heidegger origine oeuvre d'art

Upload: micheliusvsg

Post on 31-Oct-2015

48 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 1Heidegger, LOrigine de luvre dart Cours rdig en 2000 pour des tudiants de Licence (troisime anne) de Paris IV.

    Bibliographie Der Ursprung des Kunstwerkes est dabord une confrence prononce Fribourg-en-Brisgau en novembre 1935 et renouvele en janvier 36 luniversit de Zrich. Le texte dfinitif est celui de trois confrences prononces les 17 et 24 novembre et le 4 dcembre 1936 luniversit de Francfort. La postface a t en partie crite plus tard. Le supplment a t rdig en 1956, publi en 1960. Ce texte sera publi dans un recueil dessais sous le titre Holswege (publi Francfort en 1949), traduction : Chemins qui ne mnent nulle part (traduction de Wolfgang Brokmeier, aujourdhui publie en Tel chez Gallimard ; pour ma part, je me rfrerai la pagination de ldition de poche en Ides/Gallimard , 1980. Cette dition, discute, reprend sans la modifier une traduction de 1962). La confrence de 1935, qui se trouve l'origine de ce texte, a t traduite par Emmanuel Martineau (dition bilingue publie en 1986, puis republie, dans la revue Confrence, n4, printemps 1997). "Chemins qui ne mnent nulle part" en ce sens, prcise une note liminaire de quelques lignes de lauteur, que la mditation philosophique ne se propose pas ici de rsoudre une nigme, mais plutt de la mettre en vidence : Dans la fort il y a des chemins qui, le plus souvent encombrs de broussailles, sarrtent soudain dans le non-fray . Les considrations prcdentes concernent lnigme de lart ; lnigme que lart est pour lui-mme. Loin de nous la prtention de vouloir rsoudre cette nigme : il importe avant tout de la voir (postface, p. 89).

    LOrigine de luvre dart dans l'oeuvre de Heidegger LOrigine de luvre dart marque une rupture dans la pense de Heidegger depuis Sein und Zeit (1927), rupture qui annonce le tournant, la Kehre comme Heidegger le nommera lui-mme, qui le conduira accorder une place croissante la philosophie de lart, et qui ne sera explicitement formul quavec la Lettre sur lhumanisme adresse Jean Beaufret en 1947. Il doit pourtant tre mis en rapport avec des textes contemporains, ainsi quavec les grands textes qui, la suite, feront rfrence lart.

    Sein und Zeit (1927), plusieurs rfrences (p. 68, qui renvoie prcisment au 44 : Etre-l, rvlation et vrit , p. 75 o est voqu lengagement ek-statique de lhomme dans louvert de ltre et enfin p. 95 pour voquer la fulguration do provient lart et qui seule est en mesure de dterminer le sens de ltre).

    Kant et le problme de la mtaphysique, Gallimard, 1953 (pour la premire fois, un cours du semestre dhiver 1925-26).

    Un texte essentiel sur ce quon peut bien appeler lanti-humanisme de Heidegger, Cassirer/Heidegger, Dbat sur le kantisme et la philosophie (Davos mars 1929) et autres textes de 1929-31, Paris, Beauchesne, 1972 (puis mais capital). Les Hymnes de Hlderlin : la Germanie et le Rhin, Gallimard, 1988 (cours du semestre dhiver 34-35). Heidegger fait allusion lhymne sur Le Rhin dans la premire partie de son essai (38) et conclut par une citation dun autre hymne de Hlderlin, le pote de luvre dont il reste encore aux Allemands sacquitter : La Migration (p. 89). Introduction la mtaphysique, Gallimard, 1952 (semestre t 1935). Quest-ce quune chose ? Gallimard 1971 (semestre dhiver 35-36). Cette problmatique est trs prsente dans la premire partie de LOrigine de luvre dart. Cela dit, le cours de 35-36 est essentiellement consacr au commentaire de la logique transcendantale dans la premire Critique. En revanche, le texte intitul La Chose dans Essais et confrences, Gallimard, Tel , 1958, p.

  • 2194-218, qui assigne la chose la tche de rassembler le Quadriparti (das Geviert) que nouent ensemble la terre et le ciel, les Divins (die Gttlichen) et les mortels, est un texte important qui prolonge et claire ce qui est dit sur la terre et le monde dans LOrigine de luvre dart. Nietzsche, I, premier chapitre La volont de puissance en tant quart , p. 11-199, Gallimard 1971 (leons donnes de 36 40 Fribourg).

    Pourquoi des potes ? , in Chemins qui ne mnent nulle part, autrefois dans Ides-Gallimard (1962), aujourdhui en TEL (1986). Discours prononc en dcembre 1946, vingtime anniversaire de la mort de Rainer Maria Rilke. On rattachera ce texte lessai intitul Lhomme habite en pote (vers 1952), galement sur Hlderlin, dans Essais et confrences (Gallimard, Tel). Lettre sur lhumanisme (1947), Aubier, 1964. Acheminement vers la parole, Gallimard 1976 (textes rdigs entre octobre 50 et janvier 59). Lart et lespace , in Questions IV, Gallimard, Tel 1976, p. 269 sq. Travaux sur Heidegger Un petit texte dintroduction, que je persiste trouver bon malgr les nombreuses critiques (trop heideggrien pour les anti, pas assez pour ses disciples) : Jean-Pierre Cotten, Heidegger, Seuil, Ecrivains de toujours , 1974.

    Il existe un trs prcieux numro des Cahiers de lHerne publi en Poche Biblio , avec des articles passionnants de Hans-Georg Gadamer, Jean-Luc Marion, Jean-Franois Courtine, Jean Beaufret, Jean-Louis Chrtien ( La rserve de ltre , en rapport direct avec les seconde et troisime parties de notre texte), Jacques Taminiaux, Michel Haar, Jean-Michel Palmier, Dominique Janicaud, Henri Birault, Jacques Derrida. Un article de Marc Froment-Meurice, Lart moderne et la technique , p. 305-329 : une tude qui tente de montrer comment lvidente inactualit de lanalyse de Heidegger sur lart peut cependant clairer la dmarche de lart alors le plus contemporain : le nihilisme suppos de lart dAndy Warhol et de Jaspers Johns est mis en rapport avec la critique heideggrienne de la domination plantaire de la technique. Peu convaincant, et dat.

    Une excellente introduction, claire et complte, la philosophie de Heidegger, avec comptence et sans esprit de chapelle : Christian Dubois, Heidegger : introduction une lecture, Seuil, Points-Essais , 2000. Le chapitre VII de Dubois, Art, posie et vrit , p. 251 276, est un long, prcis et prcieux commentaire de la confrence de 1935-36.

    Un livre dune trs grande richesse, mais trs personnel aussi, sur lontologie selon Heidegger (le problme de lart nest pas spcifiquement trait) : Henri Birault, Heidegger et lexprience de la pense, Gallimard, 1978. La question des relations de Heidegger avec le nazisme a t pose pour la premire fois sans circonlocutions par Victor Farias en 1987 (Heidegger et le nazisme, Verdier). Cet ouvrage, que beaucoup lors de sa publication ont jug partial et manipulateur, a provoqu une vritable crise dans la philosophie franaise. Il est vrai qu'elle couvait depuis longtemps. On lira ce sujet le long article, en fait une bibliographie commente de tous les textes importants concernant la polmique, par Jean-Michel Palmier, Heidegger et le national-socialisme , Magazine littraire, juin 1988. Une tude plus rcente, solide et complte, a montr combien les allgations de Farias taient justifies. Ce rquisitoire implacable est fond sur un trs vaste corpus : Emmanuel Faye, Martin Heidegger,Lintroduction du nazisme dans la philosophie. Autour des sminaires indits de 1933-1935, Albin Michel, 2005, 578 pages (repris en Livre de Poche en 2007). Il faut le reconnatre, Heidegger, qui affiche avec ostentation sa "germanit", qui fait du peuple allemand, le peuple par excellence, et de la langue allemande, la langue philosophique par

  • 3excellence, est surtout un cas franais. Il y aurait encore beaucoup dire et penser sur cet pisode de notre histoire intellectuelle. On pourra lire de ce point de vue l'ouvrage passionnant, en fait une chronique de la vie intellectuelle franaise dans la seconde moiti du XXe sicle, de Dominique Janicaud, Heidegger en France, publi en deux tomes chez Albin Michel en 2001, et repris en poche chez Hachette, "Pluriel", en 2005. Le premier tome est un rcit des relations tumultueuses et passionnes des philosophes franais avec Heidegger ; le second prsente une srie de tmoignages des meilleurs esprits ayant particip, de prs ou de loin (le plus souvent d'assez prs) cette aventure.

    Sur le problme trs particulier que soulve lanalyse par Heidegger du tableau de Van Gogh Vieilles chaussures , 1887, on lira encore la trs remarquable tude (1968), par sa prcision et sa profondeur, malgr sa modestie apparente, de Meyer Schapiro (1904-1996), Lobjet personnel, sujet de nature morte. A propos dune notation de Heidegger sur Van Gogh , dans Art, style et socit (Gallimard, Tel , p. 349-360). Cest cette tude qui donne lieu la subtile et distancie tude de Jacques Derrida dans La Vrit en peinture, ironiquement intitule : Restitutions. De la vrit en pointure , Flammarion, Champs , 1978, p. 291-436.

    LOrigine de luvre dart La philosophie se fonde par la dnonciation dun oubli : loubli de la pense. Lironie socratique a ainsi pour fonction de rvler, celui qui croit penser, quil ne pense pas encore : cest ainsi que Mnon ne pense pas la vertu, il ne fait que rpter la leon de Gorgias. Cet oubli de la pense est ncessaire, non accidentel : de mme que la lumire se fait oublier par lobjet quelle rvle et manifeste, de mme lacte propre de la pense (cette lumire intelligible) se fait oublier par lobjet quil fait connatre. Cest ainsi quil est ais de penser cet arbre, cette rose, cette femme, mais quil est beaucoup plus difficile de penser la pense elle-mme, c'est--dire de nous ressouvenir de la pense, par laquelle seulement nous accdons la connaissance de tel ou tel objet. Cet acte du ressouvenir, qui est lacte propre de la philosophie, Platon le nomme rminiscence, en grec : anamnsis. La philosophie se veut alors enseignante, non pas cependant la faon des sciences traditionnelles dont le domaine est ncessairement limit par la nature de lobjet dont elles laborent la connaissance, mais par la rminiscence qui fait se rflchir la pense sur elle-mme, qui convertit la pense en son intriorit mditante. Cest ainsi que, selon Platon, lacte fondamental de la paideia philosophique consiste moins apprendre une leon qu apprendre apprendre, c'est--dire convertir le regard de lesprit, de lobjet extrieur qui laccapare, la lumire intrieure, ou soleil intelligible, qui la fait pensante. Cest ainsi quil ny a de vritable connaissance que sur le fondement de cette connaissance qui se connat elle-mme. Dsormais tout savoir se conoit dans le lieu mtaphysique de la conscience de soi, c'est--dire de la pense qui fait rflexion sur elle-mme. La subjectivit, c'est--dire cette aperception premire qui fait du sujet une personne responsable et autonome, est dsormais le lieu originaire de la vrit, lhorizon transcendantal de toute connaissance possible.

