granet langue pensee

Upload: victor-lorefice

Post on 14-Apr-2018

235 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    1/59

    @

    QUELQUES PARTICULARITSDE LA LANGUE

    ET DE LA PENSE CHINOISES

    parMarcel GRANET (1884-1940)

    1920

    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant,collaborateur bnvole

    Courriel : [email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec ChicoutimiSite web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    2/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 2

    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,Courriel : [email protected]

    partir de :

    Quelques particularitsde la langue et de la pense chinoises,

    par Marcel GRANET (1884-1940)

    Article paru dans laRevue philosophique, mars-avril 1920.

    Textes rassembls sous le titre Essais sociologiques sur la Chine , LesPresses universitaires de France, 2e dition, Paris, avril 1990.

    Polices de caractres utilise : Times, 10 et 12 points.

    Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11.

    dition complte le 30 novembre 2004 Chicoutimi, Qubec.

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    3/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 3

    T A B L E D E S M A T I R E S

    Notes

    (Introduction)

    Les concepts :

    I. Le vocabulaire.

    II. La grammaire : Morphologie.

    Le jugement et le raisonnement :

    I. La proposition (syntaxe)

    II. Phrase Les principes directeurs

    (Conclusion)

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    4/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 4

    Mon projet est de publier en Chine les notes quon va lire : ellescorrespondent des proccupations qui sy manifestent actuelle ment, de la

    manire la plus vive, dans le public cultiv (1) ; dautre part, elles posent desproblmes auxquels seul sans doute un Chinois desprit rflchi pourrait

    rpondre utilement. Ces rponses et le travail de rflexion do ellessortiraient -pourraient avoir, sur lavenir de la langue et de la pense chi-

    noises, une influence utile (2) ; coup sr, elles constitueraient, pour leslinguistes et les philosophes dOccident (3) , un document de premier ordre.De plus, proposer aux lettrs chinois de nous aider rsoudre les problmes

    que pose notre esprit ltude de leur civilisation, sur un point qui les

    intresse de faon pratique et trs vivement, est peut-tre un moyen dtablirune collaboration sans laquelle le progrs dans la connaissance de lExtrme -

    Orient ne se fera quau prix de beaucoup de travail perdu.

    Jai hsit publier dabord ces notes en franais : la matire en estdlicate ; il se peut que bien souvent jaie vu faux, ou ct, ou de faon trop

    absolue ou trop troite. Pour les Chinois, puisquil importe dveiller leur

    curiosit et leur rflexion, une formule trop brutale, une affirmation aventure,

    ou insuffisamment rigoureuse peuvent prsenter moins dinconvnientsquelles ne porteront de fruits. Mais je ne voudrais pa s quun Occidental se

    trompt sur ce que ce travail peut avoir de provisoire. Ce qui ma dcid, cest

    que le publier est le seul moyen dy faire appor ter les retouches et lesrectifications dont il a besoin. Enfin, il faut bien commencer : cette rputation

    dimpermabilit, quon a faite la langue et la pense chinoises, est, pour

    les tudes sinologiques, le plus grand danger ; ces tudes ne se poursuivront

    mthodiquement que si elles cessent dtre lapanage dun corps trop troit despcialistes ; il convient quelles appellent sur elles le contrle du plus grand

    nombre possible de gens avertis et renoncent enfin au prestige du mystre. Je

    me risque donc pntrer dans cette caverne sacre o lon a log les ideschinoises afin de montrer au moins quelle nest pas hermtique, et quitte

    ny tre guid que par une lumire insuffisante.

    Comment jai tch de mclairer, cest ce quil faut dabord que lon

    sache. Les remarques que je publie sont sorties dun travail poursuivi sur destextes trs anciens, savoir : un ensemble de chansons contenues dans une

    Anthologie disparate, quon nomme le Che king, laquelle Confucius a mis la

    main, mais qui lui est de beaucoup antrieure (4) . Ltude que jai faite de ces

    chansons (5) ma conduit penser et, je crois, fournir la preuve quellestaient des chansons populaires, improvises par les jeunes gens loccasion

    de grandes ftes saisonnires, et que, tardivement, par suite de changementsdans les murs qui rendaient leur origine incomprhensible, elles furent

    considres comme des uvres savantes, des productions littraires du mme

    type que celles qui forment le fonds classique de la littrature chinoise. Si lonmaccorde que ces conclusions sont justes, il en rsulte quelques corollaires

    importants :

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    5/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 5

    1 Ces chansons sont le produit dune socit (elles permettent de ladcrire pour lessentiel) qui tait dune structure trs simple et fort analogue

    celles que les ethnographes qualifient de primitives (6) . Il y a grand

    chance quelles nous apportent un tmoignage de ce qutait dans son enfance

    la langue chinoise.

    2 La grande difficult dune tude systmatique du chinois provient de la

    disparit de la langue parle et de la langue crite. Cette disparit, de nos

    jours, est assez forte pour quon puisse se demander si la langue crite est bienune langue vritable, cest --dire une figuration exacte de la pense (avec

    cette seule diffrence avec nos langues que cette figuration est obtenue par

    une reprsentation graphique et non phontique), ou si elle nest quunsystme de notations mnmotechniques permettant de reconstituer

    lexpression verbale de lide (7) la langue crite nta it, par essence, quune

    technique permettant de reconstituer la pense et nessayant point de la

    traduire, il est clair que ltude de ses rgles ne donnerait pas plus

    dindications directes sur le mcanisme de la pense chinoise et de sonexpression commune que ne pourrait en donner, sur le franais, par exemple,

    ltude de documents stnographiques. Or, si les textes chinois de languecrite sont abondants et sil y en a pour tous les moments de lhistoire, nous ne

    possdons gure de documents de langage parl que pour lpoque moderne.

    On voit assez que labsence de textes anciens de langue parle etlimpossibilit dadmettre a priori que la langue crite est une langue

    vritable, suffiraient rendre difficile ltude de la langue chinoise. Mais, si

    les chansons du Che king sont bien, comme je le crois, des chansons

    populaires, nous nous trouvons possder un document de langue parle dunevaleur inestimable : inestimable parce quil remonte lenfance de la langue

    chinoise ; inestimable surtout parce quil prouve que la langue crite, tellequelle sest constitue dans la suite, prose ou vers, ne diffre pointessentiellement de la langue anciennement parle dont ces chansons sont un

    tmoignage et, partant, que cette langue crite est bien, elle aussi, une langue

    vritable. Du coup, il devient plus facile dtudier les formes particulires la

    Chine de lexpression de la pense.

    3 Les chansons anciennes de la Chine nont sans doute t mises sous

    forme crite que tardivement (8) ; mais ce que lon sait de leur origine, savoir :

    quelles sont nes dune improvisation mimique, dune mimique la fois

    gesticule et vocale, permet de comprendre le lien extraordinairement fort qui

    unit des idogrammes des monosyllabes invariables, et, par suite, le fait,caractristique de la Chine, que lcriture et la langue naient pas pu cesser

    dtre foncirement, lune monosyllabique et lautre figurative.

    4 Enfin ces chansons sont nes dans les ftes o se sont labors lesprincipes directeurs de la pense chinoise. De mme que ltude du langage

    permet danalyser le mcanisme de la pense quil traduit, de mme lanalyse

    des principes directeurs de la pense peut confirmer celle de ses moyensdexpression. Et lon verra que la faon do nt les Chinois conoivent, par

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    6/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 6

    exemple, les catgories de temps, despace et de substance, concorde singu -

    lirement avec les particularits de leur vocabulaire et de ce quil faut appeler

    leurs procds grammaticaux ou syntaxiques.

    Les remarques qui prcdent peuvent donner une ide de lintrt qui

    sattache ltude que je veux tenter, si provisoire soit -elle ; elles en marquent

    aussi les limites. Si peu quaient chang, dans leur fond, depuis lpoque o je

    les prends, la langue et la pense chinoises, elles ne sont point pourtant restes

    immobiles. La langue que jtudie est celle de petites communauts agricoles

    o la vie sociale, ordinairement trs ralentie, navait dactivit vritable quau

    cours de grandes runions saisonnires. La ncessit des rapports quotidiens

    impliqus par la vie urbaine et laccroissement dune activit proprement

    sociale ont amen dans la suite la langue parle se donner un

    commencement vritable de syntaxe et mme de grammaire. La langue crite,

    au contraire, tout en se nrichissant, resta attache aux mmes principes

    traditionnels ; mais lon peut penser que les transformations de la langue

    parle ne sont point restes sans influence sur la faon non pas, peut-tre, dont

    scrit, mais, au moins, dont se lit (9) la langue crite. Enfin, bien que, dans

    son ensemble, la pense chinoise se soit peu carte des donnes de la

    tradition, les rvolutions sociales qui dterminrent la chute -du rgime fodal

    furent loccasion dun gros travail intellectue l. Dans les coles de

    sophistes-marchands de conseils politiques (10) , sest fait un grand effort pour

    tablir lart de raisonner ; bien que les sophistes chinois naient abouti

    constituer ni une thorie labore de la connaissance, ni une logique

    dogmatique, leur travail contribua donner plus de souplesse la pense,

    sinon de prcision son expression (11) .

    Je nai point les moyens de moccuper ici de tous ces progrs de la langueet de la pense chinoises. Il est bien entendu que mes remarques ne

    sappliquent quaux plus anciennes formes de pense et dexpression. Encore

    dois-je dire que jai insist sur ce qui parat tre des caractres anciens et

    profonds, plutt que sur les points dj apparents o sest attach le

    dveloppement ultrieur. Cependant, il ne faut pas loublier, les

    commencements dune institution de celle du langage comme des autres

    commandent toute sa destine. En fait, je le crois, lorientation donne la

    pense chinoise par les formes premires du langage, conserves presque

    telles quelles par la langue crite, est, depuis trois mille ans sans doute, reste

    sensiblement la mme (12) . La plupart des problmes que pose mon travail

    sont des problmes actuels.Jtudierai dabord la formation des concepts travers ce quon peut

    savoir de la nature du vocabulaire et des usages grammaticaux

    (morphologie) ; je ferai voir ensuite les particularits du jugement et du

    raisonnement travers les rgles syntaxiques de la proposition et de la

    phrase ; enfin, par lanalyse des catgories directrices de la pense, je

    montrerai laccord profond qui existe entre elles et les oprations

    caractristiques de la pense chinoise que traduisent les usages de la langue.

