histoire de clarisse harlove - samuel richardson - abbé prévost

1985
ÉDITIONS DU BOUCHER Histoire de Clarisse Harlove SAMUEL R ICHARDSON traduit de l’anglais par l’abbé Prévost

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  • Histoire de Clarisse Harlove

    SAMUEL RICHARDSON

    traduit de langlais par labb PrvostDITIONS DU BOUCHER

    http://www.leboucher.com

  • CONTRAT DE LICENCE DITIONS DU BOUCHER

    Le fichier PDF qui vous est propos est protg par les lois sur les copyrights & reste la proprit de la SARL Le Boucher diteur. Le fichier PDF est dnomm livre numrique dans les paragraphes qui suivent.Vous tes autoris : utiliser le livre numrique des fins personnelles.Vous ne pouvez en aucun cas : vendre ou diffuser des copies de tout ou partie du livre numrique, exploiter tout ou partie du livre numrique dans un but commercial ; modifier les codes sources ou crer un produit driv du livre numrique.

    NOTE DE LDITEUR

    Le texte reproduit est issu de la premire dition des Lettres anglaises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove, Londres, Nourse, 1751, douze parties en six volumes (tra-duction de la premire dition du texte original de Clarissa, or the History of a Young Lady, 1747-1748) dont lorthographe & la typographie ont t modernises. Les notes de Samuel Richardson, de labb Prvost & de lditeur sont signales par les abrviations suivantes : NdR, NdP & NdE.

    Lloge de Richardson de Denis Diderot, lEnterrement de Clarisse ont t ajouts dans leur version du Journal tranger (janvier & mars 1762) en annexe de cet ouvrage. Le Testament de Clarisse Harlove & les Lettres posthumes de Clarisse Harlove sont quant eux tirs du Supplment aux lettres anglaises (anonyme, Lyon, 1762).

    Ces textes ne furent pas retenus par labb Prvost dans son dition. Les notes du traducteur, inconnu, des trois derniers documents sont indiques par labrviation : NdT.

    2004 ditions du Boucher 183, rue de Tolbiac 75013 Paris site internet : www.leboucher.com courriel : [email protected] conception & ralisation : Georges Colleten couverture : LEnvie, dtail, lith. Roger & Cie, 1839, coll. G. Collet (droits rservs)

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  • DENIS DIDEROTloge de Richardson

    Par un roman on a entendu jusqu ce jour un tissu dvnementschimriques et frivoles, dont la lecture tait dangereuse pour legot et pour les murs. Je voudrais bien quon trouvt un autrenom pour les ouvrages de Richardson, qui lvent lesprit, quitouchent lme, qui respirent partout lamour du bien, et quonappelle aussi des romans.

    Tout ce que Montaigne, Charron, La Rochefoucauld et Nicoleont mis en maximes, Richardson la mis en action. Mais unhomme desprit qui lit avec rflexion les ouvrages de Richardson,refait la plupart des sentences des moralistes, et avec toutes cessentences il ne referait pas une page de Richardson.

    Une maxime est une rgle abstraite et gnrale de conduite,dont on nous laisse lapplication faire. Elle nimprime par elle-mme aucune image sensible dans notre esprit : mais celui quiagit, on le voit, on se met sa place ou ses cts; on se pas-sionne pour ou contre lui; on sunit son rle, sil est vertueux;on sen carte avec indignation, sil est injuste et vicieux. Qui est-ce que le caractre dun Lovelace, dun Tomlinson, na pas faitfrmir? Qui est-ce qui na pas t frapp dhorreur du ton path-tique et vrai, de lair de candeur et de dignit, de lart profondavec lequel celui-ci joue toutes les vertus? Qui est-ce qui ne sestpas dit au fond de son cur quil faudrait fuir de la socit et serfugier au fond des forts, sil y avait un certain nombredhommes dune pareille dissimulation?3

  • LOGE DE RICHARDSON Richardson! on prend, malgr quon en ait, un rle dans tesouvrages, on se mle la conversation, on approuve, on blme,on admire, on sirrite, on sindigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arriv des enfants quon avait mensaux spectacles pour la premire fois, criant : Ne le croyez pas, ilvous trompe si vous allez l, vous tes perdu. Mon me tait tenuedans une agitation perptuelle. Combien jtais bon! combienjtais juste! que jtais satisfait de moi! Jtais au sortir de talecture ce quest un homme la fin dune journe quil aemploye faire le bien.

    Javais parcouru dans lintervalle de quelques heures un grandnombre de situations que la vie la plus longue offre peine danstoute sa dure. Javais entendu les vrais discours des passions;javais vu les ressorts de lintrt et de lamour-propre jouer encent faons diverses; jtais devenu spectateur dune multitudedincidents; je sentais que javais acquis de lexprience.

    Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris; il nevous gare point dans des forts; il ne vous transporte point dansdes contres loignes; il ne vous expose point tre dvor pardes sauvages; il ne se renferme point dans des lieux clandestinsde dbauche; il ne se perd jamais dans les rgions de la ferie. Lemonde o nous vivons est le lieu de sa scne; le fond de sondrame est vrai; ses personnages ont toute la ralit possible; sescaractres sont pris du milieu de la socit; ses incidents sontdans les murs de toutes les nations polices; les passions quilpeint sont telles que je les prouve en moi; ce sont les mmesobjets qui les meuvent, elles ont lnergie que je leur connais;les traverses et les afflictions de ses personnages sont de la naturede celles qui me menacent sans cesse; il me montre le coursgnral des choses qui menvironnent. Sans cet art, mon me sepliant avec peine des biais chimriques, lillusion ne serait quemomentane, et limpression faible et passagre.

    Quest-ce que la vertu? Cest, sous quelque face quon laconsidre, un sacrifice de soi-mme. Le sacrifice que lon fait desoi-mme en ide est une disposition prconue simmoler enralit.

    Richardson sme dans les curs des germes de vertus qui yrestent dabord oisifs et tranquilles : ils y sont secrtementjusqu ce quil se prsente une occasion qui les remue et les4

  • DENIS DIDEROTfasse clore. Alors ils se dveloppent; on se sent porter au bienavec une imptuosit quon ne se connaissait pas. On prouve laspect de linjustice une rvolte quon ne saurait sexpliquer soi-mme. Cest quon a frquent Richardson; cest quon aconvers avec lhomme de bien, dans des moments o lmedsintresse tait ouverte la vrit.

    Je me souviens encore de la premire fois que les ouvrages deRichardson tombrent entre mes mains : jtais la campagne.Combien cette lecture maffecta dlicieusement! chaque ins-tant je voyais mon bonheur sabrger dune page. Bienttjprouvai la mme sensation quprouveraient des hommes duncommerce excellent qui auraient vcu ensemble pendant long-temps et qui seraient sur le point de se sparer. la fin il mesembla tout coup que jtais rest seul.

    Cet auteur vous ramne sans cesse aux objets importants de lavie. Plus on le lit, plus on se plat le lire.

    Cest lui qui porte le flambeau au fond de la caverne; cest luiqui apprend discerner les motifs subtils et dshonntes, qui secachent et se drobent sous dautres motifs qui sont honntes, etqui se htent de se montrer les premiers. Il souffle sur le fantmesublime qui se prsente lentre de la caverne; et le Morehideux quil masquait saperoit.

    Cest lui qui sait faire parler les passions, tantt avec cette vio-lence quelles ont lorsquelles ne peuvent plus se contraindre,tantt avec ce ton artificieux et modr quelles affectent endautres occasions.

    Cest lui qui fait tenir aux hommes de tous les tats, de toutesles conditions, dans toute la varit des circonstances de la vie,des discours quon reconnat. Sil est au fond de lme du person-nage quil introduit un sentiment secret, coutez bien, et vousentendrez un ton dissonant qui le dclera. Cest que Richardsona reconnu que le mensonge ne pouvait jamais ressembler parfai-tement la vrit; parce quelle est la vrit et quil est le men-songe.

    Sil importe aux hommes dtre persuads quindpendam-ment de toute considration ultrieure cette vie, nous navonsrien de mieux faire pour tre heureux que dtre vertueux, quelservice Richardson na-t-il pas rendu lespce humaine? Il napoint dmontr cette vrit, mais il la fait sentir : chaque ligne5

  • LOGE DE RICHARDSONil fait prfrer le sort de la vertu opprime au sort du vice triom-phant. Qui est-ce qui voudrait tre Lovelace avec tous sesavantages? Qui est-ce qui ne voudrait pas tre Clarisse, malgrtoutes ses infortunes?

    Souvent jai dit en le lisant : Je donnerais volontiers ma viepour ressembler celle-ci; jaimerais mieux tre mort que dtrecelui-l.

    Si je sais, malgr les intrts qui peuvent troubler mon juge-ment, distribuer mon mpris ou mon estime selon la juste mesurede limpartialit, cest Richardson que je le dois. Mes amis,relisez-le, et vous nexagrerez plus de petites qualits qui voussont utiles; vous ne dprimerez plus de grands talents qui vouscroisent ou qui vous humilient.

    Hommes, venez apprendre de lui vous rconcilier avec lesmaux de la vie; venez, nous pleurerons ensemble sur les person-nages malheureux de ses fictions, et nous dirons, si le sort nousaccable : du moins les honntes gens pleureront aussi sur nous.Si Richardson sest propos dintresser, cest pour les malheu-reux. Dans son ouvrage, comme dans ce monde, les hommessont partags en deux classes : ceux qui jouissent et ceux quisouffrent. Cest toujours ceux-ci quil massocie; et, sans que jemen aperoive, le sentiment de la commisration sexerce et sefortifie.

    Il ma laiss une mlancolie qui me plat et qui dure; quelque-fois on sen aperoit et lon me demande : Quavez-vous? vousntes pas dans votre tat naturel? que vous est-il arriv? Onminterroge sur ma sant, sur ma fortune, sur mes parents, surmes amis. mes amis! Pamla, Clarisse et Grandisson sont troisgrands drames. Arrach cette lecture par des occupationssrieuses, jprouvais un dgot invincible; je laissais l le devoiret je reprenais le livre de Richardson. Gardez-vous bien douvrirces ouvrages enchanteurs, lorsque vous aurez quelques devoirs remplir.

    Qui est-ce qui a lu les ouvrages de Richardson sans dsirer deconnatre cet homme, de lavoir pour frre ou pour ami? Qui est-ce qui ne lui a pas souhait toutes sortes de bndictions?

    Richardson, Richardson, homme unique mes yeux! tuseras ma lecture dans tous les temps. Forc par des besoins pres-sants, si mon ami tombe dans lindigence, si la mdiocrit de ma6

  • DENIS DIDEROTfortune ne suffit pas pour donner mes enfants les soins nces-saires leur ducation, je vendrai mes livres, mais tu me resteras;tu me resteras sur le mme rayon avec Mose, Homre, Euripideet Sophocle, et je vous lirai tour tour.

    Plus on a lme belle, plus on a le got exquis et pur, plus onconnat la nature, plus on aime la vrit, plus on estime lesouvrages de Richardson.

    Jai entendu reprocher mon auteur ses dtails quon appelaitdes longueurs : combien ces reproches mont impatient!

    Malheur lhomme de gnie qui franchit les barrires quelusage et le temps ont prescrites aux productions des arts, et quifoule au pied le protocole et ses formules! Il se passera delongues annes aprs sa mort, avant que la justice quil mrite luisoit rendue.

