grand entretien membr ’institut sylvain tesson sauver notre … · 2020. 4. 24. · les...

201
« Rien de moins irremplaçable qu’un homme, si ce n’est un arbre. » François Mauriac REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829 Président d’honneur : Marc Ladreit de Lacharrière, membre de l’Institut avril 2020 SYLVAIN TESSON Sauver notre civilisation Confession sans tabou LITTÉRATURE La mort de Jean d’Ormesson par Marc Lambron DOSSIER NOS ARBRES, NOS RACINES RÉFLEXION Terrorisme islamiste et folie par Daniel Sibony Héritage LA NOSTALGIE SÉGUIN

Upload: others

Post on 21-Aug-2020

3 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

« Rien de moins irremplaçable qu’un homme, si ce n’est un arbre. »

François Mauriac

REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829

Président d’honneur : Marc Ladreit de Lacharrière,membre de l’Institut

av r i l 2 0 2 0

SYLVAIN TESSON Sauver notre civilisationConfession sans tabou

LITTÉRATURELa mort de Jeand’Ormessonpar Marc Lambron

DOSSIERNOS ARBRES, NOS RACINESRÉFLEXIONTerrorisme islamiste et foliepar Daniel Sibony

HéritageLA NOSTALGIE SÉGUIN

avril 2020

Retrouvez les éditos, les interviews, les archives, l’agenda, le radar littéraire…sur www.revuedesdeuxmondes.fr

Grand entretienSylvain Tesson. « Je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

Dossier | Philippe Séguin dix ans aprèsDix ans déjà !Une nostalgie nommée Philippe SéguinPhilippe Séguin, entre deux colèresUn héritage multiple

Dossier | L’arbre, modèle de civilisationFrancis Hallé. Par amour des arbresAbeilles, arbres et paysagesComment les arbres nous construisent-ils ?Un rôle primordial dans la séquestration du carboneLiberté de l’arbre, arbre de la libertéCabane subie et cabane désiréeLe romantisme de la forêt allemandeJean Giono, la passion des arbresL’homme nouveau sera paysanLe ragondin et le président

LittératureLa mort de JeanLa feministe et la pouleHuysmans bénédictinArthur Schnitzler, un pas de bourrée dans la rondedes faux-cols viennois

Études, reportages, réflexionsTerrorisme islamiste et folieTocqueville, l’économiste de la libertéHiroko Matsumoto, muse à vie

CritiquesLes revues en revueNotes de lecture

Sébastien Lapaque

Marc Ladreit de LacharrièreMathieu Bock-CôtéSaïd MahraneFrédéric Fogacci et Arnaud Teyssier

Eryck de RubercyYves DarricauJacques TassinErnst ZürcherMichel DelonPhilippe TrétiackEryck de RubercyJacques MényMarin de ViryKyrill Nikitine

Marc LambronMarin de VirySébastien LapaqueCéline Laurens

Daniel SibonyAnnick StetaLisa Vignoli

L 17841 - 3811 - F: 18,00 € - RD

DOM : 19.9 € - BEL/LUX : 19 € - CH 27 FS CAN : 29.99 $ca - USA : 23,99 $ - D : 19.9 €

ESP/PORT CONT : 19 € - MAR : 210 DH

L’A

RB

RE,

MO

DÈL

E D

E CI

VIL

ISAT

ION

AVR

IL 2

02

0

Page 2: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres
Page 3: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

Sommaire | avril 2020

Éditorial4 | Racines

›ValérieToranian

Grand entretien8 | Sylvain Tesson. « Je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

›SébastienLapaque

Dossier | Philippe Séguin dix ans après24 | Dix ans déjà !

›MarcLadreitdeLacharrière

26 | Une nostalgie nommée Philippe Séguin›MathieuBock-Côté

31 | Philippe Séguin, entre deux colères ›SaïdMahrane

35 | Un héritage multiple›FrédéricFogaccietArnaudTeyssier

Dossier | L’arbre, modèle de civilisation42 | Francis Hallé. Par amour des arbres

›EryckdeRubercy

53 | Abeilles, arbres et paysages ›YvesDarricau

64 | Comment les arbres nous construisent-ils ?›JacquesTassin

71 | Un rôle primordial dans la séquestration du carbone ›ErnstZürcher

80 | Liberté de l’arbre, arbre de la liberté ›MichelDelon

87 | Cabane subie et cabane désirée ›PhilippeTrétiack

91 | Le romantisme de la forêt allemande ›EryckdeRubercy

98 | Jean Giono, la passion des arbres›JacquesMény

2 AVRIL 2020

Page 4: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

AVRIL 2020 3

103 | L’homme nouveau sera paysan›MarindeViry

106 | Le ragondin et le président ›KyrillNikitine

Littérature112 | La mort de Jean

›MarcLambron120 | La féministe et la poule

›MarindeViry126 | Huysmans bénédictin

›SébastienLapaque135 | Arthur Schnitzler, un pas de bourrée dans la ronde des faux-cols viennois

›CélineLaurens

Études, reportages, réflexions142 | Terrorisme islamiste et folie

›DanielSibony147 | Tocqueville, l’économiste de la liberté

›AnnickSteta155 | Hiroko Matsumoto, muse à vie

›LisaVignoli

Critiques164 | Livres – Un lieu pour ne pas perdre mémoire

›PatrickKéchichian166 | Livres – Bon chic, mauvais genre

›StéphaneGuégan169 | Livres – La nostalgie de la Belle Époque

›FrédéricVerger172 | Livres – Perec en toutes lettres

›OlivierCariguel174 | Cinéma – China Girl

›RichardMillet177 | expositions – Claudia Andujar, la voix de l’Amazonie

›BertrandRaison179 | Disques – Pianistes et violoncellistes à admirer ou à découvrir

›Jean-LucMacia

Les revues en revueNotes de lecture

Page 5: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

4

Éditorial

Racines

Est-ce parce que notre époque se sent déracinée qu’elle s’est prise d’une véritable passion pour les arbres ? Pour Sylvain Tesson, nous sommes les dépositaires d’une immense lignée humaine « dont l’obsession a d’abord été [...] de se protéger, de se spécifier, de se distinguer et de se séparer. Cette sépara-

tion s’est appelée la culture ». L’auteur de La Panthère des neiges (1) écrit « à l’université des arbres ». Il préfère aux humains « la géographie, les bêtes, les phénomènes climatiques et cosmiques ». Interrogé par Sébas-tien Lapaque, il s’émerveille de « la politesse de l’arbre, […] sa capacité à ne pas opérer par frottement, à aller chercher sa part de lumière sans jamais toucher l’autre ».

L’arbre, un modèle de civilisation ? L’arbre, le meilleur de nous-mêmes ?

Pour rédiger son Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau s’est éloigné de la civilisation et a dialogué avec les arbres, rappelle Michel Delon : « enfoncé dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps, dont je traçais fièrement l’histoire ».

« C’est sur le modèle de l’arbre, sur la figure de son développement et de la circulation de sa sève, que nous avons structuré la poussée de notre pensée », estime l’écologue Jacques Tassin : « C’est par son intercession que nous avons envisagé le monde des idées. Il y a décidément, entre lui et nous, un commun prodigieusement intime. » Pour Jean Giono, écrit Jacques Mény, hommes et arbres appartiennent à une même « civilisation naturelle de la sève et du sang ». L’auteur de

AVRIL 2020

Page 6: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

5

L’Homme qui plantait des arbres plaint les Parisiens, qui ne connaîtront le bonheur « que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la tour Eiffel […] où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis surgiront en tremblant de la queue ». Prophétique, Jean Giono ? L’homme politique moderne plante à tout-va. Le XXIe siècle sera celui des arbres. L’urgence écologique l’affirme. Et pour limiter les effets du réchauffement climatique, il faut remettre l’arbre au milieu du village.

Botaniste, biologiste et dendrologue, Francis Hallé appelle à recréer en Europe une grande forêt primaire (ni défrichée ni exploitée). Il faudra 60 000 hectares et… dix siècles pour y parvenir. L’objectif ? Lutter contre la déforestation, la perte de la biodiversité et leurs conséquences sur la chaîne du vivant. Dans son entretien avec Eryck de Rubercy, François Hallé rappelle que nos connaissances sur les arbres n’en sont qu’à leurs balbutiements. On découvre une forme d’intelligence indéniable : ainsi cet échange d’informations entre deux arbres qui permet de conserver une « fente de timidité » (espace entre deux couronnes d’arbres) ; de même « le hêtre est capable de distinguer entre les graines tombées de sa cime et celles des autres. Ainsi n’entre-t-il jamais en compétition avec ses propres enfants; ses racines s’en écartent » !

Pour Yves Darricau, « dans la mauvaise passe actuelle de disparition des abeilles et de baisse drastique de la biodiversité, on pressent que les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres pour les abeilles (2) en appelle à « poursuivre les introductions, les créations végétales, et la domestication d’arbres utiles, ce que nous avons toujours fait au long de l’histoire, mais cette fois-ci avec une finalité écologique ».

L’arbre pourrait être l’élément-clé de la réussite de la transition écologique. Pour Ernst Zürcher, ingénieur forestier, le secteur agro-forestier « serait en mesure de séquestrer, à moyen terme, […] entre 44 et 66 % des émissions de CO2

». Comment dès lors ne pas tomber en amour avec les arbres ? Philippe Trétiack évoque la fièvre écologique qui s’est emparée des architectes : « Partout dans le monde, ce ne sont que huttes, cabanes, modules, abris minimaux et autres édicules qui s’érigent aux plis des fjords, au bord des lagons comme au creux des vallées et plus encore au sommet des arbres. […] Maître en la

AVRIL 2020

Page 7: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

6

matière, l’excentrique architecte japonais Terunobu Fujimori s’est fait une spécialité de cette architecture juchée dans les branchages. Ses takasugian, mot que l’on peut traduire par “salle de thé construite trop haut”, sont des chefs-d’œuvre. »

Si notre avenir dépend des arbres et s’ils sont menacés, pourquoi ne pas leur donner des droits ? C’est ce que n’hésitent pas à réclamer certains juristes, explique Kyrill Nikitine. Selon eux, « les écosystèmes menacés, fleuve, massif montagneux, forêt, rivière, doivent accéder au statut de personnalité juridique de la nature, […] représentée par des mandataires […] qui pourraient intenter des procès (au nom des éléments de la nature), récolter des dommages et intérêts, et des loyers d’usage ». De belles batailles juridiques en perspective…

Philippe Séguin est peut-être l’un des hommes politiques qui suscite aujourd’hui le plus de nostalgie. À l’occasion des dix ans de sa mort, la Revue des Deux Mondes retrace le singulier destin de ce « vaincu magnifique, qui aura eu raison contre son temps, et dont les paroles viennent hanter aujourd’hui ceux qui ne l’ont pas écouté », écrit Mathieu Bock-Côté. Car « au début des années quatre-vingt-dix, il avait deviné, en quelque sorte, que la dissolution de la politique allait entraîner tôt ou tard une révolte ».

Il n’aimait pas notre époque, où l’intérêt général n’est plus le souci premier de nos politiques, se souvient Saïd Mahrane : « À l’entendre, le ciment gaullien, qui avait su donner une cohérence à cette France diverse, n’était plus qu’une matière friable. » Pour Arnaud Teyssier, son biographe, « le gaullisme social de Philippe Séguin se nourrit de [son] expérience de terrain, de son regard particulier pour “les inactifs, les exclus, les vaincus, les modestes” ». Marc Ladreit de Lacharrière, son ami de cinquante ans, se souvient de l’amoureux de foot, du bon vivant au rire tonitruant, de l’homme politique obsédé par la grandeur de la France et critiquant « la “politicaillerie” [et] les petites lâchetés ». Une autre époque.

Valérie Toranian

1. Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, Gallimard, 2019.2. Yves Darricau, Planter des arbres pour les abeilles. L’api-foresterie de demain, De Terran, 2018.

AVRIL 2020

Page 8: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

GRAND ENTRETIEN

8 | Sylvain Tesson. « Je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »›Sébastien Lapaque

Page 9: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

8 AVRIL 2020

Sylvain Tesson

« JE VEUX ÊTRE DU CÔTÉ DES ARBRES ET NON DES LAMPADAIRES »› proposrecueillisparSébastien Lapaque

À l’invitation d’Éric de Saint Victor, propriétaire du Château de Pibarnon, l’un des fleurons de l’AOC bandol, nous nous sommes retrouvés en Provence avec Sylvain Tesson au mois de juin 2019, au milieu des pins, des vignes et des oliviers, pour évoquer son travail d’écrivain. À cette occasion, nous avons parlé des arbres, de l’ivresse, de l’aventure, de la géographie, de la civilisation, de la défense de la culture, et de la séclusion. C’était quelques mois avant la parution de La Panthère des neiges (1), couronné par le prix Renaudot.

« Revue des Deux Mondes – Dans Une très légère oscillation

(2), votre journal des années 2014-2017, vous expliquez

que vous écrivez « à l’université des arbres », en entrete-

nant une relation très forte avec la nature, les saisons, le

bois vert, le bois mort… Est-ce votre manière de répondre à une époque

littéralement « déracinée », qui n’a même plus idée de la manière dont

pousse un arbre ? Je songe à ce propos au scandale minuscule récemment

déclenché par le sujet soumis à des élèves de première des filières S et

ES à l’épreuve de français du baccalauréat. Le poème d’Andrée Chedid

Page 10: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

9

grand entretien

AVRIL 2020

intitulé « Destination : arbre » (3) a été jugé inapproprié. Sylvain, voulez-

vous repasser votre bac de français en nous lisant ce poème avant de le

commenter ?

Sylvain Tesson

« Destination : arbre

Parcourir l’arbreSe lier aux jardinsSe mêler aux forêtsPlonger au fond des terresPour renaître de l’argile

Peu à peu

S’affranchir des sols et des racines

Gravir lentement le fût

Envahir la charpente

Se greffer aux branchages

Puis dans un éclat de feuillesEmbrasser l’espaceRésister aux oragesDéchiffrer les soleilsAffronter jour et nuit

Évoquer ensuiteAu cœur d’une métropoleUn arbre un seulEnclos dans l’asphalte Éloigné des jardinsOrphelin des forêts

Page 11: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

grand entretien

10 AVRIL 2020AVRIL 2020

Un arbre

Au tronc rêche

Aux branches taries

Aux feuilles longuement éteintes

S’unir à cette soifRejoindre cette retraiteÉcouter ces appels

Sentir sous l’écorceCaptives mais invinciblesLa montée des sèvesLa pression des bourgeonsSemblables aux rêves tenacesQui fortifient nos vies

Cheminer d’arbre en arbreExplorant l’éphémèreAller d’arbre en arbreDépistant la durée. »

Si je comprends bien, la polémique reposait sur le fait que l’on donne à lire quelque chose qui n’était pas du Maurice Carême. Mau-rice Carême, c’est merveilleux, mais c’est plus… simple. On s’est indigné que les élèves aient à exercer leur sensibilité dans un espace littéraire touffu, c’est le cas de le dire ! C’est idiot, ou du moins, c’est bizarre. C’est comme décréter que l’on ne lit pas Mallarmé puisqu’on n’y comprend rien. Ou dire qu’on ne lit pas René Char, parce que même si c’est très beau – on sent qu’il y a une lumière, une matière, un élément – on ne voit pas bien ce que ça veut dire. Mais peu importe ! Qui a jamais demandé à la poésie de signifier des choses précises ? Il

Page 12: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

sylvain tesson. « je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

11AVRIL 2020AVRIL 2020

est merveilleux, ce poème d’Andrée Chedid, et il n’est pas compliqué. À la première lecture, puisque je le découvre à l’instant, on éprouve très bien ce qu’un arbre peut signifier pour un enfant. La montée de la sève, tout à coup, la charpente qui vous amène dans la lumière, la convocation des éléments terrestres et du ciel, la circulation… Non, je ne vois rien qui pourrait m’indigner dans ce poème. Mais j’imagine ce qui a généré cette polémique. Qu’est-ce que l’arbre peut avoir à dire à notre époque ? Franchement, plus rien ! C’est fini, les arbres devraient se retirer sur la pointe des pieds. D’ailleurs tout incendie est la rétractation d’un être qui n’a plus grand-chose à voir avec l’époque. Puisque l’arbre est un être de la longue durée, ce qui est mentionné dans le poème d’Andrée Chedid, l’arbre est aussi un être qui meurt et sur l’humus duquel l’autre va croître. C’est une idée superbe, celle du renouvellement du terreau par sa propre disparition. Et puis la politesse de l’arbre. Quand vous êtes sous l’un d’entre eux et que vous regardez le ciel à travers les frondaisons, vous remarquez qu’ils sont les uns les autres au touche-touche mais qu’ils ne se mêlent jamais vraiment. Il y a une capacité de l’arbre à ne pas opérer par frottement, à aller chercher sa part de lumière sans jamais toucher l’autre. Il y a un parfait maintien de la distance qui ne correspond pas à l’époque. Finalement, je comprends très bien que les élèves s’indignent ! Parler d’êtres qui se renouvellent, qui se tiennent dans la distance, qui vont vers la lumière et ne se touchent pas…

Revue des Deux Mondes – Un élève d’aujourd’hui semble plus apte à

parler d’un lampadaire que d’un arbre. Ce qui nous envoie à l’un des

thèmes obsédants de votre travail, le massacre de la sensibilité. Dans

Sur les chemins noirs (4), vous évoquez cette incapacité à ressentir

les choses simplement, à parler avec le cœur, comme si la sève avait

disparu de nos réflexions, que nous étions devenus mécaniques…

Sylvain Tesson Sur les chemins noirs raconte ma traversée de la France, du Mercantour au Cotentin, traversée opérée en vue de me rééduquer physiquement. J’avais eu un accident, il fallait que je me

Page 13: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

grand entretien

12 AVRIL 2020AVRIL 2020

remette en forme, et plutôt que de traîner dans les centres de rééduca-tion sportive, j’ai décidé de marcher pour retrouver tout ce dont il est question dans ce poème – le chant, une certaine forme de simplicité, du regard, quelque chose de très naturel dont il est difficile de parler. C’est pour ça que ce livre est bref. Je n’avais pas grand-chose à dire, sinon : partons sur les routes, marchons sur les chemins, tout s’arrange tout à coup lorsqu’on traverse un pays. J’ai un peu raffiné mon itinéraire en m’appuyant sur un rapport publié en 2015 par le gouvernement, sur ce que l’on n’appelait pas encore la France périphérique, mais la France « hyper-rurale ». Le gouvernement y sentait à la fois une menace et une promesse. Une menace, car émergeait déjà toute une classe qui se sentait abandonnée, et une promesse, car tout territoire qui n’est pas encore aménagé est aménageable. Le principe d’un gouvernement, c’est l’aménagement. Donc quand un gouvernement d’aménageurs se rend compte qu’il reste un espace à aménager, il s’affaire. Ce rapport disait qu’il n’y avait pas assez de centres des impôts, que les centres villageois étaient trop loin des écoles et des hôpitaux, qu’il n’y avait pas assez de goudron, qu’il fallait y mettre de l’ordre, combler toutes ces carences. Mais un gouvernement n’est pas philanthrope. Quand on construit une école, il y a toujours un centre administratif ou une prison der-rière. Je m’étais inspiré des cartes publiées à la suite de ce rapport pour construire mon itinéraire, puisque je voulais disparaître et m’enfoncer dans un territoire très peu aménagé, être du côté des arbres et non des lampadaires. Je ne voulais pas de zones d’activités commerciales, je vou-lais des champs et des grèves, je voulais les vallons et l’esprit des vallons, je voulais un poème d’Andrée Chedid !

Revue des Deux Mondes – Puisque nous sommes chez un vigne-

ron et que notre conversation a lieu au milieu des vignes, parlons

de l’ivresse, bien que votre médecin vous ait désormais interdit la

consommation de boissons fermentées. Dans Panégyrique (5), Guy

Debord écrit ceci : « Dans le petit nombre de choses qui m’ont plu et

que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est

boire. Quoiqu’ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beau-

Page 14: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

sylvain tesson. « je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

13AVRIL 2020AVRIL 2020

coup moins que la plupart des gens qui écrivent, mais j’ai bu beau-

coup plus que la plupart des gens qui boivent. On comprend que

cela m’a laissé bien peu de temps pour écrire, et c’est justement ce

qui convient, l’écriture doit rester rare, puisqu’avant de trouver l’ex-

cellent, il faut avoir bu longtemps. » Longtemps, vous avez semblé

mettre vos pas dans ceux de Guy Debord, mais vous avez brusque-

ment bifurqué. Car non seulement vous ne buvez plus de vin, mais

vous écrivez beaucoup plus que la plupart des gens qui écrivent.

On a roulé sur la terre a paru en 1996, quand vous aviez 23 ans, et

vous avez fait paraître plus d’une trentaine d’ouvrages depuis cette

époque. Comment expliquez-vous cette profusion ?

Sylvain Tesson Pour la même raison qu’un buveur qui aime pro-fondément le vin n’arrive pas à boire de l’eau. On pourrait risquer de tenter une nouvelle théorie, qui serait scabreuse, puisque je l’élabore au fur et à mesure que je la formule, et qui expliquerait que de même que l’on ne refrène pas le goût des boissons fermentées, on ne peut pas refréner le désir de formuler les idées qui vous traversent l’esprit. C’est la fable du pluvier dans le Gorgias de Platon, ce pluvier qui se nourrit au fur et à mesure qu’il expulse par la fiente le produit de son alimentation. C’est dur de rendre un meilleur hommage aux littéra-teurs ! L’aliment serait le vin et la fiente l’écriture, un genre de colique verbale. Faire trente livres en trente ans, c’est trop, alors qu’on ne boit jamais trop ! Il se trouve qu’en trente ans, j’ai eu une vie de buveur qui s’est interrompue brutalement, pour des raisons disons prophy-lactiques, sur lesquelles je ne reviendrai pas. Ce sont des souvenirs tout à fait enchanteurs. À distance, ils me permettent de distinguer avec précision les types d’ivresse et les approches que j’en ai eues. Il y a les ivresses lentes ou rapides, douces ou brutales, bénéfiques ou toxiques… Explorer les formulations, les expressions et les nuances de l’ivresse est un art difficile. De même que Boulgakov disait que l’alcool est un médicament qui n’est pas encore au point, l’ivresse est un art inabouti, très difficile, qui demande de la considération, de la nuance et beaucoup de savoir-faire. C’est un exercice de style, c’est un art intérieur, c’est probablement une forme de mystique. J’ai mal-

Page 15: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

grand entretien

14 AVRIL 2020AVRIL 2020

heureusement connu des populations, des territoires et des alcools qui m’écartaient un peu de la nuance. La population, c’étaient des mou-jiks, le territoire la Sibérie, et l’alcool la vodka. La vodka n’est pas la clé grâce à laquelle vous poussez la porte de la pensée. Ça tient plutôt de l’avalanche que de l’émergence d’un brouillard chatoyant. Mais je conclurai avec un mot sur le vin. Si j’étais moins paresseux et plus pro-fond, j’aurais travaillé sur les liens entre le vide et la vigne. À chaque fois que j’ai grimpé sur des parois qui étaient des horizons de paysages viticoles, c’est le cas à Cassis, avec ses terrasses de vignes et ses falaises, sur la côte des vins de Bourgogne et dans la Drôme provençale, j’ai constaté un rapport géologique et géographique entre la falaise et la vigne, entre le vide et le vin. La falaise retient l’humidité, nourrit les vignes avec son calcaire, des débris qui permettent aux vignes de tirer force et vigueur du substrat géologique.

Revue des Deux Mondes – Vos premiers livres ont été écrits à quatre

mains, vous avez également conçu des ouvrages avec des photo-

graphes comme Thomas Goisque, par exemple Sous l’étoile de la

liberté (6)… On a le sentiment que vous avez fait votre entrée en

littérature avec beaucoup de pudeur. Pendant près de dix ans, vous

avez publié des livres qui s’apparentaient à des grands reportages, La

Chevauchée des steppes (7), L’Axe du loup (8), avant de publier des

livres à caractère littéraire assumé, comme Dans les forêts de Sibé-

rie (9), Une vie à coucher dehors (10), un recueil de récits sur lequel

nous reviendrons, et S’abandonner à vivre (11), votre dernier recueil

publié chez Gallimard. Peut-on dire que vous êtes devenu écrivain sur

la pointe des pieds ?

Sylvain Tesson Peut-être. J’ai du mal à me forger une idée de moi-même. C’est assez banal puisque tout le monde essaie de saisir ses propres contours sans y arriver. Je n’ai pas l’impression que les choses aient beaucoup changé, d’être arrivé sur la pointe des pieds. Simple-ment mes premiers récits étaient des récits purs, je ne me risquais pas à la fiction et à l’imagination. Je vivais ce que j’allais raconter. Il y a

Page 16: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

sylvain tesson. « je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

15AVRIL 2020AVRIL 2020

quelque chose d’étonnant, et avec lequel je dois composer, c’est ce que je n’ai pas l’impression d’une évolution ou d’un progrès dans l’écri-ture. J’éprouve toujours la même joie à écrire, à transformer ce que je vis en le formulant, en le mettant en mots. Mon goût de l’écriture et de la lecture, le sentiment que tout va se jouer dans les actions que je vais accomplir, les paysages que je vais voir, et auprès des gens que je vais rencontrer plutôt que dans les chimères de l’imagination, tout ça n’a pas changé non plus. J’ai donc du mal à répondre à cette question qui induit qu’il y aurait eu une vocation, une envie, une stratégie.

Revue des Deux Mondes – En 2009 Une vie à coucher dehors a reçu

le prix Goncourt de la nouvelle et le prix de la nouvelle de l’Académie

française, alors que vous ne définissez pas vos textes comme des nou-

velles… Vous parlez de « fictions », même si vos livres entretiennent

une relation changeante et bigarrée à ce que l’on appelle générale-

ment la fiction, à savoir une œuvre d’imagination. Vous n’avez d’ail-

leurs jamais publié de roman. On pense à Paul Valéry expliquant à

André Breton qu’il refuserait toujours d’écrire « La marquise sortit

à cinq heures ». C’est vrai qu’on ne vous imagine pas écrivant « La

marquise sortit à cinq heures »... Ce qui n’empêche pas l’imagination

de jouer sa partie dans vos différents livres. Passionné de géogra-

phie, fasciné comme vous par les cartes et les paysages, Julien Gracq

employait le mot « récits » pour qualifier ses textes. N’est-ce pas le

mot qui convient le mieux à vos écrits ?

Sylvain Tesson Davantage que le mot « fiction », oui. L’appella-tion « nouvelles » de mes récits était une commodité de librairie que je comprends bien  ; après tout nous sommes un peuple d’en to mo-logues qui aime classer les choses. La distinction est normale entre les livres qui appartiennent à la fiction et ceux qui appartiennent au récit, même si je crois qu’elle est ailleurs. L’imagination, c’est ce à quoi l’on a recours lorsqu’on pense que le réel ne suffit pas. À cause de cer-tains aléas de mon existence, et d’un appareil de sensibilité peut-être réglé ou déréglé sur une fréquence plus sensible que les autres, j’ai un

Page 17: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

grand entretien

16 AVRIL 2020AVRIL 2020

rapport très magique à la réalité, et ma vie de voyageur m’a amené à voir dans la réalité géographique des choses bien plus poétiques que ce qu’aurait pu produire mon appareil d’imagination. Tout à coup, je me suis demandé pourquoi inventer ce « La marquise sortit à cinq heures » de Paul Valéry, alors que je vivais des choses parfois tragiques, dou-loureuses, rocambolesques qu’il me suffisait de décrire plutôt que de convoquer des ressorts d’imagination. L’an passé, je suis parti avec un camarade rencontrer des panthères des neiges au Tibet, à 5 000 mètres d’attitude. Nous avons fait de l’affût  ; c’était très nouveau pour moi puisque j’ai toujours circulé avec beaucoup de frénésie et de trépida-tion, et voilà que ce photographe me proposait de rester quarante-huit heures allongé dans la rocaille, sans certitude que l’animal désiré arrive. Il faut une vie intérieure ! Moi qui aime beaucoup parler, je devais vivre l’affût. L’affût est d’ailleurs une position très antimoderne : dans une époque du « tout, tout de suite », c’est le « peut-être jamais ». Et nous avons vu des panthères. J’ai aussi vu le photographe que j’accompa-gnais appeler des loups, et les loups venir vers lui. Tout cela dans des territoires isolés, peuplés de gens vivant dans un mutisme profond, induit par les grandes options spirituelles bouddhistes – le bouddhisme n’est pas du tout ce que l’on croit ici, une philosophie de vie joyeuse du développement personnel, mais une sortie de l’angoisse par la morbi-dité totale, une réponse à la malédiction de vivre par une plongée dans le néant. Or quand vous êtes à l’affût d’une panthère qui n’arrive pas, avec des Tibétains morbides qui tournent leur moulin à prières par - 30 °C, vous disposez d’une matière littéraire que j’aurais été incapable de convoquer avec mon imagination. Et puis je suis moins intéressé par les hommes, y compris par moi-même, que par ce qui est non-humain, c’est-à-dire la géographie, les bêtes, les phénomènes climatiques et cosmiques. Tout cela m’enchante, et je sais mieux m’y ensevelir, m’y fondre, que dans les sociétés humaines.

Revue des Deux Mondes – En littérature française, la tradition est

pauvre en matière de géographie et de géologie. Dans les années cin-

quante à soixante-dix, c’est Julien Gracq qui a provoqué la rencontre

Page 18: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

sylvain tesson. « je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

17AVRIL 2020AVRIL 2020

de la littérature et de la géographie en cultivant l’art d’observer un

paysage dans ses grandes masses, sa structure et son relief. Vous

retrouvez-vous dans la définition d’écrivain-géographe que l’on a par-

fois donnée de lui ?

Sylvain Tesson Oui, et cette définition est aussi celle, plus contem-poraine, de Michel Tournier. D’ailleurs, ils s’appréciaient beaucoup. Je crois profondément que la géographie est la science chérie. Il faut se rappeler cette phrase de Lawrence Durrell : « Nous sommes les enfants de notre paysage. » Non pas que je veuille verser dans le déterminisme géographique, mais l’influence du paysage sur l’être profond m’inté-resse au plus haut point. Pour le dire simplement, on n’est pas tout à fait le même si l’on est du granit ou du calcaire, de la forêt ou de la plaine, de la montagne ou de la vallée. La géographie est la science exacte la plus littéraire, une science de lecture et de compréhension du monde. Elle convoque un peu d’ingrédients de toutes les autres sciences – histoire, géologie, urbanisme, agriculture, ethnologie, poli-tique… A contrario, tout ce qui va à l’encontre de la géographie, c’est-à-dire la certitude que l’homme n’a pas besoin du sol pour s’accomplir, me laisse dubitatif. Je ne pense pas qu’on puisse vivre hors-sol, même si là d’où l’on vient est différent de là où l’on va.

Revue des Deux Mondes – Ce qui est intéressant dans cette célé-

bration des pieds ancrés dans le sol, c’est que votre œuvre est une

histoire d’élévation : escalade de la façade de Notre-Dame, avion et

sauts en parachute, alpinisme. Il y a une dialectique constante, chez

vous, entre le fait d’être collé à la terre et celui de s’envoler…

Sylvain Tesson Je n’y avais jamais pensé de cette façon, mais c’est vrai que j’aime m’arracher à la pesanteur. Quand on grimpe, on tourne le dos au monde. Il y a quelque chose de profondément autiste dans ce refus du vivant, même si je n’avais jamais pensé à cette différence entre les pieds dans la glèbe de Charles Péguy et les bras autour de la flèche de granit. On pourrait rétorquer que Péguy est certes cet écrivain de

Page 19: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

grand entretien

18 AVRIL 2020AVRIL 2020

la glèbe, mais qu’il y a aussi chez lui cette magnifique description horizontale du geyser, du jaillissement de la flèche de la cathédrale de Chartres qu’il voyait s’élever au loin, arrivant comme un appel. Il y a peut-être une dialectique, mais il n’y a pas de contradiction entre le goût pour la strate et celui pour l’élévation. C’est une idée classique, antique même, qui les lie, celle que ce qui se dévoile devant nos yeux est beau. Les choses, dans une montagne, une forêt ou une plaine, l’horizontalité et la verticalité, se jouent ici.

Revue des Deux Mondes – Évoquant son parcours, Charles Péguy

expliquait qu’il n’avait pas été une évolution, « comme on dit un peu

sottement », mais un approfondissement. En 2014, vous vous êtes

retrouvé cloué au lit à la suite d’un accident, et vous avez été obligé,

tel Xavier de Maistre, d’improviser un « voyage autour de [votre]

chambre ». Puis vous avez découvert les joies du voyage en petit péri-

mètre à Notre-Dame de Paris, dont vous êtes voisin. La cathédrale

vous a offert ses escaliers à gravir pour votre rééducation. On vous

croyait pourtant l’écrivain des randonnées jusqu’à la Sibérie et des

périples lointains. Comment s’est organisée cette substitution du

proche au lointain ?

Sylvain Tesson Il y a le proche et le lointain, et il y a le fami-lier et l’inconnu. Il y a des moments de la vie qui sont des moments adolescents, où l’on va chercher l’inconnu, et d’autres où l’on vient retrouver ce qui est familier. Julien Gracq n’avait pas besoin d’acci-dent, dans sa grande sagesse, pour en arriver à ces conclusions, lui qui a fait l’éloge de l’excursion sans aventure et sans imprévu. Il m’a fallu le coup du sort et l’adversité pour m’apercevoir soudain que le bonheur était déployé autour de moi, sans que je le voie, puisque je regardais trop loin. C’est une idée très banale, qui nous trotte tous dans la tête, mais nous ne voulons pas savoir que nous le savons, et nous allons chercher très loin ce que l’on peut trouver autour de nous. Je l’ai vécue d’une manière assez radicale, car j’avais passé ma vie à mettre une immense distance entre là d’où je venais et là où j’allais

Page 20: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

sylvain tesson. « je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

19AVRIL 2020AVRIL 2020

voyager, je ne croyais qu’au mouvement, à la vitesse et aux antipodes, et je payais de ma propre santé tous ces sacrifices que je faisais à des modes. Car je versais dans les modes du lointain, du rapide, de l’éphé-mère, de l’efficace, de la sensation, de l’intensité de la vie, etc., toutes ces fariboles que j’allais chercher dans le voyage. Et puis un jour, j’ai été rattrapé. Je suis tombé, et je ne pouvais plus vivre aussi vite, avec les chaudières intérieures portées au rouge, et il a fallu que je me calme et que je reconsidère ce qu’il y avait dans mon périmètre familier. Ça a été Notre-Dame de Paris, car j’habitais près d’elle. Avant de faire cette marche sur les petits chemins de mon pays, j’ai été gravir ses marches, jour après jour, pour essayer de me remettre debout. La cathédrale m’a rendu en bienfaits musculaires et intérieurs tout ce que je lui avais fait subir idiotement dans la jeunesse en grimpant sur ses gargouilles. Elle n’a pas été rancunière.

Revue des Deux Mondes – Vous vous souvenez de l’incipit de Venises

de Paul Morand, un écrivain cher à votre cœur : « Toute existence est

une lettre postée anonymement. La mienne porte trois cachets, Paris,

Londres, Venise. Le sort m’y fixa, souvent à mon insu, mais certes

jamais à la légère. » Ce qui nous arrive par grâce n’est jamais sans

poids. Prenez-vous au sérieux les choses qui vous arrivent à votre

insu ?

Sylvain Tesson Il y a une part d’insu dans les décisions cardinales de nos vies, que l’on croit prendre et qui en fait nous sautent dessus comme un animal sans qu’on les attende. Si je devais filer la méta-phore de Paul Morand, mes trois cachets seraient Paris, Moscou, et Chamonix entre les deux. Paris puisque j’en ai grimpé des centaines de façades et beaucoup de flèches d’églises. Moscou parce que j’allais chercher là-bas une sorte de folie qui m’a ensuite emporté vers l’im-mensité de la Sibérie. Et Chamonix parce que l’escalade est constitu-tive de ma vie. Je me sens chez moi à la « verticale de moi-même », comme dit une grimpeuse professionnelle, Stéphanie Bodet, dans son très beau livre (12). On croit répondre à une longue vocation, à une

Page 21: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

grand entretien

20 AVRIL 2020AVRIL 2020

chaîne de causalités qui fait plus tard la biographie, mais on répond aussi aux circonstances. « Le vent, qui est le hasard des oiseaux », disait Musset. Mais on peut être plus ou moins réceptif, plus ou moins bor-der ou choquer les voiles. C’est cette capacité à recevoir le vent qui fait la différence.

Revue des Deux Mondes – Dans Géographie de l’instant (13), vous

visitez Haïti et la Grèce, alors qu’on vous prenait pour un homme

du froid ; la plate Belgique, alors qu’on vous croyait un homme des

montagnes ; le Danemark et l’Islande… Et vous parlez de Paris et

de New York, vous que l’on imagine volontiers comme l’écrivain des

étendues dépeuplées. Walter Benjamin disait que s’égarer dans une

grande ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une

éducation. Comment faire ?

Sylvain Tesson J’ai pratiqué le contournement par l’alpinisme, par une transposition d’ordre géographique de la cartographie alpine à la cartographie parisienne, c’est-à-dire que j’ai très vite considéré que Paris était un massif de montagnes, encadré par des canyons qui s’appellent des rues et couvert par un plateau qui s’appelle des toits. Quand on regarde la ville ainsi, le séjour est beaucoup plus suppor-table ! J’avais même établi un tableau de correspondances : l’hauss-mannien, c’était le cinquième degré de difficulté d’escalade, qui cor-respond au calcaire ; le classique, moins ornementé, c’était le sixième. Le gothique flamboyant est plus facile que le roman, etc. J’ai donc réussi à user de mon regard de géographe dans les villes. Je regarde la pierre, je regarde les tentatives de survie ou de reconquête de la faune et de la flore, de la nature sur la construction.

Revue des Deux Mondes – Victor Segalen déplorait le déclin de

la variété au début du siècle dernier. Ce sont les équivoques de la

rencontre des civilisations. Dans Une légère oscillation, vous faites

référence à Claude Lévi-Strauss, qui lui aussi le regrettait, presque

avec les mêmes mots que Segalen, en quittant les Nambikwara en

Page 22: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

sylvain tesson. « je veux être du côté des arbres et non des lampadaires »

21AVRIL 2020AVRIL 2020

1938. Lui qui passait pour le chantre de la diversité a fait scandale en

1971 avec « Race et culture », qui insistait sur l’obligation qu’avait

une culture d’entretenir une certaine fermeture pour se maintenir.

Nous avons commencé avec le baccalauréat, terminons donc avec

lui. En philosophie, le sujet des terminales S était : « La pluralité des

cultures fait-elle obstacle à l’unité du genre humain ? »

Sylvain Tesson C’est une question qui m’angoisse. J’étais il y a une semaine dans les ruines de la ville de Troie, en Asie Mineure, avec des archéologues turcs. Ils m’ont montré les premières fouilles de 1871, faites par l’Allemand Heinrich Schliemann, dont le premier coup de pioche a mené à la découverte d’un rempart. Et c’est effecti-vement ce qu’ont toujours fait les hommes : construire des remparts. Pour recevoir, il y a une porte, mais cette porte est dans un mur. Je m’interroge sur cet étrange phénomène qui est en train de créer une immense mutation dans nos sociétés et nos psychés, et qui nous fait tout à coup les dépositaires et les débiteurs insolvables d’une immense lignée humaine dont l’obsession a été d’abord de se prémunir, de se précautionner, de se protéger, de se spécifier, de se distinguer et de se séparer. Cette séparation s’est appelée la culture. Et pour se séparer, il fallait se maintenir ; pour se maintenir, il fallait se protéger ; pour les transmettre, il fallait que les choses soient circonscrites. Même les dieux grecs savaient que le monde doit être borné. À Athènes, une stèle représente Athéna dans une position étrangement mélan-colique, appuyée à sa lance et regardant une borne de délimitation. Voilà qu’une déesse de la conquête prend en considération le symbole de la limite… C’est une question qui doit tous nous traverser. Nous procédons d’une immense lignée dont l’obsession a été de borner. C’est ce que Vladimir Jankélévitch, dans L’Aventure, l’ennui, le sérieux, appelle la séclusion. C’est un terme de biologie : les organes, pour se maintenir en état de vie, alors qu’ils échangent, communiquent entre eux, se fécondent, sont entourés d’une membrane de séclusion. C’est magnifique, la membrane, c’est ce qui sépare et relie en même temps. Comme la haie dans les champs du bocage vendéen, c’est un mur qui permet la circulation. Nous sommes les dépositaires d’une très vieille

Page 23: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

grand entretien

22 AVRIL 2020AVRIL 2020

lignée de séclusion. Pendant des milliers d’années, les hommes ont imaginé comment on pouvait se séparer pour se singulariser. Et voilà que tout à coup, depuis une date extrêmement récente dans l’histoire de l’humanité, on nous explique que les membranes entre les choses, les êtres, les cultures et les modes de vie sont dangereuses et ont voca-tion à disparaître. Si l’on veut avoir une mention à son bac, il faut plu-tôt répondre dans cette perspective-là à l’épreuve de philosophie. Mais moi, je m’obstine à penser le contraire. Je m’intéresse à tout ce qui sépare, même si je suis obligé, pour faire l’éloge de la membrane, de la séclusion et de l’aponévrose, de prendre des précautions oratoires. L’aponévrose, c’est encore un mot de biologie. C’est ce qui permet la vitalité de l’organe humain, quand il ne veut pas se dissoudre dans un contact illimité et irréfléchi.

1. Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, Gallimard, 2019.2. Sylvain Tesson, Une très légère oscillation, Éditions des Équateurs, 2017.3. Andrée Chedid, « Destination : arbre », Tant de corps et tant d’âme, 1991, in Poèmes, Flammarion, 2013.4. Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, 2016.5. Guy Debord, Panégyrique, tome I, Éditions Gérard Lebovici, 1989 ; tome II, Arthème Fayard, 1997.6. Sylvain Tesson, Sous l’étoile de la liberté. Six mille kilomètres à travers l’Eurasie sauvage, photogra-phies de Thomas Goisque, Arthaud, 2005.7. Sylvain Tesson et Priscilla Telmon, La Chevauchée des steppes. 3 000 kilomètres à cheval à travers l’Asie centrale, Robert Laffont, 2001.8. Sylvain Tesson, L’Axe du loup. De la Sibérie à l’Inde, sur les pas des évadés du Goulag, Robert Laffont, 2006.9. Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, 2011.10. Sylvain Tesson, Une vie à coucher dehors, Gallimard, 2009.11. Sylvain Tesson, S’abandonner à vivre, Gallimard, 2014.12. Stéphanie Bodet, À la verticale de soi, Éditions Paulsen, 2016.13. Sylvain Tesson, Géographie de l’instant, Éditions des Équateurs, 2012.

Page 24: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

dossierPHILIPPE SÉGUIN DIX ANS APRÈS

24 | Dix ans déjà !›Marc Ladreit de Lacharrière

26 | Une nostalgie nommée Philippe Séguin›Mathieu Bock-Côté

31 | Philippe Séguin, entre deux colères›Saïd Mahrane

35 | Un héritage multiple›Frédéric Fogacci et Arnaud Teyssier

Page 25: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

24 AVRIL 2020AVRIL 2020

DIX ANS DÉJÀ !› Marc Ladreit de Lacharrière

J e l’avais quitté le 23 décembre. Nous avions décidé de fêter Noël tous les deux, au restaurant Divellec. Nous devions nous retrouver ensuite le 12 janvier pour commencer ensemble l’année, toujours au Divellec. L’ordre du jour de nos déjeuners suivait un protocole immuable, Philippe aimait tant le pro-

tocole ! D’abord des échanges intenses et vifs concernant l’économie mondiale. J’étais à l’époque président de l’agence de notation Fitch, nous n’étions pas toujours d’accord, loin de là . Puis les moments de détente arrivaient, plus ou moins gais, dépendants de son humeur du moment, car Philippe passait par des phases de découragement pro-fond suivies de périodes d’enthousiasme euphorique.

Ah, ces critiques sur la « politicaillerie », sur les petites lâchetés des uns et des autres, tellement soucieux de leurs seuls intérêts  ! Ah, ce rire tonitruant qui clôturait nos déjeuners ! Nous repartions joyeux et heureux.

Mais ce 23 décembre, l’ambiance était sombre. Philippe n’arrivait pas à sortir de son angoisse. Rien à faire. En portant sa énième Gitane à la bouche, il m’a fait une confidence : « Nicolas [Sarkozy] me ver-rait bien au Conseil constitutionnel. À quoi bon ? » J’observais son regard triste à travers les volutes de fumée. « Je reste à Paris pour les fêtes », me dit-il. Pourquoi ? Lui qui adorait aller passer Noël au soleil

Page 26: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

25AVRIL 2020AVRIL 2020

de Tunis. Pas de réponse. Ce jour-là, pas d’énorme rire. Sur le trottoir nous nous sommes embrassés comme d’habitude, rien de plus… je continue à me reprocher de n’avoir rien perçu.

Quarante-trois ans d’amitié continue, pas une semaine sans nous parler, nous voir… souvent autour d’un whisky et de quelques tranches d’un bon saucisson, d’Ardèche de préférence. Me reviennent à l’esprit les matchs de foot à Séoul, en Suisse, en Allemagne, à Turin, un peu partout, mais le plus souvent au Stade de France. Philippe se mettait au premier rang, appuyant ses longs bras sur la rampe de la loge. Telle une momie, il ne bougeait plus, ne parlait plus, il était hypnotisé par la rencontre. Pas question de lui parler, on l’aurait importuné, mais à la mi-temps, Nicolas Baverez, François d’Orcival, Pierre Lescure, Denis Jeambar, moi-même et bien d’autres l’écoutions religieusement : grâce à lui, le match devenait lumineux !

Un jour pourtant, la moutarde lui était montée au nez. Comme une furie, il bouillonnait : la France venait de se qualifier en Coupe du monde… grâce à la main de Thierry Henry ! En trichant ! Philippe s’est mis à rugir : « C’est inqualifiable, c’est honteux ! »

Ah ! la dignité de la France, surtout quand on porte le maillot national... Toujours présente, chez Philippe, quelles que soient les circonstances.

Lors du colloque organisé en janvier 2020, à l’occasion des dix ans de son départ, nous nous sommes retrouvés autour d’un verre, ses filles Catherine et Anne-Laure, ses fils Pierre et Patrick, et aussi Jac-queline, sa fidèle secrétaire, Nicolas Baverez, Alexandre Adler, Berna-dette Malgorn, Denis Tillinac et tant d’autres.

Nous avons évoqué les bons moments, puis nous nous sommes séparés, heureux d’avoir pu, l’espace de quelques heures, faire revivre cette amitié. Mais dans le fond, toujours inconsolables.

Aujourd’hui, quand je me retourne sur mes cinquante dernières années, tu es toujours là, mon cher Philippe. Tu as laissé un grand vide. Tu nous manques terriblement.

Marc Ladreit de Lacharrière est membre de l’Institut, président d’honneur de la Revue des Deux Mondes.

Page 27: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

26 AVRIL 2020AVRIL 2020

UNE NOSTALGIE NOMMÉE PHILIPPE SÉGUIN› Mathieu Bock-Côté

L’histoire de Philippe Séguin, aux yeux de plusieurs observateurs, est celle d’un vaincu magnifique, qui aura eu raison contre son temps, et dont les paroles viennent hanter aujourd’hui ceux qui ne l’ont pas écouté. On se rappelle sa campagne contre le traité

de Maastricht en 1992, où il s’imposa comme le défenseur de la sou-veraineté nationale, jugeant criminel de la concéder à un empire euro-péen qu’il avait deviné avant tout le monde à la fois tyrannique et impuissant. Séguin savait que le sacrifice de la souveraineté nationale entraînerait celui de la souveraineté populaire. Il refusait la réduction de la politique à une simple logique gestionnaire, qui prendra pen-dant plus d’une décennie le visage d’un social-libéralisme mondialisé démocratiquement toxique. Au début des années quatre-vingt-dix, il avait deviné, en quelque sorte, que la dissolution de la politique allait entraîner tôt ou tard une révolte contre cette dépossession intégrale des peuples – une révolte que notre époque a pris l’habitude d’appeler « populisme » pour mieux la déconsidérer.

Page 28: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

27AVRIL 2020AVRIL 2020

philippe séguin dix ans après

On se souvient aussi de sa participation à l’aventure présidentielle de Jacques Chirac en 1995, menant la lutte contre la fracture sociale. Le projet était flou mais la formule était belle et répondait à un sentiment de plus en plus présent dans la vie publique : la France se fracturait peu à peu – on parlerait plus tard de la France des métropoles et de la France périphérique – et cherchait un grand projet pour se mobiliser. Il y avait dans cette séquence un éloge du volontarisme. La politique n’avait pas seulement vocation à adapter la société fran-çaise aux évolutions du monde contemporain, elle devait modeler l’avenir, définir les para-mètres d’une existence commune. C’est en partie ce qui fait de la France une nation aussi passionnante pour ceux qui la regardent de l’extérieur : la politique y a une charge existentielle exceptionnelle. On ne s’y engage pas seulement pour administrer la société mais pour faire l’histoire. L’homme politique qui n’a pas une dimension romanesque y sera vite oublié. Ceux qui ont écrit l’histoire des trente ou quarante dernières années politiques ont multiplié les portraits de Séguin en personnage aussi attachant qu’exas-pérant, visionnaire et cyclothymique. On comprend pourquoi ils furent si nombreux à vouloir l’accompagner. Le combat politique à son côté était transfiguré en combat historique.

Séguin joue un peu dans l’imaginaire de la droite le même rôle que celui de Pierre Mendès France dans celui de la gauche. Ils sont plu-sieurs, encore aujourd’hui, à chercher celui qui pourrait prendre sa suite, comme s’il demeurait le dernier politique portant non seulement une carrière mais un destin, comme l’a très finement noté Arnaud Teyssier dans la biographie qu’il lui a consacrée (1). Mais, on l’a dit, Séguin a perdu et ses dernières batailles politiques, surtout après 1995, s’écrivirent à l’encre de l’humiliation. Ce tribun d’exception ne brillait que dans les grandes querelles. La vie politique ordinaire le servait mal et les temps sans relief ne lui permettaient pas de donner sa pleine mesure. Les histo-riens peuvent le classer parmi les voix prophétiques, mais plus difficile-ment parmi les grands hommes d’État – les circonstances l’ont empêché de le devenir. Son parcours ressemble finalement à une occasion man-quée pour la France. Demeure pourtant dans la mémoire de ceux qui

Mathieu Bock-Côté est sociologue,

essayiste, éditorialiste au Journal de

Montréal et chroniqueur au Figaro.

Dernier ouvrage publié : L’Empire du

politiquement correct (Cerf, 2019).

› Twitter @mbockcote

Page 29: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

28 AVRIL 2020AVRIL 2020

l’ont accompagné un sentiment vif : cette défaite n’était pas fatale. David Desgouilles, dans Leurs guerres perdues (2), a ainsi cherché à comprendre pourquoi une si belle entreprise avait avorté. Son combat n’était pas celui d’un « réactionnaire » héroïque, voulant prendre sa revanche sur l’his-toire. Une question revient en boucle : que serait-il arrivé si Séguin ne s’était pas laissé intimider par Mitterrand lors du débat sur Maastricht ? Le sort du monde n’aurait probablement pas été le même. Les hommes font l’histoire, quoi qu’en pensent ceux qui l’imaginent déterminée par des processus impersonnels si puissants que le politique ne peut en rien l’orienter.

Il y avait chez Séguin un étrange mélange de volontarisme et de fatalisme. Comme s’il croyait à la fois en la grandeur du politique et à la vanité de l’homme et du monde qu’il construit. Il s’engageait dans une bataille de la plus belle manière, et savait transformer de sa voix unique un combat en épopée. C’est probablement pour cela qu’encore aujourd’hui, il inspire autant. Il savait aussi situer la politique à la bonne hauteur et avait une authentique vision du monde et de la France dans le monde. Son amour du Québec était connu, et il avait fait d’immenses efforts en 1995 pour assurer le soutien de la France aux souverainistes québécois, s’ils avaient remporté le référendum sur l’indépendance. Au nom de la France, il promettait avec enthousiasme et émotion la recon-naissance au nouvel État, s’il s’était constitué. On pouvait y voir une fidélité au « Vive le Québec libre » du général de Gaulle. Mais il y avait autre chose dans son engagement en faveur de la cause québécoise  : Séguin y voyait celle des peuples dans le siècle qui s’annonçait et recon-naissait une valeur exemplaire au combat d’une petite nation de langue et de culture françaises en Amérique du Nord. Peut-être devinait-il aussi que la situation du Québec annonçait celle de la France, dans un uni-vers mondialisé où les identités nationales sont appelées à se soumettre à l’anglo-conformité ? Peut-être, fidèle là encore au général de Gaulle, imaginait-il la France à la tête d’une internationale des nations – ou plus exactement, des petites nations, si on définit celles-ci, à la suite de Milan Kundera, par la conscience qu’elles ont de leur précarité ? Séguin avait beaucoup médité sur la place des nations dans la mondialisation avant de se retirer de la vie politique et sa réflexion dépassait les poncifs

Page 30: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

une nostalgie nommée philippe séguin

29AVRIL 2020AVRIL 2020

habituels sur sa nécessaire régulation. Il savait que les peuples n’étaient pas des populations interchangeables et qu’on ne pouvait les brutaliser sans qu’ils finissent par s’insurger.

Le gaullisme était pour lui une tradition à poursuivre et à réinventer

Une grande question s’est posée suite à la mort du Général en 1970 : comment être gaulliste après de Gaulle ? La chose était-elle même pos-sible ? Quelle doctrine pouvait rallier les orphelins du grand homme ? Longtemps, la réponse semblait évidente : le gaullisme était une forme de nationalisme démocratique et conservateur, dans le meilleur sens du terme, attaché à une vision tragique de l’histoire, et soucieux de conjuguer l’identité des peuples avec les progrès indéniables associés à la modernité. Mais plus les décennies passent et plus la mémoire du gaullisme se désincarne, au point de se dénaturer. Se réclamer du gaullisme n’engage plus aujourd’hui à grand-chose. On peut à la fois brader la souveraineté nationale et s’appuyer sur sa mémoire, comme quoi la transformation d’un grand homme en figure consensuelle s’ac-compagne presque inévitablement de la désubstantialisation de son héritage. Philippe Séguin fut probablement le dernier, avec Charles Pasqua, chacun à sa manière, à prendre la philosophie et l’héritage gaullistes au sérieux et à y associer un certain contenu doctrinal. Le gaullisme était pour lui une tradition à poursuivre et à réinventer. Il fallait certainement l’adapter aux temps nouveaux, mais elle reposait néanmoins sur certains principes qu’on ne saurait abandonner sans trahir au même moment sa mémoire.

La présente époque n’est plus celle de Séguin et le paysage intel-lectuel et politique s’est considérablement transformé. Non pas que la question de la souveraineté soit dépassée, comme le répètent ceux qui adhèrent à l’idée de la gouvernance globale ou qui ne veulent plus réflé-chir qu’à l’échelle des civilisations – le Brexit devrait suffire à confir-mer son actualité. Elle se conjugue toutefois aujourd’hui avec celle de l’identité, conséquence inévitable d’une immigration massive qui

Page 31: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

30 AVRIL 2020AVRIL 2020

transforme radicalement la composition démographique des sociétés occidentales et d’une déstabilisation anthropologique sans précédent qui transforme la compréhension que notre civilisation a d’elle-même. Il ne s’agit plus seulement de savoir si la France va recouvrir sa souve-raineté mais de s’assurer qu’elle ne devienne pas étrangère à elle-même et qu’elle exerce son droit à la continuité historique. L’indépendance nationale présuppose la nation et on ne saurait sérieusement la définir dans les paramètres étroits d’un républicanisme abstrait, sans épaisseur historique et sans substrat culturel.

Le gaullisme sera condamné à l’insignifiance s’il ne parvient pas, d’une manière ou d’une autre, à articuler le thème de la souverai-neté et de l’identité. Cela devrait surtout interpeller la droite qui pré-tend encore s’en réclamer et qui a trop souvent l’habitude de masquer son impuissance politique et son inculture historique derrière une référence grandiloquente à « l’humanisme ». L’espace politique s’est considérablement transformé en quelques décennies, et se présente de plus en plus à travers l’affrontement ostensible de deux blocs idéo-logiques et sociaux. Alexandre Devecchio a parlé d’une recomposi-tion à grande échelle, qui touche toutes les sociétés occidentales. Dans quelle mesure la droite française, écartelée entre le ralliement de sa frange bourgeoise au bloc élitaire et celui de sa base populaire au bloc populiste, peut-elle renaître ? Il fut un temps, celui du Rassemblement pour la France des belles années, où la droite savait être nationaliste, populaire, conservatrice, gouailleuse et joyeusement cocardière sans pour autant verser dans une posture tribunicienne qui condamne à l’impuissance politique et à un ressentiment infécond. Séguin savait, par la magie du verbe, exprimer de la plus belle manière ce courant populaire et lui donner une grandeur politique, en le transcendant à partir d’une certaine idée de la France. On comprend que sa figure suscite une profonde nostalgie. On voudrait qu’elle sache inspirer une authentique renaissance politique.

1. Arnaud Teyssier, Philippe Séguin. Le remords de la droite, Perrin, 2017 ; coll. « Tempus », 2020.2. David Desgouilles, Leurs guerres perdues, Éditions du Rocher, 2019.

Page 32: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

31AVRIL 2020AVRIL 2020

PHILIPPE SÉGUIN,ENTRE DEUX COLÈRES› Saïd Mahrane

P hilippe Séguin ne m’a jamais crié dessus. J’en tire une certaine gloire. Avant de le rencontrer, je n’igno-rais rien de sa réputation. On le disait brillant, mais aussi mélancolique, soupe au lait, impatient. Maints articles de presse le dépeignaient sous ces seuls traits.

Je ne comptais plus ceux qui, parmi ses proches, venaient à moi, alors jeune journaliste politique, pour me détailler les dégâts causés par l’épouvantable caractère du personnage que l’on surnommait « l’Etna ». Dans le récit, il y avait toujours un parapheur qui ne passait jamais loin de sa cible, en l’occurrence, un collaborateur qui aurait eu l’outrecuidance de contrevenir à une consigne ou un politique qui lui aurait joué un mauvais tour.

Ces portraits de lui ont généré en moi, avant de le rencontrer, une petite boule au niveau de l’estomac, qui n’était pas le signe d’une peur mais d’une impatience. La chose fut amplifiée par une espèce de fasci-nation que j’avais pour lui et que je peinais à refouler, un peu honteux, puisque, paraît-il, un journaliste se doit d’être neutre, froid et en sur-plomb, au risque de la fadeur et de la prétention. Pour tout dire, il me rappelait un oncle, en même temps qu’il me rappelait Albert Camus, celui du Premier Homme. Le pauvre, le complexé, le métèque. Intimidé

Page 33: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

32 AVRIL 2020AVRIL 2020

je l’étais donc, non par son statut de premier président de la Cour des comptes ni par l’éclat de ses médailles – ses revanches –, mais par son « itinéraire ». De la racine à la cime, c’était pas mal, dans son cas, quoi qu’en disent ses contempteurs qui, eux, ne regardent que les médailles. Pupille de la nation, il est né à Tunis durant la Seconde Guerre mon-diale. Cela se voyait, pour ainsi dire, à son teint, son poil noir et ses paupières tombantes, qui donnaient à son regard, même souriant, la mélancolie du déraciné. Intimidé je l’étais parce qu’il n’était pas réductible à une idée ou à un tourment et qu’il y avait chez lui à la fois la Tunisie et une passion pour le Québec, Épinal et l’Assemblée nationale (ses petites patries), l’ENA et le non à Maastricht, le Paris Saint-Germain du Brésilien Valdo et la tortue de Zénon. Je ne comprenais dès lors pas le mot de Jacques Chirac sur Alain Juppé, qualifié de « meilleur d’entre [eux] ». « On m’a souvent dit aty-pique : c’était bien une manière de me signifier que je n’avais pas une place évidente : dans un pays où je n’étais pas né, dans une noblesse administrative dont je n’avais pas les titres », a écrit Séguin dans son autobiographie (1).

Un matin de mars 2007, son assistante m’accueillit au premier étage, en haut de l’immense escalier de la Cour des comptes. Elle m’indiqua ensuite une banquette de velours, où je devais patienter. Après cinq minutes d’attente, deux grandes portes traversées de boutons dorés s’ouvrirent dans un grincement républicain. Elle me pria d’entrer. Tout me parut alors écrasant : la pompe du lieu, cette bibliothèque monu-mentale, cette odeur de tabac qui se mêlait à une odeur de cire d’abeille, ce plafond très haut… Il était assis derrière son bureau, sans hermine ni mortier, des lunettes demi-lune sur le bout du nez. Il avait bien quelque chose de mon oncle de Kabylie. Les fameux parapheurs étaient là, empi-lés comme il se devait. Il passa commande d’un café ; moi aussi. Son assistante réapparut deux minutes plus tard, les cafés sur un petit pla-teau en argent. À peine avait-elle quitté les lieux qu’il plongea sous son bureau et brandit, triomphant, une bouteille de whisky. Il en versa une goutte dans son café. Me concernant, jamais le matin. Son assistante ne devait pas voir ça. J’avais noté quelques questions sur un bout de carnet. Il fallait bien faire l’intelligent. Et surtout être précis. Mais, en dépit de

Rédacteur en chef du Point, Saïd

Mahrane est notamment l’auteur de

C’était Chirac (Grasset, 2019).

[email protected]

Page 34: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin, entre deux colères

33AVRIL 2020AVRIL 2020

la gravité que je mis dans mon ton, rien n’y fit : aucune de mes questions sur les comptes publics, la présidence Sarkozy ou l’Union pour la Médi-terranée n’inspira le génie. Il baragouinait, formulait des onomatopées, gonflait ses joues puis en relâchait l’air. Dans Hommes et destins, Stefan Zweig raconte un dîner à Paris en compagnie de Jean Jaurès, qui s’était montré ce soir-là calme et économe de ses mots, et qui n’avait rien de commun avec le redoutable orateur qu’il était une fois à la tribune. Il y avait de ça chez Philippe Séguin.

Il avait décidé que c’était à lui de me poser des questions. Il s’intéres-sait moins à Sarkozy qu’à sa nouvelle femme, Carla Bruni. Je dus lui en faire un rapide portrait. Il m’interrogea ensuite sur la vie de mon journal et m’avoua s’être régalé à la lecture d’un livre sur Jacques Chirac écrit un an plus tôt par mon directeur. Il montrait également de la curiosité pour les nouvelles technologies. Les journaux, il disait les lire à condition que ceux-ci offrent une grille de Sudoku, une de ses passions. À l’évidence, il n’aimait pas l’époque. L’intérêt général, disait-il, « n’est plus le souci pre-mier de nos politiques ». La nation ne donnait « plus la chair de poule ». Enfant, au catéchisme, la parabole qui l’avait « le plus impressionné », était celle du publicain et du pharisien (selon Luc), une merveilleuse leçon de modestie. La gauche, la droite, tout ça lui paraissait désormais bien médiocre. « Sans parler de la fin, n’est pas Jésus qui veut. »

Pourquoi, dès lors, ne reprendrait-il pas du service ? (Ma voix tra-hissait une supplique.) Il me fusilla du regard. C’était fini, la politique, je devais me le tenir pour dit. La statue du grand homme n’était plus lustrée mais oxydée. Sarkozy lui avait bien proposé d’être ministre de la Justice. Il avait décliné par peur de devoir défendre une loi « scélérate » (c’est son mot). Et pourtant… Quand la mécanique se mettait en branle et que la voix allait chercher sa tonitruance dans ses tréfonds, celui qui se définissait comme un « Petit Chose » faisait l’analyse magistrale d’une société en cours de fragmentation. À l’entendre, le ciment gaullien, qui avait su donner une cohérence à cette France diverse, n’était plus qu’une matière friable. Il déplorait le sort de ceux qu’on n’appelait pas encore les « gilets jaunes ». À ma grande surprise, et parce qu’il était le premier contrôleur des comptes publics, il parlait davantage de l’accroissement de la dette que de la création de nouvelles allocations. Pour lui, maîtriser ses dépenses était une affaire de « souveraineté ». Un jour, devant ses

Page 35: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

34 AVRIL 2020AVRIL 2020

pairs de la cour, il a lâché le mot « flouze » pour dire « argent ». Cela avait paraît-il heurté quelques magistrats ; il s’en moquait. À l’époque, il faisait la tournée des stades européens pour les besoins d’un rapport commandé par le secrétariat d’État aux Sports. On avait la Méditer-ranée, le moulin de Valmy et le foot en commun. Je l’ai retrouvé à un match du Paris Saint-Germain, au Parc des Princes. Il était arrivé parmi les premiers dans la tribune présidentielle. J’ai compris que cela lui permettait d’éviter de croiser des VIP et de devoir faire des amabi-lités. Époque sans effusions, sans chichis. À la mi-temps, il restait sur son strapontin, quand les autres se ruaient dans le salon qui leur était réservé, où l’on servait du champagne et peut-être même du whisky. Devant un petit écran, il visionnait les meilleures actions de la première mi-temps, cigarette à la bouche, habillé d’une parka orange. Durant le match, il n’esquissait pas de geste d’euphorie, pas même pendant un but. Il fumait, et c’était tout.

Entre 2007 et 2009, je l’ai revu à plusieurs reprises à la Cour des comptes, au stade ou au restaurant La Cagouille, situé près de Mont-parnasse, où nous avions nos habitudes. Trois mois avant sa dispari-tion, nous y avons déjeuné. Je l’avais trouvé plus fourbu que la der-nière fois et avec un menton en plus. Il venait de perdre sa mère, Denyse. À l’évocation de ce drame, j’ai vu dans ses yeux comme une larme, mais, attention, il ne pleurait pas. Fier, même là. Il n’avait plus goût à rien, sauf peut-être à ce sorbet ananas-chantilly commandé pour le dessert. Dans la conversation, entrecoupée de silences, c’est la primauté des écrans sur l’écrit qui, ce jour-là, l’inquiétait. La veille, il était tombé sur une émission de téléréalité : « C’est avec ça que les jeunes se forgent une représentation du monde ? » Il me fit part d’une idée de roman : nous sommes en 2030 ; la France, comme le reste du monde, marche à l’écran, au clavier, bref au tout-numérique. Dans son atelier, un dénommé Gutenberg prépare une révolution. Une révolution de papier ; il invente l’imprimerie. Le monde entier s’en empare, entraînant du même coup la fabrication massive d’encre et de stylos et la disparition progressive des écrans. La belle idée.

1. Philippe Séguin, Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut et d’ailleurs, Seuil, 2003, p. 10.

Page 36: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

35AVRIL 2020AVRIL 2020

UN HÉRITAGE MULTIPLE› Frédéric Fogacci et Arnaud Teyssier

L e 22 janvier dernier, sur une suggestion de sa fille Catherine, la Fondation Charles-de-Gaulle, en parte-nariat avec la région Grand-Est, organisait une journée d’études consacrée à Philippe Séguin. Elle fut accueillie au Théâtre Marigny. La scène obligeamment prêtée par

le directeur du théâtre, Jean-Luc Choplin, plantait le décor sobre et dépouillé d’une vie qui le fut tout autant. L’enfance et l’adolescence en Tunisie, les études en Provence, l’adhésion au gaullisme, puis le service de l’État, de la République et de la nation comme ligne de force d’un destin – un destin enrichi constamment par le goût, le sens et la pas-sion de l’histoire. Le cadre était posé, dix ans après le décès soudain de l’ancien président de l’Assemblée nationale.

Le propos n’était pas d’inviter à témoigner tous ceux qui l’avaient servi ou s’étaient engagés en politique à ses côtés. Ce n’était pas un col-loque mémoriel, ni une cérémonie confite en dévotion. Il s’agissait de confronter le regard d’historiens à celui de personnalités politiques et intellectuelles qui avaient pu côtoyer Philippe Séguin tout en venant souvent de l’autre bord, comme Jean-Pierre Chevènement, dont il fut

Page 37: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

36 AVRIL 2020AVRIL 2020

souvent rapproché dans les médias – par les idées, sinon dans les faits par la vie politique – ou Alexandre Adler, qui fut une de ses sources d’inspiration au cours des « belles années » quatre-vingt-dix.

Ici, nulle volonté de s’approprier un héritage ou de faire « parler » une grande figure disparue de notre vie politique : il s’agissait plutôt de tracer quelques puissantes lignes de vie, de dessiner un personnage hors normes devenu depuis un objet d’histoire, mais suffisamment sin-gulier pour que ses actes et ses propos paraissent éclairer aujourd’hui, de manière parfois saisissante, la crise démocratique française.

Il fut question, d’abord, de la France selon Philippe Séguin, et de la « fierté anxieuse » – si gaullienne – qu’elle inspira très tôt à cet enfant, cet adolescent, orphelin bien jeune d’un père tué à l’ennemi, nourri de sentiments et d’émotions par sa terre natale de Tunisie et pourtant fas-ciné par la mère patrie ; homme du Sud, « Méditerranéen froid », mais destiné à servir les citoyens, à la chaleur secrète, des froids paysages des Vosges. Alexandre Adler y fait écho, décrivant douloureusement Séguin comme un homme toujours nostalgique de ses racines, si conscient des liens avec l’autre rive de la Méditerranée et pourtant si profondément français, si soucieux de la position de son pays dans le monde et singulièrement du respect qu’il se devait d’inspirer à ses partenaires européens, au premier rang desquels l’Allemagne.

Que de vocations se dessinent pour cet homme avant de tracer la courbe d’un destin… Le service de la France passe, naturellement, par celui de l’État qui en répond, qui est « chargé à la fois de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain », selon la formule définitive du général de Gaulle. La vocation publique de Phi-lippe Séguin ne « naît » pas à un moment donné de son parcours, mais se dessine inéluctablement, comme si elle avait toujours existé d’absolue évidence. La vocation d’enseignant, que Séguin portera toujours en lui, laisse, après un détour formateur par le journalisme, toute sa place à une vocation de haut fonctionnaire dont l’École nationale d’administration (ENA) ouvrira la voie – Philippe Séguin parvenant, à force de travail et

Agrégé et docteur en histoire,

spécialiste d’histoire politique, Frédéric

Fogacci est directeur des études à la

Fondation Charles-de-Gaulle.

Arnaud Teyssier est historien, président

du conseil scientifique de la Fondation

Charles-de-Gaulle. Il est notamment

l’auteur de Philippe Séguin : le

remords de la droite (Perrin, 2017 ; coll.

« Tempus », 2020).

Page 38: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

un héritage multiple

37AVRIL 2020AVRIL 2020

de détermination, à intégrer cette institution symbolique et prestigieuse depuis l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Cette vocation s’accomplit d’abord à la Cour des comptes, grand corps de sortie obtenu par son seul travail, et c’est là qu’elle s’y achèvera, lorsqu’il y reviendra, sans amertume ni doute, pour la présider au terme de sa carrière poli-tique, comme le souligne Marc Fosseux, son ancien stagiaire de l’ENA, qui l’y retrouva alors. Cette vocation est, enfin, une forme de sacerdoce, enduré au prix d’une vie privée souvent sacrifiée, au prix aussi d’une angoisse permanente, elle-même nourrie par de puissantes exigences envers lui-même et envers les autres : l’angoisse de servir, comme la décrit Catherine Séguin, dans un hommage poignant. La mort précoce de son père est celle d’un homme qui s’est consacré toute sa vie à la République et lègue aux siens l’idée du service sans contrepartie.

Sans les Vosges, sans l’est de la France, Philippe Séguin aurait-il été le même homme, porteur de cette sensibilité « sociale » qui fut sa marque au sein de la droite française ? Élu député des Vosges en 1978, Séguin est le témoin d’un effondrement, celui d’un « monde » en soi, le sys-tème paternaliste de Marcel Boussac, industriel du textile qui accom-pagnait ses ouvriers à travers tous les aléas de la vie (culture, études, vacances, sport). Dans un système mono-économique comme l’était celui des Vosges, dans un contexte de séisme économique et social, le jeune député fait hardiment ses premiers pas. Un tel défi favorise un ancrage local rapide : selon la formule de François Miclo, Séguin « force certaines portes, en défonce d’autres ». Dès 1983, il conquiert la mairie d’Épinal, dont il entend faire le lieu d’une action publique inlassable et multiforme. La création de la chaîne de télévision locale, mais aussi bien des réalisations emblématiques, comme le parcours de golf ouvert à tous, le développement de puissantes installations sportives, l’impor-tance accordée aux équipements culturels composent un programme d’action qui transforme la ville en quelques années.

Cette entrée en politique en 1978 est donc aussi un chemin vers le gaullisme social. On imagine mal aujourd’hui le courage politique qu’il fallut au nouveau député pour faire campagne en annonçant aux ouvriers, qui constituaient une part essentielle de l’électorat, que les emplois dis-parus ou sur le point de disparaître ne réapparaîtraient pas, du moins

Page 39: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

38 AVRIL 2020AVRIL 2020

plus sous la même forme, et que le seul combat qui valût était celui d’une reconversion assumée et volontaire. De fait, Séguin se mue alors en député de combat, montant des tours de table pour les éventuels repre-neurs, obtenant de haute lutte des dérogations dans les ministères pour placer certains ouvriers en préretraite, quitte à aider certaines entreprises à imaginer des systèmes que l’on qualifiera de « para-légaux » afin de pro-téger des hommes et femmes au crépuscule de leur vie professionnelle et sans perspective ni horizon. Le gaullisme social de Philippe Séguin se nourrit de cette expérience de terrain, de son regard particulier pour « les inactifs, les exclus, les vaincus, les modestes ». Son jugement nuancé sur les lois Auroux (1982), pour lesquelles il déconseille au Rassemblement pour la République (RPR) une opposition systématique ou frontale, en témoigne. En 1986, il se trouve propulsé à la tête d’un vaste ministère des Affaires sociales alors que la droite vient de remporter les élections législatives sur la base d’un programme très libéral. Philippe Séguin, peu en phase mais loyal, conçoit ainsi sa tâche, de son propre aveu : « Appli-quer le moins possible la politique annoncée tout en sauvant la face. Faute de quoi, dans les trois mois, la France serait dans la rue. » Car, juge-t-il, ces deux ans de cohabitation sont de toute façon trop courts et politiquement trop piégeux pour lancer de grandes réformes de struc-ture. Le ministère sera une expérience éreintante, Séguin devant traiter certains dossiers à marche forcée (comme la suppression de l’autorisa-tion administrative de licenciement), pris dans des conflits incessants avec le ministère de l’Économie, le cabinet du Premier ministre et, bien sûr, le président François Mitterrand, qui déclenchera les hostilités avec l’ordonnance portant sur l’aménagement du temps de travail. Certaines initiatives, comme la réflexion sur le financement de la Sécurité sociale, resteront en suspens. Mais de cette expérience, Philippe Séguin ressort fort d’une réflexion sur le rôle structurant du travail pour nos sociétés.

Enfin, l’Europe… Dans ce domaine, où sont engagés bien des fon-damentaux gaullistes, Philippe Séguin ne peut être défini strictement et a posteriori comme un souverainiste. Comme le souligne Alexandre Adler, sa vision est à la fois nationale et décentrée, car il inscrit sa vision de la France dans une perception aiguë du contexte historique et géo-graphique qui l’entoure, d’où son obsession, par exemple, d’imposer

Page 40: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

un héritage multiple

39AVRIL 2020AVRIL 2020

à l’Allemagne une forme de rapport de force : c’est à cette condition, pense-t-il, que la France peut conserver sa voix, et que « l’État doit retrouver les moyens qui lui permettent d’assurer son rôle de régula-tion et d’impulsion au service de la collectivité ». Pourtant, comme le confesse Jean-Pierre Chevènement avec une pointe de regret, et malgré une convergence d’analyse qui semble singulièrement mani-feste dans les mois précédant l’élection présidentielle de 2002, mal-gré même un geste explicite du candidat du Mouvement républicain et citoyen (MRC) –  Jean-Pierre Chevènement mentionne un billet adressé à Philippe Séguin à l’Assemblée nationale dans les dernières semaines de 2001, resté sans réponse –, Séguin, par fidélité ou par hésitation, n’est pas homme à franchir ce Rubicon-là, qui s’était déjà offert à lui au début des années quatre-vingt-dix.

C’est peut-être l’un des principaux aspects mis en lumière par l’his-torien Nicolas Roussellier : si Philippe Séguin doit s’inscrire, comme acteur politique, dans une lignée de grandes voix républicaines, c’est celle de Léon Gambetta, puis de Pierre Mendès France, d’hommes qui ont incarné la République mais peu gouverné, souvent mal servis par les circonstances, mais parfois aussi victimes d’eux-mêmes, de leur démarche un peu solitaire, de leur franc-parler, de leur impatience et de leur peu d’intérêt pour le travail ingrat d’élaboration et d’entretien des indispensables réseaux. Ainsi, Philippe Séguin se révèle incapable de capitaliser tant sur la campagne référendaire de 1992, au cours de laquelle il trouve pourtant la joie d’une confrontation directe avec le peuple et où son sens de la pédagogie et du dialogue lui vaut une aura importante, que sur les folles semaines de la campagne pour l’élection de Jacques Chirac en 1995, dans laquelle il joue un rôle d’aiguillon sans parvenir à peser après la victoire. Sa décision de rester président de l’As-semblée nationale, au lieu de prendre la succession que Jacques Chirac semble lui offrir à l’Hôtel de Ville de Paris ou, mieux même, de rompre, est considérée par beaucoup d’intervenants comme un tournant, après lequel les échecs politiques se succéderont, jusqu’au retrait définitif en 2002. « Nous avons souffert de le voir souffrir », note Hervé Gaymard, qui évoque en filigrane sa vision du personnage, ses relations complexes mais passionnantes avec cet « homme spécial » en politique.

Page 41: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

philippe séguin dix ans après

40 AVRIL 2020AVRIL 2020

Reste un dernier aspect, très essentiel en réalité, mis en lumière par l’historien Éric Anceau : le goût, persistant, pour l’histoire de France, hérité de ses lectures fiévreuses d’enfance et de jeunesse, ciselé à l’IEP d’Aix et parachevé par la rédaction d’une grande biographie de Napoléon III qui paraîtra chez Grasset en 1990 (1). Nulle tentation ici de meubler une traversée du désert, ou de signer un ouvrage de circonstance : c’est en pleine force de l’âge, alors député-maire et même impliqué dans les luttes d’influence au sein du RPR, que Séguin distrait du temps pour écrire, de sa main, à partir de notes de recherche, un ouvrage qui réhabilite, en somme, le Second Empire, certaines de ses dimensions du moins, dans l’histoire de la construction démocratique française. C’est en historien, mais aussi en gaulliste, que Séguin prend la plume : la dimension sociale du régime de Napoléon III, son évolution institutionnelle, qui renvoie à sa fascination pour le bref et pourtant si actif moment des grandes années gaulliennes (1958-1969) disent beaucoup sur le sens de son engagement politique. L’écho rencontré par l’ouvrage – Philippe Séguin dira s’être « rêvé pendant quelques mois en auteur à succès » – est considérable, il l’inscrit dans l’histoire au long cours et lui permet de marquer de façon éclatante sa fidélité à une certaine idée de la France.

C’est de là que cette journée d’études est partie, et c’est là qu’elle a naturellement abouti : les caractéristiques ainsi tracées trouvent dans le gaullisme un point d’identification, une ligne de force. Philippe Séguin lui-même en donne la clé, en conclusion de son ouvrage autobiogra-phique, Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut et d’ailleurs (2) : « J’ai fait un choix politique majeur il y a quelques décennies. J’ai choisi, préci-sément, de Gaulle parce qu’il refusait ces clivages. Je l’ai choisi parce qu’il incarnait, comme Mendès à sa façon, une certaine manière de concevoir l’action publique. Je l’ai choisi parce qu’il refusait déterminisme et pesan-teurs sociologiques, et qu’il plaçait la politique au-dessus de tout. Je l’ai choisi parce qu’il avait lui-même choisi la démocratie et la République ».

