit d'en user pour opérer la critique historique2, c'est-à-dire, euphémisme à part, le renversement d'institutions existantes et de droits non prescrits.
Il n'est pas difficile de deviner les conclusions auxquelles eût abouti M. E. Curtius, car il les fait pressentir dans les pages vigoureuses qui terminent l'Histoire grecque. Il y prend nettement parti pour Démosthène, le patriote vaincu mais rassuré par le témoignage de conscience, contre Philippe et surtout contre le lâche optimisme de ses partisans.
1 Histoire grecque, V, p. 15 sqq. Il est assez curieux de remarquer — comme exemple de l'influence des sympathies sur les jugements — que les philhellènes, comme Niebuhr et O. Müller, out toujours traité les Macédoniens de Barbares, tandis que les esprits plus macédoniens, comme Schlosser, O. Abel et M. J. G. Droysen, ont été plus frappés des affinités qui rattachent la Macédoine à la Grèce. Ces affinités sont incontestables, et M. E. Curtius n'a pas cru que son philhellénisme l'obligeât à les nier. 2 Histoire d'Alexandre le Grand, p. 308.
Philippe n'avait jamais montré d'intelligence pour les besoins des peuples : les pays n'étaient pour lui que des sources de revenus et des circonscriptions de recrutement. Il favorisait partout les tendances les plus viles, jouait scandaleusement avec les plus saintes traditions, développait en tous lieux l'étroit égoïsme des États séparés, semait la discorde entre les voisins, et poursuivait ses desseins en employant de préférence la corruption. Ses amis étaient la lie de la nation, et tout ce qui l'approchait était comme saisi par un mauvais génie... La soumission à ce roi conquérant pouvait-elle avoir d'autres résultats qu'une surexcitation de l'esprit d'aventures, qui depuis le temps de Cyrus le Jeune était le fléau de l'Hellade, une démoralisante courtisanerie et une contagion des mœurs barbares infectant toute la vie nationale ?... Le Macédonien savait reconnaître et employer les talents, la culture, toutes les forces intellectuelles des Hellènes : il rendait hommage à la gloire de leur passé ; il flattait leur vanité ; mais, en définitive, il n'avait aucune sympathie pour les Hellènes en tant que nation... Bien qu'il dût aux Grecs tous les résultats qu'il avait obtenus, bien qu'ils lui fussent indispensables pour ses desseins ultérieurs, il se borna néanmoins à se servir d'eux pour son ambition dynastique, sans accorder à la nation une part indépendante dans sa gloire, sans songer à un relèvement des Hellènes devenus membres de son empire. Aussi l'entrée de la Grèce dans la domination macédonienne ne fut-elle pas le commencement d'une ère nouvelle, qui aurait éliminé les éléments morts et provoqué le développement de germes nouveaux : elle fut au contraire un recul, une chute complète1.
Bien différent est le point de vue auquel se place l'auteur de l'Histoire de l'Hellénisme. C'est à lui que j'empruntais tout à l'heure l'hypothèse de la Grèce unifiée assistant avec une joie patriotique à l'expansion triomphale de son génie et reconnaissant dans Alexandre le plus glorieux de ses enfants. Pour lui aussi, l'histoire de la Grèce libre, remuante, indisciplinée, est bien finie ; mais l'histoire de l'hellénisme, c'est-à-dire de la civilisation grecque débordant sur le monde, commence et ne lui permet pas de regretter le passé. Le passé, une fois qu'il a enfanté le présent, qui lui même est gros de l'avenir, n'est plus qu'une chose caduque et morte ; dans ce monde où le travail incessant de la vie élabore sans cesse des organismes nouveaux avec la substance de ceux qui ont achevé leur évolution, où rien ne dure et rien ne se recommence, il n'est ni possible ni désirable que ce qui est usé se perpétue et fasse obstacle à l'éclosion des germes qui portent en eux l'avenir. L'assemblage bigarré de constitutions politiques qu'on appelait la Grèce a fait son temps : les forces qui s'agitent au milieu de ces ruines vont s'user sur place dans une fermentation malsaine, si on ne leur ouvre à temps un large champ d'expériences et si on ne leur assigne une tâche nouvelle.
C'est la main puissante d'Alexandre qui opère cette dérivation salutaire et qui, mélangeant avec art des peuples et des mœurs hétérogènes, fonde sur de larges assises la civilisation hellénistique. Sans doute, sous son impulsion fiévreuse, le progrès prend une allure précipitée, et la fin prématurée du conquérant compromet un instant le succès de cette gigantesque opération ; mais l'œuvre est faite de main d'ouvrier : elle durera en dépit des secousses violentes, des conflits, des intrigues souvent mesquines et toujours meurtrières qui remplissent l'histoire des successeurs d'Alexandre. Une fois tout ce bruit apaisé, on s'aperçoit que, si l'empire unitaire d'Alexandre est tombé avec lui, le mouvement imprimé
1 Histoire grecque, V, p. 437. 448.
par lui ne s'est pas arrêté. Les peuples ne retournent point à leurs habitudes premières : ils sont groupés maintenant en royaumes hellénistiques, et leur évolution historique gravite autour du foyer lumineux de la civilisation jadis grecque, maintenant gréco-orientale. L'hellénisme peut même survivre et il survit aux royautés fondées par les héritiers d'Alexandre :
Le nouvel élément introduit par les Macédoniens et Grecs dans la vie des peuples y est entré si profondément, qu'il survit à son existence politique. A l'état de culture et de mode, de philosophie et de libre-pensée, de science et de superstition, il subsiste et finit par dominer le monde romain lui-même. Il survit au paganisme athée qu'il s'était fait par voie de théocrasie, pour élaborer le christianisme naissant en le faisant passer par des disputes sans fin sur le dogme et par l'hérésie. Enfin, ne conservant plus de vivant que la langue, il erre des siècles durant comme un fantôme, et disparaît ensuite tout à fait dans l'Orient moderne et le mahométisme1.
On le voit, ce n'est ni à un médiocre penseur, ni à une médiocre entreprise que nous avons affaire. M. J. G. Droysen se proposait moins d'écrire l'histoire de la Grèce sous les diverses dominations qu'elle a subies que l'histoire de sa civilisation, de son génie agissant, en dehors d'elle et presque sans elle, sur des peuples qui subissent son influence et se transforment en s'imprégnant de ses idées2
Dans le plan primitif, l'Histoire d'Alexandre le Grand n'était que la préface de l'œuvre, et l'Histoire de l'Hellénisme ne commençait qu'avec les successeurs d'Alexandre, au moment où la combinaison de l'âme hellénique avec le corps énorme que venait d'ébaucher. une conquête rapide était définitivement opérée. On peut juger, par l'étendue de cette préface, des gigantesques proportions que l'historien entendait donner à son œuvre. Il ne nous appartient pas de rechercher ici pourquoi l'auteur a délaissé ce qu'il appelait en 1836 la tâche de sa vie. Peut- être a-t-il reculé devant les difficultés d'une synthèse si vaste, qui devait embrasser un laps de vingt siècles et trouver le lien logique de tant d'événements disparates ; peut-être a-t-il jugé à propos de ne pas s'attarder si loin du monde vivant et de rentrer, par la pensée ou même par l'action, dans un courant historique qui n'eût pas encore épuisé la série de ses effets.