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    7/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 7

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    8/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 8

    Les concepts

    I. Le vocabulaire. Ltude du vocabulaire (13) met en vidence le

    caractre prodigieusement concret des concepts chinois : la presque totalitdes mots connotent des ides singulires, expriment des manires dtre

    aperues sous un aspect aussi particulier que possible ; ce vocabulaire traduit

    non pas les besoins dune pense qui classe, abstrait, gnralise, qui veut

    oprer sur une matire claire, distincte et prpare une organisation logique

    mais, tout loppos, un besoin dominant de spcification, de

    particularisation, de pittoresque ; il donne lim pression que lesprit chinois

    procde par oprations essentiellement synthtiques, par intuitions concrtes

    et non par analyse -non pas en classant, mais en dcrivant.

    Le vocabulaire des vieilles chansons est trs riche : moins quon ne

    limagine dordinaire dun vocabulaire chinois, puisquil ne comprend quun

    peu plus de 3.000 mots : mais ce chiffre est norme, si lon songe, dune part,au petit nombre de notions exprimes et, dautre part, au fait que, la plupart

    des mots pouvant tre utiliss comme verbes, substantifs, adjectifs ou

    adverbes, chacun quivaudrait plusieurs mots distincts dans le dictionnaire

    dune langue drivations. Or, de tous ces mots, il ny en a, pour ainsi dire,

    pas un qui soit employ de faon analogue ce quest pour nous une notion

    gnrale et abstraite.

    Presque tous correspondent une reprsentation synthtique, une image

    complexe et particulire. Voici quelques exemples. Pour rendre les ides qui

    exigeraient en franais lemploi du mot montagne accompagn dune ou de

    plusieurs pithtes, leChe king

    possde les mots suivants :Ki,

    montagnenue ; Kang, montagne crte ; Tsiu, montagne dont les rocs sont recouverts

    de sable ; Hou, montagne couverte de vgtation ; Ngan, hauteur prs dune

    rivire ; Kieou, monticule ; Tsou, haute montagne ; Tsouei, montagne haute

    et vaste ; Touo, montagne troite et longue ; Tien, cime de montagne ; Kiong,

    colline ; Feou, monticule ; Fan, hauteur pente brusque ; Ngo, colline plus

    haute une extrmit qu lautre ; Ling, monticule ; Liu, tertre ; Yao,

    montagne sacre (14). De mme, pour cheval : Tchou, cheval dont le pied de

    derrire gauche est blanc ; Pouo, cheval roux tachet de blanc ; Kiong, cheval

    corpulent ; Kiu, poulain ; Pei, cheval dont le pelage est ml de roux et de

    blanc ; Pi, cheval robuste ; Yin, cheval gris blanc ; Lo, cheval blanc crinire

    noire ; Licou, cheval roux crinire noire ; Hiuan, cheval gris de fer ;

    Tchouei, cheval dont le pelage est ml de gris et de blanc ; Ki, cheval gris

    tachet de noir ; Lai, cheval de plus de sept pieds de haut ; Hia, cheval roux et

    blanc ; Koua, cheval roux dont la bouche est noire ; Yuan, cheval roux dont le

    ventre est blanc et la crinire noire ; Yu, cheval noir cuisses blanches ; Kiao,

    cheval haut de six pieds ; Tan, cheval dont les cuisses ont de longs poils

    blancs ; Touo, cheval gris pommel ;Li, cheval noir ; Tie, cheval gris de fer ;Tcheou, cheval rapide. Voici des noms qui peignent laspect de leau : Tsien,

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    9/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 9

    eau peu profonde ; Chen, eau profonde ; Yuan, eau dun abme ; Yang, eauvaste ; Yang, eau large et profonde ; Fen, eau bouillonnante ; Pouo, eau

    agite ; Mien, eau coulant pleine rivire ; Wou, eau trouble et basse ; Tcheu,

    eau limpide ; Chang(Tang), eau souleve comme si elle bouillait ; Lao, eau

    coulant dans un chemin ; Tchouo, eau sale. Selon quun bras de rivirescarte plus ou moins de la rivire principale, on l appelle Kouei, Touo ou

    Sseu. Il y a un nom spcial pour lagneau de cinq mois, un nom pour le blierde trois ans, un autre pour le taureau de trois ans. Un homme de 60 ans

    sappelle Ki , celuide 60 70, Mao ; celui de 70 80, Tie (15) .Trois se ditKiun sil sagit danimaux, Tsan sil sagit de femmes (16) , Tchong sil

    sagit dhommes.

    Les mots qui composent le vocabulaire chinois voquent des

    reprsentations tel point synthtiques et particulires, quils semblent

    correspondre des ides singulires et se rapprocher beaucoup plus de nos

    noms propres que de nos noms communs. Ce nest pas quon ne trouve des

    mots rpondant des concepts de classe : mais un exemple montrera que cesmots restent chargs de dterminations trs spciales : il est remarquable que

    les noms communs employs pour dsigner les rivires soient prcisment lesnoms propres qui dsignent les trois grands cours deau chi nois : Ho (le

    Fleuve jaune), Kiang (le Yang-tse), Han (la rivire Han). Cest la rivire la

    plus communment connue qui donne leur nom commun toutes les autres.De mme les mots qui rendent lide gnrale dpouse sont ceux qui

    dsignent spcialement les femmes des gens du peuple, Tsi, et celles des

    nobles du dernier rang, Fou (17) .Lide de vieillesse est traduite par le mot

    qui convient lge o, en vertu dusages sociaux et de thories qui endpendent, on devient spcifiquement vieux (18) . Lide de foule ou de

    runion, depluralit, sexprime par le mot Tchong, qui a pour sens prcis troishommes, trois tant le nombre spcifique de la pluralit. Et, de nos jours,quand la loi a besoin de dfinir les circonstances de complot ou de coalition,

    elle fixe trois le nombre limite infrieur et emploie le caractre Tchong.

    Ainsi, toujours, les concepts de classe restent lis des images particulires et

    bien dfinies ; ils ne sont pas sensiblement plus abstraits que les autres : ilscorrespondent simplement une image spcialement vocatrice et, partant,

    plus gnralement comprhensible. Au reste, dans la langue du Che king, ils

    ne sont jamais employs sans dtermination supplmentaire : on ne dit pas,par exemple, je monte sur la montagne , mais je monte sur cette mon-

    tagne . Il ny est point question de montagne ou de rivire ind termines,

    mais dune montagne ou dune rivire localise et quun geste montre. Lebesoin de prcision descriptive limite lemploi des termes gnraux : ainsi,

    pour rendre mari et femme, on prfre employer des mots qui voquent

    limage de la maison dont lhomme est le matre, Kia, et de la chambre o lafemme vit retire, Chen (19). Voici qui est plus significatif encore : lorsquon

    utilise un mot dune acception assez gnrale, cest que lon dsire

    prcisment insister sur les spcifications concrtes quil voque ; quand une

    chanson, pour dire ta femme pendant trois annes se sert du mot Fou et

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    10/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 10

    non du mot Chen, cest quelle veut prcisment suggrer que, pendant troisans, la femme a accompli auprs des beaux-parents les devoirs qui incombent

    lpouse et quelle peut se rclamer du droit reconnu une belle -fille pieuse

    de ne point tre rpudie ou dlaisse (20) .

    A examiner le vocabulaire et lemploi qui en est fait, on arrive laconclusion que la pense chinoise est entirement oriente vers le concret.

    Cette conclusion paratra mieux assise si jexa mine maintenant les

    reprsentations que les Chinois se font des concepts inclus dans les mots deleur langue. Ils usent pour expliquer le sens de ces mots de deux mthodes,

    lune graphique, lautre phontique. La premire recherche ltymologie ; il

    nest pas sr que lautre ait aussi nettement la m me proccupation. Que lesopinions exprimes par les tenants de lune ou lautre mthode aient une

    valeur positive, cest ce qui, en bien des cas, parat plus que douteux : mais il

    nimporte ici, puisque je ne demanderai aux auteurs chinois que de nous dir ece quvoquent pour eux les mots quils interprtent.

    Pour tre des dessins (21) , tous les caractres chinois ne sont pas

    ncessairement des idogrammes au sens strict du mot ; certains nont, dans

    les lments graphiques qui les composent, rien qui les prdispose symboliser le sens qui leur est attach ; dautres, ce sont les plus nombreux, se

    divisent en deux lments dont lun donne sur la prononciation une indication

    assez vague et lautre une indication plus vague encor e sur le sens. Mais il yen a un bon nombre qui sont ou des dessins vritables ou des reprsentations

    symboliques, soit simples, soit composes. Cest de ceux -l que lanalysegraphique peut tre intressante. Prenons le caractre Fou,femme, bru, dont jecitais tantt un emploi significatif. Il reprsente une femme qui tient la mainun linge : on la reprsente ainsi, dit-on, parce que son rle est d pousseter

    (22) et darroser ; or, dans lune des crmonies du mariage o e st prononce

    une formule de remise de la femme entre les mains du mari, la femme estdsigne par lexpression celle qui pousstera et arrosera (23) . Le linge

    pour pousseter, qui sert divers usages de propret domestique ou

    personnelle, fait partie du costume rituel de la femme marie ; elle doit le

    porter, pendu la ceinture, ds sa toilette du matin quand elle va rendrelhommage matinal ses beaux -parents (24) .Le caractrefemme voque donc

    un dtail caractristique du costume et de lattitude rituelle dune bru. Le

    mot yeou qui signifie compagne, compagnon, ami, amie, est traduit danslcriture par limage de deux mains ; or, le contrat damiti ou de

    compagnonnage militaire, comme le contrat amoureux, se liaient par la

    paume (25) . Le mot yeou, qui semble noter une ide assez gnrale,lvoque, en effet, par la reprsentation dun geste caractristique qui rappelle

    la crmonie, commune plusieurs institutions, o se forme le lien damiti

    ou damour. Lide de froid, qui peut passer pour abstraite, est symbolise par

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    11/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 11

    un dessin o lon voit un homme abrit dans une maison garnie dherbes ou de

    paille. Or, au dixime mois, quand lhiver est constitu, quand vient le froid et

    que les animaux hibernants se tiennent au fond de leurs retraites dont ils

    bouchent lentre, les hommes rentrent leurs rcoltes, se retirent tous dans leur

    maison et bouchent hermtiquement fentes et ouvertures (26) . Lide de froidest donc lie la reprsentation concrte des actes coutumiers qui signalent

    larrive de lhiver. Le mot noirscrit laide du signe du feu et dun dessin

    reprsentant louverture de la maison par o senfuit la fume et autou r de

    laquelle se dpose la suie. Ouvrirmontre une main enlevant la barre qui tient

    les deux battants dune porte. Un trait bris, qui voque le vol aigu de

    lhirondelle, signifie hirondelle. Lide de vol est traduite par la figure

    schmatique dune oie s auvage en pleine vole. Saisir, prendre scrit laide

    dune oreille et dune main figures. Les hurlements funbres du deuil sont

    traduits par le dessin de deux bouches et dun chien. Nai, particule suspensive,

    ponctuation orale, est symbolise par un signe qui reprsente une sortie de

    lair : on lcrivait encore, et peut -tre plus anciennement, par un symbolecomplexe voquant le cri dun oiseau sortant brusque ment de son nid.

