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Noesis 1 | 1997 Phenomenologica - Hellenica Hippocrate et la théorie des humeurs Antoine Thivel Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/noesis/1419 ISSN : 1773-0228 Éditeur Centre de recherche d'histoire des idées Édition imprimée Date de publication : 15 mars 1997 Pagination : 85-108 ISSN : 1275-7691 Référence électronique Antoine Thivel, « Hippocrate et la théorie des humeurs », Noesis [En ligne], 1 | 1997, mis en ligne le 02 mars 2009, consulté le 21 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1419 © Tous droits réservés

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Noesis1 | 1997Phenomenologica - Hellenica

Hippocrate et la théorie des humeursAntoine Thivel

Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/noesis/1419ISSN : 1773-0228

ÉditeurCentre de recherche d'histoire des idées

Édition impriméeDate de publication : 15 mars 1997Pagination : 85-108ISSN : 1275-7691

Référence électroniqueAntoine Thivel, « Hippocrate et la théorie des humeurs », Noesis [En ligne], 1 | 1997, mis en ligne le 02mars 2009, consulté le 21 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1419

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HIPPOCRATE ET LA THEORIE DES HUMEURS

Antoine THIVEL

La théorie des humeurs a régné sur toute l'histoire de la civilisation occidentale depuis des siècles, sur la médecine, la biologie, la philosophie, la cosmologie et même la géographie et l'astronomie, et pourtant elle était fausse, mais sa fausseté n'est apparue que lorsqu'ont été mises au point la médecine, la chimie et la physique modernes, c'est-à-dire vers la fin de notre XVIIIème siècle. Même des savants comme Descartes ou Gassendi croient encore à la bile et au phlegme, Boerhave et Barthez n'ont pas de meilleure explication à donner lorsqu'ils parlent du corps humain, et s'il fallait évoquer la place de la théorie des humeurs dans la littérature de ce temps, qu'elle soit invoquée comme une vérité d'évidence comme dans Shakespeare, ou attaquée comme une absurdité comme dans Montaigne ou Molière, il y aurait tout un volume à écrire.

Même notre langage courant en porte encore de nombreuses traces, et nous employons sans y penser des expressions qui viennent de cette théorie, bien que nous n'y attachions, bien entendu, pas la moindre valeur : nous parlons encore de « rhume de cerveau » comme si cette affection était due à un écoulement de la matière du cerveau dans les narines par des conduits qui n'existent pas, mais telle a bien été, et jusqu'au XVIème siècle, l'explication « savante » de cette maladie, bénigne mais fort gênante. Il a fallu que les anatomistes de la Renaissance montrent que l'os du front n'avait pas d'ouverture au-dessus du nez pour que l'on renonce à cette « explication », et encore des esprits obstinés ont-ils pu soutenir pendant un certain temps qu'il y avait bien un passage, mais qu'il se faisait par des « pores invisibles ». Quant aux dommages que cela aurait pu causer au cerveau, personne n'y pensait, apparemment, mais il a fallu plus tard la découverte du microscope pour venir à bout de ces résistances. Le terme « rhume », du grec rheuma, « écoulement », tient encore une grande place dans le vocabulaire médical : nous parlons de « rhumatismes », alors que nous savons très bien que ces douleurs ne sont pas dues à des écoulements

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d'humeurs, mais à des dégradations des articulations. Ces écoulements sont aussi présents dans les « catarrhes » (grec : katarrhooi, « écoulements vers le bas »), qui commencent à passer de mode, mais qu'on trouvait chez les « cacochymes », vieillards atteints de fluxions sur la poitrine, puisque le mot est formé du grec kakos, « mauvais », et de khuma, « chose qui se déverse ». Et les deux principales humeurs, la bile et le phlegme, se trouvent évidemment dans le phlegmon (mot où le phlegme doit représenter surtout une accumulation de pus) et dans le choléra, de sinistre mémoire et redoutable encore dans certaines régions du monde, mot qui vient du grec kholê ou kholos, « bile », mais aussi dans la simple « colère », beaucoup plus courante et en général moins nocive. Et puisque nous en sommes aux expressions familières, pourquoi ne pas nous rappeler qu'on peut, suivant les jours, être de « bonne » ou de « mauvaise humeur », « se faire de la bile » ou « tirer sa flemme », mot qui vient aussi de l'antique et vénérable phlegme, mais par l'intermédiaire de l'italien flemma, passé au genre féminin à cause de sa terminaison en -a, alors qu'en grec c'était un mot neutre ? On retrouve la bile noire dans la mélancolie (en grec mélankholia, de mélaina kholê, « bile noire ») et cela a donné naissance à toute une littérature dont nous nous occuperons dans quelques instants. Mais les principaux amateurs des antiques humeurs sont bien les Anglais, qui ont trouvé le moyen d'appeler « humour » le tempérament de tel ou tel individu, et de préférence de celui qui est doué d'un « phlegme » imperturbable, ce qui lui permet de regarder le monde avec une indifférence spirituelle nuancée de mépris, lorsqu'il n'est pas atteint de « spleen », c'est-à-dire d'une attaque de la bile noire sur sa rate (en grec : splên, "rate"). Il n'est pas question d'énumérer ici toutes les expressions du langage, courant ou savant, qui viennent de la théorie des humeurs, qu'elles soient empruntées au grec, comme nous venons de le voir, ou au latin, comme les « fluxions », les humeurs « peccantes », ou la « pituite », équivalent du phlegme. Mais pour comprendre à quel point il a été difficil e de se débarrasser de ces notions simples et soi-disant explicatives, il n'est que d'évoquer l'usage qu'en font encore certains philosophes, psychologues ou historiens des sciences, comme Gaston Bachelard dans ses descriptions de l'ancien esprit

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scientifique, Jean Starobinski dans ses analyses des passions, ou même Gaston Berger dans sa classification des tempéraments en « émotifs, actifs, primaires », positifs ou négatifs, système qui rappelle étrangement ceux d'un Galien ou d'un Théophraste.

On peut se demander pourquoi les humeurs, en gros les masses liquides de l'organisme, ont paru si importantes pour expliquer le fonctionnement du corps humain, en santé ou en maladie. Pourquoi pas le souffle, la respiration ? En effet, le « pneuma » a joué lui aussi son rôle (et comme il symbolise la vie, on lui a attribué des valeurs philosophiques, et même théologiques), mais il faut reconnaître que ce qui caractérise la médecine européenne, et cela depuis la médecine grecque antique, ce sont les humeurs, et que le « pneuma » n'a jamais réussi à les supplanter, alors que dans les médecines anciennes de la Chine et de l'Inde, par exemple, et aussi dans celle de l'Egypte, c'était plutôt le souffle, ou les souffles, qui jouaient le rôle principal, car c'était le souffle vital qui imprimait au corps son mouvement et faisait circuler le sang, comme le vent pousse les nuages et fait mouvoir les astres ; l'air en mouvement était donc considéré comme le moteur du temps et de tout l'univers ; et d'autre part, il n'y a rien, dans les médecines chinoise, indienne ou égyptienne, qui corresponde à la bile et au phlegme des Grecs, quels que soient les efforts que certains chercheurs ont déployés pour essayer d'établir des correspondances entre ces diverses théories. Inversement, pour les Grecs, au moins au début, le sang ne joue pas un rôle particulier. Il irrigue le corps, simplement, comme des canaux dans un jardin, mais ce n'est que tardivement qu'on lui accordera le même statut qu'aux autres humeurs, et qu'on le rendra responsable, par ses altérations, en quantité ou en qualité, de certaines maladies. Il faut dire que les Grecs n'ont découvert l'importance du pouls qu'au IIIème siècle avant J.C., dans les écoles médicales d'Alexandrie, tandis que les médecins chinois les avaient précédés dans cette science depuis au moins 200 ans. Mais pourquoi la bile et le phlegme, et que représentent ces deux humeurs fondamentales ? Pour le comprendre, il faudrait trouver leur origine.

