herbe folle n°3 automne 2014

23
L’Herbe folle N° 3 automne 2014 Il y a Des oeufs dans la haie, La fleur de l’âge, La fleur rouge, Parmi toutes mes roses, Liberté couleur des feuilles... Des poèmes que René Guy Cadou a écrits. Ils évoquent la légèreté folle, l’idée sauvage, belle et libre de l’herbe. Il est possible de les cueillir sans réserve, de les sentir à s’en étourdir, en toutes saisons, elles fleurent bon l’automne bien sûr puisque nous y sommes. Alors, ne vous retenez pas surtout, lisez ou relisez le poète René Guy Cadou et son épouse Hélène qui l’a rejoint, au premier jour de l’été, pour des promenades éternelles, découvrez ou redécouvrez leur oeuvre entière, vous atteindrez les comptoirs lumineux du soleil, c’est l’herbe folle qui vous le dit. édito Jean-Albert Guénégan

Upload: francis-de-malaunay

Post on 04-Apr-2016

224 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

 

TRANSCRIPT

L’HerbefolleN° 3

automne 2014

Il y a Des oeufs dans la haie, La fleur de l’âge, La fleur rouge, Parmi toutes mes roses, Liberté couleur des feuilles... Des poèmes que René Guy Cadou a écrits. Ils évoquent la légèreté folle, l’idée sauvage, belle et libre de l’herbe. Il est possible de les cueillir sans réserve, de les sentir à s’en étourdir, en toutes saisons, elles fleurent bon l’automne bien sûr puisque nous y sommes. Alors, ne vous retenez pas surtout, lisez ou relisez le poète René Guy Cadou et son épouse Hélène qui l’a rejoint, au premier jour de l’été, pour des promenades éternelles, découvrez ou redécouvrez leur oeuvre entière, vous atteindrez les comptoirs lumineux du soleil, c’est l’herbe folle qui vous le dit.

édito

Jean-Albert Guénégan

2

L’HerbefolleMarylise Leroux

Choix de poèmes

Tu aimes cet instantoù s’ouvre pour toil’espace d’un jardin Cette montée de l’herbe à tes piedscomme un appel de la lumière Ta tête est dans l’airparmi les feuillages Leur souffle te mèneoù tu ne sais aller.

Tu aimeraistremper tes mainsdans la lumièrecomme dans un bain de feuilleset de ces herbes entremêléesrouler dans les derniers replis de l’ombrevisage fouqui jouerait sa faim.

Nous avons descendubeaucoup d’herbespour l’autre côté de la terresans que s’émeuvela beauté du jour Aujourd’huile temps remonte ses pierresde ce côté de la lumière.

Tout s’allège dans la lumière Le ciel étire les yeuxen double récompense Le chant se faufile entre les roncescomme un oiseau chercheur d’air Il sème des graines de joied’une friche à l’autre Un parfum d’herbe sauvageannonce sa venuejusqu’à ce nid d’ombreoù s’arrondit l’œuf du jour.

3

L’Herbefolle Olivier Cousin

Au cœur de l’orage

Tombé nez à nez avec Ulyssesur la praça da FigueiraIl remuait avec noblesse les châtaignesqu’une pincée de sel aide à griller

Longtemps après son retour à Ithaquela nostalgie d’une escale au bord du Tages’est saisie de son âme et le voilàrevenu à Olissippo qu’il a lui-même fondée

C’est bien lui l’inventeur de la saudadeJe le vois dans ses yeux bleu-vertlorsqu’il me tend ma monnaie et son sachet

Une fois décortiquées ses castanhas grelhadas sont couleur mer de paille Parfaites pour assécher mes soupirs

À Lambert Schlechter

Les Châtaignes d’Olissippo

Chaque jour nous l’apprendla vie n’est pas cette tapisseriemailles et merveillestissée à mains cajoleuses

où la licorne et les autres locatairesdes bestiaires de l’enfanceaffublés de postiches nous attirentdans les vestiaires de l’errancemais on fonce parfois tête baissée

Ce n’est qu’au cœur de l’orageque la réalité se rappelle à nousque l’imaginaire fout le camp au galopPour lui tenir la bride nos doigts ne doivent pas trembleren battant les cartes du rêve