1. Philippe Séguin, Louis Napoléon le Grand, Grasset, 1990.2. Philippe Séguin, Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut et d’ailleurs, Seuil, 2003.

Page 42: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

dossierL’ARBRE, MODÈLE DE CIVILISATION

42 | Francis Hallé. Par amour des arbres›Eryck de Rubercy

53 | Abeilles, arbres et paysages›Yves Darricau

64 | Comment les arbres nous construisent-ils ?›Jacques Tassin

71 | Un rôle primordial dans la séquestration du carbone›Ernst Zürcher

80 | Liberté de l’arbre, arbre de la liberté›Michel Delon

87 | Cabane subie et cabane désirée›Philippe Trétiack

91 | Le romantisme de la forêt allemande›Eryck de Rubercy

98 | Jean Giono, la passion des arbres›Jacques Mény

103 | L’homme nouveau sera paysan›Marin de Viry

106 | Le ragondin et le président›Kyrill Nikitine

Page 43: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

42 AVRIL 2020

Francis Hallé

PAR AMOUR DES ARBRES› proposrecueillisparEryck de Rubercy

Botaniste, biologiste et dendrologue, Francis Hallé a d’abord enseigné de nombreuses années à l’université de Montpellier. Il est l’auteur de soixante-trois travaux scientifiques publiés entre 1960 et 2004. Initiateur de l’aventure du « Radeau des cimes », il a exploré de 1986 à 2003, grâce à une ingénieuse nacelle, la canopée des forêts tropicales au Cameroun, au Gabon ainsi qu’en Guyane française et à Madagascar.Un large choix de ses milliers de dessins d’observation et d’étude a été présenté l’année dernière au cœur de l’exposition « Nous les arbres » organisée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Il est également à l’origine du tournage d’Il était une forêt (2003), film réalisé par Luc Jacquet sur les grandes forêts du monde et les dangers qui les guettent. Et puis, dernier projet en date qu’il a expliqué dans deux lettres ouvertes, l’une au secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, et l’autre au président de la République, Emmanuel Macron : celui de recréer une forêt primaire européenne. Recréation nécessitant un suivi de plusieurs siècles, dans le but d’apporter la meilleure des réponses aux exigences de la régulation du climat, mais aussi à la question de la déforestation, de la perte de la biodiversité et de leurs conséquences pour la chaîne du vivant.On l’aura compris, rien de ce qui touche aux arbres n’est étranger à Francis Hallé, qui sait nous persuader de leur rôle essentiel, sinon crucial, à travers

Page 44: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

43AVRIL 2020

l’arbre, modèle de civilisation

de passionnants ouvrages : Plaidoyer pour l’arbre (Actes Sud, 2005), La Vie des arbres (Bayard, 2011) et Du bon usage des arbres (Actes Sud, 2011). Nous l’avons rencontré chez lui, à Montpellier, pour évoquer quelques-uns des grands thèmes de son œuvre : l’architecture végétale, la coloniarité, la variabilité génétique sur un même arbre, sa surface d’échanges biologiques, sa longévité ou la timidité de certaines espèces.

« Revue des Deux Mondes – N’est-il pas étonnant que,

parmi tant d’organismes vivant sur terre, ce soit à l’arbre

que nous nous sommes attachés de tant de manières

diverses ?

Francis Hallé Cet intérêt pour l’arbre est très récent puisqu’à l’époque de mes grands-parents, personne, parmi les biologistes, ne l’étudiait. La recherche sur les arbres relevait uniquement des Eaux et Forêts, qui ne s’en préoccupaient que sur un plan sylvicole. Il s’agissait en somme de faire du bois pour en tirer un profit financier. Depuis, tous les chercheurs ont accès à l’arbre et ils ont eu à cœur de le consi-dérer comme un organisme vivant. De quoi voir l’arbre autrement !

Revue des Deux Mondes – N’est-ce pas justement en l’arbre que nous

voyons toutes sortes de qualités humaines ?

Francis Hallé Sans doute ; et cela ne serait-ce que du fait que, comme nous, les arbres sont verticaux. Seulement, attention, je n’aime pas du tout cette habitude, qui remonte au moins à Ésope, de considé-rer les arbres comme des hommes, de les faire parler ou de leur prêter des sentiments humains à l’instar, par exemple, d’un film comme Le Seigneur des anneaux dans lequel on les fait même se déplacer. C’est tout bonnement de l’anthropomorphisme. Peut-être est-ce rassurant de grimer les arbres avec nos propres oripeaux mais c’est en même temps la certitude de ne jamais comprendre ce qu’ils sont. C’est juste une façon de se tranquilliser face à un être vivant qui reste si mysté-

Page 45: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

44 AVRIL 2020AVRIL 2020

rieux. Il y a une phrase de Cocteau que j’aime beaucoup : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. » Eh bien, il y a un peu de cela à vouloir considérer les arbres comme des êtres humains.

Revue des Deux Mondes – Et puis, nous ne sommes pas divisibles,

alors que l’arbre, lui, fait preuve de divisibilité…

Francis Hallé En tant que personnes, nous ne pouvons, en effet, ni nous bouturer ni marcotter. Bref, nous n’avons pas de multiplica-tion végétative comme les arbres. C’est d’ailleurs mieux ainsi, car nous sommes déjà bien assez nombreux...

Revue des Deux Mondes – Est-il si difficile de définir l’arbre ?

Francis Hallé Oui. C’est même très curieux. Aujourd’hui, quelque chose d’aussi familier que l’arbre n’est toujours pas correctement défini. Mais, dans le fond, quand je dis « arbre », vous voyez bien ce que je veux dire. Alors est-il besoin d’en formaliser une définition générale ? J’ai fait beaucoup d’efforts dans ce sens-là mais à chaque fois que je pensais y être plus ou moins parvenu, je suis tombé sur un cas nouveau qui m’empêchait d’aboutir. Bien sûr, il y a beaucoup de définitions clas-siques. À commencer par celle qu’on donne dans les écoles forestières, à savoir que l’arbre a un tronc, un tronc unique. Seulement voilà, dans les régions tropicales, j’en vois de gigantesques qui ont de douze à quinze troncs et je ne peux faire autrement que de les appeler des arbres. Le bois figure aussi dans les définitions mais, lorsque vous allez en Orient, le palmier cocotier est vendu comme l’un des meilleurs bois tandis qu’un puriste vous dira que ce n’est pas un arbre. Et pourtant un Sri-Lan-kais s’en servira pour construire sa maison. Et puis une autre définition intègre également la hauteur au-dessus du sol en l’établissant à 7 mètres. Mais quand j’en ai parlé à des amis congolais, ils m’ont ri au nez en me disant : « Mais 7 mètres, c’est un buisson ! »

Page 46: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

par amour des arbres

45AVRIL 2020AVRIL 2020

Revue des Deux Mondes – Est-ce cela qui vous a amené à par-

ler d’« architecture des arbres » en reconnaissant des structures

constantes pour chaque espèce ?

Francis Hallé – Non, c’est la nécessité, en visitant des forêts tropi-cales, de mettre un nom sur leurs arbres. On m’avait appris à les recon-naître grâce à leurs fleurs, mais elles se trouvent au-dessus, bien trop haut pour qu’on réussisse à les voir, de sorte qu’avec la méthode clas-sique d’identification, rien n’était possible. C’était d’autant plus ridicule que je me trouvais en Afrique précisément pour identifier les arbres. Un chef africain m’a alors dit de ne pas me préoccuper des fleurs mais des silhouettes et qu’ainsi on y parvenait très bien. De cette manière, j’ai inventorié vingt-quatre modèles architecturaux chez les arbres. C’est philosophiquement intéressant puisque chez les animaux il n’y en a qu’un seul. En effet, qu’on prenne une coccinelle ou un éléphant, c’est toujours la même structure dorsiventrale, bilatérale avec un avant et un arrière. Les organes des sens sont à l’avant, les excréments partent par l’arrière. Cela diffère uniquement par les dimensions et par quelques détails. Tout au moins chez les animaux mobiles, parce que chez les animaux fixes comme les coraux on retrouve des architectures d’arbres. C’est vraiment très étrange.

Revue des Deux Mondes – Mais comment expliquer cette rigidité du

tronc, cette croissance en diamètre ?

Francis Hallé Il y a peu de personnes, se trouvant devant un tronc d’arbre rigide et dur, pour se poser la question de savoir com-ment il fait pour augmenter de diamètre avec le temps. Si ce tronc en est capable, pourquoi les colonnes du Parthénon ne le sont-elles pas ? C’est tout de même étonnant, la croissance d’un arbre dans lequel des systèmes vasculaires nourrissent en eau ses branches et en énergie ses racines ! Ainsi un arbre ne cesse-t-il en principe de gagner en hauteur mais il peut aussi diminuer lorsqu’il est laissé isolé après que la forêt qui l’entourait a été coupée. Il donne alors des réité-rations à quinze mètres de haut, fait une deuxième couronne en

Page 47: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

46 AVRIL 2020AVRIL 2020

bas et voit mourir celle du haut. Ainsi, en quelques années, aussi surprenant que cela puisse paraître, un arbre est capable de réduire sa hauteur.

Revue des Deux Mondes – Cela dit, la majorité des arbres ne seraient

pas des individus mais des colonies. Là aussi, et pour une question de

génome, l’arbre se différencie de l’être humain…

Francis Hallé L’arbre n’est pas un individu mais un être collectif, une colonie. Et cela, effectivement, pour une question de génome car chaque branche d’un même arbre peut posséder son propre génome. Si vous avez une foule d’êtres humains, tous ont un génome humain, que chacun conserve jusqu’à son dernier souffle, et il n’y en a pas deux qui ont le même. Mais sur un arbre, c’est comme si, pour construire la couronne, vous preniez cette foule dont chaque individu serait une branche différente. Ainsi les arbres peuvent-ils avoir plusieurs génomes. Il faut donc imaginer un être à la fois unique et pluriel pour comprendre la nature coloniaire de l’arbre. Coloniaire par suite de l’existence de la réitération de l’unité architecturale. Voilà bien une ambivalence qui ne cesse de nous surprendre, l’idée étant qu’un arbre puisse être une colonie et non pas un individu.

Revue des Deux Mondes – Est-ce avec votre « Radeau des cimes », au

niveau de la canopée, que vous avez compris la nature coloniaire de

l’arbre ?

Francis Hallé Oui, et c’était génial, car avec ce radeau je voyais les arbres de haut. Ainsi avais-je sous les yeux leur aspect coloniaire. Vous êtes sur un arbre mais en réalité, si vous regardez bien, vous êtes sur un millier de petits arbres. C’est évidemment plus facile de s’en aper-cevoir en étant en haut plutôt qu’en bas. Et puis c’est aussi le « Radeau des cimes  » qui nous a permis de comprendre qu’un arbre pouvait avoir plusieurs génomes.

Page 48: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

par amour des arbres

47AVRIL 2020AVRIL 2020

Revue des Deux Mondes – Mais vous avez également travaillé sur la

recherche de molécules utilisables en médecine…

Francis Hallé Oui, et ce qui est étrange, c’est que la médecine ne s’y intéresse pas. Pourtant, lorsqu’on observe les forêts tropi-cales avec cet œil-là, on se dit qu’il est idiot de les couper à tout-va. Ce n’est tout de même pas le bois qui fait aller vers plus de valeur ajoutée, tandis que les molécules actives concernent directement la puissante industrie pharmaceutique. Pour les chercher, ces firmes utilisent des appareils qui pratiquent des tests rapidement. Mais la réponse est d’habitude négative parce qu’on se contente de prendre les molécules à hauteur de main. Bien sûr, c’est en haut que tout se passe ! C’est en haut que se trouve ce qui est précieux !

Revue des Deux Mondes – D’où aussi, en étant en haut, votre décou-

verte de ce phénomène de la timidité des couronnes de certains arbres ?

Francis Hallé La timidité des couronnes reste bien mystérieuse. En tout cas, le caractère coloniaire de l’arbre trouve sa confirmation dans cette curieuse question de la timidité entre certains arbres de la même espèce qui, côte à côte, déclenchent un mécanisme qui permet d’éviter que leurs cimes se touchent, en laissant entre elles ce qu’on appelle une « fente de timidité ». On en ignore encore le mécanisme de mise en place, bien qu’on soupçonne qu’il y ait un échange d’informations entre les deux partenaires. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Des collègues italiens me disent qu’un arbre qui pousse est un arbre qui fait du bruit. Et que chaque espèce a le sien. Si c’est vrai, on ne va pas tarder à amplifier ces bruits de façon à les entendre car c’est peut-être par des ondes sonores que l’arbre sait qu’il a un voisin et qu’il est d’une espèce identique à lui ou non. C’est tout de même un signe d’intelligence !

Revue des Deux Mondes – Ne pourrait-on pas justement définir l’arbre

en lui accordant une certaine intelligence, du moins une intelligence

végétale ?

Page 49: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

48 AVRIL 2020AVRIL 2020

Francis Hallé C’est là une question extrêmement récente qui me passionne. J’évite seulement de dire, au cours de mes conférences sur le sujet, que les arbres sont intelligents parce que c’est difficile à démontrer. Je mets plutôt mes auditeurs en face de faits de façon à ce qu’ils décident par eux-mêmes s’ils relèvent ou non de l’intelligence. Par exemple, le hêtre est capable de distinguer entre les graines tombées de sa cime et celles des autres. Ainsi n’entre-t-il jamais en compétition avec ses propres enfants ; ses racines s’en écartent. Autre exemple, il a été démontré que, quand la température autour d’un cyprès atteignait 60 °C, ce dernier envoyait dans l’atmosphère ce qu’il contient de combustibles –  ter-pènes, toluènes, alcools… Et que, quand les cyprès voisins recevaient ces émissions, avant même d’avoir senti la chaleur, ils dégazaient à leur tour. Ainsi, une fois les hydrocarbures évacués, le cyprès n’est-il plus qu’un sac d’eau qui ne peut pas brûler. Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas d’une intelligence comme la nôtre. Les dictionnaires la réservant aux êtres humains, je n’ai pas cru, pendant très longtemps, à une quel-conque intelligence des plantes, jusqu’à ce qu’un ami canadien me fasse remarquer que c’était un être humain qui en avait rédigé la définition. Juge et partie dans cette affaire, il est normal que ce dernier s’y donne la part belle. Reste donc à redéfinir le concept d’intelligence, acquis que je suis à cette idée que les arbres sont intelligents.

Comme ils sont fixes, comestibles et entourés d’herbivores, leur situa-tion ne semble guère enviable. Mais l’avantage qu’ils ont est de n’avoir aucun organe vital, de sorte que l’animal qui vient en manger une partie ne peut pas les tuer. C’est que les arbres sont totalement décentralisés. Voilà peut-être la plus remarquable preuve de l’extraordinaire intelli-gence des arbres. Nous, les humains, n’avons rien d’équivalent parce que nous sommes mobiles et possédons de nombreux organes vitaux.

Revue des Deux Mondes – Cela ne vous laisse-t-il pas songeur quant à

nos connaissances encore partielles et toujours relatives de l’arbre ?

Francis Hallé Oui, c’est certain. Et ceux qui travaillent dans le domaine de la botanique y pensent souvent. Ce n’est que depuis envi-ron dix ans qu’on parle d’intelligence des arbres. Il y a quinze ans, on

Page 50: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

par amour des arbres

49AVRIL 2020AVRIL 2020

nous disait qu’il n’y avait plus de découvertes à faire dans le domaine des plantes, que tout y était connu. Et maintenant l’on s’aperçoit qu’il y existe des sensibilités ou des capacités tout à fait inattendues. Je crois que l’on n’est encore qu’au début de la connaissance d’organismes vivants comme les arbres. Toute cette histoire de leur intelligence est bien la dernière chose à laquelle on pouvait s’attendre. Décidément, l’arbre d’aujourd’hui n’est plus du tout celui de mes grands-parents ou même de mes parents !

Revue des Deux Mondes – Avons-nous bien pris conscience que, pour

le plus grand bonheur de notre respiration, c’est l’arbre qui, fabricant

ses aliments grâce à la chlorophylle, nous apporte de l’oxygène ?

Francis Hallé Oui, je crois que c’est un fait acquis dans l’esprit du public. Certes, on ne peut mettre toutes les personnes dans le même panier mais c’est une idée qui a tout de même fait son chemin. Les arbres sont la condition de notre respiration. Ainsi la photosynthèse est-elle la réaction chimique la plus géniale sur notre planète. Faire des aliments avec de l’eau et de la lumière solaire, si nous y parvenions, cela réglerait beaucoup de nos problèmes ! Les arbres, eux, le font tranquille-ment. Ils purifient notre air en y prélevant le carbone, qu’ils remplacent par de l’oxygène, ce qui nous arrange bien. Et pour des échanges gazeux, il faut non tant du volume que de la surface. Celle d’un arbre moyen, comme il y en a dans nos villes, est de 200 hectares en comptant les par-ties souterraines, qui sont gigantesques. On comprend que toute réduc-tion de ces surfaces d’échanges biologiques pèse sur l’environnement.

Revue des Deux Mondes – En quel sens peut-on dire que les arbres

occupent une place prépondérante dans la réponse à apporter non seu-

lement au réchauffement climatique mais à la perte de la biodiversité ?

Francis Hallé L’arbre y joue un rôle absolument central. Les feux de forêts en Australie ou au Brésil sont très exactement ce qu’il ne faudrait pas voir se produire. Détruisant les arbres, ils envoient de la chaleur et du gaz carbonique dans l’atmosphère. C’est exactement

Page 51: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

50 AVRIL 2020AVRIL 2020

l’inverse de ce qu’il faut sur le plan climatique. Et sur le plan de la biodiversité, c’est pareil. À ceci près qu’une forêt fait plus qu’attirer la biodiversité, elle l’engendre, ce que ne font pas les petites plantes. Ce sont là des idées répandues dans le public et je le constate quand j’ai affaire à lui. En revanche, ce n’est pas le cas chez les hommes poli-tiques, pour qui la forêt est encore un moyen de gagner de l’argent.

Revue des Deux Mondes – Cela explique-t-il votre appel à recréer en

Europe une grande forêt primaire sur plus de 60 000 hectares ?

Francis Hallé Non, pas exactement, bien que ce soit lié. Cette forêt que j’ai dans la tête et que j’aimerais voir se réaliser ne serait pas là pour stocker du carbone. Certes, elle le ferait mais, pour une question d’échelle, ce serait loin de régler le problème. Simplement ce projet à très long terme de forêt primaire m’importe parce qu’il n’y en a prati-quement plus en Europe depuis que celle de Białowieża, dans l’est de la Pologne, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, est menacée dans son existence en dépit des rappels à l’ordre de l’Union européenne. C’est d’autant plus regrettable qu’il en existe aux États-Unis, au Japon, ainsi qu’en Argentine et au Chili. La plaine européenne, elle, ne va plus en avoir. Il faudrait en reconstruire une, ou plutôt laisser travailler la nature pour en refaire une. Et plus les éléments initiaux seraient âgés et moins cela prendrait de temps. Pour une forêt tropicale, où la croissance a lieu toute l’année, on compte sept siècles, tandis qu’aux latitudes tempérées qui sont les nôtres et où la croissance, qui s’arrête en hiver, est plus lente, je compte dix siècles. Quant à sa superficie envisagée, de 60 000 à 70 000 hectares, elle n’est pas liée uniquement aux arbres. Car une forêt, ce n’est pas uniquement des arbres, c’est aussi de la faune. Et la grande faune forestière a besoin de place.

Revue des Deux Mondes – « Primaire » veut-il dire naturelle ?

Francis Hallé Pour une forêt, cela veut dire n’ayant jamais été défri-chée, ni exploitée ; si elle l’a été, il s’est écoulé un temps suffisant pour que le caractère de forêt primaire ait eu la possibilité de réapparaître.

Page 52: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

par amour des arbres

51AVRIL 2020AVRIL 2020

Revue des Deux Mondes – Est-ce à dire que s’agissant de l’arbre, il

faut compter plus que tout à l’échelle du temps long ? D’un temps

qu’on pourrait qualifier d’« inhumain » ?

Francis Hallé Quand j’avance le chiffre de dix siècles, on me traite évidemment de fou, mais je voudrais juste faire remarquer que ce n’est pas de ma faute. Si l’on veut une forêt primaire en Europe, cette durée est nécessaire. Personne n’est en mesure d’accélérer le processus ni de réduire ce laps de temps. Cela dit, vous avez absolument raison de souli-gner qu’il y a une énorme différence entre le temps de l’arbre et le temps de l’homme. On est assez à notre aise dans le temps de l’homme, ce qui est bien normal, mais en oubliant le temps de l’arbre, qui est aussi celui de la nature. Prenez l’exemple d’Emmanuel Macron : qui se souviendra de lui dans deux siècles ? Et de la réforme des retraites ? Tandis que dans deux siècles, on sera complètement aux prises avec les dégâts occasion-nés par les mégafeux qui sévissent en Australie et au Brésil. Il y a un temps que les actualités ignorent complètement et qui est précisément le temps le plus significatif pour l’avenir de la planète. Le changement climatique me paraît beaucoup plus crucial que les péripéties politiques d’un petit pays d’Europe de l’Ouest.

Revue des Deux Mondes – Mais le temps de l’arbre, c’est aussi celui

de sa durée de vie. Qu’en est-il de la longévité des arbres ?

Francis Hallé Il est clair que la majorité des arbres vivent beaucoup plus vieux que nous. On a mis longtemps à comprendre que les espèces coloniaires étaient potentiellement immortelles. Le fait d’être colo-niaires leur confère, tant que leurs conditions de vie sont bonnes, une immortalité potentielle. Ainsi y a-t-il des arbres qui ne meurent pas, ce qui signifie qu’ils n’ont pas de programme de sénescence. L’exemple le plus facile d’accès se trouve dans les Jardins botaniques de Kew, à Londres : on peut y voir un chêne initial dont les branches basses, entrées en contact avec le sol, s’y sont enracinées pour donner naissance à d’autres chênes. Les arbres qui drageonnent permettent d’approcher au mieux l’idée d’une potentielle immortalité. Il est cependant d’autres

Page 53: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

52 AVRIL 2020AVRIL 2020

arbres dont la longévité est bien moindre. Cent ans pour un bouleau, c’est déjà bien. Et les parasoliers d’Amazonie ne vivent que soixante à quatre-vingt ans, ce qui est fort peu pour un arbre.

Revue des Deux Mondes – N’est-il pas paradoxal que l’arbre, qui suscite

un tel engouement aujourd’hui, n’a peut-être jamais été plus menacé ?

Francis Hallé Ceux qui sont atteints par cet engouement et ceux qui mettent le feu ne sont pas les mêmes ! C’est effectivement para-doxal, mais ce n’est pas là le seul paradoxe de l’être humain...

Revue des Deux Mondes – Alors en quoi, pour un botaniste tel que

vous, la connaissance scientifique de l’arbre est-elle enrichie par la

vision de poètes tels que Paul Valéry et Francis Ponge, si liés par ail-

leurs à Montpellier ?

Francis Hallé Je tiens effectivement beaucoup à ces deux grands poètes. Ponge est admirable. Les pins, les magnolias, les platanes et les mimosas l’ont puissamment intéressé. J’admire cette passion qu’il a pour les arbres. Quant à Valéry, lorsque j’étais étudiant et que je lisais son Dialogue de l’arbre, je n’y comprenais rien car ma connaissance des arbres était encore insuffisante. Ce qui est étrange, c’est que lui-même était plus versé dans les mathématiques que dans l’arboriculture. Là, je me rends compte que l’activité du poète va parfois extraordinairement loin. Ce n’est pas délibéré, ce n’est pas le résultat d’un raisonnement mais c’est d’une fulgurante lucidité, comme cette phrase : « L’arbre fait voir son temps. » Quelle profondeur ! J’ai maintenant compris ce qu’il voulait dire : un arbre, c’est du temps rendu visible. Les pauvres scientifiques n’ont plus qu’à tenter de suivre... En tout cas, je trouve que les arbres sont poétiques, aussi aurait-on tort de se priver de la poésie pour les évoquer alors qu’ils sont si beaux, tellement stables et silencieux, si utiles, si autonomes et tout à fait non violents.

Page 54: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

53AVRIL 2020AVRIL 2020

ABEILLES, ARBRES ET PAYSAGES› Yves Darricau

R egarder les paysages avec les yeux d’une abeille est instructif ; on y détaille les arbres qui comptent pour elles, on y lit les faiblesses qui expliquent les pertes de biodiversité observées depuis ces cinquante dernières années ; et on y voit aussi les nécessaires adaptations

à mener, et vite, face au réchauffement climatique.

Arbres et abeilles

Les arbres ont été de tout temps un apport décisif pour les abeilles en leur fournissant l’habitat, du pollen et du nectar, des protéines et des sucres, sans oublier des résines pour la propolis, cette matière qui protège et aseptise leur nid. Ils offrent de fortes miellées (on pense au miel d’acacia, de tilleul, de châtaignier, de bourdaine, d’arbousier ou encore au miel de sapin, à base de miellats) et ont l’avantage de pré-senter une grande résilience face aux aléas climatiques, telles les séche-resses et les vagues de chaleur, qui affectent logiquement davantage les ressources issues des couverts végétaux et des prairies à enracinement superficiel. L’homme a cherché à en faire profiter ses abeilles, en locali-sant ses ruchers en forêt, ou en pratiquant des transhumances pour les y ramener une fois les floraisons agricoles passées.

Page 55: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

54 AVRIL 2020AVRIL 2020

Dans la mauvaise passe actuelle de disparition des abeilles et de baisse drastique de la biodiversité, on pressent que les plantations d’arbres sont une solution à généraliser. De fait, on a encore trop rarement agi directement sur les ressources mellifères arborées, mais deux cas proches de chez nous méritent d’être cités. En Hongrie, où existe la plus grande ressource forestière européenne d’acacias (Robinia pseudoacacia), les sylviculteurs ont sélectionné des culti-vars aux floraisons décalées, faisant gagner une dizaine de jours de floraison pour le plus grand bénéfice des abeilles. Encore plus étonnant, les apiculteurs grecs ayant constaté de longue date la forte produc-tion de leurs ruches dans les forêts de pin de Calabre (Pinus brutia), ils l’ont planté le long de la mer Égée, et lui ont apporté un petit insecte piqueur, Marchalina hellenica, dont le miellat est récu-péré avec avidité par les abeilles. Cet insecte étant très peu mobile, le transport de branches ou de jeunes plants infestés fut pratiqué en grand entre 1996 et 2000. Une réussite qui a même fait craindre un temps une surexploitation des pins par les insectes : l’arbre en souffre, mais la récolte de miel compense la baisse de production en bois. En France, nos solutions sont le semis de jachères fleuries et la promotion de haies « mellifères », mais nous restons bien en deçà des besoins, avec un impact marginal à l’échelle des paysages. Ayons donc en tête ces rares actions, elles sont des exemples face aux défis que doivent affronter les abeilles, et qui, en fait, sont aussi les nôtres.

La disparition des abeilles : un problème de paysage

Les chercheurs ont répondu il y a maintenant quelques années au pourquoi de la disparition de nos abeilles, et la cause est entendue : il s’agit d’un cocktail liant utilisation de pesticides peu sélectifs, agri-culture simplifiant ses rotations et la flore agricole, disparition des flores semi-naturelles et intrusion de parasites et de nuisibles (Var-

Yves Darricau est ingénieur agronome

et apiculteur. Il est l’auteur de

Planter des arbres pour les abeilles.

L’api-foresterie de demain (Éditions

du Terran, 2018) et, avec Léa

Darricau, de La Vigne et ses plantes

compagnes. Histoire et avenir

d’un compagnonnage végétal (Le

Rouergue, 2019).

[email protected]

Page 56: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

abeilles, arbres et paysages

55AVRIL 2020AVRIL 2020

roa destructor et frelon asiatique, Vespa velutina). Dans cette potion multifactorielle, tout se combine, mais force est de constater que le facteur alimentaire est fondamental.

Des chercheurs anglais avaient tiré la sonnette d’alarme dès les années trente, et constaté la baisse des populations de pollinisateurs lorsque leur agriculture, alors en pointe, faisait sa révolution four-ragère, labourant ses prairies permanentes au profit du ray-grass (Lolium perenne), une graminée sans intérêt mellifère semée en lieu et place d’une flore naturelle diversifiée à floraisons étalées dans le temps, privant ainsi de nourriture et d’habitat (les pollinisateurs sau-vages nichent principalement dans les sols non labourés) quantité d’insectes. Ce point mérite deux compléments en ce qui concerne les abeilles : il leur faut des pollens variés sous peine de déficit en certains acides aminés (aucune fleur n’en apportant la totalité), et un apport continu dans l’année, tant en nectar qu’en pollen, car, même si elles peuvent stocker des réserves (on leur vole et c’est notre miel !), rien ne vaut les apports frais. La diversité végétale proche est ainsi primordiale pour une abeille qui vit, rappelons-le, sur un ter-ritoire usuel d’environ 3 à 5 km de rayon. Le réchauffement clima-tique assombrit encore l’avenir ; il compacte les périodes mellifères en avançant les floraisons. C’est bien connu pour la vigne, dont les fleurs et les vendanges ont avancé de trois semaines depuis un demi-siècle, mais c’est aussi vrai pour la floraison des acacias, des tilleuls et des châtaigniers, nos grands arbres mellifères. Les abeilles ont vu s’élargir la période estivale sans floraisons significatives, et risquent la disette jusqu’à la floraison du lierre, cet anormal de notre flore qui apporte pollen et nectar pile avant l’hiver, bon timing pour stocker jusqu’au printemps. Et chaque degré Celsius de réchauffement fera avancer encore d’une semaine ces floraisons. Traditionnellement, la flore adventice, les ronces et fleurettes des prés et des fossés, assu-rait la soudure, mais dans notre souci exacerbé de propreté, elle est réduite à néant en de nombreux paysages : les agricultures très méca-nisées chassent les herbes jusque dans les délaissés, et les directions régionales de l’équipement arasent les abords routiers en période estivale, privant abeilles et insectes d’une végétation refleurissant à la

Page 57: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

56 AVRIL 2020AVRIL 2020

première pluie. De fait, nos diverses activités simplifient la flore qui nous environne. Et ce que nous disent les abeilles, c’est qu’elles ont des manques alimentaires, flagrants dans certains de nos paysages devenus des déserts apicoles ; l’absence d’arbres en est un indicateur majeur.

Le bonheur (des abeilles et des arbres) est dans les villes

La preuve est maintenant faite que les abeilles sont heureuses en ville ; et l’apiculture urbaine s’est partout développée, mélange de hobby et de signe extérieur de green attitude pour bien des sociétés et institutions qui en disposent sur leurs toits et dans leurs pelouses. On pourrait penser que c’est l’absence de pesticides qui les y favorise, mais ce serait une erreur simplificatrice : les pesticides sont partout et la pollution urbaine n’a rien d’anodin. En fait, ce qui est bénéfique aux abeilles, c’est la richesse des flores arborées urbaines. Paris et ses 150 espèces et variétés d’arbres est, comme le fait remarquer Thierry Duroselle, président de la Société centrale d’apiculture, avec son rucher école du jardin du Luxembourg, « une véritable forêt mellifère urbaine, qui permet un large étalement des floraisons et contribue à éviter les ruptures dans la production de nectar et de pollen tout au long de la saison apicole ».

Les arbres et arbustes parisiens assurent des fleurs chaque jour de l’an-née : un exploit dû à l’utilisation de plantes banalement locales – lierre, tilleul, érables, viorne-tin –, de plantes venant des flores tempérées du monde – savonnier (Koelreuteria), sophora, févier (Gleditsia), ailanthe, mahonia, noisetier de Byzance (Corylus colurna), catalpa, etc. – et bien sûr de créations horticoles, recherchées pour des floraisons improbables (céanothes hybrides, buddleia de Weyer et Lagerstroemia). Les abeilles en profitent, alors que ces floraisons sont historiquement pensées pour les urbains en mal de verdure (1). De fait, les villes ont imposé des cri-tères de sélection aux arbres, une véritable domestication, qui finale-ment en a fait des champions aptes à fournir des services écologiques remarquables.

Page 58: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

abeilles, arbres et paysages

57AVRIL 2020AVRIL 2020

Un des cas intéressants à développer est celui du sophora (Sophora japonica), un arbre chinois introduit en France en 1747 par le mis-sionnaire Pierre d’Incarville et qui est maintenant autant planté que les platanes et les marronniers pour fleurir les étés de ceux qui profitent de Paris au mois d’août, par choix ou par contrainte… Le sophora est naturellement un arbre de première grandeur un brin exubérant qui, sauf dans sa forme pleureuse acceptable en petit jardin, demande les grands espaces des parcs. Sa chance fut d’être « domestiqué » par les pépiniéristes américains, en recherche d’arbres idéalement taillés pour les avenues et les parkings, et qui ont tenté des sélections avec des semis de hasard pour finalement faire émerger des cultivars à port droit, et qui, par chance, fleurissent jeunes, à environ 5  ans contre 20  ans pour le type… Le cultivar «  Regent », repéré et breveté en 1964, est ainsi parti à l’assaut de nos rues. L’arbre enrichit les sols en azote, tolère la pollution, la grande chaleur et même une certaine sécheresse. Il est rustique, passe-partout, fleurit beaucoup les années chaudes, et surtout très longtemps, environ cinq semaines, en plus en été… un exploit ! Ses petites fleurs blanc crème s’ouvrent progressive-ment et, à l’apogée, recouvrent presque complètement l’arbre. Elles aimantent les abeilles, qui vont jusqu’à butiner au sol les fleurs qui tombent avant leur totale fanaison. Les apiculteurs urbains en font un bon miel clair. Ce sophora est un arbre stratégique par sa floraison estivale, si rare dans notre flore.

Un autre cas de domestication à finalité urbaine – et mellifère, par surcroît – tout aussi remarquable est celui du févier (Gleditsia triacan-thos), arrivé d’Amérique vers 1700 ; un arbre curieux à longues gousses, de plus de 20 cm, comestibles, garnies de pulpe sucrée, et doté d’une autre particularité, tout aussi extraordinaire, qui est sa propension à se couvrir d’épines redoutables, dures, à trois pointes acérées, et pouvant atteindre plus de 30 cm ! Elles finissent par couvrir le tronc, rendant son approche extrêmement dangereuse. Ce févier, avec ses gousses et ses épines, a les attributs des arbres des savanes, des acacias, soumis aux dents des grands mammifères, qui raffolent de ses gousses pul-peuses (et facilitent la germination des graines qui transitent dans leur estomac) et n’hésiteraient pas à l’écorcer ou à le renverser ; il est

Page 59: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

58 AVRIL 2020AVRIL 2020

de fait un rescapé du pléistocène américain, durant lequel il a coha-bité avec les grands mammifères de l’époque, mammouths et autres, survivant dans les vastes prairies des Grands Lacs et du Canada, où il voit maintenant quelques troupeaux de bisons, et surtout d’autres bovins friands de ses gousses. Dans les années vingt, on a logiquement entamé une sélection pour en améliorer le poids et la teneur en sucres, et réduire la taille des épines : on a ainsi commencé à repérer et à greffer les sujets inermes, qui se sont révélés parfois stériles lorsqu’on greffait à partir de branches dotées uniquement de fleurs mâles… Ces étranges résultats, qui auraient pu rester anecdotiques, en ont fait un excellent arbre urbain, lisse et propre. La sélection a alors porté sur de nombreux cultivars (« Moraine », « Skyline »…) bien éloignés du type initial : pas d’épines, pas de fruits, une forme élancée sans branches basses… Il est facilement visible dans toutes nos villes, apportant une ombre légère et résistant aux pollutions. Sa domestication l’a ainsi fait passer du pléistocène à l’anthropocène avec succès. Un cas d’école ! Ajoutons que c’est un arbre mellifère réputé, fleurissant avant l’acacia, donc un allié écologique complet et esthétique.

Ce que nous transmettent les abeilles urbaines est un message d’es-poir : les arbres font la preuve qu’ils sont la solution, face aux dures contraintes écologiques qui se généralisent maintenant à tout notre territoire. Ils rafraîchissent les îlots de chaleur dans les méandres des bâtiments et du béton, filtrent les poussières, acceptent les séche-resses accentuées par les mauvais sols urbains… Elles disent aussi que la domestication d’arbres doit continuer pour créer une palette de champions écologiques qui devront bientôt compléter nos arbres champêtres.

La dérive des paysages et de la biodiversité champêtres

Traverser nos campagnes avec les yeux d’une abeille laisse une impression de dérive généralisée, avec la simplification des flores et la disparition des petits espaces marginaux semi-naturels : nos terroirs agricoles se spécialisent, on effectue des rotations agricoles simples

Page 60: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

abeilles, arbres et paysages

59AVRIL 2020AVRIL 2020

ou on établit des monocultures (vigne, vergers fruitiers, etc.) offrant ponctuellement de grandes quantités de ressources (pollen et nectar) suivies de longues périodes de disette. Les parcelles s’accroissent au détriment des haies et trop d’arbres champêtres font illusion : ils sont là encore, marqueurs d’un passé bocager, mais seuls sur sol nu, et sans descendance ! Les vieux cyprès gersois qui font parler de Toscane gas-conne montrent encore leur vaillance de plusieurs siècles, mais leur pied est charrué et personne n’en replante.

L’arbre champêtre disparaît et, concomitamment nos abeilles aussi, qui n’ont plus rien à faire dans de nombreux terroirs. Notre flore arbo-rée champêtre s’appauvrit : nous avons perdu les ormes ; nous perdons maintenant partout les buis, dans le Sud les platanes et dans l’Est les frênes, pour cause d’attaques encore sans contrôle. Les arbres les moins adaptés à la nouvelle donne climatique sont voués à disparaître, comme les hêtres des zones basses de l’Ouest, ou à céder leur place, comme les chênes caducifoliés, qui seront débordés par leur cousin, le chêne vert, dans les territoires les plus chauds et secs.

Il est évident aussi que les arbres champêtres ont perdu toutes leurs anciennes utilités à nos yeux : on ne se chauffe pratiquement plus au bois, le bois de construction vient, comme les meubles, de bien loin ; et les besoins en matériaux pour les outils, la vannerie, ou l’utilisa-tion des feuillages pour les animaux sont devenus très marginaux. Une autre évidence est que les « nouvelles » utilités écologiques (valoriser et améliorer les sols, contrôler les eaux et les pollutions organiques et chimiques, nourrir et abriter les abeilles, insectes et oiseaux…) restent encore bien peu inscrites dans nos réflexes : on ne plante pas pour fixer du CO2, et viser l’apport de « services écosystémiques » reste bien abscons !

Pensons que le dernier arbre champêtre largement planté chez nous est l’acacia (le robinier faux-acacia de son vrai nom). Il est si commun sur quasiment tout le territoire qu’il en paraît natif. En fait, c’est un arbre d’Amérique du Nord introduit en 1601 par Jean Robin, jardinier de Henri IV, qui a planté les premiers à Paris, dont un encore visible dans le square René-Viviani, face à Notre-Dame. Sa diffusion attendra le début du XVIIIe siècle et sera une traînée de poudre. L’im-

Page 61: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

60 AVRIL 2020AVRIL 2020

pressionnante liste de ses qualités en est la raison  : son bois est des plus résistants, parfait pour les piquets de vigne ; il pousse sans soin et vite, en sols pauvres, et se recèpe, offre un feuillage fourrager et du bois de chauffage de qualité ; et il fleurit de façon spectaculaire en belles grappes de fleurs blanc crème. C’est un de nos meilleurs arbres mellifères avec le tilleul et le châtaignier, et sa domestication pour les abeilles a permis la sélection de cultivars précoces ou tardifs qui avancent ou retardent la floraison d’une semaine par rapport au type… Un arbre rural idéal, comme l’était avant lui l’orme, avec ses qualités d’arbre multi-usages, facile à planter, résistant à la sécheresse, offrant bois de chauffage, fourrage aux animaux et support pour les vignes – la vigne (Vite maritata) montait dans sa charpente régulière-ment élaguée – et qui était de toutes les haies jusqu’en 1970, lorsque la graphiose l’éradiqua, laissant des millions de troncs secs dans nos paysages.

Il y eut historiquement aussi des plantations diverses : tilleuls, ormes de Sully, mûriers pour la culture des vers à soie, dont il nous reste de-ci de-là quelques vieux témoins.