    Cependant soyons quitables. Chez un peuple entran parmille distractions, o le jour na pas assez de vingt-quatre heurespour les amusements dont il sest accoutum de les remplir, leslivres de Richardson doivent paratre longs. Cest par la mmeraison que ce peuple na dj plus dopra, et quincessammenton ne jouera sur ses autres thtres que des scnes dtaches decomdie et de tragdie.

    Mes chers concitoyens, si les romans de Richardson vousparaissent longs, que ne les abrgez-vous? Soyez consquents.Vous nallez gure une tragdie que pour en voir le dernieracte. Sautez tout de suite aux vingt dernires pages de Clarisse.

    Les dtails de Richardson dplaisent et doivent dplaire unhomme frivole et dissip; mais ce nest pas pour cet homme-lquil crivait, cest pour lhomme tranquille et solitaire, qui aconnu la vanit du bruit et des amusements du monde, et quiaime habiter lombre dune retraite, et sattendrir utilementdans le silence.

    Vous accusez Richardson de longueurs! Vous avez doncoubli combien il en cote de peines, de soins, de mouvements,pour faire russir la moindre entreprise, terminer un procs,conclure un mariage, amener une rconciliation. Pensez de cesdtails ce quil vous plaira; mais ils seront intressants pour moi,sils sont vrais, sils font sortir les passions, sils montrent lescaractres.7

  • LOGE DE RICHARDSONIls sont communs, dites-vous; cest ce quon voit tous lesjours! Vous vous trompez : cest ce qui se passe tous les jourssous vos yeux et que vous ne voyez jamais. Prenez-y garde; vousfaites le procs aux plus grands potes, sous le nom deRichardson. Vous avez vu cent fois le coucher du soleil et le leverdes toiles; vous avez entendu la campagne retentir du chantclatant des oiseaux; mais qui de vous a senti que ctait le bruitdu jour qui rendait le silence de la nuit plus touchant? Eh bien,sil en est pour vous des phnomnes moraux ainsi que desphnomnes physiques : les clats des passions ont souventfrapp vos oreilles; mais vous tes bien loin de connatre tout cequil y a de secret dans leurs accents et dans leurs expressions. Ilny en a aucune qui nait sa physionomie; toutes ces physiono-mies se succdent sur un visage, sans quil cesse dtre le mme;et lart du grand pote et du grand peintre est de vous montrerune circonstance fugitive qui vous avait chapp.

    Peintres, potes, gens de got, gens de bien, lisez Richardson,lisez-le sans cesse.

    Sachez que cest cette multitude de petites choses que tientlillusion : il y a bien de la difficult les imaginer, il y en a bienencore les rendre. Le geste est quelquefois aussi sublime que lemot, et puis ce sont toutes ces vrits de dtail qui prparentlme aux impressions fortes des grands vnements. Lorsquevotre impatience aura t suspendue par ces dlais momentansqui lui servaient de digues, avec quelle imptuosit ne serpandra-t-elle pas au moment o il plaira au pote de lesrompre! Cest alors quaffaiss de douleur ou transport de joie,vous naurez plus la force de retenir vos larmes prtes couler etde vous dire vous-mme : Mais peut-tre que cela nest pas vrai.Cette pense a t loigne de vous peu peu, et elle est si loinquelle ne se prsentera pas.

    Une ide qui mest venue quelquefois en rvant aux ouvragesde Richardson, cest que javais achet un vieux chteau, quenvisitant un jour ses appartements, javais aperu dans un angleune armoire quon navait pas ouverte depuis longtemps, et quelayant enfonce, jy avais trouv ple-mle les lettres de Clarisseet de Pamla. Aprs en avoir lu quelques-unes, avec quelempressement ne les aurais-je pas ranges par ordre de dates!Quel chagrin naurais-je pas ressenti, sil y avait eu quelque8

  • DENIS DIDEROTlacune entre elles! Croit-on que jeusse souffert quune maintmraire (jai presque dit sacrilge) en et supprim une ligne?

    Vous qui navez lu les ouvrages de Richardson que dans votrelgante traduction franaise, et qui croyez les connatre, vousvous trompez.

    Vous ne connaissez pas Lovelace, vous ne connaissez pas Cl-mentine, vous ne connaissez pas linfortune Clarisse, vous neconnaissez pas Miss Howe, sa chre et tendre Miss Howe,puisque vous ne lavez point vue chevele et tendue sur le cer-cueil de son amie, se tordant les bras, levant ses yeux noys delarmes vers le ciel, remplissant la demeure des Harlove de ses crisaigus, et chargeant dimprcations toute cette famille cruelle;vous ignorez leffet de ces circonstances que votre petit got sup-primerait, puisque vous navez pas entendu le son lugubre descloches de la paroisse, port par le vent sur la demeure des Har-love, et rveillant dans ces mes de pierre le remords assoupi;puisque vous navez pas vu le tressaillement quils prouvrentau bruit des roues du char qui portait le cadavre de leur victime.Ce fut alors que le silence morne qui rgnait au milieu deux futrompu par les sanglots du pre et de la mre; ce fut alors que levrai supplice de ces mchantes mes commena, et que les ser-pents se remurent au fond de leurs curs et les dchirrent.Heureux ceux qui purent pleurer.

    Jai remarqu que dans une socit o la lecture deRichardson se faisait en commun ou sparment, la conversationen devenait plus intressante et plus vive.

    Jai entendu, loccasion de cette lecture, les points les plusimportants de la morale et du got discuts et approfondis.

    Jai entendu disputer sur la conduite des personnages, commesur des vnements rels; louer, blmer Pamla, Clarisse, Gran-disson, comme des personnages vivants quon aurait connus etauxquels on aurait pris le plus grand intrt.

    Quelquun dtranger la lecture qui avait prcd et qui avaitamen la conversation, se serait imagin, la vrit et la chaleurde lentretien, quil sagissait dun voisin, dun parent, dun ami,dun frre, dune sur.

    Le dirai-je? Jai vu de la diversit des jugements natre deshaines secrtes, des mpris cachs, en un mot les mmes divi-sions entre des personnes unies, que sil et t question de9

  • LOGE DE RICHARDSONlaffaire la plus srieuse. Alors je comparais louvrage deRichardson un livre plus sacr encore, un vangile apportsur la terre pour sparer lpoux de lpouse, le pre du fils, lafille de la mre, le frre de la sur; et son travail rentrait ainsidans la condition des tres les plus parfaits de la nature. Toussortis dune main toute-puissante, et dune intelligence infini-ment sage, il ny en a aucun qui ne pche par quelque endroit.Un bien prsent peut tre dans lavenir la source dun grand mal;un mal, la source dun grand bien.

    Mais quimporte, si, grce cet auteur, jai plus aim mes sem-blables, plus aim mes devoirs; si je nai eu pour les mchantsque de la piti, si jai conu plus de commisration pour les mal-heureux, plus de vnration pour les bons, plus de circonspectiondans lusage des choses prsentes, plus dindiffrence sur leschoses futures, plus de mpris pour la vie et plus damour pour lavertu, le seul bien que nous puissions demander au Ciel et le seulquil puisse nous accorder, sans nous chtier de nos demandesindiscrtes.

    Je connais la maison des Harlove comme la mienne; lademeure de mon pre ne mest pas plus familire que celle deGrandisson. Je me suis fait une image des personnages quelauteur a mis en scne; leurs physionomies sont l : je les recon-nais dans les rues, dans les places publiques, dans les maisons;elles minspirent du penchant ou de laversion. Un des avantagesde son travail, cest quayant embrass un champ immense, ilsubsiste sans cesse sous mes yeux quelque portion de sontableau. Il est rare que jaie trouv six personnes rassembles,sans leur attacher quelques-uns de ses noms. Il madresse auxhonntes gens, il mcarte des mchants, il ma appris les recon-natre des signes prompts et dlicats. Il me guide quelquefoissans que je men aperoive.

    Les ouvrages de Richardson plairont plus ou moins touthomme, dans tous les temps et dans tous les lieux; mais lenombre des lecteurs qui en sentiront tout le prix ne sera jamaisgrand : il faut un got trop svre; et puis la varit des vne-ments y est telle, les rapports y sont si multiplis, la conduite enest si complique, il y a tant de choses prpares, tant dautressauves, tant de personnages, tant de caractres. peine ai-jeparcouru quelques passages de Clarisse, que jen compte dj10

  • DENIS DIDEROTquinze ou seize; bientt le nombre se double. Il y en a jusququarante dans Grandisson ; mais ce qui confond dtonnement,cest que chacun a ses ides, ses expressions, son ton, et que cesides, ces expressions, ce ton varient selon les circonstances, lesintrts, les passions, comme on voit sur un mme visage les phy-sionomies diverses des passions se succder. Un homme qui a dugot ne prendra point une lettre de madame Norton pour unelettre dune des tantes de Clarisse, la lettre dune tante pour celledune autre tante ou de madame Howe, ni un billet de madameHowe pour un billet de madame Harlove; quoiquil arrive queces personnages soient dans la mme position, dans les mmessentiments, relativement au mme objet. Dans ce livre immortel,comme dans la nature au printemps, on ne trouve point deuxfeuilles qui soient dun mme vert. Quelle immense varit denuances! Sil est difficile celui qui lit de les saisir, combien na-t-il pas t difficile lauteur de les trouver et de les peindre!

    Richardson! Joserai dire que lhistoire la plus vraie estpleine de mensonges et que ton roman est plein de vrits. Lhis-toire peint quelques individus, tu peins lespce humaine; lhis-toire attribue quelques individus ce quils nont ni dit ni fait,tout ce que tu attribues lhomme, il la dit et fait; lhistoirenembrasse quune portion de la dure, quun point de la surfacedu globe, tu as embrass tous les lieux et tous les temps. Le curhumain qui a t, est et sera toujours le mme, est le modledaprs lequel tu copies. Si lon appliquait au meilleur historienune critique svre, y en a-t-il aucun qui la soutnt comme toi?Sous ce point de vue joserai dire que souvent lhistoire est unmauvais roman, et que le roman, comme tu las fait, est unebonne histoire. peintre de la nature! cest toi qui ne mensjamais.

    Je ne me lasserai point dadmirer la prodigieuse tendue dette quil ta fallu pour conduire des drames de trente quarantepersonnages, qui tous conservent si rigoureusement les carac-tres que tu leur as donns; ltonnante connaissance des lois,des coutumes, des usages, des murs, du cur humain, de lavie; linpuisable fonds de morale, dexpriences, dobservationsquils te supposent.

    Lintrt et le charme de louvrage drobent lart deRichardson ceux qui sont le plus faits pour lapercevoir.11

  • LOGE DE RICHARDSONPlusieurs fois jai commenc la lecture de Clarisse pour meformer, autant de fois jai oubli mon projet la vingtime page;jai seulement t frapp, comme tous les lecteurs ordinaires, dugnie quil y a avoir imagin une jeune fille remplie de sagesseet de prudence qui ne fait pas une seule dmarche qui ne soitfausse, sans quon puisse laccuser, parce quelle a des parentsinhumains et un homme abominable pour amant; avoir donn cette jeune prude lamie la plus vive et la plus folle, qui ne dit etne fait rien que de raisonnable, sans que la vraisemblance en soitblesse; celle-ci un honnte homme pour amant, mais unhonnte homme empes et ridicule que sa matresse dsole,malgr lagrment et la protection dune mre qui lappuie; avoir combin dans ce Lovelace les qualits les plus rares et lesvices les plus odieux, la bassesse avec la gnrosit, la profondeuret la frivolit, la violence et le sang-froid, le bon sens et la folie; en avoir fait un sclrat quon hait, quon aime, quon admire,quon mprise, qui vous tonne, sous quelque forme quil seprsente, et qui ne garde pas un instant la mme; et cette foulede personnages subalternes, comme ils sont caractriss!combien il y en a! et ce Belford avec ses compagnons, et madameHowe et son Hickman, et madame Norton, et les Harlove pre,mre, frre, surs, oncles et tantes, et toutes les cratures quipeuplent ce lieu de dbauches! Quels contrastes dintrts etdhumeurs! Comme tous agissent et parlent! Comment unejeune fille, seule contre tant dennemis runis, naurait-elle passuccomb! Et encore quelle est sa chute!