    Leibniz crivait (27) : Sil y avait un certa in nombre de caractres

    fondamentaux dans la littrature chinoise, dont les autres ne fussent que des

    combinaisons, cette littrature aurait quelque analogie avec lanalyse des

    penses. On a cru longtemps, en effet, que les Chinois avaient procd

    li nvention de leur criture, comme celle dune espce dalgbre, par la

    combinaison de signes choisis pour reprsenter les notions essentielles et

    servant aussi rpartir, sous des catgories fondamentales, la masse des

    caractres composs et des notions complexes. Cest cette ide qui explique le

    nom de radicaux ou de racines quon a donn cer tains lments qui entrent

    dans la composition des caractres. En fait, lorsque ceux-ci furent en nombreimposant et quil parut incommode de les recueillir sous la forme de listes de

    mots, comme taient les premiers lexiques, lorsquon voulut faire de

    vritables dictionnaires, on seffora de trouver un procd de classement.

    Lauteur du Chouo wen groupa les caractres quil avait runis en un certain

    nombre de lots o tous les caractres possdaient un lment graphique

    commun : cet lment servit de rubrique tout le lot. Le Chouo wen tant

    dun maniement incommode, cause du trop grand nombre de rubriques, le

    travail fut repris et, de nos jours, les caractres sont classs sous 214 rubriques

    ou cls, quon nomme improprement radicaux, et qui nont dautre fonction

    que de rendre relativement facile la recherche dun mot. Cette classification,

    toute pratique, ne repose en aucune manire sur une conception systmatiquede lunivers, et ce serait la plus grande erreur de prendre les radicaux pour

    les symboles de notions lmentaires dont toutes les autres driveraient. Sur

    les 214 radicaux actuels, il y en a un pour les fltes traversires, un autre pour

    les tambours, un pour les tortues, un pour les grenouilles, un pour les rats ; un

    pour les cerfs, un pour les trpieds, deux pour les dents, deux pour les oiseaux

    selon quils ont des queues longues ou courtes. Qui pourrait prendre ces

    rubriques pour des catgories vritables ? Au reste, bien des mots sont classs,

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    12/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 12

    pour la commodit ou par suite derreurs tymologiques, sous des cls avec

    lesquelles leur sens na point de rapport. Bien souvent la cl est un ajout tardif

    (telle, par exemple, la cl de loiseau da ns l caractre moderne signifiant

    hirondelle). Il est donc tout fait faux de concevoir lcriture chinoise comme

    le rsultat dun travail danalyse et de classification des ides.

    Il ne serait sans doute pas plus exact de considrer les caractres comme

    autant de rbus imagins, au jour le jour, par les scribes, dans leurs bureaux.

    Sans doute, vers lre chrtienne, quand les caractres se mirent pulluler, les

    crations artificielles furent trs nombreuses : ce dveloppement purement

    graphique de la langue et de la pense serait intressant connatre dans le

    dtail et il a eu des consquences considrables. Mais il est difficile

    dadmettre que, pour son fond, lcriture chinoise ait eu une source artificielle.

    Cette ide ne saccorde gure avec les c aractres essentiels des symboles dont

    use cette criture : ceux-ci expriment, par la notation graphique de dtails

    caractristiques, des images extrmement concrtes ; ils apparaissent comme

    la traduction immdiate, par le moyen de procds graphiques, des

    impressions retenues par la mmoire et spcialement par la mmoire mus-

    culaire et motrice ; ils sont la reprsentation stylise du geste essentiel qui

    dfinit une image : langle brusque que fait lhiron delle, le calfeutrage des

    appartements dhiver, la paume qui constitue lamiti. Figurations dimages

    motrices fondamentales, ils. gardent le pouvoir de suggrer une reprsentation

    concrte synthtique, parce que le geste quils rappellent est llment le plus

    profondment enregistr de la perception densemble. Ainsi sexplique que ce

    soit bien souvent par leffet des caractres que se soit maintenu le sens

    premier des mots. Le mot Sang, qui signifie mrier, est symbolis dans

    lcriture par trois mains (3 = pluralit) au -dessus dun arbre : il garde encore

    le sens de cueillir les feuilles de mrier et celui de feuilles de mrier. Lecaractre qui signifie collection, runion, Tsi, montre un oiseau (originalement

    3 = plusieurs) branch sur un arbre : le sens premier du mot tait de figurer un

    vol dois eaux arrt sur des arbres (28) : ce sens sest conserv. Ainsi, par son

    fonds idographique, lcri ture chinoise traduit un besoin de spcification

    concrte qui sex prime le plus volontiers en gestes vocateurs ; cest en

    cherchant retrouver et dfinir ces gestes que les glossateurs pensent arriver

    dfinir les mots ; enfin, cest le souvenir de ces gestes vocateurs, rappel de

    faon permanente, qui a conserv aux mots toute leur valeur concrte (29) .

    Lexplication phontique des mots est tout autant en faveur que leurexplication graphique ; elle domine lorsque ce nest point un idogramme

    vritable qui sert crire le mot expliquer (30) . En voici un exemple : un

    texte du Li ki (31) numre les mots qui rendent lide dpouse selon les

    diffrentes classes de la socit ; le commentateur Tcheng Kang-tcheng

    ajoute, en manire dex plication, la note suivante : Heou (reine) = Heou

    (celle qui vient aprs). Fou (fou jen, princesse) = fou (aider, auxiliaire) ; jou

    (jou jen, femme dun grand officier) = chou (dpendre, apparente) ; Fou (fou

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    13/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 13

    jen, femme dun noble du dernier rang) = fou (obir, servante). Tsi (femmedun homme du peuple) = Tsi (de mme rang, en socit sur pied dgalit).

    Les philologues chinois nont aucune notion de phontique ou de smantique ;

    quand ils posent les quivalences quon vient de voir, il y a peu dapparence

    quils veuillent indiquer de vritables tymol ogies ; cela est bien sensible pourlun des mots du texte tudi : le termeHeou, dans lemploi qui en est fait ici,

    a la signification de reine ; maisson sens premier, que Tcheng Kang -tchengconnat bien, est prince, quil a par exemple dans lexpres sion Heou Tou, le

    Prince Terre, divinit masculine de la Terre ; or, pour ce sens de prince,

    ltymologie heou = qui vient aprs, qui marche la suite, serait tout fait

    absurde. Ce que veut donc indiquer lquivalence propose, ce nest pas lesens premier, mais la valeur du mot dans lemploi spcial qui en est fait : cette

    valeur est suggre par un phonme de sonorit analogue voquant une image

    concrte, limage spci fique qui correspond au concept dfinir. La reine estditeHeou parce quelle ma rche la suite du roi, image particulirement riche

    pour un Chinois habitu concevoir que la femme dun roi, dans toutes sesdmarches, ne peut pas tre pousse par sa propre initiative, mais parlinfluence souveraine de son mari (32) . De mme, fou (aider) explique le

    concept de princesse en faisant apparatre la vision du rle auxiliaire (33) que

    doit jouer celle-ci cest son principal emploi : si elle le joue mal, elle est

    rpudie (34) dans les sacrifices seigneuriaux. La femme noble, Fou (35) ,est dfinie par les gestes rituels avec lesquels elle sert (fou) ses beaux-parents.

    Le mot Tsi reprsente phontiquement lpouse du peuple, pa rce que Tsi

    montre limagination les pratiques rituelles du repas communiel de mariage,o les poux assis cte cte sur des nattes jumeles, mangeant des mmes

    mets, et buvant aux deux moitis dune calebasse, arrivent ntre que les

    moitis dun m me couple, si bien que, dans sa nouvelle famille, lpouseprend rang daprs le mari (36) .

    Si elles nont aucune valeur smantique, les explications que les Chinois

    donnent de leurs mots nen sont pas moins intres santes. Elles sont trop

    universellement acceptes pour ntre que de futiles jeux desprit et, surtout,

    elles ont eu trop dinfluence effective. Quoi quil en soit de lexactitude durapprochement des mots Kouei, esprit des morts, et Kouei, revenir, il est

    certain quil a de tout temps domin les croyances et les pratiques relatives

    aux dfunts. Ne voir dans ce type dexplication quun abus de jeux de motsserait, mon sens, se mprendre et ne pas tenir compte dun fait important de

    la psychologie chinoise. Lorneme nt courant des maisons consiste en images

    polychromes achetes dordi naire vers le jour de lan ; elles ont pour effetdattirer toutes sortes de bndictions par la figuration dobjets dont les noms,

    par leurs rsonances, appellent lesprit une formul e consacre. Un sujet que

    lon retrouve frquemment dans les rouleaux de peintures donnes loccasion dun mariage est celui o lon voit un couple de pies perches sur

    un arbre do pendent trois grosses boules. Les pies, dont on montre un

    couple, sont un emblme ancien du mariage ; le mariage est le rite faste par

    excellence ; un nom de la pie est : loiseau de bon augure. Trois boules se

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    14/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 14

    disent san yuan (trois rondeurs), mais san yuan (autrement crit) forme une

    expression usuelle pour dsigner les trois premiers lexamen fameux du

    doctorat. Donner deux jeunes maris une image o lon voit deux pies prs

    de trois boules, cest leur dire dans les termes les plus concrets et avec une

    bonne influence : Puisent sortir de votre mariage des enfants appels auxplus brillants succs ! Mais que signifient ces rbus doubls de jeux de mots,

    pour lesquels on montre tant dattachement, si ce nest le fait psychologique

    que les images voquent des sons dont les rsonances suggrent tout aussitt

    dautres im ages aussi particulires et aussi concrtes ? Ainsi les explications

    phontiques, dont usent si volontiers les Chinois, ne nous donnent pas

    seulement penser que les reprsentations attaches presque tous les mots

    de leur vocabulaire se rapprochent plus des images que des concepts, mais

    encore elles nous laissent entrevoir la puissance vocatrice dont les sons leur

    paraissent dous.

    Tels quils nous apparaissent et tels que les Chinois les expli quent, les

    mots de leur vocabulaire ont lair de correspond re des concepts-images

    singulirement concrets, et lis, dune part, des sons qui semblent dous du

    pouvoir dvoquer les dtails caract ristiques de limage et, dautre part, des

    graphies qui figurent le geste (37) enregistr comme essentiel par la mmoire

    motrice.

