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«un endroit où aller»

GRÂCE ET DÉNUEMENT

Une libraire entreprend d'initier à la lecturedes enfants de gitans. Elle se heurte à laméfiance des uns et à la dérision des autres,mais finit par amadouer les petits illettrés etpar entrevoir le destin d’une tribu surlaquelle règne une mère tutélaire.

Extrait du livre :

“Rares sont les Gitans qui acceptent d’être

tenus pour pauvres, et nombreux pourtant

ceux qui le sont. Ainsi en allait-il des fils de la

vieille Angéline. Ils ne possédaient que leur

caravane et leur sang. Mais c’était un sang

jeune qui flambait sous la peau, un flux

pourpre de vitalité qui avait séduit des femmes

et engendré sans compter. Aussi, comme leur

mère qui avait connu le temps des chevaux et

des roulottes, ils auraient cra ché par terre à

l’idée d’être plaints.”

A. F.

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ALICE FERNEY

Alice Ferney a déjà publié plusieurs romans chez

Actes Sud, et notamment obtenu le prix Culture et

Bibliothèques pour tous pour son ouvrage Grâce et

dénuement.

DU MÊME AUTEUR

LE VENTRE DE LA FÉE, Actes Sud, 1993.

L’ÉLÉGANCE DES VEUVES, Actes Sud, 1995.

LA CONVERSATION AMOUREUSE, Actes Sud, 2000.

DANS LA GUERRE, Actes Sud, 2003.

LES AUTRES, Actes Sud, 2006.

© ACTES SUD, 2006

ISBN 2-7427-6258-2978-2-330-02136-8

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ALICE FERNEY

GRÂCE

ET

DÉNUEMENT

roman

ACTES SUD

unendroit où aller

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Considérez votre nature d’hommes :

Vous n’avez pas été créés pour vivre

comme des brutes,

Mais pour chercher à acquérir vertu

et connaissances.

Paroles d’Ulysse à ses compagnons,DANTE, La Divine Comédie, “L’Enfer”,

chant XXVI.

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PREMIÈRE PARTIE

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R ARES SONT les Gitans qui accep-tent d’être tenus pour pauvres,et nombreux pourtant ceux qui

le sont. Ainsi en allait-il des fils de lavieille Angéline. Ils ne possédaient queleur caravane et leur sang. Mais c’étaitun sang jeune qui flambait sous la peau,un flux pourpre de vitalité qui avaitséduit des femmes et engendré sanscompter. Aussi, comme leur mère quiavait connu le temps des chevaux etdes roulottes, ils auraient craché parterre à l’idée d’être plaints. Le camp stationnait à l’est de la

ville, circulant au gré des expulsionsdans cette périphérie qui dissout lesenchantements. Les décharges et les ter-rains vagues perçaient un paysage depavillons et de logements sociaux. Onavait oublié depuis longtemps cequ’avait pu être ce coin de pays en

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matière de beauté : une immensité sousle blé. Les dernières terres agricolesavaient disparu avec les plans d’urba-nisation prioritaire. Le ciel, même lors -que le temps était sombre, était icil’unique forme de la limpidité. Son clair-obscur écrasait les habitations endom-magées. Seules les écoles, à l’heure dela sortie des classes, animaient ce désertqui ne connaissait rien de la convivia-lité ordinaire des villages. Personnehormis leurs habitants n’aurait su dis-tinguer les rues les unes des autres.Elles portaient des noms de fleurs,com me si le fonctionnaire qui les avaitbaptisées avait voulu donner au lieu lapoésie qui manquait (ou comme si lesgrands hommes de la nation ne sepouvaient fourvoyer dans ces dévelop-pements urbains avortés). Au coin de la rue des Iris et de la

rue des Lilas, un ancien potager restaitinconstructible. L’institutrice retraitéequi en était la propriétaire refusait dele vendre à la commune. La terre, pleinede fondrières, était incrustée de verrescassés, de morceaux de pneus et debouts de ferraille. Des portières de voi-tures démolies servaient de pont surles grandes flaques qu’apportait la pluie.Une poubelle municipale scellée sur unsocle de ciment débordait. Un pommier

