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La stratégie de déploiement des entreprises américaines en France dans les biens d’équipement et de consommation et sa perception pendant les années 1940-1980 Hubert Bonin, professeur d’histoire économique à l’Institut d’études politiques de Bordeaux (Centre Montesquieu d’histoire économique-Université de Bordeaux 4) [www.hubertbonin.com] En 1982, un bilan des entreprises leaders mondiales titre : « La suprématie américaine » 1 face à un éditorial : « Le déclin européen. » 2 Le grand retournement en faveur de la domination des groupes japonais dans plusieurs secteurs industriels est encore en maturation, et l’hégémonie américaine semble irréfragable. L’année d’avant, le leader de la gauche socialiste François Mitterrand s’est fait élire président de la République en prônant la nationalisation d’une quarantaine d’entreprises et argue que seule la nationalisation pourra leur éviter de passer sous la coupe des sociétés multinationales, notamment américaines. La ’’perception’’ des réalités économiques est toujours en décalage par rapport à l’évolution puisqu’on redoute encore la toute-puissante américaine sans se rendre compte des failles qui commencent à cisailler l’équilibre du système productif mondial et à remettre en cause – pour quelques années – la force économique des États-Unis. Jusqu’à cette Grande Crise, par conséquent, la présence américaine en France constitue un enjeu géopolitique et géo- économique : c’est l’indépendance du pays qui est en cause. Inversement, l’on ressent bien la nécessité de l’ouvrir à l’influence technologique américaine, d’éviter une sorte d’autarcie néfaste à la productivité et à la compétitivité puisque la perception des États- Unis repose, depuis presque un siècle, sur l’image de leur capacité d’innovation. Nombre d’études 3 ont bien cerné la fascination exercée par la ’’civilisation du progrès américaine’’ dès la fin du XIX e siècle, notamment avec l’exposition universelle de Chicago en 1893, mais aussi grâce à la forte présence des matériels américains aux expositions universelles de Paris en 1889 et 1900 ; avec leurs concurrents allemands, ils semblent alors le levier de la seconde révolution industrielle émergente. Cette image de marque est consolidée pendant chaque étape du développement de cette dernière. Aussi « l’américanisation » des esprits s’est-elle affirmée au fil des décennies, et le transfert des techniques, des idées et des mentalités s’est déployé avec force ; pendant le Plan Marshall, on le sait, les fameuses « missions de productivité » ont conduit plusieurs milliers 1 5000. Classement des premières sociétés françaises et européennes, 1982, Le Nouvel Économiste, novembre 1982, p.13. 2 Ibidem, p. 6. 3 Cf. Catherine Hodeir, « En route pour le Pavillon américain », in Madeleine Rebérioux & Pascal Ory (dir.), Le Centenaire de l’Exposition universelle de Paris de 1889, numéro spécial de la revue Le Mouvement social, Paris, 1989.

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Page 1: Helsinki Congress of the International Economic History ...hubertbonin.fr/files/documents/ENTREPRISES AMERICAIN…  · Web viewLa stratégie de déploiement des entreprises américaines

La stratégie de déploiement des entreprises américaines en France dans les biens d’équipement et de consommation et sa perception

pendant les années 1940-1980

Hubert Bonin, professeur d’histoire économique à l’Institut d’études politiques de Bordeaux (Centre Montesquieu d’histoire économique-Université de Bordeaux 4)

[www.hubertbonin.com]

En 1982, un bilan des entreprises leaders mondiales titre : « La suprématie américaine »1 face à un éditorial : « Le déclin européen. »2 Le grand retournement en faveur de la domination des groupes japonais dans plusieurs secteurs industriels est encore en maturation, et l’hégémonie américaine semble irréfragable. L’année d’avant, le leader de la gauche socialiste François Mitterrand s’est fait élire président de la République en prônant la nationalisation d’une quarantaine d’entreprises et argue que seule la nationalisation pourra leur éviter de passer sous la coupe des sociétés multinationales, notamment américaines. La ’’perception’’ des réalités économiques est toujours en décalage par rapport à l’évolution puisqu’on redoute encore la toute-puissante américaine sans se rendre compte des failles qui commencent à cisailler l’équilibre du système productif mondial et à remettre en cause – pour quelques années – la force économique des États-Unis. Jusqu’à cette Grande Crise, par conséquent, la présence américaine en France constitue un enjeu géopolitique et géo-économique : c’est l’indépendance du pays qui est en cause. Inversement, l’on ressent bien la nécessité de l’ouvrir à l’influence technologique américaine, d’éviter une sorte d’autarcie néfaste à la productivité et à la compétitivité puisque la perception des États-Unis repose, depuis presque un siècle, sur l’image de leur capacité d’innovation. Nombre d’études3 ont bien cerné la fascination exercée par la ’’civilisation du progrès américaine’’ dès la fin du XIXe siècle, notamment avec l’exposition universelle de Chicago en 1893, mais aussi grâce à la forte présence des matériels américains aux expositions universelles de Paris en 1889 et 1900 ; avec leurs concurrents allemands, ils semblent alors le levier de la seconde révolution industrielle émergente. Cette image de marque est consolidée pendant chaque étape du développement de cette dernière. Aussi « l’américanisation » des esprits s’est-elle affirmée au fil des décennies, et le transfert des techniques, des idées et des mentalités s’est déployé avec force ; pendant le Plan Marshall, on le sait, les fameuses « missions de productivité » ont conduit plusieurs milliers de techniciens et ingénieurs dans les usines américaines pour y assimiler la modernité organisationnelle : les deux premières missions, en octobre 1949, visitent notamment des sites General Electric, Westinghouse, Budd et MacCormick (à Philadelphie, Baltimore et Pittsburgh). Mais ce mouvement d’américanisation des entreprises américaines est désormais bien connu4 ; aussi 1 5000. Classement des premières sociétés françaises et européennes, 1982, Le Nouvel Économiste, novembre 1982, p.13.2 Ibidem, p. 6.3 Cf. Catherine Hodeir, « En route pour le Pavillon américain », in Madeleine Rebérioux & Pascal Ory (dir.), Le Centenaire de l’Exposition universelle de Paris de 1889, numéro spécial de la revue Le Mouvement social, Paris, 1989.4 La préparation du congrès de Buenos Aires de l’Association internationale d’histoire économique a stimulé ainsi la parution de plusieurs ouvrages, dont : Dominique Barjot (dir.), Catching up with America. Productivity Missions and the Diffusion of American Economic and Technological Influence after the Second World War, Paris, Preses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002. Dominique Barjot & Christophe Réveillard (dir.), L’américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle: Mythe et réalité, Paris, Preses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002. Matthias Kipping & Ove Bjarnar (dir.), The Americanization of European Business 1948-1960: The Marshall Plan and the transfer of US management models, London, Routledge, 1998. Cf. aussi : Jonathan Zeitlin & G. Herrigel (dir.), Americanization and its Limits, Oxford, Oxford University Press, 2000 (particularly: Matthias

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notre étude vise-t-elle inversement à scruter le déploiement des sociétés américaines en France, à déterminer comment le mouvement historique de leur ’’multinationalisation’’5 a marqué la France. Il s’agit de préciser ce que des ouvrages pionniers6 ont déjà esquissé et de repérer « les secrets des géants américains » : « L’entreprise américaine [...] peut-elle être acclimatée en France ? »7

Nous nous interrogerons sur la place de la France dans la stratégie des entreprises américaines : a-t-elle constitué un marché spécifique, avec son outre-mer, son niveau de vie en voie d’embourgeoisement, son marché en plein boum grâce à l’essor de la société de consommation et au renforcement de l’équipement de base de l’industrie et des transports ? A-t-elle aussi été un levier pour pénétrer le vaste marché en cours de constitution à l’échelle de la Communauté économique européenne ? Sur ce registre, il faudrait préciser en quoi elle a pris une importance croissante par rapport aux cibles favorites des investissements américains, le Royaume-Uni, la RFA et le Benelux. Nous désirons établir une chronologie de ces flux d’argent et de ces initiatives d’investissement, pour l’après-guerre, pour la période de démarrage de l’expansion (les années 1950), puis pour l’apogée de la croissance, pendant les années 1960-1970, en tentant de soupeser le poids de ces investissements secteur par secteur. Nous préciserons la tactique suivie par les entreprises américaines dans la mise en oeuvre de leur stratégie de déploiement en France, en précisant les contours juridiques et financiers de cette pénétration : alliances, partenariats, simples transferts de licences, investissements industriels directs, filiales, etc. Nous évaluerons également la position prise par les entités créées et développées en France au sein de la division internationale du travail organisée par les groupes à l’échelle européenne, afin de soupeser leur capacité à assumer des responsabilités dans la conduite de la stratégie, dans le management, dans la recherche et développement, dans la production de valeur ajoutée.

Toutefois, au-delà des faits eux-mêmes, nous déterminerons le capital immatériel des firmes américaines en France, c’est-à-dire la façon dont elles y ont favorisé une ’’perception’’’ positive. Nous dessinerons l’image de marque qu’elles ont bâtie, au nom de la modernité, du progrès, de la qualité, de l’innovation, de la capacité à rendre des services aux sociétés françaises. Ces avantages comparatifs informels se sont ajoutés aux avantages matériels (l’avance technologique, les économies d’échelle pour la recherche et le développement, etc.) pour susciter un sentiment de puissance que nous essayerons d’apprécier. Nous reconstituerons aussi comment cette propension à l’affirmation d’une force capitaliste et la réalité de la conquête d’une part significative de la capacité de production ou du marché ont fini par déclencher des réactions antiaméricaines, où le patriotisme français a été soutenu tant par l’opinion éclairée que par les pouvoirs publics ; mais aussi comment les firmes américaines ont su déjouer cet antiimpérialisme économique

Kipping, “A slow and difficult process: The Americanization of the French steel-producing and using industries after the Second World War”, pp. 209-235). Marie-Laure Djelic, Exporting the American Model. The Postwar Transformation of European Business, Oxford, Oxford University Press, 1998. Richard Kuisel, Seducing the French. The Dilemma of Americanization, Berkeley, University of California Press, 1993.5 Mira Wilkins, “Defining a firm: history and theory”, in Peter Hertner & Geoffrey Jones, Multinationals: Theory and History, Aldershot, Gower, 1986. 6 Mira Wilkins, The Emergence of Multinational Enterprise: American Business Abroad from the Colonial Era to 1914, Cambridge (Mass.), 1970. Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise: American Business Abroad from 1914 to 1970, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1974.7 Publicité pour le livre de François Hetman, Les secrets des géants américains, Paris, Seuil, 1969, publiée dans L’Express, 29 septembre 1969, p. 75.

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en menant des campagnes de communication institutionnelle destinées à promouvoir leur rôle dans l’expansion et l’innovation françaises.

Pour entreprendre ce projet, dans le sillage du livre pionnier de Mira Wilkins, nous avons mobilisé notre matériau personnel accumulé sur l’évolution des entreprises en France et sur la politique économique de l’État ; des archives bancaires ; des livres reconstituant l’histoire de sociétés américaines, celle des liens entre sociétés françaises et consœurs américaines ; des histoires sectorielles déjà publiées à l’échelle française ou à l’échelle européenne. Nous avons enfin dépouillé systématiquement les collections de deux magazines clés destinés aux cadres d’entreprise, L’Express et L’Expansion, pour les années 1960-1970, en y butinant nombre d’informations et aussi en collectant un corpus de publicités qui nous a permis d’analyse l’image de marque des entreprises américaines en France.

1. La préhistoire des investissements américains en France: des têtes de pont pour la diffusion des avantages techniques et commerciaux (dans les années 1900-1940)

La France est loin de constituer une cible privilégiée pour les firmes américaines désireuses de participer à la constitution des marchés créés par l’élévation du niveau de vie, la salarisation et l’urbanisation parce que la croissance faible de sa population (une quarantaine de millions) et l’hétérogénéité des revenus due à l’importance de la population rurale et non salariée fixent des limites structurelles à la croissance. Pourtant, elle se classe au troisième rang européen en 1929, par la masse des investissements directs américains.

US direct investments in Europe in 19298 (book value in million US dollars)manufacturing selling petroleum public

utilitiestotal

Great-Britain 268,2 66,5 21 485,2Germany 138,9 16,8 35,3 216,5France 90,9 13,8 25,1 5,3 145Italy 13,2 2,3 25,9 66,5 113,2Spain 12,4 4 8,5 72,2Belgium 38,3 3,5 19 64,2Total 628,9 132,9 213 145,4 1,352,8

L’implantation américaine directe reste relativement rare ; les partenariats (dans le style d’une ’’joint-venture’’) dominent. C’est le cas dans une branche symbolisant la supériorité technique américaine, l’électrotechnique9 : les sociétés françaises recourent en nombre aux brevets de leurs consœurs d’outre-Atlantique : en sus des brevets allemands, les brevets Edison, Thomson Houston ou Westinghouse10 permettent au pays de s’équiper de centrales électriques ; le premier transport métropolitain fonctionne à partir de 1900 à Paris avec une traction Sprague dépendant de brevets General Electric et avec des moteurs liés à des brevets Thomson Houston. La dépendance française vis-à-vis de l’étranger pour des gammes importantes de biens d’équipement explique le recours à des importations de matériels américains – ainsi, les États-Unis fournissent 17,8 des 21 millions de francs de matériel agricole importé en 1902 – et plus encore l’achat de brevets. Patrick Fridenson a étudié dans un autre chapitre le rôle joué par les

8 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 56.9 Albert Broder, « La multinationalisation de l’industrie électrique française, 1880-1931. Causes et pratiques d’une dépendance », Annales. Économies, sociétés, civilisations, XXXIX, n°5, septembre-octobre 1984, pp. 1020-1043.10 Pierre Lanthier, « Westinghouse en France : histoire d’un échec, 1898-1920 », L’Information historique, volume 7, n°4, décembre 1985, pp. 212-219.

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brevets de commutation téléphonique Strowger acquis en 1892 par la société Postel-Vinay, reprise par Thomson-Houston en 1908, avant la filialisation en 1925 au sein de la Compagnie des téléphones Thomson-Houston, elle-même insérée désormais au sein du groupe américain ITT, puis transformée en 1925 en Compagnie générale de constructions téléphoniques (CGCT) ; le groupe ITT, qui a repris également les filiales de l’International Western Electric Company (du groupe ATT) en 1920, avec une usine à Paris11, dispose ainsi en France de filiales industrielles robustes depuis le milieu des années 1920 et jusqu’à la fin des années 1970. Mais la société française CSF a conclu quant à elle un contrat d’échanges de brevets avec RCA depuis 1910.

Les brevets américains sont déployés également pour la fabrication de certains matériaux : Eternit (tuyauteries et revêtements en matériau spécialisé – notamment avec de l’amiante) s’est ainsi dotée de deux usines (Paray-le-Monial et Prouvy)12 parce que son matériau – presque passé dans le vocabulaire courant dans le bâtiment, où l’on parle d’un élément « en éternit » pour désigner tout élément en matériau similaire – dispose d’une originalité qui en fait son succès ; de son côté, le groupe Corning Glass monte dès les années 1920 une filiale pour fabriquer des réfractaires en France (L’Electroréfractaire), tandis que la Bakelite Corporation cède ses brevets de matières plastiques (« la bakélite », en vocabulaire usuel de l’époque) à des industriels chimistes du Nord. Plus modestement, nous avons repéré dans l’automobile l’utilisation par Berliet d’une licence de moteur américaine Ricardo à partir de 1934 (et jusqu’en 1958)13, des accords de représentation technique par la maison de négoce technique Fenwick14

et un accord de coopération technique dans l’industrie de l’habillement conclu dès les années 1930 entre la société américaine Jantzen et la société de bonneterie de Troyes, Poron, pour la licence de fabrication et de vente (France et Belgique) de maillots de bain... Certes, Dupont de Nemours aurait disposé d’une filiale (Société française Fabrikoid) dès les années 192015 ; mais c’est le grand accord concernant l’industrie textile et conclu le 3 octobre 1931 entre Rhône-Poulenc et Dupont de Nemours (qui avait depuis 1929 privilégié un partenariat en Europe avec le Britannique ICI) qui constitue le tournant essentiel ; une coopération se déploie par un échange de licences, avant que, le 30 mars 1939, Rhône-Poulenc obtienne le brevet du Nylon16 : il est exploité par une filiale commune à divers pôles d’intérêts lyonnais, Rhodiaceta, qui construit l’usine de Vaise17 et livre les premiers fils le 7 mai 1941 ; il faut attendre la fin de la guerre pour que la cinquantaine de tonnes produite en 1944 soit suivie par l’essor d’une fabrication

11 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 70-71. L’International Western Electric Company devient l’International Standard Electric Company.12 Note Investissements de capitaux privés américains en Afrique française, 24 février 1954, d’après une note du ministère du Commerce américain de 1953, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 10557/59912. Le solde des 4,4 millions est constitué par des investissements dans le commerce de gros et, surtout, pour 2 millions, dans les moyens de transport (lignes d’autocars et de camionnage).13 Monique Chapelle, Berliet, Brest, Éditions Le Télégramme, 2005, p. 26.14 Fenwick, spécialiste des véhicules électriques de manutention, créée par Noël Fenwick en 1862, importe du matériel étranger depuis les années 1870-1880 ; elle prend la représentation en France de plusieurs marques américaines : machines-outils (dont fraiseuses) Brown & Sharpe (1885) ; matériels Gleason, Pratt & Whitney, Ingersoll, produits abrasifs Norton (1890) ; palan Yale (1904). Fenwick importe le premier chariot élévateur Yale en 1918, avant d’en obtenir la licence pour la France en 1927 pour une cinquantaine d’années.15 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 140.16 Une mission aux États-Unis négocie un double accord : l’obtention de la licence Nylon et une commande du matériel nécessaire à sa fabrication. IG Farben obtient cette licence Nylon le 23 mai 1939.17 Pierre Cayez, Rhône-Poulenc, 1895-1975, Paris, Armand-Colin-Masson, 1988, p. 145.

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de masse18 dans les années 1950, tandis que la licence est étendue en 1945 à la RFA et à l’Italie. La fabrication sur place par des filiales directes est donc quasiment absente dans les biens d’équipement et les matériaux

Malgré les fortes différences de mode de vie et de niveau de vie entre les États-Unis et la France des premières décennies du XXe siècle, le modèle de l’American way of life commence à percer dans les mentalités, en particulier par le biais de la publicité, dont les formes ’’modernes’’ (presse magazine, radio, affiches de rue) prennent corps. Mais les obstacles dans sa diffusion résident dans les structures même de la distribution des biens de consommation, fragmentées en raison de la prédominance de la ’’boutique’’ face aux grands magasins installés seulement dans les villes importantes et aux magasins à prix modéré n’émergeant qu’à partir des années 1930. Par ailleurs, la fragmentation concerne aussi les structures de production industrielle et les marchés, cloisonnés entre de multiples marchés régionaux où dominent des marques familiales traditionnelles. Pourtant, des percées s’effectuent sur le registre des biens de consommation, grâce à des innovateurs français (Monsavon, etc.) et étrangers (Lever-Unilever, etc.) : la marche vers la ’’culture de consommation’’ s’esquisse, d’autant plus que les centrales d’achat des chaînes succursalistes peuvent organiser des commandes en quantité pour alimenter leurs réseaux de magasins.

Une société américaine établit ainsi une tête de pont en France dès 1923 quand Palmolive19 confie à la société Cadum20, alors célèbre pour ses publicités et fort d’une moitié du marché des savons et produits de toilette, la fabrication de ses propres produits (dans une usine située à Courbevoie21 à partir de 1928) puis aussi de ceux de Colgate en 1930, après la fusion entre Colgate22 et Palmolive en 1929, afin de résister à l’offensive de ce qui est devenu en 1929 le géant Unilever. C’est alors la préhistoire du marketing23 et la percée des méthodes de publicité et de vente de certaines firmes américaines qui offrent l’occasion de construire des ’’marques’’ et de susciter des stratégies de persuasion et d’établissement de modes de perception positive – et la diffusion du Coca Cola dès 1933 entre-ouvre le marché du ’’prêt-à-boire’’24, tandis que l’American Milk Products installe une usine de lait concentré et de lait en boîte en France25 en 1923. De même, Gillette est présent en France dès 1905 (avec une usine de lames à Paris) et y conquiert

18 La production de Nylon par Rhodiaceta progresse de 800 tonnes en 1949 au record de 24 000 tonnes en 1964, avant un premier repli à 17 000 tonnes en 1965 et une stabilisation autour de 20 000 tonnes ensuite.19 L’ancêtre de Palmolive est créée en 1864 et devient Palmolive en 1895.20 L’association entre l’Omega Chemical Company et un pharmacien français, Louis Nathan, en 1908, permet de lancer le savon Cadum en 1911 vendu dans les pharmacies françaises. Marie-Emmanuelle Chessel, « Une méthode publicitaire américaine ? Cadum dans la France de l’entre-deux-guerres », Entreprises & Histoire, n°11, mars 1996, pp. 61-76. Jean-Pierre Bodeux & Michel Wlassikoff, La fabuleuse et exemplaire histoire du Bébé Cadum, image symbole de la publicité en France pendant un demi-siècle, Paris, Syros-Alternatives, 1990. Cf. aussi le site [www.museedelapub.org/virt/mp/cadum].21 Notre usine, l’espace d’une vie, Colgate-Palmolive France, 1990. Ce livre est sorti à l’occasion de la fermeture de ce site.22 Colgate a été créée dès 1806.23 Marc Meuleau, « De la distribution au marketing (1880-1939) : une réponse à l’évolution du marché », Entreprises & histoire, n°3, 1993, pp. 61-74.24 L’histoire officielle de Coca Cola indique cette date de 1933. Mais M. Wilkins (Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 51) évoque la création d’une usine en France au lendemain de la Première Guerre mondiale, qui a été fermée dès 1919-1920 ; la société abandonne alors la stratégie d’investissement direct au profit d’une alliance avec des embouteilleurs locaux.25 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 63.

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un capital de renommée : le directeur parisien offre ainsi un rasoir Gillette à Lindbergh26 à son arrivée en 1927...

L’équipement des ménages lui-même n’échappe pas à une première forme de pénétration de la technique américaine, essentiellement par le biais des machines à coudre Singer (avec filiale française27 créée entre 1868 et 1873 et une usine en région parisienne, à Bonnières-sur-Seine ouverte dans les années 1920) bien que des gammes françaises résistent à cette emprise28 : les ventes françaises de Singer pèsent 5,3 % du total des ventes du groupe en 1912, soit le cinquième débouché mondial derrière la Russie (24,5 %), les Etats-Unis (17,2 %), l’ensemble Allemagne-Autriche-Hongrie (12 % et le Royaume-Uni (5,5 %)29. American Radiator Company dispose de plusieurs entités en Europe en 1914, dont une en France, avec une usine à Dôle (avec presque 700 salariés)30. Enfin, Eastman Kodak, qui a fait de Londres sa base européenne31, s’est implantée dans le pays dès 1891-1897 et y diffuse par exemple son appareil photo de poche pliant au tournant du siècle puis son Brownie : la France se couvre elle aussi de boutiques à l’enseigne Kodak, qui distribuent les films négatifs. Un accord autorise la société Pathé à commercialiser les films positifs en France et les films négatifs en Europe et dans les colonies ; sa rupture en 1909-1912 fait perdre à Kodak un partenaire utile ; puis le destin de Pathé aboutit en avril 1927 à la création de Kodak-Pathé, détenue à 51 % par Kodak et 49 % par Pathé (puis à 100 % par Kodak en 1931) : tandis que Pathé se recentre sur la production cinématographique, Kodak-Pathé gère la fabrication et la vente des pellicules, en s’appuyant sur une usine à Vincennes pour fabriquer les films et assurer leur développement32.

La force de l’industrie américaine de la construction mécanique et de la mécanique de précision constitue un acquis essentiel. La civilisation française de l’automobile attire les investissements américains, de Ford33 aux fabricants de pneumatiques (avec une usine Goodrich, dès avant 1914), aux roulements à billes34 et aux pétroliers, tel Caltex ou Esso Standard35. Malgré la concurrence des fabricants de matériel de bureau anglais et allemands, les firmes américaines conquièrent des parts de marché et une réputation déterminantes dès les années 1900-1920 pour les machines à écrire, puis pour les machines électromécaniques

26 Gordon McKibben, Cutting Edge. Gillette’s Journey to Global Leadership, Boston, Mass., Harvard Business School, 1998, p. 24.27 Indication fournie par Andrew Godley.28 Monique Peyrière, “L’industrie de la machine à coudre en France, 1830-1914”, in La révolution des aiguilles. Habiller les Français et les Américains, 19e-20e siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, pp. 95-114. Judith Coffin, ’’Credit, consumption, and images of women’s desires: Selling the sewing machine in late nineteenth-century France”, French Historical Studies, n°18-3, 1994, pp. 749-783. 29 Andrew Godley, “Selling the sewing machine around the world: Singer’s international marketing strategies, 1850-1920”, Enterprise and Society, June 2006, n°7 (2), pp. 266-314 (tableau A2).30 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 5.31 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise.32 Michel Rémond (et François Sauteron), Histoire d’une aventure. Kodak-Pathé Vincennes, 1896-1927-1986, Kodak, 1986. L’usine de Vincennes ferme en 1986. Jacques Kermabon (dir.), Pathé, premier empire du cinéma, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994. Cf. le site [www.kodak.com/US/en/corps/kodakHistory]. Un bureau a été établi en France dès 1891, transformé en filiale en 1896, indique ce site.33 Cf. le texte de Patrick Fridenson dans ce même ouvrage. Cf. Hubert Bonin, Thierry Grosbois, Nicolas Hatzfeld & Jean-Louis Loubet, Ford en France et en Belgique, Paris, P.L.A.G.E, 2004.34 Une usine Timken est établie en France en1928 après la reprise de Timken UK par Timken US en 1927. Puis la politique américaine de démantèlement des trusts ou cartels trop puissants contraint Timken à vendre ses filiales anglaise et française en 1949 ; Timken France deviendrait ainsi une unité indépendante ; mais nous ne disposons pas d’indications sur elle. Cf. Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 293.35 Nous renvoyons au chapitre d’Alain Beltran, dans ce même livre.

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multifonctions qui mêlent écriture, calcul, tabulation, etc. Underwood-Elliott Fischer, Royal, Remington Rand et IBM prennent pied en France36 comme dans le reste de l’Europe, avec parfois des usines de montage en association avec des partenaires locaux ou même une implantation directe. La Computing Tabulating Company, l’ancêtre d’IBM, insère en effet dans sa filiale de commercialisation (1920) un atelier de production en 1922, afin d’enrayer la puissance d’une autre firme américaine, Powers ; ces têtes de pont se transforment en 1936 en Compagnie électro-comptable (CEC, avec 650 salariés) qui fabrique (dans son usine de Vincennes, puis aussi, à partir de septembre 1941, dans celle de Corbeil-Essonnes) et vend une large partie de la gamme CTR-Hollerith, avec des commandes tant publiques (des ministères) que privées.

Essai de chronologie des implantations industrielles de quelques sociétés nord-américaines avant 1940

1905 Gillette Usine de lames dans l’Est de Paris15 juillet 1914 Ancêtre d’IBM (Computing

Tabulating Company)Création de la filiale française

Depuis 1916 Ford Bordeaux 1916-1917Asnières 1925Strasbourg (Matford)Poissy 1937

1918-1920 Coca Cola Usine d’embouteillage pendant quelques trimestres

1920 Société internationale de machines comptables

Commercialisation des machines statistiques à cartes perforées de la Computing Tabulating Company

1920 ITT Reprend plusieurs entités issues de Western Electric-ATT

Années 1920 Singer Usine à Bonnières-sur-Seine1921 General Electric Participation dans la Compagnie des

lampes, créée avec la Compagnie générale d’électricité (25 %) et Thomson-Houston

1923 Palmolive utilise Cadum comme sous-traitant

Courbevoie (usine en 1928)

1923 American Milk Products Usine en France 1925 ITT Reprend plusieurs entités issues de

Thomson-Houston ou de Western Electric-ATT

1925 General Motors France Création de la filiale37

1926 Massey-Ferguson Premières ventes en France1927 Kodak-Pathé Eastman Kodak prend le contrôle de

la branche photographique de Pathé et crée Kodal-Pathé (usine à Vincennes)

1929 (décembre) Caltex (Califonian-Texas Corporation)

Achète les Raffineries de pétrole de la Gironde (raffinerie à Ambès)

1932 Ideal Standard Usine à Dôle1937 Caltex Fusion entre Texas Company et les

Huiles Galena, et intégration de son usine du Havre

1941 Ancêtre d’IBM Deuxième usine, à Corbeil

2. Puissance et perception : l’image de marque technique des firmes américaines (des années 1950 aux années 1980)

Cependant, ces têtes de pont américaines restent isolées et le repli de la croissance dans les années 1930 puis l’Occupation brisent l’élan d’essaimage. La stratégie de pénétration du marché français doit être entièrement relancée après 1945, mais elle bénéficie de l’image de marque positive des produits américains à cette époque : « Le succès des firmes américaines à l’étranger tient à l’adoption plus prompte des innovations, à une rationalisation plus poussée des productions, 36 Cf. Hubert Bonin, « The development of accounting machine in French banks from the 1920s to the 1960s », Accounting, Business & Financial History, 14-3, November 2004, pp. 257-276.37 In Alfred Sloan, Mes années à la General Motors, 1967.

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à une étude plus systématique des problèmes, à une organisation plus dynamique et à une gestion plus directe et plus rentable. »38 Une question simple vient donc à l’esprit : comment s’est construite l’image institutionnelle de ces sociétés en France après la Seconde Guerre mondiale ? Comment ont-elles mis en valeur leur capital de savoir-faire matériels et immatériels pour se constituer une réputation et un marché solides ?

A. Firme américaine et progrès européen : la construction d’une image de marque générale

La perception des firmes américaines est fondamentalement positive et même, pourrait-on dire, ’’positiviste’’, c’est-à-dire que leur nom évoque quasiment aussitôt les notions de progrès, d’avance technique, d’innovation technologique – et ce, jusqu’au années 1980 quand les entreprises japonaises effectuent leur percée sur ce même registre en Europe de l’Ouest. « Most US investors crossed their nation’s boundaries with a confidence and a sense of superiority in their product and managerial offerings. »39 Le mythe ’’fordien’’ propre à la civilisation automobile s’étend à l’ensemble des produits industriels, que ce soient les biens d’équipement tournés vers les entreprises, ou que ce soient certains biens d’équipement des ménages. Le « rêve américain » est d’abord technologique. « Expansion, puissance, progrès » : cette trilogie sert de devise au lancement en novembre 1968 de la gamme d’engins agricoles proposée en France par le groupe canadien Massey-Ferguson, « premier constructeur de tracteurs et de moissonneuses-batteuses »40. Au même moment, vers 1968-1970, en plein cœur de ’’la France des Lumières’’, General Electric déploie avec force son image de marque de firme fécondatrice du progrès : « Clarté. Clarté et lumière ! La première manifestation de la vie. Et aussi le symbole de General Electric. Car General Electric c’est ‘La Lumière’. Depuis 89 ans. »41 « Depuis 89 ans nous repoussons les frontières de la nuit. »42 « General Electric, le premier fabricant mondial de lampes. Ses chercheurs ont obtenu de très nombreux succès. Ils savent qu’à tout moment ils doivent être à la pointe du progrès [...]. Depuis 89 ans, General Electric repousse les frontières de la nuit. Il a fallu créer, investir. »43

Le thème de la génération de vie est repris par Clark Equipment pour valoriser ses scrapers et autres engins de chantier : « Dans 155 pays, Clark Equipment crée le mouvement. »44 Les firmes américaines créent ainsi une sorte d’école informelle de l’esprit d’entreprise, ce qui peut paraître surprenant pour des Français convaincus de la supériorité du secteur public pour stimuler l’innovation ; mais de telles publicités sont précisément bien révélatrices de cette différence d’approche culturelle, comme si les firmes américaines voulaient ’’évangéliser’’ la France, ’’terre de mission’’ non libérale, et y diffuser l’évangile entrepreneurial en expliquant ce que sont innovation et investissement...

B. Une percée décisive de l’image de marque technologique (années 1940-1950)

La perception d’une avance technologique américaine se cristallise dès les années 1940. En effet, dans les territoires d’outre-mer déjà « libérés » ou intégrés à l’aire

38 Publicité pour le livre de François Hetman, Les secrets des géants américains, Paris, Seuil, 1969, publiée dans L’Express, 29 septembre 1969, p. 75.39 Mira Wilkins, The Maturing of Multinaitonal Business, p. 379.40 Publicité dans L’Expansion, juin et septembre 1969.41 Publicités dans L’Expansion, février 1969.42 Publicité dans L’Express, 4 novembre 1969.43 Publicité dans L’Expansion, janvier 1969.44 Première publicité publiée par Clark Equipment dans L’Expansion, février 1971.

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d’influence alliée, l’arrivée du matériel américain permet le redémarrage de nombreux équipements ; le patron de la compagnie de négoce CFAO, Morelon, note, ainsi le 14 octobre 1943 : « Une bonne nouvelle pour le Comptoir d’Abidjan : on attend, d’ici quelques jours, l’arrivée de quarante caisses de pièces détachées International qui, je l’espère, permettront de dépanner tous les camions de cette marque en Côte d’Ivoire. C’est la FAO qui aura été la première maison servie. »45 La période de la Reconstruction et du Plan Marshall accentue cette perception : les ’’grands’’ États-Unis envoient en France des locomotives (à vapeur) qui sont alors des leviers du redressement national, des tracteurs, les machines-transfert installées chez Renault pour travailler les tôles, et l’armée laissent ses GMC qui essaiment sur les chantiers ou (durablement) dans les forêts. Puis, entre 1950 et 1966, la participation aux contrats de l’OTAN constitue un troisième levier important, par le biais des commandes dites « off shore », car placées en France même, mais souvent aussi au profit des antennes européennes des sociétés américaines.

C. Le triomphe de l’image de marque innovatrice (années 1960-1970)

Or cette mise en valeur de la supériorité américaine perdure jusqu’à la fin des années 1970 ; des compagnies démarrent leur promotion dans la presse française pendant une décennie encore ’’bénie’’ puisque la percée japonaise ne s’effectue encore que discrètement et modestement par le biais de pionniers (dans l’audiovisuel et l’automobile), avant le raz-de-marée commercial et technique des firmes nipponnes qui marque les deux décennies suivantes. L’énorme capacité d’innovation américaine propulse les entreprises de biens d’équipement au cœur du système productif : dans de nombreux secteurs d’activité, il semble qu’elles disposent d’un avantage comparatif décisif, au niveau de leur offre technique. « Notre technicité, c’est votre sécurité »46 (Kodak) : la notion de « qualité » est alors essentielle, parce que les Américains ont accumulé un capital d’expérience depuis le démarrage de la deuxième révolution industrielle et grâce à leur maîtrise des techniques des aciers spéciaux. Bref, les groupes américains se posent comme des ’’spécialistes’’, des ’’pros’’ : ils peuvent arguer des qualités de leurs compétences et, surtout, de leurs références puisqu’ils ont déjà fait leurs preuves outre-Atlantique et que l’on peut penser que ce sont les ’’meilleurs’’, ceux qui ont réussi aux États-Unis, qui traversent l’océan pour conquérir des marchés en Europe. En dessous d’une vision d’une fourmi en gros plan, une publicité John Deere (matériel de chantier) précise : « Il y a deux spécialistes en chargement. Voici le second. La gamme John Deere : travail vite terminé, confiance bien méritée. »47 C’est que le leader a inséré la qualité dans la construction de son image de marque : « Un produit Caterpillar, dont la somme de qualités satisfera vos plus sévères exigences. »48 « Comme toutes les fabrications Caterpillar, les scrapers automoteurs sont d’une qualité exceptionnelle. Et d’une fiabilité remarquable [...]. Équipement de terrassement. Moteurs. Chariots élévateurs. La qualité Caterpillar. »49 Des publicités vantent ainsi « la lame longue durée de ‘qualité Gillette’ »50 Ces sociétés américaines se situent dans la logique du lien entre la confiance dans la qualité des produits et la réputation de la marque.

Les firmes américaines assurent un transfert de technologie banal, certes, mais elles assument aussi quelque peu une ’’mission civilisatrice’’ en se mettent ’’au

45 Archives de la CFAO.46 Publicité dans L’Expansion, mars 1971.47 Publicité dans L’Express, 27 avril 1970.48 Publicité dans L’Expansion, juin 1973.49 Publicité dans L’Expansion, avril 1974.50 Publicité dans L’Express, 1er février 1965.