Notre palette d’arbres conseillés en milieu champêtre reste braquée sur le « local », comme figée par la nostalgie des paysages d’avant la révolution agricole et urbaine d’après-guerre. Les plantations de haies subventionnées sont encore basées sur des listes d’arbres et arbustes de la flore jugée acceptable par des comités qui les établissent par régions, ce qui ne manque pas de fournir d’étranges divergences de vues entre elles. La part belle faite aux essences locales a pour résultat que les listes conseillées restent celle des flores mellifères des années cinquante… ignorant les grands arbres et arbustes pourtant anciennement introduits – l’arbre à miel (Tetradium daniellii), le savonnier (Koelreuteria panicu-lata), le févier d’Amérique (Gleditsia triacanthos), le sophora du Japon (Styphnolobium japonicum), le châtaignier de Seguin (Castanea segui-nii)… On voit même apparaître un label « Végétal local » apposé sur la production de certaines pépinières, signifiant qu’il s’agit de circuit court de production de plants issus de semences locales. Pourquoi pas ? Mais c’est un étrange contre-pied à ce qui est maintenant considéré par les forestiers comme une solution face au réchauffement climatique. L’Of-

Page 62: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

abeilles, arbres et paysages

61AVRIL 2020AVRIL 2020

fice national des forêts (ONF) a ainsi lancé le « projet Giono » depuis 2011, qui consiste à implanter des îlots (une centaine pour commencer) semés à partir de graines d’arbres du Sud (par exemple de la forêt de la Saint-Baume) au sein des massifs forestiers proches de Verdun. Les arbres du Sud ayant développé une résistance à la sécheresse, on les fait « monter » vers le nord pour qu’ils enrichissent leurs voisins en créant des hybrides ; même si cela risque de ne pas suffire face à la très grande vitesse du changement climatique par rapport au temps long des arbres. En forêt, on plante donc aussi des arbres venus d’ailleurs qui résisteront aux températures des cinquante prochaines années. La prospective étant incertaine, on expérimente en se fiant à quelques intuitions, et on plante des résistants comme le sapin de Cilicie (Abies cilicica), le chêne zéen (Quercus canariensis), le cèdre blanc de Californie (Calocedrus decur-rens), ou encore le cèdre de l’Atlas (Cedrus atlantica) dans le Jura ! Il y aura dans nos forêts des déplacements organisés de certaines espèces, et des disparitions d’autres, inadaptées au futur. Les abeilles y trouve-ront autant sinon plus de ressources, grâce à leurs sous-bois maintenus (ronces, bruyères, bourdaines, framboisiers, ajoncs, etc.) qui s’ajoute-ront aux miellées et miellats des arbres. La solution forestière passe par la diversification et l’adaptation de la flore, comme en ville !

En comparaison, le constat n’en est que plus cruel pour nos paysages champêtres, qui sont la grande majorité sur notre territoire : depuis l’aca-cia, plus aucune introduction ! Alors que, pour l’enrichir, il serait facile de piocher dans les flores tempérées du monde, présentes de longue date dans nos arboretums (penser à la flore du Sichuan chinois, un hot-spot de biodiversité, qui a fourni le Tetradium daniellii, l’arbre à miel, ou le Castanea seguinii). Leur dérive continue, entre nostalgie et indifférence, et reste hors des radars !

Que nous disent les abeilles ?

Notre mauvaise gestion, oublieuse de la nature, a fragilisé large-ment les disponibilités en alimentation des abeilles, à vrai dire de tous les insectes, puis logiquement de la chaîne alimentaire qui en dépend,

Page 63: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

62 AVRIL 2020AVRIL 2020

batraciens et oiseaux (l’ordre de grandeur de perte est de -30 à 40 % pour toutes ces populations, depuis cinquante ans). Pour se faire une idée de ce qui va arriver partout, et dans un avenir proche, il faut lire une synthèse des divers travaux parue dans la revue Science en août 2018 (2). Il y est conclu que « si les émissions de gaz à effet de serre sont plafonnées aux objectifs fixés par l’accord de Paris de 2015, la probabilité d’une modification à grande échelle de la végétation est inférieure à 45 % ; mais si rien n’est fait, cette probabilité est supé-rieure à 60 % ». Ce qui va bientôt arriver dans nos zones champêtres n’est en aucun cas bénin. Pour les abeilles, les arbres sont la première ligne de défense, il faudra les aider en priorité, en planter beaucoup, et adapter la palette. Il faudra aussi revoir nos méthodes de planta-tion, penser aux haies bien sûr, et innover, en particulier en imitant les forestiers et leur « projet Giono » en multipliant les îlots arborés, pour influer le plus largement possible sur la biodiversité. Une très récente étude de l’université de Stockholm (3) souligne ainsi la grande efficacité de petits habitats semi-naturels répartis sur le territoire en matière de services écosystémiques, pour la capture de CO2, l’alimen-tation et l’habitat pour la faune, la résistance aux attaques diverses et au stress climatique. Il faudra aussi s’assurer la maîtrise du foncier destiné à accueillir ces îlots de biodiversité, penser que nombre de délaissés utilisables sont déjà dans le foncier public, alors que d’autres restent du domaine privé. Ces derniers pourraient être achetés (par l’intermédiaire des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) couvrant tout le territoire, sans but lucratif, avec des mis-sions d’intérêt général) et reversés aux communes pour y créer ces espaces semi-naturels à considérer comme autant d’infrastructures écologiques.

Comme on ne plante pas la même flore en Puisaye, en Lomagne ou en pays de Redon, on diversifiera les arbres introduits dans ces îlots pour compléter les périodes de floraison de la flore locale. Recréer un paysage équilibré doit devenir l’affaire de tous. Celle de l’agriculteur soucieux de ses parcelles (qu’il soit bio ou pas) mais aussi de son envi-ronnement proche, comme la norme HVE (agriculture à haute valeur environnementale, qui gratifie la présence de ruches) l’y invite. Celle

Page 64: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

abeilles, arbres et paysages

63AVRIL 2020AVRIL 2020

aussi du périurbain fasciné par le gazon nu, orné d’un barbecue, qui doit retrouver le goût de planter, ne serait-ce que pour l’ombre… Et, bien sûr, celle de tous les décideurs qui ont du pouvoir sur le végétal ! L’imagination ne doit pas manquer à qui doit planter. Histoire de lancer le concours d’idées, proposons-nous déjà de remettre des arbres – des cyprès – dans les cimetières, dont les extensions récentes, avec leurs tombes à touche-touche, sont une honte visuelle et une atteinte à notre culture ! L’apiculteur rappellera que les cyprès sont d’excellents fournisseurs de pollen.

Le paysage à venir devra être une diversité arborée avec une palette adaptée au temps qui vient. Il nous faut poursuivre les introductions, les créations végétales, et la domestication d’arbres utiles, ce que nous avons toujours fait au long de l’histoire, mais cette fois-ci avec une finalité écologique. Par chance, planter pour les abeilles, c’est en fait créer un espace de vie agréable pour tous et qui sera forcément beau, avec des villes plus douces, une agriculture écologiquement intensive et une nature reconnue dans son utilité.

Comme pourraient dire les abeilles, pastichant Michel Serres : « Question paysage, c’était mieux avant, et ça pourrait être pire bientôt. »

1. Pour la flore apicole, on lira Yves Darricau, Planter pour les abeilles. L’apiforesterie de demain (Éditions de Terran, 2018).2. Connor Nolan, Jonathan T. Overpeck, Judy R. M. Allen et al., « Past and future global transformation of terrestrial ecosystems under climate change », Science, 31 août 2018.3. « Tiny woodlands are more important than previously thought », ScienceDaily, 2 décembre 2019 (www.sciencedaily.com/releases/2019/12/191202124628.htm).

Page 65: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

64 AVRIL 2020AVRIL 2020

COMMENT LES ARBRES NOUS CONSTRUISENT-ILS ?› Jacques Tassin

L a présence singulière de l’arbre déborde ses contours orga-niques pour s’insinuer en dehors de lui-même, là où prend place, pour ne donner qu’un exemple qui nous intéresse, le genre humain. Notre salut se révèle lié à celui de l’arbre, dont nous demeurons indissociables : nous en sommes en

effet un produit, un prolongement, et sommes voués à le rester.Nous vivons originellement et vivrons jusqu’à notre disparition sur

la planète des arbres, qui nous ont portés et même en partie créés à leur image. Nous sommes collectivement issus du grand atelier fores-tier et en portons d’innombrables signatures organiques et mentales. La forêt est notre grande matrice originelle, et notre lente genèse fores-tière n’est certainement pas achevée.

Matrice

Nous sommes en effet issus d’une fréquentation quotidienne des arbres remontant à soixante-cinq millions d’années, avec le change-ment d’habitat de Purgatorius unio, l’ancêtre arboricole commun à

Page 66: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

65AVRIL 2020AVRIL 2020

l’arbre, modèle de civilisation

tous les primates. Il a grimpé aux arbres et, si l’on peut dire au plan phylogénétique, n’en est jamais redescendu. Sur le plan organique, morphologique ou physiologique, nous incarnons, primates humains, les traces de cet interminable compagnonnage.

Par notre schéma corporel, nous nous donnons à voir cette mémoire dont nos mains sont le parangon. Nulle autre partie de notre corps ne s’est autant faite au moule des arbres, au contact inlassable de leur ramure, à l’épreuve de leurs branches autour desquelles elles ont replié leurs doigts, en ont éprouvé la rudesse ou la souplesse. Les arbres n’ont jamais cessé de nous toucher.

Les signes forestiers nous traversent. Les articulations de nos membres sont l’un des autres fruits de cette lointaine convivialité. La composition de notre visage résulte de l’acquisition d’une vision stéréoscopique nécessaire à la progression aérienne dans un milieu semé d’embûches. En est résulté un mouvement oculaire en position frontale, opérant au détriment de notre odorat. Sur le plan physiolo-gique, notre appareil digestif a évolué en faisant de nous, plus encore qu’omnivores, des arborivores. Nous avons appris à nous accommoder des ressources alimentaires disponibles dans les hautes arborescences : fruits, feuilles, insectes, miel, œufs, oisillons…

Nous sommes une fructification de l’arbre. Nous tenons beaucoup de lui. Tout témoigne en nous de nos origines forestières. Il est même vraisemblable, dans cette part invisible de l’expérience sensible du vivant, que les animaux qui nous entourent, nous observant, nous perçoivent aussitôt tels des êtres forestiers.

L’arbre se prolonge en nous, comme nous nous prolongeons en lui. Il est « le chemin de l’échange entre les étoiles et nous », écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Citadelle. Nous avons appris le monde en nous insinuant dans celui des arbres, au gré de leur structure et de leur temporalité.

C’est en les envisageant que nous avons envisagé la verticalité. C’est à leur voisinage que nous nous sommes dressés puis élevés. C’est en les côtoyant que nous avons entrevu en eux les figures de

Jacques Tassin est écologue au

Centre de coopération internationale

en recherche agronomique pour

le développement (Cirad). Dernier

ouvrage publié : Penser comme un

arbre (Odile Jacob, 2018).

Page 67: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

66 AVRIL 2020AVRIL 2020

l’écoulement de la pensée. Dans leurs troncs rectilignes s’élançaient des certitudes. Dans leurs nœuds s’arrêtaient des hésitations ou des amorces de complexification. Dans leurs ramifications se dis-tribuaient les aboutissements de choix ou de conciliations. Parfois même une anastomose permettait une réunification inattendue. C’est en se ramifiant que toute pensée se structure et s’affine. Et s’il le faut, si l’arbre devient trop foisonnant, alors revient-il au pen-seur, ce jardinier qui s’ignore, de procéder à des élagages, de com-poser alors avec de lentes cicatrisations ou d’invoquer de nouvelles branchaisons.

En tout chaos de feuilles se tient une structure cohérente, une uni-cité que nous décelons en retrouvant le chemin qui les unit l’une à l’autre. C’est sur le modèle de l’arbre, sur la figure de son dévelop-pement et de la circulation de sa sève, que nous avons structuré la poussée de notre pensée. C’est par son intercession que nous avons envisagé le monde des idées. Il y a décidément, entre lui et nous, un commun prodigieusement intime et sensible que nous ne parvien-drons sans doute jamais à mettre tout à fait au jour.

Contemplant la forêt des idées, les mathématiciens ont vu des arbres de décision, les mécaniciens des arbres de transmission, les théoriciens de l’évolution des arbres phylogénétiques, les historiens des arbres généalogiques, des systématiciens des arbres de classifica-tion. Mais cette liste n’a en réalité pas de fin. Nous vivons chacun avec un arbre singulier, plus ou moins épanoui, plus ou moins blessé, qui soutient et structure notre pensée.

Comment pourrions-nous prétendre avoir quitté les arbres ? Notre spécificité évolutive, marquée par notre puissante culture, tient certes à notre éloignement des sylves, quittées il y a environ trois cent cin-quante mille ans lorsque nous devînmes Homo sapiens. Nous avons glissé la clé sous le paillasson des litières trop sèches de l’Afrique orien-tale et nous sommes partis, sans même nous retourner.

Puis nous avons voulu renverser nos rapports avec la forêt, comme le symbolisent les sculptures en bronze de Giuseppe Penone montrant un baliveau moulé par notre main qui l’enserre. Nous avons tenté de virtualiser la forêt, de la tenir à distance autant par notre technologie

Page 68: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

comment les arbres nous construisent-ils ?

67AVRIL 2020AVRIL 2020

que par notre culture. Dans notre imaginaire, la « sylve sauvage » ori-ginelle est devenue le lieu paradoxal de l’exclusion, du fors, de l’ail-leurs qu’est désormais, voulons-nous croire, la forêt.

Pourtant, tout nous ramène à elle. Le lien ombilical qui nous lie aux arbres est insécable. Et nulle autre que la forêt ne nous fait autant de bien. Et sans doute même, nulle autre que son absence ne nous fait autant de mal.

Restauration

Les arbres veillent et travaillent au monde, dont ils régissent la danse. Mieux que des démiurges, ils composent et tempèrent. Ils régulent sans faillir les écarts intempestifs des flux de matière et d’énergie, rafraîchissent l’atmosphère quand s’élève la température, attirent et moissonnent les nuages quand l’air s’assèche, protègent les sols de l’ardeur du soleil, infiltrent les excès d’eau par leurs chemins racinaires, régénèrent la fertilité des sols, fixent les excès de carbone atmosphérique... Autre énumération sans fin.

Que l’arbre disparaisse et le monde s’étiole. Entre l’an 1000 et l’an 1300, la France a perdu la moitié de sa forêt. Créant en 1291 l’adminis-tration des Eaux et Forêts, Philippe le Bel pressentait combien les arbres orientent le cours des éléments. Sage intuition. Peut-être percevait-il aussi combien les arbres apaisent nos débordements intérieurs.

Car les arbres tamponnent nos errances mentales et nous déstres-sent. La tradition japonaise du shinrin yoku (bain de forêt), pratique de l’immersion forestière, nous invite à y réveiller nos sens, à nous recentrer dans la forêt vivante. Alors s’abaissent notre tension arté-rielle, notre rythme cardiaque et la teneur de notre salive en cortisol, indicateurs de notre niveau de stress. Mieux encore, les arbres libèrent nos capacités de concentration, de mémorisation, de confiance en soi ou d’empathie. Ils nous permettent d’accroître notre vitalité.

Au début des années quatre-vingt, en épluchant longuement les dossiers de patients ayant séjourné dans un hôpital de Pennsylvanie pour une ablation de la vésicule biliaire, l’architecte américain Roger

Page 69: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

68 AVRIL 2020AVRIL 2020

Ulrich soulevait brusquement le voile. L’arbre réapparaissait sous une lumière neuve. Il découvrait en effet que les patients sortaient plus tôt et consommaient moins d’antalgiques lorsque la fenêtre de leur chambre donnait sur une scène plantée d’arbres.

Plus récemment, des médecins japonais ont montré que la fréquen-tation régulière des arbres renforce notre immunité, pour des raisons de nature somatique liées à la réduction du stress, mais aussi selon des processus physiologiques opérant directement au niveau cellulaire. Les arbres produisent en effet des phytoncides, substances volatiles qui protègent le bois des infections microbiennes et activent de surcroît, selon une étourdissante communauté d’effets, nos propres lympho-cytes, ces zélés gardiens de notre immunité. Les arbres sont les plus grands protecteurs du vivant, quand nous en sommes nous-mêmes les premiers destructeurs.

Les arbres veillent également sur notre sociabilité. Les groupes humains ayant trouvé refuge en forêt, des reclus de la forêt de She-rwood aux maquisards du Vercors, témoignent d’un rare humanisme. Les excursions familiales en forêt resserrent les liens sociaux ou fami-liaux. Le contact avec la forêt permet de nous affirmer socialement dans un climat d’apaisement. Les enfants les plus turbulents ou les plus prompts à chercher querelle retrouvent leur sérénité. Des études conduites aux États-Unis ont même révélé que les villes les mieux arborées bénéficiaient d’une criminalité moins élevée. De même, la violence domestique s’atténue lorsque les couples logent à un étage faisant face à des arbres.

L’arbre entretient et restaure ce qu’il y a de mieux en nous. Il nous répare lorsque nous sommes abîmés.

Boussole

Nos liens immédiats avec la forêt nous étant constitutifs, les cultures humaines en sont immanquablement imprégnées. Les mythes relatifs à la genèse des hommes sont peuplés d’arbres et occupent une place centrale dans l’apparition de l’homme au sein de la planète forestière.

Page 70: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

comment les arbres nous construisent-ils ?

69AVRIL 2020AVRIL 2020

Tout arbre s’érige vers le ciel. Dans les temples comme dans les futaies, le regard s’élève tout autant, de lui-même, comme aspiré par le mouvement des arbres, vers une voûte que soutiennent de larges colonnes, d’où pleut une lumière tamisée, et où les voix se réverbèrent.

Rien de cela n’avait échappé à Chateaubriand, qui s’en exclamait avec foison de détails dans son Génie du christianisme : « Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs, et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les chapelles comme des grottes, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les laby-rinthes des bois dans l’église gothique ; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la divinité. » L’on parle même parfois, point ultime de cette similitude, d’arbres-cathédrales.

Dans l’épaisseur des mythologies et des religions croît l’arbre uni-versel, indétrônable symbole du cosmos. Tel est l’arbre de vie de la tra-dition biblique, ou le frêne Yggdrasil des ferveurs scandinaves, l’arbre lunaire des Mayas, le figuier sycomore éblouissant de l’Égypte pharao-nienne, le sage kiskanu des Babyloniens, le vénérable figuier asvattha du sud de l’Inde (le pipal sacré de Bouddha) ou bien encore le très sage kien-mou des Chinois. Et les polythéistes grecs ont procédé de même, associant Jupiter au chêne de Dodone, Vénus au myrte, Minerve à l’olivier, Myrrha à la myrrhe, Poséidon au frêne, Hercule au peuplier et Daphné au laurier. « Souvent dans l’être obscur sommeille un dieu caché », clamait Gérard de Nerval. Les dieux se reposent volontiers à l’ombre des arbres.

À la fin de sa vie, l’anthropologue André-Georges Haudricourt s’interrogeait : « Et si c’étaient les autres êtres vivants qui avaient édu-qué les hommes ? » À la manière d’un intercesseur, l’arbre nous donne à percevoir le monde. Il nous guide tout particulièrement dans notre écoute du monde, dont il révèle les voix, telle une chambre d’amplifi-cation. C’est lui qui donne voix au vent, et lorsque celui-ci s’engouffre dans ses cavités ou ses feuillages, il en ressort des grondements, rugis-sement, râlements ou sifflements si divers qu’ils sont comme les mille modulations d’une voix divine.

Page 71: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

70 AVRIL 2020AVRIL 2020

C’est en interaction avec le peuple des arbres qu’avant de poser le pied à terre, nos lointains ancêtres ont forgé les bases de notre culture. Notre parole émergeait encore à peine de la formidable biophonie forestière ; mais déjà elle s’affairait à trouver place dans le chaos du monde. Puis, tels les bonobos et les chimpanzés, de plus proches ancêtres ont tambouriné à la base des arbres creux. Beaucoup plus récemment, l’instrumentation musicale empruntait au bois ses qua-lités acoustiques naturelles, sa capacité à transmettre les sons. La musique, pilier de toute culture, ruisselait peu à peu des arbres et entrait en nous.

L’arbre se révèle bien plus qu’une analogie lorsqu’il s’agit d’y retrou-ver les principes d’élaboration de notre intériorité. Il en est non pas un modèle mais une figure majeure. Il ne fait pas que nous désigner le ciel, l’Ouranos lumineux qui paraît contenir notre salut et où il s’enra-cine par la masse tourmentée de son feuillage et de ses nervures. Il ne fait pas non plus que dévoiler, en creux, le Chtonos dont la gravité à nos pieds nous attire jusqu’à nous ravir.

Il est également, entre ces deux pôles cosmiques, la physionomie même des grands chemins : chemins de pensée, avons-nous vu, mais aussi réseaux hydrographiques griffant la terre, fleuves aériens drainant les nuages, voieries d’air que redessinent nos poumons, lacis de veinules et d’artérioles irriguant notre corps, boucles ininterrompues des res-pirations fondamentales où s’échangent matières vivantes et matières inertes.

Ancré au sol, il n’en représente pas moins le visage même de la liberté, l’exploration des possibles. Libre de tout schéma préétabli, il ne souffre pas d’idées arrêtées. En lui, rien de contraint, de prédéter-miné, de préétabli. Rien d’imposé, mais beaucoup de souplesse. C’est pour cela que tout écoulement libre dessine une arborescence.

Gaston Bachelard avait vu juste : tout comme il tient le monde, l’arbre nous tient « dans la poigne de ses racines », jusque dans les interstices de notre intimité profonde. La forêt que nous n’avons jamais vraiment quittée n’a pas fini de nous construire. Elle demeure notre matrice. Elle reste notre plus précieuse boussole.

Page 72: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

71AVRIL 2020AVRIL 2020

UN RÔLE PRIMORDIALDANS LA SÉQUESTRATIONDU CARBONE› Ernst Zürcher

À partir d’une simple observation comparative, nous pouvons constater qu’alors qu’une plante annuelle, un tournesol, par exemple, accomplit son cycle complet (germination, croissance végé-tative, floraison, fructification, flétrissement,

dispersion des graines) entre le printemps et l’hiver suivant, l’arbre va se développer pendant de nombreuses années en mode végétatif seulement. Cela va lui permettre d’investir l’espace d’une manière inégalée dans le monde vivant et de se maintenir sur des durées par-fois considérables (plus de cinq mille ans), résistant à la décomposi-tion dans des conditions de vie changeantes et parfois très difficiles.

Lorsque ces conditions le lui permettent, l’arbre va s’associer à d’autres pour constituer des forêts. Son mode de fonctionnement peut-il nous livrer des clés pour la réussite de la transition écologique

Page 73: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

72 AVRIL 2020AVRIL 2020

en cours, dont l’un des enjeux est de reconstituer la biodiversité et la fertilité naturelle des sols agricoles, tout en combattant l’effet de serre par séquestration de carbone ?

Une découverte de portée considérable est en train d’émerger des recherches en biologie de ces trente dernières années : chaque fonction de l’organisme humain est déjà présente dans chaque cellule, animale, végétale et même chez les bactéries. Que ce soient le système respiratoire, le système digestif, excréteur, nerveux ou immunitaire : dans chaque cel-lule, on les trouve étroitement liés à la membrane cellulaire, chargée de la régulation des flux de substances provenant de l’environnement, de la perception des signaux, de la gestion des informations et de la prise de décisions. Bien plus que le noyau, c’est la membrane cellulaire ou plas-mique qui est aujourd’hui considérée comme le « cerveau » de la cellule, en interface entre le milieu (pouvant être constitué de cellules voisines) et le cytoplasme qui va être amené à réagir en fonction des substances et des signaux reçus.

Les fonctions sensorielles et physiolo-giques de la membrane sont du ressort de protéines particulières incrustées en des points précis de la surface membranaire. Bruce Lipton (1) souligne l’importance de deux types de protéines membranaires qui expliquent le « comporte-ment intelligent » des cellules : les récepteurs, chargés de la perception, et les effecteurs, induisant des mises en action. Selon Tian Y. Tsong (2), certains récepteurs fonctionnent comme des antennes et sont capables de percevoir des signaux d’ordre vibratoire tels que la lumière, des sons ou des fréquences électromagnétiques.

Cette nouvelle compréhension de la biologie cellulaire est mise en parallèle avec le fonctionnement de l’être humain, dont les activités sensorielles (vue, ouïe, odorat, goût, toucher) – essentielles pour son autonomie – se sont également développées à partir de l’enveloppe corporelle embryonnaire, l’ectoderme.

Ces premières considérations permettent de comprendre pour-quoi le fait de redonner aux sols un couvert végétal permanent rend possible une rapide régénération de leur structure et de réactiver leur

Ernst Zürcher est ingénieur forestier,

docteur en sciences naturelles

et chargé de cours à l’École

polytechnique fédérale de Lausanne.

Dernier ouvrage publié : Les Arbres,

entre visible et invisible (Actes Sud,

2016).

[email protected]

Page 74: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

un rôle primordial dans la séquestration du carbone

73AVRIL 2020AVRIL 2020

fonctionnement. Christine Jones (3) définit ainsi les cinq principes fondamentaux à respecter pour la régénération des sols :

- une occupation végétale permanente ;- la promotion d’une vie microbienne intense ;- le maintien de la diversité des espèces ;- le refus autant que possible des intrants issus de la chimie de

synthèse ;- un travail du sol non agressif.Or un couvert végétal permanent n’est rien d’autre qu’une mem-

brane de protection et d’échanges spontanément mise en place par la nature, aussi essentielle à la vie du sol que l’est la membrane plasmique pour la vie de la cellule. En analogie fonctionnelle avec les complexes de protéines membranaires intégrales, nous pouvons évoquer le fait que chaque plante dégage son propre mélange unique de sucres, d’enzymes, de phénols, d’acides aminés, d’acides nucléiques, d’auxines, de gibbé-rellines et d’autres composés biologiques, nombre d’entre eux agissant comme des signaux pour les micro-organismes du sol (4). Avec la termi-nologie de Bruce Lipton, nous pourrions même imaginer qu’ainsi il est possible de (re)donner au sol cultivé son « intelligence » innée.

Les bourgeons représentent le « secret » de l’arbre, et sont à l’ori-gine d’une croissance végétative multipliée et d’une enveloppe d’un nouveau type. En effet, chez l’arbre, la graine nouvellement germée consacre ses réserves avant tout à la formation de racines, alors que la jeune pousse aérienne de l’année ne dépassera pas quelques cen-timètres ou, au maximum, quelques décimètres de hauteur sous nos latitudes. Au lieu de parties florales éphémères, la croissance de la tige s’interrompt par la mise en place de structures d’attente capables de résister aux rigueurs de l’hiver ou de la saison sèche en zones méridio-nales : c’est la formation des bourgeons. Ceux-ci sont en fait constitués de l’embryon de tige destiné à se développer l’année suivante, comme télescopiquement comprimé, portant les ébauches de feuilles, le tout protégé par un système d’écailles typique pour chaque espèce. Ces bourgeons sont soit terminaux ou pseudo-terminaux suite à l’avorte-ment de la pointe de la tige, soit latéraux ou axillaires, situés à l’aisselle des feuilles. Ces bourgeons peuvent être considérés comme des graines

Page 75: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

74 AVRIL 2020AVRIL 2020

implantées sur la plante mère, donnant naissance à toute une colonie de plantes sœurs individuelles, ajoutant chaque année un étage à l’édi-fice organique que constitue l’arbre. Ce mode de croissance lui permet d’accéder à la troisième dimension de façon beaucoup plus efficace que les plantes annuelles, et surtout plus durable dans le temps. La notion de « bourgeon-graine », impliquant celle d’« arbre coloniaire » (en référence au terme « colonie »), a été formulée dès le début du XVIIIe siècle mais vient seulement d’être développée en toutes ses implications ces dernières années dans les ouvrages de Francis Hallé, spécialiste des forêts tropicales et avocat d’une nouvelle approche en botanique. Ce mode de croissance, par développement d’une colonie de pousses annuelles portée par un même fût et une ramure com-mune, permet de former une sorte de « prairie » en périphérie de la couronne, souvent à des dizaines de mètres du sol. Le massif forestier s’enrobe ainsi d’un continuum de verdure, une enveloppe constituée généralement par différentes essences : un phénomène que nous pour-rions désigner par le néologisme « sylvosphère » (suite à une réflexion menée sur cette thématique avec Bruno Sirven (5), géographe spé-cialisé dans les domaines du paysage et de l’environnement). Cette sylvosphère désigne l’une des modalités essentielles de la biosphère, non identifiée jusqu’à ce jour.

L’arbre, organisme et organe de la forêt

Cette élaboration progressive de structures capables de dominer l’espace et le temps permet à l’arbre de se réaliser comme un individu de nature coloniaire, caractérisé par sa couronne (nommée également « houppier ») qui l’enveloppe parfois jusqu’au sol lorsqu’il croît seul. On peut alors considérer qu’il représente un organisme à part entière, avec son système racinaire en interaction avec son système foliaire et inversement. Lorsqu’il s’associe à d’autres arbres pour constituer une forêt naturelle, ce sera en fonction du sol, de l’exposition, du climat local et de la présence d’essences disséminant leurs graines. Cette asso-ciation n’a pas lieu au hasard, mais se base sur une forme de complé-mentarité des espèces où jouent de subtiles synergies. Même la configu-

Page 76: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

un rôle primordial dans la séquestration du carbone

75AVRIL 2020AVRIL 2020

ration de la forêt, sa morphologie, va tendre vers un tout, délimitant un espace intérieur aux caractéristiques différant des conditions régnant hors forêt. Il est bien connu que le climat forestier se distingue de multiples façons de celui de l’extérieur. Dans l’espace forestier, le sol est très riche en matière organique, ce qui, associé à la profondeur de l’enracinement, lui confère une capacité de stockage de l’eau inégalée. Qu’il contribue à la lisière ou qu’il appartienne au peuplement central, on peut considérer que l’arbre d’une essence donnée constitue alors une sorte d’organe de la forêt, elle-même étant un « organisme d’ordre supérieur ». L’arbre contribue alors à la formation, comme déjà évo-qué, d’une enveloppe, d’une membrane végétale non plus plaquée au sol comme dans le cas des plantes herbacées annuelles, mais amplifiée, s’élevant dans la troisième dimension. De même, la forêt-organisme est un organe de l’organisme ultime que représente la Terre. En effet, la ceinture forestière équatoriale constitue une enveloppe de protec-tion d’importance vitale pour notre planète, absorbant l’impact solaire et le transformant en biomasse et en cycles hydrologiques («  rivières volantes ») au cœur de l’équilibre climatique global (6).

Énumérons ici quelques interactions de la forêt avec son milieu ou environnement, en particulier cultivé, sans entrer dans le détail. Ainsi, la forêt :

- n’évapore en zones tempérées que la moitié ou les deux tiers des précipitations ;

- contribue à la formation de nuages ;- émet des micro- et nanoparticules dans l’atmosphère, noyaux de

condensation provoquant les précipitations ;- transforme par photosynthèse de grandes quantités de CO2 en

matière organique ;- élabore de grandes quantités de matière organique dans les sols,

substrat nutritif pour la faune du sol ;- augmente leur capacité de stockage et de filtration de l’eau ;- diffuse de façon dosée de l’eau dans les sols cultivés, par alimen-

tation des sources et des nappes phréatiques ;- permet, grâce à l’évapotranspiration, la formation de rosée au

niveau du sol ;

Page 77: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

76 AVRIL 2020AVRIL 2020

- alimente les flux d’électricité naturelle du sol (une « électrocul-ture » originelle, analogue à celle présentée par Maxence Layet et Roland Wehrlen (7)) ;

- émet des fréquences acoustiques (chants d’oiseaux, stridulations d’insectes, sons émis par les batraciens) ayant un impact positif sur la croissance végétale (dans le sens des « protéodies » de Joël Sternhei-mer (8), utilisées également en médecine) ;

- constitue, par sa diversité végétale, l’habitat de nombre d’auxi-liaires de culture ;

- fournit de la matière organique (sous forme de litière, bois raméal fragmenté (BRF), biochar, terra preta) pour la reconstitution de la teneur en carbone (C) des sols cultivés ;

- réalise la séquestration de dioxyde de carbone (CO2) la plus effi-cace, sous la forme dont la Terre a le plus urgent besoin (9).

La photosynthèse, processus fondamental pour la séquestration de carbone

Toutes ces fonctions et prestations écosystémiques ne sont pos-sibles que grâce à la photosynthèse. La photosynthèse (du grec phos, « lumière », syn, « ensemble » et tithenaï, « assembler ») est le pro-cessus par lequel l’énergie lumineuse provenant du soleil est captée par la plante pour être convertie, en combinaison avec le dioxyde de carbone, CO2, en énergie chimique à l’aide de la chlorophylle. La forme initiale de stockage de cette énergie chimique est en géné-ral un sucre, le glucose, C6H12O6. Nous savons aujourd’hui que la source de l’oxygène issu de la photosynthèse chlorophyllienne est en fait l’eau et non pas le dioxyde de carbone, comme on a souvent tendance à le croire. Une troisième substance (en plus du glucose et du dioxygène O2) est synthétisée lors de ce processus : de l’eau « nouvelle ». Sa découverte revient à un jeune chercheur américain, Cornelis Van Niel (1897-1985) dans les années trente. Concernant la source du dioxygène émis, elle fut mise en évidence de façon irré-futable dans la décennie suivante lorsque des chercheurs de Berke-

Page 78: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

un rôle primordial dans la séquestration du carbone

77AVRIL 2020AVRIL 2020

ley utilisèrent un isotope lourd de l’oxygène (18O) pour marquer la molécule d’eau entrant dans la réaction. Résultat : l’oxygène émis provient exclusivement de molécules H2O puisées dans le sol. En termes de processus, cela revient à comprendre que l’action primaire du rayonnement solaire dans la photosynthèse consiste en une scis-sion, ou photolyse, de l’eau. L’eau nouvellement produite tient pour sa part son oxygène du dioxyde de carbone absorbé. La part prépon-dérante de matière organique de l’arbre est représentée par le bois, plus riche en carbone que la plante herbacée. Les calculs concernant ce matériau donnent le bilan suivant : pour chaque tonne anhydre de bois élaborée par l’arbre, une masse de 1,851 tonnes de CO2 gazeux est soustraite à l’atmosphère, allégeant d’autant l’effet de serre suivi du réchauffement climatique qui préoccupe actuellement l’humanité.

Il s’agit là d’un processus « puits de carbone » persistant aussi long-temps que le bois n’est pas brûlé ou décomposé, relâchant alors une quantité analogue de CO2 dans l’atmosphère. Il faudra donc dans le futur incorporer le bois de façon durable soit dans les constructions comme matériau, soit dans les sols afin d’en augmenter la teneur en matière organique sous forme stable – l’un des atouts essentiels de l’agroforesterie et de la restauration de sols vivants. Le potentiel d’un arbre individuel tel celui qui avait fait l’objet de la célèbre expérience de Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644) illustre de façon quantitative cette fonction de « pompe à carbone » : il s’agis-sait d’un jeune saule de 2,3 kg mis en pot. L’arrosage eut lieu à l’eau de pluie ou distillée exclusivement (pas d’engrais). La croissance sous ces conditions se déroula pendant cinq ans. La prise de poids durant cette période fut de 75  kg de matière sèche (m.s.). Selon les connaissances actuelles, cela correspond à une séquestration de 139 kg de CO2 (1,851 kg par kg de m.s.) et compense le dégage-ment de CO2 par une voiture de taille moyenne sur une distance de 1 000 kilomètres. Face à ces considérations, nous pouvons illustrer le défi, mais en même temps l’incroyable opportunité que constitue le surplus en CO2 caractérisant l’atmosphère terrestre actuelle.

Page 79: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

78 AVRIL 2020AVRIL 2020

Des outils efficaces à notre disposition

Le Défi de Bonn (Bonn Challenge) et la Déclaration de New York sur les forêts qui suivit en 2014 réunissent à ce jour plus de quarante gouvernements, associations et entreprises qui se sont inscrites dans une vaste opération de reboisement et de réhabilitation de forêts dégradées. Les surfaces identifiées à cet effet s’élèvent à 350 millions d’hectares (à reboiser avant 2030). Une étude basée sur la littérature scientifique actuelle, réalisée par la chaire de sylviculture de l’uni-versité technique de Munich (10), estime le potentiel de séquestra-tion de carbone à moyen terme entre 6 et 9 milliards de tonnes (ou gigatonnes, Gt) de CO2 par an. Nous pouvons appliquer le même ratio à une conversion en agroforesterie du milliard et demi d’hec-tares de terres arables au monde qui sont, rappelons-le, en grande majorité d’origine forestière. Si cette conversion est opérée à raison de 10 % de la surface à restructurer à l’aide de ligneux (c’est-à-dire 150 millions d’hectares sous différentes formes : arbres individuels, haies, cordons boisés), une séquestration annuelle de CO2 entre 2,5 et 4 Gt est possible. Dans le travail collectif « Global Carbon Budget » (11), Corinne Le Quéré et les auteurs de l’étude estiment les émissions liées à l’activité humaine de CO2 à 39,3 milliards de tonnes par an (à raison de 34,5  Gt de la part des combustibles fossiles et de l’industrie, 4,8 Gt provenant du changement d’affec-tation des terres). Une part est absorbée par les océans (8,8 Gt/an), une autre par la végétation terrestre actuelle (11 Gt/an). Face aux 19,5 Gt de CO2 d’origine majoritairement fossile émis annuelle-ment en excès (et qu’il est urgent de réduire substantiellement), le secteur forestier et le secteur agricole (agroforestier) sont donc en mesure de séquestrer, à moyen terme, entre 8,5 et 13 Gt de CO2 annuellement (c’est-à-dire une part comprise entre 44 et 66 %), et cela en régénérant la biodiversité, en augmentant la fertilité natu-relle des sols et leur alimentation en eau. Et c’est à juste titre que dans une analyse critique de ces vastes programmes de reboisement et de réhabilitation forestière, Simon Lewis, Charlotte Wheeler et leurs collègues (12) attirent notre attention sur le fait que les effets

Page 80: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

un rôle primordial dans la séquestration du carbone

79AVRIL 2020AVRIL 2020

« puits de carbone » ne seront atteints que dans la mesure où il s’agit de forêts naturelles dans leurs structure et leur composition – en aucun cas de plantations monospécifiques.

Paradoxalement, l’atténuation et la résolution de la problématique climatique telles qu’esquissées ici présentent donc de multiples effets « collatéraux » bénéfiques, tant au niveau environnemental que social et économique. En fait, cela n’est qu’une esquisse de ce à quoi les arbres sont prêts à contribuer, particulièrement en association avec de nou-velles pratiques agricoles. Un panorama multiforme et passionnant nous en est offert dans l’impressionnant Geotherapy (13), riche d’expé-riences de terrain, dans l’ouvrage-clé Drawdown. Comment inverser le cours du réchauffement planétaire, de Paul Hawken (14), ainsi que dans The Carbon Farming Solution, d’Eric Toensmeier (15).

Cet article reprend et complète mon texte paru dans Luis Barraud et Camille Bicharzon (dir.), Une agricul-ture du vivant. Réconcilier la terre et les hommes, Éditions Libre & Solidaire, 2020.