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finissait de mourir dans le sol pelé,couvert de détritus et d’un peu de boispourri. La fin de l’été ressembla cette année-

là à une fin d’automne. L’hôtel désaf-fecté que squattaient les Gitans dans lacampagne avait été muré sous leursyeux. Chassée par la police et les huis-siers, la tribu d’Angéline vint occuper lepotager au début de septembre. C’étaitune propriété privée mais rien ne l’indi -quait et ils avaient l’habitude de sta-tionner là où on l’interdit. Un vent debord de mer soulevait les cheveux longsdes belles-filles d’Angéline. Elles serraientdes cardigans râpés sur leur poitrine.Les enfants couraient autour d’elles.De temps en temps, l’une ou l’autre enattrapait un, le talochait et le relâchaiten vociférant, qu’il se tienne un peutranquille ou qu’il aille aider son père,c’était trop fatigant de les avoir à courirdans les jambes. Ils s’éclip saient enpoussant des cris stridents. Ils avaientdes corps secs comme des tri ques, etlorsqu’ils grimpaient au pommier ilsétaient prestes et agiles. Apportez-moidu petit bois ! leur criait Angéline. Elleétait joyeuse, et plus que les autres,comme si, l’âge gagnant, elle avait finipar comprendre que la joie se fabriqueau-dedans. Les enfants étaient entraînés

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par cette gaieté, leurs petites mains grisesrapportaient des branchettes et desbrindilles. Angéline riait. Oui les enfantsétaient le premier bonheur. A cette pen -sée, elle cherchait des yeux ses fils. Ilsfaisaient rouler les camions en évitantles ornières. Où on met la mère ? hur-lait l’aîné à ses frères.Peu après, une flambée réchauffa le

vent, ils s’assirent ensemble près du feu,rongèrent des croûtons de pain et dulard en regardant cavaler les nuages.Les enfants se donnaient des coups depied pour jouer. Comme d’habitudeMisia pleurait dans les bras de son mari.Ma Miss ! lui soufflait-il, tu vas voir onva être bien… Je sais, disait-elle à voixbasse, et l’on aurait cru qu’elle ne dou-tait pas du contraire. Il la caressait. Ellepleurait plus vivement parce qu’il lacaressait. Elle était enceinte et prochede son terme. Ses chevilles rouges etenflées semblaient celles d’une vieilleclocharde. C’est la fatigue du voyage,dit Angéline en regardant ces jambesjeunes et lassées, tu te coucheras tôt mafille. La jeune femme ne répondit pas,elle s’était arrêtée de pleurer. L’enfanten elle s’était mis à bouger.

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Ils étaient des Gitans français quin’avaient pas quitté le sol de ce paysdepuis quatre cents ans. Mais ils nepossédaient pas les papiers qui d’ordi-naire disent que l’on existe : un carnetde voyage signalait leur vie nomade.Elle n’était cependant qu’un souvenirde la vieille. Les lois et les règles moder -nes avaient compliqué le passage d’uneville à une autre et ils s’étaient séden-tarisés, comme la plupart des Gitans.L’ouverture économique amenait surles marchés des produits moins chersqu’il ne leur en coûtait de les réalisereux-mêmes. C’est ainsi que les femmesavaient perdu la vannerie. Ils étaienten dehors. On nous croit disparus, disaitsouvent Angéline, sans vouloir parlerdu grand holocauste. Mais on est bienlà, Dieu ! Et elle riait en essuyant sesmains sur ses hanches. La vieille n’avait pas encore soixante

ans. Mais, si la vérité est bonne à dire,elle portait bien son surnom. Son visageétait fendu de rides si profondes etnombreuses qu’on aurait dit une mala-die de peau. A la regarder de près, onavait mal à sa place. Elle ne souffraitpourtant de rien et les ans difficiles, qui

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l’avaient précocement vieillie, nel’avaient pas tuée. Elle en concevait unorgueil sympathique. Elle était en vie,envers et contre le monde et le froid,elle avait un furieux désir de continuerà voir ce spectacle de la terre, du vent,du feu sous les nuages, des nuagesmême, et des nouveaux venus qu’elleavait engendrés dans cette bourrasque.Des cinq fils qu’elle avait portés,

quatre s’étaient mariés avant de fêterleurs vingt ans. La nature nous y conduittout droit sans qu’on y voie rien. Angé-line l’avait pensé chaque fois qu’étaientvenus vers elle la fille élue et le filsaveugle de l’amour qu’il donnait. Per-sonne n’aurait séparé deux Gitans qui seveulent. Son aîné était seul à faire excep-tion qui, au fur et à mesure que tardaitune promise, avait jugé, à l’aune de sesquatre belles-sœurs, que les femmesn’en valaient pas la peine : Angelo étaitle célibataire. Tu n’as personne à rous-péter ! lui disaient ses frères. Il répon-dait : L’amour c’est pas se rouspéter.Et pour l’amour ! lui chantait tout bas leplus jeune, comment tu feras ? Fiche-moila paix Lulu, disait Angelo qui ne trou-vait pas ça drôle. Oui, arrêtez donc del’ennuyer ! criaient les femmes. C’étaitune tribu : personne n’était jamais seulet chacun se mêlait des autres.