    Tel est, selon Heidegger, lacte fondateur de la pense occidentale, celui-l mme quinaugure le renversement platonicien : lesprit dsormais se dtourne de la contemplation du monde et des choses et se replie en son intriorit, interrogeant sans fin labme de la subjectivit. Et quand lesprit se tourne vers le monde et les choses, il ne les considre quen relation avec les besoins qui lui sont propres, avec les fins quil sest assignes lui-mme. Depuis la naissance de la philosophie occidentale, nous ne considrons plus le monde selon son tre propre, mais assujetti aux buts que nous entendons poursuivre dans le monde, soumis notre valuation et notre matrise. Depuis Platon, c'est--dire depuis la fondation de la mtaphysique, ltant se dfinit comme idea, c'est--dire par laspect visible quil offre au sujet qui sen saisit et lutilise son profit : dsormais lhomme se place au centre de ltant, et le destin de la mtaphysique est aussi celui de

  • 4lhumanisme. Toute chose devient ainsi ustensile pour lhomme, ce que Heidegger nomme ltre--porte-de--la-main (Zuhandenheit). Or, il se trouve que nous parvenons au terme ultime de cette histoire plus de deux fois millnaire : dj, Nietzsche avait dnonc le retournement de la perspective extravertie du dionysisme dans la perspective introvertie du christianisme, dont Platon prpare lavnement. Pour comprendre lorigine occidentale de ce que nous appelons penser, il avait procd une gnalogie de la morale : lessence de la moralit rside en effet dans la raction plutt que dans laction, dans la conscience de soi plutt que dans livresse, dans le ressentiment plutt que dans la cration. La morale apparat ainsi comme ayant partie lie avec la rflexion philosophique, et ressassant indfiniment comme elle un impossible examen de conscience. A lautonomie et la responsabilit du sujet conscient de lui-mme, donc la faute et la culpabilit, Nietzsche avait donc oppos linnocence et le jeu qui font, de tout crateur, un enfant. En dnonant la tyrannie de la conscience, formation superficielle de linstinct en vue de communiquer (donc expression extrieure et sociale de la volont de puissance, par ex. 351 du Gai Savoir, et 3 de Par-del Bien et Mal), Nietzsche, comme le pote de la lettre du voyant, son contemporain, affirme que le sujet vritable, le seul crateur, est celui de la volont plutt que celui de la conscience, qu'il est donc l'autre du "je pense". Cependant, et malgr cette rupture dclare avec la tradition philosophique, Nietzsche, selon Heidegger, reste un philosophe de la subjectivit : le dsir inconscient creuse, dans le sujet de la conscience de soi, un abme inconnaissable, il enrichit donc le sujet plutt quil ne le dpasse. Le retournement platonicien nest donc pas radicalement mis en question, et la sagesse dionysiaque veut lexpression de la plus profonde subjectivit, c'est--dire de la volont de puissance. La Terre, qui ne prend sens que par lvaluation de la volont ( lhomme est lanimal estimateur par excellence ), est par elle-mme oublie et ne vaut que par la cration de lartiste qui lui donne sens : Il nous faut comprendre la philosophie de Nietzsche en tant que mtaphysique de la subjectivit , et mme, ajoute Heidegger, en tant que mtaphysique de labsolue subjectivit de la volont de puissance (Nietzsche, II 160). Cest ainsi que Nietzsche, quoiquil en dise, ne remet nullement en question le primat du sujet fond par le renversement platonicien, il le porte au contraire sa forme la plus extrme. Il ny a pas de subjectivisme plus exacerb que la doctrine de Zarathoustra. Aussi, selon Heidegger, sera-t-il incapable de dpasser le nihilisme quil dnonce pourtant, puisquil ne peut fonder la valeur que dans le perspectivisme qui nest en fin de compte quun subjectivisme. Seule demeure constante et vritable lhgmonie de la volont sur le monde.

    Heidegger reprend donc la tentative avorte de Nietzsche, et mdite sur les commencements de la mtaphysique occidentale. La philosophie dnonait loubli de la pense et se dtournait du monde en rflchissant lesprit en son intriorit. Heidegger, inversement, dnonce loubli de lEtre et entreprend de se tourner vers le monde en se dtournant de la subjectivit. Que signifie ici loubli de lEtre? De lEtre (Sein), selon Heidegger, la pense occidentale ne connat plus que ltant (Seiende) : ltant est lobjet dfini, dtermin par le Dasein, ltre-l, c'est--dire lhomme en tant quil est le seul vivant qui ait souci de la facticit de sa situation dans le monde (lanimal ne sangoisse pas dtre l : il est au monde, tout simplement) et de son tre-pour-la-mort (Sein zum Tode : Seul lhomme meurt, lanimal prit , La Chose , in Essais et confrences p. 212). Par ce souci, lhomme apparat comme lunique berger de lEtre , celui qui questionne et stonne de la pure prsence du monde, de son incomprhensible facticit. Il faut dire en ce sens que seul le Dasein existe, car seul il peut slever un engagement ek-statique dans louvert de lEtre. Mais ek-stase est ici souci et angoisse, non ivresse. Cest alors pour chapper cette angoisse, qui prserve pourtant cela seul qui est proprement humain en lhomme, que le Dasein dtermine le sens de ltant en soumettant lEtre son valuation, sa volont, sa raison : il arraisonne la nature, il oublie lEtre par son assujettissement dans la domination technique. Lhomme est ainsi le gardien de lEtre, mais aussi celui qui peut lui faire la plus grande violence : nous vivons selon Heidegger lpoque de la Technique plantaire, o la Terre entire est soumise lobjectivit de nos concepts. Cette poque est aussi celle du plus grand pril pour lhomme, car lhomme ne demeure humain que

  • 5dans la mesure o il se tient dans leffroi de lEtre, dans cette inquitude originaire qui le fait stonner quil y ait de lEtre, et non pas plutt rien. Cest ainsi que la centrale lectrique mise en place dans le Rhin ( La question de la technique , 1953, in Essais et Confrences) somme le Rhin de faire tourner les turbines et de produire de lnergie ; le fleuve se trouve ainsi comme instrumentalis, arraisonn (Gestell), et lnigme de son Etre, c'est--dire le mouvement de son apparition, de son closion phnomnale, telle que la clbre Hlderlin dans lhymne intitul Le Rhin, est occulte. Les choses sont ainsi dchues en outils, et ne valent que par lutilit que nous leur attribuons. En tant quelles ne sont que des outils, elles diffrent entre elles par lusage auquel nous les destinons. Pourtant, nous disons que toutes ces choses sont, avant mme de dire ce quelles sont, et nous signifions par l un sens le sens, prcisment, de lEtre. Ainsi apparat la question de lEtre : quand je dtermine ltant par ses attributs, jocculte lEtre qui nest plus alors que la copule, ou liaison logique entre le sujet et lattribut. En revanche, lorsque je suspends lacte de lattribution, c'est--dire de la dtermination de ltant considr comme un ustensile, la question de lEtre se fait nouveau entendre dans toute sa grandeur : Dans le jardin, il y a un arbre. Nous disons de lui : larbre est dune belle taille. Cest un pommier. Il est peu riche de fruits cette anne. Les oiseaux chanteurs aiment le visiter. Larboriculteur pourrait encore en dire dautres. Le savant botaniste qui se reprsente larbre comme un vgtal peut tablir quantit de choses sur larbre. Finalement, un homme trange arrive par l-dessus, et dit : Larbre est. Que larbre ne soit pas, cela nest pas (Quappelle-t-on penser?, p. 166). Lhomme trange en question, cest Parmnide, auteur de la formule ancienne qui nous oriente vers le ressouvenir du sens de lEtre : LEtre est, le Non-Etre nest pas ; que lEtre ne soit pas, cela nest pas . Ce qui permet alors Heidegger davancer que la parole des Prsocratiques, indissociablement potique et philosophique, parole qui prcde le renversement platonicien, est encore proche de la question de lEtre dont ne se dtournait pas alors la pense, en un temps o la pense ne stait pas encore convertie en son intriorit rflchissante. La vrit nest plus alors pense sur un mode logique, comme liaison entre le sujet et les attributs qui le dfinissent, mais sur un mode phnomnologique, comme adaequatio rei et intellectus (Sein und Zeit, 44), la vrit tant alors le dvoilement de la chose, ltant vis tel quil se montre en lui-mme (263), c'est--dire tel quil se montre au seul Dasein, qui porte en lui louverture et la rvlation de lEtre.

    Penser, cest alors tenter de revenir, par-del loubli de lEtre, la parole qui sait accueillir lclosion de ltant dans la lumire de lEtre. Le regard de la Grce archaque, c'est--dire pr-philosophique, peut nous aider retrouver cet tonnement quouvre en nous le jour qui se lve, cet merveillement premier qui nous saisit devant la perptuit de la donation phnomnale, devant lavnement du monde. Dans les textes de la dernire priode, Heidegger aime rpter que lEtre est vnement (Ereignis) : lvnement de lEtre est lavnement de la prsence dans lhorizon du monde, il est le mouvement de la manifestation qui est lacte propre de ce lieu que les Grecs, avec Aristote, nommaient phusis (Questions II). Si je considre ltant comme un ustensile, si je le soumets donc la grille de mes catgories, je men rends matre et ne mtonne plus de sa prsence, mais si je le considre dans lvnement de son apparition phnomnale, alors je me ressouviens de lEtre qui le porte et le maintient dans la prsence. Si lEtre est vnement, alors il faut dire avec Heidegger quil est la fois lvnement dune manifestation et dune dissimulation : lEtre se manifeste par lclosion de ltant, mais ltant lui-mme, par son caractre propre, par ses dterminations, incite loubli de lEtre. LEtre est alors pens comme vrit altheia ce qui sort de la dissimulation, mais pour retourner aussitt en loubli, ou Lth, en lequel lensevelit sa manifestation mme. Le vritable secret de lEtre, cest ainsi le perptuel mouvement de loffrande phnomnale. Rien nest plus nigmatique que lvidence. On comprend ainsi que ce nest pas par une quelconque ngligence de la pense que la pense en est venue oublier lEtre, mais par le ncessaire retrait de lEtre lui-mme qui se dissimule en se montrant. En se dissimulant, lEtre ne se