Cette question a été très controversée, certains cherchant à faire venir les humeurs des Grecs d'observations presque expérimentales, comme celles de la coagulation du sang ou du

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lait, d'autres au contraire établissant des parallèles entre les humeurs du corps et les éléments de l'univers, ou avec certains dieux de la mythologie. Cette dernière explication conviendrait plutôt à la médecine indienne, qui compte cinq éléments dans le corps humain et deux dans l'âme, comme il y a cinq éléments dans l'univers (la terre, l'eau, le feu, le vent et le vide), ayant leurs répondants dans le panthéon brahmanique, et on trouve également dans la médecine chinoise une correspondance entre les éléments du corps et ceux du monde (le microcosme et le macrocosme), qui sont aussi au nombre de cinq (bois, terre, eau, air, feu), comme il y a les quatre points cardinaux et le cinquième point qui est le centre du monde, c'est-à-dire la Chine, ou le centre de celle-ci. En Grèce, il n'y a rien de semblable, et les correspondances entre les humeurs et les éléments qu'on peut trouver chez certains auteurs sont toutes de date tardive ; ce sont des constructions diverses inventées par des médecins ou des philosophes doués d'une imagination systématique, mais elles n'expliquent pas comment s'est formé le système primitif. En Egypte, où les agents nocifs qui produisent les maladies sont d'anciens démons, qu'il faut encore chasser quelquefois par des exorcismes, l'explication va de soi : les produits pathogènes sont des démons rationalisés, et là encore on peut leur trouver une place dans la hiérarchie divine. Mais en Grèce, la médecine la plus ancienne que nous connaissons, celle de la Collection hippocratique, ensemble de 67 traités datant d'environ 430 à 350 avant J.C., est depuis longtemps complètement débarrassée de ces notions magiques et religieuses, polémique même contre elles, et se méfie tout autant des constructions cosmologiques arbitraires. Les humeurs des Grecs ne sont ni des démons rationalisés, ni des dieux devenus des éléments, ni des éléments de l'univers transposés sur le corps humain. Cette médecine est entièrement positive, proche de l'expérience mais encore - cela va de soi -entièrement empirique, et elle repose tout entière sur l'opposition de la bile et du phlegme. Or, comme nous ne connaissons pas de textes médicaux antérieurs aux traités attri-bués à Hippocrate, et que d'autre part il est très difficil e de reconstituer des théories médicales à partir des textes littéraires antérieurs, poétiques ou autres, nous ne pouvons essayer d'expliquer l'origine de la bile et du phlegme que par hypothèse.

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Une chose est certaine : Homère ne connaît pas les humeurs. Les poèmes homériques ne sont pas des traités techniques, mais on y trouve, chemin faisant, beaucoup de notions médicales, à propos de blessures dans les batailles, de maladies naturelles ou envoyées par les dieux, ou de breuvages aux vertus vivifiantes. La distinction entre les maladies lentes (naturelles) et les maladies foudroyantes (dues à une intervention divine) semble à l'origine de la distinction classique entre maladies chroniques et maladies aiguës, qui est bien établie chez Hippocrate (les deux, évidemment, étant pour lui d'origine naturelle). Mais chez Homère, kholos ne veut jamais dire « bile », mais « fiel » ou « colère » 1, et phlegma veut dire « incendie » 2. Ces notions sont difficiles à comprendre pour nous, qui avons été formés, bon gré mal gré, par des siècles de doctrine chrétienne enseignant (d'après Platon), que chaque homme a une âme, à la fois psychologique et spirituelle, et que cette âme le quitte au moment de la mort pour aller dans l'au-delà, pour le meilleur ou pour le pire. Si nous voulons comprendre les conceptions des Grecs, il faut nous représenter que, pour Homère, chaque homme a deux âmes, la psukhê, qui est un souffle et un principe de vie, et d'autre part le thumos, ou phrên, qui est le siège des sentiments, de la volonté et de la raison, et qui est situé dans la région du coeur ou du diaphragme. On parle aussi quelquefois du kardia, mot formé sur l'ancien nom du coeur, et qui peut être aussi l'ouverture de l'estomac. La psukhê parcourt le corps, elle l'abandonne momentanément dans les évanouisse-ments, les pertes de connaissance, et définitivement dans la mort. Elle ira ensuite errer quelque temps dans les enfers, pâle fantôme insaisissable, et qui n'est doué ni de pensée, ni de parole (pour que les morts se mettent à parler, il faut les évoquer par des rites spéciaux, comme le fait Ulysse dans le chant X de l'Odyssée ). Au contraire, le thumos se met en mouvement, se gonfle dans la colère, les passions et l'activité, et les phrenes (le diaphragme) palpitent dans les émotions, le rire et les larmes, ou se tendent dans la réflexion. Les Pythagoriciens croiront même, par des exercices de tension du diaphragme et en retenant leur respiration, libérer leur âme

1 Iliade, XVI , p. 203. 2 Il. XXI , p. 337.

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matérielle et voyager dans tous les lieux et tous les temps, guérir les maladies, se réincarner...etc. Chez Homère, il n'y a rien de tel, mais la distinction entre la raison et l'affectivité n'est pas vraiment faite, et tout cela est très matériel, et à vrai dire assez confus, car on ne connaît pas du tout la fonction des organes internes du corps, étant donné que les dissections sont interdites pour des raisons religieuses et que les médecins peuvent tout au plus conjecturer la structure interne de l'orga-nisme d'après des blessures entrevues pendant les guerres, ou des comparaisons avec des animaux de boucherie. En somme, cette description de ce qu'on pourrait appeler la « physiologie homérique » confirme ce que nous dit Platon dans la République (406 a-b) : au temps d'Homère, on ignorait les flux d'humeurs, et même les humeurs elles-mêmes. Platon exagère sans doute quand il dit que les celles-ci sont une invention récente, mais le fait est là : Homère ne connaissait pas les humeurs.