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Aucun des fils n’avait quitté la mère.Nul n’aurait songé sans déshonneur àl’abandonner. Angelo son aîné lui tenaitlieu d’homme pour les travaux difficileset ils partageaient la même caravane.Les autres garçons lui avaient – au senspropre – ramené leurs épouses. Angé-line, à chacune, disait ma fille. Mais elleavait ses préférences. C’était avec Nadia,la femme d’Antonio le cadet, qu’ellesentait le plus de bonheur. Pourquoi ?Elle n’aurait pas su le dire. Nadia avaitété la dernière bru, c’était avec beau-coup de silence et de sourires qu’elles’était glissée au cœur du clan. PuisMélanie était née et Antonio, d’être père,était devenu sérieux (elle voulait direfidèle). Oui, pensait Angéline, Nadiaavait eu la patience d’attendre que cegarçon grandisse. Etaient-ce des raisonssuffisantes ? On n’a pas besoin de rai-sons, se disait Angéline. Sa personneentière avait aimé Nadia à la premièreminute où de loin elle l’avait aperçue.Qu’on le veuille ou non, on ne pouvaitrien à cela. L’animal en nous guette etflaire ce qui arrive à lui, disait Angé-line. Nadia, elle avait senti que c’étaitle bonheur, seulement à la voir mar-cher si menue au bras d’Antonio, avecun joli fichu noué autour des cheveux,et une manière apaisée de se tenir. Elle

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avait l’air douce. Et c’était avec elleaujourd’hui qu’Angéline parlait le plusvolontiers du passé, de la vie d’autre-fois sur les routes, de son défunt mariqui n’avait pas de santé, ou même deses parents et des chevaux qu’elle n’ai-mait pas, mais sans l’avouer au pèrepour ne pas lui faire de peine. Unefille de Gitan qui a peur des chevaux,criait-elle, ça n’existe pas ! J’étais la seulequi le murmurait, disait-elle à sa belle-fille avec fierté. Nadia écoutait jusqu’aubout sans l’interrompre. Peu de femmesréussissaient à se taire aussi longtemps,Angéline le savait bien. Elle-même nese montrait pas aussi attentive. Cheznous les femmes crient sans arrêt, disaitAngéline à Héléna, la seconde de sesbelles-filles, tu es une vraie Gitane. Maispour cette fois ce n’était pas un com-pliment.Les manières d’Héléna avec Simon

ne plaisaient pas à Angéline. C’était unménage qui tournait mal et elle croyaitque rien de bon ne sort jamais desépoux qui se chamaillent. Ça fait desenfants malheureux et les enfants mal-heureux ça fait des adultes mauvais,disait-elle à son Simon, lequel attendaitque sa mère en eût terminé, mais nel’écoutait pas. Ce bon à rien, disaitHéléna à propos de son mari, en parlant

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assez bas pour qu’il n’entendît rien. Illa frappait parfois rudement, mais pourrien au monde elle n’en aurait parlé.Angéline n’aimait pas entendre criti-quer ses fils. Tu l’as choisi ma fille ! Tul’as choisi, tu le gardes, disait-elle àHéléna sans prétendre discuter davan-tage. Mais Héléna était insolente. Elleétait la seule à répondre à sa belle-mère. Les trois autres belles-filles laregardaient avec effroi. Dieu sait quej’ai choisi Simon, mais Dieu sait que jeme suis bien trompée, et Dieu sedemande si je vais le garder… répon-dait-elle en rougissant sous le regardarrêté de la vieille. Laisse le Dieu tran-quille ! criait la vieille en colère. Alorscomme les autres, la jeune femme setaisait. Qu’Angéline eût à ce point unempire sur ses enfants, voilà ce quiagaçait le plus Héléna. Mais elle n’avaitjamais pris le temps de trouver la raisonde cette domination, pour la dénouer,au lieu de quoi elle tirait dessus sansréfléchir. Elle pressentait que les mœurschangent plus que le fond des âmes :je ne suis pas ligotée à ce mari, se mur-murait-elle en urinant accroupie dansl’herbe. Puis, toute légère à cette idée,elle partait rejoindre Misia et Milenaqui étaient toujours fourrées ensembleà boire du café, quand elles en avaient.