  • 6drobe pas : il se retire en sa rserve qui prserve lvnement de son apparition, de mme que lclaircie de la clairire ne se fait jour que pas lombre de la fort qui lassige. Cest ainsi que la nuit ne dissimule pas le jour mais au contraire, par lobscure clart stellaire qui la parcourt, en prpare le lever. Rien nest montr quand tout est montr. La pure lumire ne manifeste pas, elle aveugle. Le secret de lEtre est ainsi la condition de sa mise en vidence (J.-L. Chrtien, La rserve de lEtre , in Cahiers de lHerne). Comment dire alors cette prsence absente, origine de toute prsence phnomnale, sans la profaner dans linstrumentalit, sans lassujettir aux fins instrumentales de la subjectivit? Cest sans doute la tche du philosophe que de mditer la perdurance de cette origine, et qui toujours prcde tout discours. Mais cest encore et peut-tre surtout la tche de lart que de faire paratre ltant dans la clart rvlante de lEtre. Lart apparat ainsi, aux yeux de Heidegger, comme une sorte danti-technique : tandis que la technique soumet le monde aux dterminations objectives de lintelligence humaine, lart soumet inversement lhomme lavnement originaire de lEtre, le maintenant ainsi dans le souci qui le fait proprement humain. Limage du peintre, la parole du pote nous font nous ressouvenir de la clart originaire de lEtre, cette clart dont, en tant que nous sommes humains, nous avons la garde. Le pote, et Hlderlin tout particulirement, dont Heidegger crit quil est en un sens privilgi, le pote du pote , nomme le Sacr , et se ressouvient du monde dans ltonnement matinal de son apparition originaire. Cest pourquoi le langage potique, qui est la vrit de la parole, ne qualifie pas le monde, il ne distribue pas des qualits ni des attributions aux tants qui, en tant qutants, sont diffrents les uns des autres ; il ne fait pas davantage du langage un simple moyen de communication, instrumentalisant ainsi les mots eux-mmes qui deviennent alors monnaies dchange dans lconomie du lieu commun. Non : le mot du pote rvle au contraire la chose dans la clart originaire de lEtre, la parole potique nous enseigne dvisager le monde dans lnigme de son closion phnomnale ; elle appelle la chose et par cet appel la met au monde, la rvle dans le secret de son vidente prsence ( La parole , 1950, in Acheminement vers la parole, mais aussi Lhomme habite en pote , in Essais et confrences). Cest ainsi que Hlderlin nous enseigne voir le Rhin, habiter le monde en pote et non le dominer en technicien, considrer le fleuve dans le pur mystre de son scintillement phnomnal, dans lvnement originaire de son incomprhensible et muette apparition ( Pourquoi des potes? , 1926, in Chemins qui ne mnent nulle part). Cet appel potique lavnement de lEtre dfinit galement lorientation du peintre. Dans un texte de 1935, LOrigine de luvre dart (in Chemins qui ne mnent nulle part), c'est--dire luvre dart considre comme appel et convocation loriginaire rayonnement de lEtre, Heidegger mdite longuement sur un tableau de Van Gogh. Le motif en est une paire de chaussures, ou plutt de gros godillots, abandonns sur le sol. En tant que la chaussure est un tant dtermin, elle est un ustensile et, comme tout ustensile, sintgre dans un monde, ou ensemble dtants qui lui sont relis par lusage. Le propre dun outil, cest en effet quil ne vaut jamais par lui-mme, mais toujours en relation avec dautres objets : ainsi le marteau appelle la main et le clou, mais aussi la tenaille, le bois, la colle, etc., de mme que la chaussure appelle le pied, invite la marche qui se met en route, etc. Ce qui est remarquable en revanche dans ce tableau de Van Gogh, selon Heidegger, cest que la chaussure est prsente comme un absolu, isole de tout contexte utilitaire qui permettrait de lassujettir une quelconque matrise : Daprs la toile de van Gogh, nous ne pouvons pas mme tablir o se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il ny a rigoureusement rien o ils puissent prendre place : rien quun espace vague (Chemins, 33-34). Est-ce dire que la chose, telle que luvre dart la fait advenir dans la prsence, est dpourvue de toute signification et ne renvoie qu elle-mme? Bien au contraire, cest seulement par la prsentation propre luvre dart que la chose cesse de se rfrer dautres choses, ou dautres tants, selon le systme de corrlations qui dtermine loutil intra-mondain, pour pratiquer une ouverture ou claircie vers lEtre, pour dvoiler lEtre dont elle provient. Cest ainsi que, selon

  • 7Heidegger, les souliers fatigus de Van Gogh nous font nous ressouvenir de la lente et opinitre foule travers champs, le long des sillons toujours semblables, stendant au loin sous la bise. Le cuir est marqu par la terre grasse et humide. A travers ces chaussures passe lappel silencieux de la terre, son don tacite du grain mrissant, son secret refus delle-mme dans laride jachre du champ hivernal. A travers ce produit, repasse la muette inquitude pour la sret du pain, la joie silencieuse de survivre nouveau au besoin, langoisse de la naissance imminente, le frmissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient la terre, il est labri dans le monde de la paysanne (Chemins, 34). Tout uvre appartient ainsi une Terre, dont elle provient et vers laquelle elle fait retour, dont elle nous fait nous ressouvenir. Soit encore, ajoute Heidegger, le temple grec : le temple ne vaut pas par lui-mme, mais plutt par le paysage dans lequel il slve, et dont il rvle la grandeur. Sur le roc, le temple repose sa constance [...] Sa sre mergence rend visible lespace invisible de lair. La rigidit inbranlable de luvre fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparatre, par son calme, le dchanement de leau. Larbre et lherbe, laigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent quainsi leur figure dvidence, apparaissant comme ce quils sont. Cette apparitions et cet panouissement mmes, et dans leur totalit, les Grecs les ont nomms trs tt phusis (Chemins, 44-45). On comprend ainsi que pour Heidegger, luvre dart nexprime nullement la subjectivit de lartiste, son sentiment personnel, son impression sensible cest lerreur originaire de toute philosophie esthtique que de sorienter en ce sens mais au contraire lEtre, qui nest pas lhomme mais ce devant quoi le Dasein se tient, si du moins il demeure fidle sa destination historiale. Il faut donc distinguer la philosophie esthtique, qui nest en fin de compte quun humanisme, de la philosophie de lart, ou plus exactement de luvre dart, telle que Heidegger en conoit le projet, et qui est une ontologie, c'est--dire une mditation sur la question de lEtre. On peut remarquer ce propos que lexemple du tableau de van Gogh est peut-tre mal choisi, car il est peu duvres qui expriment avec autant dintensit les souffrances dune subjectivit : rien, en effet, ne soppose davantage la beaut du temple grec, selon lidal classique ou noclassique, que lart violemment expressionniste dun Van Gogh. Mais peut-tre faut-il comprendre en un sens presque polmique le choix de Heidegger : mme un art aussi puissamment subjectif que celui de van Gogh nexprime pourtant pas la subjectivit elle-mme, mais dvoile plutt lEtre dont le Dasein a la garde. Nous pouvons de mme nous interroger sur ce choix du temple grec. Il parat peu discutable que nous retrouvions ici ce qui est peut-tre lun des derniers avatars du mythe de la Grce dans le romantisme allemand, mythe auquel Heidegger participe au moins par son admiration passionne pour Hlderlin : la Grce est le pays de lorigine, elle est lenfance heureuse de lOccident, la parfaite beaut en laquelle la tradition de loccident, de lHespride selon le mot que Hlderlin affectionne, et qui fait de nous des tard-venus, les hritiers dune origine perdue, trouve son fondement et son principe. Il est vrai cependant que le temple grec semble plus appropri que les souliers de van Gogh pour cette ontologie de luvre dart que Heidegger veut mettre en lumire. Dans un essai remarquable, Michel Butor a montr combien le temple nest, en Grce, que le rvlateur du site, le signal que, depuis la totalit du paysage qui se trouve comme rassembl autour de ce centre que marquent la colonne et le temple, un dieu nous regarde. Paradoxe : les temples romains sont infiniment mieux conservs que les temples grecs, dont il ne reste le plus souvent que le rectangle de la fondation et quelques dbris de colonnes ; cependant, les ruines romaines nous inspirent un sentiment de vieillesse et de caducit, tandis que les dcombres de la Grce nous donnent curieusement limpression dune inaltrable jeunesse. Cest que le temple romain slve dans lUrbs, c'est--dire la cit des hommes, il est le centre dune religion civile comme le forum est un carrefour la fois politique et conomique ; or, la Rome ancienne qui donnait sens au temple nest plus, et le temple ancien demeure seul parmi les btiments de la Rome moderne. Aussi nous parle-t-il moins du dieu lui-mme, que du monde ancien quil fondait, et qui est aujourdhui tomb

  • 8en poussire. Mais le temple grec slve dans le paysage, dont il dvoile le caractre sacr : Delphes, Olympie, pidaure, Dlos (et plus que tous peut-tre, le site grandiose et sauvage o s'lve le temple de Bassae), sont en premier lieu des sites naturels qui simposent de nos jours avec la mme vidence quils simposaient aux anciens Grecs. Le dlabrement du temple lui-mme est alors de moindre importance, puisque la permanence, la perdurance du paysage conserve encore de nos jours lempreinte du sacr. Encore faut-il sinterroger sur ce quil faut entendre, ici, par site . Ce qui dfinit le site, cest en premier lieu, et bien videmment, lhorizon du paysage, les environs du temple qui suscitent le temple, le roc sur lequel il se fonde, ce que Heidegger nomme la Terre . Mais dfinit encore le site, et tout particulirement le site grec, le Ciel, dont on dit assez quil est plus pur et plus clair en Grce que partout ailleurs, ce qui est surtout une vue de lesprit, et qui trouve en lesprit sa ncessit plutt quen la mtorologie : Si le souvenir du voyage en Grce est tellement li la clart du ciel, cest quil faut que le ciel y soit clair pour que le site puisse dployer nos yeux toute sa puissance. On peut trs bien visiter les cathdrales gothiques par temps gris ; peut-tre aurait-on prfr un soleil clatant pour Chartres ou Reims, mais, sous la pluie battante, nous ne les avons pas moins vues, tandis que si le ciel est couvert lors de notre arrive Delphes, pour peu que nous ayons le moindre loisir, nous resterons jusqu ce quil se purifie, car nous savons trs bien que Delphes ne peut se montrer nous comme Delphes que par beau temps (Butor, introduction Richier, Gographie sacre du monde grec, 1967, p. 17). Ceci indique assez bien lorientation de la pense de Heidegger : lEtre dont provient cet tant dtermin quest le temple, et que le temple dvoile, dont il nous rvle le regard, est la fois la Terre et le Ciel et, dans cette clart originaire, les Dieux et les mortels, le Sacr et le Dasein dont laffrontement dans la cration de luvre dart redcouvre le sens de lEtre. Cest dans un texte de 1950, La Chose (in Essais et Confrences, p. 194 sq) que Heidegger avance pour la premire fois le thme du Quadriparti (Geviert, ce qui pourrait se traduire plus simplement par carr ) de la Terre et du Ciel, des Dieux et des mortels : La terre et le ciel, les divins et les mortels se tiennent, unis deux-mmes les uns aux autres, partir de la simplicit du Quadriparti uni. Chacun des Quatre reflte sa manire ltre des autres [...] Ce jeu qui fait paratre, le jeu de miroir de la simplicit de la terre et du ciel, des divins et des mortels, nous le nommons le monde. Le monde est en tant quil joue ce jeu. Ceci veut dire : le jeu du monde ne peut tre, ni expliqu par quelque chose dautre, ni apprhend dans son fond partir de quelque chose dautre (Essais et Confrences, 213-214). On peut alors comprendre en quel sens Heidegger considre llaboration de luvre dart, quil ne rpugne nullement nommer cration (pour lopposer production qui insulte le sens de lEtre et fait violence ltant quil profane en outil), comme un combat entre la rserve de la Terre et lclaircie du Monde : La vrit sinstitue dans luvre. La vrit ne dploie son tre que comme combat entre claircie et rserve, dans ladversit du monde et de la terre. la vrit veut tre rige dans luvre, en tant que combat entre monde et terre ( LOrigine de luvre dart , in Chemins, 71). La vrit altheia est le dvoilement de lEtre par lclosion de ltant, qui manifeste en dissimulant. Lontologie de Heidegger est donc essentiellement une mditation sur la beaut : La lumire du paratre ordonne en luvre, cest la beaut. La beaut est un mode dclosion de la vrit ( LOrigine de luvre dart , in Chemins, 62). Or, la beaut-vrit de luvre dart provient de la clart de lEtre quelle russit arracher son occultation la rserve de la Terre en faisant paratre un tant dans le Monde, le Monde dsignant, on sen souvient, lensemble des tants qui soffrent la dsignation de la parole. Parmi les tants, il en est, simples ustensiles, qui renvoient dautres tant, et nont de valeur quutilitaire ; mais il en est encore qui font voir lEtre, qui rvlent lhorizon de la Terre dont ils proviennent : ceux-l seuls sont des uvres dart. Ainsi les souliers de van Gogh, qui sont au Monde, rvlent-ils la Terre, c'est--dire la glaise des champs labours ; ainsi le temple grec, en vidence sur le roc, le temple qui est au Monde et marque la demeure dun dieu, la diffrence de tous les autres, o se clbre un rite spcifique, rvle-t-il la Terre et le Ciel qui le regardent, et dont il est comme le produit accompli. En quoi consiste donc le projet crateur de lartiste? Il sagit darracher ltant la banalit ontique