La question reste donc posée : quand, comment et pourquoi a-t-on inventé ces humeurs, qu'utilisent les médecins grecs ? Entre Homère et l'époque classique, il y a, sur ce sujet, un vide complet, une absence totale de documents. Il faut alors avoir recours à l'hypothèse qui me paraît la meilleure, celle de Louis Gernet, dans son livre Anthropologie de la Grèce antique (Maspéro, 1968), qui est un recueil d'articles et de conférences de ce savant, spécialiste de droit athénien et fondateur des études modernes sur la Grèce : pour lui, les humeurs des médecins sont des « catégories de l'âme » qui ont été prises dans un sens matériel pour expliquer le fonc-tionnement du corps. Donc, au début, c'étaient des termes qui avaient une valeur purement psychologique, qui indiquaient des sentiments, des « mouvements d'humeurs », mais ensuite les médecins s'en sont servis pour désigner des liquides qui étaient censés provoquer des irritations, des inflammations, des blocages, des resserrements ou des relâchements, et ainsi ils ont élaboré un système qui rendait compte de tous les phénomènes physiologiques, et qui, à leurs yeux, expliquait la santé et toutes les maladies. Pour la bile, ou comprend qu'elle soit liée à la colère, au teint jaune et à la vésicule biliaire, mais pour les médecins hippocratiques la bile circule dans tout le corps, et il peut y en avoir aussi bien dans les jambes, dans la tête, les reins ou le poumon, que dans le foie. Elle n'est pas

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spécialement liée à la vésicule, elle circule dans tous les vaisseaux avec le sang (la distinction entre les veines et les artères n'est pas faite, le terme unique pour désigner les vaisseaux est phlebs, qui ne veut pas dire exactement « veine », mais « canal »). L'évolution du sens du mot « phlegme » se comprend à partir du fait qu'étymologiquement il veut dire « inflammation » : il représente tout gonflement insolite, abcès ou tumeur, et c'est lui qui est en cause chaque fois qu'on a affaire à des affections purulentes. C'est pourquoi il a tendance à désigner, malgré son sens originel, plutôt une humeur aqueuse, relâchante, froide, tandis que la bile est une humeur chaude, de teinte tirant sur le jaune ou le marron 3. Ce sera une variété de bile particulièrement sombre qui s'appellera la « bile noire », et qui deviendra ensuite une humeur spécifique. Comme la bile, le phlegme coule partout dans le corps, on appelle « phlegme » tous les liquides de l'organisme de couleur blanche, et on décèle la présence de cette humeur surtout chez les malades qui ont un teint livide, qui semblent atteints de maladies de langueur. Ainsi, si la théorie de Louis Gernet est juste, on voit que les conceptions médicales des Grecs ont suivi une évolution double et contradictoire : au début, on a utilisé des termes psychologiques pour désigner des réalités anatomiques (ou supposées telles), les humeurs dominantes de l'organisme, puis ces mêmes humeurs ont servi à bâtir la théorie psychologique des tempéraments, qui était promise à un si grand avenir. Comme Galien, au IIème siècle après J.C., utilise les humeurs dans les deux sens, à la fois anatomique et psychologique, c'est de lui que viennent la plupart des confusions qu'on trouve dans les ouvrages des modernes quand ils font allusion à cette théorie.

La bile et le phlegme ainsi définies, et étant admis qu'elles peuvent se combiner dans un nombre infini de variétés (phlegme subbilieux, acide, atténué, bile amère, leucophlegmasie...etc), on voit tout de suite que ce ne sont pas des réalités anatomiques, mais des abstractions, ce

3 Au Vème siècle, le sophiste Prodicos ne se fera pas faute de souligner la

contradiction qui consiste à appeler "phlegme" (inflammation) une humeur

froide et aqueuse, et il proposera de lui donner le nom de blenna, « morve »

(d'après Galien, De virtutibus physicis , II, 9, XV, 325 Kühn).

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qu'Auguste Comte nommerait, dans sa théorie des « trois états », des concepts métaphysiques, intermédiaires entre les dieux et les démons de l'âge fétichiste et les lois de l'ère positive, qui donnent seules les véritables causes des phénomènes. Mais, au niveau où était la science grecque au Vème siècle avant notre ère, ces idées arbitraires servaient tout de même de système d'explication. Reste à savoir à quelle époque elles sont apparues, et cela est plus difficil e à dire. Le témoignage le plus ancien que nous ayons vient du sophiste Gorgias, qui dans son Eloge d'Hélène, compare la magie du discours avec celle des médicaments ou des poisons (ces deux contraires étant désignés par un seul mot grec : pharmaka ). Il écrit :

« De même que les drogues (pharmaka ) font sortir du corps les humeurs (khumous ), les unes pour un effet, les autres pour un autre, mettant fin les unes à la maladie, les autres à la vie, de même certains discours affligent les auditeurs, les autres les charment4 »...etc.

Ce texte, qui peut dater du milieu du Vème siècle, est déjà indicatif, mais nous en possédons un plus ancien et plus explicite, bien qu'il ne parle pas directement des humeurs et qu'il ne soit qu'une citation d'un auteur tardif, c'est le résumé de la doctrine médicale d'Alcméon de Crotone, qui nous est donné par un compilateur que H.Diels place au Ier siècle après J.C. et qu'il appelle « Aétius » :

« Alcméon dit que la santé consiste dans l'équilibre des qualités (tên isonomian tôn dunameôn ), de l'humide, du sec, du froid, du chaud, de l'amer, du doux et de toutes les autres, mais que la monarchie d'une d'entre elles entraîne la maladie ; en effet la monarchie d'une de ces qualités sur l'autre apporte la m o r t5 . . . »

4Gorgias, Eloge d'Hélène, 14, 82 B 11 D.K., trad. de J.P.Dumont dans

Les Présocratiques, Bibliothèque de la Pleïade, p. 1034. 5Alcméon, fr. B4, I, 215, 11 D.K., trad. de J.P. Dumont dans la

Bibilothèque de la Pleïade, ibid., p. 226.

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Suivent un certain nombre d'indications sur l'agent ou la cause qui peuvent être responsables de ces maladies, le lieu où elles se produisent, et là il est certain que l'influence de l'école aristotélicienne se fait sentir, comme dans tous ces résumés de doctrines philosophiques ou scientifiques de date tardive qu'on appelle des « doxographies », mais quel que soit le degré de confiance que l'on peut accorder à ce genre de documents, l'expression « isonomie des qualités » est importante, car elle correspond exactement à la conception de la santé que l'on trouve dans les principaux traités de la Collection hippocratique, notamment dans le traité de L'ancienne médecine, dans le Pronostic et les Epidémies . On a discuté pour savoir si Alcméon faisait partie de la secte pythagoricienne, ou non, mais cela n'a guère d'importance, et ses recherches positives en anatomie-physiologie tendraient plutôt à prouver qu'il n'était pas disciple de Pythagore, mais médecin indépendant ; d'ailleurs, la manière dont il opppose les contraires entre eux inviterait plutôt à le rapprocher de la dialectique héraclitéenne. D'autre part, comme il a vécu entre la fin du VIème siècle avant J.C. et le début du Vème, sa théorie de la santé et de la maladie semble une première ébauche de la doctrine hippocratique des humeurs, bien que dans le texte doxographique il soit question des « qualités », et non directement de la bile et du phlegme, mais nous avons vu que ces deux humeurs se définissaient avant tout par leurs qualités, couleur, fluidité, température...etc. On peut donc parler d'humeurs ou de qualités, cela revient à peu près au même, et à chaque combinaison d'humeurs correspond une nuance des qualités. En effet, la médecine, comme la physique de ce temps, n'avait pas encore intégré le calcul mathématique, et ne pouvait être que qualitative, elle croyait donc que certains produits étaient naturellement chauds, froids, humides, amers, doux...etc., et leur appréciation était simplement laissée à l'expérience, au « flair » du médecin. Aussi ne voyons-nous aucune contradiction quand un traité comme L'Ancienne médecine disserte sur la valeur qu'il faut attribuer aux diverses qualités (§ 4), qui sont pour lui en nombre infini , et explique un peu plus loin (§ 18) que le coryza n'est pas causé seulement par un excès de froid ou de chaud, mais par l'âcreté du phlegme, qui trouble l'équilibre des humeurs, les fait passer de l'état de « coction », où elles forment un mélange