    Si lon examine de prs le vocabulaire du Che king, une classe de mots

    attire particulirement lattention. Ces mots, fort nom breux, sont employs,

    dordinaire, sous la forme dexpressions redoubles. En voic i une liste, qui est

    loin dtre complte. Yuan-yuan, Kan -Kan, Tien -tien, bruits du tambour ;

    Houei-houei, bruits du tonnerre (38) ; Ye-ye, clairs et coups de tonnerre ;Kiai-kiai, bruits de cloches ; Tsiang -tsiang, sons de clochettes, bruits de

    breloques ; Hien-hien, Touen -touen, bruit dun lourd chariot en marche ;Lin-lin, bruits de voiture ;Ling-ling, bruits danneaux ; Tcheu-tcheu, bruits de

    faucille ; Touo -touo , Teng-teng, bruits de la hie ; Tchong -tchong, bruit de

    la glace qui se fend ; Cheou-cheou, bruit du grain quon lave ; Houo-houo,

    bruits de filets tombant dans leau ; Hong-hong, bourdonnements dinsectes ;

    Ying-ying, bourdonnements de mouches ; Houei-houei, bruits dinsectes,

    accords dinstruments de musique ;Houei-houei, cri des cigales ; Ngao-ngao,

    cris confus ; Tsi -tsi, murmures ; Hiao-hiao, voix tremblante ; Tsi-tsi,

    Pien -pien, bavardages ; Tchao-tchao, cris et gestes dappel ; Ki-ki, cris du

    loriot ; Yeou-yeou, appels des cerfs ; Pen-pen, appels des cailles ;Kiang-kiang, appels des pies ; Kouan-kouan, appels des mouettes ;Yong-yong, appels des oies sauvages ; Siu-siu, bruits et mouvements dailes

    des oies sauvages ; Yao-yao, cris de la sauterelle des prs ; Ti -Ti ,

    sautillement et cris de la sauterelle des coteaux ; Cheu-cheu, vol des

    corbeaux ; Kiao-kiao, vol de lmerillon ; Yi-yi, vol lent du faisan ;

    Pien -pien , vol des tourterelles ; Cheu-cheu, Tcheu -tcheu, vols doiseaux en

    troupe ; Souei-souei, dmarche dun renard solitaire ; Kouei-kouei, allure

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    15/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 15

    dun cheval ardent ; Fei-fei, Yi-Yi, chevaux attels marchant daccord ; Tsi-tsi,chevaux marchant de front ; Pong-pong, id. ; Piao-piao, Sseu-sseu, allures

    danimaux sauvages marchant par couples ou par hordes ; Sin-sin,Hong-hong,Tsi-tsi, nues de sauterelles ; Ki -ki, troupes de jeunes filles ; Tsi -tsi,

    tsiang -tsiang, dmarche grave et majestueuse ; Yi-yi, maintien humble ;Tsi -tsi , attitude de respect ; Kieou -kieou, id. ;Hang-hang, allure martiale ;King-king, air agit ; Yeou-yeou, aspect doux et aimable ; Kin-kin, airperspicace ; Tiao -tiao, air daccablement et de fatigue ; Tcheu-Tcheu,

    King-king, dmarche prudente ; Kiu-kiu, Kouei-kouei, Hieou-hieou, dmarche

    circonspecte ; Yong-yong, maintien compos ; Tong -tong, dmarche humble

    et modeste ; Ki -ki, allure lente et majestueuse ; Siu-siu, attitude modeste ;Tsouo -tsouo , air splendide ; Pong-pong, allure de course soutenue ;Sien-sien, sauts ; Souo-souo (39) , danses ; Ki -ki, chanceler en dansant ;Yao-yao, Pi -pi, grande agitation ; Ki -ki, Ping -ping, Yin-yin, Tsao -tsao,

    Yang-yang, Tsan -tsan, tristesse ; Tchouotchouo, Tao-tao, Ti -ti, Yeou-yeou,

    Yuan-yuan, Kin -kin, Tchong -tchong, Tsiao -tsiao, Kiong -kiong,mouvements pnibles du cur ; Lien-lien, pleurs continuels ; Hiun-hiun,

    visage joyeux ; Kiu-kiu, solitude ; Ngang-ngang, grandeur imposante ;Pei -pei, Kiai -kiai, Ye-ye, robustesse ; Tseu -tseu, petitesse ; Yi-yi, aspect

    magnifique dun temple ; Kouai -Kouai, endroit bien clair ; Ying-ying,

    brillant ; Tcheu-Tcheu, clart ple ; Mong-mong, obscur ; Hao-hao, brillant ;Houang-houang, Tcheu-Tcheu, clart des toiles ; Lin-lin, clat dune pierre

    au soleil ; Tan-tan, clart de laurore ; Tcheu -tcheu, allongement des jours au

    printemps ; Hao-hao, aspect de ltendue cleste ; Feou-feou, grandes eaux ;Yang-yang, eaux larges et profondes ; Houan-houan, eaux grossies par le

    dgel ; Kiai-kiai, eaux coulant pleine rivire ; Kouo-kouo, courant rapide ;

    Yeou-yeou, eaux qui coulent vivement ; Chang-chang, grandes eauxbouillonnantes ; Ki -ki, goutte goutte ; Fan-fan, flottement dune barque ;Jang-jang, Tchan-tchan, rose abondante ; Piao-piao, Jang-jang, neige

    abondante ; Fen-fen, neige gros flocons ; Tsi -tsi, bourrasques de pluie ;Ying-ying, Yi-yi, aspect de nuages ; Fou-fou, fa-fa, vent violent ; Si-si, briselgre ; Lie-lie, Liu-liu, haute montagne ; Tsouei -tsouei, escarpements ;

    Kie-kie, escarp ; Houan-houan, droit ; Tchan -tchan, aspect de rochers ;Hiuan-hiuan, long et pendant ; Yao-yao, vigueur lgante dun arbuste ;Wou-wou, aspect gracieux dun arbuste ; Tcho-tcho, Chang-chang,

    Houang-houang, beaut des fleurs ; Li-li, abondance de fruits ; Tchen-Tchen,Kiao -kiao, Pong -pong, Tsang -tsang, Pe i-pei, luxuriance de feuillage ;

    Lou-lou, Tsing-tsing, bel aspect dune plante ; Kie-kie, Tsang-tsang, Tsai -tsai, Tsi -tsi, aspect verdoyant des joncs ; Tsai -tsai, cueillette ;Tcheu-tcheu, en ordre ; Tsing -tsing, bleu ; Houo-houo, brlant ; Pan-pan,

    chang ; Kiang-kiang, constant ; Tseng-tseng, en nombre accru ;Cheng-cheng, de faon continue ; Siao-siao, gt ; Mei-mei, bien travaill ;Kieou-kieou, tiss.

    Les glossateurs chinois, lorsquils veulent expliquer ces expres sions

    redoubles, narriv ent point rendre dans le langage ordinaire leurs

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    16/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 16

    significations prodigieusement concrtes ; mais ils donnent le moyen de sentirleur richesse et leur prcision descriptives, quand ils indiquent en termes

    singulirement prcis leurs quivalences symboliques. Lexpression Yao-yao

    dpeint un pcher (40) o ils voient lemblme dune jeune fille ; cette

    peinture est telle quelle leur permet de donner lge exact de la jeune fille ;cest celui qui est exprim par Chao-tchouang, savoir, pour une femme, vingt

    ans, lge du mariage. De mme Houang-houang montre de telle manire laclart des toiles que lon sait tout aussitt que le crpuscule est trop avanc

    pour quon puisse encore procder la pompe nuptiale (41) . Souei-souei

    traduit si exactement la marche dun renard solitaire quil voque nces -

    sairement limage des gens du pays de Wei o de trop longues guerres avaientdsuni les mnages et qui sen allaient dpareills. Les expressions Yao-yao etTi -ti rvlent merveilleusement les murs des sauterelles des coteaux et des

    sauterelles des prs et donnent elles seules tout un enseignement : aux crisdappel de la sauterelle des prs, celle des coteaux vient la rejoindre ; elles

    nhabitent poin t au mme endroit, elles sont de mme espce et de varitsdiffrentes ; aussi peuvent-elles, en temps voulu, contracter une de ces unionsrgulires et fcondes qui leur mritent dtre lemblme des mnages

    vertueux : Yao-yao et Ti-ti voquent, par une image complexe, toutes les

    rgles de choix (exogamie particulire la Chine ancienne), toutes les

    conditions de temps, tous les procds de cour que les hommes doiventobserver sils veulent contracter une union prospre (42) . Jang-jang permet

    de voir exactement la quantit de rose dpose sur les liserons des champs,

    de reconnatre ainsi que lon est tout juste au milieu du printemps, au momentprcis o garons et filles peuvent, conformment aux prescriptions duTcheou li, se runir en une grande assemble (43) .

    Ainsi les expressions redoubles du Che king paraissent tre desauxiliaires descriptifs (44) et la puissance dvocation concrte quon estforc de leur reconnatre oblige les considrer comme de vritablespeintures vocales. Leur grand nombre, et leur rle dominant dans la posie duChe king, rvlent une disposition saisir les ralits sous forme dimages

    synthtiques et particulires au plus haut degr et traduire ces images en lestransposant sous forme vocale. Ce qui est surtout remarquable, cest que cette

    transposition se fait sans que limage traduite perde en rien de sa complexit

    et de telle faon que le son qui la reproduit est lui-mme non pas un signe,

    mais une image. La liste que jai donne montre que la voix est parvenue

    reproduire par une espce de mimique toutes sortes dimpressions sensibles :

    non pas seulement des bruits, mais des mouvements, toujours trs complexeset lis dordinai re des tats sentimentaux ou, encore, des sentiments perus

    le plus souvent sous forme de mouvements du cur enfin de vritables

    spectacles. Certains passages du Che king, o se pressent les auxiliairesdescriptifs, participent moins de la posie ( notre sens du mot) que de la

    musique descriptive : voici, par exemple, la peinture du passage du Fleuve

    Jaune par un cortge princier (45) :

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    17/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 17

    Leau du fleuve,quelle vient haute ! (Yang-yang)

    Vers le nord,com me il roule flots ! (Kouo-kouo)

    Les filets,quels bruits quand ils tombent ! (Houo-houo)

    Les esturgeons,quils sont nombreux ! (Pouo-pouo)

    Les joncs et roseaux,quils sont hauts ! (Kie-Kie)

    Les suivantes,quel beau cortge ! (Ye-ye)

    Les gens descorte, quel grand air !