  • 9de lusage et rvler lorigine ontologique dont il provient. Lart dvoile la dissimulation de lEtre par lclosion originaire de ltant. Il emporte une victoire dans le combat toujours inachev du monde et de la terre.

    Les mditations potiques de Heidegger sur la beaut-vrit du temple grec ou sur les hypothtiques tymologies du grec ancien ont laiss plutt indiffrents les hellnistes. Il nen va de mme pour les historiens de lart, et tout particulirement de celui de la peinture, qui se sont penchs sur cette peu habituelle analyse dun tableau de van Gogh. En 1968, Meyer Schapiro, historien amricain de la peinture surtout franaise du XIXe sicle, et qui stait dj fait remarqu en dehors du cercle des historiens dart par une critique extrmement pertinente de lessai de Freud sur Lonard, publie un article intitul : Lobjet personnel, sujet de la nature morte. A propos dune notation de Heidegger sur Van Gogh (traduit en franais dans Meyer Schapiro, Art, Style, Socit, p. 349-360, Tel ). Aprs avoir demand Heidegger lui-mme (en 1965 : La Vrit en peinture, p. 310) le tableau auquel il pensait prcisment, il remarque quil ne peut sagir que dune toile peinte Paris vers la fin de lanne 1886. En 1886, Van Gogh se trouve Anvers, sur le chemin de Paris ; il a quitt sa campagne natale, le village de Nuenen en Hollande, et commence sa vie dternel migr, de nomade ou dapatride qui le conduira jusquen Provence (et Gauguin jusquaux Iles Marquises) avant de revenir Paris et de se donner la mort dans un champ prs dAuvers. Ces chaussures ne sont donc pas celles de la paysanne, ou du paysan dont le travail est depuis des sicles enracin dans la terre, mais au contraire celles du vagabond, du dracin qui na nulle part de lieu o reposer sa tte. Van Gogh a en vrit peint une dizaine de fois une paire de chaussures : il sagit chaque fois de ses propres chaussures, donc non pas ceux dune "paysanne", mais au contraire ceux dun vagabond qui a fui sa patrie et qui erre, encore solitaire, dans la grande ville. On remarquera ce propos que Heidegger commence par parler dune paire de souliers de paysan (p. 32 et 33), pour ensuite voquer lyriquement les souliers dune paysanne : La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers (p. 34), le paysan devenant sans doute paysanne par lattraction de la Terre , quon peut bien dire maternelle, puisquelle est, en tant quEtre, lorigine secrte de la provenance de ltant. Ce glissement est dautant plus remarquable quon peroit mal, dans le cas des godillots de Van Gogh, ce qui permet didentifier le sexe du propritaire... En outre, Schapiro apporte quelques tmoignages au sujet de ce motif, dont un surtout, de Gauguin, qui nous apprend que ces chaussures taient celles du peintre quand il quitta sa famille pour se rendre en Belgique et prcher lvangile auprs des ouvriers de la mine, et qui montre avec vidence que ces souliers taient aux yeux de Van Gogh une faon dexprimer cette longue et douloureuse marche qutait pour lui la vie, c'est--dire sa vie : Mon pre, aurait-il dclar Gauguin, tait pasteur, et je fis mes tudes thologiques pour suivre la vocation que, sur ses instances, je devais avoir. Jeune pasteur, je partis un beau matin, sans prvenir ma famille, pour aller en Belgique dans les usines prcher l'Evangile, non comme on me l'avait enseign, mais comme je l'avais compris. Ces chaussures, comme vous le voyez, ont bravement support les fatigues du voyage (Schapiro, p. 358). En ce sens, luvre de Van Gogh ne renvoie nullement une prtendue matinale clart de lEtre, mais au contraire au sujet lui-mme qui exprime ce quil y a de pathtique dans son existence en reprsentant ses vieilles chaussures uses. Dans son dsir de se dtourner du sujet pour en revenir lEtre, Heidegger crivait : Nous navons rien fait que nous mettre en prsence du tableau de Van Gogh. Cest lui qui a parl [...] Luvre dart nous a fait savoir ce quest en vrit la paire de souliers. Ce serait la pire des illusions que de croire que cest notre description, en tant quactivit subjective, qui a tout dpeint ainsi pour lintroduire ensuite dans le tableau (Chemins, 36). On peut alors se demander si lillusion de Heidegger nest pas lillusion de ntre pas tomb dans la pire des illusions. Cette illusion nest pas innocente, et sa dnonciation par Schapiro ne lest pas davantage. Schapiro enseignait la Columbia University de New York (sa famille migre au Etats-Unis en 1907). Son article sur lessai de Heidegger fait partie dun recueil ddi Kurt Goldstein (Essays in Memory of Kurt Goldstein), comme lui dorigine juive, qui avait d fuir lAllemagne nazie ds 1933 et qui, en 1936, tait le collgue de Schapiro Columbia University.

  • 10

    Cest Kurt Goldstein qui avait signal Schapiro le dtournement de sens opr par Heidegger dans sa confrence Lorigine de luvre dart, prononc prcisment en 1935. Cest donc en mmoire Goldstein que Schapiro, trente ans plus tard, en 1965 donc, revient sur cette affaire. On comprend alors que dans ce contexte, les souliers de van Gogh deviennent lenjeu dun tout autre dbat : sans doute voquent-ils les millions de souliers anonymes entasss dans les baraquements des camps dextermination tels quon les retrouvera la fin de la guerre. Soulier dun migr citadin pour Schapiro, soulier du paysan, ou plutt de la paysanne allemande attache la terre pour Heidegger, chacun sefforce denrler le tableau dans son parti. Et il est bien vrai quon ne peut pas ne pas voir combien lhymne la terre entonn par Heidegger reprend en 1935 le thme de lappel de la terre, lun des thmes favoris de la propagande nazie. Emigr ou paysan, nomade ou sdentaire, dracin ou enracinement : lart selon Heidegger difie une demeure que lhomme peut habiter en pote ; lart au contraire, pourrait-on dire en prolongeant lintuition de Schapiro, nous enseigne combien nous sommes en exil sur la terre, sans feu ni lieu. Il nest pas interdit de penser, en lisant le texte de Heidegger, au discours de Ptain du 20 juin 1940 : Le paysan de France a longtemps t la peine, quil soit aujourdhui lhonneur. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-mme. Un champ qui tombe en friche, cest une portion de France qui meurt. Une jachre de nouveau emblave, cest une portion de France qui renat (Histoire de la France rurale, IV, p. 443). Dans Introduction la mtaphysique, cours prononc Fribourg la mme anne 1935, Heidegger dclamait, propos des gros godillots de paysan de van Gogh : On se trouve tout de suite seul avec ce qui est l, comme si soi-mme, tard un soir dautomne, quand charbonnent les derniers feux de pieds de pommes de terre, on rentrait fatigu des champs avec la pioche sur lpaule (Gallimard 1952, p. 46). Il est permis de sourire ou de douter que Martin Heidegger ne soit jamais ainsi rentr chez lui, fatigu des champs avec la pioche sur lpaule . Comment ne pas donner raison Schapiro lorsquil crit : Le philosophe sest malheureusement illusionn lui-mme : de sa rencontre avec la toile de van Gogh, il a tir une mouvante srie dimages, associant le paysan la terre, mais il est vident que celles-ci nexpriment pas le sentiment intime extrioris par le tableau, mais proviennent dune projection perspective de Heidegger et qui lui est propre, o sexprime sa sensibilisation ce qui se rattache la glbe, lment primordial de lassise de la socit (op. cit. p. 354). Ds lors, le Pome de lEtre se rvle ntre, en fin de compte, que le fantasme du sujet.

    Certes, ce nest pas parce que Heidegger a adhr publiquement au parti nazi le 1er mai 1933, en mme temps quil acceptait le poste de recteur luniversit de Fribourg (en fvrier 1934, il dmissionnera de son poste et quittera le parti nazi), que sa mditation nest pas digne quon lcoute. Bien que... Quoi qu'il en soit, on peut sinterroger sur ce que vaut une philosophie qui est demeure aveugle devant lune des perversions les plus radicales de notre sicle. Reste se demander si cet garement politique fut passager, ou bien au contraire si la pense de Heidegger, comme Lorigine de luvre dart dont la lecture de Schapiro a mis en valeur les ambiguts, ne reste pas essentiellement tributaire dune idologie profondment hostile la philosophie des Lumires comme la mtaphysique de la libert (linterprtation que Heidegger propose de Kant, dans Kant et le problme de la mtaphysique, consiste prcisment nier cette orientation qui est pourtant, de laveu mme de Kant, dterminante pour le projet philosophique) et que travaille en outre le dsir dun retour du sacr.