Distrait par d'autres préoccupations et absorbé par d'autres travaux moins étrangers à son temps et à son pays3, M. Droysen, qui n'avait pas vingt-cinq ans
1 Préface des Successeurs d'Alexandre (1re édition, 1836). 2 C'est pour cette raison qu'il a donné d'abord à son livre et qu'il à maintenu depuis le titre d'Histoire de l'Hellénisme. Ce titre, il faut le dire, a besoin d'un commentaire pour être compris, ce qui ne laisse pas que d'être un défaut. Le mot hellénisme est susceptible de plus d'une interprétation. Par exemple, M. E. Egger a fait l'histoire de l'Hellénisme en France, c'est-à-dire des études de langue et littérature grecques dans notre pays, et le mot est régulièrement formé, puisqu'il s'agit de l'hellénisme des hellénistes. Si l'on s'en sert pour désigner le génie, l'esprit grec, il parait plus naturel de le réserver, comme le fait Grote, pour le génie grec non adultéré, étudié chez lui, dans les limites de son domaine propre. L'hellénisme de Grote, — et l'historien anglais a soin d'en avertir, — est presque l'opposé de ce qu'entend par là M. Droysen. 3 La biographie de M. J. G. Droysen se diviserait aisément en trois périodes. Dans la première (1808-1840), M. Droysen (né à Treplow, élevé au gymnase de Stettin, habilité à l'Université de Berlin avec sa thèse : De Lagidarum regno Ptolemæo VI Philometore rege [1831]), est tout à l'antiquité. Il donne coup sur coup sa traduction d'Eschyle (1832), sa traduction d'Aristophane (1835-1834), et entre temps l'Histoire d'Alexandre le
quand il publiait l'Histoire d'Alexandre (1833), a laissé passer près d'un demi- siècle sur l'œuvre de sa précoce et virile jeunesse. Il y est revenu dans ces dernières années, non pour l'achever, mais pour la réviser. Il a éliminé du texte tout ce qui avait vieilli, tout ce que son goût devenu plus sévère avait condamné, pour élargir, au contraire, la place faite dans les notes à la critique des sources et aux in-&mations supplémentaires. En même temps, le plan primitif de l'ouvrage étant abandonné, l'Histoire d'Alexandre a cessé d'être une sorte d'Introduction ou Étude préparatoire pour devenir le premier volume de l'Histoire de l'Hellénisme, ordonnée maintenant, à la façon d'une trilogie antique, en Histoire d'Alexandre, des Diadoques (ιδοχοι) ou Successeurs immédiats d'Alexandre, des Épigones ou seconde génération des successeurs d'Alexandre.
C'est l'ouvrage ainsi amené à sa forme définitive qu'il convient d'étudier d'un peu plus près.
II
Il y a toujours entre le tempérament d'un auteur et le sujet qu'il s'est librement choisi une affinité plus ou moins marquée, plus ou moins consciente, mais qui se retrouve à l'analyse. Cela est vrai surtout des travaux historiques. La curiosité désintéressée, qui implique déjà une sorte d'indifférence et de scepticisme, n'est pas l'âme des grandes entreprises : quand elle n'est point aiguillonnée par une passion plus vivante, elle se satisfait vite ou se contente des résultats précédemment acquis. Un esprit doué de quelque initiative cherche nécessairement, quand il aborde les études historiques, à vérifier au contact des faits des idées préconçues, et chacun choisit le terrain sur lequel il lui semble que l'expérience se fera plus complète et plus décisive. A ce point de vue, la carrière scientifique de M. Droysen, en dépit de la diversité des sujets auxquels il a appliqué ses puissantes facultés, offre une unité remarquable.
Grand (1833), avec une dédicace humoristique à G. Friedlænder. Les deux volumes de l'Histoire de l'Hellénisme parurent à quelques années de là avec des titres spéciaux, Les Successeurs d'Alexandre (1836) et la Formation du système des États hellénistiques (1843). Nommé d'abord professeur extraordinaire à l'Université de Berlin (1834), l'auteur obtint une chaire d'histoire à l'Université de Kiel (1840). Là, dans ce milieu échauffé par le conflit incessant de deux nationalités hostiles. M. Droysen tourna ses préoccupations du côté de l'histoire moderne, et mit son enseignement au service de l'idée germanique. Il a publié ses Vorlesungen über die Geschichte der Freiheitskriege (2 vol. Kiel. 1846). C'est lui qui rédigea en 1846 la Kieler Adresse, protestant contre l'incorporation des duchés de Schleswig-Holstein au royaume de Danemark. On sentait venir l'orage qui éclata en 1818. Le gouvernement provisoire des Duchés (constitué le 24 mars 1848) envoya M. Droysen à l'Assemblée préparatoire de Francfort, pour demander que le Schleswig et le Holstein fussent représentés à l'Assemblée constituante. Élu député, M. Droysen siégea à Francfort, et fit partie du Comité de rédaction chargé d'élaborer la Constitution de l'empire germanique. On sait comment la Prusse imposa silence même à ceux qui lui offraient l'empire. Professeur à l'Université d'Iéna en 1851, à l'Université de Berlin depuis 1859, M. Droysen préluda par la publication d'une biographie significative (Leben des Feldmarschalls Grafen York von Wartenburg, 2 vol. Berlin, 1851-1832) à son grand ouvrage, la Geschichte der Preussischen Politik. (5 part. en 13 vol. Berlin, 1855- 1881), poursuivie jusqu'à la fin du règne de Frédéric le Grand. Depuis, M. Droysen est revenu spontanément à l'antiquité ; ses dernières productions, articles publiés dans des Revues ou dans les Mémoires de l'Académie des Sciences de Berlin, sont des études sur divers points d'histoire ancienne.
Fils d'un pasteur poméranien, c'est-à-dire issu d'une race qu'un ancien eût appelée durum genus et marqué dès l'enfance par le génie austère des traditions bibliques, M. Droysen s'est occupé tout d'abord du poète le plus mystique et le plus fataliste qu'ait produit l'antiquité. Il donna en 1832 une traduction d'Eschyle fort appréciée. C'était évidemment pour lui plus qu'un exercice de style et une distraction littéraire. Peut-être retrouverait-on çà et là dans l'Histoire d'Alexandre, qui est une sorte de tragédie historique, comme des reflets de la pensée d'Eschyle, le goût des idées fixes, incarnées dans des caractères tout d'une pièce, la préoccupation des catastrophes grandioses et soudaines, et surtout l'habitude de faire peser sur le présent le passé et l'avenir, la tendance à retrouver partout l'action d'une volonté supérieure qui achemine vers un but marqué à l'avance le cours des événements1. Mais l'influence — d'ailleurs problématique — d'Eschyle ne put que s'ajouter à une attraction autrement puissante, à laquelle M. Droysen céda d'autant plus aisément qu'elle le portait du côté où il voulait aller.