1. Bruce H. Lipton, Intelligente Zellen. Wie Erfahrungen unsere Gene steuern, 4e édition augmentée, Koha, 2016.2. Tian Y. Tsong, « Deciphering the language of cells », Trends Biochemical Science, vol. 14, mars 1989, p. 89-92.3. Christine Jones, « Soil restoration: 5 core principles », Acres U.S.A. Magazine, octobre 2017, et en ligne : https://www.ecofarmingdaily.com/build-soil/soil-restoration-5-core-principles.4. Idem.5. Bruno Sirven, Le Génie de l’arbre, Actes Sud, 2016.6. Anastassia Makarieva et Victor Gorshkov, « Biotic pump of atmospheric moisture as driver of the hydro-logical cycle on land », Hydrology and Earth System Sciences, vol. 11, no 2, p. 1013-1033, mars 2007.7. Maxence Layet et Roland Wehrlen, Électrocultures et énergies libres. Les bienfaits de l’électricité et du magnétisme naturels pour des cultures écologiques, Le Courrier du livre, 2010.8. Jacques Aimé, Acouphènes et protéodies. Retour vers une écoute sereine, préface de Joël Sternheimer, Éditions Quintessence, 2017.9. William J. Ripple (dir.), « World scientists’ warning to Humanity: A second notice », BioScience, vol. 67, no 12, décembre 2017, p. 1026-1028, et en ligne : https://academic.oup.com/bioscience/article/67/12/1026/4605229.10. Bernard Felbermeier, Michael Weber, Reinhard Mosandl, « Zur Machbarkeit eines weltweiten Auffors-tungsprogramms », Technische Universität München, Lehrstuhl für Waldbau, 2016. https://www.forum-fuer-verantwortung.de/wp-content/uploads/2016/06/akt_mzn_waldoptionen-kurzstudie.pdf.11. Corinne Le Quéré et al., « Global carbon budget 2018 », Earth System Science Data, vol. 10, p. 405-448, 5 décembre 2018, https://doi.org/10.5194/essd-10-405-2018.12. Simon L. Lewis, Charlotte E. Wheeler, Edward T. A. Mitchard et Alexander Koch, « Restoring natural forests is the best way to remove atmospheric carbon », Nature, vol. 568, n° 7753, 4 avril 2019.13. Thomas J. Goreau, Ronal W. Larson et Joanna Campe, Geotherapy. Innovative Methods of Soil Fertility Restoration, Carbon Sequestration, and Reversing CO2 Increase, CRC Press, 2014.14. Paul Hawken, Drawdown. Comment inverser le cours du réchauffement planétaire, Actes Sud, 2018.15. Eric Toensmeier, The Carbon Farming Solution. A Global Toolkit of Perennial Crops and Regenerative Agriculture Practices for Climate Change Mitigation and Food Security, Chelsea Green Publishing, 2016.

Page 81: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

80 AVRIL 2020AVRIL 2020

LIBERTÉ DE L’ARBRE, ARBRE DE LA LIBERTÉ› Michel Delon

« Voyez cet arbre ; c’est au luxe de ses branches que vous devez la fraîcheur et l’étendue de ses ombres : vous en jouirez jusqu’à ce que l’hiver vienne le dépouiller de sa chevelure. » Pour chanter les passions qui poussent à l’action et à l’invention, Denis Diderot compare l’être

humain à un arbre qui tend à se développer en profitant de tout l’es-pace. Les Pensées philosophiques qu’il publie clandestinement en 1746 sous la fausse adresse de La Haye se présentent comme une rude charge contre la morale traditionnelle et une apologie de la nature livrée à elle-même : « Les passions amorties dégradent les hommes extraordinaires. La contrainte anéantit la grandeur et l’énergie de la nature. »

L’image de l’arbre a peut-être été inspirée à Diderot par la fable de La Fontaine « Le Philosophe scythe ». Le Scythe, arrivant en Grèce, découvre la taille des arbres fruitiers qu’il cherche à imiter dans son pays. Il « prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;  / Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis / Un universel abatis. » Le résultat ne se fait pas attendre : « Tout languit et tout meurt. » La Fon-taine donne la morale de sa fable où le stoïcisme désigne le rigorisme chrétien : « Ce Scythe exprime bien / Un indiscret stoïcien : / Celui-

Page 82: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

81AVRIL 2020AVRIL 2020

l’arbre, modèle de civilisation

ci retranche de l’âme  / Désirs et passions, le bon et le mauvais,  / Jusqu’aux plus innocents souhaits ». Pourtant le sage jardinier, vanté par le fabuliste et maladroitement imité par le Scythe, sait « la serpe à la main » corriger la nature. Son sens de la juste mesure est devenu chez Diderot une exaltation du naturel jusque dans ses excès. Ce der-nier n’est pas le seul à réclamer une libération des corps et des cœurs à l’image d’une végétation qui étend ses racines et ses branches. C’est l’époque où les jardins à l’anglaise, apparemment livrés à eux-mêmes, concurrencent les parcs à la française avec leurs alignements et leurs arbres transformés en figures géométriques.

Quand Saint-Preux visite le domaine de M. et Mme de Wolmar à Clarens, il ne manque pas de dénoncer les propriétaires qui imposent à la nature un goût artificiel. Il imagine le riche acquéreur d’une terre nouvelle : « Les belles allées qu’il ferait percer ! Les belles pattes d’oie, les beaux arbres en parasol, en éventail ! Les beaux treillages bien sculptés ! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien contournées ! » Et les ifs seront taillés « en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres ». Bien au contraire, Wol-mar a semblé oublier l’équerre et le com-pas pour laisser les végétaux se développer librement. Jean-Jacques Rousseau, qui se prétend simple éditeur des lettres de La Nouvelle Héloïse, ajoute une note à la des-cription de l’Élysée de Clarens. Il y critique « le mauvais goût d’élaguer ridiculement les arbres » de même que, dans l’Émile, il dénonce la manie d’emmailloter les nouveau-nés et plus tard d’engoncer les enfants dans des corsets qui les emprisonnent. « On croirait que la nature est faite en France autrement que dans tout le reste du monde, tant on y prend soin de la défigurer. Les parcs n’y sont plantés que de longues perches. » Dans ces forêts de mâts, on se promène sans trouver d’ombre.

L’enjeu de cette diatribe est visible dans le récit que Rousseau fait de sa visite à son ami Diderot, emprisonné à Vincennes pour avoir récidivé, après les Pensées philosophiques, par une Lettre sur les aveugles. Il raconte dans le huitième livre des Confessions :

Michel Delon est professeur à la

Sorbonne. Il est notamment l’auteur

de Casanova. Mes années vénitiennes

(Citadelles & Mazenod, 2018) et de

La 121e Journée. L’incroyable histoire

du manuscrit de Sade (Albin Michel,

2020).

[email protected]

Page 83: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

82 AVRIL 2020AVRIL 2020

« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre, n’en pouvant plus. »

Il se met ainsi à lire le Mercure de France et y découvre un sujet mis au concours par l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon : « si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ». L’élagage des arbres caractérise une civilisation qui contraint les hommes à une dénaturation toujours plus violente. Le Genevois, qui a essayé de s’adapter à la sociabilité parisienne, a l’intuition de son sys-tème. Il s’identifie à un vieux républicain de Rome, fier de sa pauvreté et inquiet du développement de la cité. Il arrive dans la cellule de Dide-rot tout habité d’une vision philosophique. « Je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. » Semblable à celui qui prési-dait à la cour de justice de Saint Louis dans ce même bois de Vincennes, le chêne donne à l’intuition théorique de Rousseau une force imagée. Diderot applaudit et encourage son ami à concourir au prix. « Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. » Le Discours sur les sciences et les arts est cou-ronné et jette Jean-Jacques dans l’arène des polémiques et de la célébrité.

Deux ans plus tard, l’Académie de Dijon ouvre un nouveau concours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Rousseau se lance derechef dans l’aventure. Il s’installe un temps à Saint-Germain pour méditer en marchant dans la forêt. Il s’éloigne de la civilisation et dialogue avec les arbres. Il se fait homme des bois pour retrouver de lointains ancêtres qui vivaient ainsi. Les végétaux garderaient dans leur ombre une vérité du passé.

« Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cher-chais, j’y trouvais l’image des premiers temps, dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main basse sur les

Page 84: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

liberté de l’arbre, arbre de la liberté

83AVRIL 2020AVRIL 2020

petits mensonges des hommes ; j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionne-ment prétendu la véritable source de ses misères. »

Dédié à la République de Genève, le Discours sur l’origine de l’iné-galité paraît en 1755. Rousseau y imagine l’homme naturel dans sa continuité avec le chêne et l’ensemble des animaux protégés par la forêt.

« Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits. La terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. »

Plus loin, quand il retrace la généalogie de nos idées, il rappelle le poids de la sensibilité et de l’imagination qui l’emporte sur la simple raison, et c’est l’arbre, verticalité dans l’horizontalité de la vie, qui s’impose comme exemple. L’abstraction philosophique risque de désenchanter le monde et de faire perdre la saveur des choses :

« Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. »

Le statut de la raison et du progrès sépare les anciens amis qui ont passé leur enfance loin de Paris. Diderot partage sentimentalement le goût de Rousseau pour les troncs et les frondaisons. Dans une lettre

Page 85: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

84 AVRIL 2020AVRIL 2020

de l’été 1759, il raconte sa visite dans la famille de Sophie Volland à L’Isle-sur-Marne, sur la route de Paris à Langres. Il y détaille une promenade sur des terrains plantés de peupliers qu’il désigne du mot, aujourd’hui perdu, « vorde » :

« Ces vordes me charment ; c’est là que j’habiterais ; c’est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j’aimerais bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu’on me donnât du temps. »

La rêverie se développe à l’irréel et le philosophe répète avec gourmandise le mot « vorde » comme pour exorciser un réel qui est différent :

« Le bel endroit que ces vordes ! Quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries, et la promenade de votre maus-sade Palais-Royal, où tous vos arbres sont estropiés en tête de chou, et où l’on étouffe, quoiqu’on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant tout pour vous donner un peu d’air et d’espace ? »

Rentré à Paris, il travaille à l’Encyclopédie et l’arbre devient le modèle du classement des connaissances. Il le reste d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui et jusqu’à nos arborescences informatiques. Dans le Discours préliminaire à la grande entreprise encyclopé-dique, d’Alembert expose la démarche qui fait passer du détail des connaissances à une logique de la connaissance : après avoir rassem-blé les savoirs particuliers, il reste à former « un arbre généalogique ou encyclopédique qui les rassemble sous un même point de vue » et qui marque leurs liaisons. Diderot reprend ce développement dans l’article « Encyclopédie » de l’Encyclopédie, nouveau discours de la méthode qui transforme les écorces concrètes et rugueuses en un schéma abstrait :

Page 86: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

liberté de l’arbre, arbre de la liberté

85AVRIL 2020AVRIL 2020

« Il y a des premiers principes, des notions générales, des axiomes donnés. Voilà les racines de l’arbre. Il faut que cet arbre se ramifie le plus qu’il sera possible ; qu’il parte de l’objet général comme d’un tronc ; qu’il s’élève d’abord aux grandes branches ou premières divisions ; qu’il passe de ces maîtresses branches à de moindres rameaux ; et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il se soit étendu jusqu’aux termes particuliers qui seront comme les feuilles et la chevelure de l’arbre. »

Je me demande si Diderot n’a pas choisi le neveu de Rameau comme héros gesticulant de son dialogue pour mieux jouer d’un nom qui désigne à la fois l’oncle, le grand Rameau, géomètre de la musique, et la prolifération désordonnée des plantes. Pour mieux mettre en scène la contradiction entre l’amour des arbres et leur réduction en combustible ou en schéma pour les machines.

En combustible, en schéma ou en allégorie. La déesse Liberté et la triade de la devise républicaine sont contemporaines de la défaite des femmes, qui n’obtiennent pas le droit de vote. La plantation des arbres de la liberté ignore l’abattage des forêts, devenues biens nationaux et bradées aux riches bourgeois, qui les rentabilisent. L’abbé Grégoire accompagne le décret qui instaure ces plantations d’un Essai historique et patriotique sur les arbres de la liberté, publié l’an deuxième de la République, au Palais-Royal, devenu Maison-Égalité. « La profondeur des forêts, le silence des futaies majestueuses et sombres impriment à l’âme des teintes religieuses. » Il passe en revue les essences consa-crées à tel dieu : l’olivier à Minerve, le laurier à Apollon, le figuier à Mars, le peuplier à Hercule, le chêne à Jupiter, mais aussi le lotus à des divinités égyptiennes et hindoues. Le palmier fonde Palmyre et les chênes de Dodone prédisent l’avenir. « L’usage de planter le mai était originairement un hommage à la nature qui, au retour du printemps, s’embellit de tous ses charmes et déploie toutes ses grâces. » Ce 1er mai est devenu républicain au bord du Delaware américain (Grégoire l’ap-pelle la Delaware), puis sur les places de la France révolutionnaire, avant de se faire syndical aux États-Unis à nouveau et de se répandre

Page 87: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

86 AVRIL 2020AVRIL 2020

dans le monde. « Fier et majestueux », précise le prêtre assermenté, le chêne doit être privilégié comme allégorie de la liberté nouvellement conquise.

On pourrait suivre l’histoire des monuments religieux remplacés par les arbres de la liberté, puis l’arrachage de ceux-ci à la Restauration pour replanter des crucifix. Il suffit de rappeler que la taille brutale des arbres a scandalisé Stendhal après Rousseau et Diderot. Le romancier du Rouge et le Noir parle à la première personne quand il présente Ver-rières, l’une des plus jolies villes de la Franche-Comté, et reproche au cours central « la manière barbare dont l’autorité fait tondre et tailler les platanes ». Le modèle anglais sous sa plume est politique aussi bien que jardinier :

« Au lieu de ressembler par leurs têtes basses et aplaties, à la plus vulgaire des plantes potagères, ils ne deman-deraient pas mieux que d’avoir ces formes magnifiques qu’on leur voit en Angleterre. »

Les platanes du cours sont vengés par les tilleuls de la propriété de M. le maire, à l’ombre desquels Julien prend la main de Mme de Rênal et dont le murmure dans le léger vent de la nuit enchante les amants. Le père Sorel, scieur des pièces de bois déposées le long du Doubs, et M. de Rênal, tondeur des platanes du cours, ont ceci en commun qu’ils ne comprennent rien à la liberté des arbres. Eux et leurs sem-blables finiront par faire raccourcir Julien, cette « belle plante » qui ne demandait pas mieux que de grandir. « Mais à quoi bon ces vaines prédictions ? »

Page 88: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

87AVRIL 2020AVRIL 2020

CABANE SUBIE ET CABANE DÉSIRÉE› Philippe Trétiack

P oète du béton, Le Corbusier acheva sa carrière et son existence dans un cabanon de bois perdu dans une forêt de pins. C’est de ce refuge minimal qu’il gagna la Méditerranée et s’y noya le 27 août 1965. Curieux parcours pour un architecte qui avait voué sa vie à la

modernité, dessinant pour Paris un plan Voisin hérissé de grattes-ciel destinés à recouvrir le quartier du Marais, aujourd’hui sanctuarisé. Sans doute l’attrait de la maison primaire, de l’édifice prototype et matri-ciel, l’attira comme il fascine aujourd’hui des multitudes. Partout dans le monde, ce ne sont que huttes, cabanes, modules, abris minimaux et autres édicules qui s’érigent aux plis des fjords, au bord des lagons comme au creux des vallées et plus encore au sommet des arbres. Il suffit d’entrer dans une librairie spécialisée en architecture pour constater que la cabane est un phénomène d’édition. Et tant pis si le livre exige pour prendre forme l’abattage de quelques-uns de ces pins ou mélèzes éri-gés en support d’édifices. Maître en la matière, l’excentrique architecte japonais Terunobu Fujimori s’est fait une spécialité de cette architecture juchée dans les branchages. Ses takasugian, mot que l’on peut traduire par « salle de thé construite trop haut », sont des chefs-d’œuvre. L’archi-

Page 89: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

88 AVRIL 2020AVRIL 2020

tecte norvégien Snorre Stinessen ne cesse, lui, de peaufiner un modèle de cabane dont les variations, minimales et toutes uniques, sont dispo-sées dans des sites naturels enchanteurs. Comment comprendre un tel engouement ? Le baron perché d’Italo Calvino serait-il devenu la figure tutélaire d’une aspiration existentielle ? On peut le croire quand tant de citadins effarés par les soubresauts d’un climat décervelé s’en remettent aux fondamentaux. En quelque sorte et par superstition, en grimpant dans les arbres… ils touchent du bois.

Il est vrai que l’époque est prodigue en signes alarmants et s’il fallait résumer la tendance du moment, le cri « tous aux abris ! » suffirait. La multiplication des sans-domicile fixe, des camps de réfugiés, des zones à défendre (ZAD) avec leur bric-à-brac de constructions hétéroclites, le retour des bidonvilles comme on a pu en voir porte de la Chapelle et porte d’Aubervilliers à Paris sont autant de signes d’une déferlante où les cabanes prolifèrent. Jean Prouvé et ses habitats d’urgence exigés par la reconstruction d’après-guerre puis peaufi-nés pour répondre à la demande de l’abbé Pierre dans les années cinquante bénéficient aujourd’hui d’une ferveur inégalée. Exposées à la fondation Luma d’Arles en 2018, elles ont accueilli des foules de visiteurs. Ainsi, le minimal longtemps prôné par les partisans d’une décroissance chic s’expose-t-il en parallèle de la dure réalité des plus démunis. Cabanes de bûcherons, cabanes à outils dans le fond des jardins, paillotes plus ou moins légales sur les plages corses, palombières et baraques à frites, cabines de bain, huttes afri-caines et mobil-homes voisinent désormais avec des cabanes haut de gamme. Quand les organisations non gouvernementales dénoncent le mal-logement, les magazines de décoration encensent ces nouveaux cocons cosy. Entre la cabane subie et la cabane désirée : un abîme.

Pour ceux que ne menace pas encore une paupérisation croissante, la cabane demeure donc une perspective et un refuge. Régressive, cette architecture permet à ceux qui la louent de renouer avec leurs rêves d’enfant. Mieux, l’image du bon sauvage redoublée de celle, héroïque, d’un Robinson Crusoé alimente l’imaginaire. Rousseauiste, l’architecte aime à se penser bâtisseur du tout premier des temples, la cabane. Car

Philippe Trétiack est écrivain,

journaliste et architecte. Dernier

ouvrage publié : Arnys & moi

(Éditions Plein jour, 2019).

[email protected]

Page 90: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

cabane subie et cabane désirée

89AVRIL 2020AVRIL 2020

dans l’imaginaire occidental celle-ci revêt le statut particulier d’arché-type inscrit à l’origine de tout édifice. En 1972, Joseph Rykwert publiait On Adam House in Paradise (1). Dans cet ouvrage devenu un classique, l’auteur s’interroge sur la prégnance de ce mythe dans la grande produc-tion architecturale. Bien que l’idée de la hutte originelle ne soit étayée que par quelques citations de la Genèse ayant donné lieu à des repré-sentations picturales, les praticiens n’en demeurent pas moins persuadés de trouver dans la cabane le socle de tout édifice humain. À la ques-tion posée par Rykwert, quel habitat fut celui d’Adam quand il vivait encore nu ?, la cabane, première enveloppe d’un corps qui n’avait encore nul besoin de vêtements, semble la réponse. Elle pourrait signer encore sa chute. À l’obligation de se vêtir correspondrait alors celle de devoir se protéger des éléments climatiques. La cabane ou le stigmate d’une expulsion, voilà un paradoxe prémonitoire !

Vitruve, dans De architectura, son traité rédigé à Rome il y a plus de deux mille ans, est le premier à avoir pensé le bois comme le matériau à l’origine de toute architecture. Selon lui, c’est par un processus de pétri-fication de ce même bois qu’apparaîtront ensuite les ordres antiques (dorique à l’image du corps de l’homme, ionique à l’image de celui de la femme, corinthien à l’image du corps gracile de la jeune vierge). Vitruve reconnaît que si les premiers habitats humains furent la grotte puis le feuillage, la cabane composée à partir de branchages et de boue à l’imitation des nids d’oiseaux inscrivit l’architecture au cœur de la civili-sation. D’ailleurs Vitruve estime que ce furent les arbres qui donnèrent le feu aux hommes et non la foudre et que si l’homme est bien le modèle de toutes les proportions, l’arbre est celui de toutes les articulations. En 1746, l’académicien Charles Batteux (dans son ouvrage Les Beaux-arts réduits à un même principe) écrivait  : « Ainsi, quand il eut senti, par exemple, l’incommodité de la pluie, il chercha un abri. Si ce fut quelque arbre touffu, il s’avisa bientôt, pour mieux assurer le couvert, d’en serrer les branches, de les entrelacer, de joindre entre elles celles de plusieurs arbres, afin de se procurer un toit plus étendu, plus commode pour sa famille, pour ses provisions, pour ses troupeaux. » En 1753, l’abbé Laugier, théoricien de l’architecture, placera en frontispice de son Essai sur l’architecture une gravure représentant une cabane formée

Page 91: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

90 AVRIL 2020AVRIL 2020

de quatre troncs d’arbre aux branches réunies pour former une toiture. Nombreuses furent ensuite les interprétations déduisant de cette forme simple et naturelle les temples grecs et Auguste Perret, en 1925, en fit même une traduction lors de l’Exposition internationale des arts déco-ratifs et industriels modernes. Aux angles de son pavillon-librairie, il dis-posa quatre troncs écorcés en remplacement des traditionnels poteaux en béton armé. Deux ans plus tôt, Ludwig Mies van der Rohe, dont on connaît la célèbre formule « Less is more », si parfaitement adaptée à l’épure de la cabane, avait exposé lors d’une conférence tenue à Berlin l’idée du paquebot comme allégorie de cette même cabane primitive. Que la cabane soit l’élément d’un transport, cela ne surprendra que ceux à qui la fête de Soukkot (cabane, hutte) ne parle pas. Rappelons que les pratiquants ont obligation durant cette fête juive de vivre un temps dans une construction provisoire aux dimensions précises, que l’on édifie désormais dans des cours ou sur des balcons. Pour une reli-gion se défiant de toute construction au point d’avoir fait de la simple assemblée de dix hommes (le minian) une allégorie du Temple, pour une religion encore ayant substitué à l’architecture le Livre transportable (2), cette prégnance de la cabane est riche d’interrogations.

Dans ce moment particulier de l’histoire où la fièvre écologique s’empare des architectes, ce ne sont plus seulement des cabanes qu’ils édifient en bois mais des immeubles et même des gratte-ciel. Le bois est ainsi devenu the new green. Résultat d’une pensée globale ou phé-nomène de mode ? On prête à Abraham Lincoln cette formule : « Si l’on me donne six heures pour abattre et débiter un arbre, je passerai les quatre premières à aiguiser ma hache. » Alors, avant de répondre à la question, aiguisons, aiguisons...

1. Joseph Rykwert, On Adam House in Paradise, 1972 ; La Maison d’Adam au paradis, traduit par Lucienne Lotringer, Éditions Parenthèses, 2017.2. Dans son livre Derrida, un Égyptien (traduit par Olivier Mannoni, Maren Sell, 2006), Peter Sloterdijk développe cette idée magnifique qui veut qu’en inventant le Livre les Hébreux firent de la religion une sous-branche des transports. Le religieux compacté dans un seul objet devient alors vecteur et allégorie de tout voyage, sortie d’Égypte, allers et retours entre la terre et le Ciel, oscillation entre réel et symbo-lique, translation des corps, élévation des âmes.

Page 92: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

91AVRIL 2020AVRIL 2020

LE ROMANTISME DE LA FORÊT ALLEMANDE› Eryck de Rubercy

Q uand on songe à l’arbre, il faut comprendre non seulement ses racines, son tronc et ses branches avec toutes leurs ramifications, mais également la forêt. Celle-ci est une faculté de l’arbre : aussi peut-on ima-giner l’arbre sans forêt, mais non la forêt sans arbres.

Et si j’interroge ma mémoire, la forêt est d’abord pour moi allemande en ce que les Allemands nourrissent un sentiment particulièrement fort et vivace à son égard. Depuis des générations, elle leur est un symbole ancré dans des chants, des poèmes, des contes et des romans. Devenue un motif littéraire récurrent, elle rassemble les images des récits les plus anciens et celles des peintres et des graveurs, d’Albrecht Dürer à Caspard David Friedrich, en passant par Matthias Grünewald et Albrecht Altdorfer. Mais, plus que tout, c’est le romantisme allemand qui a donné sa pleine dimension esthétique et poétique à la nature, et cela jusque dans la musique, où Der Freischütz (1821), opéra de Carl Maria von Weber, exprime avec magnificence l’univers ténébreux de la forêt germanique, au cœur de laquelle se déroule également l’action de la première partie du Siegfried (1876) de Richard Wagner. Ainsi l’ap-préhension commune de l’arbre reste-t-elle sous l’influence majeure

Page 93: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

92 AVRIL 2020AVRIL 2020

du romantisme et de son imaginaire de la forêt comme lieu fondateur de l’émotion et du sentiment poétique, voire de l’élan vers le divin, si bien que les forêts et leurs arbres constituent l’un des plus forts sym-boles culturels dans lequel se reconnaissent toujours les Allemands. En témoigne, encore récemment, l’énorme succès de La Vie secrète des arbres de l’ingénieur forestier allemand Peter Wohlleben.

L’intérêt et l’engouement des Allemands pour les arbres n’ont pas lieu d’étonner quand on sait que la richesse forestière de l’Allemagne est bien réelle. Plus d’un tiers de sa superficie, c’est-à-dire autant qu’au début du XVIe siècle, est constitué de forêts. Forêts d’épicéas dans la région du Harz, dans le centre-nord du pays, forêts de pins dans le Brandebourg, dans le nord-est, forêts de hêtres et de sapins en Bavière et en Forêt-Noire, où « l’on trouve rarement une quantité aussi énorme d’immenses sapins à la stature magnifique », comme l’écrivait le fameux conteur Wilhelm Hauff (1802-1827).

Déjà dans l’Antiquité, en 53 avant J.-C., au livre VI de La Guerre des Gaules, Jules César évoquait la forêt hercynienne – probablement le Harz –, « au cœur de la Germanie », comme un lieu terrifiant, épou-vantable, nécessitant neuf jours de marche pour le parcourir du nord au sud et soixante pour le traverser d’ouest en est. Le grand historien romain et ethno-graphe Tacite, dans son ouvrage La Germa-nie, l’une des sources les plus importantes dont on dispose sur les premiers Germains, dit que la Germanie est un « pays hérissé de forêts ». Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, parle à son tour de « l’énormité des chênes de la forêt hercynienne » qui « dépasse toute merveille » et ne le cède à nulle autre forêt. Plus près de nous, au début du XIXe siècle, Ger-maine de Staël dans son enquête sur l’Allemagne (1813) évoque « la multitude et l’étendue des forêts » et poursuit en disant qu’on voit « depuis les Alpes jusqu’à la mer, entre le Rhin et le Danube, un pays couvert de chênes et de sapins ».

Reste que nulle part il n’est encore dit que la forêt et les arbres sont « aimés » pour eux-mêmes, dans le sens que l’on accorde aujourd’hui à ce verbe. Au contraire, la perception antique de la forêt « sauvage »

Eryck de Rubercy est notamment

l’auteur de la promenade

anthologique Des poètes et des

arbres (La Différence, 2005), et de

La Matière des arbres (Klincksieck,

2018).

Page 94: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

le romantisme de la forêt allemande

93AVRIL 2020AVRIL 2020

s’apparente à de la répulsion et à de l’effroi. La forêt est aussi ce lieu peuplé de créatures mystérieuses et inquiétantes, un lieu souvent étrange et potentiellement menaçant, associé aux contes romantiques, et notamment à ceux des frères Grimm, qui attribuent une fonction symbolique à la forêt. C’est, par exemple, sous les arbres que le diable fait ses apparitions nocturnes et que les sorcières exercent leur métier infernal. Les arbres-monstres de la peinture romantique allemande, en particulier les chênes fabuleusement difformes de Carl-Wilhelm Kolbe (1757-1835) qui s’accordent aux arbres présentés dans les contes de Grimm, sont révélateurs à ce propos.

Bien que les espèces d’arbres prédominantes dans la forêt alle-mande soient les conifères – le sapin de Noël est une tradition alle-mande –, le chêne est en réalité l’arbre favori du peuple allemand. Sa fétichisation est perceptible à l’aube des années 1770, moment où de jeunes Allemands, envoûtés par les anciens druides, se réunissent dans les bois pour y exalter le souvenir de l’épopée d’Arminius. Ce héros qui, pour avoir infligé aux Romains une sanglante et humi-liante défaite dans la forêt de Teutobourg en l’an IX après J.-C., joua un rôle central dans la mythologie de la forêt germanique, après que le poète Friedrich Klopstock (1724-1803), qui rêvait de couronnes de chêne ornant les fronts des Germains, eut rédigé un drame sur sa vie. Le personnage minuscule du tableau de Caspar David Friedrich Le Chasseur dans la forêt (1814) pourrait être un de ces valeureux légionnaires romains perdant courage devant la majesté redoutable d’arbres pressés les uns contre les autres en un véritable mur végé-tal qui le domine de toute sa hauteur, en occupant les quatre cin-quièmes de la toile.

Comme chez Kolbe, on trouve chez Friedrich de nombreuses images de chênes, le plus souvent isolés : les arbres de L’Abbaye dans une forêt de chênes (1809-1810) sont une métaphore patriotique des héros blessés des armées prussiennes en pleine période des guerres napoléoniennes. D’ailleurs c’est après les défaites prussiennes face à Napoléon  Ier, en 1808, que Heinrich von Kleist écrit la pièce de théâtre La Bataille d’Arminius, qui symbolise à travers le conflit entre les Germains et les Romains celui qui oppose les souverains allemands

Page 95: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

94 AVRIL 2020AVRIL 2020

à Napoléon. La forêt, présente dans la pièce, participe au drame : les chênes sacrés se vengent des outrages que leur ont fait subir les Romains. Ainsi cette pièce symbolise-t-elle la lutte d’un peuple qui, « à peine sorti des forêts », vit en harmonie avec la nature.

C’est également au cours de ces années d’occupation napoléo-nienne que se fondera, sur le modèle de la forêt, l’enthousiasme des romantiques pour un gothique tendu vers le ciel. Un gothique dont ils feront un style national en s’inscrivant dans la filiation de Goethe qui, dans un court essai intitulé « Architecture allemande » (1772), avan-çait que seuls les Allemands, ces habitants redoutés depuis le temps des forêts obscures, avaient été capables de créer cette architecture naturelle où les ogives sont comme une forêt de branches. Aussi est-ce avec le sentiment de la forêt que Goethe y décrit la cathédrale de Stras-bourg comme un « arbre divin élancé et ample qui, par des milliers de branches, des millions de rameaux et un feuillage égalant en nombre les grains de sable du bord de l’océan, annonce tout à l’entour la splen-deur du Seigneur, son Maître ». À bien regarder certains des tableaux de Friedrich, on observe d’ailleurs que les sapins y sont peints tels des flèches d’une cathédrale gothique.

Du romantisme aux dérives du nazisme

Mais la forêt est aussi et surtout un lieu qui regorge de parfums, de bruissements sylvestres, de beautés de toutes sortes, à commencer par les arbres. Au tournant du XIXe siècle, les romantiques ont contribué à propager une vision positive de la forêt. Et c’est encore Goethe qui, racontant l’histoire de ses études botaniques, va prendre la parole en premier : « Les forêts de la Thuringe s’offraient à nous dans toute leur étendue […] Des recherches géologiques, faites avec l’activité de la jeunesse, s’efforçaient de déterminer la nature du sol et des bases sur lesquelles se sont établies ces antiques forêts. Les différentes espèces de pins avec leur vert foncé et leur odeur balsamique, les taillis de hêtres au riant aspect, le bouleau mobile, les bruyères et toutes sortes de broussailles avaient cherché et trouvé leur place. (1) » Les roman-

Page 96: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

le romantisme de la forêt allemande

95AVRIL 2020AVRIL 2020

tiques allemands vont louer le calme, la beauté, l’harmonie qui consti-tuent l’atmosphère de la forêt et contribuer à répandre une conception esthétique marquée de ce lieu emblématique.

L’un d’entre eux, Ludwig Tieck, écrivant que ce n’est que sous un toit de feuilles que l’homme s’humanise, devait même forger en 1797 le mot Waldeinsamkeit pour désigner le sentiment de solitude qu’on y éprouve. Dans son livre de souvenirs sur le poète, Rudolf Köpke, édi-teur de ses écrits posthumes, raconte : « Quand Tieck lut les épreuves de son conte Eckbert le Blond au milieu de ses amis, le mot qui est au centre de l’œuvre, Waldeinsamkeit, fut soumis à une vive critique. Wackenroder déclara qu’on n’avait encore jamais entendu ce mot et qu’il n’était pas allemand [...] Les autres approuvèrent. Tieck chercha en vain à défendre son mot et dut finalement se taire […], mais il ne le supprima pas et lui acquit droit de cité dans la littérature. » Et le mot de devenir un symbole-phare de l’école romantique, en inspirant ces vers, « Solitude des bois ! / ô palais de verdure ! / Comme on est loin / Ici du monde ! », à l’un de ses grands maîtres, Joseph von Eichendorff (1788-1857), dont Marcel Brion disait qu’il était « de tous les poètes qui ont célébré la forêt sans doute [celui] qui en a le plus fortement connu et pénétré les mystères ».

C’est grâce à ses romantiques que la poésie allemande allait demander ses plus hautes inspirations au spectacle de la nature à l’instar du poème «  Les chênes  » de Friedrich Hölderlin (1770-1843) : « Vous, majestueux ! Vous vous dressez comme un peuple de Titans / Dans un monde plus soumis et vous n’appartenez qu’à vous-mêmes et au ciel / Qui vous a nourris et élevés, et à la terre qui vous enfanta. / Aucun de vous n’est encore allé à l’école des hommes, / Et vous vous élancez joyeux et libres sur de fortes racines. » En 1835, dans De l’Allemagne, Heinrich Heine fait toujours du chêne l’arbre favori du peuple allemand : « Le chêne est encore aujourd’hui le symbole de la nationalité allemande […] c’est l’arbre le plus grand et le plus vigoureux de la forêt, ses racines percent les profondeurs de la terre, sa cime comme une flamme verdoyante, flotte fièrement dans les nuages du ciel, les elfes de la poésie habitent son tronc, le gui de la science mystique s’enlace à son branchage. »

Page 97: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

96 AVRIL 2020AVRIL 2020

Il est cependant en forêt un autre arbre auquel les Allemands sont particulièrement attachés, il s’agit du tilleul. Avec le chêne, Heine l’associe à la culture et à l’identité allemandes ; son poème « Pensées nocturnes » (1843) indique comment il voyait son pays : « L’Allemagne a un fonds éternel, / C’est un pays robuste et sain, / Avec ses chênes et ses tilleuls, / toujours je le retrouverai. » Le til-leul était l’arbre préféré des Allemands au Moyen Âge. Et c’est sous un tilleul qu’on dansait, qu’on s’aimait et qu’on festoyait, sous un tilleul que Faust, le héros de la tragédie de Goethe, rencontra des paysans qui le ramenèrent, par leurs danses et leurs chants, aux joies terrestres que son ivresse de savoir lui avait fait oublier. Le célèbre poème « Le tilleul », écrit en 1822 par Wilhelm Müller avant d’être mis en musique par Franz Schubert, en fit l’arbre romantique par excellence : « Près de la fontaine, à la porte de la ville, / S’élève un tilleul ; / Dans son ombre, / J’ai fait tant de doux rêves. / Dans son écorce, / J’ai gravé tant de mots d’amour ; / La joie comme la peine / Toujours vers lui m’ont attiré. »

Et quel beau geste que celui de faire de l’écorce d’un arbre le sup-port de l’écriture amoureuse. C’est d’ailleurs sur une invite exaltée de Goethe que, dans le registre de cette littérature toute romantique, Charlotte von Stein avait souhaité graver leurs deux prénoms dans l’écorce d’un chêne se dressant dans la clairière d’une forêt de hêtres où, près de Weimar, ils aimaient à se retrouver. Peut-être cet arbre eût-il pu encore exister si, en 1937, les nazis n’y avaient pas créé le camp de Buchenwald, littéralement « forêt de hêtres » –  ils avaient, de manière cruelle et sarcastique, choisi de nommer certains camps de concentration (par exemple Birkenau, « prairie aux bouleaux ») du nom d’arbres tant aimés des Allemands et de dévoyer de cette façon, avec une ironie meurtrière, la poésie de la forêt de leurs romantiques. Peu après l’arrivée de Hitler au pouvoir, des chênes, censés incarner la puissance du Reich, furent plantés un peu partout dans le pays, manière de reprendre, pour l’instrumentaliser, ce symbole attesté chez de nombreux auteurs antiques comme caractéristique de la Germanie, de sa force et de son indestructibilité. Chaque médaillé des Jeux olym-piques de 1936 se vit même offrir un petit chêne en pot…

Page 98: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

le romantisme de la forêt allemande

97AVRIL 2020AVRIL 2020

Mais aujourd’hui le père de la forêt allemande, ce n’est peut-être plus tant le « chêne allemand », que le hêtre dont les vastes forêts comptent parmi les plus belles régions forestières d’Allemagne. Les témoignages de ravissement ne manquent pas, à commencer par celui d’Eduard Mörike, dont la poésie s’inscrit encore dans le cadre roman-tique de l’expression d’une certaine harmonie avec la nature : « Caché au cœur de la forêt je connais un endroit où se dresse/ Un hêtre, tel qu’en peinture on n’en peut voir de plus beau. /Lisse et clair, d’un seul trait pur il s’élève, solitaire, /Et nul de ses voisins ne touche sa parure soyeuse. (2) »

Eu égard à cet engouement des Allemands pour la forêt et les arbres, il n’est donc pas étonnant qu’ils se soient tant émus, vers le milieu des années quatre-vingt, de ce que leurs résineux étaient mena-cés et attaqués par le bostryche, un insecte dont les larves vivent dans le bois des sapins, des épicéas ou des pins et les font mourir, mais aussi par les pluies acides, les gaz polluants et toxiques provenant des indus-tries et des grandes villes. Un mot circula dans toutes les bouches : Waldsterben (dépérissement forestier) que Français et Anglais reprirent à leur compte. Il faut donc avoir à l’esprit, outre l’approche poétique et esthétique, la dimension écologique lorsqu’on parle de la forêt en Allemagne. La raison en est aussi que, dès 1845, Julius Robert von Mayer, un de leurs physiciens, participa à la découverte de la photo-synthèse, le processus par lequel les feuilles des arbres transforment l’énergie lumineuse du soleil en une énergie chimique, capturent le gaz carbonique et rejetent l’oxygène : découverte essentielle qui devait tout simplement bouleverser la conception de l’arbre au XXe siècle.

1. Johann Wolfgang von Goethe, Histoire de mes études de botanique in Essai sur la métamorphose des plantes, traduit par Frédéric Soret, Cotta, 1831, p. 115.2. Eduard Mörike, « Le beau hêtre » (1842) in Chant de Weyla et autres poèmes, traduit et présenté par Jean-Yves Masson, La Différence, 2012, p. 147.

Page 99: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

98 AVRIL 2020AVRIL 2020

JEAN GIONO,LA PASSION DES ARBRES› Jacques Mény

P eu d’œuvres romanesques accordent à l’arbre une pré-sence aussi constante et rayonnante que celle de Jean Giono. Les arbres ont toujours été au premier rang des préoccupations de l’homme et de l’artiste, qui avait en ce domaine de solides connaissances botaniques.

Son texte le plus populaire, L’Homme qui plantait des arbres, nouvelle composée en 1953 et traduite en plus de cinquante langues, condense cet amour passionné des arbres que Giono ressentit dès l’enfance. Les arbres les plus beaux sont ceux « qu’on voit dans sa jeunesse », fait-il dire à l’un des personnages de son roman Que ma joie demeure (1935). Petit citadin, Giono apprend à connaître et aimer les arbres au cours de ses déambulations d’enfant dans les rues ombragées de Manosque, vieille cité provençale où il y avait des « parcs recouverts de sycomores et de platanes, de longues allées d’ormes, des bassins d’acier couchés à plat sous des bouleaux et des peupliers, des fontaines encadrées de bosquets d’érables, et des terrasses abandonnées sous d’immenses mar-ronniers ». Au début du XXe siècle, des chênaies sauvages touchent encore les murs de sa ville natale, entourée de collines « couchées parmi les oliviers », où le héros de Jean le Bleu (1932) va faire « grande

Page 100: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

99AVRIL 2020AVRIL 2020

l’arbre, modèle de civilisation

provision de rêve » dans la contemplation de ces « compagnons qui peuvent nous aider à vivre ». Giono l’écrira plus tard : pour l’habitant des villes, « il n’y a pas de motif de rêve et d’exaltation supérieur à celui que procure la vue d’un bel arbre bien vigoureux et bien vert ». Pour l’instant, le jeune Giono s’imbibe « de haute vie et de santé verte » en levant le nez vers cette « vague de feuilles » qui coule « d’arbre en arbre en soulevant une écume d’oiseaux » au-dessus de « la grand-rue qui serpente sud-nord à travers la ville ».