Lisbonne, 28 octobre 2011

4

L’HerbefolleClotilde de Brito

Meus Pais

Ô fleur de l’amandierdouce étoile de l’hiverÔ parfum du figuieret chênes-lièges du Portugal nostalgie de ma mèreet mémoire de mon père Mes parents m’ont appris une langue, une histoire, un chemin.Je connais leurs souvenirs,le décor de leur passé,leurs mots pour les raconter,leur souffle, leurs éclats de rire. « Le français tu l’apprendras bien mieux à l’école,nous faisons trop d’erreurs, nos phrases sont bancales,apprends toujours avec celui qui t’enseignera le mieuxet nous, nous avons autre chose à t’enseigner. »Et avec eux j’ai appris...La chanson des collines couvertes d’olivierset leurs jeunes années qui s’en faisaient l’écho,Les lampes à pétrole aux flammes vacillantesles contes des vieillards,les bottines crottées au retour de l’écoleles fêtes des campagnes qui rythmaient les saisonsles récoltes trop maigres et les hivers trop longsJ’ai appris à aimer leur courage,à eux et leurs semblables,leur travail sans relâche au sortir de l’enfanceleur force dans l’exil pour ceux qui sont partisvolontaires ou en fuite (l’Angola j’irai pas)leur soif de s’en sortirquel que soit le pays

Ó flor da amendoeirasuave estrela invernalÓ perfume da figueirae sobreiros de Portugal saudades da minha mãee memoria do meu pai

5

L’Herbefolle

J’ai appris une époque,ce qu’est une dictature,ce qu’est la liberté quand des oeillets, aux fusils des soldats, éveillent tout un peupleJ’ai appris l’humilitédans les bras de ma mèreà l’entendre dire « Je ne sais pas», elle qui sait tant de choses qui donnent sens à la vieJ’ai appris la persévérancedans les yeux de mon père,le temps qu’il faut toujours pour construire sa route J’ai appris qu’être fille d’immigrés ou fille de la femme de ménagen’est ni cause de honte, ni source de fierté,juste un état des faits, et que chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il est.

« Apprends toujours avec celui qui t’enseignera le mieux. »Mes parents m’ont appris à écouter et regarderdes gens comme eux, ou comme moi,les anonymes, les figurants,et voir le beau et vouloir cueillir la poésie au coeur de chaque humain

Ó flor da amendoeirasuave estrela invernal

Ó perfume da figueirae sobreiros de Portugal

saudades da minha mãe

e memoria do meu pai

6

L’HerbefolleHervé Bellec

Le chat

Le chat léchera le vin qui a coulé à flotAu soir de cette fête où je n’étais que l’hôteLe chat léchera le vin répandu sur la tableEt les miettes de pain d’un festin misérable

Le chat léchera la pluie qui coule entre vos seinsEt léchera la sueur qui a trempé le drapDe sa langue râpeuse, le chat séchera le drapEt léchera la rosée du lendemain matin

Le chat léchera l’acide qui incendiait mes yeux Quand je vous regardais, soumis et malheureuxQui m’a rendu aveugle à tel point qu’aujourd’huiJ’ai peine à reconnaître l’homme que je suis

Le chat léchera le miel qui fermente en votre âmeLe chat léchera le lait qui bouillonne et s’alarmeLe chat léchera le lait, le chat léchera les larmesQue vous avez versées sur ma poitrine en flamme

Le chat léchera le sang par vos dents répandu. Le chat léchera le sang qui coule goutte-à-goutteDe mon cœur amputé mais quelque soit ma routeJe n’aurai nul regret sinon l’amour déchu

7

L’Herbefolle NicoleLaurent-Catrice

Herbes follesl’herbe-à-l’araignéel’herbe-à-éternuerl’herbe-à-la-détournel’herbe à empoisonnerl’herbe-de-Saint-Innocentl’herbe-aux-chantresl’herbe-aux-femmes-battuesl’herbe-au-pauvre-hommel’herbe-à-Robertl’herbe-à-ouates’avancent pour nous faire un jardin sauvageet rebelleouvert à tout voyage

Noyau d’une galaxieen suspens dans l’air tièdepour un temps fugaceà la moindre briseduvets de planètes vous volerez de vos propres aigretteshors de la sphère qui vous rassemblepour semer d’autres mondessoleils jaunes d’une cosmogonie de fête.