    Notes de lecture Le texte, qui fait rfrence Sein und Zeit, marque une rupture dans la pense de Heidegger : ltre est originaire et pose le Dasein en tant que tel, et ce nest pas le Dasein qui constitue ltre en le posant par une intentionnalit originaire : tonnement des auditeurs du cours en 1936, dont Gadamer : est-ce lannonce dun nouveau mythe paen ? (Dubois 252). En ce sens, ce texte est emblmatique de la Kehre selon laquelle ce nest pas le Dasein qui dtermine

  • 11

    ltre mais cest au contraire le Dasein qui appartient ltre. A propos du fragment de Parmnide : C'est le mme, penser (noein) et ce dessein de quoi il y a pense (houneken esti noma) , Heidegger commente : La premire remarque faire est que cette phrase ne dit rien sur l'homme, plus forte raison sur l'homme comme sujet ; il n'y est pas question d'un sujet qui fasse de tout ce qui est objectif quelque chose de simplement subjectif. Notre phrase dit le contraire de tout cela : l'tre perdomine, mais, parce qu'il perdomine et en tant qu'il perdomine et apparat, avec cette apparitiion pro-vient ncessairement aussi l'apprhension. Et pour que l'homme soit intress l'vnement de cet vnement et de cette apprhension, il faut assurment que l'homme lui-mme appartienne l'tre. L'essence et la modalit de l'tre-homme ne peuvent donc se dterminer qu' partir de l'essence de l'tre (Introduction la mtaphysique, Gallimard, 1967, p. 146-147). Cotten parle ce propos d'une dsubjectivation de la mditation de Heideggder (p. 81).

    Lart, et plus encore la posie, seront devenus, partir de 1934, la ressource essentielle de la pense de Heidegger (Dubois 253).

    Trois parties : la premire porte sur la chose considre en sa chosit, et non insulte par sa rduction ltat dustensile ; la seconde porte sur le combat de la rserve et de lclaircie, dont dpend le dvoilement de ltre de ltant ; la troisime porte sur lart comme seul capable doprer un tel dvoilement. Donc : 1)- La chose, 2)- Le combat, 3)- Luvre.

    Plus quun plan, il sagit de la rptition de linstance de linstauration dun discours sur lorigine de luvre dart comme dvoilement de la vrit.

    Le mouvement de la pense chez Heidegger. Il suit une marche constante : dabord dfinir le cercle dans lequel la pense, du fait de loubli de ltre, senferme elle-mme. On fait alors rfrence, de faon toujours trs rudimentaire et gnrale, lhistoire de la philosophie occidentale. Pour en sortir, il faut effectuer un saut qui peut chaque fois se reprer trs prcisment dans le texte : le ton change brusquement et lanalyse philosophique cde la place une sorte dincantation, dvocation potique en laquelle sopre lclaircie de ltre, une sorte dpiphanie du sacr qui renverse la problmatique en en renouvelant radicalement la formulation. Ainsi dans la premire partie larrive de la paysanne marchant pas lourds dans la glaise

    Introduction

    Le cercle : uvre dart et art, uvre dart et artiste. Lart suppose la prcomprhension de lui-mme. La recherche de lorigine est toujours rupture dun cercle. Le cercle est le symptme de loubli de lorigine. Luvre dart appelle son dpassement : elle est allgorie ou symbole (16).

    Comme Heidegger le remarque lui-mme dans le supplment de 1960, cette tude ne concerne pas lart, mais le dvoilement de ltre : Tout lessai sur lorigine de luvre dart se meut sciemment, et pourtant sans le dire, sur le chemin de la question de lessence de ltre. La question sur ce quest lart est entirement et dcisivement dtermine par la seule question de ltre (97).

    A- La chose et luvre

    Problmatique gnrale

    Lorientation de la pense : laisser le champ libre la chose, nous abandonners sa prsence immdiate (23). Laisser les choses reposer en elles-mmes (25). Laisser un tant tre prcisment ltant quil est (31). Quest-ce quune chose pure et simple ? (29). Ne pas insulter la chose (23, 24, 31), les faons courantes de penser insultent depuis toujours la chosit des choses (78), ne pas faire preuve darrogance son gard (30). Que le sujet sefface pour que puisse clore la chose (31). Linsulte, larrogance appartiennent la pense occidentale dans son ensemble (32). La pense doit se faire humble devant l'tre. Beaucoup d'orgueil en cette humilit : n'est-ce pas ainsi que l'homme est lev la dignit sacerdotale qui le fait berger de l'tre?

  • 12

    Pourtant, la chose, delle-mme, se refuse la saisie, ne se donne pas, rsiste : elle est la plus rebelle la pense (31), cette retenue de la simple chose, cette compacit reposant en elle-mme (31), cet lment dtranget et de repliement sur soi-mme dans lessence de la chose (31). La solidit, die Verlsslichkeit (34), qui signifie non seulement la rsistance de ltant, mais aussi le fait quon peut compter sur lui, quon peut lui faire confiance (note p. 451-452) ; la traduction courante pour ce mot est sret, caractre vridique .

    On prtend partir du plus gnral : L'uvre d'art est une chose ; posons donc la question: "qu'est-ce qu'une chose ?" . Il se pourrait pourtant que ce point de vue soit biais, ds l'origine . Une sonate, une symphonie, sont-elles bien des choses ? O se trouvent-elles donc ? Non sur le manuscrit, qui demeure silencieux. L'uvre musicale n'a d'existence que par le gnie de l'excution, qui saura rendre l'uvre prsente, si l'interprtation est russie, ou manquera cette rencontre, si l'interprtation est rate. On pensera de mme pour la danse, qui ne saurait se rduire l'criture du ballet, qui n'en est que la transcription graphique. La danse n'accde l'existence que par l'excellence de la performance effective. De l'uvre musicale, comme de l'uvre danse, il faut donc dire qu'elles ne sont pas des choses, mais des vnements. Ne faut-il pas le dire de toute uvre d'art, y compris de ces uvres qui ont l'apparence de la chose, mais ne se donnent comme telles que pour un regard inattentif ? Certes, ce tableau est un objet, qui se trouve en un lieu, en un temps. Pourtant, il arrive trop souvent que nous le regardions sans le voir. Nous percevons alors la chose , mais nous manquons l'uvre d'art. Nous ne la rencontrerons que le jour o notre regard croisera le regard du tableau, rencontre renversante qui dcouvre enfin l'uvre, la connat et la restitue dans l'clat de son origine . Comme la sonate ou la danse, le tableau est donc, lui aussi, vnement. Le reconnatre serait orienter la mditation vers le point aveugle de la rencontre esthtique. On sait le peu de got de Heidegger pour cette approche, juge trop subjective, en ce sens qu'elle accorde au sentiment (non la sensation) une importance qui dplat. Pourtant, en prenant le parti (car il s'agit bien d'un parti pris) de la chosit de l'uvre d'art, on risque de la ptrifier dans l'absolu de l'Etre. L'importance accorde au thme de la Verlsslichkeit confirme cette crainte. Ds les premires lignes de son essai, Heidegger choisit de penser l'Etre, mais non pas l'uvre d'art, qui n'en sera jamais que le tmoin assujetti.

    a- Quest-ce quune chose ? 1)- Sujet suppt de qualits ou daccidents (hupokeimenon, substantia) : 20. Sujet, copule, attribut. En vrit, non pas la chose, mais la faon dont lhomme saisit la chose (21-22). Le langage depuis longtemps en disposant les choses, leur a fait violence ( depuis on a fait violence aux choses en leur intimit , 23). Linsulte la chose (23, 24).

    2)- La chose est un aisthton (24), elle est la synthse dune multiplicit sensible donne (23-24). Non : la chose est un vnement, une venue, une apparition. Curieux exemples : la Mercds, lavion Adler, la porte qui claque (24) : objets techniques et non naturels. Pourtant, la voiture, l'avion, le franchissement d'un seuil annoncent, non pas une chose, mais quelqu'un. Les exemples choisis ont une valeur dramatique, ils insinuent dans l'esprit du lecteur l'attente d'une apparition, l'iminence d'une entre en scne. Le son annonce la venue de la chose. L'tre est alors l'objet d'une coute plutt que d'une vision : il laisse entendre qu'il se dissimule dans l'clat de la prsence, et que l'il ne voit bien qu' la condition d'couter. La chose suppose une pr-comprhension delle-mme. Lapprhension esthtique est une tentative exagre de mettre les choses aussi immdiatement que possible en rapport avec nous (24). Comprendre : la chose a une existence par elle-mme, une opacit propre. La rduire la sensation (Hume), cest laliner notre seule apprhension. Le refus de lesthtique est toujours motiv chez Heidegger par le refus de placer au centre lapprhension sensible du sujet. Laisser la chose tre selon son tre propre, cest soumettre le sujet la chose plutt que la chose au sujet. Renversement du renversement copernicien. Caractre rhtorique de lexpos : trop prs, trop loin ; donc il faut laisser les choses reposer en elles-mmes (25). Les partis pris de la rflexion prennent ainsi un air de neutralit.

  • 13

    3)- La chose est matire, hul, laquelle on a donn une forme (25). La forme dtermine le choix de la matire, selon lusage ou lutilit (27). A linverse, luvre dart ne renvoie qu elle-mme, elle est suffisante pour elle-mme (28), et semble indiquer ainsi une nouvelle voie pour la pense de la chose. Linterprtation thologique de ltant (29) selon la Bible, une philosophie trangre (faut-il comprendre ici que la sagesse juive est trangre la pense de l'occident ? Heidegger semble ignorer quil y a aussi un dmiurge divin chez Platon) tend la nature en sa totalit le couple forme-matire (28-29). En tant que crature, l'existence dtermine est assujettie la signification que lui donne son crateur. La mort du dieu crateur est ainsi la condition du dvoilement de l'nigme de l'tre. C'est aux yeux des modernes retrouvant ainsi la pense des prsocratiques qu'il devient incomprhensible qu'il y ait de l'tant, et non pas plutt rien. En dterminant la chose par l'articulation du couple forme-matire, on lui fait violence, on lassujettit lintention, au projet de son fabricateur, on la fait dchoir en simple produit. Arrogance sans borne du producteur qui sapproprie son uvre (30). Lusager se sert de la chose, il oublie de la considrer pour elle-mme (35). Mieux un produit est en main, moins il se fait remarquer (par exemple, comme tel un marteau) (73). Remarque : est-ce bien vrai ? Qui, mieux que le menuisier, connat le marteau, ou mieux que le peintre, le pinceau ?

    b- La toile de Van Gogh Nous navons rien fait que nous mettre en prsence du tableau de VG (36). Ce serait la pire des illusions que de croire le contraire (36). On a vu ce qu'il faut en penser.

    Un clbre tableau de VG (33). Schapiro dnombre huit tableaux qui correspondent la description de Heidegger. Si clbre soit ce tableau, Heidegger n'est pas en mesure de dsigner prcisment celui dont il s'agit. Il se souvient seulement d'une exposition de 1930, Amsterdam. Cette dsinvolture, laquelle un historien d'art ne saurait consentir (il est vrai que Heidegger n'a que mpris pour cette engeance : L'histoire de l'art transforme les uvres en objets d'une recherche scientifique. Mais au milieu de tout cet affairement, rencontrons-nous encore les uvres ? ), n'est-elle pas encore une forme d'arrogance ? L'humilit ostentatoire du propos ne corrige pas ce trait, mais l'aggrave au contraire.