    De tels passages permettraient de dire que la posie du Che king consisteprincipalement en onomatopes, si ce terme navait pas pour nous un sens trop

    troit. Ceux des auxiliaires descriptifs qui semblent se rapprocher le plus de

    nos onomatopes ont infiniment plus de richesse descriptive ; tels, parexemple, qui semblent seulement figurer des cris doiseaux, Kouan-kouan

    (mouettes), Kiang-kiang (pies), Pen-pen (cailles), veulent encore rendre desmouvements et des habitudes particulires chaque espce. LauxiliaireYong-yong imite le cri des oies sauvages, mais il indique en mme temps que

    la femelle rpond lappel du mle ; il peint aussi leur mode caractristique

    de voler par paires, la femelle restant, comme il convient, un peu en arrire du

    mle (46). De mme Siu-siu(47) exprime dabord le bruit particulier des ailesdes oies sauvages quand elles volent de concert, mais il dcrit, lui aussi, toutes

    les particularits de ce vol. Enfin, ni lun ni lautre de ces auxiliaires nvite

    de participer aux reprsentations dordre moral relatives loie sauvage,prsent consacr du rituel des noces, si bien que Siu-siu peut tre employpour dcrire latti tude modeste dune pouse (48) et que les deux runis,

    Siu-yong, forment un complexe employ depuis les temps du Che king (49)jusqu nos jours, pour symboliser lattitude respectueuse et modeste quilconvient aux fiances de garder pendant la pompe nuptiale, titre de bon

    prsage pour leur vie domestique.

    Que la voix humaine ait russi peindre, laide dun son redoubl, des

    images si particulires et si complexes, cela peut paratre difficile comprendre ; cest un fait cependant. Mais la voix h umaine y russissait-elle

    sans autre secours ?

    Notons dabord que, selon le contexte, le mme auxiliaire peut

    correspondre des images bien diffrentes, des images qui nont aucun

    degr le rapport que jai montr exister pour les deux sens de Siu -siu. AinsiTsai -tsai voquera tantt la reprsentation dune cueillette, tantt celle de

    plantes verdoyantes ou celle des bigarrures dun habit (50). Ki -ki peint ici lechant du coq, l celui du loriot, ailleurs laspect dune bo urrasque (51). Ki-ki

    reprsente parfois lallure majestueuse, parfois des femmes ru nies en bande

    ou en cortge (52). De mme, les auxiliaires homophones que le ton seuldistingue, appellent les vocations les plus diverses : tels Ki -ki, goutte

    goutte ; Ki -ki, tristesse ; Ki-ki, chanceler en marchant. Dans le morceau du

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    18/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 18

    Che king cit plus haut, trois auxiliaires placs la rime de vers qui se suiventont mme ton et finale identique ; seules diffrent les consonnes initiales : cela

    suffit-il pour que lun fasse voir un banc desturgeons, lautre les grandes eaux

    du fleuve et que le troisime fasse entendre le bruit des filets qui tombent dans

    leau ?

    A mon sens, si lon tient compte, dune part, du fait que la plus grande

    partie de ces images vocales impliquent aussi des images motrices (mme

    celles qui ressemblent le plus des onomatopes, mme celles qui peignentdes tats sentimentaux) et, dautre part, du fait que les thmes dont sont faite s

    les chansons du Che king ont t improviss au cours de joutes la fois

    chantes et danses (53), il y a lieu dadmettre que les auxiliaires descriptifssont des gestes vocaux intimement lis une pantomime, et que la

    gesticulation figurait primitivement aux yeux limage que la voix dessinait

    oralement.

    La trouvaille des auxiliaires descriptifs, dans les joutes anciennes dechants damour, fut lessentiel du travail de linven tion potique : on en est

    vite convaincu quand on lit les chansons du Che king ; nombreuses sont celles

    dont les couplets ne peuvent se rendre de faon diffrente, parce que seules lesdistinguent des peintures vocales intraduisibles. Or, ces joutes tenaient une

    place capitale dans la vie sociale de lancienne Chine qui ne se manifestait

    vraiment qu leur occasion. Linvention, quon y faisait, de vocables

    intimement lis une mimique, vritables images vocales qui ntaient que legeste essentiel de toute une pantomime descriptive, cette invention na pu

    manquer davoir une grande influence sur la formation du vocabulaire chinois.

    En fait, nous pouvons encore constater que de nombreux mots doivent leursens aux images voques par les auxiliaires descriptifs. Yen et Tsouei,

    montagnes escarpes, proviennent des auxiliaires Yen-yen (54) etTsouei -tsouei (55). Il en est de mme de Yang, vaste et large tendue

    deau (56) ; Chang (57), eaux bouillantes ; Tao, grandes eaux (58) ; Hao,

    aspect de ltendue cleste, vaste, immense (59) ; Hao, clat de la lune,

    brillant (60) ; Tiao, marcher, voyager seul (61) ; Tchao, appeler de la voix et

    de la main (62) ; Yao, agitation, agitation du cur (63) ; Yeou (64), Yuan (65),

    Tchong (66), mouvements pnibles du cur ; Tsai, cueillir (67) ; Tsing,

    bleu (68) ; Tseng, nombreux, augmenter (69) ; Yao et Wou, vigueur et grce

    dun arbuste (70) ; Kiu, regarder avec circonspection, avec crainte (71) ; Tan,

    aurore, clair comme laurore, clair voyant (72) : Kieou, tisser (73). Le Che kinglaisse entrevoir le procd par lequel les mots des auxiliaires descriptifs ont pu

    entrer dans lusage courant : il semble quils aient commenc, quand ils ne

    forment plus une expression redouble, par tre employs sous la formedinterjections et prcds dun mot vide ; dans cet usage ils gardent encore

    nettement leur valeur dimage et les commentateurs les expliquent en les

    prsentant sous forme redouble ; mais, perdant par labsence deredoublement une partie de leur force vocatrice, ils tendent se prsenter un

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    19/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 19

    peu dj comme des symboles et beaucoup moins comme des peinturesvocales (74).

    Si les auxiliaires descriptifs ont t une source importante du vocabulaire,

    cela peut nous aider comprendre pourquoi les mots chinois semblent le plus

    souvent correspondre non pas des concepts plus ou moins abstraits, mais des concepts-images, des images complexes, singulires et o domine un

    lment moteur. Cela peut encore nous permettre de mieux imaginer quoi

    rpond ce besoin que semblent avoir les mots de sappuyer une sorte defiguration graphique. De quelle faon ont servi dans linvention de lcriture

    idographique les souvenirs des gestes qui constituaient, pour peindre les

    images, une reprsentation mimique dont la peinture vocale ntait quunlment, cest ce quil ne semble pas possible de savoir. Quand les chansons

    du Che king ont t recueillies et transcrites, lcriture tait depuis longtemps

    devenue une technique spciale et ntait dj plus purement figurative : la

    presque totalit des auxiliaires descriptifs furent crits laide de caractres de

    formation tout fait artificielle. Il y en a peine un ou deux qui nouspermettent de deviner quels gestes accompagnaient les peintures vocales.

    Lauxi liaire Kiu-kiu peint une attitude circonspecte (75) ; Kiu semploie pourdsigner le regard craintif des oiseaux ; il scrit par une combinaison des

    symboles de lil et de loiseau. Les anciens Chinois juraient en prenant

    tmoin la lumire du jour (76) : ils voquaient ce serment laide delauxiliaire Tan-tan (77) ; Tan signifie aurore et scrit en montrant le soleil

    au-dessus de lhorizon.

    Nous ne saurons sans doute jamais si le langage par gestes a exerc sur

    linvention des caractres une influence directe (78) ; mais on ne peut douter

    que la disposition, quil suppose, tra duire par des dessins les impressionsconcrtes, ne soit au fond du dveloppement prodigieux de la langue chinoise

    qui se fit, pour ainsi dire, entirement par des procds graphiques. Il semble,

    en effet, qu partir du moment o les joutes chantes furent dlais ses et ofut arrte, dans sa source principale et premire, linvention des peintures

    vocales, le plus puissant agent denri chissement fut, pour la langue, la

    fabrication des caractres. Il y a, ce pullulement des caractres, plusieursraisons importantes : la langue ntait pas unifie ; les variations dialectales

    dun mme mot furent ass ocies des caractres diffrents. Depuis lpoque

    fodale, la socit tant de forme hirarchique, il parut convenable de crer,

    par exemple pour les diffrents actes de la vie, des caractres et des mots qui

    fussent la proprit particulire de chaque classe sociale (79

    ). La raisonprincipale de ce foisonnement doit tre cherche dans le besoin toujours

    dominant de spcification concrte, qui, ne se traduisant plus par linventionnaturelle de gestes vocaux, se satisfaisait encore par la fabrication de dessins

    conventionnels ayant chacun pour objet de signifier un concept-image aussi

    particulier que possible.

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    20/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 20

    Au total, on peut dire, je pense, que le vocabulaire chinois se compose,

    dans son fond, de peintures vocales lies de trs bonne heure une figuration

    graphique. Par leur caractre donomato pes les mots furent, ds lorigine,

    affects dune espce d immobilit phontique qui rendait difficile tout

    dveloppement de la langue obtenu par la cration de formes grammaticales etpar lusage des drivations. Ce dveloppement devint impossible quand les

    monosyllabes pittoresques furent associs des idogrammes indformables.

    Cette jonction de monosyllabes invariables des idogrammes a arrt tout

    progrs grammatical ou syntaxique ; et, ds lors, le besoin de traduire la

    ralit sous forme dimages concrtes na pu continuer de sexercer autrement

    que par des inventions graphiques : do, pour une langue monosyllabique et

    ncessairement pauvre en phonmes distincts, une prodigieuse floraison

    idographique. Cette primaut du rle de lcriture dans lexpression de la

    pense a dtermin une sparation profonde de la langue crite et de la langue

    parle : elle a entran lgard de celle -ci une attitude mprisante qui na pas

    peu contribu la faire demeurer dans un tat dextrme pauvret ; utilisesimplement pour les rapports quotidiens, la langue parle na, jusqu nos

    jours, gure connu de besoins qui leussent amene ne point rester une

    langue lmentaire, et son dveloppement mme a t retard par linfluence

    de la langue crite qui, monosyllabique et idographique, sest trouve

    quasiment fixe une fois pour toutes. La langue crite dispose dun immense

    matriel de signes chargs dun contenu concret dune richess e incomparable ;

    elle est reste un instrument merveilleux dexpres sion pittoresque ; mais les

    signes dont elle use et quelle tire des textes et non de lusage, ne peuvent

    conserver leur puissance dvocation qu condition dtre employs dans

    leurs valeurs originales : do la ncessit de lusage des allusions littraires

    et le fait que, par son mode dexpression, la pense chinoise est presquencessairement oriente vers le pass. En fin de compte, cette pense na le

    moyen de sexercer qu laide s oit dune langue parle trs lmentaire, soit

    dune langue crite stricte ment traditionnelle et organise, pour ainsi dire,

    uniquement en vue de la traduction des ralits en images concrtes, synth-

    tiques et particulires.

    II. La grammaire. Morphologie. Ce quon vient de voir du

    vocabulaire indique tout de suite quon ne trouve peu prs rien dans la

    langue chinoise qui puisse donner lieu une tude de morphologie.