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service’’ de l’Europe, par une sorte de geste ’’philanthropique’’ : « La qualité des roulements Timken au service des Européens de la compétition automobile » [...]. Faites appel à notre expérience. Nous sommes spécialisés et nous sommes une société internationale. »51 « L’avance technique de General Electric en matière d’entraînement, commandes, régulation et automation de laminoirs contribue à diminuer le coût de production, tout en améliorant la qualité du produit. »52 Le groupe 3M utilise lui aussi la qualité comme levier de promotion de sa nouvelle bande magnétique Scotch 777GP : « Ce n’est pas lorsqu’une bande est fabriquée que l’on vérifie sa qualité. Plus de 100 contrôles en cours de fabrication garantissent aux utilisateurs que la bande est sans défaut. Un fonctionnement sans défaillance [...]. La bande reste sans erreur après plusieurs milliers de passages. »53

Cette supériorité dans la qualité dans l’offre d’outils de production repose aussi sur l’avance prise dans la recherche et le développement. « L’importance de nos bureaux d’étude garantit le haut niveau technologique de nos produits et notre expérience dans tous les domaines de la production d’air comprimé et du transport des fluides (compresseurs, turbines, pompes) nous a permis d’être choisis pour participer à des installations de première importance »54 (Worthington). Timken (roulements à bille) consacre toute une page à vanter son centre de recherche de Canton, dans l’Ohio : « Ce sera le centre de recherche et de développement le plus important de toute l’industrie du roulement. »55 La toute-puissance de General Electric est évidente : « Des milliers de chercheurs, dans des centaines de laboratoires, créent des lampes qui répondent aux besoins sans cesse plus diversifiés de l’industrie et du public. »56

Dans nombre de branches, par conséquent, la capacité d’innovation est le levier de l’affirmation de l’image de marque : « Le bouchon aluminium à vis, formé sur le goulot, est une autre ’Première’ Alcoa (1925) »57, proclame la firme qui mène toute une campagne d’information sur ses innovations, avec une série de ’’feuilletons’’ publicitaires sur une double page : « 1918. Nous fondons le premier laboratoire de recherche pour l’aluminium. Puis, en 1929, nous construisons un complexe de style ’campus’, premier du genre dans l’industrie. »58 « L’aluminium Alcoa fut utilisé dans la fabrication des grilles d’ascenseurs dès 1891 [...]. 1960. Une des applications les plus populaires d’Alcoa est l’ouverture instantanée, si pratique pour les boîtes [...]. L’aluminium au service de l’invention, c’est d’abord Alcoa. »59 « Les alchimistes modernes [...]. Le Corfam vient ainsi s’ajouter à la liste, déjà fort longue, de découvertes de la Dupont de Nemours. »60

Les publicités mobilisées par l’industrie informatique sont sans appel : le fossé technologique transatlantique est dû à la rapidité du passage du système des cartes perforées aux ordinateurs à bandes magnétiques, d’où des campagnes publicitaires récurrentes et massives sur ce thème de l’avance technique. « Fin de la carte perforée [...]. Keytape ; votre ordinateur lit 10 fois plus vite des données 51 Publicité dans L’Expansion, octobre 1969.52 Publicité dans L’Expansion, juillet 1967.53 Publicité dans L’Expansion, juillet 1970.54 Publicité dans L’Expansion, février 1970.55 Publicité dans L’Expansion, mars 1969. Cf. Bettye Pruitt, Timken: From Missouri to Mars. A Century of Leadership in Manufacturing, Harvard Business School Press, 1998.56 Publicité dans L’Expansion, février 1969.57 Publicité dans L’Expansion, mai 1970.58 Publicité dans L’Expansion, mai 1970.59 Publicité dans L’Expansion, février et mars 1970.60 Publicité, dans L’Express, 30 novembre 1964. Du Pont de Nemours lance ce cuir synthétique, fabriqué en Belgique.

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30 % moins chères »61 (Honeywell). Mais la concurrence s’avive puisque le nouveau venu qu’est Hewlett-Packard martèle son image de marque « à la pointe de l’innovation technologique et sociale »62, avec « la recherche : priorité des priorités » dans les systèmes d’information. C’est par une publicité détonnante, montrant l’image d’un immense temple babylonien, que Xerox martèle sa marque et son image de marque ; tout comme Griffith tourna « le premier film épique du monde, Intolérance », Xerox «  a réalisé un progrès spectaculaire dans ce mode de communication avec la Xerographie »63 : « Rank Xerox un groupe industriel européen. Vingt-cinq ans d’innovation pour l’amélioration de la productivité au bureau. »64 « La calculatrice électronique C300 Burroughs. Elle a sa place à Saclay. Elle a sa place au Musée d’art moderne »65, indique une publicité vantant à la fois le haut niveau technique et la beauté de la machine. L’avance technique de ces firmes se mesure lors du salon annuel du matériel de bureau, le SICOB, qui se tient dans le palais architectural moderne qu’est le CNIT, au cœur du nouveau quartier de La Défense : l’offensive publicitaire et commerciale des marques américaines est alors à son comble, en particulier dans la presse économique et professionnelle des mois d’octobre et novembre, quand se tient ce SICOB : plusieurs dizaines de pages de publicité martèlent les raisons de se rallier aux qualités des machines conçues aux États-Unis ; ainsi, le groupe 3M achète plusieurs pages du magazine L’Expansion de septembre 1968 pour vanter ses produits66 ; et le salon suscite la fascination67 pour le progrès proposé généralement par les marques américaines : « Une idée de ce que sera le SICOB 1964 : une sorte de salon de la science-fiction. Chaque année, en effet, le SICOB ressemble un peu plus à une exposition d’anticipation. »68

Sur le registre des biens de consommation, la capacité d’innovation est souvent le levier de la promotion des marques américaines, telle Gillette : « Ni lame, ni moteur, un ruban. Gillette invente le rasage pour la deuxième fois ! »69 « Super Silver Gillette éclipse toutes les autres lames longue durée ! Super Silver Gillette bat de loin tous les records de durée » grâce à « deux découvertes Gillette qui changent tout : l’acier micro-chrome [...], le traitement E.B. 7 » qui « donne à la micro-pellicule plastique qui revête le tranchant une résistance à l’usure inconnue »70 « L’histoire de Procter & Gamble a été alimentée en permanence par l’innovation [...] avec des innovations qui vont faire date. En 1962, Dash, lessive spécialement conçue pour les machines à tambour, fait son apparition. M. Propre, nouveau nettoyant ménager liquide multi-usages71 est lancé en 1966 ; en 1968, « Ariel déclenche une véritable révolution dans les machines à laver en y introduisant les fameuses enzymes qui viennent à bout de toutes les taches. »72 Enfin, l’avantage technique de Procter & Gamble est tel quand le groupe lance la marque paneuropéenne de couches Pampers au début des années 1970 que la 61 Publicité dans L’Expansion, mars 1969.62 Publi-reportage dans L’Expansion, octobre 1982, pp. 88-89. 63 Publicité dans L’Expansion, ?????.64 Publi-reportage dans L’Expansion, pp. 287-289.65 Publicité dans L’Express, 16 décembre 1968.66 « L’image et la communication », dossier publi-informatif publié dans L’Expansion, septembre 1968, pp. 25-31.67 Cf. L’Express du 25 septembre 1967, avec plusieurs publicités (3M, Burroughs, etc.). Cf. aussi le supplément Le Sicob du quotidien Le Monde du 24 septembre 1980 : « Le bureau saisi par la fièvre de l’électronique. »68 L’Express, septembre 1964, pp. 84-85.69 Publicité pour Techmatic, dans L’Express, 1966.70 Publicité, dans L’Express, 1966.71 Jean Watin-Augouard, « Saga Monsieur Propre », in Prodimarques, la vie des marques, site [www.prodimarques.com/sagas_marques/monsieur_propre/monsieur_propre.php].72 « L’histoire de Procter & Gamble en France », site [www.fr.pg.com/notresociete/pgf_anniversaire.html].

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part de marché conquise est d’emblée énorme (98 % en France, par exemple, au milieu des années 1970). Le rajeunissement de l’image de marque de Kodak est doublement axé autour de l’innovation à partir du milieu des années 1960, à la fois une innovation technique (l’appareil automatique) et sociologique (un appareil pour un marché de masse), avec l’Instamatic ; et le concept est transféré ensuite à la caméra et au super 8 : « Après le succès mondial des appareils Instamatic, Kodak révolutionne le cinéma d’amateur avec la sortie des nouveaux équipements ciné Instamatic 8. »73 C’est la mobilisation récurrente des capacités des laboratoires de Rochester qui permet à Kodak de rester le leader en France face à la percée allemande, de vaincre le producteur local Lumière (acheté par l’Anglais Ilford) et de détenir une part de marché énorme quand les Japonais percent en France dans les années 1980.

D. L’affirmation d’une image de marque institutionnelle : proclamer la puissance des groupes américains

La stratégie de communication des groupes américains en France est (banalement) diverse. Certains se satisfont de communiquer sur leurs marques, sans autre visée qu’immédiatement commerciale : c’est le cas d’ITT pour sa marque de location de voitures Avis, dont on ne perçoit pas le lien avec le conglomérat ; c’est aussi le cas pour les marques du groupe Procter & Gamble qui, comme son concurrent Unilever, ne se place pas en ’’marque ombrelle’’ et laisse ses marques commerciales évoluer en toute autonomie. En revanche, le nom de certains groupes et leur marque commerciale s’identifient, comme c’est le cas pour Caterpillar et Gillette ; mais jamais les publicités de Gillette ne font référence au groupe lui-même : la marque n’est qu’une marque de communication commerciale, et le groupe ne se pose pas en ’’puissance’’ commerciale ou institutionnelle. Pour Caterpillar, une certaine ambiguïté apparaît car le groupe s’appuie sur des distributeurs qui mobilisent leur propre capital d’image de marque commerciale ; néanmoins, le groupe communique sur la puissance de son organisation mondiale et sur la diversité et la force de traction ou de manutention de ses gammes d’engins de chantier74 : elle peut capitaliser sur le véritable ’’culte’’ pour la marque Caterpillar qui se déploie, en France comme ailleurs, parmi les spécialistes des travaux publics et in fine parmi les responsables des commandes de matériel dans les sociétés de génie civil ou dans les firmes de location d’équipements. Caterpillar réussit, il est vrai, à rafraîchir sans cesse cette image de marque grâce à ses innovations (self propelled scrapers, hydraulic shovels, pipe layers, à partir des années 1950, wheel loaders dans les années 1960, gros dumpers dans les années 1970, etc.), tout en renouvelant sa gamme de bulldozeurs, des D8 et D9 des années 1950 aux D8H et D9G (1961-1974), avant le D10 (1978-1986), cinquante fois plus puissant que le D9H. Cela lui permet de contenir ses concurrents (Euclid, Allis-Chalmers) tant en France que dans les chantiers des sociétés françaises à l’étranger, comme ceux de Razel, spécialiste du génie civil outre-mer75. L’adjectif « légendaire » - ainsi, à propos du « légendaire D9H » – fleurit chez les passionnés de la marque, en activité ou retraités, qui

73 Publicité dans L’Express, novembre 1965.74 « Caterpillar listed to its customers and dealers, and its answers to their cries was a series of legendary tractors referred to as the D8 and D9 », Eric Orlemann, “Birth of a legend”, in The Caterpillar Century, Saint-Paul, Motor Books International, 2003, p. 196. Si le D8 est disponible aux États-Unis dès la fin des années 1930, le D9 sort à la fin des années 1950. Caterpillar n’a cessé d’élargir sa gamme et donc son assise sur le marché : il s’est affirmé dans les chargeurs à roues à partir du tournant des années 1960 (944A), puis il perce également dans les pelles hydrauliques à partir de 1972. Eric Orlemann, “Global Competition”, Caterpillar Chronicle. The History of the World’s Greatest Earthmovers, Osceola, MBI, 2000. Cf. le site [www.motorbooks.com]. Cf. le site [www.cat.com].75 Razel, fort active en Afrique, commande ainsi le wheel loader géant Caterpillar 952.

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entretiennent par conséquent une « marque culte » pour des biens d’équipement alors que ce concept semblait réservé aux biens de consommation. Mais cette image de marque s’appuie en même temps sur une fiabilité technique réputée hors-pair : « The company’s quality of engineering, the dealerships, parts availability, even warranties, were record to none in the industry. »76

« Toronto : le siège d’un groupe industriel, commercial et financier à l’échelle mondiale. Par ses origines, par ses dimensions actuelles, par sa diversification, Massey-Ferguson représente l’exemple type d’un grand groupe multinational très décentralisé [...]. Ces usines, cette organisation, font partie d’un groupe aux multiples activités, le groupe Massey-Ferguson »77 : sans complexes et sans discrétion, donc, la firme canadienne fait de sa puissance un argument de promotion de sa marque, de sa fiabilité, de son avance technologique ; l’évidence semble aller de soi. « Kodak, c’est bien sûr tout ce que vous connaissez, mais c’est également une organisation industrielle mondiale au service de quatre grands secteurs destinés à la diffusion et au traitement de l’information. »78 De même, « Singer, aujourd’hui, c’est, bien sûr, la machine à coudre, mais c’est aussi tout cela : le développement de la couture, la mode, l’équipement ménager, l’espace, le bureau »79 : la diversification vers les appareils électroménagers et vers les matériels de bureau exprime une forte capacité de maîtrise des technologies et une force financière. « Dow. Un nom dont on n’a pas fini de parler... »80, proclame une publicité qui accompagne l’offensive du groupe : « Dow en Europe. Dow est une des plus grandes industries chimiques du monde [...]. Ses produits sont vendus dans le monde entier. Ils sont vendus en Europe. Et ils sont fabriqués en Europe »81, déclare le groupe chimique quand il promeut son nom et ses marques de matériaux (pour isolation). C’est implicitement à la notion de ’’groupe’’, de ’’conglomérat’’, que renvoient de telles publicités institutionnelles ; en fait, elles veulent susciter un sentiment de ’’puissance’’, mais de puissance bienfaisante (progrès technique, créativité, etc.). Certaines publicités insistent sur l’aspect de ’’multinationale’’ : General Electric rappelle qu’elle augmente « la rentabilité des complexes sidérurgiques mondiaux »82, tandis que Kodak mobilise son leadership mondial : « Faites confiance au film Kodachrome, le film couleur le plus vendu dans le monde entier ! Triomphe de la couleur, triomphe Kodachrome ! »83 La publicité la plus symbolique sur ce registre de la promotion de la puissance de la multinationale pour stimuler la confiance du client est celle de John Deere, « le plus grand constructeur mondial de tracteurs et d’équipements agricoles », qui met en scène un dirigeant présentant le John Deere 1020 à une pseudo-assemblée générale de l’ONU : « nations unies pour produire une gamme mondiale de tracteurs. »84 De même, quand Honeywell tente de percer en France, il provoque

76 Eric Orlemann,Caterpillar Chronicle, 2000, op.cit., p.139. “Les matériels Cat sont faits pour durer et c’est pourquoi on peut voir tant de machines Cat au travail 15, 20, 25 ou même 30 ans après avoir été utilisées pour la première fois. Ces machines Cat ‘classiques’ représentent un groupe important et croissant de matériels qui nécessitent la même maintenance et le même support, par le réseau de concessionnaires Cat, que les machines neuves », in Cat Magazine. Un siècle de tracteurs à chaînes, journal interne Bergerat-Monnoyeur-Cat, numéro publié pour commémorer le centenaire du tracteur Caterpillar, 2004, p.19. Sur cette légence, voir aussi : Robert Pripps, The Big Book of Caterpillar: The Complete History of Caterpillar Bulldozers and Tractors, Voyageur Press-Raincoast, 2000.77 Publicité dans L’Expansion, juin 1969.78 Publicité dans L’Expansion, septembre et décembre 1968.79 Publicité dans L’Expansion, octobre 1969.80 Publicité dans L’Express, 6 avril 1970.81 Publicité dans L’Express, 8 mai 1967. Dow a installé deux complexes chimiques à Terneuzen aux Pays-Bas et à Hambourg. Il décide de créer une usine française en novembre 1968, à Strasbourg (produits vétérinaires pour volailles).82 Publicité dans L’Expansion, 1968.83 Publicité dans L’Express, 1965.84 Publicité sur une double page dans L’Express, 18 septembre 1967.

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l’attention en mêlant le classique et l’ultramoderne : « Votre poule aux oeufs d’or pond toutes les nanosecondes ». Votre poule aux oeufs d’or, c’est un ordinateur Honeywell ! »85

E. Respecter les susceptibilités françaises : le couple ’’supériorité et modestie’’

Pourtant, la mise en valeur de cette supériorité technique s’effectue souvent avec plus de subtilité qu’on ne pourrait le croire parce que les Américains doivent éviter de heurter la sensibilité française en affichant une forme d’hégémonie qui pourrait provoquer un réflexe de rejet, une sorte de ’’grogne patriotique’’... Cela explique que nombre de publicités pour du matériel américain insistent autant sur les services qu’ils peuvent rendre au client que sur leurs qualités intrinsèques ; le fameux ’’transfert technologique’’ ne doit pas s’effectuer par le biais d’un rapport de forces où le matériel serait imposé au client ; il faut au contraire susciter chez ce dernier une envie de l’utiliser, et donc le persuader des services qu’il peut lui rendre. C’est là encore une affaire de ’’perception’’ car les clients doivent être ’’mis dans le coup’’ psychologiquement : l’essaimage s’inscrirait moins dans une logique de parts de marché et de profits, dans le seul intérêt de la firme, et plus dans une logique de services rendus, de progression dans l’efficacité et dans la rentabilité de l’entreprise cliente elle-même. « Regardez bien en quoi les recherches d’Alcoa peuvent vous aider, qu’il s’agisse de vos projets professionnels, de votre avenir, de vos proches. »86 « Dow vous aide à réussir ! »87, insiste le groupe chimique Dow Chemical. Sur le registre de techniques arides, General Electric inscrit son offre en faveur d’« une expansion rentable » : « Les systèmes d’automation industriels de la General Electric permettent une augmentation du rendement, de la qualité du produit et de la rentabilité des installations. Ces augmentations sont réalisables grâce à l’expérience de General Electric. »88 « Soyons concret », continue la publicité, qui cite des clients connus. De même, l’on apprend « Comment, grâce à Friden, le cognac Martell a été sauvé d’un océan de papiers »89 grâce aux machines à facturer et à calculer : le savoir-faire technique moderne américain vient épauler le savoir-faire historique français. La toute-puissance innovatrice de Xerox est proposée elle aussi en un avantage comparatif au service des sociétés clientes, qui peuvent déployer leur puissance française tout en recourant à du matériel américain : « Poclain construit 12 modèles de pelles hydrauliques avec 2 000 ouvriers, 215 secrétaires et 8 Rank Xerox 3600 [...]. Voilà pourquoi Poclain est le premier constructeur et le premier exportateur européen de pelles hydrauliques. »90 Enfin, le couple puissance innovatrice/modestie est mis en oeuvre dans plusieurs publicités qui insistent sur la simplicité de la technologique américaine, qui serait donc bien adaptée à la configuration et à la taille moyennes des sociétés françaises : « En quelques mois, ce geste tout simple a gagné plusieurs centaines d’utilisateurs à la 3M209. »91 « Les grands ensembles électroniques mobilisent tout un service. Une seule personne suffit avec le calculateur comptable électronique Burroughs E2000. »92

F. Des campagnes de communication institutionnelle85 Publicité dans L’Expansion, octobre 1967. Honeywell a démarré dans l’informatique en 1957 et s’affirme comme le deuxième constructeur en 1967 ; il a vendu alors une trentaine d’ordinateurs en France, dont une dizaine à la direction générale des Impôts, au sein du ministère des Finances.86 Publicité dans L’Expansion, mai 1970.87 Publicité dans L’Expansion, janvier 1972.88 Publicité dans L’Expansion, 1968.89 Publicité dans L’Express, 24 juin 1968. 90 Publicité dans L’Express, 13 mai 1968.91 Publicité dans L’Express, avril 1966.92 Publicité dans L’Express, 26 avril 1965.

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Les sociétés américaines ont bien conscience du ’’trouble’’ de leur image de marque quand elles risquent d’être perçues comme des chevaux de Troie du capitalisme transatlantique et elles tentent de lutter contre cette perception négative. Plusieurs firmes se contentent de marteler leur nom, en une communication institutionnelle ’’basique’’, juste destinée à faire connaître le nom d’une entreprise peut-être leader outre-Atlantique mais méconnue en France. Plusieurs de ces pages sont de petits contes relatant tel ou tel aspect de l’histoire de la firme, évoquant son fondateur (Herbert Dow, pour Dow)93. Comme elles sont publiées dans des revues et magazines destinés aux professionnels et aux cadres, elles dessinent insensiblement les contours d’un univers référentiel élargi aux marques américaines aux côtés des marques françaises ou européennes. « Faites la connaissance d’Alcoa, le premier nom mondial de l’aluminium »94 : alors qu’on connaît en France le ’’champion national’’ Pechiney, vouloir s’affirmer ainsi est quelque peu téméraire.

Les firmes américaines se donnent le mot pour insister sur leur enracinement français, sur leurs usines, leurs réseaux, leur contribution à la croissance, voire à la puissance, françaises, alors que le pays vit en plein apogée d’un gaullisme plutôt chauvin et même antiaméricain... Ainsi, en 1968-1969, Texas Instruments répète que ses composants sont « produits par Texas Instruments France » : « Onze cents travailleurs français et leurs familles, cela représente quelque cinq mille personnes. Voilà ‘l’équipe’ de TI, centrée principalement sur l’usine de Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes). »95 fabriqués en France en juin 1971, la filiale d’ITT qu’est la CGCT fait publier un dossier d’information institutionnelle de six pages dans le grand magazine économique L’Expansion : « CGCT une tradition d’innovation »96 À une époque où le groupe de pression ’’patriotico-chauvin’’ se structure de plus en plus en faveur d’une industrie française des télécommunications, la CGCT juge bon de valoriser son enracinement national, sa longue histoire en France (depuis 1925 en direct) : « la puissance industrielle », le laboratoire de recherche, l’exportation sont ainsi mis en valeur par ce dossier, certes aride à lire, mais utile pour nourrir les fameux ’’dossiers de presse’’ diffusés ensuite au sein de l’appareil économique d’État et dans le monde politique. D’ailleurs, l’autre filiale d’ITT, LMT participe à l’effort de développement technique de l’aéronautique française en livrant des éléments électroniques entrant des simulateurs de vol pour Concorde, Mercure et Airbus ou dans des systèmes d’aide à la navigation aérienne. La société mère ITT se décide elle aussi à valoriser son renom en conduisant des campagnes de promotion : « Découvrir, développer, partager »97, précise ITT. L’enjeu est politique puisqu’il s’agit de contredire les courants antiaméricains qui traversent le pays, que ce soit la gauche hostile aux multinationales ou la droite gaulliste réticente devant les incursions du capital américain en France.

En parallèle, le groupe électrotechnique Westinghouse lance sa première campagne publicitaire dans L’Expansion en juin 1969 : c’est qu’elle est placée au cœur d’un grand débat politique autour de la définition technologique du programme électronucléaire civil par les pouvoirs publics – comme le préciserons 93 Publicité dans L’Expansion, janvier 1972. 94 Publicité dans L’Expansion, novembre 1968. « Aujourd’hui, Châteauroux, l’usine ultra-moderne d’Alcoa France fabrique des produits finis en Duranodic 300 pour la France et l’étranger. Ces nouvelles installations, qui fournissent une vaste gamme d’éléments profilés, viennent s’ajouter aux 25 autres complexes industriels d’Alcoa, implantés dans 17 pays, de l’Europe à l’Extrême-Orient », publicité dans L’Express, janvier 1969.95 Publicité dans L’Express, 7 avril 1969.96 Dossier publié dans L’Expansion, juin 1971, pp. 77-82.97 Publicité dans L’Express, 12 février 1968.

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plus bas. La compagnie tente dès lors de se faire connaître, sinon de l’opinion, du moins du ’’monde des responsables et décisionnaires’’ par la valorisation de son nom, l’explication de son portefeuille de métiers et de savoir-faire ; il faut convaincre ’’l’opinion éclairée’’ qui lit les magazines pour classes moyennes et supérieures des vertus de cette société multinationale et de sa relative conformité avec les ’’valeurs’’ françaises de ’’service public’’ : « Voici comment Westinghouse résout les problèmes de transport [....]. Vous êtes tranquille avec Westinghouse. »98 « Tout ce qui intéresse les besoins de l’homme intéresse Westinghouse. »99 « Il y a quatre ans, nous avions promis cette installation nucléaire pour la production d’énergie électrique. La voici, en fonctionnement. »100

De façon étonnante, le groupe GTE déploie une campagne de valorisation de son nom dans la presse économique du début des années 1970 alors qu’il est quasiment inexistant en France (sauf dans l’éclairage et la télévision par le biais de Sylvania) et en particulier dans les télécommunications, sa spécialité : « 60 sociétés employant plus de 195 000 personnes à travers le monde, une organisation en pleine croissance pour satisfaire vos besoins croissants. »101 L’on peut imaginer que, à ce moment là, le groupe imagine fédérer sous sa marque l’ensemble de ses gammes de produits européennes, mais sans que nous puissions en déterminer les circonstances ; quoi qu’il en soit, cette campagne de promotion institutionnelle est révélatrice de la tendance des multinationales américaines à promouvoir désormais leur enseigne sans plus trop de réticences. Toutefois, la rivale qu’est General Electric a entrepris elle aussi de promouvoir son image de marque puisque les deux groupes sont en compétition pour séduire l’appareil économique d’État et paraître chacun le mieux à même de défendre les intérêts des sociétés ou des simples citoyens : entre 1967 et 1970, GE déploie ainsi de nombreuses publicités destinées à faire connaître la diversité de ses capacités et de ses activités. Il s’agit dans ces deux cas de gommer l’image de ‘’’prédateur’’ qu’entretiennent trop de Français à l’évocation des multinationales américaines et de les convaincre par conséquent de leur ’’utilité’’ économique et sociale. Dans un autre secteur d’activités, le groupe 3M se préoccupe soudain de proclamer la diversité de ses interventions en France, à l’occasion de l’installation de son nouveau siège social à Cergy-Pontoise : quatre usines, « 45 gammes principales », avec « Quelques chiffres : effectif : 3 945 personnes, chiffre d’affaires : 2 046 millions de francs dont 389 à l’exportation. »102 De temps à autre surgit une sorte de ’’crise d’identité’’ chez des entreprises qui se sentent en porte-à-faux dans un pays où leurs activités se développent en y acclimatant les technologies américaines mais où il faut veiller à ne pas trop choquer une opinion chauvine en proclamant la supériorité américaine de façon excessive ; ces élans de ’’mauvaise conscience’’ expliquent à coup sûr le désir de montrer aux Français – en fait à l’opinion éclairée qui lit les magazines économiques – tout le ’’bien’’ que leur font les sociétés américaines et leur contribution à l’expansion.

3. Un raz-de-marée de savoir-faire en marketing et promotion commerciale : la diffusion de l’American way of life et de la modernité (des années 1950 aux années 1980)

98 Publicité dans L’Expansion, juin 1969. De même : « L’océan d’eau douce (réalisation Westinghouse) [...]. Vous êtes tranquille avec Westinghouse. », publicité dans L’Expansion, novembre 1969.99 Publicité dans L’Expansion, septembre 1970.100 Publicité dans L’Express, 29 septembre 1969 et dans L’Expansion, septembre 1969. Il s’agit d’une centrale en RFA. « 42 autres centrales Westinghouse PWR à énergie nucléaire sont maintenant en fonctionnement, en construction ou en commande dans le monde entier. »101 Publicité dans L’Expansion, avril 1973.102 Publicité dans L’Expansion, novembre 1982.

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Plusieurs symboles soulignent la force d’attraction du mode de vie américain et des marques qui en sont les leviers : la « république des consommateurs »103 séduit les Français. La seule popularité de la marque Frigidaire en est le premier signe, puisque cette marque du groupe General Motors104 devient quasiment un nom commun, le ’’mot outil’’ pour désigner le réfrigérateur ; « un Frigidaire » est plus significatif que la marque concurrente Frigéavia, pourtant portée par un groupe public français105, au point même que certaines publicités doivent insister sur l’originalité de la marque : « Frigidaire, le vrai. » Cela peut expliquer que la marque tienne le deuxième rang sur le marché106 en 1965 et vende 78 000 réfrigérateurs en 1966, ainsi loin devant son concurrent American Motors (avec 35 000 réfrigérateurs Kelvinator en 1966). De même, les rouleaux de papier de ménage Sopalin lancés par Kimberly-Clark prennent rang d’appellation d’usage, puisqu’on dit du ’’sopalin’’ pour désigner ce genre de produit’ ; et c’est le cas aussi pour les ’’kleenex’’ (du même groupe) voire pour le ’’coca’’... Sur le même registre, l’un des premiers numéros107 de la nouvelle formule ’’magazine’’ de l’hebdomadaire L’Express, au milieu des années 1960, comporte trois publicités pour des marques américaines, Gillette, Skip et Timex : il s’agit bien de développer le mode de vie consumériste à l’américaine, pour le rasage et la toilette masculins, la lessive familiale et la diffusion massive de l’usage de la montre (à pile). La percée de Timex, avant la révolution de la montre à quartz japonaise, constitue un bel exemple d’offensive commerciale sur le marché français : « Timex lance ses montres électriques. »108 C’est un ‘’’concept’’ nouveau de vie ‘’facile’’ qui émerge par ce biais puisque, à la montre chère considérée comme cadeau de haut de gamme au fur et à mesure des étapes de la vie succède une montre-produit bon marché qu’on change aisément : « Changez de Kelton ! »109 Le ’’modèle américain’’ du grand lotissement de maisons individuelles lui-même séduit un temps l’opinion quand le groupe de promotion immobilière Levitt essaye de le vendre en France : des campagnes de publicité110 sont déployées au milieu des années 1960, au nom du ’’confort’’ du ’’prêt à habiter’’ (avec deux à trois salles de bain, réfrigérateur, etc.)...

A. La promotion du confort américain

La percée américaine s’avère plus précoce qu’on ne le pensait, en particulier dans l’offre de produits électroménagers, de haut et moyen de gamme, donc avant la percée des produits bas et moyen de gamme d’origine italienne (ou yougoslave) et la structuration d’une industrie française autour de Thomson-Brandt. L’ampleur du marché constitué autour du ’’mode de vie américain’’ explique cet avantage

103 Lizabeth Cohen, A Consumer’s Republic: The Politics of Consumption in Postwar America, New York, Alfred Knopf, 2003.104 La marque Frigidaire a été lancée dès 1919 par Guardian Frigerator Company, créée dans l’Indiana en 1916, avant l’insertion dans le groupe General Motors entre 1919 et 1979.105 Le groupe aéronautique public Sud Aviation a en effet diversifié son savoir-faire dans l’utilisation de tôles en produisant des réfrigérateurs dans son usine de Loire-Atlantique...106 En 1965, la marque Pontiac vient en tête, suivie par Frigidaire, puis par Arthur-Martin. Mais le taux d’équipement des ménages reste modeste. La marque Frigidaire est alors distribuée par 400 concessionnaires et 3 000 agents – dans le réseau de détail des magasins d’équipement de la maison, juste avant la percée de la grande distribution spécialisée.107 Publicité dans L’Express, novembre 1964.108 Publicité dans L’Express, 12 mai 1969. Cf. aussi : « La montre TIMEX ÉLECTRIQUE à pile vous donne toujours ‘l’heure pile’ », Publicité dans L’Express, 23 novembre 1964.109 La nouvelle Timex à pile sort aux Etats-Unis en 1950 : « The Timex brand became a household word during the 1960s [...], a revolutionary merchandising concept: the watch as an impulse item. » Ces montres sont même venues dans les boutiques de tabacs. Cf. le site [www.timexpo.com/timeline]. Timex: A Company and its Community, 1854-1998, Timex.com.110 Par exemple, publicités Levitt dans L’Express du 8 novembre 1965, du 8 avril 1968 (double page, pour « le Parc de Lésigny », à Evry).

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comparatif dans les aspects techniques et pratiques de ces matériels ; une ’’fenêtre’’ s’est ouverte pendant une quinzaine d’années.

Certes, la tradition est préservée puisque Singer renforce son implantation en France en modernisant son usine de Bonnières-sur-Seine (en 1950) et en renouvelant sa gamme, pour accompagner l’électrification des ménages et l’urbanisation : à la date de 1965, cette filiale a vendu à domicile la moitié des machines à coudre familiales en service dans le pays, et sa croissance justifie l’ouverture d’une seconde usine à Alençon. À partir de la fin des années 1960, elle tire parti de cet avantage pour monter une gamme généraliste d’appareils ménagers, en capitalisant sur son image de marque111. En parallèle, le modèle du ’’confort américain’’ se renforce par exemple par le biais d’American Standard : sa filiale française Ideal Standard accentue sa présence dans l’aménagement des salles de bain et des installations de chauffage et d’eau chaude dans les appartements ou les maisons individuelles, par le biais d’une clientèle de ménages en direct ou par celui des entreprises de plomberie ; sa marque Ideal Standard est alors une marque de référence, dotée d’une image de marque ’’française’’’ dans l’opinion au même titre que les marques françaises comme Saunier-Duval, mais aussi étoffée de ses propres références internationales car Ideal Standard insiste sur « l’expérience accumulée depuis un siècle qui place Ideal Standard à la pointe des industries du confort »112.

À l’enracinement de ces deux sociétés s’oppose le départ de deux rivaux (Kelvinator et Pontiac) qui préfèrent éviter l’accentuation de la concurrence sur le marché français mais en contrepartie le débarquement récent de plusieurs entreprises américaines, désireuses de tirer parti de l’essor des biens d’équipement des ménages en France. Hoover consolide ses capacités de production (avec une usine à Longvic-les-Dijon). « L’un des géants de l’électroménager américain vient de prendre pied sur le marché français »113 : Scovill France, créée en 1964 par le groupe américain du même nom, reprend une petite entreprise de Lourdes, Laurent (250 salariés) en février 1965 afin de participer à la constitution du marché français du petit électroménager face à Moulinex et SEB114 ; puis Scovill s’associe à la société Tornado, n°2 des aspirateurs en France, et en fait son relais pour l’ensemble de l’Europe, y compris au Royaume-Uni où elle reprend l’usine Scovill de Londres. Sur le registre de l’équipement léger du foyer, la domination américaine dans les matières plastiques explique la percée de la société de distribution par démarchage Tupperware, qui démarre dans les années 1960 en France (avec des produits importés de Grande-Bretagne)115.

B. La promotion de l’hygiène américain

Cependant, la ’’révolution de la société de consommation’’ s’esquisse, avec la progression du ’’modèle américain de mode de vie’’116 et les prodromes de la

111 Le chiffre d’affaires de Singer en France est de 350 millions de francs en 1965, de 415 millions en 1968.112 Publicité Ideal Standard, L’Express, mars 1967.113 L’Express, février 1965.114 La première publicité Scovill dans L’Express paraît le 5 avril 1962 en faveur du couteau électrique.115 La première publicité Tupperware publiée dans L’Express date du 27 février 1967 ; Tupperware est une filiale de Rexall Drug & Chemical.116 Richard Pells, “American culture abroad: The European experience since 1945”, in R. Kroes, R.W. Rydell & D.F.J. Bosscher (dir.), Cultural transmissions and receptions. American Mass Culture in Europe, Amsterdam, 1993, pp. 67-84.