    Ne reconnat-on pas sur un fond tout divers la mme varitde caractres, la mme force dvnements et de conduite dansGrandisson?

    Pamla est un ouvrage plus simple, moins tendu, moinsintrigu; mais y a-t-il moins de gnie? Or ces trois ouvrages, dontun seul suffirait pour immortaliser, un seul homme les a faits.

    Depuis quils me sont connus, ils ont t ma pierre de touche;ceux qui ils dplaisent sont jugs pour moi. Je nen ai jamaisparl un homme que jestimasse, sans trembler que sonjugement ne se rapportt pas au mien. Je nai jamais rencontrpersonne qui partaget mon enthousiasme, que je naie t tentde le serrer entre mes bras et de lembrasser.12

  • DENIS DIDEROTRichardson nest plus. Quelle perte pour les lettres et pourlhumanit! Cette perte ma touch comme sil et t mon frre.Je le portais en mon cur sans lavoir vu, sans le connatre quepar ses ouvrages.

    Je nai jamais rencontr un de ses compatriotes, un des miensqui et voyag en Angleterre, sans lui demander : Avez-vous vule pote Richardson? ensuite : avez-vous vu le philosopheHume?

    Un jour une femme dun got et dune sensibilit peu com-mune, fortement proccupe de lhistoire de Grandisson quellevenait de lire, dit un de ses amis qui partait pour Londres : Jevous prie de voir de ma part Miss milie, M. Belford, et surtoutMiss Howe, si elle vit encore.

    Une autre fois une femme de ma connaissance, qui staitengage dans un commerce de lettres quelle croyait innocent,effraye du sort de Clarisse, rompit ce commerce tout au com-mencement de la lecture de cet ouvrage.

    Est-ce que deux amies ne se sont pas brouilles, sans quaucundes moyens que jai employs pour les rapprocher mait russi,parce que lune mprisait lhistoire de Clarisse, devant laquellelautre tait prosterne?

    Jcrivis celle-ci, et voici quelques endroits de sa rponse. La pit de Clarisse limpatiente! Eh quoi! veut-elle donc

    quune jeune fille de dix-huit ans, leve par des parents ver-tueux et chrtiens, timide, malheureuse sur la terre, nayantgure desprance de voir amliorer son sort que dans une autrevie, soit sans religion et sans foi? Ce sentiment est si grand, sidoux, si touchant en elle; ses ides de religion sont si saines et sipures; ce sentiment donne son caractre une nuance sipathtique! Non, non, vous ne me persuaderez jamais que cettefaon de penser soit dune me bien ne.

    Elle rit, quand elle voit cette enfant dsespre de la maldictionde son pre! Elle rit, et cest une mre. Je vous dis que cettefemme ne peut jamais tre mon amie : je rougis quelle lait t.Vous verrez que la maldiction dun pre respect, une maldic-tion qui semble stre dj accomplie en plusieurs points impor-tants, ne doit pas tre une chose terrible pour un enfant de cecaractre : et qui sait si Dieu ne ratifiera pas dans lternit lasentence prononce par son pre?13

  • LOGE DE RICHARDSON Elle trouve extraordinaire que cette lecture marrache deslarmes! Et ce qui mtonne toujours, moi, quand jen suis auxderniers instants de cette innocente, cest que les pierres, lesmurs, les carreaux insensibles et froids sur lesquels je marche nesmeuvent pas et ne joignent pas leur plainte la mienne. Alorstout sobscurcit autour de moi, mon me se remplit de tnbreset il me semble que la nature se voile dun crpe pais.

    son avis, lesprit de Clarisse consiste faire des phrases; etlorsquelle en a pu faire quelques-unes, la voil console. Cest, jevous lavoue, une grande maldiction que de sentir et penserainsi; mais si grande, que jaimerais mieux tout lheure que mafille mourt entre mes bras que de len savoir frappe. Mafille! Oui, jy ai pens et je ne men ddis pas.

    Travaillez prsent, hommes merveilleux, travaillez,consumez-vous; voyez la fin de votre carrire lge o les autrescommencent la leur, afin quon porte de vos chefs-duvre desjugements pareils. Nature, prpare pendant des sicles unhomme tel que Richardson; pour le douer, puise-toi; soisingrate envers tes autres enfants : ce ne sera que pour un petitnombre dmes comme la mienne que tu lauras fait natre; et lalarme qui tombera de mes yeux sera lunique rcompense de sesveilles.

    Et par postcript elle ajoute : Vous me demandez lenterre-ment et le testament de Clarisse 1, et je vous les envoie; mais jene vous pardonnerais de ma vie den avoir fait part cettefemme. Je me rtracte : lisez-lui vous-mme ces deux morceaux,et ne manquez pas de mapprendre que ses ris ont accompagnClarisse jusque dans sa dernire demeure, afin que mon aversionpour elle soit parfaite.

    Il y a, comme on voit, dans les choses de got, ainsi que dansles choses religieuses, une espce dintolrance que je blme,mais dont je ne me garantirais que par un effort de raison.

    Jtais avec un ami, lorsquon me remit lenterrement et le tes-tament de Clarisse, deux morceaux que le traducteur franais asupprims, sans quon sache trop pourquoi. Cet ami est un des

    1. Lenterrement et le testament de Clarisse sont reproduits p. 1933 et p. 1959de cette dition (NdE).14

  • DENIS DIDEROThommes les plus sensibles que je connaisse, et un des plusardents fanatiques de Richardson : peu sen faut quil ne le soitautant que moi. Le voil qui sempare des cahiers, qui se retiredans un coin et qui lit. Je lexaminais : dabord je vois couler despleurs, bientt il sinterrompt, il sanglote; tout coup il se lve, ilmarche sans savoir o il va, il pousse des cris comme un hommedsol, et il adresse les reproches les plus amers toute la familledes Harlove.

    Je mtais propos de noter les beaux endroits des troispomes de Richardson; mais le moyen? Il y en a tant.

    Je me rappelle seulement que la cent vingt-huitime lettre, quiest de madame Hervey sa nice, est un chef-duvre; sansapprt, sans art apparent, avec une vrit qui ne se conoit pas,elle te Clarisse toute esprance de rconciliation avec sesparents, seconde les vues de son ravisseur, la livre sa mchan-cet, la dtermine au voyage de Londres, entendre des propo-sitions de mariage, etc. Je ne sais ce quelle ne produit pas : elleaccuse la famille, en lexcusant; elle dmontre la ncessit de lafuite de Clarisse, en la blmant. Cest un des endroits entre beau-coup dautres o je me suis cri : Divin Richardson! Mais pourprouver ce transport, il faut commencer louvrage et lire jusqucet endroit.

    Jai crayonn dans mon exemplaire la cent vingt-quatrimelettre, qui est de Lovelace son complice Leman, comme unmorceau charmant : cest l quon voit toute la folie, toute lagaiet, toute la ruse, tout lesprit de ce personnage. On ne sait silon doit aimer ou dtester ce dmon. Comme il sduit ce pauvredomestique! Cest le bon, cest lhonnte Leman. Comme il luipeint la rcompense qui lattend! Tu seras Monsieur lHte delOurs blanc; on appellera ta femme Madame lHtesse. Et puis enfinissant : Je suis votre ami Lovelace. Lovelace ne sarrte point de petites formalits, quand il sagit de russir : tous ceux quiconcourent ses vues sont ses amis.

    Il ny avait quun grand matre qui pt songer associer Lovelace cette troupe dhommes perdus dhonneur et dedbauche, ces viles cratures qui lirritent par des railleries etlenhardissent au crime. Si Belford slve seul contre son sc-lrat ami, combien il lui est infrieur! Quil fallait de gnie pour15

  • LOGE DE RICHARDSONintroduire et pour garder quelque quilibre entre tant dintrtsopposs!

    Et croit-on que ce soit sans dessein que lauteur a suppos son hros cette imptuosit de caractre, cette chaleur dimagi-nation, cette frayeur du mariage, ce got effrn de lintrigue etde la libert, cette vanit dmesure, tant de qualits et de vices!

    Potes, apprenez de Richardson donner des confidents auxmchants, afin de diminuer lhorreur de leurs forfaits, en lapartageant; et par la raison oppose, nen point donner auxhonntes gens, afin de leur laisser tout le mrite de leur bont.

    Avec quel art ce Lovelace se dgrade et se relve! Voyez lalettre cent soixante-quinze. Ce sont les sentiments dun canni-bale; cest le cri dune bte froce. Quatre lignes de postcript letransforment tout coup en un homme de bien ou peu sen faut.

    Grandisson et Pamla sont aussi deux beaux ouvrages, mais jeleur prfre Clarisse. Ici lauteur ne fait pas un pas qui ne soit degnie.

    Cependant on ne voit point arriver la porte du lord le vieuxpre de Pamla, qui a march toute la nuit; on ne lentend pointsadresser aux valets de la maison, sans prouver les plus vio-lentes secousses.

    Tout lpisode de Clmentine dans Grandisson est de la plusgrande beaut.

    Et quel est le moment o Clmentine et Clarisse deviennentdeux cratures sublimes? Le moment o lune a perdu lhonneuret lautre la raison.

    Je ne me rappelle point sans frissonner lentre de Clmentinedans la chambre de sa mre, ple, les yeux gars, le bras ceintdune bande, le sang coulant le long de son bras et dgouttant dubout de ses doigts, et son discours : Maman, voyez, cest le vtre.Cela dchire lme.

    Mais pourquoi cette Clmentine est-elle si intressante danssa folie? Cest que ntant plus matresse des penses de sonesprit ni des mouvements de son cur, sil se passait en ellequelque chose honteuse, elle lui chapperait. Mais elle ne dit pasun mot qui ne montre de la candeur et de linnocence, et son tatne permet pas de douter de ce quelle dit.

    On ma rapport que Richardson avait pass plusieurs annesdans la socit presque sans parler.16

  • DENIS DIDEROTIl na pas eu toute la rputation quil mritait. Quelle passionque lenvie! Cest la plus cruelle des Eumnides : elle suitlhomme de mrite jusquau bord de la tombe; l elle disparat, etla justice des sicles sassied sa place.

    Richardson! si tu nas joui de ton vivant de toute la rputa-tion que tu mritais, combien tu seras grand chez nos neveux,lorsquils te verront la distance do nous voyons Homre!Alors qui est-ce qui osera arracher une ligne de ton sublimeouvrage? Tu as eu plus dadmirateurs encore parmi nous quedans ta patrie, et je men rjouis. Sicles, htez-vous de couler etdamener avec vous les honneurs qui sont dus Richardson! Jenatteste tous ceux qui mcoutent : je nai point attendu lexempledes autres pour te rendre hommage; ds aujourdhui jtaisinclin au pied de ta statue, je tadorais, cherchant au fond demon me des expressions qui rpondissent ltendue de ladmi-ration que je te portais, et je nen trouvais point. Vous quiparcourez ces lignes que jai traces sans liaison, sans dessein etsans ordre, mesure quelles mtaient inspires dans le tumultede mon cur, si vous avez reu du Ciel une me plus sensibleque la mienne, effacez-les. Le gnie de Richardson a touff ceque jen avais. Ses fantmes errent sans cesse dans mon imagi-nation; si je veux crire, jentends la plainte de Clmentine,lombre de Clarisse mapparat, je vois marcher devant moiGrandisson, Lovelace me trouble, et la plume schappe de mesdoigts. Et vous, spectres plus doux, milie, Charlotte, Pamla,chre Miss Howe, tandis que je converse avec vous, les annesdu travail et de la moisson des lauriers se passent, et je mavancevers le dernier terme, sans rien tenter qui puisse me recom-mander aussi aux temps venir.17

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEIntroduction

    Je commence par un aveu qui doit faire quelque honneur ma bonnefoi, quand il pourrait en faire moins mon discernement. De tous lesouvrages dimagination, sans que lamour-propre me fasse excepter lesmiens, je nen ai lu aucun avec plus de plaisir que celui que joffre aupublic; et je nai pas eu dautre motif pour le traduire.