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Pendant ce temps les hommes frico-taient, de petites affaires qui les occu-paient longtemps et mollement. Ilsétaient restés comme sont les enfants,vivant de peu, jouant avec rien, ne cal-culant pas, inconséquents et sans soucide l’avenir. Et d’ailleurs chaque foisqu’Angéline les regardait de loin s’af-fairer, ou discuter, il lui semblait lesvoir jouer et se bagarrer comme lors-qu’ils étaient petits. Elle n’avait rienoublié du temps des langes qui leurmanquaient. Les selles gelaient dans letissu autour des petites fesses brûlées. Lepère pleurait de vraies larmes sur lavie trop dure de sa famille. Il en étaitmort. Angéline disait : Mort de volerpour manger. (Il s’était fait prendre etpunir au sang, dans un appentis où ilavait gelé autant que la terre sous lui.)Aussi bien, Angéline avait continuéseule, à l’est où la couleur du temps etle vert des forêts sont plus tristes qu’ennulle autre place. Mais quand ils étaientencore époux qui se couchaient le soirensemble, elle l’aimait. Elle avait tant depitié qu’elle se détournait pour ne pasvoir nu ce corps sans chair, son mari àla peau de linceul. Elle était si vivantequ’il lui semblait déjà mort, l’entraînantavec lui, la privant de donner ce quien elle bouillait de se transmettre et de

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se renouveler. Elle aurait voulu desétrein tes, la douceur des caresses etdes enfants, avoir toujours un nouveau-né à bercer ou une poussée de chairau-dedans d’elle. Mais lui n’avait mêmeplus la force, celle des bêtes, de lasanté, du printemps, et de l’amour. Ils’abattait dans le sommeil comme unarbre sous la cognée, et elle dans lenoir s’allongeait enfin contre lui. Ondevrait rester couchés, Oh ! pensait-elle, l’amour, la chair, étaient les seuleschoses douces qu’ils possédaient, etvoilà qu’on les leur avait prises. Sapeau était un velours chaud et elle étaitune belle femme, elle le savait bien,grâce à quoi tout de même elle avaitconnu l’allégresse, le ravissement, etmaintenant le mari que chaque jour-née tarissait, elle ne voulait pas y pen-ser, elle continuait de l’aimer. Elle sentaitle corps à côté d’elle comme un fil, samain n’avait pas de surface à caresser,et lorsqu’elle s’acharnait à le faire quandmême, elle sentait tous les os. Les oseux-mêmes lui paraissaient minces.Comment ça tient debout tout ça ? sedemandait-elle en rêvassant au bordde son sommeil. (Et le matin elle voyaitque ça ne tenait pas.) Quelle misère,quelle misère ! elle se le répétait eneffleurant le visage endormi, un visage

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qui n’était plus qu’un nez autour duquelle reste avait fondu. Puis elle rentrait satête sous le bras de son mari et restaitainsi toute la nuit coincée dans sonodeur. Elle écoutait bruire l’ombre dudehors, si proche que sa fraîcheur lesenveloppait tous. Les garçons avaientdes respirations régulières et se ser-raient les uns contre les autres pour setenir plus chaud. La beauté de ce qu’elleavait accompli était dans cet écheveaude chairs enfantines qu’elle écoutaitprendre son air glacé de nuit. Elle auraitdû ne jamais s’arrêter de faire desenfants. Elle était une louve protectriceet nourricière. Elle aurait pu lécher sesfils, et parfois elle ne pouvait s’empê-cher de les mordiller (et ils se met-taient à pleurer, les idiots). Celui quiaurait touché un seul des cinq petitsqui dormaient là, elle l’aurait égorgésur ses genoux en supportant de regar-der sans fin s’écouler le sang. Vingtans s’étaient passés depuis ces nuits-là.Maintenant elle s’étonnait de ce qui luiparaissait avoir été du bonheur. Elledisait : Dans ma jeunesse il y avait rien,on avait même pas un lit pour dormir,ça me souvient. Mais, je sais pas com-ment, ça manquait pas. On était tousensemble avec rien, juste à devoir setrouver à manger. Maintenant on a plus