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’’révolution du marketing’’117. Un symbole en est la création de Procter & Gamble France118 en 1954 pour entamer la diffusion de produits marquant la vie quotidienne au foyer. Dès octobre 1954, elle lance sur le marché français la marque de lessive Tide, un détergent synthétique élaboré à Marseille dans une usine louée à un groupe de l’industrie oléagineuse, Unipol-Fournier-Ferrier119. Le savoir-faire technique est complété par le savoir-faire commercial, pour lancer cette marque Tide, mais aussi distribuer un produit de cuisine, Végétaline, fabriqué par le partenaire Unipol-Fournier-Ferrier : la ’’machine commerciale’’ Procter & Gamble se met en route et Tide conquiert immédiatement 15 % de son marché. Vers 1958, la filiale prend en charge la promotion des produits de toilette Monsavon et Camay ; dans une deuxième étape, en 1961, elle monte l’Union savonnière pour fabriquer les produits de toilette Monsavon et Camay dans une usine reprise à L’Oréal120 puis la remplace en 1965 par une grande usine à Amiens. Puis la ’’machine commerciale’’ Procter devient le symbole des techniques américaines et du marketing puisque, dans les écoles de gestion et dans les sociétés de biens de consommation, l’on parle des « proctériens » pour désigner les cadres formés tout jeunes aux méthodes de vente chez Procter & Gamble qui ont ensuite essaimé dans l’ensemble de l’économie121. Ils déploient sur le marché français la lessive Bonux (en 1958) avant la lessive biologique aux enzymes Ariel (en 1967) : « Dans les années 1960, Procter & Gamble contribue de façon majeure à la diversification du marché français des détergents et des savons de toilette qui constituent alors le cœur de son activité. »122 « Cette diversification croissante du marché s’explique par le développement des exigences des consommateurs ainsi que par la sophistication des appareils ménagers et des textiles. Procter & Gamble France participe à cette évolution avec des innovations : Dash (en 1962), M. Propre (en 1966)123, Ariel (en 1967) et Vizir (1982). La gamme et les usages des produits Procter & Gamble s’élargissent : par exemple, les couches Pampers apparaissent en France en 1978, avant la percée des shampooings Head & Shoulders en 1984. Toutefois, Procter & Gamble est concurrencée par d’autres protagonistes européens (Unilever) et aussi américains : ainsi, Colgate-Palmolive récupère son sous-traitant Cadum en 1952 avec son usine de Courbevoie, juste avant de créer une usine à Compiègne en

117 Marc Meuleau, « L’introduction du marketing en France (1880-1973) », Revue française de gestion, septembre-octobre 1988, pp. 62-65. Richard Tedlow & Geoffrey Jones (dir.), The Rise and Fall of Mass Marketing, London, Routledge, 1993.118 Frederick Dazell & Rowena Olegario, Rising Tide: Lessons from 165 Years of Branding Building at Procter & Gamble, Boston, Harvard Business School Press, 2004.119 “A serendipitous contact with the head of the Paris branch of J.P. Morgan allowed Lingle [Walter Lingle, the ’’manager of foreign business’’ then ’’vice-president of the International Division”] to establish P&G’s first foothold. From his Morgan contact, Lingle learned that Unilever, which had recently built a detergent plant in France, lacked the capacity to meet demand. He also learned the a failing soap compagnie in Marseille, Fournier-Ferrier, had started to build a new detergent plant but ran out of money before it was completed”, Dazell & Olegario, op.cit., p. 102.120 Procter & Gamble prend 50,3 % de cette usine historique du groupe L’Oréal, qui conserve 49,7 % de cette société partenariale. Note Investissements américains dans les sociétés françaises. Comité de coordination des études, 1964, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 02067/1 BE 0635.121 « Le Club proctérien est le plus ancien et surtout le plus efficace des réseaux d’‘ex’ d’une même entreprise. D’Alain Cayzac, vice-président d’Havas, à Jean-Claude Boulet, co-fondateur de BDDP puis Harrison & Wolf, en passant par Dominique Reiniche, PD-G de Coca Cola France, ou Bernard Brochand, ancien patron de DDB, nombreux sont les grands marketeurs et communicants à avoir fait leurs armes chez Procter & Gamble », « Réseaux. Les proctériens sont dans l’annuaire », Stratégies, n°1353, 20 janvier 2005, p. 39.122 « L’histoire de Procter & Gamble en France », site [www.fr.pg.com/notresociete/pgf_anniversaire.html].123 « Metteur en scène attitré de la star dès ses début en France, l’agence Grey va, des années 1966 à 1999, décliner la trilogie ‘puissance’, ‘brillance’ et ‘génie’ dans les films publicitaires et les pp. des magazines féminins. », in Jean Watin-Augouard, « Saga Monsieur Propre », Prodimarques, la vie des marques, site [www.prodimarques.com/sagas_marques/monsieur_propre/monsieur_propre.php].

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1954. C’est Palmolive qui lance la première marque de détergent en France en 1948 (Paic) avant que Colgate-Palmolive France124 participe désormais à la diffusion des produits de ménage et d’hygiène dans les circuits de la grande distribution. Le marché français est considéré dorénavant lui aussi comme ’’stratégique’’, au même titre que celui de chaque pays bénéficiant d’un niveau de vie élevé et d’un processus d’urbanisation propice à l’homogénéisation du genre de vie : les groupes américains participent à la compétition commerciale sans cesse relancée par leurs concurrents européens (Henkel, Unilever, etc.), en particulier pour accompagner la percée des machines à laver au tournant des années 1970 : ainsi, Procter & Gamble devient leader sur le marché français pour les lessives aux enzymes, après avoir lancé Ariel en janvier 1968 (12 % du marché) devant la lessive d’Unilever.

La force de frappe du groupe Gillette est irrésistible : si la ’’vieille France’’ du barbier résiste encore, le rasage individuel triomphe et Gillette en est le promoteur, en tirant profit de son avance technique et de son savoir-faire commercial. L’usine de Paris redémarre dès 1945 et sert de levier à une pénétration systématique du marché français dans les années 1950 : « The company’s ability to resume blade manufacturing expeditiously was a key to Gillette quickly gaining a leading share of the French market, which developed into one of Gillette’ top markets worldwide. »125 La succession de nouveaux types de lame (Superblue Blade dans les années 1960, Super Silver et Techmatic à ruban en 1966 en France, rasoir à double lame GII en 1971 puis Contour en 1979) puis la diversification de la gamme Gillette vers un ensemble de produits de toilette (crème moussante en 1953, déodorant en aérosol en 1960, shampoing Activ, etc.) permet la construction d’une organisation commerciale trapue à l’échelle du marché français : là aussi, la notion de ’’confort’’ s’affirme, et la ’’civilisation du rasage Gillette’’ est quelque peu l’expression de la ’’civilisation américaine’’ du confort personnel ou de confort de la peau. Cela justifie un investissement publicitaire énorme et persévérant, en particulier dans les magazines lus par les cadres (L’Express, etc.), couronné par un triomphe puisque Gillette détient 80 % du marché du rasage manuel en 1968.

La gestion de la propreté du ménage devient elle aussi un enjeu. American Home Products, qui a acquis O’Cedar dès 1956, élargit sa part du marché des produits d’entretien en reprenant une autre marque bien connue en France126, Jex, en octobre 1970. Scott Paper, le leader du papier de ménage aux États-Unis, achète notamment en novembre 1968 Bouton-Brochard, qui est le leader français du papier hygiénique, et lui apporte sa puissance financière et technique et son savoir-faire commercial127.

C. La promotion du mode de vie américain au foyer

De façon étonnante dans un pays doté d’une agriculture puissante et de fortes traditions alimentaires, l’industrie américaine effectue une percée puissante dans l’agroalimentaire, car elle profite de son avance dans les techniques de

124 Colgate-Palmolive France est créée en 1964 par transformation de l’appellation de Cadum Palmolive. Cf. le site [www.colgate.fr/about/history].125 Le matériel de l’usine a été démonté en 1940 et mis en réserve pendant l’Occupation ; on peut remonter l’usine dès 1945. Gillette, p. 42. Sur l’histoire de Gillette, cf. « History of Gillette razors », in [www.executive-shaving.co.uk/gillette-history.php] ou Jean Watin-Augouard, “Saga Gillette”, in [www.prodimarques.com/sagas_marques/gillette/gillette.php]. Cf. aussi Gordon McKibben, Cutting Edge. Gillette, op.cit.126 Les tampons à récurer Jex appartenaient à un autre groupe américain, Williams.127 Scott Paper est alors la 142e société américaine avec 3 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Bouton-Brochard est une société familiale qui détient un dixième du marché du papier hygiénique.

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l’emballage, de la gestion de marques, du marketing et des rapports avec la grande distribution. C’est ainsi que Corn Products Company (CPC) est déjà fortement présente au début des années 1960 à travers un portefeuille de marques solide (Alsa, Maizena, Knorr) car elle contrôle une filiale, la Société des produits du maïs (avec deux usines à Nancy et Haubourdin). Carnation anime elle aussi une marque célèbre à l’époque (lait en poudre Gloria) et y lance sa marque d’aliments pour animaux domestiques Friskies. Une filiale française de General Foods est montée en 1963 et est déjà sa première filiale hors des États-Unis128 à la date de 1969.

C’est dans la biscuiterie que des bastions sont érigés : les fabricants anglo-saxons tentent en effet d’introduire dans le mode de consommation et de vie français les habitudes de fournir des gâteaux industriels à l’occasion du goûter des enfants, au lieu et place des viennoiseries ou, le plus souvent, du morceau de pain avec chocolat ou pâte de fruit... Tout autant que le ‘’prêt à petit-déjeuner’’ des céréales, le ’’prêt à goûter’’ puis le ’’coupe-faim’’ des praticiens de la journée continue, quel que soit leur âge, sont autant de leviers à la pénétration de la biscuiterie américaine. Dans cette ligne, la firme américaine Nabisco129 achète la société Gondolo en 1961 puis en 1963 la société Belin, toutes deux modestes entreprises, mais riches de leur potentiel de marques, et les fusionnent en octobre 1965. Un transfert de savoir-faire commercial s’effectue alors : « Belin s’ouvrit aux stratégies commerciales qui avaient cours outre-Atlantique. Dès 1966, la direction lança ainsi les premières études de marché et engagea ses premières campagnes publicitaires. La création d’une direction commerciale provoqua par ailleurs d’importants bouleversements dans l’organisation de son réseau de distribution. Jusqu’alors, les produits Belin étaient diffusés par le biais d’agences commerciales et de grossistes indépendants et multicartes. Mais, à l’heure où le développement de la grande distribution commençait à rendre beaucoup plus sévères les conditions de vente et la concurrence entre les biscuitiers, ce système s’avérait inefficace. Belin ne conserva que ses ’’meilleurs’’ distributeurs qui s’engagèrent, tout en restant indépendants, à faire de Belin leur marque exclusive. Les sociétés concessionnaires retenues, dénommées alors sodibel (sociétés de distribution des produits Belin), se partagèrent le marché national en six secteurs [...], tandis que les marchés belge et luxembourgeois étaient prospectés par American Industries, un agent indépendant. »130 Nabisco apporte également à sa filiale un large éventail de produits salés131, qui en font le leader avec un tiers du marché en 1967. Belin devient la deuxième société de biscuits française en 1970, avec 1 500 salariés et 11 % de parts de marché, derrière LBA (16,5 %) et devant Biscuiterie nantaise BN (10,4 %). La déferlante américaine sur le biscuit français est complétée par l’achat de BN par General Mills132 et de Gringoire-Brossard par Pillsbury. En parallèle, 128 Le chiffre d’affaires de la filiale française atteint 312 millions de francs en 1968, avec la gamme de confiserie Krema-Hollywood et la gamme d’épices Sulta. General Foods a regroupé onze société américaines en 1925. Cf. le site [www.Kraftfoods.fr] car Philip Morris, qui contrôle Kraft depuis 1988, reprend General Foods en 1989. CF. aussi le site [www.kraft.com/100/timeline/time].129 National Biscuit Company a été créée en 1898 ; elle dispose au début des années 1960 d’une soixantaine d’usines dans le monde et de 30 000 salariés.130 Marie-Louise Sabrié & Pierre Dottelonde, Belin, 90 ans de passion, Paris, Belin, 1992, pp. 73-74.131 Belin obtient en 1965 l’exclusivité de fabrication en France des crackers Ritz et Triangolini dont Motta assurait en France la production sous licence depuis 1962 et 1964 respectivement, d’où une percée sur le marché des biscuits salés. Puis Belin lance les snacky Belin et se positionne sur le marché des extrudés, avec le chipster, en 1970. Elle occupe un tiers des ventes françaises de biscuits salés et le premier rang, dès 1967, loin devant la marque belge Parein et la marque française L’Alsacienne. En 1975, le groupe atteint 1 900 salariés et 15 % du marché des biscuits salés et sucrés et 40 % des seuls biscuits salés.132 Cf. le site [www.generalmills.com/corporate/company/history]. General Mills succède sous ce nom en 1928 à des sociétés remontant aux années 1860. Cf. le livre General Mills.75 years of innovation, invention, food and fun, 1928-2003, téléchargeable.

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General Foods a pris pied sur le marché français en achetant la marque de café soluble Legal tandis que, en 1967, Standard Brands prend le contrôle de l’UFIMA, détenant elle aussi 7 % du marché français du café133. En fait, les entreprises américaines participent au mouvement de concentration d’une industrie agroalimentaire française très fragmentée, par exemple dans le café avec plus de 1 400 petits torréfacteurs et grossistes, ou dans la biscuiterie, avec 400 producteurs, tandis que leur stratégie d’expansion en Europe et leur puissance financière relative expliquent la facilité de leur percée. Par ailleurs, un objectif banal est de se doter d’un portefeuille de marques régionales (à l’échelle européenne) qui leur permettent de s’insérer dans les circuits de distribution134.

L’affirmation du mode de consommation à l’américaine (grandes marques nationales, marketing, publicité, etc.) culmine banalement avec l’irruption du Coca Cola, comme dans tous les autres pays développés. L’on sait que le groupe contribue fortement à l’affirmation de la notion de ’’marque’’ et du concept d’emballage spécifique (’’packaging’’) depuis l’introduction de la bouteille spéciale dès 1915 : si elle est lancée à l’échelle internationale dès 1923 et en France135 dès 1933, elle ne devient vraiment populaire qu’à partir de la Libération, avant la percée de la boîte 33cl en 1960 et de la canette avec languette en 1964, et surtout parce que la ‘’’révolution du froid’’, des réfrigérateurs des cafés ou des ménages aux distributeurs automatiques réfrigérés, aide à populariser le ’’prêt à boire’’ aux dépens des sirops à mélanger classiques, avec l’appoint du Sprite en 1961. Il est vrai qu’un vaste déploiement de communication publicitaire soutient la popularisation de la marque136.

Les notions de confort et de style sont également évoquées quelque peu dans l’habillement, avec par exemple la filiale du groupe Frenan, la Manufacture moderne de chemiserie et lingerie137. Forts de leurs grands magasins et du marché de leurs classes moyennes, qui leur ont permis des économies d’échelle, les firmes américaines de vêtement détiennent pendant un court laps de temps un avantage comparatif dans la confection industrielle, en particulier en France où les PME de l’habillement tardent à se concentrer et à se moderniser et où domine encore la petite entreprise individuelle de couture. Cela explique des offensives ponctuelles mais symboliques, comme quand le géant américain de la confection Warnaco ose reprendre le premier fabricant français de soutiens-gorge, Rosy138, en septembre 1969 ou quand la société Arrow-Decton enclenche la distribution de ses chemises par le biais d’un importateur (mi-1960s) en arguant du « confort incomparable » procuré par l’alliage entre coton et fibre polyester (Dupont de Nemours) Dacron. La première publicité pour Levi’s paraît dans L’Express le 6 juin 1966 : « Une grande vedette américaine en France. » La marque est accompagnée au même moment – mais sans la même pérennité – par la marque de maillots de bain Catalina.

133 C’est la filiale hollandaise commune à Van Nelle et à Standard Brands, créée en 1959, qui achète l’Union française d’industries et de marques alimentaires UFIMA, qui détient les marques Maison du Café et Caïffa. Plus tard, cette filiale est intégrée dans la firme hollandaise Douwe-Egberts ; puis, en 1979, cette dernière société passe elle-même sous le contrôle du groupe américain Sara Lee.134 Ainsi, « Pillsburys first European acquisiton was Etablissements Gringoire, with headquarters near Paris. It was an important purchase for Pillsbury, as the 100-year old Gringoire name was well-respected, and it had several market-leading products », General Mills.75 years, op.cit., p. 82.135 Un premier atelier d’embouteillage est créé par la Société française des breuvages naturels en plein Paris, avenue Félix-Faure.136 Thomas Olivier, La vraie coke story, Paris, Michel Lafon.1986. Gérard Cholot, Daniel Cuzon Verrier & Pierre Lemaire, Coca-cola : les plus belles affiches, Paris, Denoël, 1994.137 Avec une modernisation de l’usine en 1950-1955 par le transfert de matériel en provenance des États-Unis.138 Rosy fait 46 millions de francs de chiffre d’affaires, Warnaco un milliard !

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D. La promotion du mode de vie américain hors du foyer

Plusieurs groupes américains insèrent la France dans leur stratégie d’essaimage au fur et à mesure que des potentialités commerciales y sont détectées : des marques et un mode de vie y percent, destinées à s’inscrire dans la banalité de la vie quotidienne. Hertz France naît ainsi en 1957 et assure déjà la location de 28 000 véhicules en 1964 (avec des accords avec Ford et GM) ; le premier hôtel Hilton ouvre près de l’aéroport d’Orly en octobre 1965 et le deuxième avenue de Suffren à Paris en mars 1966. Le triomphe de Kodak s’explique par ses avancées techniques, sa puissance de feu commerciale et la faiblesse des concurrents sur le marché français (Ilford, Agfa), avant l’irruption des marques japonaises. La multiplication de sous-marques de types d’appareil ou de consommables élargit plus encore le capital immatériel de la compagnie : ainsi, dans les années 1960, les films Ektachrome et Kodachrome consacrent la révolution de la couleur chez les photographes amateurs ; l’appareil Instamatic popularise l’usage de la photo au-delà du classique 24x36, avant la sortie d’une caméra super 8 elle aussi simple d’usage (Instamatic 8). Les positions de Kodak deviennent même hégémoniques, malgré la concurrence du Polaroïd à développement instantané, qui contribue elle aussi à la toute-puissance des sociétés américaines sur le marché français des années 1960-1970.

Toutes ces causes convergent vers le même résultat : la constitution de robustes filiales des firmes américaines en France mais aussi leur contribution à l’évolution du mode de vie français ; et la domination américaine dans quelques segments du marché des biens de consommation est étonnante au milieu des années 1960.

Esquisse d’une chronologie dans le domaine des biens de consommation1949 Société parisienne de boissons gazeuses, pour le

Coca Cola1950 Singer investit 600 000 dollars dans son usine de

Bonnières-sur-Seine1952 Colgate-Palmolive récupère l’usine de Cadum à

Courbevoie 1954 Création de Procter & Gamble France 1954 Colgate-Palmolive lance une nouvelle usine à

Compiègne? Procter & Gamble : usine louée à Marseille (pour

Tide)1956 American Home Products reprend O’Cedar (produits

d’entretien)1959 General Foods achète Cafés Legal1960s Seconde usine Singer, à Alençon1961 Nabisco devient actionnaire majoritaire de Gondolo

(quatrième entreprise de biscuits française)Mars 1963 Nabisco achète BelinJuin 1963 Nabisco achète le solde du capital de Gondolo, gérée

par Belin à partir de février 1964Octobre 1965 Belin absorbe Gondolo1968 Scott Paper reprend Bouton-Brochard (papier

hygiénique)1970 American Home Products reprend Jex (produits

d’entretien)

Une esquisse de recension des sociétés à capitaux américains139 en 1963 : aménagement et équipement de la maison

American Cyanamid Meubles Formica, à Quillan (Aude) (avec groupe anglais De La Rue)

American Motors Kelvinator France : importation de

139 Note de Jean Rivoire, Sociétés à participation américaine en 1963, Archives historiques du Crédit lyonnais, DAF 02067-1.

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réfrigérateursGeneral Motors France Appareils électroménagers, à GennevilliersWhirlpool Royal Corporation : électroménager à

Montrouge et DecizeHoover électroménager à DijonAmerican Home Products O’Cedar : produits ménagersKimberley-Clark papier ménager Sopalin (avec Darblay), à

Essonnes

US share of certain industries in France140, mid-1960s80% or more Carbon black, razor blades and safety razors, synthetic

rubber60 to 79 Accounting machines, compuers, electri razors, sewing

machines50 to 59 -40 to 49 Electronic and statistical machinery, telegraph and

telephone equipment30 to 39 Elevators, tires, tractors, agricultural machinery20 to 29 Machine tools, petroleum refining, refrigerators,

washing machines5 to 19 automobiles

4. La percée des firmes américaines grâce à la fascination pour un modèle de management ?

La pénétration américaine s’effectue également sur le registre de la discrétion quand c’est le ’’capital immatériel’’ des entreprises qui s’insinue en France : sans nous étendre ici sur la ’’révolution du management’’, l’on sait que « l’Amérique [pénètre] dans les têtes »141. Symboliquement, deux marques américaines ont conquis le monde du bureau, Scotch (du groupe 3M, devenue pendant longtemps une ’’marque outil’’ pour désigner l’ensemble des rubans adhésifs) et IBM, avant que, à un niveau de notoriété usuelle moindre, Xerox perce elle aussi à partir de la seconde moitié des années 1960 comme fer de lance de la photocopie.

A. Efficacité et productivité : les firmes américaines et la réorganisation de l’organisation d’entreprise française

L’essaimage américano-européen débouche sur la diffusion d’un nouvel ’’modèle d’organisation’’, plus soucieux de productivité et de souplesse, pour réduire les coûts, accroître la fiabilité et faire face aux aléas conjoncturels, notamment aux poussées de la demande. L’entreprise et la marque américaines sont alors perçues comme les leviers d’une telle mutation, voire de ces révolutions organisationnelles. « La volonté d’être efficace »142, conclut un dossier consacré aux forces et faiblesses de l’économie américaine par le magazine L’Expansion, qui en extrait des causes : productivité du travail, force de la recherche & développement, puissance industrielle, lien entre université et entreprise.

a. Les sociétés américaines implantées dans le conseil aux entreprises françaises

Discrètement, les Américains viennent diffuser en France, comme dans le reste de l’Europe, leurs savoir-faire managériaux : c’est ainsi dès 1964 que se crée le bureau de Paris de la société de conseil MacKinsey, désormais l’un des quatorze bureaux établis dans le monde ; son patron, Claude Peyrat, devient l’un des 140 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Business, p. 404. Une autre source (L’Express) indique:Parts de segments de marché détenues par des entreprises d’origine américaine en 1964Rasoirs mécaniques, lames de rasoir87 %Machines à laver27

%Réfrigérateurs 25 %Rasoirs électriques6 %141 Denis Lacorne, Jacques Rupnick & Marie-France Toinet (dir.), L’Amérique dans les têtes. Un siècle de fascinations et d’aversions, Paris, Hachette, 1986.142 Philippe Lefournier, « L’Amérique incertaine », dossier de L’Expansion, novembre 1968.

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quatre-vingt directeurs copropriétaires de la société (et l’un des neuf Européens). D’ailleurs, plusieurs histoires d’entreprise évoquent l’intervention de ce cabinet pour des projets de réorganisation143, telles celle de Rhône-Poulenc, puisque MacKinsey procède à une étude de la réorganisation de ses structures entre octobre 1968 et mai 1969, qui débouche sur un schéma multidivisionnel destiné à devenir classique, avant qu’une nouvelle mission de MacKinsey en 1973 permette d’affiner cette réforme du groupe chimique et pharmaceutique.

Moins discrètement, les entreprises américaines de communication commerciale essaiment en France leurs techniques de publicité. Globalement, les années 1960 constituent le champ privilégié de cette offensive sur la place parisienne : Compton s’installe ainsi à Paris en janvier 1968 en prenant 20 % de l’agence Dupuy, qui devient Dupuy-Compton144, avant que McCann-Erickson France s’offre une publicité145 pour promouvoir son développement publicitaire en France... C’est aussi en janvier 1968 qu’un accord de coopération est conclu entre Publicis et la société américaine Ogilvy & Mathes, avant qu’une entente similaire soit conclue entre Havas et Doyle, Dane & Bernbach DDB en décembre 1968. La grosse agence J.R. Monfort est reprise en décembre 1968 par Provente, Norman Craig & Kunnel NCK, et Lintas achète Thibaud en 1971. Au tournant des années 1970, six des vingt premières agences françaises appartiennent à des sociétés américaines (Walter Thompson France, par exemple) ou en sont des partenaires minoritaires (telle Liger, Beaumont, Aljanvic, dont Benton & Bowles prend 25 % en 1967). Young & Rubicam s’autopromeut146 ainsi en janvier 1970 en rappelant qu’elle a obtenu le budget de lancement du fromage Kiri en janvier 1968... Toutefois, la spécificité française réside dans la résistance des firmes locales (Havas et Publicité), qui cantonnent la part de leurs consœurs américaines à un quart seulement du marché147.

b. Les entreprises américaines engagées dans la réorganisation de l’organisation du bureau dans les sociétés françaises

Dans l’un des premiers numéros de la nouvelle formule ‘’’magazine’’ de l’hebdomadaire L’Express, en novembre 1964, le mode de vie managérial américain est présent à travers les publicités TWA (traversée de l’Atlantique par les cadres et manageurs) et surtout IBM. La promotion du capital immatériel d’IBM devient la clé de voûte des campagnes publicitaires ; l’objectif est moins de convaincre de la supériorité du matériel, puisque la part de marché d’IBM est déjà

143 Ludovic Cailluet, « McKinsey, Total-CFP et la M-form. Un exemple français d’adaptation d’un modèle d’organisation importé », Entreprises & histoire, n°25, octobre 2000, pp. 26-45. « Le rapport MacKinsey », in Pierre Cayez, Rhône-Poulenc, 1895-1975, Paris, Armand-Colin-Masson, 1988, pp. 283-296. MacKinsey a été créée dès 1910. Cf. Matthias Kipping & Lars Engwall (dir.), Management Consulting. Emergence and Dynamics of a Knowledge Industry, OUP, Oxford, 2002. “À la suite de l’intervention du cabinet MacKinsey en 1968-1970 et du cabinet Kearney en 1970-1971, Merlin-Gerin élabore et met en oeuvre les grandes lignes d’une nouvelle organisation stratégique, désormais systématisée”, in Félix Torres, Une histoire pour l’avenir. Merlin-Gerin, 1920-1992, Paris, Albin Michel, 1992, p.138.144 Cf. la publicité d’information publi-rédactionnelle sur une double p. parue dans L’Express du 8 janvier 1968.145 Publicité dans L’Express, 25 novembre 1968.146 « Pourquoi et comment les amis de Mickey son devenus les amis de Kiri, le fromage des gastronomes en culotte courte », publicité dans L’Express, janvier 1970.147 « L’implantation des agences américaines a commencé vers les années vingt : Dorland, MacCann Erickson arrivent alors avec leurs annonceurs, ce qui facilite leur implantation. La guerre passée, elles rouvrent leurs filiales, mais la grande offensive des agences américaines se situe après 1960, quand les perspectives de la CEE rendent le marché européen particulièrement attractif. C’est le moment où BDDO, sixième agence mondiale, et Young & Rubicam, quatrième mondiale, ouvrent une agence à Paris », Marc Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 364.

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énorme, que d’élargir ce marché lui-même, de le restructurer en l’orientant vers la nouvelle organisation du traitement des données, en évoluant au tournant des années 1960 des machines électrocomptables vers les ordinateurs. L’enjeu serait donc la diffusion d’une nouvelle ’’civilisation du bureau’’, magnétique ou numérique, tout autant que la promotion de la marque. En parallèle au triomphe d’IBM, plusieurs autres compagnies américaines d’informatique (NCR, Digital, etc.) prennent pied sur le marché français et participent à cette restructuration de l’espace de travail administratif et comptable – mais nous évoquerons le cas IBM et les cas GE-Honeywell plus bas. Notons simplement que, en support de ces firmes, perce l’industrie des composants et que les groupes américains insèrent la France dans leur stratégie européenne, avec deux usines, l’une à Toulouse-Rangueuil (Motorola, depuis 1967, avec 1 100 salariés), l’autre à Nice-Villeneuve-Loubet (Texas Instruments) ; mais, dans les années 1970 encore, une forte majorité de leurs ventes françaises s’effectue à partir de matériels importés.

Tandis que l’informatique de gestion s’enracine à partir des années 1960, les entreprises américaines contribuent fortement à la reconfiguration de l’univers du travail de bureau français ; sans en avoir bien sûr le monopole, elles en symbolisent l’évolution vers la modernité par l’introduction de machines contribuant à plus d’efficacité. Ainsi, après les avancées de l’entre-deux-guerres ou de l’après-guerre – Remington acquiert une usine en région lyonnaise (Villeurbanne) dès 1950 pour y fabriquer des machines à écrire –, les percées technologiques effectuées en mécanique de précision par les firmes américaines débouchent sur un quart de siècle de domination, dans l’écriture et le calcul, puis la reproduction. Le triomphe de la machine à écrire électrique dotée d’une sphère d’impression (conçue en 1961) IBM 72 en est le symbole148 dans les années 1960 : la gamme IBM est durablement compétitive. Mais le groupe n’impose pas son hégémonie comme dans l’informatique car la concurrence est redoutable sur ce marché du matériel de bureau de la part de sociétés européennes (Olivetti, Triumph-Adler, Hermes, etc.).

L’univers du calcul s’élargit avec l’extension du champ de la comptabilité (Plan comptable, calcul des intérêts, etc.). Le groupe de matériel de couture Singer se déploie lui aussi dans le matériel de bureau en promouvant sa filiale Friden, acquise en 1963, puis en rapprochant – avec quelque hésitation – ses deux marques dans Singer-Friden, au profit d’une gamme de calculatrices, concurrente de celle de Remington-Rand, qui, quant à elle, a su se diversifier des machines à écrire (Rand Typewriter) à une large gamme de matériel de bureau. Mais les spécialistes s’affirment, comme Burroughs, un temps en pointe à une époque où s’entremêlent les techniques du calcul mécanique, de l’électronique et de la bureautique en éclosion.

La compétition est également féroce sur le marché de la reproduction des documents, mais les firmes américaines le conquièrent quand la reprographie perce. Après s’être diversifiée des machines à écrire et calculer vers la reproduction, SCM Smith-Corona149 prend pied elle aussi en France par une filiale en septembre 1964 : sa première campagne de publicité dans les magazines date de 1969, elle devient la seconde marque sur son marché. À la fin des années 1960 et pendant les années 1970, Kodak devient partie prenante de ce marché dans le cadre de sa diversification vers la reproduction de documents, tout comme 3M lance ses propres photocopieurs. Cependant, Xerox devient le leader en France comme ailleurs : grâce à ses inventions, Xerox « est appelé à explorer l’avenir de

148 Cf. les publicités parues dans L’Expansion en octobre 1969 ou en avril 1973 et dans L’Express le 18 octobre 1965.149 Sur le matériel SCM, cf. le site [www.oldcalculatormuseum.com/scm240sr].

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la communication visuelle »150 et le groupe profite de la période marqué par l’absence de concurrents asiatiques pour se tailler une position robuste en France. Certes, en 1978, le parc de copieurs de 3M s’élève à 108 000 et celui de Rank Xerox à seulement 55 000, mais 3M livre surtout des modèles de petite taille, et, en valeur, la domination Xerox est imparable. Certes, en France comme ailleurs, la percée de Xerox est rapide et intense puisque la technique151 qu’elle met au point ne date que de 1959-1960 (modèle 914) et que la filiale française n’est créée qu’en 1964, et elle ne dispose pas d’usine dans le pays avant l’ouverture d’une unité d’assemblage à Lille en 1974. Son offensive est donc commerciale : construction d’une marque et d’une image de marque, déploiement essentiel d’un réseau d’assistance technique. Mais Xerox bénéficie d’une perception positive parce que son message est simple car univoque à cause de sa spécialisation stratégique, alors que l’image de marque de concurrents a pu être troublée par la diversité des produits et techniques (comme chez Kodak ou 3M, tandis que Gestetner garde son image de fabricant de machines à encre) : « Seul Rank Xerox ne fabrique que des copieurs... et rien d’autre. »152 « 51 marques de copieurs... et pourtant nous faisons 1 copie sur 4 [...]. Probablement parce que nous sommes les seuls à ne faire que des copieurs »153 : une estimation fixe sa part de marché à 35 % à la fin des années 1960. Apparemment, face au rival lui aussi spécialisé qu’est SCM Corona Marchant, Xerox a réussi à convaincre de sa (relative) fiabilité, de sa supériorité technique (813 en 1963, en France en 1965 ; 2400 en 1964, capable d’effectuer 2 400 copies à l’heure, 3600, 4000 et 9200 au milieu des années 1970, etc.) et de l’efficacité de son service après-vente, tout en développant la location du matériel et en renouvelant les innovations (photocopieuse de petit format, imprimante laser à la fin des années 1970). Cela débouche sur la constitution d’une entreprise robuste, avec 5 300 salariés en France en 1981 (et un chiffre d’affaires de 2 658 millions de francs), soit 14 % des effectifs de Rank Xerox, la filiale européenne de Xerox, et l’une de ses cinq usines154.

L’environnement de ces équipements est lui aussi dépendant de savoir-faire américains puisque, parmi les huit entreprises leaders du matériel de bureau en 1979, trois sont américaines : Steelcase, Atal, liée à Litton, et Ranger, liée à Mohasco Industries. De même, le groupe 3M s’est implanté en France dès 1951 à Beauchamp pour y fabriquer des fournitures de papeterie (ruban adhésif Scotch, puis aussi feuilles pour reprographie, etc.) avant d’étendre sa marque Scotch aux bandes magnétiques pour ordinateurs.

B. Les entreprises américaines implantées dans la réorganisation de l’organisation de l’emploi au sein des sociétés françaises

Introduire la souplesse dans la gestion des ressources humaines constitue un bouleversement de l’organisation de l’entreprise française, alors que la réglementation du travail, le cadre des statuts dans nombre de sociétés insérées dans l’appareil économique d’État ou le modus operandi déterminé avec les syndicats de salariés imposent quelque rigidité devant les sautes de la demande. La percée de l’intérim participe elle aussi par conséquent à la diffusion de techniques de gestion américaines. Certes, des entreprises françaises ont su très tôt saisir l’occasion d’un tel marché ; mais la firme américaine Manpower (créée

150 Publicité dans L’Expansion, xxxxx.151 Cf. David Kearns & David Nadler, Prophets in the Dark. How Xerox Reinvented Itself and Beat Back the Japanese, New York, HarperBusiness, 1992. Cf. le site [www.xerox.com].152 Publicité dans L’Express, 27 septembre 1965.153 Publicité dans L’Express, 11 octobre 1965 puis 27 septembre 1965.154 Rank Xerox dispose en 1981 de cinq usines, deux au Royaume-Uni, une aux Pays-Bas, une en Espagne et celle d e Lille (Neuville-en-Ferrain).

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en 1948) s’affirme comme le pionnier de sa mise en place en France à partir de 1957 ; sa première publicité dans L’Express, le magazine des cadres, est publiée le 1er mars 1965 : la marque Manpower devient le levier de cette percée : « Manpower, c’est la marque de la compétence professionnelle »155, bref, la marque de référence, dotée en 1965 (jusqu’en 2005) de son logotype représentant le fameux personnage dessiné par Vinci, Le pentographe. Une franchise est établie en France pour l’intérim du personnel de bureau en juillet 1960, et le succès commercial est vite obtenu156, notamment par le biais de l’intérim du personnel ouvrier. C’est même Manpower qui oeuvre avec les pouvoirs publics à définir la notion de « mission » qui n’existait pas dans le droit du travail français. 

5. Les compagnies américaines s’affirment en tant que sociétés françaises

Nous souhaitons retracer ici la réalité de la pénétration des compagnies américaines en France, déterminer quand et comment elles se sont implantées sur le marché français, et quelles méthodes elles y ont suivies afin de desserrer la concurrence des sociétés et des marques locales. Ce sont donc les flux d’investissement que nous allons reconstituer, de façon empirique, afin de déboucher sur un premier essai de chronologie.

A. L’outre-mer français pénétré par les investissements américains ?

L’outre-mer français accède aux flux techniques américains, d’autant plus que l’accord de juin 1948 stipule que les colonies (sauf l’Indochine) entrent dans le champ d’application du Plan Marshall. Des contrats ponctuels sont ainsi noués : au Maroc, par exemple, Béghin équipe sa nouvelle usine de papier-carton de matériel américain en 1946. La force des États-Unis dans l’industrie automobile justifie la forte présence de la distribution de voitures américaines : Ford est distribuée en Afrique noire depuis les années 1920 par la grosse société de négoce CFAO ; la Marocaine de pneumatiques Firestone157 est créée en 1955. En aval, la distribution pétrolière américaine profite elle aussi des réseaux de négoce français : la CFAO gère ainsi la marque Texaco. L’apparition de la climatisation dans les immeubles modernes explique l’alliance entre l’autre grande société de négoce SCOA et Westinghouse en 1946 pour la distribution de matériel de conditionnement d’air et de climatisation industrielle et résidentielle ; la SCOA devient même le premier vendeur de tels matériels Westinghouse hors des États-Unis dans les années 1950. Ces compagnies renforcent leur réseau de distribution de matériel technique : tandis que la CFAO se charge du matériel américain International Harvester dans son réseau anglophone et francophone, la société JA Delmas-La Manutention africaine assure la vente de matériel Caterpillar en Afrique occidentale (Sénégal, Soudan, Guinée, Côte d’Ivoire, Niger) tandis qu’Optorg le distribue en Afrique centrale : sa filiale Tractafric lui procure les quatre-cinquième de ses bénéfices dans les années 1950, dont une bonne partie grâce aux engins de chantiers Caterpillar, que ce soient pour les chantiers de génie civil ou pour les chantiers forestiers. Dès 1951 au Nigeria et à partir de 1960 dans les pays francophones, – après le Nigeria en 1951 pour les ascenseurs, la CFAO assure la fourniture des équipements nécessaires aux grands immeubles qui s’érigent dans les capitales des jeunes États et y vend des ascenseurs Otis et des systèmes téléphoniques CGCT – la filiale française du conglomérat américain

155 Publicité dans L’Expansion, octobre 1969.156 Les effectifs permanents passent de 65 en 1963 à 300 en 1969, avec 6 à 10 000 intérimaires en poste chaque jour. Cf. Michaël Grunelius, Du travail et des hommes, Paris, Perrin, 2003 (c’est l’histoire de Manpower France, par son fondateur et dirigeant). Cf. le site [Westinghousew.manpower.com/mpcom/history].157 Le capital, constitué par apport d’actifs, s’élève à 10 millions de francs en 1955.