« Escoute, Bucheron (arreste un peu ton bras) / Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas… » : Ronsard déjà vouait aux gémonies le « sacrilege meurdrier » qui attente à la vie des arbres. Giono n’est pas moins virulent dans la diatribe contre les « coupeurs d’arbres » en tous genres, édiles et propriétaires terriens en particulier. Le spectacle d’une allée d’ormes séculaires coupés au ras du sol sur un boulevard de la ville, « voilà une chose qui vous vide » et laisse « dégoûté de la vie ». Le déboi-sement d’un vallon voisin de Manosque tarit d’un seul coup la source des rêves de ce paysan, auquel donnaient tant de joie l’olivette, l’allée de pins et le bosquet de cyprès détruits à l’explosif : « On a passé toute notre terre à la tondeuse double zéro : le pays vient d’être condamné aux travaux forcés à per-pétuité. » Dans sa pièce de théâtre Lanceurs de graines, créée en 1932, Giono oppose le jeune défenseur d’une « nature naturelle » à son beau-père, qui décrète le massacre des arbres de son domaine pour « faire donner des sous à ce qui n’en donne pas ». Et que dire de cet « Attila de la farine » qui fit arracher des milliers d’amandiers pour faire du plateau de Valensole une immense terre à blé, qui ne sera jamais qu’un « faux Manitoba » ?

Face aux massacreurs d’arbres, voici les planteurs d’arbres, dont le fameux Elzéard Bouffier, ultime avatar romanesque d’une série de personnages dans son genre, dont le propre père de Giono :

« J’avais 6 à 7 ans et j’accompagnais mon père dans ses promenades. Il portait dans sa poche un petit sac qui contenait des glands. À certains endroits des collines, sur quelques replats, devant une belle vue, le long d’un sen-

Jacques Mény est président de

l’Association des amis de Jean Giono.

Il a notamment édité les Lettres à

la NRF (1928-1970) de Jean Giono

(Gallimard, 2015).

Page 101: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

100 AVRIL 2020AVRIL 2020

tier, mon père faisait un trou avec sa canne et enterrait un gland, ou deux, ou trois, ou cinq, ou plus, disposés en bosquets, en carrés ou en quinconces. C’était une joie sans égale : joie de faire, joie d’imaginer la suite que la nature allait donner à ces gestes simples. (1) »

Pour Giono, planter des arbres est avant tout un art de vivre, car ils lui procurent une jouissance sensuelle et esthétique. Devant l’une des fenêtres de son bureau, il a fait planter des peupliers, des trembles et des bouleaux « pour le régal des yeux et des sens en général : le feuillage des peupliers fait dans le vent le bruit de la pluie, celui des trembles se renverse et luit comme de l’argent, j’aime le tronc des bouleaux cou-vert de leur écorce semblable à la peau d’un cheval » (2).

Mais c’est dans son œuvre que l’écrivain a fait pousser les plus belles forêts. Souvent, dès la première page d’un roman, l’arbre est là, qui installe le paysage avant d’entrer en jeu avec les personnages. Au premier paragraphe du Chant du monde (1934), Antonio touche « un vieux chêne, plus gros qu’un homme de la montagne », écoute « dans sa main les tremblements de l’arbre » et lui parle : « “Ça va ?”, demanda Antonio. L’arbre n’arrêtait pas de trembler. “Non, dit Anto-nio, ça n’a pas l’air d’aller.” » Cet arbre cosmique, qui relie la terre au ciel, exprime en formes aériennes la grande force élémentaire, sou-terraine et nocturne, qui régit ce monde dont il semble l’axe : « Des gémissements partaient de la terre et montaient lourdement dans la sève des troncs jusqu’à l’écartement des grosses branches. » Avec Un roi sans divertissement (1947), la description d’un hêtre –  cer-tai nement l’arbre le plus souvent mentionné chez Giono  – est à l’origine de la création romanesque : « Le livre est parti parfaitement au hasard, sans aucun personnage. Le personnage était l’arbre, le hêtre », confie Giono à Jean Amrouche (3). « Au départ, je suis allé me promener dans un endroit qui est très extraordinaire et où il y a un hêtre magnifique. En retournant, j’ai commencé à écrire sur ce hêtre. » Cet « Apollon- citharède des hêtres », inaugural de la fiction, n’est plus le centre d’un univers « panique » en perpétuelle métamor-phose. L’arbre, même s’il « n’en existe pas de plus beau », est main-tenant associé à la mort, au chaos. Le monde a cessé de chanter : un

Page 102: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

jean giono, la passion des arbres

101AVRIL 2020AVRIL 2020

tueur en série va y dissimuler les cadavres de ses victimes. Giono fait de ce hêtre un objet esthétique, un monument baroque aux « mille bras entrelacés de serpents verts ».

Les arbres suscitent chez Giono des accès de fièvre descriptive, lui offrant matière à des « catalogues » jubilatoires, où la plume s’enflamme à accumuler les noms d’espèces. Un exemple parmi tant d’autres emprunté à la nouvelle « Monologue » (1948), où Giono décrit un canton « chargé d’arbres » du Trièves :

« Ce coin est très agréable à regarder. En plus de ce feu d’artifice des bouleaux et de l’eau, il y a au-dessus, dans la pente, des bois d’yeuses très sombres. Ce sont des arbres qui sont presque étrangers au pays. À dix kilomètres d’ici, il n’y en a plus. Nos vrais arbres sont le hêtre, le chêne, le peuplier, le frêne, le sycomore, l’alisier, l’érable ; puis dans nos jardins, le poirier, le noyer, le prunier, le cerisier, le tilleul ; au bords de nos chemins, les buis, les églantiers, surtout les buis qui deviennent de vrais arbres de trois à quatre mètres de haut, puis, en montant dans la mon-tagne, à une demi-heure d’ici, on a des sapins, des mélèzes, des forêts extrêmement noires, de la mousse épaisse, des cascades d’eau froide, des pins alpestres torturés de vent, penchés au bord des pâturages vermeils. (4) »

Si par sa présence et sa beauté, l’arbre donne des raisons de vivre, son absence ou sa disparition éveille la prise de conscience du « grand malheur de la condition humaine » : le sentiment tragique du néant de l’existence, que Giono nomme l’ennui. Les paysages apocalyptiques des champs de bataille de la Grande Guerre lui ont ouvert les yeux sur l’abîme d’un monde sans arbres. Les « gouffres horizontaux » des vastes étendues désertiques, d’où les arbres semblent s’être retirés, cristallisent sa hantise d’un naufrage de l’individu qui, face à un espace aux « dimen-sions anéantissantes », perd « tout moyen de sentir son existence » et se sent littéralement « devenir rien ». Le regard a besoin de rencontrer la silhouette d’un « être vivant vertical », homme ou arbre, pour conjurer l’angoisse d’une situation, qui est vraiment « comme la mort » :

Page 103: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

102 AVRIL 2020AVRIL 2020

« Une herbe couleur de rouille tapisse les pentes, les creux, l’ondulation molle de terres aussi vastes que l’océan. Pas d’arbres ; pas le moindre mât porteur de toile. La crête des vagues touche le ciel ; il n’y a pas d’horizon. Rien à espérer des marches en avant, sinon la rencontre d’un abîme. (5) »

En faisant renaître à la vie une contrée désertique, Elzéard Bouffier, « l’homme qui plantait des arbres », est l’auteur d’une création « digne de Dieu », à laquelle « plus de dix mille personnes doivent leur bonheur ». Les arbres participent de l’amour de la vie. Hommes et arbres, en dehors d’une analogie de forme souvent soulignée par l’écrivain, appartiennent à une même « civilisation naturelle de la sève et du sang ». Giono a ima-giné la destruction de Paris par « une immense forêt en marche » livrant bataille contre « les fausses richesses », qui ont fait « sortir des forces artificielles » de cette terre d’Île-de-France, « capable de porter un grand poids d’arbres ». Pour les « aveugles » que sont les hommes des grandes villes, et les Parisiens en particulier, il n’y aura de bonheur « que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la tour Eiffel ; où devant les guichets du Louvre on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombent ; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis surgiront en tremblant de la queue ».

L’œuvre entière de Jean Giono célèbre l’arbre dans tous ses états, qu’il soit mélangé à l’homme dans la « grande saumure de la vie totale » ; qu’il soit grenier à rêves ou objet esthétique ; qu’il soit d’une beauté exaltante et consolatrice ou associé à la cruauté et à la mort. Être vivant sensible, source de petits bonheurs quotidiens, indispen-sables à la sérénité de l’esprit, l’arbre comme la poésie, nous dit Giono, rend le monde habitable.

1. Jean Giono, Les Terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard, 1976, p. 36. 2. Idem, p. 25.3. Jean Giono, Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, Gallimard, 1990, p. 192.4. Jean Giono, « Monologue » in Faust au village, Œuvres romanesques complètes, tome V, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 185. 5. Jean Giono, Les Trois Arbres de Palzem, Gallimard, 1984, p. 95.

Page 104: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

103AVRIL 2020AVRIL 2020

L’HOMME NOUVEAUSERA PAYSAN› Marin de Viry

C’est un Debray, donc il faut partir de loin et de haut : il y a longtemps, on pensait Trinité, Esprit, sacrifice, Jérusalem céleste, amour. Tout en pensant son contraire, quand on était libre-penseur. Puis on a pensé humanité,

classes sociales, infrastructure, dialectique, praxis. Tout en pensant son contraire, quand on était libéral ou conservateur. Puis on a pensé et on pense encore morale, consentement, soins mutuels, bien-être, yoga, extension du droit pénal. Période Kant, dans une version gangrenée par la chicane et la papouille. L’actuelle social-démocratie judiciarisée, entrelardée de zones festives et de refuges pour minoritaires vindicatifs, fait désormais de plus en plus place, dans nos cerveaux nécessiteux, à la nature. Ce sont désormais les endives, les baobabs et les icebergs qui colonisent nos imaginaires et façonnent nos vertus. La différence avec autrefois, c’est que nous ne nous tour-nons pas vers l’humanité afin de la transformer selon une concep-

Marin de Viry est critique littéraire,

enseignant en littérature à Sciences

Po. Dernier ouvrage publié : Un roi

immédiatement (Pierre Guillaume

de Roux, 2017).

[email protected]

Page 105: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

104 AVRIL 2020AVRIL 2020

tion anthropologique qui définit un projet. La fraternité n’est plus le grand moteur du projet, ni l’idéologie sa carrosserie (ou le contraire). La nouvelle idée : le respect de la nature, considérée comme un Être suprême. Le nombre d’arbres par habitant compte beaucoup plus que la forme du gouvernement. Le bien public est assimilé à l’état de la nature. Deux conceptions anthropologiques extrêmes cohabitent en ce début de «  siècle vert  » : soit l’homme est un prédateur imbécile à éradiquer, soit il est un ami potentiel de la nature qui peut avoir une place modeste mais répertoriée dans le projet politique que les Verts nous proposent. L’idéal sera à un extrême la forêt primaire sans hommes, et à l’autre un jardin biodynamique à l’anglaise entretenu d’une main légère et déférente par des esthètes décroissants qui par-leront aux arbres, généralement pour leur demander pardon. C’est une bonne idéologie pour une nation qui comme la nôtre n’est ni croyante, ni unie, ni souveraine : la nature remplace la foi, la liberté et l’idée d’avenir.

Régis Debray, dans son Siècle vert (1), étudie l’anatomie et la vie spi-rituelle de ce régime qui s’avance. L’auteur est un peu dans la posture d’un prélat qui se ferait amener un indigène pour démêler la question de savoir s’il a une âme. Il examine ses rites, ses lieux de culte, son clergé, son Apocalypse, ses fins dernières, son credo, ses schismes, ses saints, ses hérésies, en posant les bonnes questions. La conclusion est imparable : pas de doute, la chose est bien un système de pensée global et pérenne, avec un ciel, une Église, et des fidèles – du fanatique au tiède qui ne veut pas d’ennuis avec la police. C’est un dispositif assez solide pour dispenser un homme de penser sa vie durant. Il obtient brillamment le label « paradigme de long terme ». Bref, quelle que soit la tristesse philosophique que l’on éprouve à se faire embarquer dans un système idéologique de plus et à en souffrir la stupidité, on l’a sur les bras.

C’est sur la question de l’acte fondateur que Debray étonne : c’est Faust le premier coupable en esprit, et Pétrarque en pratique. En 1336, l’amant de Laure grimpe sur le mont Ventoux, « passant d’une contemplation esthétique et distante à une volonté de prendre phy-siquement possession ». Passage lumineux pour l’auteur savoyard de

Page 106: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’homme nouveau sera paysan

105AVRIL 2020AVRIL 2020

ces lignes, qui, comme ses ancêtres depuis mille ans, n’a jamais com-pris la motivation des alpinistes. Dieu a créé une limite entre les verts pâturages de la montagne à vaches et les hauteurs minérales et stériles qui se contemplent comme une métaphore de la hauteur de l’esprit : pourquoi franchir la limite ? Pierriers, glaciers, crevasses, avalanches, pieds gelés, œdèmes, hallucinations et chutes fatales feront prompte justice des aventuriers qui partent à l’assaut du Ciel. C’est le cas de Faust, qui surplombe la nature et décrète notre droit à la posséder à notre guise. D’où tous ces cadavres en doudoune et toutes ces bou-teilles en plastique sur les sommets. L’heure est au ramassage et à la remise en l’état initial. On efface le passé, on oublie l’avenir. On laisse repousser. Les rebouteux de la postmodernité digitale, les rhizomes planants de La France en marche seront engloutis avec les centrales à charbon, les marxistes, les européistes, tous les agités qui ont des visions d’horizons eschatologiques. Très bien, mais après, sachant qu’il faut bien que l’homme s’occupe l’esprit ? Debray prédit, mi-sérieux, mi-goguenard, que le bon équilibre entre la jungle, cette nature sans hommes, et Frankenstein, cet être révolté contre la nature, c’est la « coopérative jardinière ». Enracinement, fonctionnement commu-nautaire, alliance entre le terroir et l’intelligence. L’homme nouveau sera paysan, un zeste collectiviste, au centre d’une société presque dépourvue de prêtres et de soldats. C’est l’espoir d’une mutation vers la sérénité antique qui finit cet excellent essai.

1. Régis Debray, Le Siècle vert. Un changement de civilisation, Gallimard, coll. « Tracts », 2020.

Page 107: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

106 AVRIL 2020AVRIL 2020

LE RAGONDIN ET LE PRÉSIDENT› Kyrill Nikitine

U n ragondin peut-il avoir le même pouvoir qu’un président de la République sans passer par l’ENA ? Lewis Carroll répondrait oui sans hésiter. Dans un monde dont on cherche à reprendre le contrôle et dont le sens s’effrite, les logiques les plus invrai-

semblables peuvent parfois devenir les plus lumineuses, voire les plus rationnelles. Et cela pourrait jouer en faveur de nos petits nageurs poilus…

Cette logique est désormais défendue par l’organisme Polau, Pôle arts et urbanisme, dont les membres se sont donné pour but de créer pour la première fois un parlement d’humains et de « non-humains » au sein du territoire français : le Parlement de Loire. Une grue, un grain de sable, tous représentés et représentants au sein d’une même biocratie. Ce parlement donnerait au sens propre des droits, au même titre que les droits de l’homme, aux espèces animales et végétales, aux cours d’eaux, aux sols, à tous ceux qui sont dépositaires de la biodiver-sité et de la santé du fleuve et de son écosystème.

Page 108: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

107AVRIL 2020AVRIL 2020

l’arbre, modèle de civilisation

Depuis quelques années, des réformes juridiques inédites ont vu le jour afin d’imposer les droits de la nature dans plusieurs pays. En 2016, la province kanake des îles Loyauté de Nouvelle-Calédonie a ainsi adopté dans son code environnemental un « principe unitaire de vie », selon lequel « l’homme appartient à l’environnement naturel qui le constitue, principe fondateur de la société kanake. [...] Pas de diffé-rence entre l’homme et son environnement. Il est la mer, la terre » (1). De même, le Parlement néo-zélandais a reconnu en 2014 une personnalité juridique au parc national Te Urewera en tant qu’entité vivante, considérant que tous les éléments naturels qui le composent, comme la rivière et la forêt, sont des ancêtres du peuple maori Tuhoe, des membres de leur famille envers lesquels ils ont un devoir de protection. En mars 2017, en Inde, le Gange a été reconnu par la Haute Cour de l’État d’Uttarakhand comme « per-sonne » ou « sujet » ainsi que tous les éléments naturels qui forment avec le fleuve un écosystème global (glaciers, affluents, lacs et prairies, etc.). Leur attribuant le statut de « parent », la Cour a désigné les écosystèmes comme étant parents de juristes, d’acteurs politiques et d’universitaires. Mais avec cette nouvelle famille apparaissent de nouvelles interactions juridiques souvent complexes. Devra-t-on imputer aux « parents » du Gange la responsabilité d’un préjudice pouvant être causé par le fleuve (noyade, etc.) ? En d’autres termes, quels types de devoirs impliqueront les nouveaux droits ? Des zones juridiques encore floues qui pousseront d’ailleurs l’État d’Uttarakhand à exiger de la Cour suprême en 2019 une annulation et une révision du statut pour une meilleure viabilité.

En France, des organismes publics comme les comités de bassin (ici, celui de la Loire-Bretagne) ou bien encore les acteurs des sché-mas d’aménagement et de gestion des eaux (Sage), incluant des repré-sentants de l’État, des collectivités locales et usagers, sont chargés de légiférer sur l’aménagement du territoire. Un arbitrage qui s’effectue à travers des commissions où se retrouvent agriculteurs, pêcheurs, entreprises d’aquaculture, de bateliers et de tourisme, ainsi que des entreprises à caractère industriel et artisanal. Pollution de l’eau, de l’air ou des sols, espèces menacées y sont donc les sujets constamment

Kyrill Nikitine est écrivain et

journaliste. Il a publié Le Chant du

derviche tourneur (2011).

[email protected]

Page 109: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

l’arbre, modèle de civilisation

108 AVRIL 2020AVRIL 2020

abordés avant la mise en œuvre du moindre projet. Alors pourquoi exiger un tel parlement ?

En aval des règles d’arbitrage définies par l’État, les commissions n’échappent pas à l’influence des acteurs politiques et économiques qui agissent au plus haut niveau des institutions. Dans ce cadre, les éléments naturels restent considérés comme des ressources ou des fac-teurs. Ils peuvent ainsi être négociés ou manipulés comme des objets économiques ou statistiques. D’autre part, ils dépendent du nombre de ceux qui les représentent et de leur poids politique.

Pour Camille de Toledo, un des principaux instigateurs du projet, cette mise en « tutelle » de la nature afin de mieux la représenter et défendre ses intérêts n’est qu’une première étape, un levier dont il faut se servir pour planter de façon pérenne les principes de l’écologie pro-fonde : « Le mécanisme de la tutelle est pertinent mais il implique que ces entités non humaines soient considérées comme irresponsables, incapables d’un point de vue juridique. Or, le sens de nos réformes, c’est au contraire de montrer de quoi les éléments de la nature sont capables, responsables » (2). À ses yeux, la révolution verte ne sera véritablement effective qu’en reconnaissant l’autonomie et la volonté propre de chaque élément naturel. Ce n’est qu’à ce stade que l’objet naturel, devenu « sujet », se défendra à armes égales : « Les écosystèmes menacés, fleuve, massif montagneux, forêt, rivière, doivent accéder au statut de personnalité juridique de la nature – conçue comme des « fonds » et représentée par des mandataires (voués à la représentation d’intérêts non humains) qui pourraient intenter des procès (au nom des éléments de la nature), récolter des dommages et intérêts, et des loyers d’usage (si usage il y a par les humains des espaces naturels) (3). » Pour les spécialistes en droit de la nature comme la juriste Valé-rie Cabanes, cette étape permettrait à notre économie de passer d’un système de propriété à un système d’usufruit : « Sous un régime des communs, les habitants d’un territoire pourraient d’une part s’opposer à sa privatisation et d’autre part réclamer justice. [...] Si nous devions nous engager dans un processus de “désappropriation des terres”, il faudrait qu’il soit accompagné d’une sanctuarisation du sol, reconnu comme commun naturel. (4) »

Page 110: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

le ragondin et le président

109AVRIL 2020AVRIL 2020

Dans un tel contexte, le citoyen, l’association ou l’État pourrait sai-sir la justice « selon le principe du locus standi en Common Law ou de l’actio popularis romaine : l’intérêt à agir en justice en défense d’intérêts collectifs, et cela même s’il n’a subi aucun préjudice direct et person-nel. Pas besoin d’être reconnu comme tuteur ou parent. Mais plutôt de reconnaître à tout citoyen l’exercice de son rôle de “protecteur” de la nature face à des personnes, entités et projets qui la menacent » (5).

Mais comme tout principe déployant un idéal démocratique, il porte en lui de nouveaux paradoxes. Même en changeant leur sta-tut, ce nouveau modèle n’ajoute-t-il pas d’insurmontables difficultés à celles déjà préexistantes : comment inclure et coordonner des milliers d’espèces ?

Bruno Latour, philosophe et anthropologue des sciences, nous rap-pelle une règle de Mère Nature à laquelle aucune espèce ne semble échapper : « Il y a des êtres avec lesquels on ne peut pas vivre. Toutes les espèces ne sont pas faites pour vivre ensemble. (6) » En effet, comme Charles Darwin nous l’a si bien enseigné, la vie et la survie d’une espèce impliquent l’exclusion de beaucoup d’autres. Cela implique des choix, des priorités de coexistence, des stratégies de lutte inhé-rentes à la sélection naturelle. Ce sera une première dans l’histoire de notre humanité, cette espèce dominante qui, ayant perdu le contrôle de sa propre domination, devra composer (ou plutôt recomposer) avec les espèces et les milieux dont elle dépend. Et cela en se mettant à leur service. En attendant donc de voir se hisser de nouveaux drapeaux sur nos parlements, interrogeons-nous sur ce qui suit. Il fut un temps où la religion et les prêtres guidaient les peuples. Plus tard, ce furent les politiques et les États. Guidés par nos chercheurs et des avocats d’un nouveau genre, fera-t-on de la biologie, parce qu’elle semble être l’unique porte de sortie, notre nouvelle et unique patrie ?

1. Basile Citre, président de la commission du développement durable de la collectivité, cité par Valérie Cabanes, Homo Natura, Buchet Chastel, 2017.2. Propos recueillis par Kyrill Nikitine.3. Idem.4. Valérie Cabanes, op. cit.5. Propos recueillis par Kyrill Nikitine.6. Extrait de l’audition de Bruno Latour dans le cadre du projet du Parlement de Loire, octobre 2019.

Page 111: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres
Page 112: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

LITTÉRATURE

112 | La mort de Jean›Marc Lambron

120 | La féministe et la poule›Marin de Viry

126 | Huysmans bénédictin›Sébastien Lapaque

135 | Arthur Schnitzler, un pas de bourrée dans la ronde des faux-cols viennois›Céline Laurens

Page 113: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

112 AVRIL 2020AVRIL 2020

LA MORT DE JEAN› Marc Lambron

L’auteur de Carnet de bal, 4 (Grasset, 2019) évoque la mort de Jean d’Ormesson et les hommages qui lui furent rendus.

5 décembre 2017En activant mon téléphone, vers 8 h 20, je trouve une kyrielle de

messages, France Inter, France Culture, Europe 1, Radio Classique, etc. Et je comprends que Jean d’Ormesson est mort cette nuit, d’une crise cardiaque. Dans le bruit médiatique qui va accompagner ce départ, je souhaiterais pour lui une stèle de silence. Texto de ma fille Juliette : « Une pensée pour mon papa qui perd un camarade. » Le mot est juste. Quel bon camarade aura été Jean. Tant d’adieux sonores pour un homme qui est retourné à son secret. Nous ne l’aurons accom-pagné que sur le seuil.

Je n’irai pas chez Pujadas ou sur CNews, mais je réponds volon-tiers au journal de 13 heures sur France Inter, ainsi qu’à Olivia Gesbert pour « La grande table » sur France Culture, où elle fait témoigner Dany Laferrière et Manuel Carcassonne en studio, ainsi que Jean-Christophe Rufin au téléphone. Nos mots sont là pour veiller sa présence.

Page 114: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

113AVRIL 2020AVRIL 2020

littérature

6 décembreHier, la représentation nationale a applaudi, en hommage, le

nom de Jean d’Ormesson. Depuis quand un écrivain n’avait-il pas été salué ainsi dans l’Hémicycle ? André Malraux ? Paul Valéry ? Georges Bernanos ? Victor Hugo ? Patrick Besson surnommait Jean « Victor Ego ».

On ne réduit pas le charme à un algorithme. Mettons qu’en Jean se croisaient plusieurs figures. Un Guépard de la littérature – il faut que tout change pour que rien ne change. Une sorte de maître Yoda des belles-lettres, un sage guilleret aux oreilles frétillantes, un institu-teur national. Et la figure de l’aristocrate démocrate : son aïeul fut régicide, son père délivra des sauf-conduits à des juifs allemands quand il était consul à Munich et démissionna dans le mois suivant l’ins-tauration du régime de Vichy. Mon vieux camarade se plaisait à rap-peler à François Mitterrand que son père avait mis trois semaines à comprendre ce que le futur président a mis trois ans à admettre. Si patricien soit-il, Jean d’Ormesson était passé sous les fourches cau-dines de la méritocratie républicaine, l’École normale, l’agrégation. Et sa stature dut beaucoup au média démocratique qu’est la télévi-sion : ce Downtown Abbey à la française que fut le feuilleton Au plai-sir de Dieu, puis les innombrables apparitions de l’auteur devant une caméra. Très remonté contre la gauche dans les années soixante-dix, porte-parole huppé du lectorat des beaux quartiers, il avait glissé vers une sorte de relativisme qui embrassait toutes les familles spirituelles de la France.

Une chose de Jean, qui en faisait l’agrément : pour toute situation de la vie, son érudition pouvait fournir une phrase amusante. De sorte que l’élégance de la pirouette estompait les drames de l’exis-tence. L’enfer était pavé de bonnes citations. Peut-être la maladie lui fit-elle éprouver son propre courage. En avril 2016, ce n’est pas si loin, il m’avait remis mon épée d’académicien au Quai d’Orsay. Jean fut éblouissant. Le lendemain, il devait entrer en clinique pour des traitements lourds : il le savait, mais rien ne le laissait deviner.

Haut fonctionnaire, critique littéraire

et écrivain, Marc Lambron est

membre de l’Académie française.

Dernier ouvrage publié : Carnet de

bal (4). Chroniques (Grasset, 2019).

Page 115: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

114 AVRIL 2020AVRIL 2020

Ma dernière vision de Jean : la séance de l’Académie où l’on vota le texte du communiqué sur l’écriture inclusive. J’avais préparé un projet écrit à la demande d’Hélène Carrère d’Encausse, Jean-Marie Rouart en proposa un autre oralement. Il ne fallait désobliger per-sonne. Jean prit la parole pour critiquer mon texte – « C’est trop ou trop peu », dit-il  – mais le vota. Les réserves qu’il exprimait don-naient du crédit à la position de Rouart, en même temps qu’il se ralliait à ma motion. C’était un fils de diplomate.

Ce qui est en cause avec la disparition de Jean d’Ormesson, c’est peut-être la capacité d’une nation à façonner ses propres légendes. Une génération forte, cristallisant des récits collectifs, est en train de disparaître. En quelques mois, des mythes français, au sens de Barthes, ont quitté cette vie. Simone Veil, Jeanne Moreau, Jean d’Ormesson, en ajoutant le combat incertain de Johnny Halliday contre le cancer. Qui reste-t-il ? Pour aller vite, Charles Aznavour et Brigitte Bardot, Alain Delon et Jean-Paul Belmondo, et, plus jeunes, Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, qui furent tous des acteurs. Est-ce une question de stature ? Je ne suis pas sûr que cette explication suffise. Mais dans une époque de démythification, de déconstruction, de dérision, un personnage comme Jean d’Ormes-son réussissait à perpétuer une certaine sacralité de la littérature. Il venait d’autres siècles, mais il allait au nôtre. Connaissant par cœur Chateaubriand, il entrait dans la « Pléiade », mais savait dialoguer avec Julien Doré ou Joey Starr. C’était assez jésuite : s’insinuer dans une époque, ne pas la blâmer pour mieux l’éduquer. De sorte que Jean ne fit jamais de concession au « c’était mieux avant ». Il donnait l’impression, au contraire, d’avoir échappé à un temps révolu plein de vieux bonhommes poussiéreux pour s’ébattre dans les fraîches prairies du présent. Toujours le oui, jamais le non : c’est une hygiène de l’esprit, et une définition de l’intelligence. En lui, la vie approu-vait la vie. Et c’est en cela qu’il donnait à espérer.

Une clef de Jean : c’était un late bloomer, un homme de floraison tardive. Il était contemporain de deux écoles littéraires, les Hussards et le Nouveau Roman, mais n’appartenait à aucune des deux. Il lui fallut attendre l’âge de 45 ans, au mitan de son existence, pour être

Page 116: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

la mort de jean

115AVRIL 2020AVRIL 2020

enfin regardé avec estime. C’était en 1971 avec La Gloire de l’Empire, au titre pré-Guerre des étoiles. La seconde partie de sa vie fut l’assomp-tion de ce qui lui avait été refusé dans la première. Jean avait trouvé sa chance et ne la lâcha plus. Le temps passant, il guettait dans sa géné-ration les Mauriac, les Aragon, les Malraux qui auraient pu lui faire de l’ombre, et voyait plutôt les statures se désagréger. Incrédule mais réaliste, il ramassa des couronnes sans titulaire. Sa longévité tourna au triomphe : le combat avait cessé faute de combattants, un darwinisme littéraire le portait au pinacle. Cela lui laissa même le loisir d’être hospitalier à ses cadets. Mais la dette envers son père autant que le besoin de reconnaissance générale restaient intenses : en conséquence, il jouissait d’être sélect et populaire. Jean est entré dans la « Pléiade » comme Line Renaud revenait de Las Vegas.

J’eus une discussion avec lui sur la postérité. Ayant décroché tous les trophées dans cette vie, il s’inquiétait de ce qui lui serait concédé dans la suivante. Le cas de son ami François Nourissier l’inquiétait : pape des lettres, jouissant du pouvoir temporel que lui conféraient la présidence de l’Académie Goncourt, ses rubriques littéraires dans Le Point et Le Figaro Magazine, ainsi que son rôle de conseiller auprès de divers éditeurs, Nourissier fut rapidement évincé de la mémoire des contemporains après sa disparition, sans doute à la mesure du pouvoir qu’il avait jubilé d’exercer – on le lui fit payer. Un jour, je dis ceci à Jean, qui eut l’air de le frapper : « La vie littéraire n’est pas la littéra-ture. » Si l’on a trop donné à la première, la seconde vous le rend mal. Cela ne le rassura pas. Je ne sais quelle évaluation il faisait de la part respective de l’une et de l’autre dans son existence. Jean se reprochait d’aller trop à la télé, mais résistait mal à une caméra. C’était son côté actrice, son côté Michèle Morgan. Il savait très bien qu’un brahmane littéraire tel que Julien Gracq n’apparut jamais à la télévision, alors que la réputation de Jean devait beaucoup aux écrans. Je devine aussi qu’il entretenait un doute technique sur son écriture : comme il me le dit un jour, un narrateur n’est pas forcément un styliste.

Ces déjeuners à Neuilly, chez Jean, avec Claude Lanzmann. Comme ils étaient un peu sourds tous les deux, je tenais lieu de Sonotone. Ils parlaient de leurs anciens professeurs, Hippolyte ou Beaufret, et de

Page 117: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

116 AVRIL 2020AVRIL 2020

leurs camarades de khâgne respectifs, Michel Tournier, Gilles Deleuze ou Jean Laplanche. Comme je ne connaissais pas trop mal ce paysage, ils me consacraient volontiers octogénaire ou nonagénaire d’honneur. C’était étrange et charmant. J’en ai gardé de bonnes photos, où ils se câlinent comme des chats.

L’idée de postérité me rappelle ceci : en 1956, Emmanuel Berl publia Présence des morts, livre d’hommage à ses amis disparus. Coc-teau, bien vivant et toujours gourmand de lui-même, s’étonna de ne pas y apparaître : il se voyait déjà posthume.

Jean, si courtois, répondant à nombre de lettres de correspondants inconnus, secrétait autour de lui une chape de protection qui le prému-nissait contre le monde où il passait. Peu de personnes suscitaient son affection vraie. Aimable à tous, informé de tout, sensible à quelques-uns, mais très détaché de la vie des autres. Pas loin de Chirac, qui serrait cent mains avec une chaleur automatique, et n’aimait personne.

Jean n’a cessé de se passer aux rayons X, par écrit et devant les caméras. Mais une part non négligeable de lui restait inaperçue. Je l’évaluerais volontiers à 30 % de sa personnalité globale.

J’ai entendu Jean d’O. comparer Jean-Edern Hallier à Maurice Sachs. C’était assez bien vu.

Si amateur de caméras qu’il ait été, Jean espérait que sa personne ne recouvre pas l’œuvre. À sa façon, il était contre Sainte-Beuve. Tra-duction dans sa bouche : « Quand on a aimé le foie gras, on ne cherche pas à connaître l’oie. »

Jean, un jour, à propos d’une famille du gratin, dont tous les membres d’une haute stature étaient à la fois très beaux et très vains : « Quand je vais chez les X, j’ai l’impression d’être un caniche chez des labradors. »

Il y a quelques mois, Jean prenait la parole aux obsèques de Pierre Combescot, que l’on a connu dans des dîners posant une main canaille sur la cuisse de ses voisins. Se tournant vers le prêtre, Jean lâcha, superbe : « Mon père, je crois que Pierre Combescot préférait le péché. »

Dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, je retrouvais une fois par mois Jean d’Ormesson, Erik Orsenna et François Sureau dans un restaurant chinois de la rue Bayard. Deux normaliens, trois

Page 118: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

la mort de jean

117AVRIL 2020AVRIL 2020

membres du Conseil d’État, c’était assez endogène. Du quatuor, seul Jean appartenait déjà, et depuis longtemps, à l’Académie française. Mes trois compères avaient oublié d’êtres sots. J’en ai le souvenir d’étincelles enflammant une caisse de fusées pour feux d’artifice. Ce fut la prémisse de quelques pactes, et de quelques fâcheries.

En juin 2016, le jury du prix Saint-Simon distingua un livre de souvenirs de Jean d’Ormesson, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. Comme Jean, fatigué, ne souhaitait pas se rendre à La Ferté-Vidame pour la remise du prix, j’eus l’idée de le filmer, afin qu’il soit présent par l’image le jour de la cérémonie. Le concours précieux de Laurène L’Allinec permit de réunir une équipe de tournage. Pendant quarante-cinq minutes, dans un salon de sa résidence de Neuilly, je l’interrogeai sur le grand mémorialiste de l’époque de Louis XIV. D’abord hésitant, Jean se rassembla comme un oiseau qui va percer sa coquille, de plus en plus brillant au fil des minutes. Sur le DVD qui a été édité par le conseil départemental d’Eure-et-Loire, on voit le vieux khâgneux se transformer en une sorte de derviche de la mémoire, accélérant sa rotation au gré des tambours du passé. De mes dialogues avec lui, il me restera cette empreinte filmée.

8 décembreHommage national à Jean d’Ormesson aux Invalides. L’église des

soldats accueille les visages d’une vie pour une fête en larmes. Il y a peu, Jean prenait la parole aux obsèques de sa belle-sœur Pascaline. Au nom de tous les présents, c’est Jean-Marie Rouart qui s’exprime en ouverture de la messe. Il s’adresse en clausule à la lignée féminine, Françoise, Héloïse, Marie-Sarah, en y associant le « Bleuet », mot codé qui désigne une personne chère au cœur de Jean. Il y a deux anciens présidents de la République dans l’assistance : Valéry Giscard d’Es-taing, en costume de ville, assis en avant du banc des académiciens, à côté de Nicolas Sarkozy, venu avec Carla Bruni, cheveux tirés en chignon, profil de madone indéchiffrable. L’ancien personnel ministé-riel est uniment de droite : Édouard Balladur, François Fillon, Jacques Toubon, Michèle Alliot-Marie, Renaud Donnedieu de Vabres, Valérie Pécresse.

Page 119: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

118 AVRIL 2020AVRIL 2020

On dirait la scène d’un roman de Jean d’O. Ses amis de longtemps sont là, les Montal, les Sureau, les Broglie, Mme Alain Chevalier, Éric Neuhoff, Marie-Eugénie de Pourtalès. Des journalistes, Olivia de Lamberterie, Marion Ruggieri, Laurent Delahousse, venu avec Alice Taglioni. Et le fidèle Julien Doré, un tatoué aux couleurs de Neuilly. Le corps de Jean devant nous, dans une boîte, séparé de la vie par des cloisons de bois. Plus jamais cette conversation que nous avons tenue depuis vingt-cinq ans. Sans le voir si souvent, je savais Jean à sa place, comme une demeure où l’on peut revenir : il était une balise du charme et de l’intelligence. M’étant sevré de pères, et ayant perdu le mien en 1997, je n’ai jamais eu de rapports projectifs avec mes aînés – nulle demande d’adoption. Nos relations, pour aller vite, se tenaient plutôt sur un terrain khâgneux, comme si j’avais conversé avec un camarade de classe de trente ans plus âgé. Hier soir, François Busnel lui consacrait une émission, en présence de Laferrière et d’Orsenna. Les extraits choisis montraient surtout Jean parlant de lui-même, sujet qu’il connaissait bien. Mais sans doute lui demandait-on aussi de le faire. Mes conversations avec lui, souvent en présence de François Sureau, d’Erik Orsenna ou de Claude Lanzmann, portaient essentiel-lement sur la littérature. Non la sienne, mais celle des grands auteurs. Comme toujours, je sens que la mort des autres porte à se redresser : en un sens, elle virilise. Lors de cette messe, le « Notre Père » est dit en latin. Et la cérémonie se clôt par cet ancien hymne à la Vierge qui renvoyait Jean à son enfance : « Chez nous soyez reine ».

Toute l’assistance se transporte alors dans la cour des Invalides pour l’hommage national. Froid glacial. Les pelotons sont alignés, un auvent protège un orchestre à cordes. Je me retrouve debout entre Jean-Marie Rouart et Dany Laferrière : les académiciens se serrent comme des bergers de montagne grelottant sous leur cape. Giscard a disparu, mais François Hollande arrive. Entrée d’Emmanuel Macron, accompagné de son épouse Brigitte. Il passe les troupes en revue, puis attend. Le cercueil de Jean, couvert d’un drapeau tricolore, sort de l’église porté par dix soldats, avec, disposées sur des coussins rouges, sa grand-croix de la Légion d’honneur et son épée d’académicien. Le président se dirige vers la tribune et prononce l’éloge du disparu, où

Page 120: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

la mort de jean

119AVRIL 2020AVRIL 2020

l’on reconnaît la patte normalienne de Sylvain Fort. Je m’y entends compté au nombre des amis du disparu. À la fin, le président, selon le vœu de Jean, vient déposer sur le cercueil un crayon, emblème du dénuement royal de tout écrivain. L’orchestre entame alors l’andante du Concerto pour piano no 21 de Mozart, et je reconnais au piano Karol Beffa. Le cercueil, suivi des trois femmes de la famille, du président et de son épouse, quitte la cour des Invalides au son de « La méditation de Thaïs » de Jules Massenet, avec Renaud Capuçon en soliste. À la sortie, Delphine et moi embarquons Karol Beffa dans la voiture mise à disposition par l’Académie, pour le déposer à Mabillon.