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harmonieux, consistant et agréable (« coction » = cuisson), à un état de désordre, de déséquilibre, où elles deviennent âcres, liquides et douloureuses. Cela ressemble à la différence entre une sauce qui « prend » et une sauce qui « tourne ». Et de même, toutes les maladies, comme elles sont causées par des « flux » d'humeurs, sont plus ou moins pensées sur le modèle du rhume de cerveau. Dans le traité Des airs, des eaux et des lieux, qui étudie les rapports entre les climats et l'état sanitaire des populations, il est dit (§ 12) que l'Asie a un climat plus doux et plus équilibré que l'Europe parce qu'elle est orientée à l'Est, elle jouit donc d'une meilleure isomoiriê, terme qui est employé aussi par Thucydide (VII , 75) pour désigner l'égalité des droits. On pourrait citer de nombreux autres textes, du Pronostic, des Epidémies, des traités chirurgicaux, ou mêmes des livres appelés « cnidiens », qui iraient dans le même sens. Même dans le traité du Régime, qui a pourtant une doctrine toute différente de celle de L'ancienne médecine (l'auteur croit que tout est fait du mélange de deux principes contraires : l'eau et le feu), il est dit que la meilleure constitution humaine est celle qui est composée de l'eau la plus ténue et du feu le plus délié, quand aucun des éléments contraires n'atteint son point extrême, de même que l'airain le plus résistant est formé de l'alliage de cuivre et d'étain le plus

équilibré 6 . Là est la véritable doctrine « hippocratique » des humeurs, qui n'est évidemment pas une invention d'Hippocrate, car elle est beaucoup plus ancienne que lui. C'est, en fait, la conception générale de la santé que se faisaient les Grecs, et elle se retrouve dans les domaines cosmologique et politique. Des historiens comme Hérodote et Thucydide emploient le terme « isonomie » comme synonyme de « démocratie », et on le trouve aussi chez des philosophes et des savants comme Hippon et Philolaos. Ainsi, sans qu'on puisse dire exactement comment elle s'est formée, on peut assurer sans crainte de se tromper que la théorie des humeurs est fort ancienne en Grèce, qu'elle est liée à des idées cosmologiques et politiques, et qu'on ne peut pas l'attribuer à une école particulière. Cependant, elle n'a jamais été, au moins dans un premier temps, systématisée de manière dogmatique, comme elle l'a été en Inde, par exemple, et on ne peut pas dire

6 Du régime, I, 32 ; VI, 506 Littré ; C.U.F., éd. R.Joly, p. 25.

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non plus que les humeurs soient pensées dans un rapport direct avec le macrocosme, qu'il y ait une relation de cause à effet entre elles et les éléments.

Comme les textes de la Collection hipppocratique représentent un travail collectif qui a duré environ 80 ans (mais beaucoup de traités médicaux de cette époque ont disparu, nous sommes loin de posséder toute cette littérature médicale, et il est impossible d'attribuer tel ou tel écrit à un auteur particulier, même à Hippocrate), ils ont pour nous l'intérêt de décrire une évolution historique et un foisonnement d'idées, des discussions, des polémiques entre divers groupes de médecins qui ne formaient pas vraiment des écoles, car la liberté de pensée et de recherche y était totale. Pour ce qui est des humeurs, on peut distinguer en gros deux théories, qui se succèdent d'ailleurs dans le temps : d'abord celles qui utilisent deux humeurs, la bile et le phlegme, et expliquent tout par leurs innombrables variétés et combinaisons ; viennent ensuite les théories à quatre humeurs, mais là il faut mettre à part le traité De la nature de l'homme, qui admet la bile, le phlegme, le sang et la bile noire, et d'un autre côté quelques traités (Affections, Maladies I et IV, Lieux dans l'homme ) qui utilisent un autre système à quatre humeurs : bile, phlegme, sang, eau. On sait que dans la suite de l'histoire de la médecine, c'est la première forme de ces théories, qui ne se trouve d'ailleurs que dans le traité De la nature de l'homme , qui s'est imposée, puisqu'elle existe chez Aristote, et ensuite chez tous les médecins de l'époque hellénistique et de l'époque romaine (où certains refusent la théorie des humeurs), puis au Moyen-Age, à la Renaissance, et jusqu'au XVIIIème siècle. C'est à cette théorie, en général, que l'on fait allusion quand on parle de « la théorie des humeurs », mais en fait ce n'est pas celle de l'Hippocrate historique (qui avait sûrement une théorie à deux humeurs), c'est celle de Galien, car ce dernier, adepte de la théorie bile-phlegme-sang-bile noire, ne la trouvant chez « Hippocrate » que dans le traité De la nature de l'homme, a accrédité l'idée que ce traité était bien d'Hippocrate lui-même (comme il lui fallait un garant, un grand ancêtre), alors que nous savons que l'auteur de cet écrit n'est pas Hippocrate, mais son gendre, Polybe, comme un texte d'Aristote nous

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permet de l'affirmer 7. C'est même le seul texte de cette Collection dont nous connaissions l'auteur avec certitude. L'autre théorie à quatre humeurs, celle qui admettait la bile, le phlegme, le sang et l'eau, a été ensuite oubliée, peut-être parce que l'eau paraissait faire double emploi avec le phlegme, ou bien à cause de l'importance que la bile noire a prise dans la suite de l'histoire de la théorie des humeurs et des tempéraments.