    Lorthographe ne sy distingue pas de lcriture ; on ne peut noncer aucune

    rgle particulire aux diffrentes parties du discours ; plus prcisment, il ny

    a, pour ainsi dire, aucune diffrenciation des parties du discours. La seuledistinction quon puisse faire est celle que font les Chinois entre les mots

    vides, Hiu tseu, simples ponctuations orales (80) et les mots pleins, Che tseu,

    qui, seuls, connotent des concepts. Les mots pleins (comme les vides) sont des

    monosyllabes invariables et aucune variation de formes verbales (81)

    nindique sils sont employs comme verbes, substantifs, adjectifs ou

    adverbes. A part quelques mots assez bien spcialiss dans lemploi de pro -

    noms ou de possessifs, tous les mots sont susceptibles de tous les emplois et,

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    21/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 21

    rigoureusement parlant, la distinction fondamentale entre verbes et substantifs

    nexiste point.

    Les Chinois font, parmi les mots pleins, une diffrence entre ceux quils

    nomment mots vivants, Houo tseu, et ceux quils nom ment mots morts, Sseu

    tseu. Au moins pour la langue ancienne, cette distinction est extrmement

    factice ; les mots de la premire catgorie ne sont pas spcialement affects

    traduire des actions et les seconds dsigner des substances ou des tats. Tout

    ce quon peut dire est ceci : 1 Certains mots voquent surtout des manires

    dtre en voie de ralisation ; il ne serait pas exact de dire que, peignant des

    actions, ils correspondent nos verbes ou nos adverbes ; laction quils

    peignent nest jamais considre indpendamment de son point dorigine ou

    de son point daboutissement. Le mot qui signifie monterpeut tout aussi bien

    vouloir dire (82) le haut, en haut, au-dessus de, suprieur, suprme. Le mot

    hao, aimer, exprime aussi lide dami, de celui quon aime ou qui aime, celle

    damiti et de relations ou de contrat damiti, et encore (83) lide de bon, de

    bien, dtre bon, dtre habile ... Tsin indique tout aussi bien laction de se

    reposer dans sa chambre que lide de chambre o lon se repose. Yu peint

    tout autant lacte de conduire une voiture que le voiturier qui la conduit ;

    Tchang, laction de diriger et la main qui dirige ; Houai montre la fois

    laction de penser, le cur, le sein o la pense est forme et le sentiment, la

    pense ou le souvenir eux-mmes. Seuls les mots qui dcrivent des

    mouvements ne sont gure employs que comme verbes ou adverbes. Si on

    les excepte, on peut dire, en gros, que tous les mots vivants, qui semblent sur-

    tout peindre des actions, ne les peignent pas uniquement dans leur essence,

    mais les peignent plutt sous laspect de manires dtre en train de se

    raliser, non point considres abstraitement, mais vues dans un ensemble

    concret qui comprend, avec laction elle -mme, son principe et sa fin, sonauteur et son rsultat. 2 Certains mots voquent surtout des manires dtre

    ralises : ils ne notent point lide dun tat ou dune substance sans affir mer

    du mme coup leur ralit concrte. Ces mots, qui contiennent en eux-mmes

    laffirmation de lexistence de fait de l tre ou de la qualit quils

    reprsentent, sont trs loin de nos substantifs ou de nos adjectifs ; la preuve en

    est dans le fait quil est inutile, pour affirmer la ralisation de lide quils

    voquent, demployer avec eux un verbe substantif. Le mot qui exprime lide

    de bois semploie pour signifier lui tout seul : du bois, de bois, est en bois,

    est du bois. Le mot ciel a un sens verbal dans des expressions comme : est le

    ciel de, considrer comme le ciel. Ta, grand, note encore les ides de devenir

    grand, dtre grand, dagrandir. Les mots deux, trois, peuvent avoir lasignification de : tre deux, tre trois ou mme de : avoir deux, avoir trois (84).

    Ainsi les mots morts ne connotent point abstraitement des ides dtres ou de

    qualits : tout ce quon peut dire, cest que, peignant des manires dtre

    ralises, ils voquent, plutt quune action, un tat de fait et que, par suite, ils

    sont plus ordinairement employs titre de substantifs ou dadjectifs. Mais il

    semble quils puissent toujours prendre une valeur verbale ou adverbiale. Kiun

    veut dire ordinairement prince, Tsi pouse, et Tseu, fils, mais on les trouve

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    22/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 22

    employs pour signifier : tre lpouse, le fils ou le prince, considrer comme,traiter en pouse, en fils ou en prince, donner comme pouse, fils ou prince, se

    conduire en prince, en pouse, en fils. Des mots, mme, qui semblent veiller

    des ides assez gnrales comme Tou , terre, Tcheng, rempart de ville, notent

    en fait des images tel point concrtes et motrices quon peut les employerdans le sens de btir un rempart ou de construire des leves de terre (85). De

    mme Chou, arbre, et Sang, mrier, nont jamais pu arriver au degrdabstraction qui caractrise des concepts de class e, et les reprsentations

    quils voquent ont gard une complexit assez grande pour quon puisse, en

    leur donnant une valeur verbale, leur faire signifier : planter un arbre, ou

    cueillir les feuilles de mrier.

    Tandis que la plupart des langues primitives se signalent par une richesse

    extrme en formes verbales, on voit que, sur ce point, le chinois est

    singulirement pauvre, puisquil ne dispose que de monosyllabes peu prsinvariables (86), et quon ny trouve point de partie s du discours nettement

    diffrencies. Mais le got de lexpression concrte qui se traduit dans les

    autres langues par cette varit de formes, on le retrouve dans le chinois,

    affirm par une remarquable abondance de mots rendant, avec une forceincomparable, des aspects particuliers des choses. Sans doute parce que ces

    mots restrent longtemps associs une figuration mimique de la

    reprsentation quils enregistraient, ils conti nurent dvoquer principalementune image motrice ; certains restrent essentiellement des verbes, non pas des

    verbes exprimant une action toute nue, mais des verbes peignant un aspect

    mobile dun ensemble concret ; les autres, traduisant des formes moins

    vivantes, conservrent, dans la reprsentation complexe quils veillaient , lesouvenir dun lment moteur do ils tirrent la capacit de jouer loccasion

    le rle de verbes vritables, tandis que, mme jouant le rle, qui leur convenait

    mieux, de substantifs ou dadjectifs, la puissance dvocation concrte quitait en eux leur donnait dordinaire une autre forme de fonction verbale, en

    les dispensant de se faire accompagner dun verbe substantif.

    On peut dire que chaque mot chinois exprime une modalit singulire de

    la ralit. Ces mots pouvaient donc se passer des spcifications quapportentles formes verbales (87). Au reste ces spcifications supplmentaires leur

    taient interdites par leur caractre dimages vocales invariables bientt

    associes des dessins fixes. Cette fixation par lcri ture idographique a eu

    pour rsultat quen Chine limmense matriel descriptif des premiers ges napoint diminu au cours des sicles, mais, au contraire, sest accru. Tandis que

    la plupart des autres langues modifiaient leur matriel dexpressions, vo yaient

    diminuer leur puissance dvocation concrte par lappauvrissement de leursformes verbales, distinguaient les parties essentielles du discours, acquraient

    soit par lusure, soit par des emprunts des langues mortes ou trangres, des

    termes dun e gnralit ou dune abstraction varies per mettant de classer lesconcepts selon leur extension ou leur comprhension, et devenaient enfin,

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    23/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 23

    des degrs divers, des instruments danalyse, le chinois, grce cette

    liaison caractristique des monosyllabes aux idogrammes, conservait intact

    son pouvoir dexpression pittoresque, cherchait encore laccrotre,

    laccroissait, par le systme des allusions littraires, en empruntant aux textes

    anciens des expressions dun pittoresque accru par les associatio ns tires ducontexte, et restait enfin une langue essentiellement descriptive qui ninvitait

    la pense procder que par intuitions la fois concrtes et traditionnelles.

    Il est extrmement remarquable quun des premiers efforts de logique

    thorique qu notre connaissance aient tent les Chinois ait prcisment

    consist affirmer la valeur objective et concrte des intuitions incluses dans

    les dnominations traditionnelles. Toute la pense de cette premire cole de

    logiciens (88) se rsume en une formule o se succdent les mots : seigneur,

    vassal, pre, fils, etc., chacun redoubl ; on peut la traduire ainsi : (il faut,

    pour que la vie sociale soit rgulire que) le seigneur (se conduise) en

    seigneur, le vassal en vassal, le pre en pre, le fils en fils, etc. , ce qui

    revient dire quil faut que chaque catgorie de personnes ait une conduite

    adquate aux reprsentations concrtes particulires voques par son nom

    spcifique. Je ne pense pas quon puisse indiquer de fao n plus nette et plus

    brve que ne fait cette formule, la valeur synthtique et singulire au point

    de dfier lanalyse des concepts dont la langue narrive dfinir le sens

    que par la rduplication des termes qui les connotent. Aussi remarquable que

    la doctrine des dnominations, est lchec du gros effort qui fut tent en Chine

    pour laborer une logique, dans des conditions pourtant trs voisines de celles

    o les sophistes grecs en fondrent une et prparrent ltablissement dune

    thorie de la connaissance. Ce travail se fit lpoque de transformation

    sociale qui marque les derniers jours du rgime fodal et fut le fait de

    marchands de politique qui voulurent constituer lart de raisonner. On peut sedemander si ce gros effort de pense mthodique nchoua pas en Chine,

    tandis quil russissait en Grce, prcisment parce que la langue chinoise

    orientait la pense vers le concret et ne la disposait aucunement lanalyse. Si

    lapprentissage dune langue est, une cole pour la pense, il est clair q ue les

    Chinois, qui nont. aucun moyen de pro cder des analyses grammaticales,

    taient bien peu prpars faire, sur les notions de substance et de qualit, un

    travail de rflexion utile, dans une langue o aucune modalit verbale

    nveille lattention de lesprit sur la distinction quon peut faire entre

    ladjectif et le substantif, et o, les reprsentations synth tiques, attaches

    des symboles indformables, restant entires, sans possibilit aucune de

    dcomposition. le particulier est toujours pens comme tel.

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    24/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 24

    Le jugement et le raisonnement

    I. La proposition (syntaxe). On le sait dj, rien, dans une

    proposition chinoise, ne peut correspondre ce que nous appelons, au sensgrammatical, verbe, sujet, attribut ; labsence de formes verbales interdit de

    marquer linfluence que pourraient exercer sur le verbe les donnes

    particulires au sujet : logiquement parlant, cette influence, que rien ne traduit,

    existe-t-elle ? Y a-t-il, entre les diffrents termes dune proposition, un lien de

    solidarit qui permette de dire que lun est un verbe au sens logique du mot, et

    lautre un sujet (89) ?