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et ça fait plus mal. Comment c’est fait ?Tout de travers ! répondait Misia. Etcela finissait la conversation. Angélinen’aimait pas déplorer la vie. Elle aimait ces jours d’aujourd’hui,

dans ce vieux corps enflé, pleine detemps et de mémoire, ayant fini d’éle-ver ses fils mais voyant grandir ses petits-enfants, et tout ce monde-là se gardantautour d’elle. Je vous regarde pousseret je demande rien d’autre au bon Dieu.Es-tu vieille grand-mère ? demandaitAnita, la plus âgée des petites-filles.Oh oui ! disait Angéline, j’ai déjà vécubeaucoup de jours. Tu vas bientôt mou-rir alors, disait Anita. La vieille secouaitla tête. Non, disait-elle, sûrement pas.La fillette semblait rassurée. A l’évidenceAngéline ne pouvait vivre que long-temps : elle le voulait. La vie était sacathédrale et les garçons étaient desflèches vers Dieu et le ciel. Tiens-toidroit ! disait-elle à Angelo. Et le garçonse redressait aussitôt. J’ai la fierté de mesfils, lui murmurait-elle pour s’expliquer.Angéline avait trois secrets : elle

savait ce qu’elle voulait, elle avait com-pris ce qui était possible (c’est-à-direque tout ne l’est pas) et aussi ce qui setait avec profit. Cela faisait beaucoup desagesse. Elle débusquait les âmes tapiesderrière la chair. Les minuscules traces

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et plissures qu’elles dessinent sur lapeau, à force de mouvements répétés,d’expressions et d’humeurs, Angélinene les manquait jamais. Elle avait perçu,dans l’instant de la rencontre, queNadia était douce et Héléna révoltée.Elle savait également ce qu’on ne disaitpas : que Milena était bête et Misiainsatisfaite. Que Simon était brutal etpeut-être même fou, que Lulu était untaureau et Antonio un papillon volage.Elle connaissait chacun de ses fils sansjamais ni en parler ni leur parler.A Joseph, que tous appelaient Mous-tique car c’était le plus gigantesque desfrères, elle avait seulement osé dire :Es-tu certain de vouloir épouser Milena ?(Milena était bête velue noire et rapidecomme une mouche.) Et lorsque legarçon avait répondu qu’il en était sûr,elle avait acquiescé sans discuter davan-tage. Elle n’avait pas essayé de lui fairecomprendre pourquoi elle avait posécette question. S’il avait voulu le savoir,il aurait demandé. Elle avait fait lema riage. C’était le troisième. Simon etHéléna, Lulu et Misia, Moustique etMilena, Antonio et Nadia. Et sonAngelo solitaire. Elle les couvait de sonregard jaune, ses enfants qui avaientpris femme et se multipliaient, les comp-tait dans ses prières, Sainte Marie, mère

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de Dieu, protégez toute ma famille, etfaites que le Simon soit doux et bon.(Car Dieu nous donnant à tous un far-deau, le Simon était brutal et fou.)

3

“Le petit éléphant volant”, ce fut sonprénom. Le dernier-né de Misia s’ap-pela Djumbo. Parce que sa mère n’avaitpas d’idée et que son père lui trouvait degrandes oreilles. Djumbo naquit le pre-mier sur ce nouveau territoire, mais pasplus que les autres n’y reçut sa place. Le voyage en camion, le travail pour

s’installer et l’anxiété naturelle de lamère dans ce grand remuement s’étaientconfondus avec le terme. Le lendemainde leur arrivée au potager, dans uneaube fraîche et mouillée de banlieue,Misia et Lulu partirent pour l’hôpital. Ilsse perdirent dans le dessin inconnudes rues toutes semblables qu’ils décou-vraient ce matin-là. Et il devait y avoirun dieu des mères et des enfants, puis-qu’ils finirent par s’y retrouver dans leplan qu’ils consultaient. Tout d’abord on les renvoya. La gros-

sesse s’était passée ailleurs, la future

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mère n’était pas inscrite à la maternité.Mais l’homme qui ne portait pas sonenfant souffrait plus que la mère qui lemettait au monde. Il laissa se crever laboule d’amour et d’impuissance quis’était faite en lui. De Misia blanche etronde, et même plus que blanche, siblême et silencieuse, personne ne sepréoccupait : Lulu devint fou. Il hurlade toute sa juste colère. Le bruit qu’ilfit réussit à convaincre. Un interne semit à crier lui aussi, après ce cirque etcette honte, pour qu’enfin vienne unesage-femme. La conscience médicaleacheva de faire ce qui était dû : onvoyait les cheveux de l’enfant.A Lulu qui ne faisait pas assez

propre, on demanda d’attendre dehors.Il était dans la salle d’attente, échaufféencore par ses cris, hirsute car il ne sepeignait jamais, enfin soulagé de voirpartir sa femme. L’hôtesse d’accueil leregardait sans sympathie. Il pensa qu’ilse foutait bien de cette gadjé puisqu’onemmenait Misia. La chemise à carreauxqu’il portait depuis plusieurs jours étaitsortie de son pantalon. Il respira sonaisselle, elle sentait. De cela aussi il semoquait. Misia aimait son odeur quin’était ni âcre ni mauvaise et Misia seulecomptait en ce moment, le reste étaitégal. Il ne protesta pas et demeura