Qui accompagnel’arbre seulau bord du chemin ?Les insectes qui sont sa chansonou les oiseaux son battement de cœur.

Qui accompagne l’arbre solitaire ?Le cycliste qui passe en sifflotant.

La pluie fait champignonde tout boiscascades roussesou barbe de capucin.Quel loup géant a fait éclater là ses vessesballons de foot sur la prairie ?

Pissenlit

8

L’Herbefolle Philippe Priol

Je venais d’avoir trente ans. J’étais sans avenir, au bord d’une route immense, dans un monde inconnu. Il me restait tout à faire : choisir, devenir, vieillir, bref tout le pro-gramme connu de chacun dès qu’il entre dans la vie. était-ce là une aventure ou un tourment : rien n’est simple dès que l’on s’applique à vivre. J’étais professeur. J’ensei-gnais à des jeunes filles l’art de devenir adulte dans un monde où il est difficile de faire sa place. Pour cela, je tentais de leur donner des atouts, ceux du savoir, sachant moi-même que cela était insuffisant, que d’autres ingrédients seraient nécessaires à leur réussite, la chance, le sort, tout ce que l’on nomme la destinée. Au fond de ma mémoire, celle de mon enfance, il y avait un jardin très beau. Des mi-mosas aux tiges cendrées, des fleurs jaunes nappées de brun, des ravenelles sans doute : des arbres, couverts de prunes au goût âpre ou de poires déjà trop mûres, ornaient les allées bordées de pensées, de bleuets et de roses. Nous passions des heures à rêver dans ce jardin. Au passage, nous croquions quelques fruits, écrasant les framboises odorantes tandis que le sang des groseilles souillait nos habits. Dans l’air tiède du soir, nos courses reprenaient de plus belle et cherchant notre souffle, nous revenions vers la rivière, au fond du jardin. Nous pensions alors à la vie et à ses multiples visages. Rien n’arrêterait jamais ce chemin surgi de l’inconnu. Mais l’eau finissait par envahir nos rêves qui s’y perdaient. Les images d’autrefois se sont peu à peu défaites, car le flot de la vie sèvre de toute saveur et dans la poussière du chemin les regards ont perdu toute trace de l’éphémère vaincu…

J’étais venu au monde à S… dans une ville où rien ne me prédisposait à voir le jour. Je n’y possédais aucune racine ou profonde. Des flux migratoires liés à des circonstances familiales ou historiques en avaient décidé ainsi. La véri-té de mon histoire était ailleurs, dans un passé qui me hantait et me rattrapait, soumis aux contradictions d’un monde en pleine muta-tion que nous ne reconnaîtrions bientôt plus, car le temps recouvre d’une couche épaisse les réalités anciennes et noie sous le voile d’évé-nements nouveaux les vérités originelles. L’identité troublée est ainsi incitée à cher-cher sa place dans un passé qui la possède…

9

L’Herbefolle

C’est ainsi que l’avènement de la démocratie dans notre pays aura supposé le sacrifice de la mémoire au détriment de ceux qui en possédaient une. Au-delà de la simple nécessité de se taire sur un ordre des choses dont les prolongements continuaient à déranger malgré le nouvel état des lois, il s’agissait en effet d’abolir une identité séculaire. Il n’avait pas suffi de couper des têtes à ceux qui sous le prétexte d’être nés dans une condition sociale entendaient y rester fidèles, il fallait aussi organiser le silence. Le poids du sacrifice fut inégal selon les régions, les circonstances, les familles. Certains devinrent étrangers à leur fratrie en laissant mourir un passé dont ils ne vou-laient pas assumer le poids. D’autres le préservèrent et le transmirent dans le secret, encore peu-reux des coups que les agents du nouveau pouvoir avaient infligés à leurs pères, honteux d’exister et d’affirmer qui ils étaient dans un monde qui ne ressemblait plus au leur. Peut-être le sacrifice de la mémoire fut-il en Bretagne plus grand qu’ailleurs : dans le Cap-Sizun où dorment depuis des siècles les origines de tous les miens, il semble qu’un grand coup de vent venu du large ait balayé les vérités historiques. Ce qu’enfant ou adolescent, j’avais pu encore recueillir de la bouche de l’ancienne génération, semble désormais oublié. Les concepts de l’ancienne France, à jamais éradi-qués, ont été débaptisés sans que personne n’ait été consulté, mais le mouvement devait être néan-moins unanime et collectif. C’est alors que la modernité s’engouffra avec fracas dans les familles.