Hegel venait de mourir dans tout l'éclat de sa renommée ; sa doctrine paraissait avoir enfin saisi sous le flux incessant des phénomènes l'absolu, la substance même des choses, et fourni des destinées du monde une explication dont toutes les sciences, et l'histoire en particulier, allaient confirmer la vérité. L'enthousiasme excité en Allemagne par la philosophie nouvelle n'avait point encore à compter avec l'antagonisme des méthodes expérimentales, avec la concurrence des sciences positives, qui ont fini par décourager l'idéalisme d'abord si confiant. C'était l'époque des illusions. On eût dit que Hegel avait fondé une sorte d'empire intellectuel, en dehors duquel il n'y avait plus que des Barbares, et l'on ne jugeait pas en équilibre un esprit qui n'eût pas su balancer sa pensée entre la thèse et l'antithèse.
On s'étonnerait de rencontrer ici un exposé du système de Hegel : je n'en prendrai que la partie applicable à l'histoire, celle que M. Droysen a appliquée, à mon sens, aux études historiques d'où est sortie l'Histoire de l'Hellénisme.
La philosophie de Hegel est sinon le dernier, du moins le plus puissant effort tenté par la métaphysique allemande pour briser le cercle, trop étroit à son gré, où nous enferme l'expérience, et pour passer du relatif à l'absolu. Kant, prenant pour objet de ses patientes investigations la raison elle-même, que Descartes croyait infaillible, avait montré que la logique, appuyée sur ses axiomes, aboutit de toutes parts à des contradictions ou antinomies insolubles, dès qu'elle suppose réel l'objet des concepts sur lesquels elle opère. Elle est obligée d'affirmer que le monde a des limites dans l'espace et le temps et qu'il n'en a pas ; qu'il est composé de parties simples et qu'il n'existe pas de parties simples ;
1 Voici des pensées qui n'eût point désavouées Eschyle. Parlant de la grandeur d'Alexandre expiée par l'extinction de sa race, M. Droysen ajoute : C'est une lourde et émouvante fatalité qui, pas à pas et avec une froide logique, achemine la dynastie royale au-devant d'une ruine inévitable, et la fait devenir coupable, afin que, égarée, trébuchante et appelant sur elle les représailles, elle rencontre plus sûrement sa perte (Hist. des Succ. d'Alexandre, II, 1). — Plus loin, à propos de la mort d'Olympias : C'est un spectacle émouvant que de voir la grandeur aux prises avec la grandeur et succomber : mais, quand les géants d'une grande époque, emportés de faute en faute par la folie des passions déchaînées, se trouvent enlacés et renversés par une astuce patiente qui les guette, afin qu'une race plus petite, accomplissant l'arrêt divin, se partage leurs dépouilles et se pavane sous leur parure, alors on dirait que la destinée se joue de la grandeur et de sa chute.
qu'il n'y a point d'effet sans cause, et qu'il y a à la série des effets une impulsion initiale qui n'a pas de cause. Le seul moyen, suivant Kant, de résoudre ces antinomies, c'est d'admettre que les choses ne sont pas ce qu'elle paraissent être, que les lois de la pensée s'appliquent légitimement aux apparences ou phénomènes, mais que les réalités substantielles ou noumènes sont hors de leur portée. Le philosophe ne se résigne pas cependant à déclarer inconnaissable ce que la raison théorique ne peut connaître : la foi au devoir dote la raison, devenue raison pratique, d'une sorte de seconde vue au moyen de laquelle elle aperçoit, derrière cet enchaînement rigoureux mais factice de nécessités logiques, le monde réel, fait de spontanéité et de liberté.
Le criticisme de Kant, en ébranlant le fondement même de la certitude rationnelle, produisit dans tous les esprits tournés vers la spéculation métaphysique une effervescence qui n'est point encore apaisée aujourd'hui. Les contradictions signalées dans la raison par le subtil dialecticien de Kœnigsberg parurent indéniables, mais la solution qu'il avait donnée au problème ne pouvait être considérée comme définitive. Séparer aussi violemment l'apparence de la réalité, scinder la raison en deux facultés hétérogènes, c'était se tirer d'un embarras fâcheux par un expédient plus fâcheux encore.
Disciples et adversaires de Kant s'efforcèrent à l'envi de reconstituer l'unité de l'esprit humain, et de rendre à la raison le pouvoir de connaître les réalités substantielles. Fichte s'arrêta à l'idée que l'essence libre et consciente, le moi, est identique avec le monde, qu'il le crée même en se développant et peut, à plus forte raison, le connaître : Schelling arriva par un procédé inverse au même résultat. Nul ne trancha le nœud gordien avec plus de hardiesse que Hegel. Il déclara que, si la raison aboutit nécessairement à des contradictions, c'est que ces contradictions coexistent en effet, dans le réel. Non seulement l'affirmation et la négation ne s'excluent pas, mais elles se présupposent réciproquement dans l'absolu, et un être particulier a d'autant plus de réalité qu'il contient plus de contradictions combinées. La logique hégélienne, au rebours de la logique ordinaire, prend pour axiome primordial, pour formule de l'Être, l'identité des contraires. Le sujet qui pense et l'objet pensé, la Nature et l'homme, le corps et l'esprit, tout cela n'est qu'une même substance en transition perpétuelle d'un état à un autre, dont on peut dire également bien qu'elle est et qu'elle n'est pas, car elle devient sans cesse. Cette substance, Hegel l'appelle l'Idée ou Raison absolue, et elle devient ou acquiert une réalité de plus en plus haute en reformant perpétuellement la combinaison des contraires qui constitue le réel, ou, pour parler la langue de Hegel, en passant de la thèse et de l'antithèse à la synthèse. Cette marche rythmique de l'Idée est aussi nécessaire que le progrès même qui l'entraine, sans recul ni défaillance, dans le sens d'une perfection poursuivie sans fin ni trêve.
Il n'y a pas d'utilité à dénombrer les rouages multiples, toujours groupés en raison ternaire, dont le jeu propage jusqu'aux manifestations infinitésimales de l'Être le rythme monotone de la thèse ; antithèse et synthèse. Ce qui nous intéresse ici, c'est l'application du système à l'histoire.
Pour Hegel, l'histoire est l'évolution de l'Esprit rentrant en lui-même, c'est-à-dire prenant une conscience de plus en plus nette de son unité et de son identité avec le monde. Cette évolution se poursuit en vertu d'une dialectique immanente, inéluctable, et, pour lui assigner un but, sinon un terme, Hegel affirme qu'elle tend à la réalisation du concept de liberté. Mais qu'on ne s'y méprenne pas : il s'agit de la liberté de l'Idée, qui est la négation de la liberté individuelle.