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ITT – en spécialiste de la téléphonie privée. affirme elle aussi la technicité nouvelle de la Compagnie158. Elle y a aussi lancé la vente de matériel de bureau Remington dès les années 1950.

Pourtant, en 1953, l’essentiel des investissements américains orientés vers l’empire français159 concerne le secteur pétrolier, qui mobilise 27 du stock de 31,4 millions de dollars investis par des sociétés américaines dans les territoires africains sous contrôle français, surtout dans la distribution des produits pétroliers – soit un triplement depuis le stock total de 11,3 millions de dollars en 1943. Au début des années 1950, la Socony Vacuum crée ainsi la Société des pétroles Socony Vacuum de l’AEF qui participe à la création de la Société d’entreposage de produits pétroliers ; Gulf Oil prend 6 % dans la Société nord-africaine des pétroles. Mais la percée des compagnies américaines s’accélère pour participer à la course aux minerais qui s’enclenche dans l’après-guerre : US Steel prend ainsi 49 % des 150 millions de francs du capital de la Compagnie minière de l’Ogooué, qui lance l’exploitation de manganèse à Franceville, au Gabon. Cette logique est maintenue plus tard, en particulier en 1967 puis en 1970-1971 par l’association de la Société Le Nickel et du groupe américain Kaiser160 pour développer une usine de traitement du nickel en Nouvelle-Calédonie.

B. L’enracinement commercial des firmes américaines

Parce que la principale préoccupation d’une entreprise est la permanence de ses matériels et donc la disponibilité des fournisseurs pour leur maintenance et leur réparation, les firmes américaines vantent sans cesse leur proximité. Nombre de publicités insistent sur les réseaux de distribution et de service après-vente : Worthington énumère ainsi la liste de ses dix-neuf agences : « Nous sommes présents partout. »161 « Service ? Un réseau de concessionnaires des plus denses qui soient, une infrastructure d’installations modernes pour assurer un service après-vente rapide et efficace »162 : « Derrière une marque internationale, un réseau commercial ‘bien de chez nous’. »163 « Avec ses 34 concessionnaires, International Harvester relève le défi sur le marché français », proclame la firme de matériel de génie civil : « 96 % des pièces détachées commandées avant 16 heures sont rendues en n’importe quel point de France le lendemain matin. »164 Et la publicité montre les engins peints selon les couleurs du drapeau tricolore...,

158 Hubert Bonin, CFAO, cent ans de compétition, 1887-1987, Paris, Economica, 1987.159 Note 10557, Investissements de capitaux privés américains en Afrique française, 24 février 1954, d’après une note du ministère du Commerce américain de 1953, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59912. Le solde des 4,4 millions est constitué par des investissements dans le commerce de gros et, surtout, pour 2 millions, dans les moyens de transport (lignes d’autocars et de camionnage).160 Kaiser Aluminium & Chemical se diversifie dans le nickel ; un premier accord est conclu en 1967 pour une participation dans une usine afin d’exporter du nickel vers les États-Unis (par le biais des deux sociétés La Néo-Calédonienne de Nickel et Kaiser-Le Nickel Corporation) ; un second accord, en 1970, prévoit que Nickel finance l’installation de deux fours qui consolident l’usine en place à Doniambo-Noumea, en échange d’une part dans sa production.161 Publicité dans L’Expansion, février 1970.162 Publicité dans L’Expansion, juin 1969. Worthington a été créée dès 1840 ; à partir des années 1980, Dresser, Ingersoll-Rand et Worthington (devenue Turbodyne en 1970) ont peu à peu fusionné pour créer Dresser-Rand ; cf. le site [www.dresser-rand.com/aboutus/history]. Dresser récupère l’usine une usine Turbodyne au Bourget, mais la ferme pour réunir toute la production française sur l’usine du Havre, qui reste l’un des points forts du groupe au 21e siècle, siège notamment du groupe pour « the European Served Areas ».163 Publicité dans L’Expansion, mars 1972.164 Publicité dans L’Expansion, septembre 1971.

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procédé repris dans plusieurs publicités, pour les chargeuses industrielles165 et pour les pelles166.

Parce qu’elles maîtrisent l’investissement publicitaire et la gestion de la société de consommation depuis de longues décennies, les compagnies américaines déploient un énorme effort de communication commerciale dans la presse française. Si l’on considère par exemple le volumineux numéro de novembre 1966 de L’Express167, 28 de ses 172 pages (soit 16 %) accueillent une publicité pour une marque américaine : automobile, produits de beauté et de soins corporels (Gillette : quatre publicités), cigarettes, équipement électroménager, transport aérien, matériel de bureau, etc. Ce martèlement prouve s’il en était besoin, l’insertion de la France dans la stratégie commerciale des compagnies américaines : elle est bel et bien devenue pour elles un ’’marché cible’’. D’ailleurs, en 1967, deux sociétés américaines figurent parmi les dix premiers annonceurs dans la presse française : Colgate-Palmolive (au deuxième rang) et Procter & Gamble (au troisième rang), toutes deux derrière Unilever, mais devant Renault et L’Oréal168.

C. Des alliances tactiques ?

Toute une gamme de partenariats est utilisée par les sociétés américaines dans le cadre de leur stratégie de déploiement en France ; l’objectif est en effet de réduire le coût d’entrée sur le marché en mobilisant les réseaux déjà en place au sein d’entreprises locales.

a. Des partenariats forts pour des ’’franchises’’

Des firmes américaines ont constitué ici et là des joint ventures, comme Xerox au Royaume-Uni avec Rank (Rank Xerox) ou au Japon avec Fuji (Fuji Xerox) : une telle association permet d’incorporer plus vite la compréhension de la ’’culture d’entreprise’’ et des mentalités locales. Le groupe d’engins de chantier Caterpillar préfère mobiliser le réseau d’un distributeur spécialisé, Bergerat-Monnoyeur, qui diffuse et entretient son matériel, d’ailleurs avec succès, puisque le chiffre d’affaires de Bergerat-Monnoyeur dépasse celui de la marque concurrente Allis-Chalmers en 1963 (267 millions de francs contre 163 millions)169. La société française Fenwick s’est fait une spécialité de représenter des marques américaines : sa vocation est d’être une maison d’importation et de ’’commission’’ ; aux licences déjà obtenues avant-guerre (les engins de manutention Yale), elle ajoute plusieurs cartes pour des machines-outils, des moteurs de bateaux hors-bord et même des hélicoptères ou des avions170 ; parfois, sa propre marque l’emporte sur celle de la firme lui ayant concédé des licences : 165 Publicité dans L’Expansion, avril 1971.166 Publicité dans L’Expansion, mars 1971.167 L’Express, n°803, 7 novembre 1966, un numéro qui attire beaucoup de publicités en raison de la préparation des achats de fin d’année.168 Unilever (37 millions de francs), Cadum-Palmolive (26,5), Procter & Gamble (19,8), Renault (18,1), L’Oréal (16,8), Philips (13), Nestlé (9,2), La Samaritaine (9,2), Lesieur (8,9), Unipol (7,8).169 Note Investissements américains dans les sociétés françaises, 1964, Archives historiques du Crédit lyonnais, Comité de coordination des études, DEEF 02067/1 BE 0635. Le chiffre d’affaires atteint 650 millions de francs en 1970, date à laquelle Hy.Bergerat-Monnoeyr regroupe 3 000 salariés, dont 430 ingénieurs et cadres et un service après-vente de 1 400 employés. Cf. les publicités dans L’Expansion, juin 1971, p.138 et mai 1971, pp.24-25.170 Fenwick représente les machines-outils Sunnen depuis 1947, les moteurs hors-bord Johnson depuis 1945 (d’où d’importantes campagnes publicitaires dans les magazines pour cadres, pendant les années 1960-1970, où la marque Johnson affronte Mercury), les hélicoptères Bell en 1950, puis aussi les avions Cessna. Rappelons que Fenwick représente les chariots Yale depuis 1904 et en a obtenu la licence en 1927, jusqu’à sa cession à l’Allemand Linde en 1970.

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ainsi, on dit couramment « un fenwick » pour désigner un engin de manutention parce que la promotion du matériel fabriqué sous la marque Fenwick avec des licences américaines l’a emporté sur les marques d’origine américaine. De même, à partir de 1959, date de son installation dans le pays, Du Pont de Nemours s’appuie essentiellement sur un agent commercial, la Société d’exploitation des produits pour les industries chimiques SEPPIC, filiale d’une firme britannique ; le conglomérat W.R. Grace crée en 1962 W.R. Grace France pour vendre des produits importés des États-Unis171.

Un exemple précoce après 1945 pourrait être celui du groupe Coca-Cola : sa stratégie suit le même cheminement en France qu’à travers le monde, puisqu’il se contente généralement de fournir un concentré de base et un savoir-technique et commercial à des ’’embouteilleurs’’, des sociétés concessionnaires de la marque pour en fabriquer les produits et les commercialiser172, plus à même de maîtriser les spécificités françaises des circuits de distribution. Prenant le relais de la Société française des breuvages naturels établie dès 1933, la Société parisienne de boissons gazeuses se charge du Coca Cola en Île-de-France à partir de 1949 jusqu’en 1989 : elle se dote d’une grande usine, à Clamart, en 1967, puis à Grigny en 1985. Elle est accompagnée par plusieurs consœurs régionales : ainsi, en 1949, la Société nouvelle des Glacières de Paris crée la Société provençale concessionnaire de boissons gazeuses, pour fabriquer et vendre le Coca Cola, et une grande usine ouvre près de Marseille en 1970. De même, Nabisco-Belin s’appuie sur une société de commerce de gros, Baud, pour la distribution de ses biscuits en région parisienne, mais elle rachète en 1969 les sociétés concessionnaires qui animaient les ventes en province.

Un exemple significatif de franchise de marque est apporté par l’implantation de Manpower en France, qui passe par une association avec une équipe de dirigeants locaux à qui la firme attribue la franchise Manpower ; ceux-ci édifient leur propre société qui diffuse le modèle de l’intérim en France. La société est tellement bien enracinée dans la culture du monde des affaires en France qu’elle est véritablement considérée comme ’’parisienne’’ : c’est parce que ses dirigeants ont une bonne connaissance des pratiques de l’emploi et de l’entreprise dans leur pays qu’ils parviennent à faire adopter l’intérim dans des délais rapides.

b. La multiplication de partenariats ponctuels pour la production

Auparavant, plusieurs sociétés américaines ont choisi la solution de l’association pour transférer leur technologie en France. La force américaine dans le matériel électrique explique que, dès 1949, la Sylvania Electric Products173 conclut un accord avec Visseaux-Manufacture française de lampes électriques Zenith174 pour lui apporter une assistance technique pour accroître sa capacité de moitié (face à la filiale de Philips, notamment) ; en parallèle, RCA s’entend en 1947 avec la Société de lampes Fotor (Grammont) pour qu’elle fabrique sous licence des lampes de radio ; plus tard, en 1971, Rca vend sa licence de tubes pour télévision

171 Note Investissements américains dans les sociétés françaises, 1964, Archives historiques du Crédit lyonnais, Comité de coordination des études, DEEF 02067/1 BE 0635.172 Thomas Olivier, La vraie coke story, Paris, Michel Lafon, 1986. Bob Stoddard, Pepsi Cola, 100 years, Los Angeles, General Publishing Group, 1997. Cf. aussi le site internet de Coca Cola Entreprise, qui a repris l’essentiel des activités du groupe et des concessionnaires en France à partir de 1989 (et sous cette appellation en 1996).173 Sylvania fusionne en 1959 avec General Telephone dans GT&E (GTE en 1982, aujourd’hui Verizon).174 Fabrication de lampes d’éclairage, de tubes fluorescents, de lampes radio. Sylvania prend 24 % du capital avec paiement différé sur dix ans à l’aide des redevances sur l’usage des brevets. Note Participations des sociétés américaines dans des sociétés françaises en contrepartie d’accords de collaboration technique, 9 avril 1954, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 10577/59912.

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couleur au groupe français Thomson-Brandt175. L’on sait que le groupe Westinghouse a accordé beaucoup de licences au groupe Schneider depuis notamment 1929 par le biais de la filiale commune Le matériel électrique Schneider-Westinghouse devenue Jeumont-Schneider en 1931 ; mais d’autres sociétés obtiennent des brevets Westinghouse, telle Merlin-Gerin176, qui rejoint le groupe Schneider dans les années 1970. Quand émerge la révolution de la machine à laver, des transferts de brevets s’opèrent : parce que les ménagères françaises sont réticentes devant les machines automatiques utilisées aux États-Unis à cause de leur désir de gérer par elles-mêmes les programmes de lavage, les fabricants français conservent leur leadership commercial et industriel ; mais ils acquièrent nombre de licences américaines pour la partie électromécanique du matériel177 ; et même, pour l’un d’eux, la licence de la marque Bendix.

La prédominance de l’innovation chimique américaine à cette époque justifie que, dans le même esprit, en 1950, le groupe chimique Monsanto prenne 10 % du capital de la Société des produits chimiques Coignet en échange de licences178 et d’une aide technique. La chimie américaine paraît donc forte d’un capital de brevets transférables sur des créneaux de la ’’chimie de spécialités’’, riche en innovation et en valeur ajoutée ; en 1955, Monsanto détient ainsi 9,5 % de Coignet mais aussi d’une filiale commune avec un verrier, Monsanto-Boussois ; Dow Corning s’associe dès avril 1945 avec un autre verrier, Saint-Gobain, dans la Société industrielle des silicones et des produits chimiques du silicium (avec la moitié du capital)179 ; aussi Rhône-Poulenc s’associe-t-elle avec un autre Américain, GECO, entre 1948 et 1958, pour des silicones, avant d’acheter elle aussi des brevets à l’Industrielle des silicones en 1952 pour son usine de Saint-Fons-Carrières180. Parce que le géant Du Pont de Nemours se refuse à s’établir en direct en France et se contente de ses quatre usines européennes181, il y pénètre par le biais de partenariats ponctuels et spécialisés : si la filiale Du Pont de Nemours France est établie en 1959, elle fait fabriquer à façon les désherbants qu’elle vend ; et le groupe s’appuie sur des accords ponctuels, comme dans une filiale commune créée en 1961 avec Kuhlmann, Dekachimie182, ou pour l’utilisation de ses brevets, pour des revêtements de sol (par le biais d’un accord avec des fabricants de tapis, à partir de 1971) ou pour des fibres textiles synthétiques, en particulier le Dacron, à la fin des années 1960, dont il soutient la percée par des

175 Thomson, qui fabrique désormais ces tubes dans son usine de Romilly (Aube), devient ainsi le concurrent de la filiale française du groupe Philips, La Radiotechnique-Compelec.176 Westinghouse transfère notamment à Merlin-Gerin une licence pour un disjoncteur basse tension. Cf. Félix Torres, Une histoire pour l’avenir. Merlin-Gerin, 1920-1992, Paris, Albin Michel, 1992.177 Quynh Delaunay, Histoire de la machine à laver. Un objet technique dans la société française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1994, pp. 124-125. « Les machines américaines, pendant très longtemps, ont paru en France comme l’exemple même de la machine automatique. » Les dépôts de brevets américains en France se succèdent, notamment pour les dispositifs de contrôle des processus semi-automatiques ou automatiques ou du niveau d’eau, etc. : Bendix (1949), Hoover (1947), Whirlpool (1956), General Motors (1959), Ibidem, p. 184. « Curtis, la première marque mondiale, fabrique maintenant en France en grande série un matériel de première qualité très robuste avec la technique américaine. Thermostat, circuit froid, groupe moteur, compresseur hermétique, importés directement des usines américaines », Revue des arts ménagers, mai 1956, Ibidem, p. 228.178 Les licences concernant la fabrication de phosphores et dérivés, pour douze années et pour la France et la Belgique et leurs colonies et une aide technique pour l’agrandissement d’une usine. Une redevance est versée pour chaque tonne de phosphore ainsi élaborée. Ibidem. 179 Note Investissements américains récents dans les sociétés françaises, 24 novembre 1955, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59909/2/9910. 180 Pierre Cayez, Rhône-Poulenc, 1895-1975, pp. 176-177.181 Belgique, Pays-Bas, Irlande du Nord et Suède.182 Dekachimie fabrique des éléments servant à fabriquer des mousses de polyuréthane. Note Investissements américains dans les sociétés françaises, 1964, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 02067/1 BE 0635.

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campagnes publicitaires associant cette marque et son propre nom183 : « La Schappe file Orlon pour vos bas et vos chaussettes »184, précise un filateur, tandis que « Bally met le futur à vos pieds avec Corfam »185, deux marques appartenant elles aussi au portefeuille de brevets Dupont de Nemours ; c’est que la société doit compenser l’entrée dans le domaine public de ses brevets Nylon en 1964 (gérés en France par Rhône-Poulenc, on l’a vu) par un gros effort d’innovation. Dans un autre secteur des matériaux, le verre, Corning Glass (avec 52 %) a pris Saint-Gobain comme partenaire (à 48 %) dans Sovirel, dont les 4 000 salariés en 1968 fabriquent du verre de vaisselle Pyrex, du verre optique, des tubes et écrans de télévisions – avant que Saint-Gobain cède la moitié de sa part au groupe américain en août 1969. Un autre leader industriel français, Pechiney-Saint-Gobain, poursuit son intégration vers l’amont en s’associant, au début des années 1960, à l’offensive mondiale du groupe Phillips Petroleum : ils bâtissent des usines de chimie de base en commun, aux États-Unis186, mais aussi en Europe, à Anvers et en Basse-Seine (à Gonfreville-L’Orcher187), dans ces deux cas pour du polyéthylène haute densité, ensuite transformé en aval par Pechiney-Saint-Gobain (puis par Rhône-Poulenc, qui reprend cette firme) dans ses propres usines.

Un troisième secteur propice à de tels transferts est la mécanique, où là aussi les États-Unis tirent parti de leur supériorité dans le déploiement de la deuxième révolution industrielle. Le fabricant français de matériel de manutention Fenwick, qui distribuait du matériel américain, acquiert désormais, à la fin des années 1940, des licences américaines pour produire des chariots élévateurs (forklift trucks)188. Clark Equipment détient 39 % des Ateliers de Strasbourg en 1955 et s’appuie sur Richier pour fabriquer du matériel (de manutention) sous licence. Dana accorde en 1950 à la société française Glaenzer-Spicer la licence générale des brevets Spicer (équipement automobile) pour la France en échange d’un septième du capital (pour 135 000 dollars) ; Fruehauf installe dès 1946 une filiale pour importer puis fabriquer des remorques et semi-remorques : sa part de capital, d’abord de 30 %, augmente à 62 % en 1953 en échange d’un apport de fonds de 250 000 dollars dans le cadre du Plan Marshall189. Le fabricant de pneus Goodrich se satisfait des 25 % qu’il détient (jusqu’en 1965) dans la société française Colombes, car cela lui procure un cinquième du marché français.

Plus tard, dans les années 1970, la CFAO se dote d’un réseau de négoce technique en acquérant des sociétés qui ont obtenu ’’la carte’’ de marques de matériel américain : Boulogne et Huard-Forair détiennent par exemple dans le Sud-Est celles des moteurs General Motors, du matériel de compression et de perforation Ingersoll190 ; Penven (dans la partie Nord) gère la distribution dans 26 départements des groupes électrogènes, de moteurs industriels et de pièces détachées General Motors ; ces trois sociétés, rejointes par Gecimer et Camin, dans l’Ouest, possèdent toutes la carte des moteurs Detroit-Diesel-Allison (du groupe General Motors), chacune dans sa région ; la stratégie suivie est commune à beaucoup de groupes américains : « The 1950s and 1960s saw the development

183 Par exemple, publicité sur quatre pages dans L’Express, 23 mars 1967.184 Publicité dans L’Expansion, décembre 1966.185 Publicité dans L’Expansion, mars 967. Bally est un fabricant et distributeur de chaussures.186 (Porto Rico et Caroline du Sud). Dow possède crée douze usines en Europe en 1960-1962.187 La Manufacture normande de polyéthylène (Manolène) fabrique des résines de polyoléfines dans cette usine de Gonfreville-L’Orcher. Cf. Pierre Cayez, Rhône-Poulenc, 1895-1975, p. 182.188 Claude Doucet, Fenwick, 1884-1984 : L’équipement industriel, du négoce à la production, thèse de l’Université de Paris 4-Sorbonne, 1997.189 « Le capital américain en France », Économie et politique, n°5-6, 1954, p. 153.190 Cf. aussi le site [www.ingersollrand.com/aboutus/history].

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of a worldwide distribution network of independant, authorized distributors and dealers to provide parts and service to the markets it was serving. »191

Un quatrième secteur marqué par de tels transferts est le travail des métaux. Un gros mouvement de transfert de techniques s’opère dans la métallurgie pour fabriquer des aciers réfractaires ou pour le laminage de l’acier192. Des liens techniques unissent au tournant des années 1960 Continental Can et le leader de la fabrication d’emballage J.J. Carnaud & Forges de Basse-Indre ou American Can et Ferembal193. Ce processus de collaboration s’épanouit discrètement et continuellement sans qu’on puisse en identifier le rythme ni en mesurer les effets, dans toutes les branches, au hasard des complémentarités techniques transatlantiques. Ainsi, dans une branche sans révolution apparente, le gros fabricant de tapis et moquettes Balsan, de Châteauroux, noue un accord de coopération avec l’Américain World Carpets, en octobre 1966... Un accord d’un type particulier relie US Steel et les Aciéries de Paris-Outreau en 1970, car le financement d’un nouveau haut-fourneau dans l’usine et son entrée dans le capital lui procurent un cinquième de la production de ferro-manganèse pour ses propres besoins européens.

Le cinquième secteur clé marqué par cette forme de partenariat est l’aéronautique ; en effet, la domination anglo-américaine dans ce domaine justifie des alliances ponctuelles alors même que se déploient des programmes de développement purement français. La société d’État SNECMA achète ainsi en 1959 la licence du moteur d’avion turboréacteur TF 30 à la firme américaine Pratt & Whitney, en échange de 11 % de son capital ; cette alliance décisive permet de déployer toute une gamme de moteurs (TF 104, TF 106, TF 306) où, peu à peu, s’insèrent des technologies françaises selon un processus de ’’francisation’’. Pourtant, cet accord est suspendu en 1965, sans que les données disponibles précisent pourquoi – mais peut-être est-ce l’accord entre Rolls-Royce et deux sociétés françaises194 en 1964-1965 qui freine cette ouverture transatlantique, à moins qu’une priorité soit alors donnée à une politique plus orientée vers la coopération franco-britannique et donc vers plus d’indépendance vis-à-vis des États-Unis.

Pour les biens de consommation, le papetier Darblay accueille dans les années 1960 le géant du papier domestique Kimberly-Clark comme partenaire en lui ouvrant son site industriel de Corbeil-Essonnes afin d’y fabriquer la gamme Sopalin et Kleenex puis aussi son site normand de Rouen-Villey-Saint-Etienne. La toute-puissance de Cargill, un géant du négoce et de la première transformation agroalimentaire, justifie l’alliance conclue entre les deux leaders des oléagineux

191 Site [www.detroitdiesel.com/Corporate/History]. La branche GM Diesel, créée en 1938, devient en 1965 Detroit Diesel Engine Division et la fusion, en 1970, avec la branche Allisson forme la branche Detroit Diesel Allison Division. 192 Continental Foundry & Machines s’associe en 1950 avec les Aciéries de Longwy pour la fabrication de cylindres de laminoirs pour trains continus, United Engineering & Foundry fait de même avec une filiale des Forges & aciéries de Firminy, la Société française des cylindres de laminoirs J. Marichal-Ketin. Driver-Harris s’associe en 1948 avec les Usines et aciéries de Sambre & Meuse pour la fabrication d’aciers réfractaires. In Note Investissements américains récents dans les sociétés françaises, 24 novembre 1955, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59909/2/9910.193 Note Investissements américains récents dans les sociétés françaises, 1964, Archives historiques du Crédit lyonnais, Comité de coordination des études, DEEF 02067/1 BE 0635. American Can participe en 1961 au capital de la société Établissements Sudry, qui fabrique des machines pour l’industrie des boîtes de conserves.194 Hispano-zaïrois signe un accord avec Rolls-Royce en 1964 pour la production en commun du turbopropulseur Tyne ; Hispano-Suiza est acquise par SNECMA en 1968. C’est en 1965 que Rolls-Royce et Turmoméca s’allient pour développer ensemble le turboréacteur Adour pour l’avion franco-britannique Jaguar.

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français Lesieur195 et Unipol et Cargill pour lancer une grande usine de trituration de graines de soja à Saint-Nazaire en 1968. Dans le secteur de la presse, l’éditeur Mac Graw Hill, orienté vers le management et l’économie – il publie Business Week – , s’associe au groupe des Servan-Schreiber en 1967 pour créer Technic Union et lancer alors le magazine mensuel L’Expansion, spécialisé dans les informations concernant le monde de l’entreprise.

Une recension complète de ces partenariats ponctuels reste délicate et notre analyse restera fragmentaire ; la présence américaine est plus forte qu’on ne croit, grâce à ces réseaux de concessionnaires des marques des groupes américains, qui profitent de l’enracinement de ces partenaires commerciaux. Dans tous ces cas, l’américanisation technique l’emporte sur l’américanisation du capital puisque les sociétés américaines se contentent généralement de céder leurs brevets et de nouer des partenariats d’assistance technique ; les modestes participations au capital visent seulement à servir de quasi-rémunération de cette dernière par une association aux bénéfices qu’elle procure.

D. L’enracinement industriel des firmes américaines 

Dans un premier temps, des pionniers choisissent des investissements directs pour valoriser leur capital technique. L’après-guerre est marqué par quelques investissements nouveaux : par exemple, Saint-Regis Paper noue un contrat en 1950 avec Drouet pour la fabrication de résines synthétiques. En 1956, la filiale suisse d’American Can consolide sa filiale Turboplast France (tubes et emballage plat en plastique) en reprenant une usine à une autre société – avant de construire une seconde usine à Sainte-Menehoulde (Marne)196 en 1963. Les années 1960-1970 voient s’amplifier cette stratégie d’implantation industrielle car la France s’insère de plus en plus dans la stratégie de déploiement européenne des groupes américains ; sa capacité d’attraction reste forte, même si la logique de certains groupes conduit à quelques désinvestissements (Allis Chalmers197). « WOR-THING-TON ..une technique américaine qui se prononce aujourd’hui avec l’accent de votre région »198, indique une société qui veut faire savoir qu’elle fabrique désormais ses compresseurs dans son usine du Bourget (dans la banlieue Nord de Paris) : « Tous ces produits français bénéficient la technologie Worthington. » Le mouvement de transfert de technologie s’exprime par le franchissement d’une nouvelle étape, avec l’implantation d’unités de production en France même. Mais celle-ci est confrontée à la concurrence de ses voisins européens, eux aussi candidats à la fonction de tête de pont pour la pénétration des firmes américaines au sein du Marché commun ou de l’ensemble libre-échangiste ouest-européen et à celle de plate-forme industrielle. Si nombre d’usines sont installées au Royaume-Uni pour des raisons de fraternité linguistique, d’affinités managériales ou (à cette époque) de proximité aéronautique, les sociétés mettent banalement en balance les pays d’Europe continentale.

195 Unipol et Lesieur rapprochent leur filiale commune Eurosoya d’Indu-Soja, la filiale de Cargill, et une filiale commune est créée, Soja-France, pour l’usine de Saint-Nazaire, qui détient un tiers du marché à son ouverture en mars 1970. Cf. Tristan Gaston-Breton, Lesieur. Une marque dans l’histoire, 1908-1998, Paris, Perrin, 1998.196 Cette usine fabrique elle aussi des emballages plastiques mais aussi des machines Cotupias.197 Allis Chalmers (tracteurs, bulldozeurs, niveleuses, chargeurs, angledozeurs, etc.) est repris par Stokvis, elle-même une filiale d’un groupe hollandais, qui récupère l’usine de La Guerche-sur-l’Aubois (Cher) et ses 163 millions de francs de chiffre d’affaires. Note Investissements américains dans les sociétés françaises. Comité de coordination des études, 1964, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 02067/1 BE 0635.198 Publicité dans L’Expansion, février 1970.

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Certaines régions françaises sont plus séduisantes : bien placée au cœur de l’Europe rhénane et dotée d’un bon potentiel de main-d’œuvre de qualité, l’Alsace attire très tôt quelques usines, comme celle de Timken (roulements à bille, Colmar, dans les années 1960s), d’où les publicités qui apparaissent dans L’Expansion à partir de mars 1969 ; Clark Equipment y agrandit son usine de Strasbourg en 1970 pour y fabriquer sa gamme de matériel de chantier Michigan en sus des chariots élévateurs, aux côtés de deux autres usines allemandes et d’une usine belge. L’attraction de la région parisienne s’explique par l’ampleur du marché régional et par la tradition industrielle des banlieues, riches en donneurs d’ordres auprès des fournisseurs d’équipements. Le Nord met en valeur ses savoir-faire industriels historiques (d’où l’usine de Massey-Ferguson près de Lille). Les sociétés étrangères s’insèrent enfin dans le mouvement de décentralisation qui marque la politique d’aménagement du territoire ; le ’’grand Bassin parisien’’ attire ainsi des dizaines d’usines, comme celle de Massey-Ferguson à Beauvais, ou celle de Nabisco-Belin à Ris-Orangis en 1973. Au sud, paradoxalement, le départ forcé et précipité des troupes américaines des bases de l’OTAN libère de la place à Châteauroux, occupé notamment par une usine d’Alcoa (produits finis en aluminium), devenue l’une des vingt-six usines du groupe199. La grande région parisienne attire tout particulièrement les firmes pharmaceutiques200, qui renforcent discrètement leur implantation en France201.

a. L’offensive de la chimie américaine

L’offensive de la chimie américaine en France confirme l’analyse précédente des partenariats dans ce même secteur : l’avantage comparatif certain de Américains dans la chimie de spécialités (en particulier dans les abrasifs) se traduit par la multiplication d’usines dans ces années 1950-1960 – sans qu’une chronologie précise puisse être établie – en particulier au cœur des plates-formes pétrochimiques. Cette offensive est complétée par la percée des industriels désireux d’accompagner la révolution agricole européenne, que ce soit dans les aliments du bétail quand Ralston-Purina achète le leader français Duquesne en 1968 ou dans la protection des plantes, avec l’implantation de Monsanto202 en France à partir de 1960.

Sociétés à capitaux américains203 en 1963Produits chimiques

United Carbon France Carbone black à Port-JérômeGodfrex Cabot Carbone black à BerreMonsanto Polystyrène à Wingles (Pas-de-Calais)Dow Corning Société industrielle de silicones à Saint-Fons

(Rhône)Dow Chemical Filiale commune avec Pechiney : polystyrène à

Ribécourt (Oise)3M Minnesota de France (ex-Abrasifs Durex), à

Gennevilliers, Beauchamp et La Courneuve

199 Publicité dans L’Expansion, novembre 1968.200 Sociétés à capitaux américains en 1963PharmacieJohnson & JohnsonEthnor, filiale avec Midy American Home ProductsSociété chimique Wyeth (avec

Clyn-Byla)Laboratoires Wyeth-BylaNote de Jean Rivoire, Sociétés à participation américaine en 1963, Archives historiques du Crédit lyonnais, DAF 02067-1.

201 Nous renvoyons au chapitre de Sophie Chauveau, dans ce même livre.202 Monsanto y distribue l’Avadex (désherbant céréales anti-graminées) à partir de 1960, avant le Lasso (désherbant sélectif du maïs) en 1974. Cf. le site [www.monsanto.fr/apropos/france].203 Note de Jean Rivoire, Sociétés à participation américaine en 1963, Archives historiques du Crédit lyonnais, DAF 02067-1.

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Norton Abrasifs à Conflans-Saint-HonorineCompagnie des meules Norton

Carborundum Abrasifs (Les Abrasifs du Sud-Ouest, à Beyrède, Hautes-Pyrénées)(avec Pechiney)

Borden Colles et résines synthétiques, à FécampReichhold Colles et résines synthétiques, à Bezons et

NiortPittsburg Plate Glass Peintures Corona et Huileries de ValenciennesEastman Kodak Photographie à Vincennes, Sevran et Chalon-

sur-Saône

Une esquisse de localisation chronologique pour les investissements américains dans la chimie et les matériaux spécialisés

1949 Corhart Refractories (Corning Glass) (filiale L’Electroréfractaire): investissement dans un nouveau four

1949 W.R. Grace : 50 % de Darex (fabrication d’emballages plastiques, à Épernon)

1949-1950 Heyden Chemical : filiale Société industrielle pour la fabrication des antibiotiques Sika : création d’une usine pour fabriquer de la streptomycine à La Plaine-Saint-Denis)204

1950 Monsanto : aide et participation dans Produits chimiques Coignet

1951 3M : usine à Beauchamp pour de la papeterie de bureau

mi-1950s Bourne Chemical : filiale Produits chimiques Bourne (minium)

mi-1950s Glaenzer-Spicer associé à Dana205

mi-1950s Dow Corning associé à Saint-Gobain : Industrielle de silicones et des produits chimiques du silicium

mi-1950s Sewey & Almy Chemicals : filiale Darexmi-1950s Deux usines Eternit1956 American Can Company achète (indirectement) une

usine à Vienne-le-Château (Marne) (tubes et emballage en plastique)

1959 Du Pont de Nemours France : fait fabriquer à façon ; filiale commune en 1961 avec Kühlmann.

? Corning Glass et Saint-Gobain associés dans Sovirel (verres spécialisés)

b. La force américaine dans les industries de la mécanique

La supériorité américaine dans la fabrication d’engins explique la puissance des groupes de matériel agricole américain en Europe. Deux d’entre eux établissent une tête de pont en France dès 1951 : l’entreprise Massey-Harris-Ferguson, filiale du Canadien Massey-Harris206, y fabrique désormais son tracteur à roues léger Pony207 (avec une capacité de 4 000 unités par an). International Harvester, qui a pris le contrôle de la Compagnie internationale de machines agricoles CIMA en 1948, confie à CIMA-Wallut la fabrication de trois tracteurs208 dans une usine établie à Saint-Dizier (dans l’est du pays)209 en 1950. D’emblée, ces deux entreprises augmentent de 11 500 unités la production française en 1951, qui a 204 Un investissement de 100 000 dollars est effectué en 1949. Note Investissements américains récents dans les sociétés françaises, 2 février 1950, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59909/2/9910.205 Dana a été créée sur la base des brevets Spicer en 1904 et est devenue une firme d’équipements automobiles. Cf. le site [www.dana.com/centennial].206 C’est en 1953 que se regroupent Harry Ferguson et Massey Harris, créée en 1891 par la fusion de Massey, créée en 1847, et de Harris. Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59815. Cf. aussi les sites [www.ytmag.com/cgi-bin/ntracz.pl ?m=massey]. [www.masseyferguson.com].207 L’auteur de ces lignes a conduit un modèle Pony pendant les travaux agricoles en Haute-Savoie au début des années 1960...208 Il s’agit essentiellement du tracteur à roues Farmall (15cv et 20cv) (avec une capacité de 7 500 unités). Note Investissements de capitaux privés américains dans les PME, 25 septembre 1955, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59909. Mira Wilkins indique, dans The Maturing of Multinational Enterprise, qu’International Harvester disposerait déjà d’une usine à Croix avant 1914 ; peut-être s’agit-il d’un accord avec Wallut, transformé ensuite en prise de contrôle.

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atteint 27 000 tracteurs en 1950 et visent donc les trois-dixièmes du marché. L’ensemble du groupe Cima-International Harvester France représente près de 9 000 salariés en 1960, avec trois usines, deux anciennes (à Croix-Wasquehal, pour des machines agricoles ; et à Montataire, pour du matériel de culture) et l’usine récente de Saint-Dizier (2 000 salariés) ; il assure un cinquième de la production française de matériel agricole et livre 29 000 des 80 000 tracteurs fabriqués dans le pays en 1956 face aux 17 000 vendus par son rival Massey-Harris-Ferguson210. Mais celui-ci, a choisi une démarche gestionnaire différente : il se contente d’être le concepteur en amont et le distributeur en aval de matériels fabriqués en sous-traitance par des industriels, en l’occurrence essentiellement Standard Hotchkiss, et il importe beaucoup de machines et de pièces.