10

L’Herbefolle

III

Yvette Tu gouvernais les animaux et la maisonTu faisais les comptes Puis le chien seulementpuis les idées confusesla parole hasardeuse Aujourd’hui c’est sur toi qu’on ferme des barrières

Jean-Marcel Leduc

Six poèmes pour la mort

I

L’ombre s’allongeOù je me confondraiElle s’allonge Si près comme une épouseAvec ses jeux méchants et bêtesQui se prolongent dans mes os Ici tant de sourires tant d’éclatEt rien là-basQue l’ombre et le repos

II

Un jour toutes les portes sont ferméesmais les murs s’écroulentun oiseau poignarde le soir Un jour l’arbre rentre dans son ombrela fleur est sans racine Alors inhabitablesl’eau curieuse des amantsl’eau furieuse des jours Alorsplutôt que traîner mourir viteentre les égouts et la fuméedans les villes qui meurent lentementavec des sentiments le long des murs

11

L’Herbefolle

V

Je vais dans un désert nouveauMes regards ont passé l’arc-en-cielLa neige sur mes os posera sa dentelleSa légère dentelle habitera mes os Le jour traversera mes yeux sans les meurtrirCratères de lune échos des météoresAdieu la flamme et l’amitié des corpsIls sont ouverts sans erreur ni plaisir Ah ces mots sont plus lourds que les os de la terreMon nom s’en va dans les déserts de l’OuestMes cheveux sont foulés par les chevaux des steppesEt mes mains sont lavées lavées au fond des mers

VI

J’étais mort au milieu des songesSans amour et sans véritéMon cœur quel est l’os que tu ronges Mon souffle était déjà posthumeJ’ignore ce qui m’a sauvéC’était poreux comme la brume J’étais mort au milieu des songesEt la mort aux yeux de bitumeA fait un grand pas de côté

IV

Jean Si vite que les morts s’en aillentTa voix sauvage hante les nuitsLa terre est creuse sous nos pasLes chemins sont minces Le rocher froid sous nos maisonsLa douceur des brisantsLe souffleQui saurait dire où tu n’es pas La mort a dévoré tes lèvresEt toutes les fleurs te signalent

12

L’Herbefolle Jean-PaulGavard-PerretPorcs épiques

Marin ou non, chaque mâle vit dans un porc. Cela devient épique et ne manque pas de piquant.

La couleur du cochon nous affecte. Nous aimons son rose thon. Il montre par ailleurs à l’homme la bête qui le hante et dans laquelle il demeure tapi. Nulle question d’en faire le deuil  :  il convient à l’inverse d’en provoquer la renaissance. Car nous ne sommes rien, à personne. à personne sauf au cochon. Nos galeries intérieures, nos plis du cœur, nos déchirures de l’âme, notre pa-quet de nerfs sont sa réserve de suint et de soie.

Le cochon opère la coagulation de nos fan-tômes plus que le permettent nos fantasmes. Hors son groin point de salut. Il convient d’en-trer dans son épaisseur où nous nous débattons non sans ambiguïté et hérésie. Et ce pour une raison majeure : l’âme n’est soluble que dans le lard et ses millions de lombrics. Chaque être qui refuse de le reconnaître reste seul et prépare sa faim. Préférons donc l’impureté de l’auge à la caserne de notre prétendue pureté. Passons de l’abîme de l’idéal au paroxysme bestial.

Dans le moindre Pierrot d’amour se cache un goret. C’est sans doute pourquoi la truie altruiste n’espère rien des hommes. Ils lui rap-pellent la vie d’avant le jour en leur premier langage. Mais le cochon ne peut entrer dans une seule phrase tant se fomente en lui notre syntaxe primitive et sourde que nous voulons ignorer. Elle agite autant le vide de l’être que le plein de l’animal. Celui-ci signale au pre-mier que l’infini n’est rien et que nul Dieu n’en sortira jamais. Cochon qui s’en dédit.