    Si cette dclaration moblige de justifier un peu mon got, jajou-terai avec la mme franchise, que je ne connais, dans aucun livre dumme genre, plus de ces aimables qualits qui font le charme dunelecture o lesprit et le cur sont galement attachs.

    Quoique je le mette au rang des ouvrages dimagination, parce quelditeur anglais nexige pas quon en prenne une autre ide, plusieurspersonnes respectables de la mme nation massurent que cestlhistoire dune famille connue, et peut-tre sera-t-on port se lepersuader, en apprenant, dans le dernier tome, par quelle voie tant delettres ont t rassembles.

    Ce nest pas dans les cinq ou six premires quil faut sattendre trouver un intrt fort vif. Elles ne contiennent proprement quelexposition du sujet. On ne demande pas quun feu brle, sil nestallum. Mais ensuite la chaleur se fait sentir chaque page, dans lestrois premiers tomes, et crot sans cesse jusquau dernier 1.

    Par le droit suprme de tout crivain qui cherche plaire dans salangue naturelle, jai chang ou supprim ce que je nai pas jug

    1. LHistoire de Clarisse Harlove contient six volumes au total (NdE).18

  • SAMUEL RICHARDSONconforme cette vue. Ma crainte nest pas quon maccuse dun excsde rigueur. Depuis vingt ans que la littrature anglaise est connue Paris, on sait que pour sy faire naturaliser, elle a souvent besoin deces petites rparations. Mais je me suis fait un devoir de conserver, auxcaractres et aux usages, leur teinture nationale. Les droits duntraducteur ne vont pas jusqu transformer la substance dun livre, enlui prtant un nouveau langage. Dailleurs, quel besoin? Lairtranger nest pas une mauvaise recommandation en France.

    Si jtais dans lusage de mettre un nom clbre la tte de meslivres, mon choix ne serait pas incertain. Grandeurs, richesses, vousnobtiendriez pas mon hommage. Je supplierais lillustre auteur deCnie et des Lettres pruviennes dadopter Clarisse Harlove.Laimable famille! Un lieu chri du Ciel qui rassemblerait Zilia,Cnie et Clarisse sous les ailes de cette excellente mre, serait letemple de la vertu et du sentiment.

    ABB PRVOST19

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVELettre 1

    Miss Anne Howe Miss Clarisse Harlove

    10 janvier

    Vous ne doutez pas, ma trs chre amie, que je ne prenne unextrme intrt aux troubles qui viennent de slever dans votrefamille. Je sais combien vous devez vous trouver blesse dedevenir le sujet des discours publics. Cependant il est impossibleque dans une aventure si clatante, tout ce qui concerne unejeune personne, que ses qualits distingues ont rendue commelobjet du soin public, nexcite pas la curiosit et lattention detout le monde: je brle den apprendre les circonstances de vous-mme, et celles de la conduite quon a tenue avec vous locca-sion dun accident que vous navez pu empcher, et dans lequel,autant que jaie pu men claircir, cest lagresseur qui se trouvemaltrait.

    M. Diggs 1, que jai fait appeler, la premire nouvelle de cefcheux vnement, pour minformer de ltat de votre frre, parle seul intrt que je prends ce qui vous touche, ma dit quil nyavait rien craindre de la blessure, sil ne survenait aucun dangerde la fivre, qui semble augmenter par le trouble de ses esprits.M. Wyerley prit hier le th avec nous; et quoique fort loign,

    1. Le chirurgien (NdR).20

  • SAMUEL RICHARDSONcomme on le suppose aisment, de prendre parti pour M. Love-lace, lui et M. Symmes blment votre famille du traitementquelle lui a fait, lorsquil est all en personne sinformer de lasant de votre frre et marquer le chagrin quil ressent de ce quisest pass. Ils disent que M. Lovelace na pu viter de tirerlpe; et que, soit dfaut dhabilet, soit excs de violence, votrefrre sest livr ds le premier coup. On assure mme queM. Lovelace lui a dit, en sefforant de se retirer: Prenez garde vous, M. Harlove, votre emportement vous met hors dedfense; vous me donnez trop davantage. En faveur de votresur, jen passerai par o vous voudrez, si Mais ce discoursne layant rendu que plus furieux, il sest prcipit si tmraire-ment, que son adversaire, aprs lui avoir fait une lgre blessureau bras, lui a pris son pe.

    Votre frre sest fait des ennemis par son humeur imprieuse,et par un fond de fiert qui ne peut souffrir quon lui contesterien. Ceux qui ne sont pas bien disposs pour lui, racontent qula vue de son sang, qui coulait assez abondamment de sa bles-sure, la chaleur de sa passion sest beaucoup refroidie; et que sonadversaire stant empress de le secourir, jusqu larrive duchirurgien, il a reu ces gnreux soins avec une patience quidevait le faire croire trs loign de regarder comme une insultela visite que M. Lovelace lui a voulu rendre pour sinformer de sasant.

    Laissons raisonner le public; mais tout le monde vous plaint.Une conduite si solide et si uniforme! tant denvie, comme onvous la toujours entendu dire, de glisser jusqu la fin de vosjours sans tre observe; et je puis ajouter, sans dsirer mmequon remarque vos vux secrets pour le bien! plutt utile quebrillante, suivant votre devise, que je trouve si juste! Cependantlivre aujourdhui, malgr vous, comme il est ais de le voir, auxdiscours et aux rflexions; et blme dans le sein de votre famillepour les fautes dautrui! quels tourments de tous cts pour unevertu telle que la vtre! Aprs tout, il faut convenir que cettepreuve nest que proportionne votre prudence.

    Comme la crainte de tous vos amis est quun dml aussi vio-lent, dans lequel il semble que les deux familles sont prsentengages, ne produise quelque scne encore plus fcheuse, jedois vous prier de me mettre en tat, par lautorit de votre21

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEpropre tmoignage, de vous rendre justice dans loccasion. Mamre, et toutes autant que nous sommes, nous ne nous entrete-nons, comme le reste du monde, que de vous et des suites quonpeut craindre du ressentiment dun homme aussi vif queM. Lovelace, qui se plaint ouvertement davoir t trait par vosoncles avec la dernire indignit. Ma mre soutient que vous nepouvez plus, avec dcence, ni le voir, ni entretenir de correspon-dance avec lui. Elle sest laisse proccuper lesprit par votreoncle Antonin, qui nous accorde quelquefois, comme vous savez,lhonneur de sa visite, et qui lui a reprsent, dans cette occasion,quel crime ce serait pour une sur dencourager un homme, quine peut plus (cest son expression) aller gu jusqu elle quautravers du sang de son frre.

    Htez-vous donc, ma chre amie, de mcrire toutes les cir-constances de votre histoire, depuis que M. Lovelace sest intro-duit dans votre famille. tendez-vous particulirement sur ce quisest pass entre votre sur et lui. On en fait des rcits diffrents,jusqu supposer que la sur cadette, par la force du moins deson mrite, a drob le cur dun amant son ane; et je vousdemande en grce de vous expliquer assez nettement, pour satis-faire ceux qui ne sont pas aussi bien informs que moi du fond devotre conduite. Sil arrivait quelque nouveau malheur, par la vio-lence des esprits qui vous avez faire, une exposition nave detout ce qui laura prcd sera votre justification.

    Voyez quoi vous oblige la supriorit que vous avez surtoutes les personnes de votre sexe. De toutes les femmes quivous connaissent, ou qui ont entendu parler de vous, il ny en pasune qui ne vous croie responsable de votre conduite sontribunal, sur des points si dlicats et si intressants. En un mot,tout le monde a les yeux attachs sur vous et semble vousdemander un exemple. Plt au Ciel que vous eussiez la libert desuivre vos principes! Alors, jose le dire, tout prendrait un coursnaturel, et naurait pas dautre terme que lhonneur. Mais jeredoute vos directeurs et vos directrices. Votre mre, avec desqualits admirables pour conduire, est condamne suivre elle-mme la conduite dautrui; votre sur, votre frre, vous pousse-ront certainement hors du chemin qui vous est propre.

    Mais je touche un article sur lequel vous ne me permettez pasde mtendre. Pardon. Je najoute rien. Cependant, pourquoi22

  • SAMUEL RICHARDSONvous demander pardon, lorsque vos intrts sont les miens?lorsque jattache mon honneur au vtre, lorsque je vous aime,comme une femme nen aima jamais une autre; et lorsqueagrant cet intrt et cette tendresse, vous mavez place, depuisun temps quon peut nommer long pour des personnes de notrege, au premier rang de vos amies.

    ANNE HOWE

    PS: Vous me feriez plaisir de menvoyer une copie du pram-bule de votre grand-pre aux articles du testament quil a fait envotre faveur, et de permettre que je la communique ma tanteHarman. Elle me prie instamment de lui en procurer la lecture.Cependant elle est si charme de votre caractre, que sans vousconnatre personnellement, elle approuve la disposition de votregrand-pre, avant que de connatre les raisons de cette prf-rence.23

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVELettre 2

    Miss Clarisse Harlove Miss Howe

    Au chteau dHarlove, 13 janvier

    Que vous membarrassez, trs chre amie, par lexcs de votrepolitesse! Je ne saurais douter de votre sincrit; mais prenezgarde aussi de me donner lieu, par cette partialit obligeante, deme dfier un peu de votre jugement. Vous ne faites pas attentionque jai pris de vous quantit de choses admirables, et que jailart de les faire passer vos yeux pour des biens qui me sontpropres; car dans tout ce que vous faites, dans tout ce que vousdites, et jusque dans vos regards, o votre me est si bien peinte,vous donnez des leons sans le savoir, une personne qui a pourvous autant de tendresse et dadmiration que vous menconnaissez. Ainsi, ma chre, soyez dsormais un peu moinsprodigue de louanges, de peur quaprs laveu que je viens defaire, on ne vous souponne de prendre un plaisir secret vouslouer vous-mme, en voulant quon ne vous croie occupe quede lloge dautrui.

    Il est vrai que la tranquillit de notre famille a souffert beau-coup daltration, pour ne pas dire que tout y est comme entumulte, depuis le malheureux vnement auquel lamiti vousrend si sensible. Jen ai port tout le blme. Ceux qui me veulentdu mal navaient qu laisser mon cur lui-mme. Jaurais ttrop touche de ce fatal accident, si javais t pargne avec24

  • SAMUEL RICHARDSONjustice par tout autre que moi; car soit par un coupable sentimentdimpatience, qui peut venir de ce quayant toujours t traiteavec beaucoup dindulgence, je ne suis point endurcie auxreproches; soit par le regret dentendre censurer mon occasiondes personnes dont mon devoir est de prendre la dfense, jaisouhait plus dune fois quil et plu au Ciel de me retirer luidans ma dernire maladie, lorsque je jouissais de lamiti et de labonne opinion de tout le monde; mais plus souvent encore denavoir pas reu de mon grand-pre une distinction qui, suivantles apparences, ma fait perdre laffection de mon frre et de masur, ou du moins qui ayant excit leur jalousie et des craintespour dautres faveurs de mes deux oncles, fait disparatre quel-quefois leur tendresse.