    Nous savons que les mots chinois qui se rapprochent le plus de nos verbes

    nexpriment point une action verbale toute nue et abstraite , une action qui ait

    besoin, pour tre considre comme relle, dtre rapporte un sujet

    agissant ; ces mots peignent, au contraire, des manires dtre en train de se

    raliser, et la vision de laction nest jamais dtache de celle de son principeou de sa fin : si lon peut dire que ces mots ressemblent nos verbes, cest en

    pensant ceux qui sont intransitifs et impersonnels, qui se passent de sujet et

    se suffisent eux-mmes. Les mots chinois, dautre part, qui semblent le plus

    voisins de ce que nous nommons adjectifs ou substantifs nexpriment jamais

    lide dun tat ou dune substance conque indpendamment de sa ralit

    objective ; ils nont pas besoin dtre mis ncessairement en rapport avec un

    verbe et peuvent eux aussi se suffire eux-mmes. Chaque mot veille une

    image, plus ou moins active, mais toujours assez complexe pour former une

    espce de tout ayant sa vie indpendante : les mots que rapproche une

    proposition peuvent voquer des images dintensit motrice diffrente et

    paratre symboliser plutt un tat ou une qualit ou plutt une action ; touspossdent une individualit qui leur confre une espce dautonomie. Entre les

    images juxtaposes dans ce tableau plus complexe quest une proposition, il

    ne peut gure y avoir dautre lien que celui qui rsulte du fait quelles sont

    parties composantes dun mme ensemble ; ce lien reste assez lche pour que,

    si lon considre une proposition isolment, lautonomie des termes qui la

    composent soit ce qui frappe tout dabord : une proposition isole apparat,

    quand on lanalyse, non point comme compose dun sujet et dun verbe

    logiques, mais comme une suite de locutions quon pourrait toutes qualifier

    dadverbiales.

    Les vers du Che king sont lquivalent dune proposition, car ce qui

    dfinit un tel vers, cest quil forme un tout et que le sens finit la rime (90).

    Ces vers forment la moiti dun distique qui est lunit premire de la pense

    potique ; le vers, unit secondaire, qui a le plus souvent huit syllabes (huit

    caractres), se dcompose dordinaire en deux hmistiches de quatre

    syllabes (91) ; llment irrductible semble tre un binme de deux

    caractres, les principaux de ces binmes tant les expressions redoubles qui

    forment des auxiliaires descriptifs (92) . Je traduirai dans un mot mot strict

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    25/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 25

    quelques vers typiques du Che king pour montrer en quoi consistelorganisation dune proposition de ce genre. Yong-yong (appels et

    rponses : aux. desc.) (93), (elles) chantent (les) oies sauvages ; (il) se lve

    (le) soleil, (elle) commence (l) aurore. Yao-tiao (dans un lieu de

    retraite : aux. desc.) (94), se purifie (la) fille ; (du) Seigneur(95) (en train dedevenir) excellente compagne.

    A la premire lecture de ces vers isols, on ne peut chapper la double

    impression quils prsentent chacun, laide de locutions adverbiales, ungroupe dimages juxtaposes dont ri en ne rvle les rapports et que,

    cependant, ces images forment un ensemble, quelles sont cohrentes en

    quelque manire et quil faut bien quil y ait entre elles un principe dordre,mme si la syntaxe ne le fait point apparatre. On sent que ce serait trahir le

    texte que de traduire : Voici des cris dappel et de rponse, voici le chant des

    oies sauvages ; voici le lever du soleil, voici le dbut de laurore. Mais de

    quelle faon sorganisent ces quatre petits tableaux ? Faut-il entendre : Elles

    se rpondent et volent par paires (verbe logique), les oies qui chantent ausoleil levant (sujet logique circonstanci) ? ou cris dappel et de rponse

    (sujet logique), cest l le chant des oies sauvages au point du jour (verbelogique circonstanci) ? ou encore les appels et le chant des oies sauvages

    (sujet logique), voil ce qui signale le lever du soleil et laurore (verbe

    logique) ? Parmi ces locutions adverbiales, o est laction centrale, o est 1everbe ?

    Il est sensible, dans les deux exemples proposs, que les diffrentes

    images composantes sont ranges dans leur ordre dappari tion. On entend

    dabord )appel des oies sauvages, on reconnat leur chant, on voit enfin le

    paysage matinal o elles sbattent. De mme, on voque en premier li eulaspect de la retraite silencieuse et cache, puis on montre la fiance qui sy

    purifie, et lon fait ensuite entrevoir la perspective de son avenir conjugal. Or,

    si lordre suivi est lordre dapparition, il y a des chances que limage initiale,qui veille toutes les autres, ait une intensit particulire qui fasse delle

    )action principale. En effet, dans ces deux exem ples, la proposition dbute

    par un auxiliaire descriptif : on sait que peu de mots ont autant de pouvoirvocateur, et peu dimages autant dlments moteurs que ces peintures

    vocales ; il est normal que ces mots, les plus vivants de tous, jouent le rle de

    verbe. Il est, au reste, extrmement remarquable ~ que, comme limage

    densemble, les images lmentaires noncent en tte le mot le plus vivant, le

    plus verbe. Cela est particulirement sensible pour le premier exemple : Yong-yong, (elles) chantent les oies sauvages ; (il) se lve le soleil, (elle)commence (l) aurore (96).

    Dans un texte en prose, qui semble lun des plus anciens de la Chine, etque lon nomme le Petit calendrier des Hia (97) , on trouve trs

    frquemment le verbe plac avant le sujet : (Il) crie, (le) milan.

    (Elles) tombent, (les) cornes du cerf. Voici (quil) chante, (le)loriot (98). Les glossateurs expliquent que si le verbe est en tte, cest parce

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    26/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 26

    que les mots sont noncs dans lordre dapparition des images : ainsi lon

    dit : (il) crie, (le) milan , parce quon entend dabord le cri et quon

    reconnat ensuite le milan.

    Ce procd syntaxique est caractristique de la langue ancienne. Il met en

    vidence : 1 le caractre essentiellement impersonnel des verbes chinois qui

    explique leur indiffrence exprimer aussi bien la voix active que la voix

    passive (99) ; 2 le fait que la pense, quand elle sexprime, se droule dans

    lordre mme o les images senchanent les unes aux autres et quelle

    nintroduit point dans la perception synth tique qui se traduit en une

    proposition et qui semble correspondre un jugement, un principe dordre qui

    vienne delle -mme : on peut dire quune telle pense enregistre sans

    coordonner. Il est clair quoprant laide de reprsentations synthtiques et

    motrices quelle na jamais ni dcomposes ni considres abstraitement, ce

    qui, chez elle, correspond lensemble complexe que traduit une proposi tion

    nest encore quune image toute donne et point du tout le rsultat de cet

    effort de coordination que nous nommons un jugement.

    Ce principe de la langue ancienne une fois connu, il semble que nous

    soyons mme de procder dans la mesure o cela peut avoir un sens

    une analyse logique des propositions telles quon les trouve exprimes dans

    les vers du Che king. En fait, il nen est rien, car le procd syntaxique que

    nous venons dana lyser nest pas le seul employ : il sen rencontre un autre

    tout oppos quon utilise concurremment. Il y en a un premier indice dans le

    fait que les auxiliaires descriptifs sont peu prs aussi souvent placs la fin

    quau commencement du vers (100). Ce fait peut tenir en bien des cas ce que

    les expressions redoubles ne sont, selon le nom dont je les dsigne, que des

    auxiliaires descriptifs, des locutions adverbiales et non des verbes ; mais cequi est curieux, prcisment, cest que limage la plus puissante ne joue plus

    alors dans la phrase le rle essentiel. Soit par exemple le vers : (on) taille

    (les) arbres, Tcheng-tcheng (aux. desc. imitant les coups alternatifs des

    haches) ; (les) oiseaux chantent, Ying-ying (aux. desc. imitant les cris alterns

    des oiseaux) (101) . Il est clair que les auxiliaires Tcheng-tcheng et Ying-ying

    ne font que circonstancier une action principale : ces images vocales, dont le

    pouvoir dvocation est intense, apparaissent comme subordon nes. Nous ne

    pouvons donc plus tre srs que les images qui constituent une proposition

    senchanent dans un ordre tel que lapparition des plus vives entrane sa

    suite celle des moins puissantes. Et si nous avons traduire un vers tel que le

    suivant : (La) Tchen avec (la) Wei, sur le point (davoir des) eaux dbor des(Yuan-yuan, aux. desc. (102)) , nous ne pouvons dire sil faut comprendre que

    la Tchen (sujet logique) sunit la Wei de faon dborder (verbe logique

    circonstanci), ou bien que la Tchen unie la Wei (sujet logique circonstanci)

    commence dborder (verbe logique).

    Il se peut bien que, dans la plupart des cas o il termine la proposition,

    lauxiliaire soit encore le verbe principal. A examiner les cas o dans le Che

    king on peut le plus facilement distinguer les mots vifs des mots morts (103), il

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    27/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 27

    apparat, souvent dans les mmes phrases, que cest tantt lun, tantt lautrequi se place en tte, ou, si lon veut, que les mots qui ressemblent le plus des

    verbes, tantt suivent ou tantt prcdent ceux qui paraissent le plus dsigns

    jouer le rle moins actif de sujet. Ainsi lon dit (le) coq chante... (elle) se

    distingue peine (l)aube (104) . Et ailleurs : (il) appelle, appelle(Tchao-tchao, aux. desc.), (l)homme la barque ; (les) autres passent, moi,

    non ; (les) autrespassent, moi, non ; moi(j) attends mon ami (105).

    Comme on peut le voir, ce nouveau mode de construction estfrquemment employ lorsque le sujet est un pronom (106) ; on peut se

    demander sil ne correspond pas un progrs de la langue chinoise, grce

    auquel le verbe aurait perdu quelque chose de son impersonnalit logique.

    Peut-tre est-il possible, par ltude de lemploi des auxiliaires descriptifs,de deviner les conditions de ce progrs et en quoi, au juste, il consiste.

    Nous avons vu que, dans les hmistiches de quatre mots dont ils font

    ordinairement partie, les auxiliaires se trouvent suivre ou prcder un groupede deux mots ; souvent ces deux mots forment un binme dont chaque

    lment a une signification ; parfois le binme comprend, avec un mot qui

    signifie, un mot vide dont le rle essentiel est prcisment de complter le

    nombre de mots exigs par le rythme. Ces mots vides peuvent tre placs soitavant, soit aprs lautre terme du binme : ce sont presque toujours les

    particules Ki et Tche (107).