13

L’Herbefolle Mérédith Le Dez

Dans un pays ruiné longtemps après la guerreje retrouve un soir ta tracepar mégardecomme un sillon de lumière pâletombantsur une médaille égaréeaide à retrouver la mémoiredes origines

Je te retrouve fierté inauguraleoubliée à la une de quel journalquel jour quelle annéelongtemps après les maisons abattueset les bibliothèques brûléeset les hommes en poussièresous le sable des grandes fatiguesqui n’attendent plus d’être chassées par un temps meilleur

comme découvert au ventre des dunespleurant de pluieun masque antiqueaux yeux ouvertssur des pupilles non dessinées

C’est ton masque que j’entrevoisque je placerais sur ma figure anéantiecomme un double s’il ne s’agissait d’illusioncréée par la feinte du drap blancà la faveur d’une insomnie

mais toi sœur à peine troublée d’une gifle formidablequi n’en finit pas de renverser le mondetoi tu es bien làstatue de la première humanitétoute puissante et lissede nouveau prêtecomme une fée penchée au berceauà tracer un geste généreuxsur mon front inquiet

C’est toi

fierté contre le tempston cher visage

qui apparaislune pâle encore levée tard dans la nuit

que j’écoute parler pour moi seulecomme s’il y avait à puiser encoredans le désert à perte de vuel’eau d’un avenir habitablepour la langue du poème

juin 2014

14

L’Herbefolle Pierre Mironer

Les myosotis

On a passé partout de géantes tondeusesmais il reste pour le plaisir des ouvriersde très gros pissenlits et quelques touffes de myosotisqui ont la grâcede jaillir en dehors du pré immense des Ursulines

sans doute protégés de loin par ces deux palmiersridicules et si maigresqui semblent de vieux balais inutilisablespour ramoner le ciel breton

Les myosotis minusculessont un piège pour l’œil« D’où tiens-tu ce bleu ? »On n’en sait rien,on ne sait presque rien des fleurs sauvagesIl faut être tout petitpour s’amouracher de pâquerettes et de myosotis,tout petit.

sans

titre

Ce que tu entends c’est la fuite du temps dèsque tu ouvres les yeuxdès que tu t’endors, – mieuxta mémoire est un troubéant d’incertitude.

Si tu tends l’oreille oùdouleur et solituderiment en bons voisins,si tu écoutes le bruitdu temps intraitable,larron sans voix qui fuitsans amour et sans unœil pour la sainte table

L’Univers - Marine

15

L’Herbefolle

Fred JohnstonSong of the gardening woman

My husband tells me to water all the dead flowersin our misty garden of dandelions, the marguerites curl up:I crush the crab apples, and I walk on all foursbetween the cradle of its Gothic, rocky lust,and the icy fire of my desire. I am a sacred, scorned quince. He eats me.

Mon mari me recommande d’arroser même les fleurs fanéesdans notre jardin plein de pissenlits où les marguerites se retournent dans la brumeAvançant à quatre pattes, j’écrase les pommes sauvages,entre l’écrin végétal à la luxuriance gothique et pierreuseet le feu glacé de mon désir. Je suis comme un vieux coing sacré que l’on dédaigne. Il me mange.

Traduction : Pierre Mironer

Les murs intellectuels

Les haies m’embrassent –les fleurs sont ivres

le gazon me regarde fixement –l’air méchant, les arbres sont furieux

les fenêtres s’exposentsur d’autres murs éloignés –

l’impasse, le crucifix,les intestins, une Bible –

au-delà de ces images rougesun oiseau délinquant qui

chante et se précipite versune tapisserie brillante de brindilles –

les buissons m’insultent, ils me disent :Ferme les yeux et perds ton âme !

Relu par Pierre Mironer

16

L’Herbefolle Patrice Maltaverne

Avant que nous partionsLoin de ce monde immobileDes portières claquentPendant quelques secondes

Les contraintes ordinairesNous accompagnentDans la ville malmenéeQui veut le mélange de nos paupièresEntre la terre et le ciel déconfitLe temps de revivre une fois de plusLa peur des feux tricolores.