L'individu est porté par un instinct invincible à vouloir conserver sa personnalité ; il oublie qu'il n'est qu'une manifestation passagère de l'Idée, et que celle-ci a besoin de le supprimer pour continuer sa marche. Le premier devoir de l'individu, c'est de comprendre le peu qu'il pèse comme moment de la pensée universelle et de partager, s'il le peut, la prodigieuse indifférence qu'éprouve pour son sort l'Idée qui l'écrase ou, plus exactement, le résorbe. La vie individuelle ne doit servir qu'à développer la vie universelle : lui assigner un autre but, c'est se révolter, bien inutilement d'ailleurs, contre l'inéluctable évolution qui condamne chaque forme restreinte de l'Être à servir d'instrument et d'échelon à une forme plus large et plus haute.
Appliquée à l'humanité, dépositaire actuelle de l'Idée consciente, cette théorie aboutit à des conséquences inquiétantes. L'individu s'absorbe dans l'État, qui est sa véritable substance, sa fin, son dieu, au sens propre du mot. De même, l'État moins parfait est destiné à être absorbé par l'État plus rationnellement organisé, les races inférieures par les races supérieures. C'est là un progrès nécessaire, irrésistible, conforme à la logique immanente qui meut l'univers, et par conséquent à la justice, envisagée au point de vue de l'absolu. La force n'est quo la manifestation vivante du droit1, engendré lui-même par la Raison supérieure : elle est aussi inséparable du droit que l'effet l'est de la cause. C'est la force qui fait tous les jours le départ, la critique de ce qui doit périr et de ce qui doit rester, mais au nom du droit, comme action visible de l'Idée, Tout ce qui est, est rationnel, et tout ce qui cesse d'exister ne l'est plus. Les monarques dans lesquels s'incarne la puissance de l'État, les grands hommes qui attellent à leurs vastes projets des millions de vies humaines, sont des e porteurs de l'Idée », et ils prouvent la légitimité de leur mission en l'imposant. Tout ce qu'ils peuvent faire est rationnel par cela même qu'ils le peuvent, et échappe aux objections mesquines tirées d'une conception étroite, celle du droit individuel.
En résumé, le monde, qui se perfectionne de jour en jour, est à chaque instant aussi parfait qu'il peut l'être. Hegel professe, à cet égard, un optimisme qui est bien près d'être absolu, c'est-à-dire identique à son contraire, car le pessimisme
1 Un professeur de Gœttingen, qui doit beaucoup à Hegel, a écrit là-dessus une page de fière allure : Notre distinction du droit et de la force est-elle bien exacte en fait ? N'y a-t- il pas, aujourd'hui même, de terrain sur lequel on les voit marcher la main dans la main ? Nous avons déclaré la guerre à la force dans la sphère étroite de la vie civile... mais la force, bannie des humbles régions de la vie privée, s'est réfugiée sur les sommets où s'agite l'histoire du monde. Lorsqu'un peuple opprimé s'affranchit de la tyrannie qui pèse sur lui ; lorsqu'un gouvernement rejette loin de lui le joug d'une constitution funeste, imposée dans un moment d'atonie par des masses ignorantes ; lorsque l'épée du conquérant fait crouler un État vermoulu et taille des lois au peuple vaincu, — que répond notre théorie du droit et de la force ? Elle accepte le changement comme un fait accompli et sauveur. En d'antres termes, elle ne peut se soustraire à l'aveu que la force, comme telle, peut quand même détruire on créer le droit. L'histoire, avec sa puis-sauce gigantesque, semblable à celle de la Nature, ne se laisse pas emprisonner dans les toiles d'araignée d'une théorie ; sitôt qu'elle s'agite, elle eu brise d'un seul coup tons les fils, laissant à la théorie le soin de les renouer pour le nouvel état du monde. Que conclure de là ? Si aujourd'hui même nous voyons encore la force créer le droit, quelle autre mère aurait-il eue à l'origine ? (R. VON JHERING, L'esprit du droit romain, trad. de Meulenære, I, p. 109). Soit ! telle est la loi de nature : mais l'idée du droit, que l'homme surajoute à la loi naturelle, est aussi une force, force morale qui peut, le cas échéant, se convertir en force matérielle. Il n'y a de vraiment faibles que ceux qui ne croient plus à leur droit.
consiste aussi à croire que le droit ne peut jamais prévaloir contre la force ou autrement que par la force.
Telles sont les grandes vues du système, et il ne sera pas difficile d'en trouver la trace dans les œuvres de M. J. G. Droysen.
III
Il ne faudrait pas, croire que le fatalisme historique de l'école hégélienne, toujours prêt à déifier la force et à vanter même la guerre, bella matribus detestata, comme moyen de hâter l'évolution de l'Idée et de perfectionner le monde, se soit dégagé lentement de la métaphysique du maitre. Hegel avait achevé jusque dans le détail l'immense organisme de son idéalisme absolu, et il n'avait pas manqué d'étendre sur le champ de l'histoire le réseau de ses déductions. C'est même par là qu'il avait fait rapidement pénétrer son influence dans des esprits peu curieux de spéculations métaphysiques, et, mérité les encouragements d'un gouvernement à qui des théories menaçantes seulement pour les faibles étaient loin de déplaire1.
L'histoire, qui suggère en effet d'elle-même l'idée d'un plan providentiel imposé à des acteurs inconscients, est restée la forteresse de l'hégélianisme : il est entré de cette façon dans les idées courantes de l'autre côté du Rhin ; il est descendu peu à peu dans les masses profondes, et l'on ne se tromperait guère en supposant que les événements de ces dernières années n'y ont pas discrédité le droit illimité des races supérieures. Ce d'est pas aux mains des philosophes que les doctrines philosophiques ont le plus d'efficacité : elles n'exercent une action réelle sur les esprits que quand elles sortent de l'école et se résument en un petit nombre d'idées pratiques. Le sens des discussions sur l'Être absolu et sur la valeur de la connaissance échappe à la plupart des intelligences même cultivées ; le vulgaire devine d'instinct que les solutions auxquelles elles aboutissent sont toujours provisoires, et voit d'un œil indifférent se succéder des systèmes dont chacun mourra d'une pétition de principe ou d'une objection laissée sans réponse. Ces systèmes n'agissent que par les maximes dérivées qu'ils ont pu jeter dans la circulation. Une fois mises à la portée des intelligences moyennes, ces idées acquièrent une vitalité propre : elles peuvent se détacher de la doctrine qui les a engendrées et leur survivre. Il importe peu que la dialectique hégélienne passe ou demeure ; mais l'opinion qu'on se fait du rôle d'un Alexandre ou d'un César, des droits respectifs des peuples ou de la valeur des constitutions, n'est pas chose indifférente, car il s'agit là de faits auxquels le présent est aisément comparable et d'où il est facile de tirer des conclusions pratiques.