    1 Ki. En tte du binme se trouve le plus souvent la particule Ki ;

    lhmistiche prend alors lune des formes suivantes : 1 aux. desc., Ki +

    second terme ; 2 Ki + second terme, aux. desc. Soit, par exemple, deux

    distiques dune mme chanson : Le pcher, comme il pousse bien ! quelles

    sont nombreuses ses fleurs ! La fille va se marier ! il faut quon soit femme etmari ! ... Le pcher, comme il pousse bien ! son feuillage, quelle richesse ! La

    fille va se marier ! il faut que lon soit un mnage (108) ! Dans ces vers, le

    type 1 est reprsent par lhmistiche : quelles sont nombreuses, ses fleurs Tcho-tcho, Ki + fleurs. Le type 2 est reprsent par lhmistiche : sonfeuillage, quelle richesse = Ki + feuillage, Tchen-Tchen. Ilest clair que, dans

    le premier cas, on a adopt le premier type parce que les mots qui signifientfleurs et mari riment ensemble, et, dans le second cas, le second type, parceque feuillage ne rime pas et que Tchen-Tchen rime avec lexpres sion rendue

    par mnage ; ladoption de lune ou lautre forme dpend, non pas du dsir

    dexprimer certaines nuances de sens, mais simplement de ncessits de

    rimes ; il en rsulte que la valeur de Ki quand il se trouve entre lauxiliairedescriptif et le second terme du binme, doit tre essentiellement la mme que

    celle quil a lorsquil se trouve en tte de lhmistiche. Ki , comme toutes les

    particules, na par lui -mme quun sen s trs vague ; la valeur quil sembleavoir communment est celle dun dmonstratif ; il correspond un geste par

    lequel est dtermin de manire plus concrte le mot dont il est rapproch :

    ici, par exemple, un geste qui accompagne le mot Ki montre le feuillage dupcher, puis une image vocale en peint la luxuriance : de mme, aprs que

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    28/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 28

    lauxi liaire Tcho-tcho a voqu limage dune abondante floraison, un geste etle mot Ki dirigent lattention sur les fleurs du pcher. Place entre une

    peinture vocale initiale et le terme qui dsigne lobjet propos duquel cette

    peinture est faite et dont elle entrane limage sa suite, la particule Ki ne sert

    qu noter vocalement le geste qui accompagne la dsignation de cet objet.

    Nous retrouvons la particule Ki place entre des termes voquant une

    image active et motrice et dautres termes qui dsi gnent les objets auxquels se

    rapportent ces images ; mais, cette fois, Ki forme un binme avec les motsvocateurs dimages actives ; dans lexemple que je vais c iter, trois de ces

    mots sont des auxiliaires descriptifs non redoubls, lautre un mot demploi

    usuel, et Ki les prcde, titre expltif, pour complter le nombre de syllabesexig par le rythme. Mle limage vivante quvo quent ces mots, Ki garde,

    avec peut-tre plus demphase., sa valeur de dmonstratif, et je le traduirai par

    les mots quels ou quelles : (Le)vent (du) Nord, quelle froidure ! Pluie (et)

    neige, quelles bourrasques !... (Le) vent (du) Nord, quelle tempte ! Pluie (et)

    neige, quels tourbillons (109) ! Il est trs sensible, me semble-t-il, dans cesvers, que la particule Ki, qui nest que la transposition vocale dun geste,

    tablit, par ce fait mme, une espce de solidarit entre les images juxtaposesau milieu desquelles elle sinterpose ; il ne semble plus quon puisse traduire

    (II y a) vent du Nord ; quelle froidure ! (Il) pleut (et il) neige ; quelles

    bourrasques ! et lon est invit comprendre : Le vent du Nord, comme il

    est froid ! La pluie et la neige, comme elles tourbillonnent ! Ki apparatainsi relier une expression substantive, quil suit, un verbe, quil prcde.

    En fait, dans la langue chinoise classique, Ki plac avant le verbe et aprs

    le sujet (110), est considr comme une marque expltive et un peu

    emphatique de la relation du sujet au verbe.

    2 Tche. Quandil faut parfaire le nombre de mots dun hmistiche quise termine par un auxiliaire descriptif, on utilise frquemment la particuleTche place immdiatement avant lauxiliaire, et aprs le premier mot de

    lhmistiche (111). De tous les mots vides, Tche est assurment celui quonemploie le plus frquemment, titre de bourrage, par ncessit

    rythmique (112). Dans tous ces emplois, il apparat comme un geste vocal

    expltif, ou, si lon veut, comme un dmonstratif. Par exemple, on le trouvefrquemment au dbut ou la fin dun hmistiche, avec la valeur dun geste

    destin dsigner de faon plus concrte limage dun objet ou dune action.Ainsi lon dit : Voici (Tche) (une) fille, (elle) va se marier (113), et, dans

    ce cas, Tche peut tre traduit comme un dmonstratif. Lon dit encore : Voici que tombent les prunes, les paniers, emplissez-en (Tche) !

    Demandez-nous,jeunes hommes, cest lpoque, parlez -en (Tche) (114) ou :

    Cest la pie qui a fait un nid, ce sont ramiers qui logent -l (Tche) !cette (115) fille qui se marie, avec cent chars accueillez-la (Tche) (116) !

    Dans cet emploi, Tche peut tre traduit comme dmonstratif rgime (117). Il

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    29/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 29

    est toujours bien sensible quil na quun rle expltif et ry thmique. Il doit entre de mme quand il est employ, par bourrage, entre une expression

    monosyllabique et un auxiliaire descriptif ; l encore, il correspond un

    simple geste quon ne peut traduire ou quil faut tout au plus rendre par

    lexpression que voil . Exemple : (la) source que voil, (elle) coule,coule (aux. desc.) (118) !

    Nous retrouvons Tche plac entre une expression et un mot de valeur

    descriptive, non pas redoubl, mais appuy par une particule finale,ponctuation orale analogue une exclamation. Or, dans les exemples quon

    peut citer, il est sensible que le geste auquel Tche correspond a pour effet que

    les images entre lesquelles il sintercale napparaissent plus commesimplement juxtaposes : on se sent appel comprendre, non pas (le)

    Kiang que voil : fleuve immense ! (119) ou Seigneur que voici : (la) belle

    mine ! (120) mais le Kiang, quil est immense fleuve ! et toi, Seigneurde belle mine ! Et Tche apparat ainsi comme reliant une expression

    substantive quil suit un verbe quil prcde.

    Or, Tche est employ, dans la langue classique et frquemment dj, dans

    la langue du Che king, comme une marque expltive du sujet, quand celui-ci

    prcde le verbe. Ainsi lon dit : Que mon cur a de tristesse ! enintercalant Tche entre le mot cur et lexpression qui rend lide de

    tristesse (121). Lon dit de mme. O vous qui allez vous battre ! (122) .

    Non, ce nest pas toi qui es belle (123).

    Pour bien comprendre la valeur de cet emploi de Tche, il faut tenir comptedes faits suivants : 1 Tche, dans la langue classique, est principalement utilis

    comme marque du gnitif ; le gnitif qui peut tre indiqu simplement par la

    position (qui tablit la dpendance du premier terme par rapport ausecond) (124), est aussi trs souvent marqu par lintercalation de Tche entre

    ces termes placs dans le mme ordre. Exemple : Sud, montagne, Tche, adret

    = ladret de la montagne du Sud (125) ; 2 Cet emploi, plus tard normal, deTche se rencontre dans le Che king, mais assez rarement : dune part on peut yconstater que, dans cet emploi, Tche reste trs prs de sa valeur ancienne de

    geste transpos vocalement : un hmistiche quon traduit par peaux

    dagneaux, et de brebis est peut-tre mieux rendu par agneaux, brebis,voil leurs peaux (126). Dautre part, il est extrmement difficile, dans bien

    des cas, daffirmer quil faut prendre Tche pour la marque du sujet et le mot

    qui le suit pour un verbe, ou bien celui-ci pour un substantif et Tche pour

    marque du gnitif : on peut, par exemple, tout aussi bien entendre : (Tu es le)don dune belle personne ou (Tu es ce que) une belle personne a donn

    (m. m. : (une) belle personne, voil (son) don) (127) ; 3 Dans les cas oTche est plac entre deux termes et semble tout aussi bien indiquer que lepremier est un sujet ou un gnitif, et le second un verbe ou un substantif

    dtermin, il est trs sensible que le deuxime terme veille une image dune

    intensit attnue, quil ressemble plus, pour me servir des termes chinois, un mot mort qu un mot vivant, ou, si lon veut, quil a perdu de sa valeur

  • 7/30/2019 GRANET Langue Pensee

    30/59

    Marcel GRANET. Quelques particularits de la langue et de la pense chinoises 30

    verbale et sest rapproch de ce que nous appelons un substantif ou un

    adjectif(128).

    Au terme de cette analyse, nous pouvons conclure, il me semble, que lesparticules Ki et Tche, employes, en principe, pour des raisons de rythme et

    deuphonie, mots vides et simples transpositions vocales dun geste (129), ont

    pris, tre intercales entre des images, la valeur de dmonstratifs

    emphatiques et quelles pourraient toujours tre traduites par cest cela

    qui , ou par voici comme . De l jouer le rle de particules de liaison, il

    ny avait pas grande distance, et toutes deux sont devenues des marques

    suffixielles du sujet. Mais il est extrmement remarquable que Tche soit

    encore devenu, et par le mme procd, la marque de la dpendance. Puisque

    ce qui parat tre un sujet est li au verbe qui le suit, la faon dont un

    substantif dpend dun autre subst antif, on doit penser que la relation tablie

    entre les deux termes nest point une vritable relation de sujet verbe, maissimplement une relation de dpendance (130). Et, puisque Tche est surtout

    employ aprs un pronom cela se comprend assez, les pronoms, mots uss,

    tant ceux qui ont le plus besoin dtre appuys par un dmonstratif ou par un

    geste il faut encore conclure quentre le pronom et le mot qui le suit, il ny

    a aussi quune relation dedpendance. Mais, dautre part, puisque Tche est

    essentiellement un mot vide et nest employ que pour le rythme, ne

    devons-nous pas penser quil ny a quune relation de dpendance entre un

    mot qui parait tre un verbe et le mot qui le prcde immdiatement et dont

    nous tions tents de faire un sujet cela, mme quand ce mot est un

    pronom ? Et, partant, ne faut-il pas croire que lordre de construction qui tend

    remplacer lordre ancien, loin dimpliquer une impersonnalit moinsmarque des mots fonctions verbales, ne fait que traduire une diminution de

    leur valeur verbale ? Cest la conclusion qui ressort dune tude des particules,

    o nous avons constat quelles ne jouaient un rle de liaison que dans les cas

    seulement o elles prcdaient un terme voquant une imag