Si ces groupes de matériel agricole prospèrent grâce au bond de la mécanisation de l’agriculture française, les firmes élaborant du matériel de chantier bénéficient quant à elle de l’essor des grands chantiers d’équipement routier. Ainsi un Américain se taille-t-il une bonne part de marché, : présent en France depuis les années 1950, Allis Chalmers (tracteurs, bulldozeurs, niveleuses, chargeurs, angledozeurs, etc.) se dote d’une usine à La Guerche-sur-l’Aubois (Cher) et, au début des années 1960, se classe au second rang des distributeurs de matériel de chantier (avec 163 millions de francs de chiffre d’affaires en 1963)211.

Une percée décisive s’effectue en parallèle dans l’équipement automobile quand la puissante firme américaine Bendix Corporation acquiert en 1959 l’entier contrôle de la société familiale Ducellier – dans lequel il détenait une participation (de 41 %) depuis 1931 mais devait y partager le pouvoir avec des investisseurs français –, et en fait une tête de pont robuste pour diffuser les marques Lockheed et Bendix. Parallèlement, le fabricant d’ascenseurs Otis212 (du groupe ITT) affirme son désir de bénéficier de la modernisation du parc immobilier français et prend le contrôle en 1962 d’Ascinter, qui avait regroupé treize sociétés familiales ; Ascinter-Otis récupère une usine établie à Gien en 1961 et s’affirme comme le leader avec un tiers des ascenseurs mis en service en 1968, devant Westinghouse-Artis et le Français Schindler. À la marge, mais dans le traitement du métal, la dilatation des débouchés de Gillette (transformation du métal en lames) explique en 1952 la construction d’une grande usine à Annecy, avec des subventions aidant à cette décentralisation depuis Paris.

Percée des sociétés américaines dans la construction mécanique1950s Allis Chalmers (matériel de chantier) dispose d’une

usine à La Guerche-sur-l’Aubois1951 International Harvester : usine de tracteurs à Saint-

Dizier1951 Massey-Harris : crée une usine de tracteurs1952 Gillette transfère la fabrication de ses lames de Paris à

Annecy (Haute-Savoie)Début 1950s Licences américaines (quelle société ?) pour Fenwick

209 International Harvester apporte 2,8 millions de dollars en 1950 pour fabriquer ces tracteurs sous les marques MacCormick et Deering. Note Investissements américains récents dans les sociétés françaises, 22 février 1951, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59909/2/9910. La Compagnie industrielle de machines agricoles CIMA a été créée dès 1923 pour fabriquer et vendre du matériel MacCormick ; elle a fusionné avec Wallut en 1934 et a fabriqué les machines agricoles MacCormick et Deering. Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 59815.210 La production de Massey-Harris-Ferguson est passée de 6 400 en 1953 à 28 800 en 1956, celle d’International Harvester de 28 200 à 16 900.211 Note Investissements américains dans les sociétés françaises. Comité de coordination des études, Archives historiques du Crédit lyonnais, DEEF 02067/1 BE 0635.212 Otis a démarré dès 1853-1868 ; cf. le site [www.otis.com].

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1959 Achat de Ducellier par Bendix (équipement automobile)1962 Otis (ITT) achète Ascinter (ascenseurs)

La supériorité technique et industrielle de l’industrie mécanique américaine dans les années 1950-1960, avant la percée japonaise, est reconnue, par exemple dans la machine-outil213 et nombre d’équipements spécialisés ; elle est évidente si l’on recense l’essentiel des participations et filiales détenues par des firmes américaines dans ce secteur au début des années 1960, même s’il est vrai que les producteurs allemands peuvent quant à eux aisément exporter leur matériel ’’en voisins’’, malgré le handicap des tarifs douaniers.

Sociétés à capitaux américains214 dans l’industrie des biens d’équipement à base de métal en 1963

International Harvester France Saint-DizierCompagnie française John Deere Fabrique de tracteurs à OrléansAllis-Chalmers Établissements de construction mécanique de

Vandoeuvre (Aube) : tracteursCase Société française de matériel agricole et industriel (à

Vierzon)Fruehauf France Remorques de camions, à Auxerre et Viry-ChâtillonBudd Participation de moitié dans Carel-Fouché (matériel

ferroviaire)HK Porter - HK Porter France (ex-Aciéries et ateliers et

constructions de Marpent) : matériel ferroviaire, à Maubeuge- SAHE (Société d’applications hydrauliques et électriques), à Puteaux, Nanterre et Haillicourt (Pas-de-Calais)

American Radiator & Standard Ideal Standard, à AutunCrane Crane France (ex-CICRA et Etablissements Jules

Coccard), robinetterie industrielleWorthington Compresseurs (Le Bourget et Condé-sur-Noireau)Ingersoll Rand CompresseursBorg Warner Le Froid industriel (filiale commune avec Brissotin) à

NantesBliss Machines-outils à Saint-Ouen Sundstrand Société parisienne de machines-outilsLandis Landis-Gendron, machines-outils à Villeurbanne Timken Roller Bearing Roulements à billes (à Colmar et Asnières)United Shoe Machinery Machines pour industrie de la chaussure, à Fougères

c. La stratégie de renforcement dans l’industrie mécanique et automobile dans les années 1960-1970

Les investissements industriels s’accentuent dans l’industrie mécanique classique, avec un retour en force de l’automobile – grâce à Chrysler puis Ford – mais aussi grâce aux équipementiers automobiles (usines Timken et GM en Alsace) et aux fabricants de pneus. Le meilleur cas d’étude est fourni par la filiale de Bendix, DBA (Ducellier-Bendix-Lockheed-Air Equipement)215 qui, à partir de l’achat de Ducellier, s’est érigée en grande société d’équipement automobile ; elle s’appuie en 1974 sur sept usines (Angers, Beauvais, Drancy, Ivry, Le Bourget, Montrond, Moulins) dans cette branche, complétée par les deux usines d’Air Equipement (Asnières, Blois) et réalise un chiffre d’affaires d’1,8 milliard de francs avec presque 9 000 salariés (au lieu de 2 700 en 1953) : c’est alors la première société française d’équipement automobile et aéronautique, dont le groupe américain Bendix est partenaire depuis la création de DBA en 1959 et en contrôle la moitié

213 Les États-Unis produisent pour 4,82 milliards de dollars de machines-outils en 1980, devant la RFA (4,69) et le Japon (3,81), alors que la France traîne en huitième position, avec 0,97 milliard de dollars).214 Note de Jean Rivoire, Sociétés à participation américaine en 1963, Archives historiques du Crédit lyonnais, DAF 02067-1.215 Jonathan Love (dir.), Jane’s Major Companies of Europe, 1976, Londres, Janes’s Yearbooks, 1976, p. D164.

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du capital216 depuis 1967. En amont, les fabricants de pneumatiques américains renforcent leur présence en France pour tenter de bousculer l’hégémonie de Michelin en tirant parti de la révolution de l’automobile de masse (Firestone à Béthune, US Rubber Uniroyal à Compiègne, Goodyear217 à Amiens)218 et en assimilant eux aussi, dans le sillage de Michelin, la technique du pneu à carcasse radiale219.

Sociétés à capitaux américains en 1963Pneumatiques

GoodyearFirestone Pneus à Béthune

Caoutchouc synthétique à Port-JérômeUS Rubber Société française du pneu Englebert, à

Clairvoix (Oise)Note de Jean Rivoire, Sociétés à participation américaine en 1963, Archives

historiques du Crédit lyonnais, DAF 02067-1.

Malgré la contre-offensive de producteurs nationaux, les fabricants nord-américains de matériel agricole restent puissants : en 1967, Massey-Ferguson domine le marché français, avec 22 %, devant la firme publique Renault (20 %), loin devant John Deere. Fruehauf et Pullman, les deux géants américains de la remorque pour camions, croissent en France au rythme du développement du transport routier dans les années 1960-1970 : le premier est présent dès la fin des années 1940 ; le second achète en 1969 une usine en Lorraine220 qui devient la première unité de production de Pullman en Europe. Tandis que Caterpillar (on l’a vu), promeut son image de marque et ses gammes en France, où il devient le leader dans les années 1960-1970, des concurrents s’efforcent de tirer parti de la supériorité technique américaine – avant que percent les rivaux japonais dans les années 1980 ; ils s’appuient sur des réseaux de distribution et de maintenance, qui leur permettent de grignoter des parts de marché par rapport aux marques locales (Richier, etc.) ou européennes : Allis-Chalmers221 perce pour le matériel de chantier, avant de s’allier avec Fiat en 1972 et de créer Fiat-Allis en 1974 ; Clark Equipment222 pour le matériel de manutention (chariots élévateurs) parce qu’elle a confié à Richier la fabrication sous licence de matériel de chantier Michigan ; Whittaker rachète les Bennes Marrel223 en 1970.

D’autres branches attirent les investisseurs américains, désireux de multiplier les ’’synergies’’ propices aux économies d’échelle pour leur recherche et développement. Plusieurs ’’niches’’ sont concernées, dès le tournant des années 1960, puis avec plus d’intensité : ainsi, Harris Intertype prend pied pour le matériel d’impression224 en 1970 ; le géant Dresser Industries225 s’associe en 1966 avec Vallourec dans Dresser-Dujardin pour fabriquer des compresseurs Clark dans

216 La part de Bendix augmente de 47 à 50 % en 1967, avec Rothschild pour 1 %.217 Cf. le site [www.goodyear.fr/company/information]. Goodyear dispose en 1966 de 88 usines dans le monde dont deux en France, au Havre (caoutchouc) et à Amiens.218 Mais leur confrère Goodrich préfère se retirer du marché français et vend ses 25 % dans Colombes à Michelin en juin 1965.219 Firestone est le premier à vendre des pneus à carcasse radiale en 1971 ; il équipe avec de tels pneus le coureur Graham Hill quand celui-ci devient champion du monde de Formule 1 en 1968. 220 Après avoir créé une filiale d’ingénierie en France en 1968, Pullman, le second fabricant mondial, reprend deux entreprises contrôlant la société CIMT-Lorraine, qui a une usine à Lunéville. L’accord est conclu en juin 1969 et finalisé en juin 1970. La firme utilise la marque Trailor, pour des semi-remorques puis aussi pour des conteneurs ; elle détient 30 % du marché français.221 Cf. le site [www.allischalmers.com]. Cf. Walter Peterson, An Industrial Heritage: Allis Chalmers Corporation, Milwaukee County Historical Society, 1978.222 Cf. le site [www.clarkmhc.com/historytimeline]. Clark dispose aussi d’une filiale, Ingersoll-Rand.223 Marrel fabrique des bennes pour camions de chantier dans huit usines avec 2 200 salariés.224 Harris achète les trois-quarts du capital du premier fabricant français de matériel d’impression, Marinoni, en février 1970.

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une nouvelle usine au Havre, avant de prendre l’entier contrôle de la filiale en 1971. À cette date, quatre firmes américaines sont présentes parmi les treize sociétés françaises leaders de la branche mécanique.

Sociétés à capitaux américains en 1963Matériels

Parsons & Whittemore France Engineering d’usines de papeterie (Bordeaux)Black Clawson : importation de matériel de papeterie

Armco-Shell Armco International France : tubes d’acier à Courbevoie et Abbeville

Note de Jean Rivoire, Sociétés à participation américaine en 1963, Archives historiques du Crédit lyonnais, DAF 02067-1.

À la lisière de la métallurgie, la percée des gaz industriels explique l’installation en France d’Air Products, le troisième ou quatrième producteur mondial ; dès 1969, il acquiert une filiale commune à Royal Dutch Shell, la Société savoisienne de produits cryogéniques de Marseille226, transformée en Prodair, qui contrôle quelques marchés régionaux et reste un nain, avec 7 % du marché français face aux deux-tiers détenus par L’Air liquide ; mais l’objectif est, une fois encore, de desserrer l’étau du leader national dans chaque pays et ainsi de multiplier les têtes de pont, en particulier dans la sidérurgie en pleine métamorphose technique : Air Products installe en 1971 ainsi une usine d’oxygène liquide auprès de l’aciérie d’Outreau, dans le Nord.

Classement des sociétés françaises de l’industrie mécanique par le chiffre d’affaires en 1971 (millions de francs)

Sociétés à capitaux américains

Les autres

Schneider 3270Pont-à-Mousson 1175Massey-Ferguson 800Babcock-Atlantique 760Générale de fonderie 735Générale de radiologie 677International Harvester 650Poclain 612Singer 576ACRT 537Richier 500Ideal Standard 476

d. Le succès du modèle américain dans les industries électromécaniques

Dans la construction électrique, pendant longtemps, on l’a vu227, « la GE et Westinghouse se contentent, en Europe, de cultiver leurs licences »228. Ainsi, Babcock-Fives tente de percer dans les centrales nucléaires en obtenant une licence auprès de Babcock & Wilcox US en 1971 ; ou GE cède les brevets des grosses turbines à vapeur à la société allemande MAN et à l’entreprise française Alsthom-Rateau, quand se crée en 1972 le Groupement européen pour la technique de turbines, afin de développer cette licence ; la domination américaine est en effet à la fois quantitative – grâce à la puissance installée et donc aux

225 Dresser est spécialiste des systèmes de moteurs à gaz pour compression et énergie ; elle dispose alors de 22 usines dans le monde ; elle s’intègre dans le groupe Wayne à partir de 1968 ; cf. les sites [www.dresser.com] et [www.wayne.com].226 La Rochette et les Chantiers & aciéries de la Loire (CAFL) vendent leur participation à Air Products, qui obtient ainsi des débouchés dans la sidérurgie et la papeterie, en Savoie, sur l’étang de Berre et à Saint-Etienne (avec Creusot-Loire). Air Products a été créée en 1940 à Detroit : cf. le site [www.airproducts.com/aboutus/companybackground].227 Cf. le chapitre de Patrick Fridenson, dans ce même livre.228 L’Expansion, avril 1971, p. 88.

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économies d’échelle qu’elle procure229 – et qualitative puisque les entreprises françaises dépendent beaucoup de leurs brevets. Même pour le nucléaire civil, c’est avec une licence américaine que la CGE (par sa filiale Sogerca) obtient le contrat des centrales de Kaiserausgt (franco-suisse) et de Bugey II.

Cependant, l’hégémonie américaine en électromécanique s’exprime aussi par des investissements directs. Au début des années 1960, le groupe ITT est devenu ainsi riche d’une demi-douzaine d’usines par le biais de ses filiales ’’historiques’’, notamment la CGCT, (à Massy et à Saint-Omer), LMT (à Montrouge, Argenteuil, Laval, Lannion, Nantes-Orvault), et LTT (Lignes télégraphiques et téléphoniques) (à Conflans-Sainte-Honorine). Il s’implante aussi dans l’éclairage en récupérant Claude-Paz-Visseaux230, l’un des leaders français, en 1966.

Une esquisse de localisation et de chronologie des investissements américains dans l’industrie électromécanique pendant les années 1945-

19601947 RCA s’entend avec la Société de lampes Fotor

(Grammont) pour des lampes de radio1949 Sylvania : aide et participation dans Visseaux-Lampes

Zenith1951 Remington Typewriters achète une usine à

Villeurbanne

Pour le chiffre d’affaires réalisé en 1981, IBM France vient au troisième rang des firmes de la construction électrique française, CII-Honeywell-Bull au cinquième rang et Rank Xerox – qui a fait son apparition parmi les leaders – au treizième rang.

Classement des sociétés françaises de construction électrique en 1971 (par le chiffre d’affaires, en

millions de francs)Sociétés

américainesLes autres

CGE 9 369Thomson-Brandt 6 866IBM France 4 432Philips France 3 350ITT France 2 441Honeywell Bull 1 817CEM 1 010Jeumont-Schneider 923La Télémécanique 708Merlin-Gerin 594Sagem 477Moulinex 470Lebon 430Ascinter-Otis 408

E. Un rythme chronologique conforme à la reconfiguration des marchés

Il ne nous est pas encore possible de fournit un bilan précis et exhaustif des investissements américains en France. Mais la chronologie est probante : pendant les années 1950 et au début des années 1960, les firmes américaines prospectent avant tout un marché français où elles peuvent affirmer leur supériorité technique, récupérer une sorte de ’’rente’’ procurée par la conquête de parts de marché solides sur des segments où elles valorisent leur portefeuille de

229 En 1970, en capacité de production de groupes thermiques, Jeumont-Schneider et CGE-Alsthom ne sont ex aequo que la sixième société mondiale (avec 2 000 mégawatts), loin derrière GE (18 000 MW), Westinghouse (18 000), GEC (14 000), Siemens (6 000) et BBC (6 000).230 “Comment Claude-Paz s’est fait manger », L’Express, 28 novembre 1966, pp. 58-59. En l’emportant sur GE et Philips, Itt achète cette société, créée en 1933, à L’Air liquide, alors qu’elle était le seul producteur entièrement français, devant Mazda-Philips.

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compétences techniques (comme pour tout ce qui est lié à la mécanique, par exemple). Dans un second temps, à partir des années 1960, la création de l’unité économique ouest-européenne attire les firmes américaines, désireuses d’utiliser la France comme tête de pont de leur déploiement européen ; la forte concentration des implantations pendant les années 1960 le prouve, de façon banale, même si la France ne constitue pas l’objectif favori des investisseurs d’outre-Atlantique, séduits d’abord par le Royaume-Uni et la RFA.

Essai de chronologie des implantations industrielles des groupes nord-américains en France dans les années 1960-1970

1960s Timken (roulements à bille) Usine à Colmar (Alsace)Massey-Ferguson (matériel agricole) Marquette-les-Lille

Beauvais1960 Goodyear Usine de pneus à Amiens1960 Texas Instruments Création de Texas Instruments France1961 Texas Instruments Lancement de l’usine de Villeneuve-

Loubet1961 Procter & Gamble : filiale Union

savonnièreClichy (fermée en 1965)

1961 Firestone Usine de pneus à Béthune1961 Caterpillar Création de Caterpillar France et

lancement de l’usine de Grenoble-Echirolles

1962 Otis achète Ascinter Usine à Gien ouverte auparavant en 19611962 ITT achète les Pompes Salmson en France Argenteuil, Laval1962 John Deere Usine de moteurs à Orléans1962 IBM Deuxième usine, à La Gaude-Nice1960-1962 Dow Chemical Association avec Pechiney-Saint-Gobain

(puis Rhône-Poulenc) (Anvers et Basse-Seine)

1963 Chrysler contrôle Simca (avec voitures Simca ; camions Unic ; matériel agricole Someca et une fonderie)

Puteaux, Suresnes, Bondy, Bourbon-Lancy, Vieux-Condé, Sully-sur-Loire

1964 General Electric Achat de BullReprise de la branche électronique d’Olivetti en France

1964 Rank Xerox (filiale anglaise à 51 % de Xerox)

Création de Xerox France

1964-1965 Procter & Gamble Nouvelle usine à Amiens-Longpré1965 IBM Usine à Montpellier

Usine à Boigny-Orléans1965 Interlake Steel achète Feralco (matériel

de stockage)Usine à Sézanne (Marne)

1966 Dresser-Dujardin Usine au Havre (compresseurs)1967 Concessionnaire de Coca Cola Usine à Clamart1967 General Motors-Opel Usine de boîtes de vitesse en Alsace1967 La Compagnie des compteurs (51 %) et

l’Américaine Robert Shaw (49 %) créent la Compagnie européenne des thermostats

Usine établie dans l’Est

1967 La part de Bendix dans DBA passe de 47 à 50 %

Usines à Angers, Étaples, Beauvais, etc.

Fin 1960s Singer Seconde usine à Alençon, pour renforcer celle de Bonnières/Seine

1960s Timex Corporation Usine de montres à Besançon 1966 Motorola Décision pour l’usine de composant de

Toulouse-RangueuilNouvelle usine en 1967

CGCT (ITT) (matériel de télécommunications)

ParisMassyBoulogne-sur-MerRennesLonguenesse-Saint-Omer (Somme) (1967)

1968 Alcoa (produits finis en aluminium) Châteauroux (Indre)1968 Dow Usine de produits vétérinaires pour

volailles à Strasbourg1968 Ralston-Purina Achète Duquesne (aliments du bétail)1969-1970 Pullman reprend la société CIMT-Lorraine

(semi-remorques Trailor)Usine à Lunéville

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1969 Seconde usine de Sovirel (filiale de Corning Glass et de Saint-Gobain)

Châteauroux (en sus de celle de Bagneux-sur-Loing)

1969 Corning Glass rachète la part de Saint-Gobain dans Sovirel

Mai 1969 Air Products acquiert Prodair1970 Concessionnaire de Coca Cola Usine près de Marseille1970 Worthington (compresseurs) Le Bourget (Paris)1970 Chrysler Intégration européenne de Simca, Rootes

et Barreiros 1970 Harris Intertype reprend Marinoni

(matériel d’impression)1970 US Steel devient actionnaire des Aciéries

de Paris-OutreauUsine de Boulogne/Mer

1970 Honeywell remplace GE comme propriétaire de Bull (informatique)

1971 Hewlett-Packard Usine à Grenoble1971 (décembre) Air Products Filiale avec Aciéries d’Outreau1972 American Home Products Nouvelle usine à Saint-Florent-sur-Cher

pour regrouper les fabrications O-Cedar, Jex, Woolite.

1973 Nasbico-Belin (biscuits) Usine à Château-Thierry en 1973, fermeture de Maisons-Alfort en 1975

1974 Xerox Usine d’assemblage à LilleDécembre 1975 Honeywell-Bull Achète CII (informatique)1982 Hewlett-Packard Doublement de l’usine de Grenoble ;

deuxième usine à L’Isle-d’Abeau (Isère)

6. Les filiales françaises dans la division américaine du travail : système productif français et pôles de responsabilité

Nous ne pouvons guère reconstruire un schéma systématique de l’architecture managériale de ces groupes américains en France. La notion de ’’globalisation’’ est encore anachronique dans la mesure où le mouvement vers le ’’marché unifié’’ est encore en émergence et où la notion de spécialisation des entités productives à l’échelle de l’Europe n’est pas encore explicitée : chaque groupe (européen ou américain) a tendance à faire de chaque grand pays un marché en lui-même. En fait, chaque groupe évolue à son rythme, sans logique systématique ; mais, l’on peut essayer de déterminer la place occupée par la France dans la division internationale ou au tout au moins européenne du travail à l’échelle de ces groupes. Il est rare que la France soit déjà érigée en ’’pôle de responsabilité’’ à l’échelle européenne, peut-être pour des considérations de fiscalité ou de droit des affaires. La filiale française dépend ainsi parfois d’une entité suisse, comme c’est le cas pour Turboplast France, filiale de Turboplast, installée en Suisse par American Can. De même, dans les années 1970, Hoover US (matériel électroménager) utilise Hoover UK comme clé de voûte de son organisation européenne : Hoover UK contrôle Hoover Pays-Bas, qui, à son tour, supervise les filiales en Europe continentale, dont Hoover France231.

A. Des filiales qui sont de simples outils

Certaines sociétés ne sont que des entités de gestion dépendant d’un niveau de décision européen situé dans un autre pays. Ainsi, nul n’est censé savoir que Xerox France, créée en 1964, dépend de la société britannique Rank Xerox, filiale depuis 1957 du groupe américain Xerox et de son partenaire anglais Rank Corporation ; elle se contente d’importer, de distribuer et d’entretenir du matériel entièrement importé d’Angleterre. Ford France est supervisée bien entendu par Ford Allemagne – tout en distribuant aussi les produits de Ford UK –, puis elle s’insère à partir de 1967 dans l’ensemble européen dont la tête est localisée en Angleterre232. Si Goodyear dispose de deux usines en France au tournant des

231 Jonathan Love (dir.), Jane’s Major Companies of Europe, 1976, Londres, Janes’s Yearbooks, 1976, pp. D123-124.232 Cf. Steven Tolliday, “The origins of Ford of Europe: From multidomestic to transnational corporation”, in Hubert Bonin, Yannick Lung & Steven Tolliday (dir.), Ford. The European History, 1903-2003, Paris, P.L.A.G.E., pp. 153-242

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années 1970, le centre de recherche européen est localisé au Luxembourg ; c’est à Genève qu’est installé le QG européen de Dupont de Nemours et à Zurich celui de Dow Chemical Europe ; en Europe, le centre de recherche de Xerox est localisé en Angleterre (avec 2 000 salariés) tandis que l’usine française est un simple rouage, spécialisé, au tournant des années 1980, dans la production pour l’ensemble du groupe européen des machines à écrire électroniques et de divers matériels de bureautique sans forte valeur ajoutée. Gillette France est reliée depuis les années 1930 à Gillette UK, siège du groupe en Europe, à qui la réorganisation du groupe en 1952 confie la supervision de tout l’Eastern Hemisphere233. La filiale d’Air Products en France à partir de 1969 est animée depuis la filiale belge, et elle n’est que l’une des entités européennes du groupe, déjà solide en Angleterre et en Allemagne. Le spécialiste du traitement de l’eau Culligan234 installe en France en 1960 une simple filiale de commercialisation et de services, tout comme le spécialiste de la climatisation Carrier. Quand Litton crée une filiale et un centre de gestion à Grenoble en 1968-1969, ce n’est qu’un pôle de vérification et de supervision du matériel importé en Europe depuis les États-Unis.

Les opérations d’acquisition inscrivent souvent la nouvelle filiale française dans une structure gérée hors de France. Quand Scott Paper rachète le leader français du papier hygiénique, Bouton-Brochard, en 1968, sa nouvelle filiale française s’inscrit dans une organisation européenne, Scott Continental, contrôlée depuis la filiale belge235. Semblablement, quand Burlington achète Schappe SA, une société suisse, en 1968, sa filiale lyonnaise (Argis) de fabrication de jersey pour confection devient américaine ; quand la firme hollandaise Douwe-Egberts, en 1979, entre dans le groupe américain Sara Lee, elle lui apporte sa filiale française Douwe Egberts France, avec Maison du Café, numéro deux en France, et Benenuts....

Cette dépendance par rapport à des centres de décision extérieurs peut aller jusqu’à faire de la France la victime d’une soudaine stratégie de repli décidée outre-Atlantique. Dès avant-guerre, des sociétés américaines avaient choisi d’abandonner l’Europe et donc leur implantation française : Westinghouse avait vendu ses filiales italienne et française en 1914 et sa filiale anglaise en 1917-1919 ; Western Electric-ATT avait quitté l’Europe en cédant ses actifs236 à ITT et Dupont de Nemours avait vendu ses participations au Royaume-Uni et en Allemagne en 1935. Après 1945, l’on peut noter que General Electric choisit en 1953 de concentrer ses investissements sur les États-Unis et vend ses intérêts anglais et français – dans ce dernier cas au Hollandais Philips237 ; l’événement le plus spectaculaire est la cession par Ford de l’usine de Poissy et de son réseau commercial à Simca en 1955 ; quinze ans après, General Electric abandonne d’un coup sa stratégie de construction d’un géant de l’informatique et cède sa filiale française GE Bull à Honeywell en 1970, avant que celle-ci elle aussi se retire de cette activité... Enfin, la reconversion d’ITT vers les services lui fait accepter la francisation successive de ses filiales LMT et CGCT au tournant des années 1980, in fine au profit d’Alcatel, ainsi promu leader mondial des matériels de télécommunication pendant quelques années. Entre-temps, la recomposition de l’industrie du matériel agricole et du matériel de chantier aura conduit au départ d’Allis-Chalmers (au profit de FIAT, puis de Case), tandis que la crise de Massey-Ferguson au milieu des années 1970 amène au remodelage de son dispositif européen. De tels faits alimentent la perception d’une menace permanente au-

233 Gordon McKibben, Gillette, op. cit., p. 47.234 Cf. le site [www.culligan.fr/general/histo].235 Jusqu’à la fusion de Scott et de Kimberley-Clark dès 1970.236 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, pp. 70-71. Les usines de Londres, Anvers, Milan, Paris et Barcelone avaient été concernées.237 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, p. 295.

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dessus des filiales européennes, ce qui expliquerait les réticences des syndicats et des autorités à voir passer des sociétés françaises sous contrôle américain, de peur d’en rendre l’assise fragile, voire éphémère.

B. Des filiales qui disposent d’une marge de manœuvre commerciale

Cependant, comme Ford, pendant longtemps, malgré la création d’un échelon européen en Grande-Bretagne en 1967, ou comme d’autres multinationales (y compris Philips ou Unilever), chaque sous-groupe national dispose de sa propre histoire et de son propre destin, sur son marché intérieur et sur les marchés qu’il parvient à conquérir à l’export. C’est une forme de ’’modèle plurinational’’ qui caractérise nombre de groupes multinationaux établis dans plusieurs pays d’Europe, sans trop de cohésion ni d’économies d’échelle. Plusieurs niveaux de responsabilité peuvent être précisés à propos des entités françaises des groupes américains. Nombre de sociétés ne sont que des filiales de distribution et de services, insérées dans le dispositif commercial des groupes américains en Europe, aux côtés des filiales similaires des autres pays européens, toutes dépendant du département international des multinationales, sans guère de marge d’autonomie, sans spécificité nationale. Ainsi, au début des années 1970, Levi’s France distribue des vêtements fabriqués dans les usines situées en Belgique et en Écosse. Néanmoins, elles peuvent mener une vie originale par rapport aux autres sociétés du groupe quand le dynamisme de leurs dirigeants en fait des leviers de croissance puissants : c’est le cas de Singer France que son président Jacques Ehrsam gère comme si elle était sa propre société dans la seconde moitié des années 1960. De même, le plafonnement des ventes de Gillette en Europe conduit le groupe en 1971 à transférer de Gillette UK aux filiales de chaque pays la responsabilité du marketing et de la politique commerciale, afin de mieux s’adapter à la configuration sociologique et mentale de chaque marché238, d’autant plus que, en France même, un concurrent redoutable émerge en 1974 avec le rasoir jetable Bic. C’est d’ailleurs ce qui explique que le directeur général de Gillette France, Jacques Lagarde, ait pu prouver ses talents au tournant des années 1980. Puis la tendance à la globalisation conduit à l’unification de la stratégie marketing autour d’une entité unique à l’échelle européenne, mais seulement à partir des années 1980.

Si un centre technique européen est implanté à Bruxelles depuis 1963 et si le pôle d’innovation est localisé aux États-Unis, Procter & Gamble France bénéficie du maintien d’une gestion pays par pays et conserve donc une marge de manœuvre certaine en concevant des présentations (packagings) ou même des produits adaptés au marché français, tel Bonux en 1958, produit qui n’est disponible que sur le marché français, avec son public de mères (lavant leur linge à la main, avant l’apparition de Bonux Machine en 1976) avec enfants – à cause du « cadeau Bonux » – et donc sa mythologie (« la lessive en cadeau »)239. Plus tard apparaît Ariel : « En 1966, le département recherche et développement de Procter & Gamble France attire l’attention de la direction générale sur la découverte d’une famille de substances chimiques, les enzymes [...]. Après sept mois de test dans le département de Seine-Maritime, Ariel est lancé. »240 L’on croit à cette époque que l’uniformisation à l’échelle européenne est impossible et qu’il faut respecter plus ou moins la spécificité de chaque marché ; d’ailleurs, quand Nabisco a ajouté en

238 Gillette, p. 63.239 « Procter & Gamble’s Bonux, a new, low-sudsing detergent better suited to French washing machines, was an even bigger hit [then Tide]. As sales accumulated, P&G built a second detergent plant near Paris and began to export to Italy”, Dazell & Olegario, op.cit., p. 103.240 « P&G en France : 50 ans », site [www.prochedevous-enligne.com/archives/p.id_35_type_article_numero_51].

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1963 son nom sur les emballages de biscuits Gondolo, les ventes ont vacillé car les consommateurs auraient redouté une détérioration de leur produit favori... Aussi, à partir de 1965, Nabisco maintient-elle intacte l’autonomie de la marque Belin, même si son sigle apparaît discrètement sur les emballages.

C. Des filiales dotées de responsabilité et de personnalité fortes

Des sociétés s’affirment comme des entités autonomes car elles sont dotées d’un rôle décisif dans l’organisation européenne des firmes américaines ou dans leur système de division européenne du travail. C’est le cas de Caterpillar, dont les deux usines de Grenoble (dont la première est créée en 1961), s’insèrent dans le dispositif européen du groupe, plutôt commandé depuis l’Angleterre241 ; l’un des quatre pôles productifs en Europe, elles produisent (avec 1 300 salariés en 1965, un maximum de 2 500 en 1975 avant un repli à 1 700 en 1983) une gamme clé d’engins de chantier dont les deux tiers sont exportés242. Cette répartition des fabrications européennes se retrouve chez Timken (qui a deux usines en Europe, en Grande-Bretagne et en France, à Colmar), ou chez le deuxième producteur mondial de matériel agricole John Deere : il installe une usine de moteurs à Orléans en 1962, elle alimente une usine de tracteurs située en RFA à Mannheim car la société ne pourrait vivre du seul marché français où sa part n’est que de 6 % en 1967, même si elle y a localisé trois de ses six usines européennes (sur ses 24 usines dans le monde) ; Clark Equipment développe son usine de Strasbourg en 1970, l’un des quatre pivots de son déploiement européen avec deux usines allemandes et une usine belge ; le regroupement entre la branche matériel agricole et de chantier de FIAT et de John Deere en 1971 débouche sur un système productif européen d’une dizaine d’usines, dont quatre en France. Nabisco fait de Belin la clé de voûte de son activité d’innovation en Europe grâce à la création à Château-Thierry d’un centre de recherche technique en biscuiterie (International Training & Research Centre), à la fois laboratoire pour la mise au point de nouveaux biscuits et atelier pilote pour les filiales européennes, où viennent se former leurs cadres et techniciens243. Si la marque Uniroyal est un temps gérée depuis la Belgique, où US Rubber a acheté Englebert en 1958 avant de promouvoir sa marque phare, la filiale Uniroyal-Englebert France est devenue un pôle de production important244 et, surtout, est érigée en centre de recherche de l’ensemble du groupe transatlantique pour l’étude et la mise au point du pneu à carcasse radiale : l’avance technique de Michelin est telle qu’il semble nécessaire de puiser l’inspiration en France même pour sauver ce qui est alors le troisième groupe américain de pneumatiques. Ascinter-Otis, étudiée plus bas, rejoint ce type informel de sociétés.

Parfois, des sociétés sont des entités quasiment indépendantes, riches d’une capacité de décision, de recherche, d’exportation. C’est le cas des filiales téléphoniques du groupe ITT (CGCT et LMT) – et nous préciserons son profil plus bas – car ITT a fait de ses filiales historiques CGCT et LMT une plate-forme autonome de développement technique et commercial : aux côtés des usines ITT au Royaume-Uni, en RFA, en Italie et en Belgique, elle mène sa propre existence avec ses marchés propres ; mais elle n’est pas intégrée dans un système productif du groupe réellement géré à l’échelle européenne, avant que, à partir de 1972

241 Caterpillar a implanté une tête de pont européenne en 1950, en Angleterre ; des usines ont été ouvertes ensuite en Autriche, en Belgique et en France.242 Henri Morsel & Jean-François Parent, Les industries de la région grenobloise, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1991, pp.162-163.243 Sabrié & Dottelonde, op.cit., p. 86.244 Uniroyal-Englebert dispose d’une usine à Compiègne-Clairvoix, qui produit deux millions de pneus par an à la fin des années 1960, dont un cinquième à l’exportation.

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apparemment, se tiennent une fois par mois une réunion à Bruxelles des directeurs des grandes entités européennes du groupe. DBA (Ducellier-Bendix-Lockheed-Air Equipement), l’important fabricant d’équipements automobiles, se voit confier en 1970 un niveau de responsabilité à l’échelle européenne, pour pouvoir traiter avec des clients ayant acquis eux-mêmes une dimension européenne, à l’occasion d’un contrat de fourniture de freins au groupe Ford ; DBA devient pendant ces années 1970 un pôle de recherche et développement robuste, avec 350 techniciens dans l’atelier de Drancy, et elle contribue à la francisation des brevets de sa maison mère, qui lui laisse de plus en plus d’autonomie. en 1974-1975 la tête de groupe pour l’ensemble des filiales de Bendix en Europe : c’est l’émergence d’une gestion ’’globalisée’’ à l’échelle européenne puisque la société française qui installe une usine en RFA, à Sarrebrück, en 1970, pour prospecter le marché allemand.