Mais les systèmes à deux ou à quatre humeurs ne se distinguent pas seulement par le nombre des éléments physiologiques ou pathogènes qu'ils font intervenir : dans les premiers, les humeurs sont variables, elles peuvent prendre toutes sortes de nuances qui s'échelonnent comme sur le spectre des couleurs d'un pôle à l'autre, de la bile pure au phlegme proprement dit. Les auteurs des traités qui analysent les choses de cette façon raisonnent par le principe des contraires : c'est par les contraires, l'union des graves et des aigus, que se fait la plus belle harmonie (comme dit Héraclite, fr. B 51 D.K.). Ainsi le phlegme, humeur âcre et froide, pourra donner des inflammations, donc créer le chaud. Inversement, dans les systèmes à quatre humeurs, celles-ci sont rigides, ce sont des blocs qui ne peuvent communiquer entre eux, qui ne se combinent que par des mélanges où chaque élément garde sa spécificité, mais s'unit au voisin par ce qu'il a de commun avec lui : ce sont des traités où l'on raisonne par le principe des semblables, la logique formelle : A = A, A = non B, et le principe du tiers exclu. Pour ces auteurs, l'harmonie vient de ce que le semblable va toujours vers le semblable (to homoion pros to homoion ). Ce principe est énoncé par certains poètes, et parmi les physiciens-philosophes surtout par Empédocle (fr. A 20 a ; B 22, v.5 ; 62, v.6 D.K.).

L'influence du philosophe d'Agrigente est encore indéniable par d'autre traits dans les systèmes à quatre humeurs : celles-ci doivent être au nombre de quatre comme il y a quatre éléments dans la physique empédocléenne (terre, eau, air, feu). Cependant, on peut remarquer que les traités médicaux ne

7Aristote, Histoire des animaux, III , 3, 512 b 12-513 a 7.

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parlent que des humeurs, et non des éléments de la nature qui doivent leur correspondre. Mais déjà l'introduction du sang comme humeur supplémentaire, à côté de la bile et du phlegme, devrait montrer qu'Empédocle est pour quelque chose dans cette transformation des idées médicales, car on sait qu'il est un des premiers à avoir découvert (ou du moins à s'être fait l'écho de cette découverte dans son poème) que la respiration et la circulation du sang étaient liées, lui qui croyait que l'air entrait dans notre corps non seulement par le nez et la bouche, mais aussi par les « pores » de la peau, et que les poumons et les vaisseaux se remplissaient alternativement d'air et de sang à chaque inspiration et expiration, ce qui l'amènera à repousser la localisation de la pensée dans le cerveau, proposée par Alcméon, et à dire que la pensée se situe « dans la région du coeur », peut-être dans le diaphragme, comme on le disait déjà dans les poèmes homériques. On retrouvera des idées semblables dans le Timée de Platon, bien que celui-ci soit un fervent partisan de la localisation de la pensée dans le cerveau. Ce fait prouve à quel point la physique d'Empédocle, qui semblait avoir réponse à tout et régler définitivement le problème de l'un et du multiple (le multiple, pour lui, c'est quatre, comme les quatre points cardinaux et les quatre saisons), a été en vogue chez les penseurs à la fin du Vème siècle, et a été adoptée par un grand nombre de philosophes et de médecins. Elle a ensuite servi de base à toutes les constructions théoriques cherchant à rendre compte de l'homme et de la nature. Aristote même reprendra l'idée que la pensée est logée dans le coeur, si bien que le cerveau n'est plus pour lui qu'un organe de refroidissement ayant pour fonction de tempérer la chaleur du « feu interne », ce qui représente une grave régression par rapport à la découverte d'Alcméon.

Un bon exemple de la théorie à deux humeurs est le traité Des airs, des eaux et des lieux, qui traite des rapports entre l'homme et son environnement ; c'est pourquoi les Allemands lui donnnent le titre : Über die Umwelt. C'est un des traités les plus anciens de la Collection, il peut dater de 430 environ, et présente une conception du monde proche de celle d'Hérodote. On y expose ce qu'un médecin doit savoir quand il arrive, avec son équipe, dans une nouvelle cité (car ces médecins étaient itinérants, et passaient en général un an dans chaque ville) : la première chose est de connaître l'astronomie, les levers et les

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couchers des principales constellations, pour savoir à quelle époque de l'année on se trouve, parce que chaque cité grecque avait alors son calendrier particulier, il n'y avait pas de points de repère universels. Ensuite, il faut étudier l'orientation de la cité d'après les quatre points cardinaux : les villes exposées au sud (§ 3) ont un climat où domine l'humidité, et leurs habitants sont de tempérament phlegmatique. Il en résulte des écoulements chez les femmes, des fausses couches, des convulsions chez les enfants, des épilepsies, des dysenteries, des fluxions à partir de 50 ans, des paralysies, mais peu de maladies aiguës, et les ophtalmies sont peu dangereuses. On pense à l'exposition de la plupart des villes des côtes sud de la Grèce, et à une saison qui pourrait être l'été. A l'opposé (§4), les villes exposées au nord ont un climat sec et froid, et l'humeur qui domine dans les tempéraments est la bile, ce qui donne : des « ruptures intérieures » (hémorragies internes, ou abcès dans le poumon), des « pleurésies » (on appelle ainsi toutes les maladies du poumon, car la différence entre la plèvre et le poumon n'est pas faite), de mauvais écoulements menstruels chez les femmes, des accouchements laborieux, mais peu de fausses couches, de l'hydropisie des bourses chez les enfants, et surtout des maladies aiguës, fièvres violentes qui peuvent emporter le malade en trois ou quatre jours. Là, on doit avoir affaire à des villes de la Grèce continentale, et la saison correspondante est l'hiver. Puis nous passons (§ 5) à l'orientation la plus favorable : les villes exposées à l'est. Là, tout est tempéré, rien n'est excessif : le climat n'est ni trop chaud, ni trop froid, ni trop sec, ni trop humide, les sources sont limpides, les hommes ont le teint frais et fleuri, la voix claire, les femmes sont belles, les intelligences sont vives, il y a peu de maladies, les accouchements sont faciles, les femmes fécondes, ce sont des conditions semblables à celles du printemps. On pense aux îles grecques de la mer Egée et aux villes de la côte ionienne, étant donné l'image idyllique que les Grecs se sont toujours faite de « l'Asie », c'est-à-dire essentiellement de cette partie de l'Asie Mineure. Enfin (§ 6) viennent les conditions les plus défavorables : celles qui règnent dans les villes exposées à l'ouest. Elles sont très insalubres, parce que les vents du nord et du sud n'y font que glisser, et ne peuvent pas chasser les mauvais brouillards qui s'accumulent dans les vallées. Les sources sont malsaines, les

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hommes très maladifs, ils ont la voix rauque, ils sont sujets à des péripneumonies et à des délires, des oedèmes et des leucophlegmasies, les accouchements sont difficiles, il y a de grandes différences entre les saisons et entre le matin et le soir ; tout cela fait penser à la saison la plus néfaste : l'automne.