Nous avons attendu longtempsNotre passeport suavePour un voyage qui commenceDerrière des portes Vite refermées sur l’inconnu

Et maintenant que le ciel voleNous ressemblons à ces statues tournantesDont les cous d’albâtreépousent la richesse De grands maladesPris en flagrant délitDe voyage impossible.

à travers l’autoradioTu regardes de nouvelles imagesAssemblées sur l’horizonTandis que je conduis vitePresque aveugle et satisfaitDe t’emmener au fond d’un palaceDont tu ignores toutes les cachettes

Derrière ton image poséeA côté de mon âmeLe goudron des bretelles d’autorouteRemonte à ma gorge.

Souviens-toi comme nous avons fuiLa torture des villesDans l’anonymat de quelques tunnelsEt passerelles presque transparentes

Lorsque notre intimité a été livrée en pâtureA des pickpocketsNous avons dégringolé du calvaireOù beaucoup de ces individus facétieux opéraientSans jamais croireA la souffrance visible

Cette nuit à présentVaut plus que le jourEt la vitesse est notre gage de sécuritéCar elle laisse disparaître les visagesSans préjugerDe la beauté de notre voyage.

De passage dans une cafétériaAu bord de notre voie lactéeTu admires le charmeDes cocottes en plastiquePendant que je sirote un liquide sucréQui embellit mes hallucinations

Près de l’autorouteLa prairie s’installeEt les fleurs à grosses têtes odorantesDonnent envie de se perdrePar cœurDe quoi oublier l’additionDe tous les plaisirs

Reste le bourdonnement d’un avion majestueuxQui atterrira un jour ou l’autreDans notre chambre naïveAprès ces quelques heuresD’un futur immédiat.

17

L’Herbefolle Françoise Coulmin

De ce qui fut

Pendant les heures entières de l’exilavant que les souffles ne se figentloin de l’immédiate portée des fureurssur les crêtes des mers dans les amers des cavernes capter le murmure de l’absence

Et dans la perception juste et patiente des Magnifiques et des Sans-Droits pour ne rien oublier de ce qui fut consentirà la persistance recueilliedu chant des mères.

Sous le soleil du soirà l’ombre fraîche

et incertaine

Une clameurparoles pressées

précipitées

Calme d’un lointain gris bleu

dans l’herbe grasse

Face au retour de cette indignitépenser à bouche fermée

sur ce que sera ce monde à venir

Rien n’est jamais acquis

Une clameur

18

L’HerbefolleMichel Baglin

Le paysage

Parfois tu te demandes : qu’est-ce donc qu’être là ?Porter sur ses épaules tout ce poids et soi-même peser si peu, sans pouvoir jamais se sentir léger ?Qu’est-ce donc qu’être au monde ?Avoir un jour reçu l’air dans ses poumons, avoir goûté le lait et la tiédeur sous l’aile pour finir asphyxié de solitude dans un fond de ville ?Ah ! s’il suffisait de crever les murs pour gagner le dehors !S’il pouvait suffire de pousser les portes pour retrouver le goût du pain, la lumière en partage !Mais passé la barrière, tous les chemins te perdentet tu marches avec ce caillou dans la chaussurequi reste ton plus fidèle compagnon !à quoi bon se jeter dans la rue, sur le sentier,si la seule patrie est l’enfance, demandes-tu encore,et si chaque jour nous en exile un peu plus ?Pourquoi chercher l’obstacle, à quoi bon le détour,risquer la pierre qui roule sous le pied,ou sur le trottoir la merde des chiens ?

Qu’opposer aux aigreurs du sédentaire ?Que peut-on rétorquer à qui ne voit pourquoi subir le gel ou la sueur et s’offrir la poussièrequand il n’est pas même un but au chemin ?Le temps a fait des flaques et a laissé ses boues : des jambes fatiguées, de petites faims inassouvies, de l’amour rabougri dans un cœur qui fermente.Pourtant, si la réponse t’arrive ce sera sur la crête d’un nuage,en levant le nez sur l’horizon que la montagne dentèle,dans le vent qui forcit où tu deviens étrave,la rafale de lumière océanequi sans crier gare mord le cœur.Si la réponse existe, elle prendra la forme d’une question :peut-on rester là, spectateur de la vie avilie,assis, en témoin chagriné ?