    La fivre ayant quitt heureusement mon frre, et sa blessuretant en bon tat, quoiquil nait pas encore risqu de sortir, jeveux vous faire la petite histoire que vous dsirez, avec toutelexactitude que vous mavez recommande. Mais puisse le Cielnous prserver de tout nouvel vnement qui vous obliget de laproduire dans les vues pour lesquelles votre bont vous faitcraindre quelle ne devienne ncessaire.

    Ce fut en consquence de quelques explications entre MilordM et mon oncle Antonin, que du consentement de mon preet de ma mre M. Lovelace rendit sa premire visite ma surArabelle. Mon frre tait alors en cosse, occup visiter la belleterre qui lui a t laisse par sa gnreuse marraine, avec uneautre dans Yorkshire, qui nest pas moins considrable. Jtais demon ct ma mnagerie 1, pour donner quelques ordres danscette terre, que mon grand-pre ma lgue et dont on me laisseune fois lan linspection, quoique jaie remis tous mes droitsentre les mains de mon pre.

    Ma sur my rendit visite, le lendemain du jour quon lui avaitamen M. Lovelace. Elle me parut extrmement contente de lui.

    1. Le mot anglais dairyhouse, qui est dans loriginal, signifie laiterie. Le grand-prede Clarisse, pour lattirer chez lui, lorsquon voulait bien se priver delle ailleurs, luiavait laiss la libert de faire dans sa terre une mnagerie de son got. Elle y avaitruni toutes les commodits possibles, avec une lgante simplicit, et la terre enavait pris le nom de Dairyhouse, par le dsir mme du grand-pre, quoiquon lanommt auparavant The Grove, cest--dire, le bosquet (NdR & NdP).25

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEElle me vanta sa naissance, la fortune dont il jouissait dj, quitait de deux mille livres sterling de rente en biens clairs 1 commeMilord M en avait assur mon oncle, la riche succession de ceseigneur, dont il tait hritier prsomptif, et ses grandesesprances du ct de Lady Sara Sadleir, et de Lady BettiLawrance, qui ne souhaitaient pas moins que son oncle de le voirmari, parce quil est le dernier de leur ligne. Un si bel homme!Oh sa chre Clary! 2 car dans labondance de sa bonne humeurelle tait prte alors maimer. Il ntait que trop bel hommepour elle. Que ntait-elle aussi aimable quune personne de saconnaissance? Elle aurait pu esprer de conserver son affection:car elle avait entendu dire quil tait dissip, fort dissip; quiltait lger, quil aimait les intrigues. Mais il tait jeune. Il taithomme desprit. Il reconnatrait ses erreurs, pourvu quelle etseulement la patience de supporter ses faiblesses, si ses faiblessesntaient pas guries par le mariage. Aprs cette excursion, elleme proposa de voir ce charmant homme: cest le nom quelle luidonna. Elle retomba dans ses rflexions sur la crainte de ntrepas assez belle pour lui. Elle ajouta quil tait bien fcheux quunhomme et de ce ct-l tant davantage sur sa femme. Maissapprochant alors dune glace, elle commena bientt se com-plimenter elle-mme; trouver quelle tait assez bien; quequantit de femmes, quon estimait passables, lui taient fortinfrieures. On avait toujours jug sa figure agrable. Elle voulaitbien mapprendre que lagrment nayant pas tant perdre que labeaut, tait ordinairement plus durable ; et se tournant encorevers le miroir: Certainement ses traits ntaient pas irrguliers,ses yeux ntaient pas mal. Je me souviens en effet que danscette occasion, ils avaient quelque chose de plus brillant qulordinaire. Enfin elle ne se trouva aucun dfaut, quoiquelle neft pas sre, ajouta-t-elle, davoir rien dextrmement engageant.Quen dites-vous Clary?

    Pardon, ma chre. Il ne mest jamais arriv de rvler cespetites misres; jamais, pas mme vous: et je ne parlerais pasaujourdhui si librement dune sur, si je ne savais, comme vous

    1. Environ cinquante mille francs (NdP).2. Cest un diminutif de Clarisse, et un petit nom de tendresse, comme Nanette

    au lieu dAnne (NdP).26

  • SAMUEL RICHARDSONle verrez bientt, quelle se fait un mrite auprs de mon frre, dedsavouer quelle ait jamais eu du got pour M. Lovelace. Etpuis vous aimez le dtail dans les descriptions, et vous ne voulezpas que je passe sur lair et la manire dont les choses sont pro-nonces, parce que vous tes persuade, avec raison, que cesaccompagnements expriment souvent plus que les paroles.

    Je la flicitai de ses esprances. Elle reut mes complimentsavec un grand retour de complaisance sur elle-mme.

    La seconde visite de M. Lovelace parut faire sur elle encoreplus dimpression. Cependant il neut pas dexplication particu-lire avec elle, quoiquon net pas manqu de lui en mnagerloccasion. Ce fut un sujet dtonnement; dautant plus quenlintroduisant dans notre famille, mon oncle avait dclar que sesvisites taient pour ma sur. Mais comme les femmes qui sontcontentes delles-mmes excusent facilement une ngligencedans ceux dont elles veulent obtenir lestime, ma sur trouvaune raison, fort lavantage de M. Lovelace, pour expliquer sonsilence: ctait pure timidit; de la timidit, ma chre, dansM. Lovelace! Assurment, tout vif et tout enjou quil est, il napas lair impudent: mais je mimagine quil sest pass beaucoup,beaucoup dannes, depuis quil tait timide.

    Cependant ma sur sattacha fort cette ide. Rellement,disait-elle, M. Lovelace ne mritait pas la mauvaise rputationquon lui faisait du ct des femmes. Ctait un homme modeste.Elle avait cru sapercevoir quil avait voulu sexpliquer. Mais uneou deux fois, lorsquil avait paru prt douvrir la bouche, il avaitt retenu par une si agrable confusion! Il lui avait tmoign unsi profond respect! Ctait, son avis, la plus parfaite marque deconsidration. Elle aimait extrmement quen galanterie unhomme ft toujours respectueux pour sa matresse. Je crois,ma chre, que nous pensons toutes de mme, et avec raison:puisque si jen dois juger par ce que jai vu dans plusieursfamilles, le respect ne diminue que trop aprs le mariage. Masur promit ma tante Hervey duser de moins de rserve lapremire fois que M. Lovelace se prsenterait devant elle. Ellentait point de ces femmes qui se font un amusement delembarras dautrui. Elle ne comprenait pas quel plaisir on peutprendre chagriner une personne qui mrite dtre bien traite,surtout lorsquon est sr de son estime. Je souhaite quelle27

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEnet point en vue quelquun que jaime tendrement. Cependantsa censure ne serait-elle pas injuste? Je la crois telle; nest-il pasvrai, ma chre? lexception, peut-tre, de quelques mots unpeu durs 1.

    Dans la troisime visite, Bella 2 se conduisit par un principe siplein de raison et dhumanit, de sorte que, sur le rcit quelle enfit elle-mme, M. Lovelace devait stre expliqu. Mais sa timi-dit fut encore la mme. Il neut pas la force de surmonter un res-pect si peu de saison. Ainsi cette visite neut pas dautre succsque les premires.

    Ma sur ne dissimula plus son mcontentement. Elle com-para le caractre gnral de M. Lovelace avec la conduite parti-culire quil tenait avec elle; et nayant jamais fait dautrepreuve de galanterie, elle avoua quun amant si bizarre lui cau-sait beaucoup dembarras. Quelles taient ses vues? Ne luiavait-il pas t prsent comme un homme qui prtendait samain? Ce ne pouvait tre timidit, prsent quelle y pensait;puisquen supposant que le courage lui manqut pour souvrir elle-mme; il aurait pu sexpliquer avec son oncle. Non quedailleurs elle sen soucit beaucoup; mais ntait-il pas justequune femme apprt les intentions dun homme de sa proprebouche, lorsquil pensait lpouser? Pour ne rien dguiser, ellecommenait croire quil cherchait moins cultiver son estimeque celle de sa mre. la vrit tout le monde admirait avecraison la conversation de sa mre: mais si M. Lovelace croyaitavancer ses affaires par cette voie, il tait dans lerreur; et pourson propre avantage, il devait donner des raisons den bien useravec lui, sil parvenait faire avouer ses prtentions. Sa conduite,elle ne faisait pas difficult le dire, lui paraissait dautant plusextraordinaire quil continuait ses visites, en marquant une pas-sion extrme de cultiver lamiti de toute la famille; et que si ellepouvait prendre sur elle de se joindre lopinion que tout lemonde avait de lui, il ne pouvait douter quelle net assezdesprit pour lentendre demi-mot, puisquil avait remarqu

    1. Ces quatre lignes paratraient obscures si lon ntait averti davance quellesregardent la conduite de Miss Howe lgard dun homme, qui la recherchait enmariage (NdP).

    2. Cest un petit nom qui est le diminutif dArabella (NdP).28

  • SAMUEL RICHARDSONquantit dassez bonnes choses qui taient sorties de sa bouche,et quil avait paru les entendre avec admiration. Elle tait obligede le dire, les rserves cotaient beaucoup un caractre aussiouvert et aussi libre que le sien. Cependant elle tait bien aisedassurer ma tante ( qui tout ce discours tait adress) quellenoublierait jamais ce quelle devait son sexe et elle-mme;M. Lovelace ft-il aussi exempt de reproche par sa morale quepar sa figure, et devnt-il beaucoup plus pressant dans ses soins.

    Je ntais pas de son conseil. Jtais encore absente. La rsolu-tion fut prise, entre ma tante et elle, que sil narrivait rien, dansla premire visite, qui part lui promettre une explication, elleprendrait un air froid et compos. Mais il semble que ma surnavait pas bien considr le fond des choses. Ce ntait pas cettemthode, comme lexprience la fait voir, quil fallait employeravec un homme de la pntration de M. Lovelace, sur des pointsde pure omission; ni mme avec tout autre homme: car silamour na pas jet des racines assez profondes pour en fairenatre la dclaration, surtout lorsque loccasion en est offerte, ilne faut pas sattendre que le chagrin et le ressentiment puissentservir lavancer. Dailleurs, ma chre sur na pas naturelle-ment la meilleure humeur du monde. Cest une vrit que jemefforcerais inutilement de cacher; surtout vous. Il y a doncbeaucoup dapparence quen voulant paratre un peu plus diffi-cile qu lordinaire, elle ne se montra pas fort son avantage.