    Une paysanne (33, monde de la paysanne 34), ou un paysan (33) ? Chaussures de paysan (61). Le paysan devient sans doute paysanne par attraction avec lessentielle fminit de la terre, dans le sein de laquelle, en toute rserve, mrit le grain

    Le pome de la terre : lappel silencieux de la terre, son don tacite du grain mrissant (34, appel silencieux rpt en 35) : lenracinement plus vrai que la parole, ce silence est savoir, la paysanne sait tout cela , 34 (Ptain : la terre ne ment pas ; Verlsslichkeit signifie solide, en qui on peut faire confiance, sr, vridique). Pourquoi le soir ( la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir , tard au soir : 34) ? Parce que le soir porte avec lui tout le travail du jour. Saintet de ce travail de la terre qui est communion avec lindicible de lEtre, lutte austre et vertueuse pour le besoin, dans le cercle de la naissance et de la mort (34). La terre est compacit et rsistance, elle est solidit, Verlsslickeit (34), le monde de la paysanne est celui du besoin, de la naissance et de la mort (premire apparition du couple monde/terre en 34). Elle est la Terre tnbreuse o reposent les morts, racines vivantes dans la mmoire d'un peuple. Monde intemporel de la campagne : lincantation heideggrienne nous transporte dans la perptuit des travaux et des jours. La vrit qui advient en luvre est quelque chose dintemporel, de supra-temporel (39).

    Ptain, appel du 25 juin 1940 : Le paysan de France a longtemps t la peine, quil soit aujourdhui lhonneur. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-mme. Un champ qui tombe en friche, cest une portion de France qui meurt. Une jachre de nouveau emblave, cest une portion de France qui renat (Histoire de la France rurale, IV, p. 443).

  • 14

    On remarquera sur ce point que la querelle avec Schapiro nest pas anecdotique. Il ne sagit pas seulement de linterprtation dun tableau, mais de lessence de lart elle-mme. En effet, selon que les chaussures sont enracines dans la terre de la paysanne ou sont au contraire les godasses de lmigr, du nomade qui arpente le macadam des grandes villes, lart dit la relation la terre, ou au contraire lessentiel exil de lhomme qui na nulle part de patrie. La fonction de lart nest alors plus de rvler ltre, auquel aucun humain nest assujetti, mais de donner sens une errance fondamentale, essentiellement apatride, dont lart tmoigne en rvlant lhomme le vide mtaphysique de son entire libert, et la souffrance de ses marches en vue dune terre promise mais jamais atteinte. En suivant lindication de Schapiro, on trouve non que lart dcouvre la solidit inbranlable de ltre de ltant, mais au contraire le ncessaire dracinement du destin de lhomme, et la souffrance que cette absence de destin fait subir. Ainsi serait-il possible de lire les chaussures de VG comme rvlatrices de ces migrations presque toujours martyres qui ont faonn lexprience de la douleur aux XIXe et XXe sicles. Cette lecture, qui ne conduit lpiphanie daucun sacr, est sans doute plus terrifiante que celle, solennelle et pontifiante, de Heidegger. Curieusement, c'est aux paysages urbains, rues de banlieue et non chemins de campagne, d'un peintre qui fut tent par le fascisme, que je pense ici : Mario Sironi.

    c- Luvre dart et la vrit de ltant Luvre dart fait clore lEtre de ltant, comme le tableau de VG nous montre la chaussure au-del de son usage immdiat, comme ce qui nous ouvre au monde de la paysanne, ce qui fait clore un horizon. Dans luvre dart, la vrit de ltant sest mise en uvre (37), elle vient la constance de son rayonnement . Ce mouvement douverture de ltant vers lEtre cest ce que les Grecs nommaient althia (37). Lart nest pas reproduction de la chose, sa simple copie, mais plutt la restitution dune commune prsence des choses (38). Ce qui, dans luvre, est proprement luvre : louverture de ltant dans son tre : lavnement de la vrit (39). Louverture, c'est--dire la dclosion, c'est--dire la vrit de ltant adviennent dans luvre (41). Dans luvre, cest lavnement de la vrit qui est luvre (80).

    La rfrence lhymne de Hlderlin Le Rhin (38) est une rminiscence du cours que Heidegger fait sur cet hymne, ainsi qu celui intitul Germanie, au semestre dhiver 34/35. On remarque que le texte sachve galement sur une citation de Hlderlin (La Migration), le pote de luvre dont il reste aux Allemands sacquitter (89). Le pome de Conrad-Ferdinand Meyer (1825-1898 ; son art, qui annonce le symbolisme, tait pris de Stefan George) nest pas description de la fontaine, mais vocation de sa prsence par limage dun don recommenc par lequel se dploie une surabondance : image du don ou de lclosion de ltant dans le rayonnement de lEtre. Autre allusion la fontaine romaine 61 : elle et le tableau de VG, ils font advenir de lclosion comme telle (61). La formule voque l'panouissement de la rose (Introduction la mtaphysique, 1967, p. 26), donc la grce d'une offrande ; dans l'angoisse, l'tre-jet de Sein und Zeit prouvait au contraire le rejet et l'exil. La joie de la donation esquive-t-elle le souci de l'tre, ou s'ouvre-t-elle l'avnement de la vrit ? Tournant , ou renversement ?

    B- Luvre et la vrit

    a)- Luvre ne vaut pas par elle-mme, mais par le monde quelle rvle

    Comment concevoir luvre en son immanence pure (reines Insichstehen) (42), retrancher luvre de tous ses rapports avec ce qui nest pas elle, pour la laisser, seule elle-mme, reposant en soi (42). Il nest pas bien difficile, quand on sait la fragilit de la lecture du tableau de VG, de retourner contre Heidegger les critiques dont il est prodigue : la prtention de laisser parler luvre elle-mme peut sembler dune grande arrogance , une violence faite luvre. On critique laffairement autour de lart , les collections et les expositions , les critiques dart et connaisseurs , le commerce des objets dart , lhistoire de lart (42). Quy a-t-il ici dautre, sinon lapologie de lignorance ? Tout laffairement autour des uvres dart, si

  • 15

    pouss et dsintress quil soit, natteint jamais les uvres que dans leur tre-objet (43). Le savoir nest pas une simple affaire de connaisseurs (75). La connaissance des connaisseurs qui ne fait que goter que le ct formel de luvre, ses qualits et ses charmes en soi (76).

    La collection ou le muse dissocient luvre du monde qui lui donne son sens, elles sont retires de leur monde (42). Reprise de ce thme assez rebattu en 46. Do la question : comment situer luvre dans son monde, o donc luvre est-elle chez elle ? (43). On remarquera ce propos que le monde que font clore les chaussures de VG nest pas apparent dans le tableau : Autour de cette paire de soulier de paysan, il ny a rigoureusement rien o ils puissent prendre place : rien quun espace vague (33-34). Heidegger entend par l que la chose est, par l'artiste, soustraite au systme de rfrences qui dfinissent son utilit, et parat ainsi par elle-mme. Pourtant ce vide est aussitt combl par la terre grasse et humide , le don tacite du grain mrissant ... L'espace vague ne le reste pas longtemps. Le terrain vague de l'errance est bien vite recouvert refoul ? par la glbe que travaille, jusque tard au soir , le paysan/paysanne.

    b)- Luvre et linstitution du sacr Le temple grec ( partir de la p. 44). Les chaussures sont sanctifies par le travail, le temple par la statue du Dieu, quil renferme en lentourant (c'est ce qu'en disait aussi Hegel) . Question : le Dieu est-il dans le site, que le temple commmore, ou dans le temple qui, depuis ce centre, sancitife le site ? Le rayonnement de ltre qui dclt par ltant de luvre dart est de lordre du sacr : Cette prsence du Dieu est, en elle-mme, le dploiement et la dlimitation de lenceinte en tant que sacre (44). Le temple est fondateur du monde aussi longtemps que le Dieu ne sen est pas enfui (45). Cest une uvre qui fait advenir la prsence le Dieu lui-mme, et qui est ainsi le Dieu lui-mme (45). La tragdie est uvre dart non parce quelle est lamentation sur lloignement du dieu, mais parce quelle est le lieu de la lutte entre anciens et nouveaux dieux (46). Par linstallation de luvre, le sacr est ouvert en tant que sacr, et le dieu appel dans lOuvert de sa prsence. Au votif appartient la glorification qui est considration de la dignit et de la splendeur du Dieu (46). Comment se fait-il que linstallation de luvre soit une rection votive et glorifiante (47). Encore rection votive et glorifiante en 48.

    Un tableau de Van Gogh : quel tableau ? Le temple grec : quel temple ? Souveraine dsinvolture.

    c)- Le monde et la terre De mme que les chaussures portaient avec elles lhorizon du besoin de la naissance et de la mort, de mme le temple ouvre un monde qui renferme naissance et mort, malheur et prosprit, victoire et dfaite, endurance et ruine , c'est--dire la figure de la destine dun peuple historial (44).

    Les chaussures sont enracines dans la terre ; le temple repose sur le roc : Sur le roc, le temple repose sa constance (44). Debout sur le roc, luvre quest le temple ouvre un monde (45). Le roc supporte le temple et repose en lui-mme et cest ainsi seulement quil devient roc (49).

    Le temple nest pas dans le monde : il est le point dappui du monde, le centre partir duquel se manifeste le monde. Il est originaire, ce ne sont pas les hommes qui lont construit, cest lui qui construit et fonde le monde des hommes : Cest le temple qui, dans son instance, donne aux choses leur visage, aux hommes la vue sur eux-mmes (45).

    La Terre : elle traduit ce que les Grecs ont nomm phusis (45).Elle est la pierre, le soleil et les toiles, le jour et la nuit (44). La terre est la matire telle que luvre la fait apparatre dans louvert du monde : Luvre temple, en installant un monde, loin de laisser disparatre la matire, la fait bien plutt ressortir (49) : elle fait ressortir les mtaux, les couleurs, les sons et les paroles

  • 16

    (49). Luvre sinstalle en retour dans la masse et dans la pesanteur de la pierre (49). Luvre fait venir la terre (49). La terre est la solidit muette sur laquelle stablit le monde des hommes : L uvre porte et maintient la terre elle-mme dans louvert dun monde. Luvre libre la terre pour quelle soit une terre (50). La terre rsiste la possession, lappropriation : la pesanteur de la pierre (50), lirradiation de la couleur (50). La terre est lindcelable par essence, qui se retire devant tout dcel, c'est--dire qui se maintient en constante rserve (50-51). La terre est par essence ce qui se referme en soi (51). La terre est la libre apparition de ce qui se referme constamment sur soi, reprenant ainsi en son sein (52). Terre maternelle, ventre fcond o mrit le grain, o germe la racine. Que lit-on ici ? Une pense, ou un mythe ?