On voit comment cet auteur, avec seulement deux humeurs, la bile et le phlegme, bâtit un système par lequel il explique toutes les observations qu'il a faites sur les malades au cours de ses pérégrinations, et les classe logiquement en essayant d'établir des correspondances entre les climats et les maladies. Tantôt la bile ou le phlegme règne sans partage, tantôt ils se combinent, mais ce peut être avec ou sans excès. La notion d'équilibre est donc bien à la base de cette pensée médicale. Ensuite, l'auteur étudie les qualités des eaux, des terrains, et les inconvénients des changements dans les saisons et le régime. Puis, quand il passe à la seconde partie de son traité (§ 12 : comparaison de l'Asie et de l'Europe), il étudie les régions d'après leur orientation à peu près dans les mêmes termes que ceux par lesquels il avait caractérisé les villes. On peut remarquer que pour lui il y a quatre saisons, ce qui est important pour dater son traité. En effet, jusqu'au Vème siècle avant J.C., les Grecs ont cru qu'il y avait trois saisons, et pour eux l'automne était simplement la fin de l'été, la saison des fruits. Mais il y eut un astronome, nommé Méton, qui, vers 430, monta sur le Lycabette, petite colline pointue près d'Athènes, et fixa par ses observations les dates exactes des équinoxes et des solstices ; on s'aperçut alors qu'il y avait quatre saisons. Méton inventa aussi un cycle de 19 ans pour mettre d'accord l'année solaire avec les phases de la lune, et ce cycle fut adopté par les Athéniens 8. Ces indications concordent avec ce que nous savons par ailleurs du traité Des airs, des eaux et des lieux, et montrent que jusqu'à cette époque la physique dominante, chez les médecins comme chez les physiciens ou astronomes, a été la physique qu'on ap-pelle « ionienne », ou « milésienne », celle de Thalès, Anaximandre, Anaximène, et de leurs successeurs Héraclite d'Ephèse, Xénophane de Colophon.

Ces deux humeurs, bile et phlegme, quand elles sont échauffées par la maladie (due à une blessure, une fatigue, un

8 Diodore de Sicile, Bibl. hist. XII , p. 36.

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changement de climat ou une erreur de régime), se mettent en mouvement dans tout l'organisme, se concentrent dans la tête et redescendent vers le corps, et là, suivant l'organe sur lequel elles se fixent (la plupart du temps par hasard), elles produisent toutes les variétes de maladies. Ainsi, dans Airs, eaux, lieux, (§ 3) les habitants des villles exposées au sud ayant la tête humide et phlegmatique, le ventre éprouve de fréquents dérangements à cause du phlegme qui descend de la tête. Au § 18, passé cinquante ans, les hommes sont exposés à des fluxions qui viennent du cerveau et qui peuvent causer des paralysies. Au § 1O, si l'hiver est pluvieux et doux, le printemps sec et froid, il se fait des fluxions de la tête sur le poumon, et chez les phlegmatiques le phlegme descend du cerveau en abondance et produit des dysenteries. On trouve des indications semblables dans de très nombreux traités de la Collection, on peut dire que tous ces médecins adhèrent à cette doctrine, bien qu'il y ait des différences de détail. C'est la fameuse théorie des fluxions, dont nous avons vu qu'elle était calquée sur le schéma du rhume de cerveau. Dans le traité De la maladie sacrée, qui traite de l'épilepsie en montrant que cette maladie n'a rien de « sacré » et qu'elle est aussi naturelle que les autres, le flux de phlegme qui envahit le cerveau et intercepte le « pneuma » (car l'auteur croit qu'il y a du souffle dans le cerveau) trouble les centres de la pensée, de la sensation et de la motricité, et ainsi s'expliquent les mou-vements désordonnés, convulsifs, les délires, les pertes de conscience. Il est à remarquer que les maladies dites « mentales » ne sont jamais attribuées à des causes psychologiques ou sociales, mais sont toujours expliquées, comme les maladies somatiques, par des causes matérielles, les humeurs. Et comme le nombre sept a évidemment une valeur canonique, on s'arrange pour que les flux d'humeurs causant les maladies soient toujours au nombre de sept : dans les Lieux dans l'homme, elles peuvent se porter sur les narines, les oreilles, les yeux, la poitrine, la moëlle épinière, les vertèbres, les hanches (cette dernière localisation est censée expliquer la sciatique). Dans le traité Des glandes on a des fluxions sur les yeux, les narines, les oreilles, la poitrine, le poumon, le ventre, la moëlle épinière et les hanches. Enfin, dans certains traités, ceux que l'on appelle « cnidiens », de véritables nosologies sont dressées : Galien nous dit que les médecins de

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Cnide distinguaient sept maladies de la bile, douze maladies de la vessie, quatre maladies des reins, quatre stranguries, trois tétanos, quatre ictères et trois phtisies 9. Ces classifications se retrouvent à peu près exactement dans les traités Maladies II, III, Affections internes, ce qui a fait supposer qu'ils avaient été écrits par des médecins cnidiens. D'autres nosologies existent, par exemple dans les Epidémies, le Pronostic, dans les traités Des vents, Des affections, Maladies I, ou dans les traités gynécologiques, et elles reposent toujours sur la théorie des flux.

La thérapeutique requise pour lutter contre les maladies ainsi interprétées cherchera avant tout, comme on peut s'y attendre, à arrêter, évacuer, intercepter ou dévier les flux d'humeurs, d'où les principaux procédés employé : saignées, vomissements, expectorations, errhins, cautérisations, cataplasmes, ventouses, fomentations, fumigations aromatiques ou fétides (surtout dans les maladies des femmes), sans parler de la pharmacopée, très abondante et variée. Mais ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est que ces humeurs ne sont nocives que lorsqu'elles sont en excès, et que dans l'état de santé elles jouent normalement leur rôle dans le fonctionnement harmonieux de l'organisme. Ce sont donc des humeurs constitutives, d'ailleurs elles peuvent déjà se trouver en plus ou moins grande quantité suivant les individus pour former les divers tempéraments. Ce ne sont donc pas, à proprement parler, des agents pathogènes, elles ne le deviennent qu'à la suite d'un certain nombre de circonstances malheureuses, et pour quelque temps seulement. Cette idée est très importante pour comprendre les difficultés sur lesquelles butera la médecine grecque ancienne lorsqu'elle se trouvera confrontée à des problèmes insolubles pour elle, notamment les maladies contagieuses, les épidémies.

Lorsque nous passons aux théories à quatre humeurs, le paysage théorique change complètement, mais nous retrouvons l'influence des saisons et les flux d'humeurs. Le traité De la nature de l'homme affirme que l'homme n'est pas constitué d'une seule substance, comme le disent certains, sinon il n'y aurait pas de contradiction en lui, il ne souffrirait pas, il ne

9 Galien, Commentaire sur le Régime dans les maladies aiguës, C.M.G.

V, 9, 1-121-122.