    Jignore comment cette conversation fut mnage. On seraittent de croire par lvnement que M. Lovelace fut assez gn-reux, non seulement pour saisir loccasion quon lui offrait, maisencore pour laugmenter. Cependant il jugea aussi quil tait propos de toucher la question: mais ce ne fut, dit-elle ma tante,quaprs lavoir jete par divers degrs dans un tel excs de mau-vaise humeur, quil lui fut impossible de se remettre sur-le-champ. Il reprit son discours en homme qui attend une rponsedcisive, sans lui laisser le temps de revenir elle-mme, et sansfaire aucun effort pour ladoucir; de sorte quelle se vit dans lancessit de persister dans son refus. Cependant elle lui donnaquelques raisons de croire quelle ne dsapprouvait pas sarecherche, et quelle ntait dgote que de la forme; en se plai-gnant quil adresst ses soins sa mre plus qu elle-mme,comme sil et t sr de son consentement dans toutes sortes de29

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEcirconstances. Javoue quun tel refus pouvait tre pris pour unencouragement; et tout le reste de sa rponse fut dans le mmegot: Peu dinclination pour un changement dtat, souverai-nement heureuse comme elle tait! pouvait-elle tre jamais plusheureuse! et dautres ngatives, que je crois pouvoir nommerun consentement, sans faire tomber nanmoins mes rflexionssur ma sur: car, dans ces circonstances, que peut dire une jeunefille, lorsquelle a lieu de craindre quun consentement tropprompt ne lexpose au mpris dun sexe qui nestime le bonheurquil obtient qu proportion des difficults quil lui cote. Larponse de Miss Biddulph quelques vers dun homme quireprochait notre sexe daimer le dguisement, nest pas tropmauvaise; quoique vous la puissiez trouver un peu libre de lapart dune femme.

    Sexe peu gnreux! de prendre droit de notre facilit pournous mpriser, et de nous accabler de reproches si nous parais-sons trop svres. Voulez-vous nous encourager vous faire liredans notre cur? Jetez le masque vous-mmes, et soyez sincres.Vous parlez de coquetterie: cest votre fausset qui force notresexe la dissimulation. 1

    Je suis oblige de quitter ici la plume; mais je compte de lareprendre bientt.

    1. Cest la traduction de six vers anglais (NdP).30

  • SAMUEL RICHARDSONLettre 3

    Miss Clarisse Harlove Miss Howe

    13 et 14 janvier

    Telle fut la rponse de ma sur, et M. Lovelace eut la libert delinterprter comme il le jugeait propos. Ce fut avec les appa-rences dun vif regret quil prit le parti de se rendre des raisonssi fortes. Je suis bien trompe, ma chre, si cet homme nest unfranc hypocrite. Tant de rsolution dans une jeune personne!Une fermet si noble! Il fallait donc renoncer lesprance defaire changer des sentiments quelle navait adopts quaprs unemre dlibration! Il soupira, nous a dit ma sur, en prenantcong delle. Il soupira profondment. Il se saisit de sa main. Il yattacha ses lvres avec une ardeur! Il se retira dun air si respec-tueux! Elle lavait encore devant les yeux; toute pique quelletait, il sen fallut peu quelle ne ft sensible la piti. Bonnepreuve de ses intentions que cette piti; puisque dans ce momentil y avait peu dapparence quil vnt lui renouveler ses offres.Aprs avoir quitt Bella, il passa dans lappartement de ma mre,pour lui rendre compte de sa mauvaise fortune; mais dans destermes si respectueux pour ma sur et pour toute la famille et,sil faut en croire les apparences, avec tant de chagrin de perdrelespoir de notre alliance, quil laissa dans lesprit de tout lemonde des impressions en sa faveur, et lide que cette affaire ne31

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEmanquerait pas de se renouer. Je crois vous avoir dit que monfrre tait alors en cosse. M. Lovelace reprit le chemin de Lon-dres, o il passa quinze jours entiers. Il y rencontra mon oncleAntonin, auquel il se plaignit fort amrement de la malheureusersolution que sa nice avait forme de ne pas changer dtat. Onreconnut bien alors que ctait une affaire tout fait rompue.

    Ma sur ne se manqua point elle-mme dans cette occasion.Elle se fit une vertu de la ncessit, et lamant fugitif parutdevenir un tout autre homme ses yeux. Un personnage remplide vanit, qui connaissait trop ses propres avantages; bien diff-rents nanmoins de lide quelle en avait conue. Froid et chaudpar caprice et par accs. Un amoureux intermittent, comme lafivre. Combien ne prfrait-elle pas un caractre solide, unhomme de vertu, un homme de bonnes murs? Sa sur Clarypouvait regarder comme une entreprise digne delle, dengagerun homme de cette espce. Elle tait patiente. Elle avait le talentde la persuasion, pour le ramener de ses mauvaises habitudes;mais pour elle, il ne lui fallait pas un mari sur le cur duquel ellene pourrait pas compter un moment. Elle nen aurait pas voulupour tout lor du monde, et ctait dans la joie de son curquelle sapplaudissait de lavoir rejet.

    Lorsque M. Lovelace fut revenu la campagne, il lui pritlenvie de rendre visite mon pre et ma mre, dans lesp-rance, leur dit-il, que malgr le malheur quil avait eu de manquerune alliance quil avait ardemment dsire, il obtiendrait lamitidune famille pour laquelle il conserverait toujours du respect.Malheureusement, si je puis le dire, jtais au logis et prsente son arrive. On observa que son attention fut toujours fixe surmoi.

    Aussitt quil fut parti, ma sur, qui navait pas t la dernire faire cette remarque, dclara, par une sorte de bravade, que sises inclinations se tournaient vers moi, elle le favoriserait volon-tiers. Ma tante Hervey se trouvait avec nous. Elle eut la bont dedire que nous ferions le plus beau couple dAngleterre, si masur ny mettait pas dopposition. Un non assurment, accom-pagn dun mouvement ddaigneux, fut la rponse de ma sur.Il aurait t bien trange quaprs un refus mrement dlibr, illui ft rest des prtentions. Ma mre dclara que son uniquesujet de dgot pour une alliance avec lune ou lautre de ses32

  • SAMUEL RICHARDSONdeux filles, tait le reproche quil y avait faire ses murs. Mononcle Jules Harlove rpondit avec bont que sa fille Clary, cest lenom quil a pris plaisir me donner depuis mon enfance, seraitplus propre que tout autre femme le rformer. Mon oncleAntonin donna hautement son approbation; mais en la soumet-tant, comme ma tante, aux rsolutions de ma sur. Alors, elleaffecta de rpter les marques de son mpris. Elle protesta que,ft-il le seul de son sexe en Angleterre, elle ne voudrait pas de lui,et quelle tait prte rsigner par crit toutes ses prtentions, siMiss Clary stait laisse blouir par son clinquant, et si tout lemonde approuvait les vues quil avait sur elle.

    Mon pre, aprs avoir gard longtemps le silence, tant presspar mon oncle Antonin dexpliquer son sentiment, apprit lassemble que ds les premires visites de M. Lovelace, il avaitreu une lettre de son fils James, quil navait montre qu mamre, parce que le trait pour ma sur tait dj rompu; quedans cette lettre, son fils tmoignait beaucoup dloignementpour une alliance avec M. Lovelace, cause de ses mauvaisesmurs; qu la vrit il nignorait pas quils taient mal ensembledepuis longtemps; que voulant prvenir toute occasion demsintelligence et danimosit dans sa famille, il suspendrait ladclaration de ses sentiments, jusqu larrive de mon frre,pour se donner le temps dentendre toutes ses objections; quiltait dautant plus port cette condescendance pour son fils,quen gnral le caractre de M. Lovelace ntait pas trop bientabli; quil avait appris, et quil supposait tout le mondeinform, que ctait un homme sans conduite, qui stait fortendett dans ses voyages; et dans le fond, lui plut-il dajouter, il atout lair dun dissipateur.

    Jai su toutes ces circonstances, en partie de ma tante Hervey,en partie de ma sur, car on mavait dit de me retirer lorsquontait entr en matire. mon retour, mon oncle Antonin medemanda si jaurais du got pour M. Lovelace. Tout le monde,ajouta-t-il, stait aperu que javais fait sa conqute. Je rpondis cette question, point du tout. M. Lovelace parat avoir tropbonne opinion de sa personne et de ses qualits, pour tre jamaiscapable de beaucoup dattention pour sa femme. Ma surtmoigna particulirement quelle tait satisfaite de ma rponse:elle la trouva juste, et loua fort mon jugement, apparemment33

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEparce quil saccordait avec le sien. Mais, ds le jour suivant, onvit arriver Milord M au chteau dHarlove. Jtais alorsabsente. Il fit sa demande dans les formes, en dclarant quelambition de sa famille tait de sallier avec la ntre, et quil seflattait que la rponse de la cadette serait plus favorable sonparent que celle de lane. En un mot les visites de M. Lovelacefurent admises, comme celles dun homme qui navait pas mritque notre famille manqut de considration pour lui. Mais lgard de ses vues sur moi, mon pre remit se dterminer aprslarrive de son fils; et pour le reste, on sen reposa sur ma discr-tion. Mes objections contre lui taient toujours les mmes. Letemps nous rendit plus familiers; mais je ne voulus jamaisentendre de lui que des discours gnraux, et je ne lui donnaiaucune occasion de mentretenir en particulier.

    Il supporta cette conduite avec plus de rsignation quon nendevait attendre de son caractre naturel, qui passe pour vif etardent; ce qui lui vient sans doute de navoir jamais t contrarids lenfance: cas trop ordinaire dans les grandes familles o ilny a quun seul fils. Sa mre na jamais eu dautre enfant que lui.Mais sa patience, comme je vous lai dj dit, ne mempchait pasde remarquer que dans la bonne opinion quil a de lui-mme, ilne doutait pas que son mrite ne le ft parvenir insensiblement mengager; et sil y parvenait une fois, dit-il un jour ma tanteHervey, il se promettait que limpression serait durable dans uncaractre aussi solide que le mien. Pendant ce temps-l ma surexpliquait sa modration dans un autre sens, qui aurait peut-treeu plus de force, de la part dun esprit moins prvenu. Ctaitun homme qui navait point de passion pour le mariage, et quitait capable de sattacher trente matresses. Ce dlai convenaitgalement son humeur volage et au rle dindiffrence que jejouais parfaitement. Ce fut son obligeante expression.

    Quelque motif quil pt avoir pour ne pas se lasser dunepatience si oppose son naturel, et dans une occasion o lonsupposait quau moins du ct de la fortune, lobjet de sesrecherches devait exciter sa plus vive attention, il est certain quilvita par l quantit de mortifications; car pendant que mon presuspendait son approbation jusqu larrive de mon frre, ilreut de tout le monde les civilits qui taient dues sa nais-sance, et quoique de temps en temps il nous vint des rapports qui34

  • SAMUEL RICHARDSONntaient pas lhonneur de sa morale, nous ne pouvions linter-roger l-dessus, sans lui donner plus davantage que la prudencene le permettait dans la situation o il tait avec nous: puisquil yavait beaucoup plus dapparence que sa recherche serait refuse,quil ny en avait quelle pt tre accepte. Il se trouva ainsipresque le matre du ton quil voulut prendre dans notre famille.Comme on ne remarquait rien dans sa conduite qui ne ft extr-mement respectueux et quon navait se plaindre daucuneimportunit violente, on parut prendre beaucoup de got auxagrments de sa conversation. Pour moi, je le considrais sur lepied de nos compagnies ordinaires; et lorsque je le voyais entrerou sortir, je ne croyais pas avoir plus de part ses visites que lereste de la famille.