Je n'ai aucunement l'intention de faire à l'hégélianisme historique, ou à M. J. G. Droysen qui s'en est assimilé les principes, un procès de tendance. Chacun se fait des destinées de l'humanité l'idée qui lui plaît, et la question n'est pas si simple qu'on puisse la trancher au pied levé. Mon but est de donner au lecteur la
1 Les affinités intimes de l'hégélianisme avec le tempérament et l'ambition de la Prusse ont été étudiées de très près par un Hanovrien conservateur qui proteste contre l'œuvre de 1866. Il va jusqu'à dire que sans Hegel, il n'y aurait pas eu de 1866 (CONST. FRANTZ, Das neue Deutschland, Leipzig, 1871, p. 334). L'auteur est un polémiste de voleur, mais fort capable de se retourner contre l'imprudent qui le prendrait pour allié, car, selon lui, l'hégélianisme est anti-germanique ; c'est un produit franco-prussien, déjà tout formé dans le cerveau de Frédéric le Grand.
clef de bien des vues d'ensemble, de bien des jugements sur les hommes et les choses, qu'il rencontrera disséminés dans l'Histoire de l'Hellénisme1. J'ajoute, pour ne rien cacher de ce que je crois bon de dire, que l'on peut généraliser les observations faites à propos de l'œuvre de M. Droysen et ne pas trop le détacher du milieu où s'est façonnée sa pensée. C'est qu'en effet le milieu joue ici un grand rôle. Comme les doctrines religieuses, les systèmes philosophiques trahissent les aspirations des sociétés au milieu desquelles ils se forment, et quiconque a examiné de près plusieurs systèmes philosophiques sans s'attacher à aucun sait que, dans cet ordre d'études, la dialectique est. l'art de conduire un raisonnement à un but marqué d'avance. Fichte, qui n'était point un sceptique, a dit lui-même que le choix qu'on fait d'une philosophie dépend de ce que l'on est.
L'observation est juste et peut s'étendre à un grand nombre d'individus sans perdre de sa justesse. C'est donc, si l'on veut, l'Allemagne, autant que Hegel et que M. Droysen, qui, lasse de la vie bourgeoise des petits États (Kleinstaaterei), s'est prise d'enthousiasme pour les hommes énergiques et les grandes ambitions, pour les épopées soldatesques et les triomphes de la force.
Cette antipathie pour les petits États appareil en maint passage de l'Histoire de l'Hellénisme. Si l'auteur esquisse d'un trait rapide l'état de la Grèce avant Alexandre, ce qui le frappe tout d'abord, ce sont les effets désastreux du particularisme à outrance, des autonomies minuscules qui usent en frottements sur place les forces vives de la nation et la font mourir chaque jour en détail. Les ligues ou fédérations ne parviennent pas à grouper ces molécules dont chacune a une volonté propre. L'inconsistance et l'impuissance que le particularisme perpétue en Grèce, le gouvernement démocratique l'introduit dans la cité. L'auteur ne cache aucunement son aversion raisonnée pour la démocratie, ou tout au moins pour celle qui survit à ses vertus. Il saisit volontiers les occasions de faire remarquer que les Athéniens ont dû à ce régime, qui ne leur permettait aucun esprit de suite dans la conduite de leurs affaires, une bonne part de leurs malheurs. Sans doute, il n'ignore pas que le particularisme hellénique, en multipliant les foyers d'activité, a accéléré l'essor de la civilisation et affiné plus vite les individus ; le contraste offert parles peuples plus massifs et plus compactes suffirait à le lui apprendre : mais ces forces individuelles ainsi surexcitées restent sans emploi utile si elles ne s'unissent ensuite pour une action commune. Pour cela, il faut que le régime change ; la thèse a épuisé son effet et l'antithèse commence. Ce qui était bon à son heure devient mauvais quand le progrès nécessaire de l'évolution appelle à la vie des organismes nouveaux et. évoque, pour marquer un but à leur activité, des pensées nouvelles.
La Macédoine, antithèse vivante de l'Hellade, entre en conflit avec ce monde vieilli, l'absorbe et se donne aussitôt pour tâche d'éliminer en se l'assimilant un autre contraste, la civilisation asiatique. Le peuple macédonien ne saurait avoir conscience de sa mission. Il concentre d'instinct tout ce qu'il a de force et de volonté dans la personne de son roi ; c'est au point où convergent toutes ces vagues aspirations qu'apparaît la grande âme de la nation, le génie d'Alexandre.
1 Si nette que soit d'ordinaire la pensée de M. Droysen, il faut savoir que l'évolution marche toujours par thèse et antithèse pour comprendre du premier coup, par exemple, la vraie nature d'un organisme puissant qui trouve dans chaque mouvement opposé à sa pression l'occasion de s'élever plus haut, et dont la pression croissante provoque une nouvelle résistance, laquelle, à son tour, autorise ce pouvoir toujours grandissant à l'écraser (Hist. d'Alexandre, p. 21).
M. J. G. Droysen s'étend fort peu sur l'éducation d'Alexandre : il note brièvement les circonstances au milieu desquelles s'est formé son caractère, mais une analyse psychologique trop minutieuse irait contre son but. Ce n'est pas au jeu des passions individuelles, aux habitudes du cœur et au pli de l'imagination, qu'il compte demander l'explication de la vie d'Alexandre. Le héros est, lui aussi, un instrument de l'Idée qui se réalise par lui1. Il acquiert de sa mission une conscience de plus en plus nette ; il comprend à la fin que la conquête est un moyen et non un but ; la force des choses lui montrait chaque jour d'une façon plus claire et plus inéluctable les voies qu'il devait suivre pour achever y l'œuvre commencée ; mais ses premiers pas dans la carrière sont aussi sûrs que s'il avait lu dans l'avenir. Point d'hésitations, de demi-mesures, d'erreurs ; il partage déjà l'infaillibilité de la Raison supérieure qui s'est comme incarnée en lui.
Cette infaillibilité, pour le dire en passant, ne laisse pas que d'atténuer le relief de cette grande peinture où les ombres manquent pour mettre en valeur les lumières. Horace voulait un Achille coléreux et inexorable : l'Achille de M. Droysen a vraiment trop de sérénité et de raison. Il est presque impossible de le surprendre abandonné à quelque faiblesse humaine, et la métaphysique devient, nécessaire pour expliquer l'ardeur latente, toujours inassouvie, qui pousse ce génie si pondéré de champ de bataille en champ de bataille et d'Alexandrie en Alexandrie. Il marchait toujours en avant, ne regardant que son but et voyant en lui sa justification. Ses imprudences même, qui mirent plusieurs fois ses jours en danger, ressemblent moins à des excès de bravoure irréfléchie qu'à des moyens d'entraîner l'armée et de hâter le succès.