Au fil du temps, par conséquent, le territoire français devient l’un des rouages clés du système productif européen de certains groupes américains. United Fruit fait de Paris le siège de sa filiale européenne en mai 1967 (pour l’importation de bananes Chiquita, notamment). Timex Corporation exporte en 1970 un million des 2,5 millions de montres produites par son usine de Besançon. De même, la filiale française de Hewlett-Packard est en 1981 un pivot du ’’système productif’’ de la firme en Europe puisqu’elle regroupe 2 000 des 9 500 salariés de la société en Europe, sur un total mondial de 64 000, qu’elle dispose d’un potentiel de recherche substantiel – elle élabore la version française des logiciels d’application et contribue aux développements pour les matériels destinés à l’acquisition de données en milieu industriel – et que la production de son usine de Grenoble-Eybens245, ouverte en 1971, est exportée pour 80 %. Le fabricant de composants Texas Instruments fait de sa filiale française le cœur de son système technique et productif européen : « Notre laboratoire MOS pour toute l’Europe est en France, à Villeneuve-Loubet, près de Nice. »246 « Quatre sociétés sœurs [sont] pilotées depuis la France [...] en Italie, en Allemagne, en Angleterre et dans le Benelux. »

Dans la seconde moitié des années 1960, MacKinsey confie à son bureau de Paris la supervision des quatre bureaux européens, mais sous la direction d’un Américain (John Macumber). Si Manpower a lancé au Royaume-Uni dès 1956 son réseau européen de franchises247, Manpower France est établie en 1957 en tant que société indépendante, détentrice de la franchise mais contrôlée par ses fondateurs et dirigeants, autour de Michaël Grunelius ; sa réussite est telle – elle réalise alors un dixième du chiffre d’affaires mondial du groupe – que la firme lui confie en octobre 1968 la structuration du réseau européen, autour de Manpower Europe, dont elle contrôle 51 % tandis que Grunelius en possède 49 % et en est le P-DG, tandis que la direction est installée à Paris, au Siège de Manpower France, certes contrôlée par l’entité européenne, mais dotée d’une large autonomie, renforcée par le fait qu’elle obtient pour elle-même la propriété de la franchise en Norvège et aux Pays-Bas afin d’y transférer son dynamisme et son savoir-faire. Cette puissance du Siège parisien dure jusqu’en 1973, quand Manpower, en pleine réorganisation rachète Manpower Europe, mais laisse Grunelius contrôler Manpower France, qui rejoint le ’’modèle de contrôle’’ plurinational, car elle reste « une Américaine bien française » : « Filiale française d’un groupe américain, nos 245 Cf. Henri Morsel & Jean-François Parent, Les industries de la région grenobloise, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1991, p. 215. HP est à cette époque encore plutôt un leader mondial dans les instruments de mesures électroniques, avant de percer dans l’informatique de gestion et la bureautique.246 Publicité dans L’Express, 7 avril 1969. Si l’ancêtre de TI est créée dès 1930, TI naît véritablement en 1951 pour la fabrication de transistors et, à partir de 1953, de semi-conducteurs. Cf. le site [www.perso.wanadoo.fr/fabrice.montupet/tihisto].247 Cf. le site internet : www.manpower.com/mpcom/history.

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dirigeants de Milwaukee ont été, d’emblée, satisfaits de nos résultats et ne se sont jamais mêlés de notre gestion, nous laissant une totale indépendance. Le choix de nos équipes de direction et nos règles de fonctionnement ont été entièrement français. »248

D. Des Français au sommet de sociétés américaines ?

Si le phénomène de promotion au sommet des sociétés multinationales américaines de manageurs ayant réussi le déploiement de leur groupe à l’international apparaît249 dans les années 1970-1980, parfois, c’est au niveau des hommes que le rayonnement français se produit quand des manageurs nationaux accèdent à des responsabilités internationales au sein de leur société. Le cas est très rare avant la globalisation de la gestion dans les années 1990 ; aussi les exceptions n’en prennent-elles que plus de valeur et le talent des Français ainsi distingués doit-il être souligné ; l’on a cité le cas de M. Grunelius, promu à la tête de Manpower Europe pendant quatre ans. Georges Héreil, président de Simca et personnalité forte du monde de l’automobile et de l’industrie en général, accède à la vice-présidence de Chrysler International en mai 1966, pour signifier l’engagement français de la firme ; Pierre Clavier, P-DG de Texas Instruments France en 1964, est récompensé de sa réussite quand il devient coordinateur des activités internationales du groupe à Dallas250 ; Christian Simon devient directeur de SCM Smith-Corona-Marchant pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient en décembre 1969 car la filiale française réalisait 55 % des profits réalisés par le groupe en Europe ; semblablement, Jean-Claude Delafon, PDG de Xerox France, est promu administrateur de Xerox et surtout directeur des filiales européennes, en 1970. Mais le plus renommé de ces Français devenus manageurs ’’à l’américaine’’ reste Jacques Maisonrouge, que ses qualités mènent à des responsabilités internationales au sein d’IBM responsable de onze pays en Europe et en Afrique, puis directeur général adjoint chargé de l’Europe en 1959, président pour l’Europe, l’Afrique et le Proche-Orient en 1964, il entre au conseil d’administration d’IBM en mai 1967 et devient président d’IBM World Trade Corporation en octobre 1967 : certes, c’est surtout un poste de réseaux d’influence au sein du groupe, mais c’est aussi une responsabilité certaine dans la construction des processus d’homogénéisation de la société multinationale. Semblablement, Pierre Lemonnier, président de General Foods France et Italie, est promu en octobre 1969 vice-président de la division internationale du leader mondial de l’agroalimentaire et directeur général de General Foods Europe ; il est vrai que c’était un entrepreneur autant qu’un manageur puisqu’il avait créé la société Cafés Legal, qu’il a vendu en 1959 à General Foods. À une moindre échelle, nous avons noté qu’Yves Nadal, président de Knoll France (mobilier) depuis 1956, est appelé comme vice-président de Knoll International en 1966, avant que Jacques Lagarde, directeur général de Gillette France, soit promu en 1986 comme responsable des produits d’hygiène dentaire du groupe aux États-Unis, puis dans les années 1990 comme vice-président exécutif en charge de la diversification. Quelques semestres plus tard, en 1972, Michel Bergerac, un Français naturalisé Américain, est promu directeur général d’ITT Europe et vice-président d’ITT, quasiment l’adjoint d’Harold Geneen251, tandis qu’un autre dirigeant, de même

248 Michaël Grunelius, op. cit., p. 168.249 L’un des premiers cas est celui de David Kearns, vice-président exécutif en charge des affaires internationales chez Xerox en 1975-1977, qui supervise Fuji Xerox et Rank Xerox, donc le marché français, et qui devient président exécutif du groupe en 1977 avant d’en devenir le CEO en 1982-1990.250 Il revient en France en mai 1971 comme DGA de DBA-Bendix Lockheed Air Equipment, avant d’en devenir directeur général en novembre 1972.251 Michel Herblay, « La fin de l’évangile selon ITT », L’Expansion, septembre 1972, pp. 120-126.

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profil (Français naturalisé Américain), Henri Busignies, devient vice-président chargé de la recherche scientifique.

Bien évidemment, les règles de l’économie de marché capitaliste supposent la liberté d’action stratégique pour les firmes multinationales : elles ’’font leur marché’’ à l’échelle européenne et sélectionnent donc le pays où elles désirent s’installer ; elles peuvent aussi choisir de s’en retirer, comme l’a décidé Ford quand la compagnie a vendu son usine et son réseau français en 1954, ou comme Allis-Chalmers qui cède ses actifs français au milieu des années 1960. Par chance, les années 1950-1970 sont une période d’expansion, donc de création d’usines et d’entrepôts, ce qui évite aux sociétés étrangères de subir les retombées négatives des fermetures d’établissements, comme cela se produit plus tard avec les restructurations des années 1980-1990. La ’’gestion globalisée’’ avec un management européen unifié s’esquisse tardivement, aux dépens des économies d’échelle ; mais la supériorité technique et industrielle des marques américaines semble leur procurer des marges suffisantes pour compenser le manque-à-gagner qu’aurait procuré une rationalisation continentale ; mis à part le cas de la fusion entre John Deere et Fiat Matériel en 1971, il faut attendre les années 1980 pour que soit reconsidérée cette fragmentation de la gestion, quand des groupes américains vacillent, en particulier pour le matériel de chantier et d’agriculture (Massey Ferguson, etc.).

7. Une estimation de la puissance américaine en France dans les années 1950-1970

L’estimation quantitative des investissements des sociétés américaines en France peut être correctement reconstituée, mais les comparaisons manquent à l’échelle européenne.

A. La domination dans des secteurs clés dans les années 1960

Dès que le Marché commun prend corps, les entreprises américaines insèrent la France dans leur stratégie de déploiement en Europe ; elle se hisse alors au troisième rang (derrière le Royaume-Uni et la RFA) des pays européens attirant le plus d’investissements directs américains, avec 11,5 % du montant cumulé des investissements directs effectués en Europe occidentale au tournant des années 1960. La domination américaine est évidente dans plusieurs branches où l’avance technologique des groupes produisant des biens d’équipement est importante. L’ensemble des industries mécaniques, téléphoniques et électriques est ainsi bien pénétré par les groupes américains ; la puissance dans l’automobile et les engins agricoles procède elle aussi de cette force dans la mécanique, qui marque également le secteur des biens de consommation par le biais des machines à coudre. Mais la percée indirecte de l’American way of life n’est sensible que par une présence dans l’automobile (Ford, Chrysler) et dans la biscuiterie (on l’a vu).

Poids du capital américain dans l’industrie française en 1962-1964 (en pourcentage252)France RFA Royaume-Uni

Calculateurs électroniques 75Machines à coudre 70Biscuiterie 70Matériel téléphonique 60Tracteurs et machines agricoles

35 55

Pneumatiques 30 45Raffinage de pétrole 20 35

252 Robert Serravalle, « Comment l’Oncle Sam achète l’Europe », L’Expansion, décembre 1969, pp. 111-118.

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Machines-outils 20 30Construction électrique 20Construction automobile 13 65

Dans plusieurs cas, ce sont les défaillances du jeu capitaliste français lui-même qui fournit au capitalisme américain l’opportunité d’établir des têtes de pont en France, quand la relève s’effectue mal au sein des entreprises détenues par des investisseurs familiaux ; le système fiscal pesant sur les successions contribue à contraindre plusieurs d’entre eux à abandonner le contrôle de leur entreprise. Ou, plus simplement, la non-transmission de l’esprit d’entreprise ou le désir d’un redéploiement sectoriel conduit à la cession des titres. Plusieurs cas de figure se présentent ainsi qui profitent à des investisseurs américains, en parallèle à des investissements venus d’autres pays européens. En 1963, la société de parfums Coty passe sous le contrôle de Pfizer à cause des difficultés de ses dirigeants familiaux. En 1968, Scott Paper prend par exemple le contrôle du leader français du papier hygiénique, Bouton-Brochard, qui perd sa structure de propriété familiale.

Indice de pénétration de l’industrie française par les États-Unis en 1970 (part des firmes américaines)253

Effectifs Chiffre d’affaires InvestissementsFabrication de machines agricoles

20,5 25,9 15,5

Pétrole et carburants 19,7 23 19,6Construction électrique et électronique

12,9 19,3 42,6

Matériel de transport 10,8 11,2 12,3chimie 9 10,4 6,6Mécanique de précision 6,7 10,3 9,5Construction navale 6,7 7,1 4Caoutchouc-amiante, transformation des matières plastiques

5,9 10,1 11,2

Corps gras et produits amylacés

5,1 6,3 8,3

Grosse et moyenne mécanique et équipement ménager

4,5 6,5 4,4

Fabrication de machines-outils

3,4 4 4,5

En tout cas, pendant les années 1960, la France devient de plus en plus attractive254 : alors qu’elle accueille un cinquième des investissements américains dans l’industrie et le secteur pétrolier en Europe en 1960, sa part se hausse à un quart en 1970, derrière les deux-cinquièmes obtenus par la RFA255, bien qu’elle n’ait pas pu rattraper le retard pris sur plusieurs autres pays.

Répartition des investissements américains dans le Marché commun (six pays)256

France RFA Italie Pays-Bas et Belgique1958-1963 20,8 52,1 13,1 141970 23,8 42,4 13,1 20,7

Total des encours d’investissements américains par pays257 en 1970

253 « Enquête annuelle d’entreprise, 1970, fichier des liaisons financières DAFSA », Tableau II.7, in Bernard Guibert (et alii), La mutation industrielle de la France, tome 1, Les collections de l’INSEE, E31-32, novembre 1975, p. 86.254 La suspension officielle des exportations de capitaux par les États-Unis en janvier 1968 puis la crise de mai-juin 1968 en France ne semblent guère perturber la pérennité de ce flux.255 Robert Serravalle, « Comment l’Oncle Sam achète l’Europe », L’Expansion, décembre 1969, pp. 111-118.256 Robert Serravalle, « Comment l’Oncle Sam achète l’Europe », L’Expansion, décembre 1969, pp. 111-118.257 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Business, pp. 344-345.

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(en milliards de dollars)Royaume-Uni 8Allemagne 4,6France 2,59Italie 1,55Belgique et Luxembourg 1,53Total dans les pays développés 53,1

Les États-Unis sont surtout le premier fournisseur de capitaux étrangers à la France au milieu des années 1960 : l’ouverture aux investissements américains est une réalité forte.

Pays d’origine des investissements étrangers en France effectués à la date de décembre 1964 (en millions de dollars)

États-Unis 2 500Grande-Bretagne 850Pays-Bas 650Belgique 470Suisse 200

La répartition statistique des investissements confirme la perception empirique déployée plus haut : l’industrie américaine tire parti en France de ses avantages comparatifs dans les industries ’’lourdes’’ à fort contenu technologique.

Indice de pénétration des entreprises américaines en France : poids par rapport aux effectifs de chaque branche d’activité en 1971 (en pourcentage)258

Poids des entreprises américaines Poids de l’ensemble des entreprises étrangères

Machines agricoles 20,5 37,6Pétrole et carburants 19,7 42,8Constructions électrique et électronique

12,9 26,2

Matériel de transport 10,8 18,7chimie 9 20,4Construction navale 6,7 15,5Mécanique de précision 6,7 16,9Caoutchouc, amiante et transformation de matières plastiques

5,9 13

Corps gras et produits amylacés 5,1 29Grosse et moyenne mécanique et équipement ménager

4,5 8

moyenne 4,6 10,7

Cependant, il ne faut pas croire que la pénétration américaine constitue un raz-de-marée : en effectifs employés, les firmes américaines ne mobilisent qu’un vingtième de la main-d’œuvre salariée industrielle. Mais cela représente tout de même la moitié de la part contrôlée par des investisseurs étrangers ; et ces entreprises sont également en tête devant tous les autres pays pour le chiffre d’affaires et la masse d’investissements.

Indices de pénétration selon les pays en 1971 (pourcentage)259

effectifs ventes investissementsÉtats-Unis 4,6 7,2 8,2Marché commun à six 3,5 5,3 5,4Royaume-Uni 1,2 2,1 2,4Total des pays étrangers 10,7 16,1 16,9

B. L’accentuation de la pénétration dans les années 1970

258 J.C. Cohen & P. Fondanaiche, « Les participations étrangères dans l’industrie française en 1971 », Économie & statistique, n°52, janvier 1974, extraits du tableau 7.259 Ibidem, extraits du tableau 6.

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Malgré les aléas conjoncturels et politiques (et un ultime ralentissement en 1979-1983, dû à la récession américaine et aux nationalisations en France), les flux d’IDE américains ont persévéré tout au long des années 1970. Aussi la puissance de feu des firmes américaines est-elle in fine indéniable puisque, sur les cinquante premiers investisseurs étrangers en 1980, vingt-quatre sont américains.

Classement des entreprises américaines en FranceChiffre d’affaires Effectifs Rang

Esso (Exxon) 26 665 4 879 2 (derrière Royal Dutch

Shell)IBM 13 698 20 506 4Mobil Oil 8 003 2 480 6Ford 4 214 4 854 11Esso Chimie 3 896 1 183 12Cargill 3 710 233 13Kodak Pathé 3 547 8 455 14General Motors 2540 5 535 17Rank Xerox 2 353 5 113 21International Harvester France

2 159 4 690 22

DBA (BIFCO) 2 132 7 839 23Colgate Palmolive 1 992 2 688 24CGCT (ITT) 1 966 10 225 26Massey-Ferguson 1 920 4 737 273M 1 819 4 016 29Du Pont de Nemours 1 511 543 33John Deere 1 456 2 454 35Procter & Gamble 1 381 ? 37Ascinter-Otis 1 219 5 259 43Union Carbide 1 200 2 200 44Duquesne-Purina (Ralston-Purina)

1 194 1 150 45

Compagnie des produits du maïs (CPC)

1 182 2 383 47

Dow Chemical 1 133 220 48 Les sociétés américaines ont conquis de bonnes positions commerciales et réussissent à dégager une profitabilité excellente.

Participation des sociétés à capitaux américains au classement des cent premières entreprises françaises selon leur capacité bénéficiaire en 1981

Profit (en millions de francs) Classement selon la masse de profits

IBM France 375 788 n°4Chrysler France 91 121 16Honeywell-Bull 80 816 17Esso-REP (exploration-production) 76 340 21Esso Standard (raffinage, distribution) 70 500 24Kodak-Pathé 66 000 27LMT (ITT) 34 092 43DBA 19 218 85Ideal Standard 17 419 102Burroughs 17 343 103

8. Les réactions antiaméricaines face à l’attrait pour les marques américaines

L’une des spécificités de l’histoire économique française contemporaine est la schizophrénie des élites publiques et privées, sans cesse engagées dans ’’l’économie ouverte’’ au nom de la stimulation de la modernité et du progrès et en même temps angoissées devant le risque de perte de l’indépendance technologique et financière. Si les sociétés multinationales européennes, notamment hollandaises et allemandes, n’échappent pas à cette crainte devant leur puissance, les compagnies américaines sont placées au cœur des controverses et des fantasmes car les rapports géopolitiques face aux visées

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’’impérialistes’’ des États-Unis sous-tendent l’appréciation des rapports de forces économiques.

A. Vers une mobilisation antiaméricaine ?

La perception négative de la stratégie de pénétration du marché français par les entreprises américaines s’alimente au premier chef des courants antiaméricains fondés sur l’hostilité à l’impérialisme diplomatique ou culturel des États-Unis260. Ces idées se cristallisent dans les années 1950 autour des cercles de pensée marxisants, en particulier autour des études menées par les experts proches du Parti communiste, qui dénoncent « le chemin de la servitude » suivi depuis l’ouverture au capital américain par une « oligarchie française [qui] a choisi, dès 1947, la collaboration avec la finance américaine » avec, comme objectifs : « Obtenir l’ouverture du marché français et européen aux marchandises et capitaux américains, réaliser toutes les conditions [...] nécessaires à la réalisation d’un taux de profit élevé, éliminer la concurrence d’entreprises françaises. Obtenir le libre accès des trust américains aux sources de matières premières et aux débouchés des colonies françaises, détacher progressivement les territoires d’outre-mer du système colonial français pour y substituer un protectorat américain. »261 « Les appétits de cet impérialisme sont naturellement insatiables [...]. La tentative de transformer un pays comme la France en domaine colonial est au-dessus des forces de l’impérialisme américain. »262 De façon récurrente aussi (depuis Tocqueville lui-même ?) revient en France la perception confuse que résister à la pénétration des entreprises américaines est un combat permettant d’enrayer la diffusion mondiale de « valeurs » américaines jugées dangereuses pour les « valeurs » de l’Europe historique, d’un mode de vie et de pensée et de pratiques économiques trop tournées vers l’individualisme ou au contraire le conformisme263.

Au-delà de ces cercles historiquement animés par l’antiaméricanisme, une inquiétude banale parcourt, au tournant des années 1960, plusieurs courants de responsabilité ou de pensée, principalement axée autour de la puissance du capitalisme américain et du risque de son hégémonie. Créé en 1967, le magazine L’Expansion, destiné aux élites du monde de l’entreprise, se veut une vigie de l’avancée américaine pour stimuler la réaction française, d’où l’article « Le retard de l’Europe s’aggrave »264, qui précise « la vraie place dans le match Europe/USA » et indique que seules trois sociétés françaises (Renault, Rhône-Poulenc, Compagnie française des pétroles) appartiennent au peloton des vingt entreprises européennes ayant réalisé plus de 5 milliards de francs de chiffre d’affaires dans le monde capitaliste en 1966, face aux soixante américaines disposant de la même force commerciale. L’Expansion déplore : « L’Europe des affaires est en panne » et se demande « pourquoi les grandes firmes européennes n’arrivent pas à fusionner »265. Par ailleurs, il faudrait mesurer le degré d’internationalisation des entreprises françaises face à leurs concurrentes américaines déjà

260 Par exemple : Claude Julien, L’empire américain, Paris, Grasset, 1968.261 « Le capital américain et la France », in La France et les trusts. Numéro spécial de la revue mensuelle Économie et politique, n°5-6, 1954, pp. 141-162.262 Ibidem, p. 161.263 Cf. Georges Suffert, « L’idée que les valeurs américaines sont en train de se substituer aux vieilles valeurs européennes est, à juste titre, insupportable aux Français. », in « Devenons-nous Américains », L’Express, 24 juillet 1967, pp. 17-21. Cf. aussi la dénonciation des pratiques sociales dans une multinationale américaine à Paris dans le roman de René-Victor Pilhes, L’Imprécateur, Paris, Seuil, 1974.264 Marc Clairvoix, « Le retard de l’Europe s’aggrave », L’Expansion, juin 1968, pp. 72-75.265 Renato Mazzolini, « L’Europe des affaires est en panne. Pourquoi les grandes firmes européennes n’arrivent pas à fusionner », L’Expansion, octobre 1973, pp. 155-163.

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multinationalisées : si Michelin réussit à préserver son pré carré français, avec 60 % de part de marché (85 % même avec sa filiale Kleber-Colombes), elle ne se situe alors qu’au quatrième rang mondial266, loin derrière les trois géants américains, et ne détient que 4 % de part de marché aux États-Unis. La mobilisation s’avère plus nécessaire encore parce qu’une nouvelle génération de firmes américaines (Dupont de Nemours, Monsanto, Philip Morris, RCA, Litton, Seagram, Levi’s, Genesco, etc.) a pris le relais des entreprises américaines historiquement présentes en Europe (Esso, Singer, etc.) et conduit une stratégie de déploiement méthodique et puissante pour structurer des groupes mondiaux. Dans l’informatique, en particulier, une réaction s’impose : « Sinon, ce serait le partage du monde, tel qu’il est déjà amorcé. D’un côté, les États-Unis disposeraient des découvertes de la science et de la technique les plus avancées ; de l’autre, le reste du monde, à la remorque des Américains, tributaire de leur bonne volonté. »267 Cette vision manichéenne de l’économie de marché explique cette tendance à une perception sinon hostile, du moins réticente de la stratégie de déploiement des firmes américaines en France.

Propriétaire et animateur du groupe de presse publiant L’Express et L’Expansion, Jean-Jacques Servan-Schreiber mobilise alors l’opinion des élites par un ouvrage268

tonitruant et une série de conférences à travers le pays, pour le ’’réveiller’’ et lui faire prendre conscience de la nécessité d’accélérer le rythme de sa modernisation. Les commissions du Commissariat général au Plan elles aussi insistent dans les cinquième et sixième Plans (pour les années 1965-1974) sur la nécessité d’intensifier « modernisation » et « expansion » à la fois par une « politique industrielle » publique et par un dynamisme plus net de la part du monde de l’entreprise. Le système de formation des élites lui aussi est en jeu avec le défi des business schools269. Enfin, la puissance de feu financière est décisive, et L’Expansion relève « comment l’Oncle Sam achète l’Europe »270 grâce à de gros emprunts effectués sur l’euromarché pour financer l’expansion américaine.

B. Vers une action antiaméricaine ?

Dans le sillage de ces courants reflétant quelque inquiétude devant ce que l’on perçoit, à tort ou à raison, comme la toute-puissance des entreprises américaines, trois étapes marquent concrètement une sorte de réaction antiaméricaine au sein de l’appareil économique d’État.

a. La tentation de la résistance aux investissements américains

La première, celle du ’’cercle de chariots’’, est purement défensive : l’État dispose en effet d’un comité (le ’’bureau d’accueil des investissements étrangers’’) qui, auprès de la direction du Trésor du ministère des Finances puis du ministère de l’Économie et des Finances, doit donner son autorisation à tout investissement étranger en France, à l’époque de ce qu’on appelle « l’économie administrée », marquée par un ample interventionnisme public non seulement pour réguler et contrôler l’économie mais pour l’orienter et si possible la maîtriser. Or, alors

266 Goodyear (18 milliards de francs de chiffre d’affaires en 1968), Firestone (12,5), Uniroyal (8,5), Michelin (7), Goodrich (6,5), Dunlop (6,4), General Tyre (6), Pirelli (5,8), d’après : Robert Serravalle, « Comment l’Oncle Sam achète l’Europe », L’Expansion, décembre 1969, pp. 111-118.267 Maurice Roy, « Le cauchemar de M. Debré : Bull », L’Express, 2 janvier 1967, pp. 8-10.268 Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le défi américain, Paris, 1967 ; The American Challenge, New York, 1968.269 Gilbert Veyret, « La France cherche ses business schools », L’Expansion, mai 1968, pp. 113-116.270 Robert Serravalle, « Comment l’Oncle Sam achète l’Europe », L’Expansion, décembre 1969, pp. 111-118.

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même que les États-Unis sont le premier détenteur d’investissements directs en France en 1964, on l’a vu, un retournement marqué intervient en 1965-1966, et jusqu’en 1969 : les pouvoirs publics, sous l’influence d’un pouvoir gaulliste plus crispé face à l’atlantisme (marqué par les affaires de l’OTAN, de l’affaire palestinienne ou du Vietnam), relèvent les barrières aux IDE en provenance des États-Unis... « L’affaire Bull » aurait été décisive : l’achat de la première société française de traitements électroniques de données par General Electric aurait choqué de Gaulle, qui aurait demandé au ministère des Finances d’opposer un barrage solide aux capitaux américains. Le destin de la biscuiterie française paraît en jeu quand General Mills demande à acheter Biscuiterie nantaise en 1967 car c’est le sort des branches d’activité faiblement concentrées qui est en jeu : « Depuis dix-huit mois, M. Debré joue un jeu subtil avec les investissements étrangers. Tantôt il les jette à la face des industriels français pour les forcer à se moderniser et à se battre ; tantôt il les utilise pour implanter dans un secteur de notre économie, les techniques américaines, en souhaitant que les industriels française s’en inspirent ; tantôt ses services échafaudent des combinaisons juridiques complexes qui permettront d’utiliser la technique américaine sans que les capitaux ‘yankees’ deviennent trop envahissants. »271

L’électronique devient notamment un enjeu géopolitique et stratégique car l’État sent bien que se joue là le destin de la future révolution industrielle. Lorsque General Electric envisage d’acquérir le leader français de l’informatique Bull, qui est alors en crise financière, la firme s’avance avec prudence : elle annonce vouloir prendre seulement 20 % du capital de Bull mais de lui apporter ses techniques ; or l’opposition est vive : le ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing bloque le projet, le 4 février 1964, au profit d’une prise de contrôle par un pool de banques ; puis, quand celui-ci accepte l’idée d’une coopération avec GE, en avril, le Premier Ministre lui-même s’insurge et il faut imaginer un montage subtil qui donne une majorité à des intérêts français dans une filiale assurant la production des ordinateurs, au nom de la préservation de l’emploi et de l’appareil productif nationaux (voir plus bas). Dans le même secteur mais encore plus tard, en 1977, quand court le bruit que la firme française CII hésite entre une entente américaine et un accord européen, l’antiaméricanisme perce dans la presse : « La France abandonnera-t-elle aux firmes américaines la construction des grands ordinateurs » et « Ce serait la seconde mort de CII. »272 Dans le secteur de l’ingénierie informatique (software), des barrières sont érigées pour protéger des sociétés françaises : en 1968, les visées d’Auerbach Corporation sur la Cegos, le numéro deux français du software, sont enrayées ; puis, quand Leasco Data Processing Equipment prend 20 % de Sema273 en février 1969 et veut en faire le levier de sa pénétration dans les services informatiques, un réseau d’intérêts financiers et étatiques se mobilise ; Leasco est contrainte d’abandonner son projet au bout de dix semaines, et des investisseurs financiers (Paribas) entrent dans Sema pour consolider son assise.

Puisque l’industrie automobile est devenue l’un des piliers de l’expansion française, ses ’’parrains’’ étatiques veillent sur son sort. Symbolisée par l’offensive de Ford aux Vingt-Quatre Heures du Mans, qui accompagne la promotion de la gamme Taunus en France –, la percée des multinationales américaines effraye : « Ford fait peur à l’Europe »274, titre un journal après la deuxième victoire de Ford 271 Article dans L’Express, 21 août 1967, p. 22. Michel Debré est ministre de l’Économie et des Finances de janvier 1966 à mai 1968.272 Titres d’un article du quotidien Le Monde, en juin 1977.273 Sema emploie alors 2 000 salariés.274 « Ce qu’est le triomphe de Henry Ford au Mans ? Celui de l’industrie lourde, de la technique de masse. Troisième géant du monde, Ford fait 58 milliards de chiffre d’affaires avec 365 000 ouvriers. Et 4 600 000 véhicules vendus en 1966. » L’Express, 19 mai 1967.

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au Mans en 1967. « À l’heure actuelle, Citroën et Peugeot sont les seuls constructeurs français qui collaborent pour résister à l’offensive américaine [...]. Mais, même regroupés, Citroën, Panhard, Peugeot ne peuvent se comparer aux géants d’outre-Atlantique [...]. Pour elles, il revient d’abord au gouvernement d’assurer la protection des entreprises françaises en limitant les investissements étrangers. »275 « « Renault cherche un modus vivendi avec les Américains, qui constituent la principale menace par l’intermédiaire de leurs filiales anglaises et allemandes. M. Dreyfus [président de Renault] rencontre Henry Ford, qui lui répond à peu près : ’Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts’. »276 Même sous la présidence Pompidou, la vigilance s’exerce en une doctrine informelle mais ferme selon laquelle il faut protéger des secteurs clés, considérés comme stratégiques, notamment la production des biens d’équipement, contre trop d’investissement étranger – il ne faudrait pas dépasser la moitié, dans chacun de ces secteurs. Ainsi l’État refuse-t-il son feu vert en janvier 1970 à l’achat des Pompes Guinard par ITT277 et en février 1970 à celui de 60 % de Jeumont-Schneider par Westinghouse, parce qu’il faut préserver quelques pans de l’industrie des biens d’équipement.

Westinghouse a en effet enclenché un processus de structuration d’un ensemble électrotechnique à l’échelle européenne, avec le désir de participer au développement des investissements énergétiques, en particulier dans les centrales nucléaires, et avec la volonté de prendre le contrôle des filiales du groupe belge Empain : en février 1970, elle ajoute les ACEC à ses filiales européennes. Auparavant, en France, elle vise Jeumont-Schneider, pour laquelle Empain a demandé une autorisation de vente à Westinghouse le 4 décembre 1968 puis encore le 17 janvier 1969. Cette ambition devient une ’’affaire politique’’ car l’appareil économique d’État rechigne à laisser passer une industrie considérée comme ’’stratégique’’ dans les mains américaines. Westinghouse tente de jouer la fibre patriotique nationale en plaidant la cause de la constitution d’un champion franco-américano-européen transnational, capable de faire front à la toute-puissance de l’Allemand Siemens, en supposant que l’antigermanisme l’emporterait sur l’antiaméricanisme278 : la fédération des sociétés européennes au sein d’une vaste entité Westinghouse créerait un chiffre d’affaires de 5,5 milliards de francs279, alors que le groupe Westinghouse pèse lui-même 18 milliards et Siemens 12 milliards. Westinghouse pousse l’habileté jusqu’à nommer l’un des symboles de l’appareil d’État français, l’ancien président de la compagnie ferroviaire publique SNCF et l’un des ingénieurs renommés du pays, Louis Armand, à la tête de Westinghouse Europe, en juillet 1969, et le groupe argue aussi que le 275 Hebdomadaire L’Express, 19 avril 1965, p. 32.276 L’Express, 25 janvier 1965, p. 25. Renault ne produit que 453 000 voitures en 1965 face aux 4,2 millions de GM, aux 2,7 millions de Ford et au 1,255 de Chrysler, derrière donc Volkswagen (1,170 million), Fiat (945 000) et BMC (608 000).277 ITT possède déjà les Pompes Salmson depuis 1962 et aurait pu constituer le leader européen en devançant le géant allemand KSB.278 « Schneider entre le mark et le dollar », titre L’Express du 27 octobre 1969. « Argument choc de l’entreprise américaine : la somme des entreprises françaises face aux regroupements allemands, anglais et japonais. »279 « La société Westinghouse envisage de regrouper la plupart de ses licenciés européens. Ce regroupement concernant Jeumont-Schneider (650 millions de francs de chiffre d’affaires), les ACEC (1 100), la firme italienne Marelli (350), la firme espagnole Cenemesa (200). Les participations majoritaires de Westinghouse seraient détenues par une holding européenne présidée par M. Armand et dont le Siège serait au Luxembourg. Westinghouse envisagerait de développer vigoureusement les sociétés du groupement européen » par un apport d’argent frais de 250 millions de dollars et des transferts techniques. « Westinghouse serait disposée à donner une large autonomie de gestion à la direction européenne [...]. L’intérêt essentiel du plan Westinghouse réside dans la puissance de cette société qui devrait permettre un développement rapide de ses filiales européennes, facilitée par l’unicité de la technologie. » Note « Plan Westinghouse », septembre 1969, dossiers Simon Nora, archives du Centre d’histoire de Sciences Po Paris.

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responsable de Westinghouse Electric International, l’Américain José de Cubas, est diplômé de l’École supérieure d’électricité de Paris (SUPELEC). Armand et Cubas sont reçus par le ministre de l’Industrie lui-même, François-Xavier Ortoli, le 16 octobre 1969, et par le ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing le 22 octobre ; puis Ortoli rencontre à Washington le président de Westinghouse, Donald Burnham, le 24 novembre 1969 ; Westinghouse propose même que le centre de recherche européen de la future filiale soit installé en France.

Le débat sur l’avenir d’une industrie indépendante s’avive : « Investie de l’intérieur par les États-Unis, coincée entre les nouveaux géants allemands et anglais, l’industrie électromécanique française se trouve aujourd’hui dans une situation délicate, mais non désespérée. »280 « On constate que les unités de production françaises ne sont plus à la dimension des plus grands producteurs européens après les regroupements qui viennent d’être réalisés en Europe. »281 N’y aurait-il alors comme unique solution qu’à choisir entre Westinghouse et GE ? « Mais alors, les grandes manœuvres européennes n’auraient eu lieu que pour préparer la victoire des Américains. C’est précisément cette concentration multinationale que l’on cherche encore à éviter en Europe. »282 Les pouvoirs publics pensent que la stratégie proposée par Westinghouse ne serait qu’une simple couverture franco-européenne dissimulant une solution avantageant seulement la multinationale américaine : « Le projet Westinghouse assume cette restructuration sous l’hégémonie américaine, plus ou moins dissimulée pour le présent sous un habillage de circonstance. » 283 « Je reste convaincu que la solution Westinghouse, même sous son habillage momentanément européen, mettrait un terme aux ambitions de la France dans un domaine où elle peut encore espérer entamer un dialogue fructueux avec les Anglais, les Allemands, etc. J’ai reçu de Glasser [le dirigeant d’Alsthom] une note démontrant que la solution dite ‘nationale’ a une assise industrielle valable [...]. La proposition de Westinghouse condamnerait, elle, l’Alsthom, même grossi de Rateau, à ne plus pouvoir jouer de rôle véritable sur l’échiquier international. »284 « Ce qui paraît inacceptable dans le plan Westinghouse actuel, c’est qu’il conduit à aliéner une partie du potentiel national dans un domaine où l’industrie française est déjà bien faible et qu’il n’apporte pas de solution réelle aux problèmes du groupe Schneider. Par ailleurs, sur le plan de l’opinion publique, une acceptation pure et simple venant après l’affaire Schneider [groupe repris par le Belge Empain] paraîtrait comme une nouvelle capitulation du gouvernement devant les intérêts étrangers. »285 Devant ce risque de « capitulation » et parce que ce dossier est devenu un symbole de la guerre économique alors en éclosion au sein du Marché commun, Jeumont-Schneider reste sous contrôle français. Cette ’’affaire Westinghouse’’ – qui concerne les parties électriques des ensembles industriels réalisés par Schneider dans son usine du Creusot (moteurs pour les locomotives et turboalternateurs 280 « Grandes manœuvres européennes », L’Express, 11 novembre 1968, p.102.281 « Étude sur la restructuration de l’industrie du gros matériel électromécanique », Note pour le cabinet du Premier Ministre, 21 juillet 1969, dossiers Simon Nora, archives du Centre d’histoire de Sciences Po Paris.282 « Grandes manœuvres européennes », L’Express, 11 novembre 1968, p.102.283 « Étude sur la restructuration de l’industrie du gros matériel électromécanique », Note pour le cabinet du Premier Ministre, 21 juillet 1969, dossiers Simon Nora, archives du Centre d’histoire de Sciences Po Paris.284 Note de Simon Nora, dans « Étude sur la restructuration de l’industrie du gros matériel électromécanique », 21 juillet 1969, dossiers Simon Nora, archives du Centre d’histoire de Sciences Po Paris.285 Note « Plan Westinghouse », septembre 1969, dossiers Simon Nora, archives du Centre d’histoire de Sciences Po Paris. « Je suis porté à croire qu’Alsthom ne pourra avoir avec BBC, ASEA ou Siemens des accords vraiment fructueux si on a l’impression que la France, par son oui à Westinghouse, a décidé d’être la base européennes des grands Américains », Gérard Worms, 25 septembre 1969, Ibidem.