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debout, ignorant que d’autres pèresconnaissaient plus d’égards. Derrière la sage-femme, Misia était si

pâle, que dans la lumière directe ducouloir qui lui sembla ne jamais finir,son visage était translucide. Un fais-ceau de veinules vertes convergeaientsous la peau vers ses yeux que la dou-leur avait gonflés. Elle se dévêtit ets’allongea seule, attendit un long mo -ment que quelqu’un vînt. Elle avait lapatience et l’élan pour accueillir l’en-fant, découvrir son visage à l’instant oùla douleur cesserait. Toutes ses frayeursl’avaient quittée. C’est sans doute l’at-tente des choses, plus que les choseselles-mêmes, qui inquiète (et peut-êtresera-t-il aisé de mourir). Misia aurait pule sentir, c’est possible, dans l’émotionde se sentir au creux d’elle-même lelieu d’un orage, labourée, dominée parla chair et le sang qui se ruent vers lejour, et finalement vidée à la fois de lachair, de l’orage, et du sang. Elle auraitpu savoir que s’abandonner à la chairn’est pas perdre. Cependant elle était àce moment non pas une pensée maisune sensation. Elle n’était qu’un réseaude muscles et de nerfs autour d’unematrice ouverte. Elle était une pousséeet une respiration, un grand rythmehaletant qui libérait la vie. La mort était

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loin, par-delà tant de promesses queMisia l’oublia. Elle se souvint des récitsd’Angéline, comment on peut mettretrois fils au monde dans les champssans l’aide de personne. Enfanter, disaitla vieille, c’est la plus belle affaire desfemmes, leur gloire et leur bonheur.Misia entendait les gémissements et lessoupirs d’une femme que l’on encou-rageait dans la salle voisine. Puis lebraillement suffoqué du nouveau-né.Misia en eut une bouffée d’envie. Ellesentait le sien très bas, elle savait qu’ilavait fini de descendre. Elle se mit àpousser en même temps que son ventresemblait se déchirer et devenait tout dur.A côté le nouveau-né hurlait encore.Misia se redressa sur ses coudes. Elleétait portée par l’émotion de ce criinimitable (puisqu’on a fini en une foisde vivre l’éclatement des poumons, lapremière clarté, le froid de la terre et laséparation). Une infirmière passa sans s’arrêter,

qui croyait les Françaises plus méri-tantes et fragiles que les immigrées.Elles accouchent accroupies sans l’aidede personne, dit-elle à sa jeune col-lègue de garde préoccupée de la bohé-mienne qui venait d’arriver. Mais il n’yavait pas d’admiration dans sa voix. Levisage de la jeune femme révéla une

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gêne, elle découvrait la honte qu’ins-pire quelquefois la vilénie d’un autre.Si l’enfant est trop gros la mère risqued’être abîmée, dit-elle. Et elle s’en allaauprès de Misia.Pendant ce temps la vie portait

Djumbo vers la terre et les hommes et samère. Ses poumons s’ouvrirent sur un criformidable qui fit rire le jeune interne.C’était un petit homme qui s’émerveillait.Il avait tiré le bébé avec des mainshabiles. Misia avait senti la souplesse etla précaution de son geste. Misia gardasur la poitrine son bébé gluant et recro-quevillé. Elle pleura sur le nourrisson,d’émotion et de fatigue, de Lulu quimanquait, de l’immédiate gentillessed’un homme qui avait pris l’enfantcomme un trésor fragile. Un hoquet dereconnaissance la fit vomir. L’infirmièreapprochait à chaque toux un récipientde métal en forme de flageolet. Misiacracha et toussa en tenant le nouveau-nécontre elle. Le jeune homme était embar -rassé. Vous allez très bien, lui assura-t-il,je vais vous garder ici un moment avecvotre fils. Elle secoua la tête comme unemuette. Il sembla désolé, prenant pourtristesse ce qui était gratitude et soulage-ment. Il la crut mère célibataire. Luluattendait encore à l’accueil.

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