M. Droysen se donne une peine infinie pour supprimer ces ombres dont je regrettais tout à l'heure l'absence. L'exécution de Philotas parait bien être le châtiment d'un crime réel, mais le meurtre de son père Parménion, froidement ordonné par Alexandre, est une précaution qui n'a rien de commun avec la justice. On le juge dangereux et on le supprime. Lors même qu'il n'aurait pris aucune part directe à la trahison de son fils, après l'exécution de celui-ci, les résolutions les plus funestes semblaient possibles de la part du père. Cette considération suffit aux Macédoniens pour le condamner sans l'entendre, et M. J. G. Droysen s'en contente, parce que la raison d'État doit toujours prévaloir contre le droit individuel. A quelque temps de là, Alexandre tue Clitos dans un accès de colère. L'historien regrette ce fâcheux éclat, mais il a vite fait d'absoudre le monarque offensé. Il se repentit du meurtre ; il sacrifia aux dieux : les moralistes qui le condamnent négligent de nous dire ce qu'il aurait dû faire de plus. Au fond, Clitos est surtout coupable d'opposition au régime nouveau ; il est de ceux qu'il fallait briser tôt ou tard : si Alexandre l'avait simplement livré au bourreau, l'historien emploierait ici une de ces formules expéditives qu'il étend volontiers comme un voile discret sur les victimes des grandes crises.
Plus tard, Alexandre réclame pour sa personne les honneurs divins et enjoint aux cités grecques d'instituer à son intention un culte officiel. M. Droysen démontre à merveille l'utilité politique de cette mesure, mais cela ne lui suffit pas : il laisse entendre que les prêtres d'Ammon, habitués par leur symbolique profonde à considérer les rois comme les fils des dieux, ont bien pu faire partager cette
1 M. Droysen dégageait plus nettement son point de vue dans la première édition : Alexandre était lui-même un instrument dans la main de l'histoire : cette fusion du monde occidental et du monde oriental, où il voyait sans doute un moyen d'assurer ses conquêtes, était pour l'histoire le but en vue duquel elle lui accordait de vaincre (Nachfolger Alexanders, p. 4).
croyance à Alexandre, et : que celui-ci joue avec une sincérité relative son rôle de dieu. Cela ne lui suffit pas encore ; il estime que les habitudes du polythéisme hellénique auraient dû faire trouver cette prétention toute naturelle, et, s'il ne- blâme pas ouvertement les Athéniens de s'être montrés récalcitrants à ce propos, il se réserve de les prendre plus tard en flagrant délit d'apothéose, décernée cette fois à un soudard libertin, Démétrios Poliorcète. Il eût été plus juste peut-être de reconnaître que les Athéniens ne pouvaient pas avoir la dévotion monarchique des Orientaux et des hégéliens ; que, ne l'ayant pas, ils avaient raison de ne pas faire acte d'hypocrisie, et que si, plus tard, leur reconnaissance pour le Poliorcète a pris un tour hyperbolique et bruyant, cette attitude servile montre à quel point la domination macédonienne avait déjà abaissé les caractères. M. Droysen poursuit jusque dans le détail la glorification de son héros. La polygamie qu'Alexandre emprunte aux Orientaux lui parait une mesure politique justifiée par le but visé1 ; il reconnaît volontiers que Philippe n'était pas un modèle de tempérance, mais il atténue autant qu'il le peut les excès qui ont bien pu hâter la fin d'Alexandre.
La mort du conquérant ouvre l'ère des Diadoques ou successeurs immédiats d'Alexandre.
C'est une ère de confusion, de troubles, de conflits qui durent jusqu'à ce que les monarchies hellénistiques aient trouvé leur assiette naturelle. M. Droysen avait fait d'abord plus que le possible pour' ordonner ce chaos en le forçant à entrer dans les formes de la dialectique hégélienne. L'histoire de l'empire après la mort du grand fondateur, disait-il, est l'antistrophe de l'histoire de sa fondation ; elle développe les forces négatives qui devaient sortir de la grande œuvre d'Alexandre. On se plaint de la confusion qui règne dans cette partie de l'histoire : cette confusion existe, si l'on ne comprend pas les décisions supérieures de la Providence planant au-dessus des visées et des passions humaines : plus les hommes sont déréglés, égoïstes et impies, plus la main de Dieu est sur eux puissante et visible.
Alexandre avait poursuivi avec une logique infaillible son but, qui était la fusion de l'Occident et de l'Orient ; mais il croyait constituer une unité matérielle, et le destin ou l'histoire préparait une réaction en sens inverse d'où allait sortir une synthèse différente. Cette réaction s'opère en quatre étapes successives. D'abord, Perdiccas veut maintenir l'unité de l'empire avec l'unité dynastique ; le partage de Triparadisos ne laisse plus subsister que l'unité dynastique. Celle-ci, défendue par Polysperchon en Occident, par Eumène en Orient, est vaincue des deux côtés ; mais il reste à savoir si ce ne sera pas au profil d'Antigone . La bataille d'Ipsos consomme la dislocation de l'empire et crée quatre royaumes nouveaux ; mais ce n'est pas encore là l'assiette définitive. Le conflit entre Démétrios Poliorcète et Séleucos laisse encore indécises des questions que devra régler la génération suivante, celle des Épigones.
Ce groupement des faits, conforme à l'ordre chronologique, en facilite l'intelligence, et M. Droysen n'a eu qu'à supprimer çà et là quelques formules pour enlever à l'histoire des Diadoques le caractère importun de construction logique, antérieure et supérieure aux faits, que lui donnaient ces formules.
1 Il est assez curieux de voir César réclamer à son tour en 44 le droit de polygamie, que devait lui conférer la loi Helvia : Ut Cæsari uxores liberorum quamendorum causa quas et quot vellet ducere liceret (Suétone, César, 52). Napoléon Ier s'est contenté du divorce.
L'historien a placé en tête de la troisième partie de son œuvre une large esquisse du passé, où il mesure le chemin déjà fait par les civilisations des deux côtés de la mer Égée et cherche la direction dans laquelle va se mouvoir l'avenir. Peut- être la première partie de ce morceau, qui établit sur des considérations géographiques le contraste primordial entre l'Orient et l'Occident, eût-elle été mieux placée comme Introduction à l'histoire d'Alexandre, où elle se fût aisément raccordée au premier chapitre. Mais, telle qu'elle est, cette revue rapide remet sous les yeux du lecteur, un peu las des faits de détail, les grandes perspectives le long desquelles s'alignent les événements. Les idées y surabondent ; chaque mot porte : l'historien n'écrit pas pour des lecteurs distraits. Après avoir tracé en quelques lignes le canevas géographique de l'histoire universelle, M. Droysen étudie sur place la genèse des nationalités et des religions qu'elle va mettre en conflit. Là, nous constatons encore que, si tout à l'heure les conditions géographiques paraissaient devoir introduire dans l'histoire bon nombre de causes efficientes, ces causes reculent déjà à l'arrière-plan devant les causes finales. Nous retrouvons la dialectique hégélienne et sa façon de construire et détruire non en raison du passé, qui n'est rien, mais en vue de l'avenir, qui est tout.