Lors de son arrivée aux Invalides, ainsi que je le découvre à la télé-vision, François Hollande a lâché une information qu’il eût pu garder pour une autre occasion : à peu de jours du départ de l’Élysée du pré-sident sortant, au printemps dernier, Jean lui fit savoir qu’il se tenait à sa disposition pour un petit déjeuner le matin de la passation des pouvoirs, suggérant ainsi de rééditer en 2017 l’épisode de 1995 avec François Mitterrand. Une fois suffit, lui aurait poliment répondu Hol-lande. Encore le côté actrice de Jean. Et le côté bavard de Hollande.

Le président Macron a rendu hommage à Jean d’Ormesson, qui avait dit de lui : « Macron n’a pas de socle, il vit de la chute des autres. »

Page 121: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

120 AVRIL 2020AVRIL 2020

LA FÉMINISTE ET LA POULE› Marin de Viry

M arius – Priscilla, tu as rompu ton projet de mariage avec moi, puis avec Archibald, puis avec Juliette, et quant à moi mon voyage en Italie avec Giulia a fini en Autriche sans Giu-lia. Elle m’a envoyé à la figure une assiette de

spaghettis à l’encre de seiche, à Vérone, parce que je n’avais rien dit de drôle depuis trois minutes. Elle est fabriquée comme toi, elle demande l’impossible pour être certaine d’être insatisfaite. Mais au moins toi tu ne fais pas de scandale dans les trattorias et tu n’uses pas de violence. Nos échecs ont quelque chose de propitiatoire : je te propose que nous nous re-fiancions.

Priscilla – Marius, ne va pas comparer mes amours sublimes avec un aristocrate et une plasticienne de premier plan – amours contra-riées par la hauteur sublime où elles se situaient – avec ta vulgaire esca-pade en douce aux bras d’une petite actrice italienne. Cela dit, il y a du bon sens dans ta proposition. Tes insuffisances me reposent, parfois m’amusent, et puis tu es à la bonne distance de moi pour que ça dure : tu es assez futé pour m’admirer, mais pas assez pour me comprendre. Tu pourrais vivre au seuil de mon mystère, en lui vouant une sorte de culte. C’est à considérer.

Page 122: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

121AVRIL 2020AVRIL 2020

littérature

Marius – Le dernier doute qui me reste avant de te redemander en mariage est le suivant : sauras-tu ne pas me pomper l’air sur mon propre territoire ? Je te propose de tester notre performance conju-gale potentielle en t’amenant à un dîner terriblement parisien. Mon amie Valériane et son mari Herbert me proposent de dîner avec mon autre ami le célèbre écrivain Mikhaïl pour lui faire rencontrer un puissant géopoliticien sur lequel il a écrit dans un de ses romans sans le connaître. Le tout entrelardé de la fine fleur du journalisme d’idées.

Priscilla – Marius, tu vas voir ce que c’est que d’être associé au prestige d’une femme exquise !

À la porte d’entrée de l’appartement de Valériane.Valériane – Marius, enfin tu nous amènes Priscilla, dont tu nous

parles en pleurnichant à longueur de journée ! Priscilla, bienvenue !Mikhaïl (à Priscilla) – Mmmhhhh je suis content de vous

connaître mmmhhhh, c’est bien de vous mmmhhhhhhh dont Marius se venge quand il écrit ?

Herbert (le mari de Valériane, à la cantonade) – Bon, passons à table ! Priscilla, à ma droite. Alors, à la demande générale et pour installer l’ambiance, je vais imiter la poule pendant la ponte. C’est un talent de société pour lequel j’ai une certaine réputation et qui m’oblige à démarrer pratiquement tous nos dîners par ça. Écoutez bien, ça commence invariablement ainsi : « Pôt pôt PÔÔÔÔÔÔT », le dernier « pôt » étant plus marqué, comme un appel de la tragédie ; puis « pot pot pot », sans accent circonflexe, apparemment plus calme, comme sur un plateau. Et puis là suivez-moi bien, monte un « pôôôôôttt » où l’on sent qu’elle ramasse ses forces, qu’elle s’élance vers l’acte de pondre, qu’elle est au bord de concevoir la pondaison comme concept, de l’accepter comme des-tin, et puis ça y est, elle produit l’effort, elle pond… « Paut paut paut… »… Plus dans les graves… Voilà, c’est fait, elle a pondu… Vous sentez le tempo de la souffrance ?

Marin de Viry est critique littéraire,

enseignant en littérature à Sciences

Po. Dernier ouvrage publié : Un roi

immédiatement (Pierre Guillaume

de Roux, 2017).

[email protected]

Page 123: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

122 AVRIL 2020AVRIL 2020

Mikhaïl – Vous voyez, Marius, Herbert observe le monde, lui, mmmmhhhhh. C’est ce qui manque à vos fictions, mmmmhhhhh… Vous avez déjà regardé un poulet de batterie droit dans les yeux ? Mmhhhhh... Vu dans son regard cet immense désir de considération et d’émancipation ?

Marius – Non le seul animal encore vivant que j’ai regardé avant de le consommer, c’était une truite que j’avais pêchée. Elle avait l’air contrarié, mais pas de m’en vouloir personnellement.

Valériane – Marius, tu vas nous raconter comment se passent tes premières semaines au Bigaro, et puis si on est encore opération-nels on passera peut-être à une conversation générale sur le conflit israélo-palestinien…

Marius – Ah, Le Bigaro est un monde de lait et de miel. Au sommet règnent les nobles figures des grands prêtres hiératiques blanchis dans les travaux guerriers et éditoriaux. Ces dépositaires du surmoi collectif du journal non moins que de sa haute vocation politique, culturelle et sociale, sans compter l’héritage spirituel de nos glorieux morts, célèbrent les noces spirituelles du Bigaro avec nos lecteurs. Campés au seuil de l’Olympe où résident le dieu actionnaire et les demi-dieux annonceurs, ils délivrent des instruc-tions cryptiques, rares, particulièrement réfléchies, sages, et d’une haute tenue, à une hiérarchie intermédiaire expérimentée et extrê-mement professionnelle, dont je tire moi-même mes instructions, qui sont moins des instructions qu’une amicale invitation à exercer une mission qui…

Priscilla – (à Herbert) – Vous ne pourriez pas à nouveau imiter la poule afin de faire taire Marius ?

Herbert – Le plus efficace pour ça, c’est le coq saluant l’aurore sur son tas de fumier. J’ai ça en magasin.

Priscilla – Je vous en prie.Herbert – HÛ HÛ HÛÛÛÛÛÛÛÛÛÛÛÛÛÛ…Mikhaïl – Ah, ça, c’est vraiment bien mmhhhhh, on dirait une

attaque de Led Zeppelin sur un poème de Mallarmé ouah ouais, c’est comme ça que vous auriez dû répondre à la question de Valériane, Marius ! Mmmmhhhh votre réponse, c’était trop long et encore vous

Page 124: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

la féministe et la poule

123AVRIL 2020AVRIL 2020

vouliez continuer… Mmmhhh vous tireriez profit à essayer d’imiter humblement pendant quelques années les sons émanant du monde animal…

Priscilla – Pardon Marius, mais Mikhaïl a raison ; c’est moi qui ai demandé à Herbert d’imiter le coq pour arrêter ton baratin. D’habi-tude il m’amuse, mais là il est assommant et faux. On a l’impression que tes collègues sont des Lego Jedi dans ton esprit puéril. Ne manque-t-il pas la légèreté, le cynisme, la lâcheté et le trafic d’influence dans ta description idyllique du journalisme tel que tu le pratiques ?

Marius (tout rouge) – Chon chon chon…Mikhaïl – Mmmhhhh Valériane, ce houmous équitable est déli-

cieux, il sonne vraiment bien avec le château Dassault Mmhhhh…Herbert – Il doit y avoir une relation secrète entre fabriquer des

avions de chasse et l’excellence viticole, et entre le goût du houmous et les conditions sociales dans lequel il est fabriqué.

Mikhaïl – Et les tomates de votre balcon aussi sont merveilleuses. Mmmmmhhhhh Marius, vous ne pourriez pas dire quelque chose sur les tomates ? Ça rattraperait le ratage de vos rapports Mmmmmhhhh avec le monde animal et le monde des médias.

Priscilla – Ou sur la monarchie ? Marius aime bien fuir les pro-blèmes de notre temps pour fantasmer le retour du pouvoir en cos-tume d’époque.

Marius – Pendant que vous en êtes à me torturer, demandez-moi de trouver le rapport entre la tomate et la monarchie. Il doit bien y avoir un penseur qui a trouvé le rapport…

Juan-Cristobal (spécialiste des idées politiques qui parle peu mais à bon escient) – Maurras Charles !

Marius – Merci Juan-Cristobal, je suis content que tu prennes le relais. Et dans quel ouvrage de Maurras peut-on lire ce développement ?

Juan-Cristobal – On ne peut pas. Il suffit de le lire intelligem-ment. Il y a tout dans Maurras Charles.

Valériane – Hum. Bon. Voilà. Priscilla, Marius m’a dit que vous faisiez des choses passionnantes...

Priscilla – Et surtout exaltantes et historiquement transforma-trices. J’agis à un niveau global sur l’investissement par les femmes

Page 125: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

124 AVRIL 2020AVRIL 2020

de nouveaux champs d’opportunités économiques pour développer une praxis de l’initiative entrepreneuriale qui rétroagit sur les struc-tures socio-économico-culturelles, à travers dix-sept initiatives à effet régional massif sur la déstabilisation du patriarcat, du nord au sud de la planète, financées par une cinquantaine de partenaires, qui vont de l’ONU aux fabricants de préservatifs.

Marius – Il y a des fabricants de confiserie industrielle aussi, parmi les sponsors. En clair, elle veut que toutes les femmes du monde res-semblent à la maman de Greta Thunberg.

Valériane – Et comment mesurez-vous les conséquences de vos passionnants programmes ?

Priscilla – Pour bien saisir le progrès en marche, il faut mélan-ger les indicateurs sociétaux et économiques. Du côté sociétal, c’est la forte augmentation des consultations pour troubles érectiles mâles, des conflits devant les juridictions civiles, de la consommation de calmants, du nombre de quinquagénaires dépressifs, de célibataires chafouins et des entrées en psychanalyse. De l’autre, c’est tout ce qui capte la croissance du business des filles. On sait qu’on est dans le progrès quand on fabrique du désordre mental sur fond de transfert de responsabilités économiques.

Mikhaïl – Mmhhhh Herbert, vous n’avez pas en tête l’aboie-ment du berger allemand, dans sa version auxiliaire de police, pour arrêter ça ?

Marius – On ne peut pas l’arrêter : dès qu’elle voit un ordre, elle voit une injustice et elle fonce dedans avec ses programmes conçus comme des missiles de croisière.

Priscilla – Marius, cela vaut infiniment mieux que de produire comme toi de la purée de pois culturelle pour entretenir l’illusion nar-cissique des classes favorisées. Cela dit, ça m’arrange, parce que pen-dant qu’elles se distraient de tes chroniques et de celles de tes pareils, elles ne songent pas aux meilleurs moyens de conserver leurs abomi-nables privilèges. Tu chantonnes La Croisière s’amuse à des dégénérés, moi, je subvertis l’ordre ignoble.

Valériane – Il y a quand même parfois chez Marius de petits élans de réflexion sous le babil mondain.

Page 126: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

la féministe et la poule

125AVRIL 2020AVRIL 2020

Priscilla – C’est la signature même d’une pensée avilie : s’excu-ser de son inconséquence en laissant échapper quelques idées à l’état d’intuitions non suivies, de projets sans travail, d’avortons.

Rajma Galatasaray (le grand géopoliticien pour lequel le dîner était organisé) – Quant à la situation au Proche-Orient…

Juan-Cristobal – Maurras Charles !

Dans le taxi qui reconduit Marius et Priscilla à leurs domiciles.Priscilla – Tes amis sont merveilleux.Marius – Tu devrais les épouser.Priscilla – J’ai passé une très bonne soirée.Marius – À toi près, moi aussi.Priscilla – Mais si l’objectif était que tes amis m’associent à toi

pour ajouter à ta réputation de légèreté une profondeur nouvelle, un potentiel insoupçonné, n’est-il pas parfaitement atteint ?

Page 127: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

126 AVRIL 2020AVRIL 2020

HUYSMANS BÉNÉDICTIN› Sébastien Lapaque

D ans l’éloge de Joris-Karl Huysmans qu’il a prononcé à Bruxelles le 28 mai 1907, un peu plus de deux semaines après le décès de l’auteur de La Cathédrale, Dom Martial Besse (1) rappelle que son ami, sur son lit de mort, portait un capuchon et une robe noirs.

C’est ainsi que l’écrivain, qui avait reçu le scapulaire des oblats des mains de Dom François Chamard, père abbé de Ligugé, le 18 mars 1900 et fait profession un an plus tard, a marqué jusque dans la mort son appartenance à la famille bénédictine.

Dans L’Oblat, son dernier roman, publié en 1903, Huysmans a mis en scène Dom Besse sous les traits de Dom Felletin et lui a fait annon-cer sa fin, vêtu en dévot fils de saint Benoît. « Lorsque le moment du repos sera proche, vous revêtirez l’habit du moine dans lequel vous serez inhumé. (2) » Les deux hommes se connaissaient depuis le prin-temps 1894. Ils s’étaient rencontrés à Paris à l’époque où Dom Besse tentait de faire renaître l’abbaye Saint-Wandrille. Dans L’Oblat, Huys-mans a vieilli ce fils d’aubergiste corrézien (3). La première fois que Dom Besse est allé rendre visite à Huysmans, il était âgé de 32 ans. De son cerveau sortaient chaque jour mille projets pour la restauration de

Page 128: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

127AVRIL 2020AVRIL 2020

littérature

l’art chrétien. Le manuscrit en cours d’En route, audacieux roman de « la bataille entre la piété et la chair », était posé sur la table de travail de l’écrivain. L’année suivante, sa parution chez Stock a provoqué la colère des curés bien-pensants, qui ont accusé l’auteur d’être « un mar-chand de littérature se faisant une réclame de la religion » (4).

La conversion de Huysmans a souvent été incomprise, et l’écri-vain soupçonné d’opportunisme et d’esthétisme. Il faut dire que ses premiers livres ressemblent à des catalogues de vices imprimés aux Enfers. Son retour vers la maison du Père fait résonner l’exclamation finale du héros de Pickpocket, le film de Robert Bresson : « Pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre ! » Lors de ses débuts littéraires, ses histoires mettant en scène des personnages abru-tis et vulgaires, un mélange de ronds-de-cuir désœuvrés et de filles faciles, l’ont associé au naturalisme d’Émile Zola, dont il s’était proclamé le disciple avec Guy de Maupassant, dans une ambiance « rut et coup de folie » (5). Marthe, histoire d’une fille (1876), Les Sœurs Vatard (1879), En ménage (1881) et À vau-l’eau (1882) ont imposé l’image d’un sceptique à l’ironie désespérée, doué pour choquer le bourgeois, avec du génie, mais le génie de l’ordure. En 1884, la parution d’À rebours a marqué un changement de perspec-tive. Au goût du sordide et au vocabulaire de latrines s’est substitué un détachement aristocratique. Au socialisme, le dandysme. L’obsession du réel a débouché sur le surréel. Rendant compte du livre, Barbey d’Aurevilly a répété ce qu’il avait écrit à Baudelaire : « Il ne vous reste plus logiquement que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. (6) » Et s’est interrogé : « Baudelaire choisit les pieds de la croix. Mais l’auteur d’À rebours les choisira-t-il ? »

Secrètement, Huysmans avait peut-être choisi, même s’il ne se sen-tait encore soulevé par aucune foi. Après À rebours, il y a eu En rade (1887) et Là-bas (1891), un roman paradoxal, plein d’éclairs de grâce et de fumées de Satan qui s’ouvre sur la révélation d’un « besoin de surnaturel qui, à défaut d’idées plus élevées, trébuchait de toutes parts, comme il pouvait, dans le spiritisme et dans l’occulte » (7). À travers

Sébastien Lapaque est romancier,

essayiste et critique au Figaro

littéraire. Il collabore également au

Monde diplomatique. Son recueil

Mythologie française (Actes Sud,

2002) a été récompensé du prix

Goncourt de la nouvelle. Dernier

ouvrage publié : Théorie de la bulle

carrée (Actes Sud, 2019).

[email protected]

Page 129: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

128 AVRIL 2020AVRIL 2020

le personnage de Durtal, Huysmans s’éloignait du naturalisme maté-rialiste et prêchait pour un naturalisme spiritualiste, dont il a eu la révélation en août 1888, en contemplant la Crucifixion de Grünewald du retable de l’église de Tauberbischofsheim dans un musée de Cassel.

Au début de Là-bas, une somptueuse séquence de trois pages rend compte de son émerveillement face à ce Christ (8). Il faut se souve-nir que Huysmans était critique d’art, un immense critique d’art (9). Comme d’autres ont le don d’écouter une sonate ou d’interpréter un texte, il savait regarder un tableau. Face à la Crucifixion de Grünewald, il a touché le mystère de l’incarnation. Et verbum caro factum est : deve-nus sensibles, les actes de foi du Credo ont commencé – tout douce-ment – d’être pour lui des sujets d’appropriation intime. Et Durtal a pu répondre à sa place à la question de Barbey : « Si je suis logique, j’aboutis au catholicisme du Moyen Âge, au naturalisme mystique. »

Célibataire endurci, dégoûté par le monde et fasciné par l’art sacré, Durtal est le héros des quatre derniers romans de Huysmans. D’un livre à l’autre, on le voit troquer ses « pauvres péchés sans joie », comme dit Bernanos, pour la paix des cloîtres en redécouvrant la grande clarté du Moyen Âge dans la France radicale et anticléricale. Esquissée dans Là-bas, un livre cousu d’occultisme et ésotérisme, sa conversion se poursuit dans En route, roman mêlé de considérations sur l’art sacré et la littérature mystique. Mais on ne peut pas dire qu’elle s’y achève. À la fin du livre, l’état d’esprit de Durtal est le même que celui de Huys-mans au printemps 1894, lorsqu’il a en achevé la rédaction. Persuadé d’avoir trouvé la route, il souffrait de ne pas avoir trouvé le bon port.

C’est à cette époque qu’il a rencontré Dom Besse. En dehors de la chapelle des bénédictines de la rue Monsieur à Paris, où il avait découvert une liturgie selon son cœur à l’occasion de la semaine sainte 1891, il connaissait peu l’ordre de saint Benoît. Son initiation à la vie monastique s’était faite à la Grande Chartreuse et à la Trappe d’Igny, dans la Marne, une abbaye cistercienne fermée à la Révolu-tion et repeuplée depuis 1876. À la Grande Chartreuse, dont il n’a guère retenu que la liqueur verte, l’écrivain s’est arrêté en juillet 1891 à l’occasion d’un pèlerinage à La Salette, « première étape » du passage en France de la Vierge, apparue dans le Dauphiné sous les traits de la Madone des Pleurs, le 19 septembre 1846. Expérience capitale dans

Page 130: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

huysmans bénédictin

129AVRIL 2020AVRIL 2020

son existence, selon le futur prêtre et orientaliste français Louis Mas-signon, qui « devait provoquer une fissure dans l’incrédulité de Huys-mans, qui ne se refermerait plus » (10). Hanté par les tourments de la douleur chrétienne et par la Crucifixion de Grünewald, Huysmans a souvent évoqué avec Dom Besse sa dévotion pour les souffrances de Notre-Dame pendant la Passion.

Notamment à l’occasion de sa première retraite à Saint-Wandrille, du 2 au 8 juillet 1894. Passée la porte néogothique surmontée d’un pélican qui ne pouvait qu’enchanter l’amateur de symbolisme, l’écri-vain s’est installé dans le pavillon de l’hôtellerie.

En route, qui s’achève tandis que Durtal quitte la Trappe écartelé entre la pesanteur et la grâce – « Je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi les gens de lettres » (11) –, avait été écrit sous l’invocation de saint Bernard, mais s’ouvrait cependant sous le signe de saint Benoît, avec la reproduction, sur la page de garde, de la médaille des béné-dictines de Metten, populaire depuis le XVIIe siècle, avec ses ini-tiales ésotériques au sens mystérieux qui enchantaient l’écrivain (12) féru de rébus sacrés. Les éditeurs du volume de Romans et nouvelles de Huysmans récemment paru dans la « Pléiade » ont fait des choix surprenants, dont celui de ne pas reproduire la « croix du saint Père Benoît », nommée « porte-bonheur » dans les notes. L’expression est étonnante. Pour celui qui n’y croit pas, cette médaille ne peut rien porter ; et pour celui qui y croit, elle porte beaucoup plus que du bonheur.

À l’automne 1894, quand le manuscrit d’En route est parti à la composition, cette croix pleine de symboles dont on peut imaginer qu’elle a été ajoutée par Huysmans chez l’imprimeur, était le signe d’une vocation ferme, publique et assurée. Effrayé par les austérités et les macérations de la Trappe observées à Igny, l’écrivain était revenu bénédictin de Saint-Wandrille. Obsédé par la rénovation de l’art reli-gieux, il a été émerveillé par les ruines de la basilique, le plain-chant hésitant des moines, leur Salve Regina entonné à la tombée de la nuit. La messe, les petites heures, les vêpres, les complies, la liturgie latine et le chant des psaumes : il ne lui en a pas fallu beaucoup plus pour se sentir chez lui à Saint-Wandrille. En témoigne cette lettre écrite

Page 131: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

130 AVRIL 2020AVRIL 2020

à Dom Besse le 11 juillet  : « Vous m’avez vraiment fait comprendre toute la familière affection et l’indulgente douceur de la famille béné-dictine – ce dont la Trappe ne m’avait donné aucune idée. (13) »

« Cette convergence inattendue de l’art, de la règle et de l’utopie n’est pas surprenante au XIXe siècle. »

L’interprétation de la règle de saint Benoît par Dom Besse aurait exaspéré Chateaubriand. Mais elle enchantait Huysmans. Il aspirait à cette enfance retrouvée parmi les novices, à lire, écrire et prier pour le bien d’un monde qui vit mal. « La vie bénédictine est capable de donner à l’artiste des inspirations élevées », lui avait juré Dom Besse. À Saint-Wandrille, où il était arrivé en février 1894, le moine de Ligugé venait de restaurer la vie monastique interrompue par la Révolution. Homme d’action nourri de rêves, Dom Besse avait la folle ambition de réaliser dans le domaine de la littérature et des arts ce que Dom Gué-ranger avait fait pour la liturgie et Dom Pothier et l’école de Solesmes pour le plain-chant. Dans L’Oblat, Durtal est son porte-parole :

« Ce n’est point du côté de la science, mais du côté de l’art que l’ordre de saint Benoît doit s’orienter s’il veut conserver l’aloi de son ancien renom ; il faut qu’il recrute des artistes pour rénover l’art religieux qui s’inanime [...] L’abbé de Solesmes, lui, l’a bien compris et il a aiguillé, quand il l’a pu, sur cette voie. Il avait, parmi ses moines, un architecte de talent ; il le chargea de construire les nouveaux bâti-ments du monastère et Dom Mellet a taillé dans le granit un monument admirable de simplesse [sic] et de force, la seule œuvre d’architecture monastique qui ait été créée de notre temps. Il faudrait maintenant des littérateurs, des sta-tuaires, des peintres ; il faudrait en un mot reprendre non la tradition de saint Maur, mais celle de Cluny… Il est vrai qu’à mon humble avis, ce sera beaucoup plus avec l’obla-ture qu’avec la paternité que se réalisera ce dessein. (14) »

Page 132: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

huysmans bénédictin

131AVRIL 2020AVRIL 2020

Tout laisse penser que le projet d’un monastère artiste apparte-nait à Dom Besse. À Saint-Wandrille, l’ancien sous-prieur de Ligugé avait enrôlé des novices épris d’art sacré auxquels il voulait agréger des peintres, des musiciens, des sculpteurs et des écrivains pour faire briller la clarté d’un nouveau Moyen Âge dans les ténèbres du monde moderne. Cette convergence inattendue de l’art, de la règle et de l’uto-pie n’est pas surprenante au XIXe siècle. Elle répondait à un besoin d’inventer de nouveaux cadres de vie, au lendemain de la révolution française qui avait dévasté – et même interdit – les anciennes formes d’organisation communautaire, religieuses, ouvrières et paysannes.

Au lendemain de la révolution de 1848, on vit ainsi éclore toutes sortes de phalanstères fouriéristes et de colonies proudhoniennes dont certains d’inspiration chrétienne. Il était fréquent que le projet de vie commune y soit associé à un idéal artistique. Avec la nostalgie du cloître et l’idéal d’un nouveau Moyen Âge, Dom Besse pensait avoir trouvé le ciment parfait. On ne s’étonne pas qu’il soit allé chercher Huysmans à Paris au printemps 1894. L’idée antique et moderne à la fois d’un phalanstère bénédictin avait tout pour séduire cet ancien disciple de Zola dégoûté par la foule. Son ralliement à Dom Besse était attendu. Il a eu un retentissement qu’on mesure mal aujourd’hui.

Avec Huysmans, Dom Besse a imaginé les possibilités d’une res-tauration de l’oblature à travers le projet fantasque d’une colonie d’artistes chrétiens associés à un monastère. Cette idée a éclos tout doucement. À l’époque où il a séjourné à Saint-Wandrille, l’écrivain songeait à se faire moine. Après avoir passé une courte semaine à l’ab-baye en juillet, il est d’ailleurs revenu en Normandie du 29 septembre au 2 octobre. Sa vocation n’a été contrariée par personne, mais le pro-jet d’un monastère artiste de Dom Besse a brutalement pris fin au mois de décembre avec son remplacement par Dom Pothier. Ce qui a plongé l’écrivain dans le désespoir. « Le pauvre Saint-Wandrille ! j’en reviens toujours là, malgré moi. Ah ! Seigneur, ce que j’aurai rêvé de monastère pour m’y retirer dans trois ans, quand j’aurai ma retraite, et tout est maintenant, par terre ! (15) » Huysmans a cru avoir affaire à l’ingratitude de la maison mère. En réalité, le père abbé de Ligugé avait été effrayé par les dépenses engagées et par le dilettantisme de certains novices. Dom Besse devait le savoir qui s’est rendu sans pro-

Page 133: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

132 AVRIL 2020AVRIL 2020

tester au monastère espagnol de Silos, ainsi qu’on lui avait ordonné. Ce que l’auteur de Là-bas a difficilement accepté. « Je l’aime beaucoup et nous avons fait de beaux rêves ensemble. Je vous avouerai même que si Dom Besse était resté à Saint-Wandrille, je m’y serais retiré, ayant, depuis le jour où je suis sorti de la Trappe, le désir continu du cloître. Enfin, ce sera, je l’espère, pour plus tard, car j’aime infiniment l’ordre bénédictin », écrit-il à l’abbé Moeller (16).

« Comme si Huysmans, une fois devenu chrétien, n’était plus capable d’écrire de bons romans. »

Au printemps 1895, Huysmans n’avait donc achevé ni son chemin d’écrivain ni sa route de chrétien. Il lui restait douze années à vivre, quelques livres à écrire et un cadre à trouver pour parfaire sa singu-lière vocation bénédictine. En ne retenant du cycle de Durtal que Là-bas et En route, les éditeurs des Romans et nouvelles de Huysmans de la « Pléiade » ont fait le choix regrettable de laisser incomplète l’architec-ture romanesque imaginée par l’écrivain pour rendre compte du dernier quart de sa vie terrestre, depuis sa rencontre avec l’abbé Mugnier dans la sacristie de l’église Saint-Thomas-d’Aquin à Paris en 1891 jusqu’à sa mort en habit de « moine laïc ». La Cathédrale (1898) et L’Oblat (1903) souffrent d’une mauvaise réputation. À cause des énumérations, des inventaires, des collages, des digressions savantes et des longs morceaux didactiques qu’ils renferment – sur l’architecture et la peinture sacrée pour le premier, sur la règle de saint Benoît et la liturgie pour le second –, on les prétend illisibles. Comme si Huysmans, une fois devenu chrétien, n’était plus capable d’écrire de bons romans. Il faudrait avoir la place ici de défendre le très étrange « art de l’inventaire » de l’écrivain (17). Car il est permis de lire La Cathédrale comme une manière de poème auto-matique, avec ses noms de tableaux, d’animaux, de pierres précieuses, de saints, de patriarches et de prélats.

Ce roman est l’œuvre d’un écrivain qui continuait à chercher sa voie. À l’automne 1896, en juillet 1897 et en juillet 1898, Huysmans s’est rendu à trois reprises à Solesmes, où il a bénéficié de la direc-

Page 134: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

huysmans bénédictin

133AVRIL 2020AVRIL 2020

tion spirituelle de Dom Mocquereau. Les conseils de Cécile Bruyère, abbesse de Sainte-Cécile de Solesmes, lui ont également été très pré-cieux (18). « Vous êtes entrés dans l’Église par le toit », lui a-t-elle expliqué un jour.

Huysmans savait qu’il ne trouverait la paix qu’en s’agrégeant au grand cortège des fils de saint Benoît. Dom Besse était de retour à Ligugé. Son ami est allé le rejoindre et s’est souvenu avec lui de leur projet de cloître où l’on aimerait la littérature et l’art. « Si je ne suis pas fait pour être enfermé dans un monastère, je suis fait pour vivre autour et au-dedans quand il me plairait mais absolument libre », a compris l’écrivain. À proximité de l’abbaye Saint-Martin, l’écrivain a acheté un terrain où il a fait bâtir une maison. C’est ainsi à Ligugé, entre 1899 et 1901, qu’a pris forme son rêve un peu nébuleux d’oblature béné-dictine et de béguinage de moines laïcs, sous le regard bienveillant de Dom François Chamard, mis en scène sous les traits de Dom de Fonneuve dans L’Oblat. Comme La Cathédrale, ce roman n’a aucune raison d’être mis de côté et doit être lu pour savoir quel « drôle de chemin » il a fallu parcourir à Durtal pour arriver à bon port.

Mais L’Oblat est lui aussi un roman des illusions perdues. Car la colo-nie d’artistes oblats, le béguinage de moines laïcs rêvé par Huysmans a juste eu le temps de prendre forme. Cette fois-ci, ce n’est plus le vieux parti bénédictin que l’écrivain a trouvé sur son chemin, mais la Répu-blique anticléricale. Peu de temps après la profession de foi solennelle de Huysmans, le 21 mars 1901, la loi sur l’interdiction des congrégations religieuses a été votée et les moines ont dû prendre le chemin de l’exil. Fin septembre, les cloches ont cessé de sonner dans l’abbaye déserte et Huysmans est rentré à Paris. « Quel désastre de tranquillité, d’argent, de piété liturgique, d’amitiés, de tout, que ce départ ! », se désole Durtal à la dernière page de L’Oblat, publié dix-huit mois plus tard.

Ce second échec est moins terminal qu’on ne le croit. À Saint-Wan-drille et à Ligugé, l’écrivain et ses amis moines ont déblayé et ouvert des voies pour l’avenir. Huysmans est mort revêtu de l’habit bénédictin en 1907, Dom Besse en 1920, trois ans après avoir célébré la messe de mariage de Georges Bernanos et de Jehanne Talbert d’Arc, et quelques mois après avoir accueilli Geneviève Gallois chez les bénédictines du Saint-Sacrement, rue Monsieur, pour éclairer sur sa vocation la reli-

Page 135: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

134 AVRIL 2020AVRIL 2020

gieuse qui allait dessiner les vitraux de l’abbaye de Limon, près de Saclay, dans les années cinquante (19). Mais il y a eu d’autres écrivains pour s’obstiner à faire converger les formes inédites et la mystique ancienne, d’autres moines pour prouver que la vie bénédictine était capable de donner à l’artiste des inspirations élevées. Que l’on songe à Paul Clau-del venu visiter Joris-Karl Huysmans à Ligugé et prendre conseil auprès de Dom Besse au cours de l’été 1900 ; à François Mauriac jurant que l’auteur d’En route avait été le meilleur prosélyte de la restauration du plain-chant et le plus redoutable démolisseur du mauvais goût sulpi-cien. À travers ses trois derniers romans, écrits non pour des convaincus mais « pour les âmes sur la lisière », Huysmans n’a pas simplement fait connaître l’immense mouvement de restauration grégorienne accompli par Dom Guéranger au milieu du XIXe siècle. Observant que la sym-bolique des cathédrales était une langue, tout comme la liturgie béné-dictine, l’écrivain capable de varier infiniment ses métaphores a imposé son naturalisme mystique comme une langue nouvelle génératrice de réponses à une modernité sans poésie ni lumière d’éternité menacée par l’ironie, le scepticisme et le dégoût de tout.

Conférence prononcée à l’abbaye Saint-Wandrille le mercredi 5 février 2020, jour anniversaire de la nais-sance de Joris-Karl Huysmans.

1. Révérend père Dom Besse, Joris-Karl Huysmans , Librairie de l’art catholique, 1917, p. 7.2. Joris-Karl Huysmans, Le Roman de Durtal. Là-bas, En route, La Cathédrale, L’Oblat, préface de Paul Valéry, Bartillat, 2015, p. 1206.3. Idem, p. 1022.4. Révérend père Dom Besse, op. cit., p. 12.5. Joris-Karl Huysmans, Là-bas in Romans et nouvelles, édition d’André Guyaux et de Pierre Jourde, Galli-mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, p. 921-922.6. Jules Barbey d’Aurevilly, Œuvre critique, tome V, Les Œuvres et les hommes, édition de Pierre Glaudes et Catherine Mayaux, Les Belles Lettres, 2013.7. Joris-Karl Huysmans, Là-bas in Romans et nouvelles, op. cit., p. 925.8. Idem, p. 925-928.9. Cf. Joris-Karl Huysmans, Écrits sur l’art. 1867-1905, édition de Patrice Locmant, Bartillat, 2006.10. Cité par Dominique Millet-Gérard (éd.) in Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale, Gallimard, coll. « Folio », 2017, p. 512.11. Joris-Karl Huysmans, En route, édition de Dominique Millet-Gérard, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 524.12. Joris-Karl Huysmans, Romans et nouvelles, op. cit., p. 1736.13. Joseph Daoust, Les Débuts bénédictins de Joris-Karl Huysmans, Éditions de Fontenelle-Abbaye Saint-Wandrille, 1950, p. 36.14. Joris-Karl Huysmans, L’Oblat, in Le Roman de Durtal, op. cit., p. 1063.15. Joseph Daoust, op. cit., p. 63.16. Idem, p. 36.17. Cf. Estelle Pietrzyk, « Huysmans ou l’art de l’inventaire » in Stéphane Guégan et André Guyaux (dir.), Joris-Karl Huysmans. De Degas à Grünenwald, Musée d’Orsay-Gallimard, 2019.18. Cf. Correspondance de Joris-Karl Huysmans et de Cécile Bruyère, abbesse de Sainte-Cécile de Solesmes, édition de René Rancœur, Éditions du Cèdre, 1950.19. Cf. Mère Geneviève Gallois, Mystique et artiste. Écrits spirituels, Parole et Silence, 2015.

Page 136: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

135AVRIL 2020AVRIL 2020

ARTHUR SCHNITZLER, UN PAS DE BOURRÉE DANS LA RONDE DES FAUX-COLS VIENNOIS› Céline Laurens

« Un naturalisme qui sent bon », voici comment Félix Bertaux, germaniste français, qualifiait l’œuvre d’Ar-thur Schnitzler (1862-1931), écrivain et dramaturge autrichien relativement délaissé par l’intelligentsia lettrée au profit de l’œuvre d’un Robert Musil, d’un

Hugo von Hofmannsthal, mais surtout d’un Stefan Zweig. Musil ? Bien entendu ! L’Homme sans qualités, ce mythe de l’ouvrage que presque per-sonne n’a réussi à lire jusqu’au bout. Hofmannsthal ? Un vrai et grand poète, très bien traduit, et ses opéras ! Zweig ? Ah, Zweig ! L’adolescence et ses premières lectures : Amok, La Pitié dangereuse, puis vient l’âge adulte et Le Monde d’hier. Mais Schnitzler ? Pourquoi cette quasi-bouderie des lecteurs à l’égard de celui que Freud surnommait son « double littéraire » ? Peut-être à cause des succès de films comme ceux adaptés de sa pièce La Ronde, comédie de mœurs mise en lumière par Max Ophüls (en 1950) puis par Roger Vadim (en 1964), le reléguant dans l’imaginaire collectif au sympathique statut de

Céline Laurens est critique littéraire

pour le magazine Lire et journaliste

à Radio Notre-Dame. Elle collabore

régulièrement avec des maisons

d’édition telles qu’Actes Sud théâtre

et Rue Fromentin.

[email protected]

Page 137: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

136 AVRIL 2020AVRIL 2020

chantre des frivolités d’alcôve de sa ville natale, Vienne, capitale dont l’identité est aussi consubstantielle à ses écrits que Paris pour Francis Carco ou Dublin pour James Joyce. Certainement aussi car, contraire-ment à Stefan Zweig, Arthur Schnitzler ne s’est pas prêté au jeu d’ac-teur culturel, préférant le recueillement nécessaire à l’élaboration d’une œuvre profonde plutôt que la lumière, chronophage, de la prise de posi-tion. Car c’est aussi l’homme Zweig que le public achetait, l’image du conférencier, l’image de l’intellectuel éclairé et voyageur, ami de Freud et de Romain Rolland, prenant position pour l’unité, la paix et la colla-boration des grands esprits européens.

« Un cabinet particulier au Riedhof. C’est confortable, mais plus ou moins élégant. Le poêle à gaz est allumé…L’Époux. La Grisette.Sur la table, on voit les restes d’un souper… meringues à la crème, fruits, fromages… Dans les verres, un vin blanc de Hongrie.L’Époux fume un havane, assis dans le coin du canapé.La Grisette est assise à côté de lui, sur une chaise, et avec une cuillère prend la crème d’une meringue qu’elle savoure avec délice.L’Époux – C’est bon ?La Grisette sans s’interrompre – Oh !L’Époux – En veux-tu une autre ?La Grisette – Non, j’ai déjà trop mangé.L’Époux – Ton verre est vide ! (Il lui verse à boire.)La Grisette – Non… je vous en prie. De toute façon, je ne le boirai pas !L’Époux – Voilà que tu me redis vous. (1) »

C’est à Vienne, Vienne ville du jeu, des dettes, des duels, des bals, des salons où défilent musettes, grisettes, lorettes, ville de l’impératrice Sissi, qui baptisa son cheval Nihilismus, que naquit Arthur Schnitzler dans une famille de la bourgeoisie juive, d’un père laryngologue à la réputation au pinacle. Enfant, Arthur voyait défiler dans l’appar-

Page 138: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

arthur schnitzler, un pas de bourrée dans la ronde des faux-cols viennois

137AVRIL 2020AVRIL 2020

tement familial actrices et cantatrices, charmante compagnie qui lui donna le goût des femmes et des arts. De ses 13 à ses 22 ans, il avait déjà écrit plus d’une vingtaine de pièces et débuté un journal que son père ne se fit pas prier de lire et de confisquer ; il fallait à son aîné un avenir sérieux.

À la génération du père, où « l’éthique de la connaissance exaltait la vertu, la loi, l’assujettissement du corps à l’esprit, l’éducation et le dur labeur » (2), s’opposait la génération du fils recherchant « des valeurs esthétiques liées aux raffinements de l’individualisme, une culture des sentiments, liée à la vie d’artiste et à l’attention orientée vers tous les états psychiques » (3). Arthur commença donc par mener une jeunesse « dissipée » (champs de courses, cafés, poker, billard et maîtresses), tout en suivant les traces de Johann Schnitzler en se lan-çant dans une carrière médicale. Bien sûr, ce style de vie inspiré par l’imitation des mœurs aristocratiques, sensualistes et sybaritistes, célé-brant la nature par un outrecuidant farniente, comportait de visibles écueils et Schnitzler avait conscience du danger de devenir un « dilet-tante hypocondriaque, un héritier brillamment raté » (4). Le travail gardant de l’oisiveté, il attendit la mort du père pour renoncer à exer-cer la médecine et se consacrer à temps complet à l’écriture. Il avait 31 ans, le positivisme faisait figure de vieil homme à froc poussiéreux et à réponses surannées ; désormais, les avancées se situaient dans les sentiers de traverse de la psyché humaine, d’autant que le XIXe siècle avait rongé le cordon ombilical le reliant à un religieux qui illumi-nait encore le siècle précédent. Désormais, les penseurs et les artistes cherchaient des réponses ailleurs que dans les grandes représentations religieuses, agrandissant le prisme des possibilités autour du « qu’est-ce que l’homme » et décortiquant l’être jusque dans ses tréfonds, aidés par la nouvelle lanterne qu’était la psychanalyse freudienne.