    Le Monde : en tant quil est enracin en terre, il est le sol natal (heimatlicher). Il rayonne autour du dieu qui habite le temple : Et dans le rayonnement issu de cette splendeur brille, c'est--dire souvre en lumire, ce que nous appelions le monde (46-47). Le monde est le jour qui fait apparatre ltant en sa prsence, il nest pas lui-mme tant : Un monde est le toujours inobjectif sous la loi duquel nous nous tenons, aussi longtemps que les voies de la naissance et de la mort, de la grce et de la maldiction nous maintiennent en lclaircie de ltre (47). Seul lhomme habite un monde ( linverse de la pierre de la plante ou de lanimal : 47). En effet : seul l'homme est jet au monde, et n'tablit sa rsidence que depuis cet exil originaire. Les renards ont des tanires et les les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'Homme, lui, n'a pas o reposer sa tte (Matthieu, 8, 20). Seul de tous les tants, lhomme prouve, appel par la voix de ltre, la merveille des merveilles : que ltant est (Quest-ce que la mtaphysique, 1929). Merveille des merveilles, ou angoisse et souci ? Le monde est louverture ouvrant toute lamplitude des options simples et dcisives dans le destin dun peuple historial (52). Un monde dfinit le rapport de lhomme Dieu : Dans lordonnance du monde est rassemble lampleur partir de laquelle la bienveillance sauvegardante des Dieux saccorde ou se refuse (48). Luvre ouvre un monde : Luvre en tant quuvre rige un monde. Luvre maintient ouvert louvert du monde (48).

    d)- Le combat du monde avec la terre Monde et Terre se soutiennent mutuellement. Le monde se fonde sur la terre et la terre surgit au travers du monde . Cependant quun monde souvre, la terre advient lmergence (70). Lartiste fait apparatre lindcelable de la matire, sa constante rserve : il nutilise pas la matire, il en manifeste la muette solidit (51). Ainsi cest par luvre dart que la terre apparat comme terre. Le monde ouvre, il dcle ; la terre se referme, elle est recluse : Reposant sur la terre, le monde aspire la dominer. En tant que ce qui souvre, il en tolre pas docclus. La terre au contraire aspire, en tant que reprise sauvegardante, faire entrer le monde en elle et ly retenir (52-53). Entre louvert et locclus, il y a donc combat : Laffrontement entre monde et terre est un combat (53). Le combat est exaltation rciproque, chacun porte lautre au-dessus de lui-mme (53). Luvre appelle ce combat en manifestant elle-mme la rserve de la terre : Dans la mesure o luvre rige un monde et fait venir la terre, elle est instigatrice de ce combat (53). Installant un monde et faisant venir la terre, luvre est la bataille o est conquise la venue au jour de ltant en sa totalit, c'est--dire la vrit (61). Lessence de la terre : cette gratuite rserve de soi-mme qui porte tout en son sein ne se dvoile que lorsquelle surgit dans un monde, lintrieur dune opposition rciproque (79). De mme louvert de luvre doit tre conquis sur la rserve de la terre : Cest dans la terre, en tant que celle qui essentiellement se rserve, que louverture de louvert rencontre sa suprme rsistance, et par l mme le lieu de sa constance instance o la stature doit tre consititue (78).

    Question : le combat de la terre et du monde n'est-il pas celui des morts et des vivants, des racines qui plongent dans la nuit des temps et de la volont en qute d'une destination ? Pense, ou mythe ? En 1918, Ernst Bertram n'avait-il pas sous-titr son ouvrage sur Nietzsche Essai de mythologie ? La philosophie y devient mythe, ou lgende. Que fait d'autre, ici, Heidegger ?

  • 17

    e)- La vrit Par ce combat, advient la vrit ( partir de 54). La vrit advient en linstance du temple (61). Dans la peinture de VG, la vrit advient (61) . La vrit nest videmment pas pense par Heidegger dans une perspective logique, mais phnomnologique : La vrit rside probablement en ce que ltant est en vrit (54). Le mot grec altheia dsigne ltre dcouvert de ltant (55). Laltheia, c'est--dire la dclosion de ltant (66). La vrit est Unverbogenheit, c'est--dire dvoilement (55). Toute la philosophie depuis les Grecs est oubli de ce dvoilement fondamental : Lessence de la vrit en tant qualtheia reste impense dans la pense grecque et, encore plus, dans la pense qui lui succde (55). Tout dvoilement clt depuis un voilement originel. Le dvoilement dissimule tout autant qu'il rvle. Ainsi l'ouverture d'un monde arrach la nuit de la terre.

    La concordance entre la pense et lobjet suppose que ltant se manifeste pralablement en sa vrit : il faut bien dabord que la chose se manifeste en tant que telle (56). Lide de la vrit est originairement une exprience phnomnologique, en ce sens qu'elle se tourne vers la chose mme, l'inverse de l'exprience esthtique, qui se convertit vers le sentiment. Depuis Descartes (56), lide sapproprie ltre de la chose, la vrit est jugement, c'est--dire appropriation. Il sagit toujours de renverser la relation sujet-objet pour donner lavantage lobjet : Ce nest pas nous qui effectuons la vrit comme tre dcouvert de ltant, mais cest de l que nous sommes dtermins une essence telle que cest nous qui, dans nos reprsentations, sommes assigns une telle closion (57). En haine des Lumires : le dvoilement de l'Etre, dont la vrit est si originaire qu'il prend ici la dimension du sacr, occulte la libert ou l'autonomie de la volont. Le sujet n'est plus ici qu'un regard extasi par la solennelle piphanie de la lumineuse prsence du Monde, et de l'obscure rserve de la Terre. Lhomme assign est le tmoin de lclosion de ltant en la vrit. Jamais ltant est en notre puissance ; encore moins est-il en notre reprsentation (57). Seule cette claircie confre et assure, nous autres hommes, un passage vers ltant que nous ne sommes pas, ainsi que laccs ltant que nous sommes nous-mmes (58). Lclosion de ltant en sa vrit, cest la beaut : la lumire du paratre ordonne en luvre, cest la beaut. La beaut est un mode dclosion de la vrit (62H). Cest lapparatre qui, en tant que cet tre de la vrit luvre dans luvre, est la beaut. Ainsi le beau appartient-il lvnement de lavnement soi de la vrit (92). Dans le monde dtermin loccidentale , il y a une trange concordance de la vrit et de la beaut (92). Pourtant, que l'art puisse en venir rpudier la beaut, c'est l une pense qui ne vient pas, semble-t-il, l'esprit de Heidegger.

    Jeu de louverture et de la rserve, du dcouvrement et du voilement. Louvert : Eclaircie (57), dclosion (57). une place vacante. Une clairire souvre [] Ce foyer douverture (58). La rserve : Tout tant qui vient notre rencontre et nous accompagne maintient cette opposition insolite de la prsence, en se retenant toujours la fois en une rserve (58). Ltant ne soffre quen se refusant. Certes, on ne voit que trois faces dun cube ; mais la dissimulation vient de plus loin : verrais-je les six faces la fois, demeurerait la muette prsence de la "chose" (qui est le contraire de "l'outil") et l'indpassable silence de l'Etre : cest le refus, ou la rserve comme refus (58, 59). Cf la notion husserlienne de chair des choses : la chose prend du relief dans le clair-obscur, elle ne se montre que parce quelle se cache (le plan dune ville ne cache rien, mais il ne montre pas non plus le "phnomne" de la ville). C'est par l'oxymore du clair-obscur que la chose s'lve sa plnitude charnelle. En outre, ltant se dissimule derrire dautres tants (58) : cest la dissimulation (59). Toute manifestation est aussi dissimulation, le dcouvrement nest jamais total, il y a toujours une face cache du monde qui se rvle mon regard : Lassur au fond nest pas assur ; il nest pas rassurant du tout. Lessence de la vrit, c'est--dire de ltre dcouvert, est rgie par un suspens [] Il appartient lessence de la vrit comme tre dcouvert de se suspendre sur le mode de la double rserve (59). Et Heidegger peut alors nommer ce jeu adverse lintrieur de lessence de la vrit qui rside, dans lessence de la vrit, entre claircie et

  • 18

    rserve (60), jeu et non dialectique (60). Tel est le sens du combat entre la rserve de la terre et louvert du monde : Cest l lopposition mme du combat originel (60). Pourtant, il y a de linformul dans le monde, sur lequel se fonde aussi la dcision ; et il y a de lpanoui dans la terre (60) : la rserve et louvert travaillent donc lintrieur de la terre elle-mme et du monde lui-mme. Plus quun combat entre la terre et le monde, la vrit advient comme le combat originel entre claircie et rserve (61).

    Le premier acte du combat que mne lartiste contre la rserve, cest le trait, le foyer des vections qui se manifestent dans le plan, le profil, la coupe, le contour (71). Le temple grec, le trait : got noclassique de Heidegger. Le trait est arrach la rserve de la matire, de la solidit, de la couleur : Le trac du trait doit se restituer dans lopinitre pesanteur de la pierre, dans la muette duret du bois, dans le sombre clat des couleurs (71). Le trait n'est pas ici l'expression de l'esquisse en sa vivacit, mais plutt la dfinition exacte de la forme en sa majest. Ainsi apparat la forme (traduit par "stature", die Gestalt) : 71. Comment le trait peut-il tre trac sil napparat pas comme trait de lumire, cad, ds labord, comme combat entre mesure et dmesure grce au projet crateur ? (79). Lart nest pas dans la nature, il faut larracher la nature, dun trait len faire sortir selon une citation de Drer (79). Cet arrachement toutefois, loin duser la terre ou dabuser delle comme dun matriau, la libre prcisment elle-mme (72). Acadmisme ? quelle place accorder dans l'art l'opration de l'clatement des formes, de la dformation ou de la dfiguration ?

    C- La vrit et lart Dans lanalyse prcdente, luvre en tant quuvre disparat pour mieux faire apparatre ce quelle rvle. Elle est ainsi oublie en tant qutre produit : Il semble presque que notre intention exclusive [] nous ait fait compltement oublier un fait primordial, savoir que luvre reste toujours une uvre, ce qui veut bien dire : quelque chose duvr (62). En tant quuvre, luvre est cre par lartiste (64). A regret, Heidegger se tourne donc vers lartiste: Il faut donc bien consentir par la force des choses- prendre en considration lactivit mme de lartiste (64).

    Lartiste et lartisan. Vieille distinction, reprise ici par Heidegger non sans avoir not ce quil y a de modestement artisanal dans le travail de lartiste, le got du travail bien fait, etc., et lambivalence en grec du mot tekhn (65) Heidegger montrera plus loin que lartisan produit en vue de lusage, tandis que lartiste produit en vue de la vrit : La fabrication dun produit nest jamais immdiatement la ralisation de lavnement de la vrit. Quand un produit est fini, il est une matire informe prte lutilisation (72M).