Dans l'histoire du monde antique, le point de départ, la première œuvre de l'Esprit qui se dégage à peine de la Nature, c'est la création de nationalités étroites, de religions naturalistes taillées à la mesure de ces nationalités et intimement fondues avec l'État ; le point d'arrivée, c'est le cosmopolitisme religieux, l'idée d'une humanité qui embrasse tous les peuples, d'un royaume qui n'est pas de ce monde, idée qui trouve son expression complète dans la venue du Sauveur. Entre ces deux points extrêmes, le progrès poursuit sa marche par action et réaction, avec l'énergie irrésistible d'une force qui s'accroît en s'exerçant. Le système des nationalités étroites et compactes, poussé à l'extrême, va provoquer une réaction en sens inverse dont le terme est l'individualisme ; la conciliation ou synthèse des deux idées sera le cosmopolitisme, qui assigne pour objet aux préoccupations de l'individu l'humanité entière.
Il faut d'abord que l'attache eux nationalités concrètes et matérielles disparaisse. Ce travail s'accomplit par la série de conquêtes qui remuent incessamment la masse des populations asiatiques. L'empire perse associe par la force des nationalités différentes qui conservent leurs mœurs et leurs religions particulières ; l'État se sépare donc de la religion avec laquelle il était jadis intimement uni ; l'idée de Dieu se dégage peu à peu du monde tangible et devient pour ainsi dire acosmique. Voilà le système que l'empire perse rêve d'imposer par la conquête au reste du monde. Il se heurte dès les premiers pas à son antithèse, à la civilisation grecque. Celle-ci a également brisé le lien établi à l'origine entre les conceptions religieuses et le monde réel, mais par la réflexion et la critique, forces qui décomposent sans reconstituer et amènent l'individu à ne plus reconnaître d'autre règle que sa volonté propre. Avec les religions locales se disloquent les États qu'elles soutenaient : la Grèce en vient à n'être plus composée que d'atomes anarchiques. Mais, de même qu'en Orient le système des nationalités avait engendré une aspiration contraire, à savoir le sens d'une religion idéale appelée à effacer toutes les différences ethnologiques, de même la décomposition sociale, hâtée par la sophistique et la démocratie, éveille le besoin de groupements nouveaux aussi larges que possible. Pour satisfaire ce besoin, deux procédés sont essayés concurremment, la fédération et le retour au régime monarchique . La fédération échoue ; la monarchie l'emporte et entraîne avec
elle la Grèce que n'attachent plus à ses traditions locales , à son sol , les liens tranchés par le développement de l'individualisme. A cette époque, on rencontre partout les Hellènes hors de chez eux ; ils négocient sur toutes les places et se battent pour toutes les causes. Alexandre ne fait que canaliser ce flot débordant et le lancer sur l'Orient.
L'œuvre d'Alexandre est unique dans l'histoire. On a vu depuis des vaincus disparaître devant une race supérieure et aussi des vainqueurs se mettre à l'école des vaincus : on n'a jamais revu ce mémorable spectacle de civilisations, adultes des deux parts, se mêlant pour ainsi dire à doses égales et produisant un alliage stable, l'hellénisme, dans lequel elles perdent l'une et l'autre leurs propriétés spécifiques. Mais le but final n'est pas atteint. Si homogène qu'il soit d'ailleurs, l'hellénisme se localise : il se crée des États distincts. L'historien les passe en revue l'un après l'autre, et il constate qu'ils n'ont plus de racines dans le sol, à la façon des États de la période antérieure : Ce sont plutôt des édifices élevés sur un plan artificiel, charpentés avec les tronçons de ces arbres abattus, avec les débris et les fragments de ce monde d'autrefois maintenant détruit. Seul, le royaume des Lagides garde ou acquiert une vitalité moins factice.
Pendant que ces États hellénistiques cherchent à s'assimiler les éléments morts et comme inorganiques qui encombrent encore le chemin, Rome, et Carthage, l'État agraire et l'État marchand, se disputent l'Europe occidentale. Déjà Rome a mis la main sur la Grande-Grèce ; elle va incorporer à son empire la Sicile, théâtre du premier conflit entre Rome et Carthage. Les royaumes hellénistiques abandonnent les Grecs d'Occident à leur sort, non par indifférence, mais par impuissance ou par politique. L'Égypte pourrait seule intervenir, mais elle préfère conclure une alliance avec les Romains, afin de pouvoir ébranler à son aise l'empire des Séleucides et exciter contre la Macédoine les Hellènes, amants incorrigibles de la liberté. Les Ptolémées, hantés par le souvenir d'Alexandre, nourrissent au fond du cœur le projet chimérique de reconstituer son empire unitaire. Encouragées par leur protection, Sparte, Athènes, la Ligue achéenne harcèlent sans cesse la Macédoine, qui a failli déjà être absorbée par l'Épire. L'Égypte, de son côté, agrandit son territoire aux dépens des Séleucides . L'antagonisme de ces trois grandes puissances fait naître ou conserve de petits États autonomes qui, condamnés à un effort perpétuel, toujours menacés, froissés, mécontents, entretiennent l'agitation dans le monde gréco-oriental. On sent venir l'inévitable conquête romaine, qui va enfin pacifier le monde et déblayer l'arène où doit se livrer le dernier combat, celui des idées religieuses.
Longtemps concentrée dans le peuple d'Israël et nourrie d'espérances messianiques, la foi au Dieu unique et personnel se pose en face du paganisme surchargé de religions diverses, de cultes vides et de rites incohérents. Le monothéisme triomphe, mais en perdant le caractère étroitement national qu'il avait en Judée et en prenant les allures cosmopolites de son adversaire.
Alors enfin s'engage, front contre front, la lutte provoquée par cet antagonisme, le dernier et le plus profond qu'il y ait dans l'histoire ancienne. C'est maintenant que commence le dernier travail, le travail décisif de l'antiquité en train d'accomplir sa destinée. Sa carrière s'achève, quand le temps fut accompli, dans l'apparition du Dieu fait homme, dans la doctrine de l'Alliance nouvelle, au sein de laquelle allait s'aplanir ce dernier contraste, le plus profond de tous ; au sein de laquelle juifs et païens, les peuples du monde entier, à bout d'énergie ethnique et épuisés à en mourir, allaient enfin, conformément aux promesses des prophètes, aux pressentiments des sages, aux appels de plus en plus
pressants des sibylles, organes des Gentils, trouver la consolation, le repos, et, en échange de la patrie perdue ici-bas, une patrie plus haute, toute spirituelle, celle du royaume de Dieu.
Cette page nous fait songer à Bossuet beaucoup plus qu'à Hegel. Ceux qui s'en étonneraient se sont sans doute habitués à séparer la philosophie de la religion, et à croire que l'idéalisme absolu de Hegel est trop panthéistique ou trop fataliste pour s'accorder avec le christianisme. Il est possible qu'ils aient raison au point de vue des principes, mais ils commettent une erreur de fait. Le fond du système hégélien, comme de toutes les grandes synthèses métaphysiques, est emprunté à la théologie1. Le rôle de l'Idée hégélienne ressemble singulièrement à celui de la Providence, et bon nombre de disciples du nouveau Messie, oubliant que l'Idée devient sans cesse et n'est pas actuellement parfaite, ont cru très sincèrement leur philosophie non seulement compatible mais identique avec leur foi chrétienne. Il leur semblait même que Hegel venait enfin de dévoiler le mystère de l'Incarnation, identification de deux contraires, l'homme et Dieu, le fini et l'infini. Le panthéisme est infusé dans toute la doctrine hégélienne, mais il n'est en évidence nulle part, et l'on peut de bonne foi fermer les yeux pour ne le point voir.