    Cependant cette indiffrence de ma part servit lui procurerun fort grand avantage. Elle devint comme le fondement de cettecorrespondance par lettres qui suivit bientt, et dans laquelle jene serais pas entre avec tant de complaisance, si elle net tcommence lorsque les animosits clatrent. Il faut vous enapprendre loccasion. Mon oncle Hervey est tuteur dun jeunehomme de qualit quil se propose de faire partir dans un an oudeux pour entreprendre ce quon appelle le grand tour. M. Love-lace lui paraissant capable de donner beaucoup de lumires surtout ce qui mrite les observations dun jeune voyageur, il le priade lui faire, par crit, une description des cours et des pays quilavait visits, avec des remarques sur ce quil y avait vu de pluscurieux. Il y consentit, condition que je me chargerais de ladirection et de larrangement de ce quil nommait les sujets. Onavait entendu vanter sa manire dcrire. On se figura que sesrelations pourraient tre un amusement agrable pendant lessoires dhiver, et que devant tre lues en pleine assemble, avantque dtre livres au jeune voyageur, elles ne lui donneraientaucune occasion de sadresser particulirement moi. Je ne fispas scrupule dcrire, pour lui proposer quelquefois des doutes,ou pour lui demander des claircissements qui tournaient linstruction commune: jen fis peut-tre dautant moins quejaime me servir de ma plume; et ceux qui sont dans ce got,comme vous savez, se plaisent beaucoup lexercer. Ainsi, avecle consentement de tout le monde et les instances de mon oncleHervey, je me persuadai que de faire seule la scrupuleuse, cet35

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEt une affectation particulire, dont un homme vain pouvaittirer avantage, et sur laquelle ma sur naurait pas manqu defaire des rflexions.

    Vous avez vu quelques-unes de ces lettres, qui ne vous ont pasdplu, et nous avons cru reconnatre vous et moi queM. Lovelace tait un observateur au-dessus du commun. Masur convint elle-mme quil avait quelque talent pour crire, etquil nentendait pas mal les descriptions. Mon pre, qui a voyagdans sa jeunesse, avoua que ses observations taient curieuses, etquelles marquaient beaucoup de lecture, de jugement et degot.

    Telle fut lorigine dune sorte de correspondance qui stablitentre lui et moi, avec lapprobation gnrale; tandis quon necessait pas dadmirer, et quon prenait plaisir voir sa patientevnration pour moi: cest ainsi que tout le monde la nommait.Cependant on ne doutait pas quil ne se rendt bientt plusimportun, parce que ses visites devenaient plus frquentes, etquil ne dguisa point ma tante Hervey une vive passion pourmoi, accompagne, lui dit-il, dune crainte quil navait jamaisconnue, laquelle il attribuait ce quil nomma sa soumissionapparente aux volonts de mon pre, et la distance o je le tenaisde moi. Au fond, ma chre, cest peut-tre sa mthode ordinaireavec notre sexe; car na-t-il pas eu dabord les mmes respectspour ma sur? En mme temps mon pre, qui sattendait sevoir importun, tenait prts tous les rapports quon lui avait faits son dsavantage, pour lui en faire autant dobjections contreses vues. Je vous assure que ce dessein saccordait avec mesdsirs. Pouvais-je penser autrement? et celle qui avait rejetM. Wyerley parce que ses opinions taient trop libres, naurait-elle pas t inexcusable de recevoir les soins dun autre dont lapratique ltait encore plus?

    Mais je dois avouer que dans les lettres quil mcrivait sur lesujet gnral, il en renferma plusieurs fois une particulire, o ilme dclarait les sentiments passionns de son estime, en se plai-gnant de ma rserve avec assez de chaleur. Je ne lui marquai pasque jy eusse fait la moindre attention. Ne lui ayant jamais critque sur des matires communes, je crus devoir passer sur ce quilmcrivait de particulier, comme si je ne men tais pointaperue; dautant plus que les applaudissements quon donnait 36

  • SAMUEL RICHARDSONses lettres ne me laissaient plus la libert de rompre notre corres-pondance sans en dcouvrir la vritable raison. Dailleurs, au tra-vers de ses respectueuses assiduits, il tait ais de remarquer,quand son caractre aurait t moins connu, quil tait naturelle-ment hautain et violent; et javais assez vu de cet esprit intrai-table dans mon frre, pour ne pas laimer beaucoup dans unhomme qui esprait mappartenir encore de plus prs.

    Je fis un petit essai de cette humeur, dans loccasion mmedont je parle. Aprs avoir joint, pour la troisime fois, la lettreparticulire la lettre gnrale, il me demanda, dans sa premirevisite, si je ne lavais pas reue. Je lui dis que je ne ferais jamais derponse aux lettres de cette nature, et que javais attendu locca-sion quil moffrait pour len assurer. Je le priai de ne men pluscrire, et je lui dclarai que sil le faisait encore, je lui renverraisles deux lettres, et quil naurait plus une ligne de moi.

    Vous ne sauriez vous imaginer lair darrogance qui se peignitdans ses yeux, comme si cet t lui manquer que de ntre pasplus sensible ses soins; ni ce quil lui en cota, lorsquil se fut unpeu remis, pour faire succder un air plus doux cet air hautain.Mais je ne lui fis pas connatre que je mtais aperue de lun etde lautre. Il me sembla que le meilleur parti tait de leconvaincre, par la froideur et lindiffrence avec laquelle jarr-tais des esprances trop promptes, sans affecter nanmoinsdorgueil ni de vanit, quil ntait pas assez considrable mesyeux pour me faire trouver facilement un sujet doffense dansson air et dans ses discours; ou, ce qui revient au mme, que jene me souciais point assez de lui pour membarrasser de lui faireconnatre mes sentiments par des apparences de chagrin ou dejoie. Il avait t assez rus pour me donner, comme sans dessein,une instruction qui mavait appris me tenir sur mes gardes. Unjour, en conversation, il avait dit que lorsquun homme nepouvait engager une femme lui avouer quelle et du got pourlui, il avait une autre voie, plus sre peut-tre et plus utile sesvues, qui tait de la mettre en colre contre lui.

    Je suis interrompue par des raisons pressantes. Mais je repren-drai le mme sujet la premire occasion.

    CLARISSE HARLOVE37

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVELettre 4

    Miss Clarisse Harlove Miss Howe

    15 janvier

    Voil, ma chre, o jen tais avec M. Lovelace, lorsque monfrre arriva dcosse.

    Aussitt quon lui eut parl des visites de M. Lovelace, ildclara nettement et sans explication quil les dsapprouvait. Engnral il trouvait de grands sujets de reproche dans son carac-tre. Mais bientt, mesurant moins ses expressions, il prit lalibert de dire, en propres termes, quil avait peine comprendreque ses oncles eussent t capables de proposer un homme decette sorte pour lune ou lautre de ses surs; et se tournant enmme temps vers mon pre, il le remercia davoir vit deconclure jusqu son retour, mais du ton, mon avis, dun sup-rieur qui loue un infrieur davoir rempli son devoir dans sonabsence. Il justifia son aversion invtre par lopinion publique,et par la connaissance quil avait acquise de son caractre aucollge. Il dclara quil lavait toujours ha, quil le haraittoujours, et quil ne le reconnatrait jamais pour son frre, ni moipour sa sur, si je lpousais.

    Voici lorigine que jai entendu donner cette antipathie decollge. M. Lovelace sest toujours fait remarquer par sa vivacitet son courage, et ne se distinguait pas moins, ce quil semble,par la rapidit surprenante de ses progrs dans toutes les parties38

  • SAMUEL RICHARDSONde la littrature. Aux heures de ltude, il ny avait pas de dili-gence gale la sienne. Il parat quon avait gnralement cetteide de lui luniversit, et quelle lui avait fait un grand nombredamis entre les plus habiles de ses compagnons, tandis que ceuxqui ne laimaient pas le redoutaient, cause de sa vivacit, qui ledisposait trop facilement les offenser, et du courage avec lequelil soutenait loffense aprs lavoir donne. Il se faisait par lautant de partisans quil lui plaisait parmi ceux qui ntaient pasles plus estims pour leur conduite; caractre, tout prendre, quinest pas fort aimable.

    Mais celui de mon frre ntait pas plus heureux. Sa hauteurnaturelle ne pouvait supporter une supriorit si visible. On nestpas loign de la haine pour ceux quon craint plus quon ne lesaime. Comme il avait moins dempire que lautre sur ses pas-sions, il sexposait plus souvent ses railleries, qui taient peut-tre indcentes, de sorte quils ne se rencontraient jamais sans sequereller; et tout le monde, soit par crainte ou par amiti, pre-nant le parti de son adversaire, il essuya quantit de mortifica-tions pendant le temps quils passrent au mme collge. Ainsion ne doit pas trouver bien surprenant quun jeune homme, donton ne vante pas la douceur, ait repris une ancienne antipathie,qui a jet des racines si profondes.

    Il trouva ma sur, qui nattendait que loccasion, prte sejoindre lui dans ses ressentiments contre lhomme quil hassait.Elle dsavoua hautement davoir jamais eu la moindre estimepour M. Lovelace, jamais aucun got pour lui. Son bien devaittre fort charg. Livr au plaisir, comme il ltait, il tait impos-sible quil ne ft pas abm de dettes. Aussi navait-il pas demaison, ni mme dquipage. Personne ne lui disputait de lavanit. La raison par consquent tait aise deviner . L-dessus elle se vanta sans mnagement de lavoir refus, et monfrre lui en fit un sujet dloges. Ils se joignirent, dans toutes lesoccasions, pour le rabaisser, et souvent ils cherchaient les fairenatre. Leur animosit ramenait l toutes les conversations, sielles navaient pas commenc par un sujet si familier.

    Je ne membarrassais pas beaucoup de le justifier, lorsque jentais pas mle dans leurs rflexions. Je leur dis que je ne faisaispas assez de cas de lui pour causer le moindre diffrend dans lafamille son occasion; et comme on supposait quil navait39

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEdonn que trop de sujet la mauvaise opinion quon avait de lui,je jugeais quil devait porter la peine de ses propres fautes. Quel-quefois la vrit, lorsque leur chaleur me paraissait les emporterau-del des bornes de la vraisemblance, je me suis crue obligepar la justice de dire un mot en sa faveur; mais on me reprochaitune prvention dont je ne voulais pas convenir: de sorte que si jene pouvais pas faire changer de sujet la conversation, je me reti-rais mon clavecin ou dans mon cabinet.

    Leurs manires pour lui, quoique trs froides et mme dso-bligeantes lorsquils ne pouvaient viter de le voir, navaient rienencore dabsolument injurieux. Ils se flattaient dengager monpre lui dfendre les visites. Mais comme il ny avait rien danssa conduite qui pt justifier ce traitement lgard dun hommede sa naissance et de sa fortune, leurs esprances furent trom-pes. Alors ils sadressrent moi. Je leur demandai quelle taitmon autorit pour une dmarche de cette nature dans la maisonde mon pre, surtout lorsque ma conduite tenait M. Lovelace siloign de moi, quil ne paraissait pas que jeusse plus de part ses visites que le reste de la famille, lexception deux? Pour sevenger, ils me dirent que ctait un rle concert entre lui et moi,et que nous nous entendions mieux, tous deux, que nous ne vou-lions quon le crt. la fin, ils sabandonnrent tellement leurpassion, que tout dun coup 1, au lieu de se retirer, comme ils ytaient accoutums lorsquils le voyaient paratre, ils se jetrentcomme dans son chemin, avec dessein form de linsulter.