    Le savoir de lartiste artisan lui permet de donner naissance luvre sur le modle de la dclosion de ltant : La tekhn [] est une production de ltant dans la mesure o elle fait venir [] dans ltre dcouvert de son visage (66). Le visage, sans doute ce qui fait face ( Les uvres nous font face 43). Ce qui me voit autant que je le vois. La cration (il est question de production en 69 : L o la production apporte expressment louverture de ltant [] nous lappelons cration, das Schaffen ) est ainsi lavnement de la vrit dans luvre, cest lavnement de la vrit qui est luvre (67). Il y a dans la vrit une attraction vers luvre (69).

    La vrit clot ainsi selon le combat que conduit lartiste entre la rserve et louvert : La vrit se dploie en tant que telle dans lopposition de lclaircie et de la double rserve (67), elle est la rciprocit adverse de lclaircie et de la rserve (68). La vrit est la victoire du combat sur la rserve, au sens grec du mot thesis, qui signifie une installation dans louvert (68), repris dans le supplment de 1960 : le sens grec de thesis : laisser stendre en son rayonnement et en sa prsence (91). La vrit veut tre rige dans luvre, en tant que combat entre monde et terre (70). La vrit se fait jour par luvre dart, par linstauration dun Etat, par la proximit de ce qui est le plus tant dans ltant (la beaut ?), par la pense (69), mais non par la science qui nest

  • 19

    que la domination dune claircie laquelle la vrit a donn le jour : La science nest pas un avnement inaugural de la vrit, mais toujours lexploitation dune rgion du vrai dj ouverte (69).

    Heidegger renvoie ici (68) Sein und Zeit, 44 : "Dasein, ouverture et vrit" (rfrence nouveau mentionne en 75-76). Dans ce chapitre, le dernier de la premire section consacre l'analyse du Dasein, Heidegger montre, contre une ancienne tradition, que la vrit ne se fonde pas dans l'adquation de l'esprit et de la chose, adaequatio intellectus rei, mais dans l'ouverture originelle du Dasein, en tant qu'tre-jet et projet, et dans la mesure o il s'arrache l'tant, qui lui est donn dans la facticit du bavardage et de la curiosit. Il faut dire en ce sens que l'oeuvre d'art accomplit la destination du Dasein, en ce sens qu'elle dcle l'tre de l'tant qui le dissimule, et fait paratre la vrit dans l'claircie de son rayonnement

    Dans luvre, ltant clot en sa vrit : Ici est advenue une closion de ltant, et quelle advient encore, prcisment en tant que cet tre advenu (73). Quy a-t-il de plus ordinaire que ceci : que de ltant soit ? Par contre, dans luvre, ceci : quelle soit en tant que telle, est prcisment lextraordinaire (73). Cest dans la production de luvre que se trouve cette offrande : quelle soit (74).

    Luvre djoue lusage : elle est un choc (73, 74), le choc silencieux du quod (74), elle est dpaysante (74), elle nous drange, elle nous pousse hors de lordinaire (74), par elle lnormit (Ungeheuere) fait clat (74), par elle advient lnormit de la vrit (76), ds que lclatement vers lnormit est amorti dans le domaine du connu, du courant et de lrudit, lindustrie a dj commenc de saffairer autour des uvres (77). Le choc quest la mise en uvre de la vrit fait sauter les portes de lnormit et du mme coup rabat le familier, ou tout ce quon croit tel (85). L'normit ne mesure pas ici une quantit, mais l'intensit de la prsence au sein de laquelle la vrit se manifeste. Lart advient de la fulguration partir de laquelle seulement se dtermine le sens de ltre (cf. Sein und Zeit) (97). Au beau milieu de ltant clt un espace douverture o tout se montre autrement que dhabitude [] tout lhabituel, tout ce qui tait de mise, devient pour nous, par leffet de luvre, non-tant (81). Luvre semble ainsi dlier tout rapport aux hommes (74). Elle a nanmoins besoin des hommes en tant que les hommes sont les bergers de ltre, les gardiens (75) de ce qui se rvle dans louvert du monde : telle est la Garde de luvre (75). Cest louverture ek-statique du Dasein dans louvert de ltre qui le prdestine la garde de luvre (nouvelle rfrence Sein und Zeit, 75). Luvre appelle ses gardiens, gardiens et crateurs communient dans la garde de luvre (80). Le crateur nest que le gardien de louvert que luvre claircit. Lartiste ne vaut jamais pour Heidegger par lui-mme, mais seulement en tant quil se fait le berger de ltre. Do le mpris avec lequel Heidegger voque le subjectivisme moderne [qui] interprte la cration sa faon : comme le rsultat de lexercice dune virtuosit gniale chez un sujet souverain (86). Le Combat et la Garde : le penseur est le chevalier appel au service du saint Graal qu'est l'oeuvre d'art.

    La vrit que garde le gardien de luvre, cest le Pome : La vrit, claircie et rserve de ltant, surgit alors comme Pome [] Tout art est essentiellement pome (Dichtung) (81). Louvert de ltre est rayonnement et rsonance (82). Tous les arts, architecture, sculpture, musique, doivent pouvoir tre ramens la posie (82 ; pourquoi pas la peinture ?), ractualisation inattendue de la vieille formule de lut pictura poesis ( La posie au sens restreint nen garde pas moins une place insigne dans lensemble des arts : 82). Le dire potique a par excellence le pouvoir doprer lclaircie de ltre. Cest bien elle, la langue, qui fait advenir ltant en tant qutant louvert (83). Heidegger pense toujours la langue, jamais le langage : la parole authentique ne peut natre que de la destination historiale d'un peuple, non d'une structure logique qui vaudrait universellement. La langue est le lieu du combat de la rserve et de lclaircie, de la terre et du monde : Le dire en son projet est Pome ; il dit le monde et la terre, lespace de jeu de leur combat, et ainsi le lieu de toute proximit et de tout loignement des dieux. Le Pome est la

  • 20

    fable de la mise au jour de ltant (83). Pourquoi P majuscule Pome puisquil y a ncessairement une majuscule en allemand ? Toute uvre dart semble ainsi contenir en elle, comme en latence, un pome.

    Linstauration de la vrit en luvre est don, fondation et Anfang, traduit par initial au sens de rupture instauratrice (le mot allemand signifie tout bonnement dbut, commencement). Le don, cest la dcouvrement de lnormit et la rpudiation de lhabituel (85). Cest dans la production de luvre que se trouve cette offrande : quelle soit (74). Sur le don, voir la confrence de 1962, Temps et Etre (Questions IV) ; comment par Dubois 168 sq ( propos du es gibt, a donne ). Malgr la volont de rompre avec l'orientation esthtique, on en n'est peut-tre pas si loin : le don de la beaut n'est-il pas prsent dans la troisime Critique, par la grce de la "faveur" (Gunst) ? La fondation, cest louverture dun monde que vient dsormais habiter un peuple historial, luvre se projette en se destinant aux gardiens venir, c'est--dire une humanit historiale (85). La fondation ouvre un sol, elle dfinit une terre natale. Quant lAnfang, cest le saut (86) qui dtient toujours la plnitude de l-normit (86-87), le saut instaurateur, voil ce que nous signifie le mot origine (88). Remarquer la distinction entre le primitif et linitial (Anfang) (86) ; et se souvenir du mpris en lequel les nazis tenaient lart quon disait alors primitif , et bientt dgnr (lexpo Art dgnr a lieu en 37 Munich). Le peuple de lAnfang par excellence, cest pour Heidegger bien videmment le peuple grec : Quand lentier de ltant en tant que lui-mme requiert la fondation dans louvert, lart parvient son essence historiale en tant quinstauration. Celle-ci advint en Occident pour la premire fois dans le monde grec (87M). Heidegger dsigne alors dautres Anfangen, le dieu crateur du moyen ge, la certitude que ltant est entirement calculable des temps modernes. Alors a lieu dans lHistoire un choc : lHistoire commence ou reprend nouveau (87B). Anfang est instauration. Lart est lHistoire en ce sens essentiel quil fonde lHistoire (88). Lart lui-mme est, en son essence, origine, et rien dautre : un mode insigne daccession de la vrit ltre, c'est--dire lHistoire (88).

    Critique de lesthtique

    Considrer la chose comme un aisthton, cest la rapporter au sujet et non la laisser reposer en elle-mme (24-25).

    Toute lesthtique, selon Heidegger, repose sur la distinction forme-matire, et ne comprend donc la chose que comme uvre de lhomme, la rapportant ainsi une fois encore au sujet, et non elle-mme (26). On peut juger qu'il s'agit l purement et simplement d'un contresens : le texte fondateur de l'valuation esthtique, la Critique de la facult de juger, pose originairement la beaut dans la nature, en son incomprhensible closion, et non dans l'laboration de l'uvre, dont la finalit est toujours intentionnelle. La mditation de Heidegger est beaucoup plus esthtique qu'il ne le prtend lui-mme. La rhtorique est certes celle de la rupture, mais la pense est peut-tre moins neuve qu'elle ne voudrait le faire croire.

    Lesthtique ne laisse pas ltant tre ce quil est, reposer en lui-mme, elle conoit luvre comme matire informe selon lintention du producteur, de lartiste ou de lartisan, elle ne sort pas de linterprtation traditionnelle de ltant , elle recourt des pseudo-concepts (40). Le vrai savoir de luvre dart ne trane pas luvre dans la vaine sphre de lexprience vcue, et ne la rabaisse pas au rle de stimulus pour expriences esthtiques (76). Il faut absolument, pour Heidegger, que l'esthtique soit oubli de l'Etre ; je vois ici surtout un oubli de l'esthtique.

    Lpoque des conceptions du monde , in Chemins qui ne mnent nulle part, p. 100 : Un troisime phnomne, non moins essentiel, des temps modernes, est constitu par le processus de lentre de lart dans lhorizon de lesthtique : ce qui signifie que luvre dart devient objet de ce quon appelle exprience vcue, en consquence de quoi lart passe pour une expression de la vie humaine

  • 21

    Cest surtout dans la postface que se trouve critiqu le point de vue esthtique. Luvre dart est instauration qui dfinit, lesthtique croit pouvoir inversement dfinir luvre dart comme objet : Lesthtique prend luvre dart comme objet, savoir comme objet de laisthsis, de lapprhension sensible au sens large du mot (90). Elle rapporte luvre lexprience vcue , celle de la jouissance ( Lexprience vcue est le principe qui fait autorit non seulement pour la jouissance artistique, mais aussi pour la cration 90). En ce temps o lart est dchu jusqu ntre plus quune exprience vcue, alors la prophtie de Hegel, selon laquelle lart est devenu pour nous une chose du pass, pourrait bien se vrifier (90-91). On se souvient ce propos que ce n'est nulement l'art qui, selon Hegel, est une chose du pass, mais seulement l'art en tant qu'il est la reprsentation sensible de l'Absolu. En ce dpassement, Hegel voit surtout l'affirmation de la raison qui reconnat dsormais l'absolu en elle, c'est--dire en l'infini de sa fcondit dialectique ; en cet loignement, Heidegger voit plutt la dchance d'un art oublieux de son originaire destination, et la fin de ce qu'il nomme le "grand art".

    En mettant laccent s