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serait jamais malade (§ 1), mais il a en lui quatre humeurs : le phlegme, la bile, le sang et la bile noire, et ces humeurs existent constamment en lui, elles sont congénitales, s'il en manquait une la vie ne pourrait continuer (§ 7). Ces humeurs sont plus ou moins abondantes suivant la saison, le climat, le régime ; elles créent les tempéraments, mais d'un autre côté, si le déséquilibre est trop grand, elles s'accumulent dangereusement dans certaines parties du corps, et causent des maladies. Nous voyons que dans cette conception le primat du cerveau est abandonné, les concentrations d'humeurs pourront se produire dans le poumon, le foie, la rate, et surtout le ventre. L'auteur nous dit par exemple (§ 12) que ceux qui passent d'une vie active à une vie inactive ont un déséquilibre dans leur constitution, prennent de l'embonpoint, une chair molle, puis cette chair se fond en une humeur ichoreuse qui flue sur les organes : sur le ventre inférieur (diarrhée), sur la poitrine (empyème, ou abcès dans le poumon), sur la vessie (pus ou formation de calculs). Dans l'année prévalent, nous dit-il encore, tantôt l'hiver, tantôt le printemps, l'été ou l'automne (l'auteur connaît bien les quatre saisons, son traité date des environs de 400), de même dans l'homme prévalent tantôt le phlegme, tantôt le sang, tantôt la bile, d'abord celle qu'on nomme jaune, puis celle qu'on appelle noire. C'est donc en hiver que le phlegme est le plus abondant, et comme c'est une humeur naturellement froide, il correspond à la saison d'après le raisonnement par les semblables. Au printemps, sous l'influence des pluies, prédomine le sang, humeur humide et chaude. En été, la bile se met en mouvement, car elle est, comme cette saison, sèche et chaude. Enfin, en automne, il y a surabondance de la bile noire, humeur sèche et froide. Ainsi les humeurs, les saisons et les qualités forment un système parfaitement cohérent, mais fort éloigné de l'expérience, car on se demande ce que peut signifer une expression comme « humeur sèche », employée pour la bile et la bile noire, associées au chaud et au froid en soi, qui sont également des concepts plutôt métaphysiques. On peut penser que dans l'ancien système, où les humeurs n'étaient que deux mais connaissaient une infinité de nuances, et pouvaient donner naissance à des combinaisons variées, le médecin, procédant toujours par empirisme et d'après une méthode qualitative, quand il distinguait « l'âcre », « l'acide », le

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« doux », le « fort », le « salé », le « mou », le « collant », le « visqueux »...etc, se tenait malgré tout plus près des faits, et était peut-être mieux armé pour soigner les malades.

L'auteur de La nature de l'homme (Polybe) ne parle que des relations entre les humeurs, les saisons et les qualités, mais il ne fait pas intervenir les éléments. Ce nouveau pas sera franchi par des médecins ultérieurs qui n'auront aucun mal à dire que le phlegme, humeur aqueuse, vient de l'eau, que le sang, humeur chaude, est l'expression du feu dans le corps, et que la bile, humeur « sèche », représente l'équivalent de l'air, tandis que la bile noire, la plus « sèche » de toutes les humeurs, est évidemment associée à la terre. D'autres combinaisons théoriques sont possibles. Il est toujours facile de faire de fausses fenêtres pour la symétrie, mais cela ne fait guère avancer la science, on a plutôt l'impression de se trouver dans une sorte d'alchimie. L'esprit de système l'emporte alors sur la recherche expérimentale. Les équivalences que nous venons d'évoquer sont pourtant exactement celles que propose Galien, en prétendant que tel était le système d'Hippocrate, et que Platon pensait de même, et c'est sur elles aussi qu'il fonde sa classification des tempéraments. Ainsi il croyait avoir trouvé une explication totale de l'univers et de l'homme, mais cela ne l'empêchait pas par ailleurs d'être un observateur attentif et un médecin très expérimenté.

Cependant, il nous paraît loisible de souligner les orientations différentes des théories à deux humeurs et de celles qui en ont quatre : pour l'auteur de Nature de l'homme , la bile noire vient en dernier parce que c'est l'humeur la plus dangereuse, et qui, paraît-il, sort la dernière, après le sang, le phlegme et la bile jaune, quand on fait une saignée. Elle est donc essentielle à la vie et à la pensée. Les traités à deux humeurs (par exemple Maladies II ), opéraient tout autrement : nous lisons dans ce livre (§ 2) que si la bile s'épaissit jusqu'à devenir noire, le malade peut vomir des humeurs âcres et très nocives qui, jetées sur la terre, peuvent y produire une fermentation comme du vinaigre. Cela fait encore partie, pour ainsi dire, d'un test, d'une expérimentation. Mais dans la nouvelle théorie (celle de Nature de l'homme ) l'excès de bile noire montre que le sang est empoisonné, et comme il est lié à la production de la pensée (selon Empédocle), ce déséquilibre

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peut aller jusqu'à la folie 10. On en revient donc presque aux anciennes conceptions magico-religieuses, où les poètes traitaient la bile noire comme un poison, et racontaient des histoires où des prêtres prescrivaient contre elle, comme remède, l'ellébore noir, par la magie de participation.

Les traités où la quatrième humeur n'est pas la bile noire, mais l'eau, font également preuve d'un esprit très systématique. C'est le cas du Quatrième livre des maladies, où s'ajoute une notion nouvelle : celle des sources des humeurs. La source de la bile est évidemment le foie, celle du sang le coeur, celle du phlegme le cerveau, et pour l'eau il ne reste que la rate, sans doute choisie à cause de sa position symétrique, à l'opposé du foie. Certes, l'auteur connaît la position du coeur au centre du système des vaisseaux, mais cela était connu depuis Empédocle, et la fonction de cet organe était toujours aussi mystérieuse. A part quelques observations empiriques intéressantes (par exemple sur le développement de l'embryon ou sur le ver solitaire), ces traités sont encore très marqués par les spéculations théoriques, et ne font absolument pas progresser les connaissances en anatomie ni en physiologie. On peut même dire que leurs affirmations, formant système, ont eu l'inconvénient de décourager la recherche dans ces domaines, puisqu'apparemment des découvertes essentielles avaient déjà été faites, ce n'était plus la peine de chercher. Mais à cette époque, le système des vaisseaux était toujours aussi mal connu, on confondait les nerfs et les tendons, les artères n'étaient pas distinguées des veines, et on ne savait pas prendre le pouls des malades.

L'évolution de la médecine grecque entre l'époque archaïque et la période classique (où l'apport personnel d'Hippocrate est bien difficil e à discerner) nous amène ainsi à faire, sur l'histoire des sciences en général, un certain nombre de réflexions : d'abord, il est faux de croire que l'empirisme puisse, sous quelque forme que ce soit, exister à l'état pur. A

10 L'histoire de la bile noire a été écrite par H.Flashar, Melancholie und

Melancholiker in den medizinischen Theorien der Antike , Berlin 1966.

L'auteur montre que la mélancolie a été considérée tantôt comme une maladie,

tantôt comme un type, que dans Hippocrate les deux aspects ne sont pas encore

distingués.