    Vous vous imaginez bien que M. Lovelace le prit trs mal.Cependant il se contenta de men faire des plaintes, en termesfort vifs la vrit, et me faisant entendre que sans la considra-tion quil avait pour moi, le procd de mon frre ntait pas sup-portable. Je fus trs fche du mrite que cet incident lui faisaitauprs de moi dans ses propres ides, dautant plus quil avaitreu quelques affronts trop ouverts pour tre excuss. Cepen-dant je lui dis que dans quelque faute que mon frre pt tomber,jtais dtermine ne pas rompre avec lui, si je pouvais lviter;et que puisquils ne pouvaient se voir tranquillement lun etlautre, je serais bien aise quil ne se jett point au-devant de mon

    1. On verra dans la lettre 13 les raisons de ce changement.40

  • SAMUEL RICHARDSONfrre, parce que jtais sre que mon frre ne sempresserait pasde le chercher. Il parut fort piqu de cette rponse. La sienne futquil devait souffrir des outrages, puisque ctait ma volont. Onlavait accus lui-mme de violence dans son caractre; mais ilesprait de faire connatre, dans cette occasion, quil savaitprendre sur ses passions un ascendant dont peu de jeunes gensauraient t capables avec un si juste sujet de ressentiment, et ilne doutait pas quune personne aussi gnreuse et aussi pn-trante que moi nattribut cette modration ses vritablesmotifs.

    Il ny avait pas longtemps que mon frre, avec lapprobationde mes oncles, avait employ un ancien intendant de MilordM renvoy par son matre, et qui avait eu quelque part ladministration des affaires de M. Lovelace, qui lavait remerciaussi de ses services, pour sinformer de ses dettes, de sessocits, de ses amours, et de tout ce qui appartenait saconduite. Ma tante Hervey me communiqua secrtement leslumires quon avait tires par cette voie. Lintendant recon-naissait que ctait un gnreux matre; quil npargnait rienpour lamlioration de ses terres; quil ne sen rapportait pas auxsoins dautrui pour ses affaires, et quil y tait fort entendu; quependant ses voyages il avait fait beaucoup de dpenses, etcontract des dettes considrables; mais que depuis son retour ilstait rduit une somme annuelle, et quil avait rform sontrain, pour viter davoir obligation son oncle et ses tantes, quilui auraient donn tout largent dont il aurait eu besoin; maisquil naimait pas les voir entrer dans sa conduite, et quayantsouvent des querelles avec eux, il les traitait si librement quilsen faisait redouter; que cependant ses terres navaient jamaist engages, comme mon frre croyait lavoir appris; que soncrdit stait toujours soutenu, et qu prsent mme il ntait pasloin dtre quitte, sil ne ltait dj, avec tous ses cranciers.

    lgard des femmes, on ne lpargnait pas. Ctait unhomme trange. Si ses fermiers avaient des filles un peu jolies, ilsse gardaient bien de les laisser paratre ses yeux. On ne croyaitpas quil et de matresse entretenue. La nouveaut tait toutpour lui; cest lexpression de lintendant. On doutait que toutesles perscutions de son oncle et de ses tantes puissent le fairepenser au mariage. Jamais on ne lavait vu pris de vin. Mais il41

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEentendait merveilleusement lintrigue, et on le trouvait toujoursla plume la main. Depuis son retour, il avait men Londresune vie fort drgle. Il avait six ou sept compagnons aussimchants que lui, quil amenait quelquefois dans ses terres, et lepays se rjouissait toujours quand il les voyait partir. Quoiquepassionn, on avouait quil avait lhumeur agrable: il recevait debonne grce une plaisanterie; il voulait quon prt bien lessiennes; il ne spargnait pas lui-mme dans loccasion; enfin,ctait, suivant le rcit de lintendant, lhomme le plus libre quilet jamais connu.

    Ce caractre venait dun ennemi; car, suivant lobservation dema tante, chaque mot que cet homme disait son avantage taitaccompagn dun il faut convenir, on ne peut pas lui refuser cettejustice, etc., pendant que tout le reste tait prononc avec plni-tude de cur. Ce caractre nanmoins, quoique assez mauvais,ne rpondant point assez aux intentions de ceux qui lavaientdemand, parce quils lauraient souhait beaucoup pire, monfrre et ma sur craignirent plus que jamais que la recherche deM. Lovelace ne ft encourage, puisque la plus fcheuse partiede leurs informations tait connue ou suppose lorsquil avait tprsent dabord ma sur. Mais par rapport moi, je doisobserver que malgr le mrite quil voulait se faire mes yeux desa patience supporter les mauvais traitements de mon frre, jene lui devais aucun compliment pour le porter se rconcilier.Non qu mon avis il lui et servi beaucoup de faire cette espcede cour mon frre ou ma sur; mais on aurait pu attendre desa politesse, et mme de ses prtentions, comme vous enconviendrez, quil et marqu de la disposition faire quelquetentative dans cette vue. Au lieu de ce sentiment, il ne tmoignaquun profond mpris pour lun et pour lautre, surtout pour monfrre, avec un soin affect daggraver le sujet de ses plaintes. Demon ct, lui insinuer quil devait changer quelque chose cetteconduite, cet t lui donner un avantage dont il se seraitprvalu, et que jaurais t bien fche de lui avoir accord surmoi. Mais je ne doutai pas que, ne se voyant soutenu depersonne, son orgueil nen souffrt bientt, et quil ne prt le partide discontinuer lui-mme ses visites, ou de se rendre Londres,qui avait t son sjour ordinaire avant quil se ft li avec notrefamille. Et dans ce dernier cas, il navait aucune raison desprer42

  • SAMUEL RICHARDSONque je voulusse recevoir ses lettres; et bien moins y rpondre,lorsque loccasion de ce commerce serait tout fait supprime.

    Mais lantipathie de mon frre ne me permit point dattendrecet vnement. Aprs divers excs, auxquels M. Lovelacenopposa que le mpris, avec un air de hauteur qui pouvait passerpour une attaque, mon frre semporta un jour jusqu lui bou-cher lentre de la porte, comme sil et voulu sopposer sonpassage; et lentendant parler de moi au portier, il lui demanda cequil avait dmler avec sa sur. Lautre, dun air de dfi,comme mon frre la racont, lui dit quil ny avait pas de ques-tion laquelle il ne ft prt de rpondre, mais quil priaitM. James Harlove, qui stait donn depuis peu dassez grandsairs, de se souvenir quil ntait plus au collge. Heureusement lebon docteur Lewin, qui mhonore souvent de ce quil appelle unevisite de conversation, et qui sortait ce moment de monparloir 1, se trouva prs de la porte. Nayant que trop entenduleurs discours, il se mit entre eux, dans le temps quils portaienttous deux la main sur leurs pes. M. Lovelace, qui il apprit ojtais, passa violemment devant mon frre, quil avait laiss, medit-il, dans ltat dun sanglier chauff que la chasse a mis horsdhaleine.

    Cet incident nous alarma tous. Mon pre insinua honnte-ment M. Lovelace, et par lordre de mon pre je lui dis beau-coup plus ouvertement, que pour la tranquillit de notre familleon souhaitait quil discontinut ses visites. Mais M. Lovelacenest pas un homme qui lon fasse abandonner si facilement sesdesseins, surtout ceux dans lesquels il prtend que son cur estengag. Nayant pas reu de dfense absolue, il ne changea rien ses assiduits ordinaires. Je conus parfaitement que refuser sesvisites, que jvitais nanmoins aussi souvent quil me fut pos-sible, ctait les pousser tous deux quelque action dsespre,puisque lun ne passait qu ma considration sur une offenseque lautre lui avait cause si volontairement. Ainsi le tmraire

    1. On donne ce nom, en Angleterre, quelques pices dentre o lon reoitcompagnie (NdP).43

  • HISTOIRE DE CLARISSE HARLOVEemportement de mon frre me jeta dans une obligation dont maplus forte envie aurait t de me garantir.

    Les propositions quon fit pour moi, dans lintervalle, deM. Symmes et de M. Mullins, qui furent prsents tous deuxsuccessivement par mon frre, lui firent garder pendant quelquetemps un peu plus de mesure. Comme on ne me supposait pasbeaucoup de penchant pour M. Lovelace, il se flatta de faireentrer mon pre et mes oncles dans les intrts de lun ou lautrede ces deux concurrents. Mais lorsquil eut reconnu que javaisassez de crdit pour me dlivrer deux, comme javais eu, avantson voyage dcosse et les visites de M. Lovelace, celui de faireremercier M. Wyerley, il ne connut plus de bornes capables delarrter. Il commena par me reprocher une proccupation sup-pose, quil traita comme sil et t question de quelque senti-ment criminel. Ensuite il insulta personnellement M. Lovelace.Le hasard les avait fait rencontrer tous deux chez M. douardSymmes, frre de lautre Symmes qui mavait t propos; et lebon docteur Lewin ny tant pas pour les arrter, leur rencontreeut le fcheux effet que vous nignorez pas. Mon frre futdsarm, comme vous lavez su. Il fut apport au logis; et nousayant donn lieu de croire que sa blessure tait plus dangereusequelle ne ltait rellement, surtout lorsque la fivre fut sur-venue, chacun jeta des flammes, et tout le mal retomba sur moi.

    Pendant trois jours entiers, M. Lovelace envoya demandermatin et soir des nouvelles de la sant de mon frre. Ses messa-gers furent mal reus, et ne remportrent mme que desrponses choquantes; ce qui ne lempcha pas, le quatrime jour,de venir prendre les mmes informations en personne. Mes deuxoncles, qui se trouvaient au chteau, le reurent encore moinscivilement. Il fallut employer la force pour arrter mon pre, quivoulait sortir sur lui lpe la main, quoiquil et alors un accsde goutte.

    Je tombai vanouie, au bruit de tant de violence, et lorsquejeus entendu la voix de M. Lovelace, qui jurait de ne pas seretirer sans mavoir vue, ou sans avoir oblig mes oncles de luifaire des rparations pour lindigne traitement quil avait reu deleur part. On les avait spars, en fermant soigneusement uneporte. Ma mre tait dans une explication fort vive avec monpre. Ma sur, aprs avoir adress quelques injures piquantes 44

  • SAMUEL RICHARDSONM. Lovelace, vint minsulter aussitt quon meut rappel laconnaissance. Mais lorsquil eut appris ltat o jtais, il partit,en faisant vu de se venger.

    Il stait fait aimer de tous nos domestiques. Sa bont poureux, et lagrment de son humeur, qui lui faisait toujours adresser chacun quelque plaisanterie convenable leur caractre, lesavait mis tous dans ses intrts. Il ny en eut pas un qui ne blmtsourdement dans cette occasion la conduite de tous les acteurs,except la sienne. Ils firent une peinture si favorable de sa mod-ration et de la noblesse de ses procds jusqu lextrmit deloffense, que ce rcit, joint mes craintes pour les consquencesdune si fcheuse aventure, me fit consentir recevoir une lettrequil menvoya la nuit suivante. Comme elle tait crite dans lestermes les plus respectueux, avec loffre de soumettre ses intrts ma dcision, et de se gouverner entirement par ma volont, lesmmes raisons me portrent quelques jours aprs lui fairerponse.

    Cest cette fatale ncessit quil faut attribuer le renouvelle-ment de notre correspondance, si je puis lui donner ce nom.Cependant je ncrivis quaprs avoir su du frre de M. Symmes,quil avait t forc de tirer lpe par les dernires insultes; etque sur le refus quil en avait fait ma considration, mon frrestait oubli jusqu le menacer plusieurs fois de le frapper auvisage. Et par toutes les informations que javais pu recueillir, jenavais pas moins vrifi quil avait t maltrait par mes onclesavec plus de violence que je ne lai rapport. Mon pre et mesoncles furent informs des mmes circonstances. Mais ilsstaient trop avancs, en se rendant parties dans la querelle,pour se rtracter ou pour pardonner. Je reus dfense dentre-tenir la moindre correspondance avec lui, et de me trouver unmoment dans sa compagnie.

    Cependant je puis vous faire un aveu, mais en confidence,parce que ma mre ma recommand le secret: en me tmoi-gnant ses craintes, sur les suites d