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pour les centrales électriques) – constitue peut-être l’apogée de l’antiaméricanisme que l’on peut percevoir au sein des élites animant l’appareil économique d’État et une large fraction du grand patronat privé – dont nombre de dirigeants influents sont issus de ce dernier... : l’entreprise américaine est bel et bien perçue comme dangereuse, telle un envahisseur dont il faut préserver l’économie française en pleine mutation : « Le gouvernement estime que l’électrotechnique est un cheval de Troie ; une fois dans la place, Westinghouse mettrait en branle sa puissance industrielle et financière pour élargir sa tête de pont et conquérir de nouveaux secteurs. » 286

Plusieurs branches d’activité sont également soumises à une protection destinée à maintenir un équilibre entre le capital français, le capital européen et le capital américain ; aucune ’’doctrine’’ n’a été explicitée par les autorités, mais il s’agit bien d’un ’’corps de doctrine’’ cohérent. Les ’’articles de Paris’’ ou le luxe constitue une première priorité : en juin 1970, un veto est mis à l’acquisition de Rochas (n°1 des parfums français) par la compagnie américaine de produits de beauté Helena Rubinstein parce que le poids des firmes d’outre-Atlantique dans cette branche semble devenir excessif parce que, d’ores et déjà, Revlon possède Balmain et Raphaël ; Pfizer détient Coty ; et Robins contrôle Caron. L’agroalimentaire, si ancré dans un pays attaché à son terroir rural et à la préservation des intérêts des paysans, est érigé peu à peu en priorité ; alors que le capital américain est déjà bien présent, l’État appose son veto en décembre 1970 à l’achat par Heinz de la société Grey-Poupon-Parizot (25 % du marché des moutardes et condiments) et à l’acquisition du fabricant de boissons non alcoolisées Orangina par General Foods, deux symboles de marques françaises fortes, comme si l’on voulait ralentir le déferlement des talents américains en marketing...

b. Construire des challengeurs des groupes américains

Une deuxième étape est plus positive, car elle est offensive : il s’agit de créer des « champions nationaux » capables de résister aux « multinationales », notamment aux américaines, dans chacune des branches d’activités que le 5e Plan (1965-1970) appelle « les industries exposées » (chimie des intermédiaires, mécanique lourde, aluminium, etc.). Afin de résister à la percée de Ford et Opel en France, Renault décide de changer de dimension à partir du milieu des années 1960 et de ’’monter en gamme’’ en se dotant de modèles de moyen-haut de gamme. Filiale de Renault dans les véhicules utilitaires, Renault-Saviem achète le fabricant de matériel de chantier Richard-Continental en 1965 pour enrayer l’offensive spectaculaire de Caterpillar et tenter de bâtir un challengeur français compétitif287 autour de ce qui est à l’époque le seul fabricant européen de tracteurs de chantier à chenilles. Une fois que General Electric a pris le contrôle de Bull en 1964, l’État conçoit le « Plan calcul » : plusieurs petites sociétés informatiques françaises fusionnent pour créer la Compagnie internationale pour l’informatique (CII) : « Nous sommes presque entièrement tributaires des Américains qui ont 90 % du marché français [...]. Dans l’immédiat, nos armes sont presque dérisoires. »288 L’on peut penser que cette décision reflète quelque peu la ’’schizophrénie’’ de l’appareil économique d’État puisque, d’un côté, il se réjouit de la prospérité d’IBM et de GE-Bull en France et 286 Guy Thomas, « Après le Yalta de la construction électrique française », L’Expansion, 7 août 1959, p. 76. Cf. aussi : « Westinghouse-Europe n’aura pas lieu », in Tristan de la Broise & Félix Torres, Schneider. L’Histoire en force, Paris, Jean-Pierre de Monza, 1996 , pp.227-229.287 En 1965, Richard-Continental, avec 1 500 salariés, a réalisé un chiffre d’affaires de 180 millions de francs tandis que celui de Caterpillar à l’échelle mondiale atteint 8,5 milliards de francs, avec 600 millions de bénéfices... L’autre grande entreprise française, Poclain, spécialisée dans les pelles mécaniques, obtient 355 millions de francs de chiffre d’affaires.288 Robert Franc, « La bataille des ordinateurs », L’Express, 21 mars 1966, pp. 46-47.

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que, de l’autre, il en fait des symboles de l’impérialisme technologique américain ; il s’agit bel et bien de construire un futur grand rival de ces groupes, et, d’ailleurs, CII se voit réserver l’accès aux commandes publiques, érigées en ‘’’chasse gardée’’ du fabricant tricolore289 et bénéficie d’un plan quinquennal de financements publics.

De même, c’est bien pour entraver la percée des géants américains – car General Electric et Westinghouse dominent alors la construction électrique mondiale capitaliste290 – que les pouvoirs publics, les banques d’affaires et les firmes industrielles négocient un « Yalta industriel » en 1968, avec la fusion progressive de la plupart des sociétés d’électrotechnique sous la bannière de CGE-Alsthom291 : « La peur des Américains est, sans doute, le principal levier du mouvement de concentration que l’on observe en Europe depuis quelques années. Jamais la CGE et Thomson ne se seraient aussi vite mis d’accord sur la restructuration de la construction électrique en France si Westinghouse ne rôdait pas autour de Schneider »292, d’où la constitution du champion français CGE. De même, la fusion entre Rhône-Poulenc et Progil vise à desserrer l’étreinte des groupes américains et à faire entrer la France dans « le club des entreprises chimiques internationales des 10 milliards de francs »293 de chiffre d’affaires...

Sur le marché des biens de consommation, American Motors cède sa marque Kelvinator vers mai 1967, tandis que Whirlpool cède le contrôle de Royal Corporation en France (avec la marque leader Pontiac) au groupe français Claret, qui devance ainsi General Motors, avec une capacité de 120 000 réfrigérateurs en 1966 : il s’agit de bâtir un ’’champion français’’ des ’’produits blancs’’, autour de ce qui devient le groupe Thomson-Brandt (qui rachète Claret), tout comme le fabricant SEB reprend en juillet 1969 l’entité française de Scovill, qui n’aura tenu que quatre années dans le pays. « Faire d’Alcatel une marque mondiale : c’est un atout dont nous nous ne pouvons plus nous passer pour lutter avec des noms aussi puissants qu’IBM ou Xerox »294 : la diversification d’Alcatel vers le matériel de bureau en 1979-1980 (reprise de l’Américaine Friden et de l’Anglaise Roneo, etc.) devrait permettre de constituer un ’’grand’’ européen, à une époque où s’esquisse une convergence entre électronique et matériel de bureau (bureautique).

Alcatel devient également l’une des deux chevilles ouvrières françaises, avec Thomson, du regroupement de l’industrie française de matériel de télécommunication, avec la fusion CIT-Alcatel, envisagée alors comme un levier contre la prédominance d’ITT en France, d’autant plus que Thomson reprend l’une des deux filiales d’ITT, LMT, en 1976, avant que la fusion entre les branches

289 Jean-Michel Quatrepoint & Jacques Jublin, French ordinateurs. De l’affaire Bull à l’assassinat du Plan Calcul, Paris, Alain Moreau, 1976. Symboliquement, d’ailleurs, le Siège de CII est installé dans les locaux libérés par le SHAPE de l’OTAN à Louveciennes, à l’Ouest de Paris... Le processus de création de CII couvre les années 1967 et 1968 ; le premier ordinateur est livré en septembre 1968. Cf. aussi Robert Lattes & Adrien Duffau (dir.), « Livre blanc : Les ordinateurs », L’Expansion, juillet-août 1968, pp. 73-103.290 En 1968, le chiffre d’affaires des sociétés françaises d’électrotechnique CGE et Thomson-Brandt est minuscule par rapport à celui des deux leaders : General Electric (41,9 milliards de francs), Westinghouse (16,5), Philips (13,3), Siemens (10,8), GEC-AEI (UK, 10,2), AEG-Telefunken (7,2), Matsushita (6,6), CGE (5,5), Thomson-Brandt (5,5), Brown Boveri (4,2) (source : L’Expansion, 1969).291 Jacques Marseille (dir.), Alcatel-Alsthom. Histoire de la Compagnie générale d’électricité, Paris, Larousse, 1992.292 Robert Serravalle, « Comment l’Oncle Sam achète l’Europe », L’Expansion, décembre 1969, pp. 111-118.293 L’Expansion, décembre 1969. Dupont de Nemours (17,4 milliards de francs de chiffre d’affaires en 1968), ICI (UK, 14,6), Union Carbide (13,4), Monsanto (11,3), devant les allemandes Hoechst (9,4), Bayer (9,1), BASF (9) dominent Rhône-Poulenc (9).294 Le Nouvel Économiste, 22 septembre 1980, page 75.

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téléphoniques d’Alcatel et de Thomson et surtout la reprise de la filiale téléphonique d’ITT en France (CGCT, avec alors 16 % du marché) en 1982-1983 débouchent sur un leader européen : « Où certains reparlent de Téléphone de France »295. L’État fait part de sa volonté de ne pas passer commande du nouveau matériel d’ITT (Système 12) et de privilégier les systèmes temporels des deux groupes français : l’emprise du géant américain est enfin desserrée. Le plus francisé des groupes américains met fin à deux-tiers de siècle d’enracinement dans le pays, d’une part au nom des impératifs du ’’patriotisme économique et technologique’’296 de l’époque, d’autre part parce qu’ITT a entamé sa reconversion stratégique. Enfin, le mouvement de nationalisation de quelques dizaines de sociétés en 1982 vise à bâtir de robustes entreprises françaises pour éviter leur passage sous la coupe de sociétés multinationales, notamment américaines, comme l’indique le candidat à la présidence François Mitterrand en mai 1981.

c. Structurer des challengeurs européens

Une troisième étape est promise à un avenir beaucoup plus durable : la France se dote d’une politique de coopération européenne pour donner une dimension plus efficace à la politique industrielle. Le projet d’avion Airbus est le fer de lance de ce changement d’échelle, bel et bien conçu comme une réaction face au risque d’hégémonie américaine, alors que les avions purement franco-français n’ont recueilli qu’un succès d’estime à l’échelle internationale (pour les Caravelles civiles) ou bénéficient du soutien actif de l’appareil militaire d’État à l’exportation : « 282 mastodontes déjà commandés à Lockheed (1011), McDonnell-Douglas (DC 10). Boeing revient en France. Français, Anglais et Allemands pourront-ils s’unir et faire face ? »297 « Seuls les riches ont des ailes. Il s’agit de savoir si nous acceptons d’abandonner aux Américains le monopole de la construction aéronautique. »298

C. Des compromis franco-américains honorables

Quelles que soient les stratégies suivies pour enrayer l’hégémonie nord-américaine, le réalisme doit prévaloir car la France ne saurait s’isoler d’un flux essentiel de technologie et d’argent.

a. Ouvrir la France aux investissements américains

Les positions antiaméricaines sont ambiguës : d’un côté, elles correspondent à une réelle volonté de freiner l’irruption d’un impérialisme financier et technologique mettant à mal le capital d’innovation français ; d’un autre côté, elles peuvent paraître de pures postures destinées à apaiser une opinion publique quelque peu chauvine et des syndicats de salariés ou des organisations de petites et moyennes entreprises qui expriment leur inquiétude devant la course à la modernisation et à la productivité mais qui se satisfont généralement de telles rodomontades antiaméricaines.

Une telle résistance à la pénétration des investissements américaines devient évidemment de plus en plus stupide dans les années 1960 car tout investissement 295 Article du Monde en mai 1982.296 D’ailleurs, il s’agit avant tout d’une politique profrançaise et non d’une position antiaméricaine puisque, en 1976, Thomson reprend à la fois LMT, la filiale d’ITT, et la filiale du groupe suédois Ericsson.297 Jacques Morisset, « Les géants se battent pour l’Airbus », L’Expansion, juin 1968, pp. 83-87.298 Hervé Jannic, L’Expansion, juin 1974, page 77. Le chiffre d’affaires de l’aéronautique américaine s’élève à 135 milliards de francs en 1973, celui de la française à 10,5 milliards, devant l’anglaise (9 milliards).

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repoussé par la France s’oriente vers les autres pays du Marché commun, puisque les firmes américaines souhaitent avant tout tirer parti de la création de cette union douanière et construire leur appareil productif et commercial à son échelle, quel que soit le ’’drapeau’’ flottant sur l’usine ou l’entrepôt... Le cas pourtant symbolique de Phillips Petroleum qui, en 1963, désirait bâtir une usine pétrochimique à Bordeaux-Ambès, dans le Sud-Ouest, et qui, devant l’hésitation de l’État à donner son autorisation, est parti ouvrir cette usine à Anvers299, n’a guère servi de leçon, pas plus que l’ouverture d’une usine automobile Opel elle aussi à Anvers300 dès 1965 ou la multiplication des usines Ford en Belgique et en Sarre, après que le groupe de pression des constructeurs français a poussé l’État à bloquer un projet en France même en 1966, peu après la victoire de Ford aux Vingt-Quatre Heures du Mans... « A US company might, to be sure, have had difficulty entering France, but it could always invest in another nation in the EEC and thereby achieve entry into the French market. »301

C’est pourquoi le comité du Trésor entrouvre les vannes des flux d’investissement, au cas par cas, certes, mais avec de plus en plus de ’’laisser passer’’. Il faut tenir compte aussi de la nécessité d’un arbitrage de la part des pouvoirs publics qui balancent entre l’ouverture aux capitaux des autres pays européens et l’ouverture à l’argent américain. Parfois, la France se montre autant inquiète devant la menace posée par les groupes européens que devant l’offensive américaine ; la peur devant la renaissance allemande, par exemple, fait de Siemens ou d’autres groupes un repoussoir. Rappelons l’échec de l’entente européenne autour de l’informatique pendant les années 1970 (projet Unidata entre Siemens, Philips et CII) et le poids de certains groupes de pression pour favoriser « les solutions nationales » puisque, jusqu’au bout, la firme Dassault mobilise ses réseaux d’influence dans les cercles gaullistes en faveur de son projet d’avion civil Mercure face au projet européen Airbus.

Aussi les ministères des Finances et de l’Industrie se montrent-ils de plus en plus ouverts à des solutions américaines : dès avril 1967, ils autorisent General Motors-Opel à établir une usine de pièces automobiles en Alsace302. D’ailleurs, dès que Pompidou devient président de la République, il décide de mettre fin à l’ostracisme antiaméricain gaullien ; ’’l’esprit de tension’’ des années 1966-1968 s’estompe. Les autorités303 précisent en janvier-février 1970 les règles générales de l’ouverture aux capitaux étrangers puisque la France a adhéré au Code de libération des capitaux fixé par l’OCDE et respecte une convention franco-américaine sur les relations bilatérales. Le Trésor reçoit désormais pour mission de mener campagne en faveur de la capacité de la France à accueillir dans de bonnes conditions les firmes américaines désireuses de prospecter le Marché commun, d’autant plus que la probabilité d’élargissement au Royaume-Uni et à l’Irlande est destinée à mettre la France en concurrence avec deux pays déjà 299 Le pire est que le groupe français Rhône-Poulenc est partie prenante de cette usine pétrochimique à Anvers.300 « General Motors à l’assaut », L’Express, 8 février 1965, pp. 34-35. « Le choix de Strasbourg avait été un moment envisagé, mais la difficulté pour trouver une main-d’œuvre importante était trop grande », indique le journaliste, qui néglige la force du groupe de pression des constructeurs français...301 Mira Wilkins, The Maturing of Multinational Business, p. 350.302 Robert Franc, « Comment Strasbourg a séduit la General Motors », L’Express, 17 avril 1967. « Les constructeurs d’automobiles français n’étaient pas tellement heureux de voir la General Motors débarquer avec Opel en France. » L’annonce en est faite le 26 décembre 1966, pour 375 millions de francs d’investissements et la création de 3 000 emplois, pour fabriquer des boîtes de vitesse.303 Compte rendu du conseil inter-cabinets du 16 janvier 1970, pour préparer les comités interministériels et conseil des ministres restreints du 29 janvier 1970 et des 10 et 12 février 1970, dossiers Simon Nora, archives privées consultées au Centre d’histoire de Sciences Po Paris en 2006.

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largement considérés comme des plates-formes de l’investissement américain en Europe. Pompidou effectue un voyage aux États-Unis en mars 1970 et y insiste sur l’ouverture de la France aux investissements américains. Ce changement de cap politique s’exprime d’abord concrètement par des mesures symboliques. Ainsi, malgré les réticences des producteurs français, elles soutiennent en 1970 l’installation d’une première usine Ford à Bordeaux-Blanquefort puis d’une seconde en 1973.

b. La coopération avec Westinghouse

Le groupe Westinghouse, pourtant considéré pourtant comme un ’’envahisseur’’ quelques mois plus tôt, reçoit sa consécration quand le président Pompidou lui-même décide de rejeter la technologie française pour les réacteurs nucléaires civils, jugée trop coûteuse par le producteur public EDF lui-même, et de choisir la technologie PWR de Westinghouse, qui cède sa licence au groupe français Framatome304, société appartenant (pour 51 %) au groupe Schneider et pour 45 % à Westinghouse. Cette victoire est consacrée en août 1975 quand le groupe concurrent CGE doit reconnaître son incapacité à déployer en France la technologie PWR transmise par l’Américaine GE : le procédé Westinghouse obtient le monopole au sein du programme d’équipement nucléaire français alors en plein développement après le premier « choc pétrolier »305. Certes, un processus de ’’francisation’’ de cette technologie est enclenché sur une douzaine d’années, selon lequel, peu à peu, le statut de licencié laisse place à celui d’associé306 ; mais c’est bel et bien, pour un secteur clé de la puissance nationale, à un transfert de technologie transatlantique auquel l’on assiste alors : Westinghouse obtient ainsi le fruit de sa politique de communication institutionnelle qui visait à le faire paraître comme un ’’bon’’ et non pas comme un ’’méchant Américain’’ et comme un groupe bienfaisant, riche en innovation et en force de modernité.

c. La coopération GE-SNECMA

En parallèle, l’État prend une décision symbolique et même historique : tandis que prend corps la coopération européenne pour les avions Airbus, il décide en janvier 1971 de rapprocher la firme publique SNECMA, qui fabrique des moteurs d’avions militaires, et le groupe américain General Electric. Dès octobre 1969, GE et SNECMA ont préparé un accord technique ; mais l’alliance doit concevoir des réacteurs adaptés aux avions civils moyennes. La logique économique impose cette alliance industrielle, car on pense que les trois-quarts du marché sont localisés aux États-Unis : « Il ne saurait être envisagé que la SNECMA puisse le réaliser autrement qu’en coopération avec l’un des grands motoristes étrangers »307, alors que le coût du développement d’un tel réacteur est estimé à presque deux milliards de francs ; or SNECMA ne dispose d’aucune expérience dans 304 « EDF découvre l’Amérique », L’Express, 3 novembre 1969. Les premières commandes concernent les centrales de Fessenheim I et de Bugey III ; mais la technologie Westinghouse a déjà été utilisée pour la centrale franco-belge de Chooz et pour la centrale belge de Tihange.305 Seize tranches de centrales nucléaires ont été commandées à Framatome et huit à CGE, en mars 1974.306 Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), un établissement public, dispose d’un savoir-faire dans la technologie pwr utilisée pour les sous-marins nucléaires, et enclenche un processus de francisation de la technologie PWR Westinghouse. Peu à peu, la part de Westinghouse dans Framatome diminue : en 1975, le CEA achète 30 % à Westinghouse, puis Creusot-Loire, une filiale de Schneider, le solde des 15 % encore détenus par Westinghouse, en janvier 1981. Les négociations avec Westinghouse ont été constantes, en 1972, en 1975 et en 1980, et l’on débouche, le 22 janvier 1981, sur l’achèvement du processus de francisation.307 Rapport du 29 janvier 1970, compte rendu de la réunion intercabinets, 11 mars 1971 (pour préparer les comités interministériels des 16 et 25 mars 1971), dossiers Simon Nora, archives privées déposées au Centre d’histoire de Sciences Po Paris.

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le domaine des réacteurs pour avion civil alors que Ge propose d’utiliser la technologie du réacteur équipant déjà l’avion militaire F101. L’on évoque alors « l’écrasante domination américaine »308 à cause de la longueur des séries d’avions et de moteurs fabriqués outre-Atlantique. Les batailles subtiles au sein de l’appareil économique d’État entre les groupes de pression aboutissent à pérenniser cette stratégie, conduite notamment par le président de SNECMA, René Ravaud (1971-1982), acteur de l’entente avec Gerhard Neumann, alors chairman de GE Aircraft Engines. Les deux sociétés partagent les dépenses de mise au point et d’essai du réacteur, et SNECMA procure l’expérience de ses spécialités pour les soufflantes et les tuyères, qui augmentent le débit d’air dans le réacteur ; cependant, une négociation serrée prévoit que, si les turbines sont de technologie française, les ingénieurs français ne pourront, dans un premier temps, accéder aux secrets technologiques américains, au corps haute pression du réacteur lui-même ; il faut qu’un rapport de confiance s’établisse et qu’un accord politique au sommet (Nixon-Pompidou) soit conclu pour que le partage réel de cette technologie soit enclenché... Les usines de Corbeil et de Villaroche (en région parisienne) doit fabriquer le réacteur CF6-50 puis le réacteur CFM 56309 (pour l’Europe, l’Afrique et l’Asie) tandis qu’une filiale commune (par moitié chacun) est établie en septembre 1974, CFM International, pour leur commercialisation mondiale face à Pratt & Whitney (du groupe UTC) et Rolls-Royce.

L’histoire de l’aéronautique aurait même pu voir surgir une alliance franco-américaine pour un avion civil puisque, dépité d’avoir vu rejeter son projet franco-français Mercure au profit de l’Airbus, le groupe Dassault envisage de négocier un partenariat avec MacDonnell-Douglas pour concevoir un bimoteur moyen courrier autour du projet de Mercure 200 en 1977 afin de remplacer le DC9... L’on constate donc que la philosophie de ces accords franco-américains suit parfois les lignes de clivage entre les groupes de pression français... Précisons par ailleurs que le programme Airbus lui-même s’appuie sur des accords de sous-traitance euro-américains, puisque 470 fournisseurs procurent aux États-Unis310 l’équivalent de 26 % de la valeur de l’avion A320, tel Honeywell, qui équipe le cockpit en systèmes gérant les programmes de vols...

d. Des entreprises américaines en sauveurs de sociétés françaises ?

Malgré le malaise causé par le projet de reprise de Bull par General Electric en février-avril 1964, les autorités laissent GE devenir l’opérateur stratégique de Bull en juillet 1964 car la société française ne dispose plus des ressources financières qui lui seraient nécessaires pour poursuivre son programme de recherche et de

308 Journal Le Monde, juin 1977.309 Sur l’histoire de cet accord et de l’évolution de SNECMA, qui dispose alors d’environ 13 000 salariés, cf. le site [www.safran-group.com]. Le réacteur est prêt en février 1977 pour ses essais en vol ; la première commande intervient en mars 1979 pour remotoriser trente DC8 d’United Airlines ; le moteur sert en effet à des programmes de remotorisation (pour DC8, etc. – et pour les avions ravitailleurs militaires KC135 américains et français, en 1981), avant les premières commandes pour un avion nouveau, pour le Boeing 737, avant l’Airbus 320. Une gamme de réacteurs est déployée à partir des années 1980 : CFM56-2 (12 tonnes de poussée), CFM56-3 (pour avions de cent à deux cents places), CFM56-5A et 5B pour les Airbus A320, etc. Cf. le site [www.snecma-moteurs.com]. Ce programme est promis à une belle réussite, qui assure la pérennité d’une industrie française : en 1999, le chiffre d’affaires des motoristes occidentaux est de 10 600 millions de dollars pour GE, de 8 200 pour Pratt & Whitney, de 7 000 pour Rolls-Royce et de 4 550 pour SNECMA. Précisons que « CF » signifie : « commercial fan », symbole d’une nouvelle technologie utilisée pour ce qui devient une ’’famille’’ de réacteurs. SNECMA assure la fabrication de l’ensemble basse pression : soufflante, compresseur intermédiaire, turbine, ainsi que des boîtiers d’accessoires et des inverseurs ; quelque 4 500 de ses salariés sont mobilisés par ce programme.310 Le Nouvel Économiste, 26 août 1988, page 54. Textron et Dowty sont deux autres fournisseurs importants.

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développement311 ; il lui faut un tuteur technique et un parrain financier, en l’occurrence GE. Si GE ne détient que 49 % dans la société produisant en France les ordinateurs Bull, elle obtient 51 % de la société qui les commercialise en France et supervise entièrement le réseau européen de Bull : « GE a obtenu ce qu’elle n’osait espérer : la mainmise sur le remarquable réseau commercial de Bull. »312

Parc d’ordinateurs en France313 en 1966Parc total 2 393Parc IBM 1 300Parc GE Bull 887Parc ICT-Ferranti (groupe anglais) 112Parc CAE (une petite société française) 94

Des négociations récurrentes veillent à préserver l’équilibre des forces au sein du groupe franco-américain : certes, l’État laisse GE rationaliser l’appareil productif de Bull (transfert de l’usine de Lyon sur le site de Belfort, en août 1967)314 ; mais c’est en contrepartie d’un apport substantiel de fonds puisque le capital est doublé de 222 à 444 millions de francs en janvier 1967 afin de mettre au point le Bull 600, et les efforts de recherche et développement sont suivis de près par les pouvoirs publics315 : le ministre de l’Économie reçoit ainsi le vice-président de GE et le patron de sa branche informatique en janvier 1967 pour obtenir des engagements fermes. Les usines d’Angers et de Belfort fabriquent ainsi une gamme de petits ordinateurs316, qui sont aussi exportés aux États-Unis  En parallèle, pour convaincre l’opinion éclairée de sa bonne foi, GE conduit une bonne offensive de communication institutionnelle en insistant sur le rôle de Bull-GE dans l’économie française, dans telle ou telle entreprise cliente par exemple317, tandis qu’une campagne valorise son bilan : « Bull GE : en cinq ans, voici ce que nous sommes devenus. »318 Il est vrai que la marque a choisi une stratégie efficace, celle de la « compatibilité », c’est-à-dire de la possibilité pour les clients d’échanger aisément leur IBM contre un GE Bull, doté du même système d’exploitation de base, mais aussi de faire évoluer leur équipement tout le long de la gamme Bull elle-même319 ; et elle devient le pionnier de la promotion de la location de puissance informatique en temps partagé (time sharing).

Dans un deuxième temps, « Bull General Electric devient Honeywell-Bull »320: l’État laisse Honeywell prendre la suite de GE comme propriétaire de Bull en juin 1970, au sein d’Honeywell-Bull, tête de pont du groupe américain en Europe. En effet, GE n’est pas parvenue à consolider son activité informatique mondiale ou 311 Si Bull détient 41,5 % du marché français des machines électromécaniques à cartes perforées en 1964, elle ne détient que 2 % du marché mondial ; pour les ordinateurs électroniques, elle n’est classée qu’au dix-neuvième rang européen. Elle doit licencier 500 salariés en avril 1965 (source : L’Express). 312 L’Express, 9 octobre 1964. GE détient 49 % de la filiale Études & recherches (Machines Bull garde 51 %) ; 51 % de la filiale commerciale (Machines Bull 49 %), et 49 % de la filiale Développement et production (Machines Bull 49 %).313 Source : L’Express, 1966. Ce sont des chiffres approximatifs excluant apparemment les très gros ordinateurs (CDC, etc.).314 L’Express, 28 août 1967.315 Maurice Roy, « Le cauchemar de M. Debré : Bull », L’Express, 2 janvier 1967, pp. 8-10. Rappelons que GE déploie alors une grande stratégie dans l’informatique ; elle achète aussi en 1964 le département électronique d’Olivetti.316 Les ordinateurs Bull GE 50, 53 et 58, qui pèsent en 1971 environ un cinquième du chiffre d’affaires du groupe.317 « Avec le Gamma 10, les biscuits L’Alsacienne se dégustent toujours frais. » Publicité dans L’Express, 17 mai 1965. L’Alsacienne est alors l’un des leaders de la biscuiterie française. 318 Publi-reportage dans L’Express, 18 mai 1970, pp. 99-103.319 Cf. la publicité dans L’Expansion, mars 1965.320 Publicité dans L’Express, 26 octobre 1970.

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européenne, qui stagne au sixième rang mondial ; la rentabilité de son investissement en France a été mauvaise tant elle a peiné à rationaliser l’appareil productif de Bull et à développer le modèle Gamma 600 tandis que la greffe de deux dizaines de cadres dirigeants américains sur la gestion de la société n’a pas vraiment réussi. Elle cède son activité informatique à Honeywell, qui tente de s’affirmer comme « l’autre société d’ordinateurs »321. Promu deuxième producteur mondial (avec 12 %), Honeywell-Bull devient le challengeur américain d’IBM en Europe et en France. « Ce n’est pas demain qu’on verra des Français et des Américains réussir quelque chose ensemble ! », proclame une publicité provocatrice... « Non, c’est aujourd’hui »322, répond-elle car elle met en valeur la reprise du groupe d’informatique Bull par Honeywell par décision du ministre de l’Industrie en mai 1975. Certes, c’est « la voie américaine »323 qui est choisie et « Giscard livre l’informatique française aux Américains », s’indigne le journal communiste L’Humanité. Pourtant, cette entente transatlantique ne débouche sur aucun ’’pillage’’ de capacités techniques ou commerciales ; au contraire, les dirigeants américains de GE Bull regagnent les États-Unis tandis qu’une équipe de direction française est nommée, avec comme patron Jean-Pierre Brûlé, l’ancien directeur général de la division militaire d’IBM France. Un processus s’enclenche avec l’établissement d’un véritable entreprise d’envergure européenne chargée de représenter le groupe américain sur le continent européen – avec, en 1970, 11 % du parc installé324 – (mais aussi en Amérique latine, en Afrique et au Japon, au total dans 43 pays) puisque Bull devient un levier du déploiement international d’Honeywell, d’où sa publicité : « Pourquoi Honeywell Bull est devenue une puissance mondiale de l’informatique »325. Les gammes d’ordinateurs et de périphériques sont homogénéisées ; des modèles américains sont vendus en France tel le GE Bull 6000 (l’ex-GE 600) qui obtient sa première commande du transporteur public parisien RATP en février 1971. Honeywell-Bull parvient à résister à l’emprise d’IBM comme deuxième marque française et elle maintient par exemple ses effectifs (14 300 salariés en 1968 ; 15 700 en 1974), qui pèsent les deux cinquièmes de la main-d’œuvre totale du groupe Honeywell. L’usine de Belfort devient même en 1971 le pôle européen du groupe pour l’ensemble des périphériques (imprimantes, perforatrices, lecteurs de cartes), ce qui entraîne la fermeture de l’usine d’Amsterdam, pourtant créée dès 1940. Enfin, un pôle de recherche maintient une matière grise importante en France (avec 1 300 chercheurs et techniciens).

Grâce à cet enracinement dans le tissu productif français326, Honeywell se voit reconnue en 1975-1976 comme le ’’parrain’’ de l’informatique française par les pouvoirs publics parce que CII n’est pas parvenue à percer sur le marché : elle ne dispose en 1974 que 14 % du marché français face aux 54,5 % conquis par IBM. Certes, Honeywell-Bull ne détient que 14,8 % de ce marché, mais celui-ci n’est que l’un de ses débouchés puisqu’elle est une société oeuvrant à l’échelle européenne, et elle bénéficie de la mutualisation de la recherche et développement avec l’entité active aux États-Unis elle-même. CII est bien trop faible pour survivre sans une injection permanente d’argent public... L’État décide

321 Publicité dans L’Express, 1er avril 1968 et 18 mars 1968. Honeywell était jusqu’alors surtout un spécialiste des automatismes. Elle propose alors ses ordinateurs H110 et 200.322 Publicité dans L’Expansion, mars 1971.323 Titre du quotidien (de gauche) Le Monde, 8 mai 1975.324 En septembre 1970, Honeywell-Bull détient 11 % du parc européen d’ordinateurs, derrière IBM (58 %, mais devant ICL et Univac (9 % chacune), Siemens (3,5 %), CDC (2 %) ; NCR (1,5 %° et CII (1 %).325 Publicité dans L’Express, 20 septembre 1971.326 Honeywell-Bull publie dans L’Express, le 26 octobre 1970, un dossier publicitaire de trois pages (pp. 31-33) : « Les retombées françaises ».

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donc de l’insérer dans le groupe Honeywell327, en décembre 1975. Certes, celui-ci doit abaisser sa participation dans Honeywell-Bull de 66 à 47 % (avec l’entrée de l’État et de la société française CGE) ; mais cette francisation est la clé de la fusion de Honeywell-Bull et de la CII, pour créer un ’’géant euro-franco-américain’’ de l’informatique jugé alors apte à résister à l’hégémonie d’IBM.

La stratégie d’Honeywell consiste alors à consolider son activité informatique, qui peine à résister à l’hégémonie d’IBM (avec 55 % du marché mondial, face aux 9 % détenus par Honeywell) ; les deux partenaires sont tout autant intéressés par cette fusion : Honeywell élargit ses débouchés et peut ainsi espérer figurer parmi les acteurs des restructurations qui sont inéluctables à l’horizon des années 1980 au sein du « BUNCH »328. L’alternative était claire : laisser quelques ’’nains’’ subsister sur le marché français grâce aux commandes captives du secteur public ou insérer l’informatique française dans le marché européen et même international, par des injections de capitaux et de technologique, en profitant des économies d’échelle procurées par les recherches effectuées aux États-Unis même et donnant quelque part à des laboratoires français dans cet effort de recherche et développement. Or la capacité de progression technique semble alors plus fort du côté du groupe Honeywell que du côté des entreprises européennes Philips et Siemens, dont l’activité informatique elle-même paraît bien trop faible. Pour notre période d’étude, cette stratégie semble réussir puisque, une fois que s’est effectuée la fusion entre la franco-américaine Honeywell-Bull et la française CII, CII-Honeywell-Bull s’avère une firme prometteuse : elle se classe au dix-huitième rang des investisseurs français329 en 1981 (avec une masse de 1 451 millions de francs), ce qui ne peut que profiter à l’ensemble de l’économie du pays330 ; toutefois, les difficultés des concurrents américains d’IBM (le « BUNCH ») sont telles que la stratégie d’Honeywell elle-même évolue soudain : elle commence à délaisser l’informatique et se déleste de son rôle de parrain de CII-Honeywell-Bull dès 1980, en en cédant le contrôle stratégique à des investisseurs français conduits par l’industrie Saint-Gobain : sa participation recule alors de 47 % à 19,9 %.

’’La voie française’’ antiaméricaine du Plan calcul est abandonnée331 au profit d’une logique de coopération et d’intégration ; cela peut paraître rétrospectivement en contradiction avec la politique de coopération européenne que prônent les experts en train de construire la Communauté économique européenne, par exemple avec la politique choisie pour Airbus. De même, cette logique du partenariat intégré permettant à une firme française de devenir la clé de voûte d’un ensemble euroaméricain a été rejetée quand Westinghouse l’a proposée pour l’électromécanique de Jeumont-Schneider. Mais cette même logique est suivie à propos des réacteurs d’avion (Snecma-GE) et donc à propos de l’informatique. La « politique industrielle » déterminée par le gouvernement français ne dispose d’aucune ’’rationalité’’ d’ensemble ; elle se précise au cas par cas, en fonction des groupes de pression, du positionnement de telle ou telle

327 L’accord officiel est conclu le 25 novembre 1975 et signé le 23 décembre, après des négociations qui ont duré de mai à septembre. La société CII-Honeywell-Bull est créé officiellement le 1er juillet 1976.328 Le „BUNCH“ réunit les cinq grands concurrents d’IBM : Burroughs, Univac-Sperry-Rand, N CR, Control-Data, Honeywell. Cf. Jacques Baron, « Plan Calcul : l’ambition de Giscard », Les Informations, 14 avril 1975, n°1561, pp.52-58.329 26e Esso SAF (941 millions de francs); 85e Kodak (218); 100e Mobil (180); 104e Control Data (164); 114e Esso Chimie (147) ; 120e Diebold Computer Leasing (134).330 Cela dit, la solidité de CII-Honeywell-Bull n’est pas acquise puisqu’un déficit de 449 millions de francs conclut l’année 1981.331 Jean-Michel Quatrepoint & Jacques Jublin, French ordinateurs. De l’affaire Bull à l’assassinat du Plan Calcul, Paris, Alain Moreau, 1976.