Il en est de même du fatalisme inhérent au système. L'idée de la Providence et des causes finales, étirée par un dialecticien vigoureux, aboutit infailliblement à la négation de la liberté humaine, à moins qu'on ne s'arrête à temps, retenu par une foi égale et contraire dans cette liberté, condition du devoir. Bossuet, écrivant le Discours sur l'Histoire Universelle, montre bien que l'histoire, telle qu'il la comprend, marche d'ensemble vers un but marqué d'avance, mais il lui eût été difficile d'expliquer aussi clairement comment les volontés individuelles, obligées de travailler à cette œuvre divine, restent cependant libres.
Hegel n'a fait qu'accepter sans hésiter tout le fatalisme inhérent aux causes finales. La conciliation de ce fatalisme avec la liberté n'aurait pas dû l'embarrasser et l'amener à sacrifier la liberté individuelle, puisqu'il voyait en toute chose une combinaison de principes contradictoires.
Pour nous, qui n'avons pas l'esprit façonné à cette dialectique, il y a là un mystère qu'il faut laisser sommeiller, car il est impossible de le supprimer par des raisonnements si l'on tient à faire coexister des choses incompatibles, des lois fixes appliquées au monde moral et la liberté. Il importe peu que l'on place devant ou derrière le point d'attache de la série des causes ; devant, à l'état de but et de point d'arrivée, derrière, à l'état de première cause efficiente et de point de départ. La liberté ne peut être intercalée dans une chaîne de principes et de conséquences sans la rompre. Tout acte dont on peut rendre raison n'est plus un acte libre, car si les raisons qu'on en donne l'expliquent complètement, c'est que la volonté libre n'y a rien ajouté de son propre fonds. La liberté est quelque chose d'irrationnel, d'inconnaissable, qui échappe aux prises de la logique, puisque la comprendre, ce serait la rattacher à une cause autre qu'elle-même.
1 Il est bon de recueillir en passant le témoignage de M. Droysen lui-même. Il dit quelque part qu'il ne juge pas à propos de réimprimer une Introduction écrite en 1843 pour la seconde partie de l'Histoire de l'Hellénisme, parce que peu de lecteurs se soucient de savoir comment se justifie le point de vue adopté par lui, point de vue intermédiaire entre la théologie et la philologie, les deux disciplines qui prennent la part la plus directe à l'Histoire de l'Hellénisme (Grundriss der Historik, Préface, p. VI).
Voilà pourquoi la philosophie contemporaine, au lieu d'opter entre le mécanisme scientifique de causes efficientes et la domination tout aussi fatale des causes finales, parait vouloir retourner au dualisme de Kant, qui ne résout pas la question mais protège du moins la foi en la liberté et la morale contre les entreprises de la raison théorique. Voilà pourquoi aussi je ne me sens nullement obligé de batailler contre l'Idée providentielle de M. Droysen ; de décider s'il voit dans la marche des choses plus de nécessité qu'il n'y en a ou que n'en constatent le commun des historiens, et si ceux-ci restent plus près de la vérité parce qu'ils raisonnent avec moins de rigueur que lui.
IV
Le goût des hautes spéculations, la préoccupation des lois générales qui mènent le monde s'accusent assez dans l'œuvre de M. Droysen pour frapper même le lecteur le moins attentif, mais il n'est pas aussi aisé de distinguer dans quelle mesure et dans quelle intention il mêle la philosophie à l'histoire, l'abstraction aux faits concrets, ce qu'il cherche dans l'étude du passé, de quelle façon, en un mot, il comprend sa tâche d'historien.
Ce serait se donner une peine inutile que de soumettre ses ouvrages à une analyse minutieuse pour en extraire les règles de sa méthode, car il les a formulées lui-même, avec une précision toute mathématique, dans un opuscule intitulé Grundriss der Historik. Résumer ces pages où l'auteur s'est étudié à ne pas laisser un mot oiseux, où la concision est poussée jusqu'à l'extrême, est chose impossible. Je me bornerai à indiquer, autant que possible en langage courant, les grandes lignes du système, car c'est toujours en système logique, dogmatique même, que cet esprit impérieux ordonne ses idées. L'inconvénient qu'il peut y avoir à ouvrir cette espèce de digression, et à revenir sur quelques- unes des idées précédemment signalées, sera largement compensé par l'intérêt qu'offrent en elles-mêmes les théories de M. Droysen.
M. Droysen se demande si l'histoire n'est qu'une combinaison à doses arbitraires de diverses connaissances dont aucune ne lui appartient en propre, ou si elle est elle-même une science, ayant son objet spécial et sa méthode à elle. La question est plus compliquée qu'elle peut le paraître à première vue. Dire que l'histoire est. l'étude ou la connaissance du passé, c'est employer une expression impropre et peut-être fausse, car on ne peut pas plus connaître ce qui n'existe pas ou n'existe plus que ce qui n'existe pas encore. Pour résoudre le problème, M. Droysen ramène d'abord tous les objets possibles de la connaissance à deux catégories, qui répondent à la notion de l'espace et à celle du temps. Tout ce qui coexiste dans l'espace, nous l'appelons la nature ; ce qui se succède dans le temps constitue l'histoire. Cette division n'est pas dans les choses, car tout ce qui est dans l'espace est aussi dans le temps et change sans cesse ; elle est toute subjective et veut dire que notre esprit conçoit certains phénomènes comme fixes — ou, ce qui revient au même, comme se répétant sans se modifier, — certains autres, au contraire, comme des quantités qui grandissent ou des qualités qui se perfectionnent avec le temps. A vrai dire, il peut y avoir, à côté des sciences qui étudient les phénomènes naturels comme fixes ou se succédant dans un ordre fixe, une histoire de la Nature, et les auteurs des théories évolutionnistes essaient de la faire ; mais cette histoire ne peut que constater des transformations de force, sans accroissement et, par conséquent, sans progrès réel. Il faut réserver le nom d'histoire pour l'étude de ce qui s'accroit par une sorte de création continuée et représente, à chaque instant de
la durée, une somme d'énergie plus glande qu'à un instant quelconque du temps antérieurement écoulé.
Cet accroissement, impossible dans le monde matériel, est la loi même du monde moral. Là, le principe de l'équivalence des forces ne s'applique plus, car chaque être pensant est doué d'une spontanéité propre qui, si petite qu'on la suppose, n'en est pas moins distincte de tout ce qu'il a reçu ou s'est assimilé du dehors1. Une pensée, un désir, un acte de volonté, une conception artistique, est une création qui, conservée par le souvenir, s'ajoute à la somme actuelle de tous les souvenirs immortalisés de la même manière, au capital que l