à Jacques Ibanès

19

L’Herbefolle Va donc, plutôt ! Et que bien peu t’importe le sens où l’on enchaîne les pas !Toujours nous attend quelque part au tournant un promontoire, un point de vue qui agace en nous les cicatrices des années perdues.Et c’est alors, quand le belvédère avoue que le regard ne peut suffire pour exister,c’est alors qu’on renoue avec l’envie sourde d’aller,de se frayer, entre le vide et l’épaisseur, un passage d’homme dans le pelage du monde,de descendre à la rive pour reprendre pied.

Nous y voilà donc, devant le paysage, aussi désemparés peut-être face à la beautéque nous étions innocents à nos premiers émois.Nous y voilà, éblouis par ce qui nous est offert,nous demandant : comment entrer ?

Oui, sans doute est-ce ainsi qu’on renoue avec l’envie sourde d’aller :des appels d’air vous mettent en branleet c’est la vie qui tressaille, la vie labile, quand vous sentez soudain qu’il vous incombede regagner par l’ivresse ce qui était donné.Qu’on se remette en route et l’on aura sa part !Même celui qui croyait n’avoir plus rien à chanterqu’un requiem pour une fin de planète.Et même si nul ne saurait dire ce qu’il cherche par les sentiers à regagner, qu’il aurait si peu ou si mal tenu.Oui, sans doute est-ce là être au monde :le vent saoule et la mer brasille et les oiseaux les sacrent,alors remonte en vous venu du fond des âgesun désir violent de leur appartenir, quitte à se fondre, quitte à se perdre,à lâcher prise, à tout céder,pour s’agrandir de ce qui vous inondeet pour enfin descendre dans le paysage.

Extrait de « Un présent qui s’absente » éditions Bruno Doucey, 2013

20

L’Herbefolle

Armel Urien

T’as vu ?Je ne suis plus rienD’un jour à l’autreJe suis passéExJe suis un exC’est le refluxLa marée basseJ’attends le ventLa tempêtePour écumeréructerRevivre

Ai-je vécu ?BridéConvenuPiaffantIl m’aura fallu tant d’annéesPour avoir le droit de vivreEt maintenantLe vertige est làQue vais-je faire de ma vieillesse ?

Jean-Claude Touzeil

Et que restera-t-il de ces voyages en utopie ?

Les pointillés du Quichottedans l’impasse de l’espérance

La plainte d’un saxo qui déchire le ciel

Le parfum d’une enfance Les tags de la libertésur le sens interdit

La misère en diaposLes miettes de soleil

qu’on balance aux oiseaux Les vagues à l’infini

Le masque d’un aïeul grimaçant dans la nuit

21

L’Herbefolle

Le musicien tzigane joue en sourdine

une chanson triste dans sa langue

maternelleune chanson

pour endormirla douleur

Il joue doucement pour lui tout seul

Pourtant là-basdans sa réserve

l’Indien l’entend

Aussi le réfugié brinquebalé

de route en route

Et sous la pluie collatérale

l’enfant sans mèreégalement

Le cœur muscle extrême

Tantôt

petit bloc de granite rose que rien n’agite

ni personne

Tantôt grenouille qui saute

sur la route à tort

et à travers les soirs d’orage

Extraits de « Café vert tzigane » éditions Gros Textes

22

L’Herbefolle Guy Chaty

Voyage-vacances

Comment vit-on dans un pays qui serait une chambre de divertissement ? En désé-quilibre. Se donner du tourment de voyage pour arriver quelque part, poser ses bagages, souf-fler. S’occuper de son corps, l’exposer au soleil, à l’eau, exulter – bien.Attendre un peu que le doux repos se teinte d’ennui pour désirer repartir, et souffrir dans les transports.Courir après de belles choses, des hommes vivants, à voir, des faits d’Histoire à com-prendre, s’en régaler l’imagination et l’intelligence pour rebondir en soi sur le désir de créer.Se reposer de cette peine, la reprendre, pester contre.S’asseoir et se dire, maintenant crée. Réussir ou non.Douter. Lire un grand écrivain, suivre ses efforts, constater ses faiblesses et sa force. Prendre du plaisir dans cette tension et cette paresse.Retourner à la création.Songer au départ, faire un programme, lire des cartes, voyager. Se lasser.Rentrer à la maison, classer ses souvenirs, regretter le temps qu’on y passe, profiter du plaisir qu’on y trouve.Songer à dire, pour les autres. Raconter. Se lasser de dire.En un mot, se divertir, en laissant quelques traces de son voyage, de sa production, quelques plumes de sa vie. Ne plus être tout à fait le même, mais se retrouver et mieux se trouver.