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branche d’activité au cœur de ce qui est jugé comme relevant de « l’intérêt national », etc. Quoi qu’il en soit, ’’l’antiaméricanisme primaire’’ est rejeté au profit d’une politique souple et empirique.

De même, quand surgit soudain la conscience de l’énorme retard français dans les composants électroniques face à l’offensive notamment de Motorola et de Texas Instruments, puisque le Français Thomson-CSF-SESCOSEM ne se classe qu’au dix-huitième rang mondial332 en 1975, c’est la voie de la coopération franco-américaine qui est choisie par le Plan composants défini par l’État en mai 1977. Trois pôles de responsabilité sont désignés pour assumer la responsabilité du développement d’une industrie française qui s’appuieraient néanmoins sur des accords avec des firmes américaines ; il s’agit d’obtenir des transferts de technologie, d’installer dans le pays des unités de recherche et développement, et de dépasser ainsi le simple modèle des ’’usines tournevis’’ créées en Europe par les Américains pour monter leurs composants. Motorola devient le partenaire d’EFCIS-CEA (accords de licences), NSC s’entend avec Saint-Gobain pour une filiale commune détenue à 51 % par l’Américain (pour des circuits MOS) et Harris s’allie à Matra (même type de filiale) ! Mais le doute subsiste quant à la stratégie suivie : « Le cap technologique a-t-il des chances réelles d’être comblé dans le cadre de joint ventures conclus avec NSC et Harris ? Ces deux firmes cherchaient une implantation en Europe, elles l’ont trouvée ! »333 Là aussi, les stratèges hésitent entre les deux termes de l’alternative : l’alliance franco-américaine ou la coopération européenne ; mais, à cette époque, la solution européenne vacille puisque le rapprochement Plessey-Thomson et l’entente entre Philips et Thomson-SESCOSEM échouent tous deux...

Dans tous ces secteurs, par conséquent (réacteurs nucléaires, réacteurs d’avion, informatique, etc.), l’avance technologique américaine, le souci des économies d’échelle, la pression des délais de développement, sont autant de causes d’une entente transatlantique fondée sur le bon sens économique et une perception positive des firmes américaines partenaires, dans la mesure où celles-ci acceptent de tenir compte de la nécessité de respecter une part de responsabilité française dans la gestion des filiales ainsi créées ou de conclure des accords de francisation relative des techniques concernées. L’habileté tactique des entreprises américaines pour entrer dans le jeu ’’politique’’ français en faisant suffisamment de concessions leur permet de surmonter les obstacles ’’chauvins’’ souvent soulevés par les groupes de pression de l’industrie parisienne : l’essentiel est, pour les Français, de ’’sauver la face’’ et de ne pas paraître se soumettre à l’hégémonie américaine. Un bon exemple de cette politique d’équilibre est l’attitude de Thomson-Brandt, qui, tout en possédant 60 % de France Couleur, qui produit les tubes de technologie française pour télévision couleur Secam, choisit, au nom du réalisme commercial, de fabriquer aussi des tubes de technologie américaine en prenant en 1971 la licence RCA car il peut ainsi développer ses exportations en Europe et notamment vers les autres licenciés RCA.

D’ailleurs, quand elle arrive au pouvoir et malgré sa politique de nationalisation, la gauche elle-même sait se montrer réaliste et enclenche une politique de séduction des investissements américains : la crise de l’emploi est telle que l’argent américain est jugé nécessaire pour sauver certains bassins de chômage –

332 « Vue des États-Unis, la France fait un peu figure de nain », in Jean-Michel Quatrepoint, « Composants électroniques : peut-on encore sauver l’industrie française ? », Le Monde, 19 avril 1977. Le principal producteur français de composants est alors la filiale du groupe néerlandais Philips, La Radiotechnique-Compelec.333 « Composants électroniques : une prise de conscience tardive », Le Nouvel Économiste, 19 septembre 1977, pp. 70-72.

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d’autant plus qu’il faut enrayer la vague de défiance qui a surgi à l’étranger334 devant la politique étatiste et nationalisatrice déployée par la gauche en 1981-1983. La DATAR – un organisme public chargé de la politique d’aménagement du territoire – dispose alors aux États-Unis de quatre bureaux de prospection industrielle ; des missions de démarchage sont montées chaque année outre-Atlantique : ainsi, en janvier 1985, une mission part explorer les chances du projet européen Disneyland... D’ailleurs, en 1984, les firmes américaines se classent au deuxième rang pour le nombre d’emplois créés en France avec le soutien de subventions publiques et au premier rang pour le nombre total d’emplois créés en France par des investissements étrangers335. Loin de devenir un bastion de l’antiimpérialisme sous l’égide d’une gauche ’’soviétisée’’, la France reste une terre d’accueil au sein d’une stratégie ’’d’économie ouverte’’ tant à l’intégration européenne qu’au « grand large atlantique »336.

D. Les tactiques des entreprises américaines en faveur de leur enracinement institutionnel

Entretenir un ’’profil français’’ est censé faciliter la pénétration commerciale et convaincre l’opinion, les autorités ou la clientèle que le groupe américain est suffisamment francisé pour pouvoir se draper dans la drapeau tricolore...

a. Des marques françaises au service de la puissance américaine

Une tendance à la discrétion domine de même chez certains groupes qui ne veulent pas paraître heurter l’opinion des acheteurs en martelant l’origine américaine de l’entreprise. C’est ainsi le cas, on l’a vu, pour Chrysler qui, pendant deux décennies (de 1955 aux années 1970), laisse sa marque Simca préserver ses parts de marché337 sur un marché automobile où la clientèle reste ’’chauvine’’, sauf à se laisser séduire par les berlines allemandes... – ce dont joue Ford qui, depuis les années 1960, affirme autant sa culture allemande historique que ses origines américaines. Et l’affirmation de la marque ombrelle Chrysler338 à partir de 1970 s’accompagne d’un déclin des ventes de Simca en France même, malgré un bon tonus à l’exportation, comme si les Français renâclaient devant de simili-’’Américaines’’. Kodak continue ainsi à s’appeler officiellement en France Kodak Pathé et fait se juxtaposer Kodak Trade Mark et Kodak Pathé dans ses publicités du tournant des années 1970. International a repris la société de matériel de travaux publics Yumbo et en conserve la marque tant en France qu’à l’exportation : « Avec les pelles Yumbo, International relève le défi sur le marché français. »339 Parfois, des groupes se cachent entièrement derrière leur distributeur concessionnaire – c’est le cas de la firme d’équipements industriels

334 Claude Bunodière & Alain Jemain, « Investissements étrangers en France : ’’Wait and see’’ », Le Nouvel Économiste, n°315, 14 décembre 1981, pp. 46-49.335 Les firmes américaines créent 1 683 emplois avec des subventions publiques (derrière les japonaises : 4 378 emplois ; et devant les allemandes : 1 099 emplois) et créent 3 141 emplois non aidés, soit un total de 4 824 emplois (devant les japonaises : 4 731 ; les allemandes : 1 374 ; et les britanniques : 1 127) sur un total de 13 394 emplois crées par des sociétés étrangères en 1984 (source : DATAR).336 De Gaulle employait cette expression pour dénoncer la Grande-Bretagne atlantiste et proaméricaine, qu’il soupçonnait de toujours préférer « le grand large » atlantique à une politique d’intégration européenne.337 (15 % de la production française, avec 350 000 voitures en 1969).338 « Chrysler sous le capot Simca », titre L’Express le 18 mai 1970. Simca devient Chrysler France et s’intègre dans le groupe européen ; le modèle moyen-haut de gamme porte la marque Chrysler et est un échec de style et d’identité en France.339 Publicité dans L’Expansion, mars 1971.

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Feralco340, par exemple, alors que ce leader du matériel de stockage a été acquis par Interlake Steel en 1965.

D’autres groupes veillent à rappeler leur enracinement français, en cherchant à capitaliser à la fois sur leur puissance américaine et sur leur histoire française : c’est le cas évident des deux propriétaires successifs de Bull, avec les marques GE Bull, puis Honeywell Bull. Ce double patronyme est finalement adopté par Chrysler dans les années 1970 avec la marque ombrelle Simca-Chrysler pour les publicités, même si les voitures elles-mêmes gardent leur seul nom Simca.

b. Des sociétés autant françaises qu’américaines ?

Plusieurs sociétés sont installées depuis tant de décennies dans le pays qu’elles s’identifient au paysage économique et même culturel ; elles sont perçues comme autant françaises qu’américaines – et l’on peut même supposer que la majorité de leurs clients ignorent leur origine. C’est certainement le cas d’Esso France (qui réalise le dixième chiffre d’affaires des sociétés privées en 1966) ou le cas de Singer France dont le président Jacques Ehrsam apparaît dans la seconde moitié des années 1960 comme une figure de proue du patronat français, souvent mis en avant pour sa politique sociale ou son mécénat culturel : il fournit ainsi des capitaux pour la rénovation des vitraux de la cathédrale de Reims341...

ITT société française ?Sur ce registre, la firme la plus ’’française’’ est ITT car elle oeuvre en France par le biais de deux filiales au nom bien français et aux racines profondes dans le terroir national, la CGCT (Compagnie générale de constructions téléphoniques, forte de 8 400 salariés en 1971) et LMT (Le matériel téléphonique). Ce sont même, depuis les années 1920, deux piliers de la production d’équipements de télécommunications en France ; elles sont bien intégrées dans le ’’cartel’’ officiellement reconnu que constituent les fournisseurs du service public des téléphones, les PTT, et, par exemple, sont partie prenant du plan de développement de trois ans lancé par les PTT en 1970. La CGCT et la LMT sont d’autant mieux francisées qu’elles disposent d’une capacité de recherche & développement en France même – avec le laboratoire LCT – et d’équipes d’ingénieurs trapues – avec un total de 1 700 chercheurs et ingénieurs en 1968. Par surcroît, elles ne sont pas cantonnées dans le marché français puisque, au sein du groupe ITT, elles disposent du droit de mener leur propre politique d’exportation, de prospecter des débouchés librement. Plusieurs publicités des années 1960-1970 insistent sur la force exportatrice de la CGCT, « le premier exportateur français de matériel téléphonique. Car, du Mexique à Tahiti, du Nigéria à l’Irlande, les techniciens de la CGCT participent au développement des exportations françaises. Au cours des six dernières anées, les exportations de CGCT se sont élevées à plus de 50 millions de francs en moyenne. Des équipements Pentaconta fonctionnent dans plus de 70 pays »342 ; ainsi, en 1969, le groupe effectue 71 % des exportations françaises de matériels pour centraux téléphonique et il exporte entre un cinquième et un tiers de sa production343. La CGCT fabrique en France depuis 1951 les centraux téléphoniques électromécaniques Pentaconta, 340 Feralco, créée en 1954, est le premier spécialiste de matériel de stockage et notamment de la fabrication de cornières perforées. L’Express, 24 mai 1965.341 In L’Express, novembre 1969.342 Publicité dans L’Expansion, 1968. Cela dit, Tahiti est un territoire français... Cf. aussi publicité dans L’Express, 26 juin 1967.343 En 1968, 84,5 de ses 363 millions de chiffre d’affaires sont obtenus à l’exportation et, en 1971, 95 de ses 498 millions de francs de chiffre d’affaires. CGCT exporte notamment des centraux en Amérique latine : au Costa Rica et au Mexique, en 1967, par exemple, et elle obtient son dixième contrat avec le Mexique en 1971, etc.

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puis elle y lance en 1960 le modèle électromécanique Pentaconta Crossbar, mis au point dans le pays même, ce qui en fait l’un des leaders de ce genre de technologie en Europe, aux côtés de la filiale française d’Ericsson et des sociétés franco-françaises (CIT-Alcatel et Thomson), avant de concevoir au début des années 1970 un commutateur électronique Metaconta 11A destiné à des petits centraux téléphonique d’entreprises.

Semblablement, une autre filiale du groupe ITT en France, Ascinter-Otis, n’apparaît en rien comme l’un des bras armés de la multinationale, au point que le passage de sa société mère Otis au sein du groupe United Technologies en 1976 passe inaperçu car nul enjeu géopolitique n’était porté par cette appartenance de la filiale française à un groupe américain. D’ailleurs, le fait qu’Otis ait installé les premiers ascenseurs de la Tour Eiffel en 1889 est historiquement l’un des leviers de la francisation de l’image de marque de la compagnie ; d’autre part, l’usine de Gien s’affirme en 1969 comme le pivot du système productif du groupe à l’échelle européenne, avec la mise en fabrication du « premier ascenseur standard européen »344 tandis que le pôle d’Argenteuil est consolidé comme « centre de développement ». Globalement, en 1972, le groupe ITT fédère environ 26 000 salariés en France345, sans que la réalité de cette force apparaisse réellement aux yeux du grand public puisque chaque marque mène sa vie propre, sauf peut-être Claude, qui devient dans les publicités ITT Claude. Cette confédération pèse alors 6,6 % du chiffre d’affaires et 6 % des effectifs du conglomérat, ce qui est à l’image du poids de la France dans le commerce mondial, par exemple, et ce qui indique qu’ITT a réussi à accorder à ce pays le poids correspondant à son potentiel d’influence économique.

Les effectifs du groupe ITT en France en 1972Matériel de télécommunications CGCT 8 948

LMT 7 888LCT et LCE

Matériel d’éclairage Claude 2 300Téléviseurs Océanic 987

Sonolor 624Divers produits industriels (semi-conducteurs, etc.)

2 463

Contacteurs Jeanrenard 758Location de voitures Avis 274Enseignement professionnel Pigier 250hôtellerie Sheraton 65variaTotal 26 145

IBM société française ?L’autre grand groupe franco-américain au sein duquel l’entité française joue un rôle clé est IBM. La filiale – qui a pris le nom d’IBM France en 1948 – bénéficie d’une part de marché substantielle et de la rapidité de croissance d’une économie de l’information encore sous-équipée, alors qu’aucun gros concurrent national ne lui résiste, comme c’est le cas en Grande-Bretagne. Dans les années 1950, elle participe pleinement à l’apogée des machines à cartes perforées avec la première calculatrice à tubes électriques IBM 604, puis à la percée des ordinateurs346 des premières générations. Les offensives successives menées contre l’hégémonie d’IBM par la société franco-américaine Bull et par la société purement française CII n’aboutissent qu’à grignoter sa part de marché, même si Control Data est toute-puissante sur le segment des très gros ordinateurs et si, dans les années 1970, Digital perce sur le segment des « mini-ordinateurs ». Sur chaque grand marché,

344 Site d’Otis France, p. 1.345 Michel Herblay, « La fin de l’évangile selon ITT », L’Expansion, septembre 1972, pp. 120-126.346 Avec les IBM 650, 704, 1401, 1410, 7071, 1620, 1710, etc.

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IBM affronte un concurrent national (Honeywell-Bull en France, ICL, Siemens), mais elle reste le leader tout puissant.

Part du marché de l’informatique347 en 1968France RFA Royaume-

UniIBM 42,6 % 55 30Bull-General Electric 29,2 9,1CII 6,2ICL 51,4Siemens 4,3Divers groupes américains 9,5 12 17,3Divers groupes européens 10,3

L’on sait le rôle joué par IBM dans la diffusion de la troisième génération d’ordinateurs, ceux dotés de circuits intégrés et de compatibilité (avec des programmes transférables sur l’ensemble de la gamme), à partir de 1963-1964, et de la structuration de ’’l’informatique de gestion’’ en Europe et donc en France, par le biais de sa gamme fameuse des IBM 360 et 370, où s’insère le mini-ordinateur 360-1904, à partir de la seconde moitié des années 1960. Cela explique le maintien de la forte part de marché d’IBM en France.

La puissance d’IBM au sein du parc d’ordinateurs en 1972 (total en 1971 : 5 940)

France Royaume-Uni

RFA

IBM 45,8 25 51,8ICL 2 30Honeywell-Bull 31,8CII 7Siemens 1 12Digital Equipment 5Burroughs 2,1Univac 1,9Ncr 1,5Control Data CDC 0,7

Certes, la filiale est insérée dans IBM Worldwide et se voit imposer sa stratégie ; mais le dispositif français est essentiel à l’échelle européenne : dès 1955, IBM y dispose de deux (Corbeil et Vincennes) des treize usines alors actives en Europe348 ; puis elle l’intègre pleinement à son système productif européen : « IBM World Trade Corporation continued to consolidate the production of IBM products in its most suitably located European plants, in order to take advantage of the internal tariff reductions taking place among the nations within each of Europe’s two regional marketing areas. »349 Le 360 est fabriqué ainsi à partir de 1965 dans l’usine de Corbeil-Essonnes, qui est la troisième à le produire dans le monde après deux usines américaines (New York et Burlington, dans le Vermont) : « One of the first of the 360 manufactured in France was delivered to an international research center and consulting firm there. »350 Le 370 est fabriqué, à partir de 1970, dans plusieurs établissements (Montpellier en France, Mayence en RFA, Havant en Angleterre) et incorpore des composants élaborés à Corbeil351. La France est en 1965 l’un des quatre pays européens (avec le Royaume-Uni, la Suède et la RFA) à abriter une unité de programmation (« commercial programming development

347 L’Expansion, juillet-août 1968, p.90.348 Dont trois en RFA, une en Italie, Norvège, Suède, Suisse, Belgique et aux Pays-Bas, et deux au Royaume-Uni.349 Rapport annuel d’IBM pour l’année 1960, p. 25.350 Rapport annuel d’IBM pour l’année 1965. Le 360 perce notamment dans les compagnies d’assurances.351 Cf. la publicité : « Quand l’IBM 360 se surpasse nous le baptisons 370. », publicité dans L’Express, 6 juillet 1970.

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facility », with « program librairies ») qui mêle hardware et software au service des clients.

Néanmoins, il reste délicat d’apprécier le degré d’intensité de la valeur ajoutée apportée par les améliorations ou innovations effectuées par les équipes d’ingénieurs d’IBM France, par exemple par rapport au laboratoire de recherche créé dès 1956 à Zurich ou à d’autres laboratoires aux Pays-Bas et en RFA. Pourtant, à partir du tournant des années 1950, elle développe le laboratoire créé dès 1934 et notamment un centre de calcul scientifique, qui travaille en interne mais forme aussi les clients (sous la direction de Jacques Maisonrouge dans les années 1950) ; puis, en 1963, est créé le centre d’études et de recherches de Nice-La Gaude, où 700 salariés se consacrent notamment aux applications de l’informatique aux télécommunications, donc avec une spécificité au sein de la division internationale du travail du groupe : « 1969 : l’industrie française a du réflexe. IBM France le prouve. Elle double la surface de son centre de recherches de La Gaude. »352 Cinq établissements rassemblent 9 400 salariés en 1981 ; IBM France mobilise quelque 20 600 salariés au total en 1981, dont 8 400 cadres353.

Le dispositif productif d’IBM en France en 1981Lieu Date de création Fabrications Effectifs

Corbeil-Essonnes 1941 Composants : circuits logiques, mémoires

4 000

Vincennes Fermeture à la fin des années 1950

La Gaude-Nice 1962-1963 Centre de recherche ; Systèmes techniques

1 200

Montpellier 1964 ordinateurs 2 300Boigny-Orléans 1965 Périphériques (disquettes,

têtes de lecture magnétiques, sphères, encre, rubans) et centre administratif

700

Canéjan-Bordeaux 1970 Sous-ensembles électroniques (cartes électroniques)

1 200

Grâce à cette force de frappe industrielle et commerciale, IBM peut insister sur son enracinement français : un publi-reportage (Contribution d’IBM France à la vie économique française. Une contribution de 68 ans à notre vie économique) précise ainsi en 1982 que la société est la troisième entreprise du pays pour le volume des impôts versés à l’État, qu’elle se situe au cinquième rang par ses exportations, qui pèsent 49 % de son chiffre d’affaires, et qu’elle effectue des investissements élevés (2,4 milliards de francs en 1981, par exemple). Il s’agit de dissiper les risques diffus d’une perception hostile de l’hégémonie de la société multinationale ; cela l’incite à mettre en valeur son insertion dans « la France des petits » (les petites entreprises) puisque sa politique d’achats sur place mobilise 6 000 fournisseurs et que ses activités en sous-traitance concernant 400 petites et moyennes entreprises et 4 000 emplois354. Une série de publicités paraît en 1970 sur le thème « Une entreprise française dans l’économie européenne », qui insiste sur la fonction de pivot assumée par IBM France en Europe : « Les usines IBM France fournissent leurs composants aux autres usines IBM en Europe [...]. Quant aux grands ordinateurs, les 360 modèles 40, 50, 65, ils sont entièrement construits à Montpellier, puis livrés dans les cinq continents. »355 Par ailleurs, Orly accueille un centre de gestion des stocks de pièces détachées à l’échelle

352 Publicité dans L’Express, 23 décembre 1969.353 Présentation du groupe dans une double page, L’Expansion, 1982, pp.28-209.354 Ibidem.355 Publicité dans L’Express, 19 janvier 1970.

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européenne. IBM France s’est ainsi coulée dans la vie économique française356 et revendique son label de ’’francité’’ ; l’on peut penser d’ailleurs qu’elle l’obtient quand le président du conseil d’administration d’IBM World Trade et vice-président d’IBM, Arthur Watson, de la famille des dirigeants du groupe, est nommé ambassadeur en France en 1970... : « He is responsible for much of the success and growth of our overseas operations. »357

c. L’Amérique au service d’une France moderne

Nombre de publicités insistent sur l’enracinement commercial des firmes américaines dans le terreau français : chacun y a déniché des clients dont la réputation en France est censée servir d’introductions, ce qui prouve qu’elle n’est pas ’’parachutée’’ dans le pays et qu’elle y dispose au contraire d’une tradition forte : « Les Ciments Lafarge [le leader de la branche en France] ont fait appel à General Electric dans le but d’utiliser dans leur cimenterie de Val d’Azergue (Rhône) le plus moderne système d’automation par calculateur. »358 De même, « 250 entreprises françaises ont à ce jour un ordinateur clandestin »359, indique Bull-General Electric, en citant pêle mêle la Télémécanique électrique, la Banque de l’Indochine, Tréfimétaux et Shell France, tous clients des unités d’infogérance (time sharing) du groupe franco-américain.

Plus probant encore est la mise en valeur de la participation des sociétés américaines à des projets typiquement d’intérêt national ; dans ce cas, les publicités n’insistent guère sur l’origine américaine, mais sur la contribution d’innovations (dont le lecteur sait bien qu’elles proviennent des États-Unis) à la puissance française ; la marque reçoit une sorte de ’’brevet’’ d’insertion dans l’expansion patriotique : « L’arme secrète de Xerox. Les ingénieurs de Sud-Aviation vont pouvoir reproduire tous les plans de Concorde par dizaines de milliers ! À sec, sur papier ordinaire, sans négatif et sans bain photographique, grâce à 3Copyflo 5 BC, de la filiale française de Rank Xerox, qui sera installée dans un mois. »360 « LMT a conçu et fabriqué le simulateur d’études de vol de l’avion supersonique Concorde et s’est vu confier l’étude et la réalisation du simulateur de vol de l’avion Transall et de l’hélicoptère SA 330. »361 Semblablement, Timken indique qu’elle collabore discrètement au programme Concorde : « Concorde : la qualité des roulements Timken pour ses trains d’atterrissage! »362 « Pour construire le plus rapide des avions commerciaux, il fallait à Sud-Aviation le plus rapide des ordinateurs, le Control Data 6600. »363 Sans campagne publicitaire, notons toutefois que le groupe américain Corning Glass élabore par sa filiale verrière Sovirel (en association avec Saint-Gobain) les tubes de télévision qui servent au système français de télévision SECAM, face au procédés américain NTSC et européen NTSC-PAL.

Plusieurs publicités stimulent les ’’valeurs françaises’’ typique, le refus des ‘’gros’’ par les ’’petits’’, le goût de la liberté – sinon de la concurrence pour soi-même, du

356 Nous remercions Eric Auvray, General Manager IGS France/NWA, et Edward Walsh, director of Communications, IBM France North Africa, ainsi qu’Anne-Marie Huré, son assistante, pour l’aide qu’ils nous ont apporté pour la collecte des données concernant l’histoire d’IBM en France, notamment les rapports annuels d’IBM World et une plaquette retraçant l’évolution française d’IBM. Cf. le site [www.ibm.com/annual report]. Cf. aussi le site [www.ibm.com/fr/90ans].357 Rapport annuel d’IBM pour l’année 1970.358 Publicité dans L’Expansion, 1968.359 Publicité dans L’Expansion, septembre 1969.360 L’Express, 5 avril 1965, p.42.361 Publicité dans L’Expansion, avril 1969.362 Publicité dans L’Expansion, 197x.363 Publicité dans L’Expansion, juin 1968.

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moins de la mise en concurrence de ses fournisseurs – et donc la sympathie pour les challengeurs : « Nous sommes le choix offert à votre liberté »364, proclame Honeywell qui tente indirectement d’alléger l’hégémonie d’IBM sur le marché de l’équipement informatique face à certains [qui] tournent en rond, par aveugle fidélité ». Mais IBM lui rétorque en publiant une « Déclaration des droits des petites entreprises à disposer d’un ordinateur »365 quand elle offre une gamme de petits matériels (IBM 3, puis 32, 34 et 38).

d. Les entreprises américaines et le modèle social français

Enfin, certaines entreprises d’origine américaine s’efforcent de convaincre l’opinion (politique et syndicale) qu’elles ne constituent pas un ’’cheval de Troie’’ d’un libéralisme social ’’sauvage’’ et qu’elles peuvent elles aussi contribuer à la cristallisation du ’’modèle social français’’. Elles valorisent leur engagement social, leur participation au renforcement de ce ’’modèle social’’ ou européen. Tout d’abord, elles s’efforcent de respecter l’évolution de la législation sociale ; mais, surtout, nombre d’entre elles l’appliquent avec un sens du ’’progrès social’’ qui vise à en faire des modèles d’une ’’entreprise éclairée’’. Un premier exemple est fourni par Manpower France : ses dirigeants animent le groupement d’étude du travail temporaire qui détermine une charte destinée à moraliser la profession et à imposer un règlement strict, afin en particulier de surmonter les réticences des syndicats de salariés ; puis ils contribuent fortement à la création en 1966 de la Chambre nationale des entreprises de travail temporaire et à la négociation avec les pouvoirs publics de la loi sur l’intérim366 discutée en 1970-1971, qui consacre les pratiques de Manpower elle-même. L’hostilité générale (politique, syndicale) enraye la diffusion de l’intérim dans les années 1960 : « Combattu par tous, sauf par les intérimaires et les entreprises, son droit même à l’existence lui était refusé. Cette hostilité de principe a duré plus de trente ans et, pour la dissiper, il a fallu mener un long et tenace combat, dont Manpower a été le principal fer de lance. Les esprits ont ensuite évolué petit à petit alors que la profession du travail temporaire se dotait de règles, de pratiques et d’une éthique nécessaires à sa reconnaissance. Elle s’est fait finalement accepter par les syndicats ouvriers et son utilité a été officialisée par la loi », et « Manpower [fut] précurseur des principales avancées sociales de la profession »367. Il est bien sûr impossible de conclure de ces études de cas fragmentaires qu’une forme de ’’modèle social américain’’ se serait implantée en France pour élargir le ’’modèle français’’, notamment celui promu par le secteur public ; mais l’on peut suggérer que les firmes les plus importantes ont eu le souci, précisément à cause de leur ’’visibilité’’, de veiller à leur image de marque sociale pour anticiper sur les

364 Publicité dans L’Expansion, novembre 1969.365 Publicité dans L’Express, novembre 1969.366 Ibidem, p. 92. C’est la loi du 3 janvier 1972. Auparavant, Manpower France a négocié avec la CGT l’accord du 9 octobre 1969 qui concerne seulement la société mais constitue un pas en avant déterminant dans l’organisation sociale du travail temporaire ; d’ailleurs, le Syndicat national des entreprises de travail temporaire exclut Manpower car il refuse le contenu de cet accord jusqu’en 1982.367 Communiqué autour de la sortie du livre de Michaël Grunelius, Du travail et des hommes, 2003, dans Les ressources humaines sur internet, [www.ressources-web.com/article.php3 ?id_article=66]. « Dans son livre, M. Grunelius explique comment Manpower, convaincu que son développement ne pourrait se faire qu’en accordant aux collaborateurs intérimaires un statut social aussi proche que possible de celui des CDI, a été à l’initiative de la plupart des avancées sociales de la profession : création de la première école de formation en secrétariat (1965), attribution d’une ‘prime de fin de mission’ (1966), rémunération des congés payés dès la première heure travaillée (1967). En 1969, Manpower signe un accord avec la CGT qui reconnaît le travail temporaire et légitime les avantages sociaux accordés à ses intérimaires [...]. Cet accord fut le seul du genre à avoir été signé dans la branche d’activité du travail temporaire jusqu’en 1982 », Ibidem, pp. 3-4.

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réticences de l’opinion (politique, syndicale, civique ?) devant l’intrusion du capitalisme américain en France.

L’informatique procure deux cas d’étude révélateurs de cette tendance. IBM rappelle qu’elle a signé la convention collective de la métallurgie, qui est le code contractuel interprofessionnel de l’Union des industries métallurgiques et minières, considéré comme particulièrement avantageux pour les salariés. Le cas le plus structuré est celui de Hewlett-Packard (HP) car la firme se veut une ’’entreprise sociale’’ des deux côtés de l’Atlantique368, et elle insiste sur « une politique de responsabilité sociale » : « La société attache une grande importance à sa responsabilité sociale, aussi bien vis-à-vis du personnel que vis-à-vis des pays dans lesquels elle est implantée. HP mène dans tous les pays une politique de recrutement active [...]. Estimant que la qualité des matériels est le reflet de la compétence et de l’épanouissement de son personnel, HP pratique une politique sociale très innovatrice : elle a été une des toutes premières au monde à utiliser l’horaire flexible pour l’ensemble des employés de ses usines ou de ses divisions commerciales, et à offrir la cinquième semaine de congés payés. De la même façon, HP assure à ses employés de nombreux avantages sociaux. Indépendamment du plan légal de participation français, HP France bénéficient, par exemple, d’un plan de participation aux résultats de l’entreprise et à l’achat d’actions à taux préférentiel. Très sensible à tout ce qui peut améliorer les conditions de travail, HP a adopté depuis longtemps, dans ses usines, l’enrichissement des tâches »369 et pratique les ’’cercles de qualité’’. Pendant un tiers de siècle, jusqu’en 2004-2005, HP France s’associe au pôle qui mêle progrès technologique et progrès social dans la région de Grenoble, grâce à une main-d’œuvre où figurent de nombreux techniciens, ingénieurs et cadres ; elle fait figure d’entreprise de pointe dans le réformisme social, posée en quasi-modèle pour les firmes d’origine française, à une époque où, dans le pays, l’affrontement idéologique et social prédomine sur des relations sociales institutionnalisées. En parallèle, Motorola communique elle aussi sur l’originalité de son modèle social, au nom de « l’esprit Motorola », qui règne dans son usine de Toulouse (1 100 salariés dans les années 1970), où l’absence de syndicalisation s’explique par une gestion décentralisée des relations sociales, au profit de petites unités de travail où le dialogue est immédiat.

Cette politique de construction d’une image de marque institutionnelle rejoint les éléments purement factuels liés à la puissance des multinationales américaines et à la perception positive de la contribution au progrès et à l’innovation. Cela explique l’attrait des sociétés américaines pour les étudiants des grandes écoles commerciales françaises370 à la fin des années 1960. Leur image de marque les séduit : possibilités de promotion, dynamisme commercial, bonne valeur des dirigeants, offre de formation en interne, niveau de rémunération constituent les cinq premières qualités justifiant une orientation vers elles, aux yeux des étudiants, qui contribuent ainsi à l’enracinement dans la jeune génération des futurs cadres d’une perception positive du capitalisme américain – donc en contraste avec les courants antiimpérialistes d’une partie de la jeunesse étudiante française au tournant des années 1970...

e. La confrontation des cultures d’entreprise : la francisation des entreprises américaines ?

368 David Packard, The HP Way. How Bill Hewlett and I Built our Company, HarperBUsiness, 1995.369 Publi-reportage dans L’Expansion, 1982, pp.88-89.370 Christian Bownnelaer, « A qui rêvent les grosses têtes ? », L’Expansion, juillet 1970, p. 103. Le classement privilégie les sociétés : Arthur Andersen, IBM, MacKinsey, Peat Marwick, Young & Rubicam, Procter & Gamble, Dupuy Compton, etc.

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L’entreprise américaine fascine certains responsables par la réputation d’efficacité de son ’’organisation’’ et par l’acceptation des tensions qui président aux relations verticales (entre dirigeants et salariés de base) et horizontales (au sein des équipes de manageurs), au contraire de l’autocratie et l’antisyndicalisme (dans les rapports sociaux) et de l’hypocrisie (dans les rapports hiérarchiques entre cadres) qui seraient censées dominer dans l’entreprise française. Celle-ci entretient le culte du secret alors que la culture de l’information semble caractériser sa consœur américaine : « Les patrons français se taisent parce qu’ils ont peur du public et leur impopularité se nourrit de ce silence. Pour ce dialogue, il a fallu aller chercher un Français à New York »371, relève un syndicaliste avant un duel télévisé avec un Français dirigeant un grand groupe américain. Le courage – est-ce dû à l’esprit cow boy ? – serait la vertu cardinale de tels dirigeants mêlant esprit entrepreneurial et esprit de dialogue, parce qu’ils auraient tout simplement confiance en eux : « Beaucoup de traits de l’Américain, la vitalité, l’enthousiasme, commandent l’admiration. »372 Cette image de marque s’est forgée depuis la guerre, et les témoins français qui se confient ainsi ne sont guère au courant de l’âpreté des relations sociales aux États-Unis dans les années 1930...

Cela dit, ces manageurs américains doivent s’adapter à la ’’culture sociale’’ et au mode opératoire institutionnel et hiérarchique des organisations propres à la France (et à l’Italie) où l’influence communiste dans le monde syndical (CGT, CGIL) crée un environnement spécifique pour les négociations et les rapports de forces. Toutefois, l’on ne dispose guère de documentation sur les relations culturelles au sein des équipes managériales des filiales françaises de firmes américaines. Les tensions n’apparaissent guère, ni un quelconque ’’choc des cultures’’ ; il est vrai que les périodes de prospérité, notamment dans les années 1950-1970, procurent aux entreprises une marge de manœuvre substantielle dans leurs rapports sociaux d’une part et dans l’offre de possibilités de promotion pour les cadres d’autre part. Au niveau des cadres et, surtout, du management, si certains Américains sont surpris du relatif retard dans la structuration des savoir-faire en comptabilité ’’moderne’’ (analytique) et en marketing, « une observation revient le plus souvent : la souplesse, l’adaptabilité, l’individualisme du manager européen » : « depuis mon retour d’Europe, je vois les choses avec plus de largeur d’esprit. Je suis plus ouvert aux idées nouvelles ; mon approche des problèmes est moins compartimentée, moins stéréotypée, me semble-t-il, que celle de confrères américains que je connais », confie un dirigeant373. « J’ai le sentiment que les hommes d’affaires européens, notamment dans les grandes entreprises, savent mieux écouter : écouter les gens, leurs employés, leurs clients. Ils prennent plus de temps pour recevoir, non seulement les étrangers, mais leurs compatriotes. »374

Plusieurs (encore trop rares) indices suggèrent que la ’’culture managériale américaine’’ susciterait aussi quelques réticences car la lourdeur des hiérarchies françaises serait concurrencée par les pesanteurs des processus américaines de gestion des organisations : « La façon de travailler outre-Atlantique est systématique, consciencieuse, mais plus laborieuse, me semble-t-il, plus lente que

371 Entretien dans L’Express du 13 avril 1970, avec Eugène Descamps, secrétaire général de la CFDT, à propos de l’émission télévisée À armes égales du 28 avril 1970, où il s’entretient avec le Français Jacques Maisonrouge, patron d’IBM International.372 Michaël Grunelius, Du travail et des hommes, op.cit., p. 168.373 William Rose, président de la division internationale d’Armco Steel, in Jack Star, Ce que l’Europe enseigne aux Américains. Une enquête auprès des managers qui sont venus travailler chez nous, p. 134.374 Marion Dietrich, directeur du marketing de Moteurs Cummins, après trois années passées en Europe, Ibidem.

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la nôtre. Nous avons l’impression d’être plus réactifs, plus imaginatifs »375, confie le patron de Manpower France-Europe, pressentant le risque de dérive vers la ‘’’corpocratie’’ du tournant es années 1980 quand nombre de firmes ont été trop accaparées par la gestion des ’’procédures’’ et du ’’reporting’’.

Conclusion

À faire

375 Michaël Grunelius, Du travail et des hommes, op.cit., p. 170.

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