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aucun moment ces médecins ne se contentent d'accumuler les faits sans chercher à les interpréter ; au contraire, dès qu'ils croient avoir isolé certaines relations de concomitance qu'ils prennent pour des rapports de cause à effet, ils bâtissent là-dessus tout un système, et ce qui doit nous étonner dans l'empirisme, bien loin d'être sa timidité, son manque d'ima-gination, sa tendance à collectionner les faits sans réfléchir, c'est bien plutôt sa témérité, et la facilité avec laquelle il peut étendre à toute la médecine (ou à tout l'univers) un type d'explication qui lui a paru convenir pour quelques faits qu'il a réussi à grouper par hasard. La tendance au système est normale, elle vient du besoin d'explication, mais elle a aussi son inconvénient, qui est de nous amener à fermer les yeux sur d'autres faits d'expérience qui auraient été tout aussi explicatifs. Pour la médecine hippocratique, l'emploi de la théorie des humeurs et des qualités, l'identification de la santé avec l'équilibre des organes, et de la maladie avec la domination d'une humeur qui « se sépare » (selon l'expression de nombreux traités), toute cette théorie si cohérente a eu un inconvénient majeur : elle a empêché les médecins de voir que les maladies infectieuses (celles qu'ils appellent les « maladies aiguës ») étaient dues à des agents extérieurs qui s'introduisaient dans le corps. Le rapport entre l'organisme et son milieu extérieur suffisait à expliquer les maladies, on ne cherchait pas de causes plus précises, et alors qu'une des principales épidémies qui sévissait en Grèce à cette époque était sans doute le paludisme, même le fait que cette affection était transmise par les moustiques n'a pas été observé. Littré, qui a été le premier à mettre le doigt sur ces faits, dit que cela vient sans doute de ce qu'il y avait des moustiques partout, mais au mieu d'identifier le paludisme, les médecins grecs ont donné des noms aux fièvres qui revenaient tous les trois, quatre ou sept jours (fièvre tierce, fièvre quarte ou septane), ont mené des discussions infinies et construit toutes sortes de théories sur cette périodicité. Les agents pathogènes extérieurs ne sont évoqués que deux fois (on les appelle « miasmes » : miasmata ), comme incidemment, dans la Collection hippocratique : dans le traité Des vents et dans la Nature de l'homme, mais cela ne change rien à la théorie.

Cependant, il est un texte célèbre qui semble avoir une certaine connaissance de ces miasmes, c'est la description de la

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peste d'Athènes par Thucydide (II , 49) : l'historien nous dit que selon le bruit public, cette maladie venait de l'Ethiopie par l'Egypte et la Libye, peut-être aussi de la Perse. A ces rumeurs populaires qui accusent toujours l'étranger, Thucydide ajoute une explication plus scientifique : il dit que la maladie a commencé par le Pirée, donc qu'elle a dû venir des vaisseaux, et qu'en effet certains avaient pu apporter jusqu'à Athènes le mauvais air de l'Egypte. Il explique d'ailleurs bien que les malades se transmettaient la maladie par la respiration. Dans ce passage, il se fait donc l'écho d'idées sur la maladie qui n'avaient rien à voir avec celles des médecins hippocratiques. On se demande en effet comment ces derniers pouvaient expliquer les épidémies (qu'ils appellent « maladies collectives ») si la maladie est seulement due à un déséquilibre entre le corps humain et le milieu extérieur : il faut que les mêmes conditions aient existé à la fois, par hasard, pour des milliers d'individus ayant le même tempérament. Si l'on croit en revanche aux « miasmes » (conception d'origine religieusse, venant de l'idée d'impureté), tout s'explique. Les théories des médecins hippocratiques les empêchaient d'avoir vraiment l'idée de la contagion.

Il n'est pas interdit de chercher d'autres textes où ces idées pour-raient être présentes, et on les trouve en effet dans un recueil d'art vétérinaire que l'antiquité nous a transmis sans indications spéciales de dates, qui peut être de rédaction tardive mais de contenu très archaïque, antérieur même - dans certaines de ses parties - à la médecine hippocratique : les Hippiatriques . En lisant ces pages, on voit bien que les bergers, les éleveurs avaient parfaitement observé la transmission des maladies d'une bête à l'autre dans un troupeau, et qu'ils savaient isoler une bête malade pour préserver les autres. Donc, pour la connaissance de l'origine exacte des maladies, de simples bergers étaient peut-être plus avancés (au moins par intuition, et sans véritables moyens thérapeutiques) que les médecins hippocratiques, avec toutes les subtilités de leur théorie des humeurs. Mais pour caractériser celle-ci, il nous semble qu'il n'y a pas de meilleur juge que Littré. Voici ce qu'il écrit à la fin de sa monumentale édition d'Hippocrate, en 1861 (Argument du traité Du médecin, vol. IX, p. 202) :

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« Hippocrate avait une connaissance très précise des os. Passé cela, son école n'avait plus rien de précis ; des notions, en gros, sur les principaux viscères, des efforts infructueux pour débrouiller la marche des vaisseaux sanguins, une méconnaissance complète des nerfs proprement dits, confondus sous le nom de neura avec toutes les parties blanches, et pour me servir du langage hippocratique, la mention de deux ‘cavités’ qui reçoivent et expulsent les matières alimentaires, et de beaucoup d'autres cavités que connaissent ceux qui s'occupent de ces humeurs (De l'art, § 10). Les choses étant ainsi à l'état rudimentaire, on ne s'étonnera pas que toute la partie théorique roule essentiellement sur les quatre humeurs et leurs modifications ; la spéculation ne pouvait se généraliser qu'à l'aide de ces éléments qui avaient assez de réalité apparente pour permettre quelque tentative de théorie. Mais ce point de vue suffit pour faire apprécier, sans plus de détail, ce qu'étaient ces systèmes primitifs qu'on a si longtemps surfaits, et qui ne peuvent pas mieux valoir que les bases qui les supportent. »

Littré est à la fois trop indulgent et trop sévère pour Hippocrate. Il le crédite de la connaissance des os, ce qui peut déjà être mis en doute, car, sans compter les erreurs de détail, on trouve dans certains traités (Des lieux dans l'homme ) l'affirmation que le nombre des os est différent suivant les individus. Ce qu'il dit sur l'ignorance de l'anatomie est juste, mais ce n'est pas là qu'il faut chercher le mérite de la médecine hippocratique, c'est dans l'observation des symptômes, dans les premières tentatives de définir la maladie, le diagnostic et le pronostic. Quant à la théorie des humeurs, il la simplifie à outrance en parlant de « quatre » humeurs, alors que, comme nous l'avons vu, elle a suivi une évolution complexe. D'un autre côté, il a raison de la condamner, mais cette condamnation se ressent un peu de l'esprit positiviste, toujours assez méprisant pour le passé, qui régnait au XIXème siècle, or Littré a été formé à la philosophie d'Auguste Comte. Mais il ne faut ni surestimer ni sous-estimer la médecine ancienne, car si l'on élargit la perspective historique, on doit dire que la théorie des humeurs est tout de même en progrès sur les conceptions magico-religieuses ou cosmologiques qui l'ont précédée, qu'elle a pu servir de guide dans le maquis des faits

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à une époque où les connaissances étaient très mal assurées, et qu'en résumé elle est un de ces systèmes empiriques qui sont comme une première approximation dont la raison humaine doit se contenter quand elle n'est pas encore parvenue, par l'union de l'expérience et de la théorie, à la véritable explication scientifique des choses. Mais pour s'en débarrasser, il a fallu attendre la mise au point de la chimie moderne, la synthèse de l'air et la découverte de l'oxygène par Lavoisier.

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