L’HerbefolleMerci aux herbes folles de cet automne :

L’Herbe folle est une publication numérique gratuite dirigée par

Francis Delemer, Paul Dirmeikis

et Jean-Albert Guénégan avec le soutien de l’A.P.C.P.

N° 03 automne 2014Parution qui s’applique à pousser

en début de chaque saison.Contact : [email protected]

Textes et visuels protégés par copyright.Remerciements aux éditions Gros Textes et aux éditions Bruno Doucey.page 14 : © Marine (Marie-Renée Leclercq, qui vit à Morlaix)Autres photographies et gravures : libres de droit ou domaine public.

Mise en page : Paul Dirmeikis

Michel BaglinNé en 1950. Vit à Toulouse. Poète, nouvelliste, romancier et jour-naliste dans une vie antérieure.Blog : http://baglinmichel.over-blog.com/

Hervé BellecVit à Landerneau. écrivain qui n’écrit de poèmes qu’au compte-gouttes.

Guy ChatyPoète, nouvelliste, homme de théâtre. A publié dans une cinquan-taine de revues et seize livres de poésie.

Françoise CoulminPoète de combat et de résistance, elle reste un électron libre et rebelle. Sociétaire de la SGDL et du PEN Club.

Olivier CousinNé en 1972 à Lesneven. Derniers titres : Fragments du journal d’Orphée, éditions Kutkha (2014) ; Douce Garce, livre d’artiste avec Michel Remaud (2014). Prix Camille Le Mercier d’Erm en 2011.

Clotilde de BritoJeune comédienne, poète et parolière, exprime son art et ses talents sur diverses scènes et sur son blog (http://autourdeclo.over-blog.com). Elle est championne de France de slam 2014.

Jean-Paul Gavard-PerretNé en 1947. Poète et critique. Docteur en littérature, il enseigne la communication à l’Université de Savoie à Chambéry. Membre du Centre de Recherche Imaginaire et Création.

Fred JohnstonNé en 1951. Poète, romancier, critique et musicien irlandais. Fondateur et actuel directeur du Centre des écrivains occidentaux à Galway. Fondateur en 1986 du Festival annuel de la littérature internationale de Galway.

Nicole-Laurent-CatriceNée en 1937 dans le nord de la France. Après une enfance en Anjou puis à Paris, elle vit aujourd’hui en Bretagne. Elle fut secrétaire des Rencontres poétiques internationales de Bretagne de 1983 à 1993.

Mérédith Le DezPoète née en 1973. Est publiée aux éditions Folle Avoine. A créé et dirigé la maison d’édition MLD entre 2007 et 2013. Blog : http://meredithledez.wordpress.com/

Jean-Marcel LeducNé à Nantes en 1947. Professeur agrégé de Lettres. Vit à Louan-nec, (Côtes d’Armor). Son dernier ouvrage : Ciel inconstant, In Libro Veritas (2013)

Marylise LerouxNée à Vannes, poète, parolière, nouvelliste, animatrice d’ate-liers d’écriture. Membre de Donner à Voir et de l’Association des Écrivains Bretons. Derniers recueils parus : Le Temps d’ici (2013), Blanc bleu (2014), éditions Rhubarbe.

Patrice MaltavernePoète. A publié dans une trentaine de revues.

Pierre MironerPoète demeurant au Faouët.

Philippe PriolNé à Audierne. Poète, historien, nouvelliste, il demeure à Rouen.

Jean-Claude TouzeilNé en 1946 dans la Manche. Aime les pantalons de velours. A créé Le Printemps de Durcet, une manifestation poétique qui a connu vingt éditions successives.

Armel UrienNé en 1958. Fait paraître ses premiers textes à 18 ans, dans les colonnes du Télégramme. Enseignant et touche-à-tout (musicien, acteur, etc.). En 1975, il revendiquait déjà une poésie du rock et de la ville.