« Homme jeune et élégant, en possession de mille mil-lions et d’un complexe d’Œdipe modeste mais avec pos-sibilité d’évolution, recherche en tout bien tout honneur à faire connaissance d’une infanticide en puissance pour excursions dans l’inconscient et, si convenance, dans le

Page 139: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

138 AVRIL 2020AVRIL 2020

conscient. Écrire au journal sous le code : Plutôt sublimé que refoulé. Préférence à jeunes filles moins de 14 ans, pucelles poubelle. (5) »

Comme constaté dans cette parodie de petite annonce, Schnitzler était critique envers cette grande découverte dictatoriale, doctrinaire et s’imposant comme explication universelle qu’était la psychanalyse. Son reproche principal avait pour objet sa généralisation abusive, et concernait tout particulièrement l’interprétation des rêves ou encore le complexe d’Œdipe. Comme il l’écrivait :

« Par la surdétermination à tout prix, on peut bien sûr tout interpréter. [...] Affirmer qu’un sentiment sexuel pour la mère est constamment présent, et que l’homme recherche toujours dans la femme aimée sa mère ou sa sœur est tout bonnement faux. (6) »

Pire, selon lui, Freud coupait l’individu de toute notion de libre arbitre et donc de liberté, mantra qui fut celui guidant les pas des protagonistes de toute son œuvre. Arthur Schnitzler ne condamnait jamais ses personnages malgré un scepticisme lié à sa formation médi-cale première. Comme le précisent Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent : « On a pu montrer que si Freud était devenu, au cours de sa carrière, de plus en plus déterministe, et pessimiste pour l’évolution de l’humanité, Arthur Schnitzler n’avait fait, lui, que cultiver son scepti-cisme, dans tous les domaines. (7) »

Limites du positivisme, aporie du transcendant, œillères de la psy-chanalyse freudienne, quelle fut donc la réponse apportée par Arthur Schnitzler ? En littérature, il y avait eu le retour aux légendes nordiques wagnériennes, la tabula rasa nietzschéenne ou comme chez Hugo von Hofmannsthal, Paul Claudel ou André Suarès, la marche arrière vers l’idéal que représentait l’Antiquité, son tragique et ses vertus. Loin des baudruches d’ornements romantiques, loin des délocalisations d’intrigues en terres mythologiques, Schnitzler, lui, situait ses drames en pays connu, à son époque, son leitmotiv narratif reposant sur la

Page 140: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

arthur schnitzler, un pas de bourrée dans la ronde des faux-cols viennois

139AVRIL 2020AVRIL 2020

dissection inlassablement répétée d’âmes nouvelles mues par les aléas des circonstances. La quête de Schnitzler fut celle d’un spéléologue des consciences, d’un entomologiste de recoins d’âmes soumises à la tentation.

Avant le succès des trente dernières années de sa vie, Arthur Schnitz-ler était surtout considéré comme mi-poète mi-médecin, comme un Literat, somme toute, ce qui est faire grande offense à celui qui dans sa pyramide des valeurs, dans ses diagrammes évoqués dans une lettre, datant du 11 juin 1901, à Georg Brandes comme des « amusements philosophiques non dépourvus de sens profond », plaçait l’homme de lettres (Literat) à côté des qualificatifs « perfide » et « scélérat » (Tucke-böld) et non loin du diable (Teufel), alors que le poète (Dichter) et le prophète (Prophet) trouvaient place près de Dieu (Gott).

Pourtant, beau joueur : « Je suis conscient de ne pas être un artiste de premier plan. Mais il se trouve que le fait de créer est l’élément le plus essentiel de mon existence », se plaisait-il à coucher sur le papier. Or c’est cette légèreté feinte qui peut expliquer pourquoi l’œuvre d’Arthur Schnitzler n’a pas plus été goûtée. Pensez, un écrivain volontaire, un auteur gai et heureux de son sort, ne renvoyant pas l’image de lui-même torturé et écrasé sous le fardeau de sa tâche : diantre, quelle conspiration contre le pessimisme courtois et avalisé comme preuve de profondeur par le milieu littéraire ! Effectivement, le choix de la plume ne se fait pas forcément canon accolé à la tempe et le ton ainsi que le nombre de ses écrits louent d’eux-mêmes le choix de se consacrer aux lettres en non-dilettante. Comme il le disait dans son autobiographie inachevée, choisir une voie est quelque chose d’essentiel et non de circonstanciel :

« Quelques heures après ma naissance, je passai un moment couché sur son bureau [son père prophétisant qu’il deviendrait écrivain]. [...] Je ne crois pas à une pro-vidence qui se soucie du destin de chacun. Mais je crois que certains êtres existent, qui savent ce qu’il en est d’eux [...] qui prennent librement les décisions qui sont, pour eux, vitales [...] qui sont toujours sur le bon chemin, même lorsqu’ils s’accusent de s’être trompés. (8) »

Page 141: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

littérature

140 AVRIL 2020AVRIL 2020

Nul doute qu’Arthur Schnitzler se savait compté au nombre de ces élus.

« Innombrables sont les récits du monde », disait Roland Barthes. Chez Schnitzler, les mères couchent avec leur progéniture avant de se suicider par noyade, les ivrognes miséreux dévalisent des salles de jeux et oublient le lendemain où ils ont dissimulé leur butin, des amants condamnés se rongent de penser que leur moitié leur survivra, des musiciens mourants vont discrètement s’éteindre en coulisses pour ne pas déranger les spectateurs, des libertins s’enlisent dans des jeux de rôle pour raviver l’enthousiasme de leurs premières amours. Chez ce Viennois, fi de la condamnation morale manichéenne et du poli-tiquement correct, nulle tiédeur et nul jugement à l’emporte-pièce. L’important est de comprendre, de suivre l’être à différents carrefours et de voir la voie qu’il choisira d’emprunter face à un nuancier de possibilités. Le lire, c’est descendre d’un wagon moderne pour suivre la ronde des faux-cols amidonnés de sa ville natale, « Vienne, station météorologique de la fin du monde », comme le disait Karl Kraus.

1. Arthur Schnitzler, La Ronde, scène vi in Romans et nouvelles, édition de Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, tome II, 1885-1908, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 1996.2. Idem.3. Idem.4. Idem.5. Idem.6. Idem.7. Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, « Préface », Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles, op. cit.8. Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles, op. cit.

Page 142: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

142 | Terrorisme islamiste et folie›Daniel Sibony

147 | Tocqueville, l’économiste de la liberté›Annick Steta

155 | Hiroko Matsumoto, muse à vie›Lisa Vignoli

Page 143: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

142 AVRIL 2020AVRIL 2020

TERRORISME ISLAMISTE ET FOLIE› Daniel Sibony

L es effets du terrorisme islamiste sur la société occidentale sont complexes et pour cause : il constitue la frontière la plus brûlante entre ces deux cultures. J’ai exploré cette frontière dans plusieurs ouvrages et je voudrais me cen-trer sur le rapport à la folie, notamment sur ce qui fait

que des magistrats court-circuitent le procès de plusieurs tueurs isla-mistes, dont celui de Sarah Halimi, en arguant qu’ils n’avaient pas, lors de l’acte, tout leur « discernement ».

Cela pose une grande question, à la fois théorique et dramatique-ment concrète : beaucoup d’islamistes, pour mettre en acte la vindicte antijuive qu’ils puisent dans leur texte sacré, feront passer l’exaltation que ça leur procure pour un état d’absence à soi et d’agitation « anor-male » ; et il y aura assez de « frères » pour témoigner que ce jour-là, oui, « il n’avait pas l’air normal ». Mais, à supposer que le mot « nor-mal », contesté de toutes parts, doive être ici maintenu comme repère solide, peut-on être dans un état normal quand on tue des gens au nom de son Dieu ? Peut-on être sans aucun « trouble » quand on a ce programme en tête ?

Page 144: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

143AVRIL 2020AVRIL 2020

études, reportages, réflexions

Dans le cas de Kobili Traoré, le tueur de Sarah Halimi, l’homme était agité et assez désemparé en se préparant à agir. On le serait à moins, surtout quand on n’est pas un djihadiste aguerri mais qu’on sniffe de temps à autre des appels coraniques pointant les autres comme « maudits » par Allah, ou comme des figures de Satan. Mais voilà que ces symptômes d’agitation, plutôt normaux dans le contexte, vont être coupés de leur sens et brandis comme les signes d’une maladie. Il suffira qu’un psychiatre reconnaisse que, en soi, cet état n’est pas normal pour que le doute s’installe, puis le non-lieu. Or, même avec cet abus, on ne peut pas l’exonérer, car selon la loi, le malade qui tue n’est déchargé de son crime que si seule la maladie l’a poussé à le commettre. Ici, ce n’est pas le cas, on en viendrait même à conclure que l’agitation précédant l’acte rendrait l’homme, tout simplement, non responsable de cet acte. Ce qui paraît un comble, mais on persiste dans cette logique bizarre grâce au fait qu’il avait, à ce qu’on dit, « beaucoup fumé », ce qui est encore normal pour se donner du courage et se « fixer » avant l’acte. Mais le nombre de joints, c’est lui qui le dit et on le croit. Dix, vingt ? Comment voulez-vous qu’après vingt joints il ait tout son discernement ? On peut admettre que pendant l’acte et peu avant, il était dans un état pathologique, mais provoqué par lui et en toute sincérité : il avait besoin de courage pour être à la hauteur de son projet. Bref, si la préparation de l’acte peut vous dispenser d’en répondre, on est dans la caricature, et c’est presque un conseil pra-tique donné à ces braves gens : préparez bien votre acte pieux, cela vous évitera le procès. (L’idée que c’est un acte pieux mais inoppor-tun, on préfère la trouver folle et même ne pas l’envisager plutôt que d’aller y voir de près ; aller voir de près le Texte, ce serait se mêler de religion, ce serait enfreindre la laïcité.)

Tout cela évitera à la justice de statuer sur le motif et le contenu de pareils actes. D’autant que ceux-ci ne sont pas toujours assumables par leurs auteurs, tous n’ont pas des nerfs d’acier, et souvent ils découvrent les appels qu’ils exécutent comme une merveilleuse nouveauté, ou

Daniel Sibony est écrivain,

psychanalyste et philosophe.

Derniers ouvrages publiés : Un cœur

nouveau (Odile Jacob, 2019) et À la

recherche de l’autre temps (Odile

Jacob, 2020).

[email protected]

Page 145: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

144 AVRIL 2020AVRIL 2020

bien ils découvrent, à des moments de ferveur un peu exaltée, que ces appels qu’ils connaissaient doivent pouvoir être accomplis, après tout, puisque les victimes désignées circulent sous leurs yeux.

Le niveau plus profond du problème est l’écart entre les deux cultures. Un énoncé comme « les juifs sont des singes et les chrétiens des porcs » ou comme « il faut les combattre jusqu’au bout » sonne un peu délirant aux oreilles occidentales, mais il est très tenable et bien tenu dans l’espace islamique. Cela ne veut pas dire que ces sujets sont « antisémites » au sens occidental, ils peuvent être très conviviaux mais si, pour des raisons variables, l’appel sacré s’impose à eux, à un moment où ils veulent donner « plus de sens » à leur vie et la rapprocher du sacré, ils peuvent le mettre en acte. Un ami médecin me dit que son épi-cier marocain, très gentil comme ils le sont tous, lui a dit placidement : « Vous savez, il y a eu la Bible, puis l’Évangile, et le Coran les a coiffés, il les englobe, donc vous serez tous musulmans tôt ou tard. »

Ces sujets donc, à l’exaltation variable, peuvent aller jusqu’à crier leur invocation quotidienne (Allah est le plus grand) en plantant le couteau, acte par ailleurs très signifiant : ils pourraient faire davantage de victimes avec des moyens plus modernes, mais ils préfèrent un acte dont la qualité religieuse est supérieure puisqu’il évoque le sacrifice, ils sacrifient à leur Dieu une victime insoumise donc impie. Cette attitude déjà est un peu délirante, décalée de la réalité. En somme, quand ils se font exploser, ils échappent au jugement par la mort, mais voilà qu’ils y échappent aussi s’ils se contentent de tuer au couteau en ponctuant leurs actes d’appels religieux contre la victime après s’être drogués pour se soutenir dans leur « effort ». Ils y échappent car le procès risque d’évo-quer et de mettre en cause la vindicte envers leurs victimes, qui est écrite noir sur blanc dans le texte fondateur (1). Le terrorisme se réclamant de cette religion échapperait donc par principe à la justice car si on le juge, on porterait un jugement sur cette religion.

Or ce discours, écrit dans un texte sacré, est lu et psalmodié quo-tidiennement dans tous les lieux où la religion est évoquée, ainsi que par les plus pieux en solitaire. Le fait que s’y ajoute une bonne dose de haschich (n’oublions pas que c’est de là que vient le mot « assassin » : hashishin), lequel haschich est de consommation plutôt courante dans

Page 146: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

terrorisme islamiste et folie

145AVRIL 2020AVRIL 2020

ces milieux, ce fait et certains troubles qui s’y rattachent cachent mal le discours mis en acte en réponse aux appels sacrés. Ajoutons que ces appels s’adressent aux plus croyants, exigeant d’eux un « effort » (djiad) personnel, effort qui spécifie l’homme du djihad.

Admettons que ce qui est délirant, c’est de vouloir mettre en acte ces appels pieux et non les appels eux-mêmes, qui relèveraient de la religion. Ce serait déjà problématique : la religion est respectable si elle est le bien de chacun et de chaque communauté ; si elle empiète sur les autres, notamment sur la vie des autres au point de la leur ôter, il est normal que la justice s’y intéresse au lieu de se mettre hors-jeu.

Elle semblerait plutôt leur dire : attention, si vous appliquez ces appels, surtout en état d’ivresse hashishine, votre acte ne compte pas, vous êtes irresponsables, on ne pourra ni vous juger ni vous punir, on ne pourra que vous soigner. S’ils sont déjà en traitement, c’est une aubaine, comme c’est le cas pour le tueur plus récent de Villejuif : il a tué et blessé au couteau plusieurs personnes, et il en a épargné une qui lui a cité le Coran, lui prouvant par-là qu’elle était musulmane. J’avoue que la même chose m’est arrivée à Marrakech quand j’avais 10 ans, je le raconte dans le roman du même nom (2) : j’ai failli être non pas tué mais violemment tabassé par une bande de jeunes que j’ai stoppée net en lançant des versets du Coran que je connaissais par cœur car j’habitais près d’une mosquée.

C’était en terre de dhimmitude, mais ici on est en France.Les juges qui refusent le procès ont de bonnes intentions : ne surtout

pas laisser dire que de tels actes ont un rapport avec l’islam. Le message est bien passé, tout le monde sait que ce rapport est étroit mais qu’il ne faut pas le dire. Et voilà qu’avec ces actes on passe au cran supérieur : vu que le rapport avec l’islam transparaît trop clairement, il ne faut pas lais-ser dire que le discours des tueurs, qui citent presque à la lettre le texte sacré, est un discours religieux, il ne peut être que psychotique, sinon c’est toute une religion qui serait pointée comme un peu folle quand elle veut s’installer dans une culture qu’elle-même conteste sans avoir les moyens de l’effacer et qu’elle ne peut pas « soumettre ». Dans les faits, c’est plus simple : le clivage fonctionne bien entre ceux qui désavouent ces appels et ceux qui les avouent en préparant ou pas leur mise en acte.

Page 147: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

146 AVRIL 2020AVRIL 2020

Il faut donc reconnaître que les victimes de ces tueurs sont sacri-fiées à deux titres, au titre religieux classique, où l’on égorgeait les vaincus de la guerre sainte (l’exemple princeps étant la tribu juive de Médine, dont tous les mâles furent égorgés), et au titre laïque rationa-liste, qui veut que de tels actes, portés par ces propos, sont vraiment hors des limites de la raison et sont en fait dans le champ de la folie.

Au prix de tels mensonges, que veut-on protéger ? C’est un fait que la pensée de l’islam fondamental sécrète à tout moment, à sa sur-face, des tueurs au nom de Dieu, par un effet d’ébullition (que le haschich, la névrose, la difficulté de vivre peuvent activer) ; mais bien des personnes de bonne foi pensent que si l’on reconnaît ce fait, on condamne nos compatriotes musulmans. Je soutiens qu’au contraire, cela rendrait pleinement hommage à leur calme, à leur dignité, à leur bon sens, étant donné que leur immense majorité n’envisage pas de mettre en acte ces paroles. Elle sait que cela compromettrait la quié-tude et le quotidien communautaires. Cette honorable communauté souhaite donc implicitement que l’on juge les terroristes pour la folie de leur discours ou pour celle de le mettre en acte.

Le blocage du procès ne vient pas de la masse des musulmans mais de l’appareil d’État, qui en a peur. Peut-être craint-il aussi qu’on ne questionne, dans cette affaire, la police qui était présente, tout juste derrière la porte, et qui n’est pas intervenue ?

1. Daniel Sibony, Coran et Bible en questions et réponses, Odile Jacob, 2017.2. Daniel Sibony, Marrakech, le départ, Odile Jacob, 2009.

Page 148: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

147AVRIL 2020AVRIL 2020

TOCQUEVILLE, L’ÉCONOMISTE DE LA LIBERTÉ› Annick Steta

L e 2 avril 1831, deux magistrats français embarquèrent au Havre pour les États-Unis. Le plus âgé d’entre eux, Gustave de Beaumont, avait 29 ans. Son compagnon de voyage, Alexis de Tocqueville, n’avait pas encore fêté son vingt-sixième anniversaire. Beaumont et Tocqueville,

qui étaient collègues et amis, s’étaient portés volontaires quelques mois auparavant pour une mission destinée à étudier le système péni-tentiaire américain. Fondé sur le principe de l’em pri son nement soli-taire, ce système suscitait un vif intérêt depuis les dernières années du XVIIIe siècle. L’objectif de telles conditions d’incarcération était de donner au détenu la possibilité de réfléchir à la vie qu’il avait menée jusqu’alors et de prendre conscience des bienfaits d’une existence plus vertueuse. Bien que la mission confiée à Beaumont et Tocqueville fût officielle, elle n’était pas rémunérée. Ils n’avaient pas même obtenu que leurs frais de voyage fussent pris en charge par les autorités. Mais elle constituait, selon Tocqueville, « un passeport qui devait me faire pénétrer partout aux États-Unis » (1).

Page 149: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

148 AVRIL 2020AVRIL 2020

Les deux jeunes gens séjournèrent un peu plus de neuf mois en Amé-rique du Nord. Après leur retour de ce périple, ils rédigèrent un rapport intitulé « Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son applica-tion en France ». Paru en 1833, ce texte doit plus à Beaumont qu’à Tocqueville. Ce dernier s’était en effet rapidement attelé à un ouvrage plus ambitieux. De la démocratie en Amérique, qui fut publié en deux volumes – l’un datant de 1835, l’autre de 1840 –, rencontra immédia-tement le succès. En l’espace de quelques décennies, ce livre s’imposa comme un classique de l’analyse politique et sociologique. Dans son Histoire de l’analyse économique, Joseph Schumpeter s’interrogea sur les raisons de l’influence durable de ce texte hybride : « De quelle nature est donc le travail qui a produit l’un des “grands livres” de cette époque ? Il ne communiquait aucune découverte de fait ou de principe ; il ne faisait appel à aucun raffinement de technique ; il ne faisait rien pour complaire au public (surtout au public américain). Un esprit intel-ligent, on ne peut plus, nourri aux fruits d’une antique civilisation, se donnait une peine infinie pour faire ses observations et les assujettissait brillamment aux besoins de l’analyse. C’était tout. Mais c’est beaucoup. Et je ne sache pas d’autre livre qui nous instruise mieux dans l’art de réussir cette sorte particulière d’analyse politique. (2) »

Peu avant la parution du second volume de son grand œuvre, Tocqueville entra en politique. Député de la Manche de 1839 à 1851, il fut brièvement ministre des Affaires étrangères en 1849. Son opposition au coup d’État du 2 décembre 1851 lui valut d’être arrêté puis incarcéré. Retiré de la vie politique après son élargissement, il conçut en 1852 le projet d’un livre s’attachant aux origines lointaines de la révolution de 1789. L’Ancien Régime et la Révolution fut publié en 1856. Mais l’ou-vrage que nous connaissons n’est pas conforme aux intentions initiales de son auteur. Depuis le début des années mille huit cent cinquante, Tocqueville était affaibli par la tuberculose, qu’il aurait contractée bien antérieurement. La progression de la maladie lui interdit d’achever La Révolution, qui aurait dû former avec L’Ancien Régime et la Révolution un ensemble intitulé « La Révolution française » (3). Lorsque Tocqueville mourut, le 16 avril 1859, il n’en avait rédigé que neuf chapitres.

Annick Steta est docteur en sciences

économiques.

[email protected]

Page 150: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

tocqueville, l’économiste de la liberté

149AVRIL 2020AVRIL 2020

L’apport de Tocqueville à la science politique et à la sociologie a été reconnu dès le XIXe siècle. Mais jusqu’à une date récente, l’aspect économique de son œuvre a été négligé ou minoré. Les exégètes de ses ouvrages ont relevé que Tocqueville avait consacré fort peu de pages à l’analyse explicite de phénomènes économiques : celle-ci n’occupe que deux chapitres dans la troisième partie du second volume de De la démocratie en Amérique (4). L’historien François Furet, pour qui L’An-cien Régime et la Révolution était le meilleur ouvrage jamais écrit sur la révolution française, estimait que Tocqueville n’avait pas considéré le niveau de développement économique auquel était parvenue la France comme un facteur explicatif à part entière. Il jugeait par ailleurs que son analyse des phénomènes économiques était toujours superficielle et vague (5). Schumpeter, qui le cite deux fois dans son Histoire de l’analyse économique, dit pourtant de lui qu’il « [peignit] é nor mément en couleurs économiques » (6).

C’est peut-être cette idée qui a incité le sociologue suédois Richard Swedberg à chercher dans les écrits de Tocqueville les éléments d’une méthode d’analyse des phénomènes économiques. Avant de se tour-ner vers Tocqueville, Swedberg s’était intéressé aux travaux de deux pionniers de la sociologie économique : Max Weber et Joseph Schum-peter. La biographie de Joseph Schumpeter qu’il publia en 1991 accorde une large place aux liens entre théorie économique et socio-logie économique (7). Dans son essai sur Max Weber, paru en 1998, il s’était efforcé de donner un fondement théorique à la sociologie économique (8). Il avait poursuivi pour ce faire la réflexion ouverte par Weber dans le chapitre ii de Économie et société, resté inachevé et publié à titre posthume en 1921. Il lui est clairement apparu que l’ap-proche en termes d’économie sociale (Sozialökonomik), qui est asso-ciée aux noms de Weber et Schumpeter, pouvait être comparée à la façon dont Tocqueville appréhendait les questions économiques. Pour Weber, l’économie sociale s’intéresse à trois types de phénomènes : les phénomènes économiques à proprement parler, qui sont ceux qu’étu-die le courant dominant (mainstream) de l’analyse économique ; les phénomènes non économiques susceptibles d’exercer une influence sur les phénomènes économiques ; et les phénomènes non écono-

Page 151: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

150 AVRIL 2020AVRIL 2020

miques qui peuvent être influencés par des phénomènes économiques. Schumpeter, qui collabora avec Max Weber au sein de la revue Archiv für Sozialwissenschaften und Sozialpolitik (« Archive pour les sciences sociales et la politique sociale »), affirmait qu’analyser des phénomènes économiques imposait de recourir à la théorie économique, à l’histoire économique, à la sociologie économique et aux statistiques écono-miques. Or, selon Richard Swedberg dans Tocqueville’s Political Eco-nomy, Tocqueville a précisément utilisé cette gamme d’outils au fil de son œuvre (9). Swedberg a inclus dans le champ de sa démonstration les notes préparatoires aux ouvrages publiés, dans lesquels l’auteur exprime souvent plus librement ses pensées et impressions.

Les mœurs, clé des comportements économiques

Tocqueville n’avait pas étudié l’analyse économique dans un cadre universitaire : le cursus juridique qu’il avait suivi ne comprenait pas d’introduction à cette discipline au début du XIXe siècle. Mais il avait acquis une certaine familiarité avec la littérature économique de son temps. Avant de partir pour les États-Unis, il avait lu deux fois le Cours complet d’économie politique pratique de Jean-Baptiste Say, le plus important représentant français de l’école classique. Le fait qu’il ait choisi un ouvrage à visée didactique montre qu’il voulait réelle-ment apprendre les concepts fondamentaux de l’analyse économique. D’autres lectures répondirent à des visées plus précises. Ce fut le cas de l’Économie politique chrétienne d’Alban de Villeneuve-Bargemont, qu’il lut dès sa parution en 1834 afin de préparer le Mémoire sur le paupérisme qu’il publia en 1835. Tocqueville entretint par ailleurs des relations amicales avec deux économistes anglais. Il rencontra en 1833 Nassau William Senior, qui était très connu à cette époque mais dont le nom est à présent largement oublié. Aux yeux de Senior, l’analyse économique devait se concentrer sur l’étude de la richesse et se garder de s’aventurer sur le terrain de l’histoire ou de la science politique. Il était sur ce point en complet désaccord avec Tocqueville, qu’il aida toutefois à mieux comprendre certains concepts-clés de sa discipline.

Page 152: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

tocqueville, l’économiste de la liberté

151AVRIL 2020AVRIL 2020

Immédiatement après la parution du premier volume de De la démo-cratie en Amérique, Tocqueville fit la connaissance de John Stuart Mill, qui fut un des derniers représentants de l’école classique. Comme Senior, Mill considérait que l’analyse économique devait avoir un seul objet – en l’espèce, le « désir de richesse ». Les phénomènes écono-miques devaient selon lui être séparés des autres phénomènes sociaux et analysés avec une méthode qui leur serait propre. Il rejetait par ail-leurs l’approche empirique, dont il jugeait qu’elle devait céder le pas à l’approche analytique. Exposés dans son Système de logique déductive et inductive (1843), ces principes ouvrirent la voie à une plus grande spécialisation de l’analyse économique, qui se détacha progressive-ment des autres sciences sociales. Elle s’éloigna ce faisant de la vision exprimée par Tocqueville dans une lettre qu’il adressa à son ami Louis de Kergorlay le 28 septembre 1834 : il souhaitait que la revue qu’il projetait alors de fonder mette l’accent sur l’aspect le plus immatériel de l’économie politique (10), en faisant notamment connaître le rôle joué par les idées et les sentiments moraux dans la vie économique.

C’est à cela que s’employa Tocqueville tout au long de son œuvre. Le fils conducteur de son approche consiste à considérer les mœurs d’un pays comme le principal facteur explicatif des comportements économiques qui y sont observés. L’importance qu’il accorde aux mœurs et, dans une moindre mesure, aux institutions, fait de lui le précurseur de nombreux travaux de recherche actuels, que ce soit en économie ou en sociologie. Tocqueville s’attache par ailleurs à l’évo-lution de la répartition du pouvoir économique au sein d’une société donnée. À ses yeux, le phénomène majeur de son temps résidait en la transition d’un modèle aristocratique, dans lequel une petite élite contrôlait l’ensemble des ressources, à un modèle démocratique, dans lequel la répartition des ressources devenait de plus en plus égalitaire. Aux États-Unis, l’émergence d’une société démocratique se traduisit par l’apparition d’une consommation de masse. Le comportement de consommation des individus variait en fonction de la classe sociale à laquelle ils appartenaient : Tocqueville observa que la passion pour le confort matériel était particulièrement marquée au sein des classes moyennes. Parce que leurs moyens financiers sont limités, les indivi-

Page 153: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

152 AVRIL 2020AVRIL 2020

dus n’appartenant pas aux classes supérieures ne peuvent acheter que des biens peu onéreux. La division du travail et l’existence d’écono-mies d’échelle constituent des préalables à la production de tels biens. Mais pour que des industries de grande consommation voient le jour, des investissements importants doivent être consentis. Tocqueville ne poussa pas plus loin une réflexion qui aurait pu déboucher – comme ce fut le cas chez Karl Marx, auquel il a été abusivement comparé – sur une théorie du capitalisme (11). Apparaissent ainsi les limites d’une méthode fondée sur l’observation et la collecte d’informations : sans prise de distance avec les faits, il est difficile de forger des concepts permettant de modéliser le fonctionnement de l’économie. Lors de son séjour aux États-Unis, Tocqueville fut frappé par le niveau de développement auquel était parvenue l’industrie, du moins dans le nord-est du pays. Mais il ne comprit pas le caractère original du capi-talisme industriel qui émergeait alors. Il faut rappeler à sa décharge que celui-ci venait de naître et ne se distinguait pas encore nettement de l’ancien capitalisme commercial ou des formes de proto-industries observables en Europe (12). Quelques décennies plus tard, Marx per-çut pleinement le caractère radicalement nouveau de ce phénomène, qu’il plaça au cœur de sa théorie du capitalisme. Tocqueville ne par-vint pas davantage à saisir le phénomène économique que révélait le goût des Américains pour le risque : là où il ne vit que l’assurance du parieur à remettre ses gains en jeu, il aurait pu identifier le fondement d’une théorie de l’entrepreneuriat. Dans ce cas précis, la primauté qu’il accordait aux mœurs d’une société lui joua un tour : elle lui interdit de comprendre que le désir d’entreprendre animait uniquement certains individus. Ce pas déterminant fut franchi en 1911 par Schumpeter dans sa Théorie de l’évolution économique.

La connaissance limitée qu’avait Tocqueville de l’analyse écono-mique ne lui permit pas d’appliquer rigoureusement un appareil conceptuel aux phénomènes qu’il observait et d’élaborer sur cette base une théorie susceptible d’éclairer le fonctionnement de l’économie. C’est pour cette raison que la postérité de son approche de l’économie politique n’apparaît pas de façon évidente. Swedberg soutient néan-moins la thèse selon laquelle il existerait chez Tocqueville un embryon

Page 154: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

tocqueville, l’économiste de la liberté

153AVRIL 2020AVRIL 2020

d’économie politique de la liberté. Pour Tocqueville, la liberté conduit à la prospérité, mais elle ne doit pas être utilisée de façon instrumen-tale. Si un peuple sacrifie la liberté à la quête d’une plus grande aisance matérielle, celle-ci se refusera à lui : à long terme, l’économie entrera en déclin. L’engagement des individus au sein d’organisations poli-tiques locales constituera alors le plus sûr moyen de reconquérir la liberté et de renouer avec la prospérité (13).

Cette tentative de théorisation met en lumière ce qui fait le prix de la pensée économique de Tocqueville : son dialogue constant avec le champ du politique. L’exemple le plus saisissant de cette méthode se trouve sans doute dans L’Ancien Régime et la Révolution. En remontant aux origines lointaines de la Révolution de 1789, Tocqueville rencon-tra plusieurs facteurs de nature économique. Il montra que l’aristocra-tie, qui détenait par le passé le pouvoir politique et le pouvoir écono-mique, avait été dépossédée du premier par le monarque et du second par la bourgeoisie. La paysannerie, qui portait l’essentiel du fardeau fiscal, tentait d’échapper à des impôts écrasants et injustes en dissimu-lant certaines de ses ressources. À la veille de la Révolution, les diffé-rentes classes sociales – l’aristocratie, la bourgeoisie, la paysannerie et la classe ouvrière, qui venait d’apparaître – étaient presque totalement isolées les unes des autres. Tocqueville avait par ailleurs découvert que la révolution de 1789 avait été précédée par une période d’expansion économique qui dura plusieurs décennies. Grâce aux recherches qu’il effectua dans divers fonds d’archives, il mit en évidence le fait que la Révolution avait trouvé ses plus fervents soutiens dans les régions où la croissance avait été la plus forte. L’explication de ce phénomène réside pour Tocqueville dans le fait que l’amélioration des conditions d’existence attise les frustrations sociales. L’auteur de L’Ancien Régime et la Révolution trouva des traces de ces « frustrations relatives » dans les cahiers de doléances, qu’il fut un des premiers chercheurs à utiliser. Le grand exutoire des tensions sociales que fut la révolution française redistribua le pouvoir politique, mettant de la sorte un terme à l’asy-métrie de sa répartition. À l’heure où les frustrations économiques s’expriment à travers des mouvements sociaux parfois violents, et en un moment où la démocratie représentative est contestée, la leçon

Page 155: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

154 AVRIL 2020AVRIL 2020

d’économie politique de Tocqueville mérite d’être redécouverte. Car au fond, que nous dit-il ? Que l’égalité des droits politiques ne peut s’accommoder d’une trop grande inégalité des conditions. Ou, en d’autres termes, que la liberté doit aller de pair avec la justice sociale.

1. Lettre de Tocqueville à Louis de Kergorlay, janvier 1835. Citée par François Mélonio, « Introduction à la première Démocratie », in Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, suivi de Souvenirs et de L’Ancien Régime et la Révolution, Robert Laffont, collection « Bouquins », 1986, p. 13.2. Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome II : L’âge classique (1790 à 1870), Galli-mard, collection « Tel », 2004, p. 81.3. Jean-Claude Lamberti, « Introduction à L’Ancien Régime et la Révolution », in Alexis de Tocqueville, op. cit., p. 895.4. Il s’agit des chapitres vi (« Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à élever le prix et à raccourcir la durée des baux ») et vii (« Influence de la démocratie sur les salaires »).5. François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, collection « Bibliothèque des histoires », 1983.6. Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome III : L’âge de la science (de 1870 à J. M. Keynes), Gallimard, collection « Tel », 2004, p. 102.7. Richard Swedberg, Schumpeter: A Biography, Princeton University Press, 1991.8. Richard Swedberg, Max Weber and the Idea of Economic Sociology, Princeton University Press, 1998.9. Richard Swedberg, Tocqueville’s Political Economy, Princeton University Press, 2009, p. 2.10. Courante à l’époque de Tocqueville, l’expression « économie politique » mettait en évidence les liens existant entre sphère économique et sphère politique.11. Richard Swedberg, Tocqueville’s Political Economy, op. cit., p. 66.12. Idem, p. 22.13. Idem, p. 279.

Page 156: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

155AVRIL 2020AVRIL 2020

HIROKO MATSUMOTO, MUSE À VIE› Lisa Vignoli

P resque novembre. La veille, j’avais perdu un ami. J’étais loin et j’avais appris par SMS qu’il était parti, sans choisir, lui, ailleurs. J’allai au musée comme on va à l’Église, prier, chercher quelque chose, autre chose. Mon sacré à moi se trouve sur des murs

blancs où l’on accroche des toiles, des Dibond. Pousser jusqu’à Man-hattan puis Brooklyn, pour voir programmées deux expositions... françaises, malchance renouvelée. Pourtant, là, à l’étage du Brooklyn Museum, je vous retrouvai. Visage familier dans une ville étrangère. Je vous avais presque oubliée. Votre carré brun et votre frange, vos yeux maquillés de noir et votre port de tête, votre façon de plier la jambe sur une marche d’escalier, de poser vos mains sur vos hanches. Sur les tirages en noir et blanc, vous portez des mini-robes et des maxi-casques, des cols en fourrure et des manteaux de renard blanc. Nous sommes en 1965, 1966, 1967. Les modèles sont signés Pierre Cardin. C’est lui qu’on honore entre les murs du Brooklyn Museum. Une rétrospective pour un couturier visionnaire, futuriste, qui pose ici torse nu en une d’un Time de 1974 et qui fête cette année ses soixante-douze ans de carrière.

Page 157: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

156 AVRIL 2020AVRIL 2020

Sur les cartels, vous êtes « Hiroko Matsumoto ». On ne vous présente pas, ou presque. À côté d’une photo de lui, démarche fière devant une file d’étudiantes japonaises hilares et en uniforme, une note raconte qu’en 1957, alors enseignant dans une école de mode de Tokyo, Pierre Cardin est « tombé sur vous » et vous a demandé de le suivre à son retour : « En 1960, elle a finalement accepté l’invitation et pris l’avion pour Paris. » Sans cette invitation, je ne vous aurais jamais vue.

La première fois pourtant, l’image est nette. J’avais 20 ans, je par-tageais la vie d’un garçon qui m’aimait et voulait me faire découvrir François Truffaut, avec la délicatesse de comprendre que ça compte-rait dans ma vie. Je disais à cette époque : « Il faut toujours vivre près des cinémas. » Nous avions commencé par le cycle Antoine Doinel, dans l’ordre – caractéristique d’une jeunesse ordonnée : Les 400 Coups, Antoine et Colette, Baisers volés, Domicile conjugal (1).

C’est là que vous êtes apparue. Vous êtes Kyoko, la maîtresse d’Antoine Doinel tout juste père, celle qui le fait quitter sa femme Christine sur un coup de jambes. Vous portez des kimonos et une mini-jupe de vinyle percée d’œillets, préparez des bentos et dînez en tailleur. Nous sommes en 1970 et vous offrez des fleurs à un homme. Vous roulez des petits mots que vous placez dans le cœur des tulipes pour que votre amant reçoive le message amoureux quand elles décideront de s’ouvrir. « Elle s’appelle Kyoko », « Kyoko aime Antoine », « Viens quand tu peux mais peux bientôt ». Vous êtes si fascinante que le personnage joué par Jean-Pierre Léaud essaye de vous cerner en lisant Les Femmes japonaises dans le lit conjugal. À côté de lui, son épouse, jouée par Claude Jade, est plongée dans une biographie du danseur Noureev. Une scène culte pour des générations de cinéphiles. Capture d’écran très partagée jusque sur Instagram aujourd’hui par ceux qui découvrent l’héritage de cette Nouvelle Vague dont on leur a tant parlé. Ce film sera votre première et unique apparition au cinéma. Au générique de fin, vous êtes « Mademoiselle Hiroko ». Comment vous êtes-vous retrouvée là ? Dans un petit monde qui vous était

Lisa Vignoli est journaliste. Elle est

l’auteure de Parlez-moi encore de lui

(Stock, 2017).

› Twitter @lisavignoli

Page 158: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

hiroko matsumoto, muse à vie

157AVRIL 2020AVRIL 2020

encore étranger peu de temps avant le film, François Truffaut a fait tourner Jeanne Moreau dans Jules et Jim. Ensemble, au début des années soixante, ils ont marqué le cinéma français sur un air de tourbillon. L’actrice, alors dans la vie de Pierre Cardin, était au pre-mier rang de ses défilés. Elle vous a vue en robe du soir à broderie Vermont, en robe à volants d’organza parme, en mariée. En sept ans, vous avez honoré plus de trente défilés, servi de mannequin pour les présentations de Cardin, applaudie plus que les autres par des rédactrices de mode du monde entier. Vous êtes devenue muse, égérie. Je repense à cette phrase lue un peu plus tôt : « En 1960, elle a finalement accepté l’invitation et pris l’avion pour Paris.  » Trois ans de réflexion vont ont conduite ici. Qu’avez-vous fait pen-dant ce temps-là ? Qu’est-ce qui vous a décidée à embrasser cette idée, cette carrière à l’étranger ? Comment vos parents – des Japo-nais traditionnels – vous ont-ils laissée partir ? Toutes ces questions m’arrivent. Je voudrais rencontrer vos contemporains pour qu’ils me racontent qui vous étiez. Pourtant, je me méfie de vous, de moi : la dernière fois que je me suis intéressée à la vie de quelqu’un de disparu, emblématique d’une époque, il en est sorti deux ans de travail et un livre. J’y vais à reculons. Rendez-vous espacés, mails jetés à la mer, priorité à d’autres projets. Ce jour de janvier où je m’y aventure un peu, je retrouve le photographe qui vous a immor-talisée à Tokyo, Ikko Narahara. Ses nombreux travaux montrent des paysages en noir et blanc, des visages abîmés d’ouvriers de l’île de Hashima, au large de Nagasaki. Un intérêt pour les marges, les espaces inhabités, les lieux clos. Pourtant, chaque cliché de vous avant votre départ pour la France est signé de lui. À la fin des années cinquante, ce photojournaliste engagé a plusieurs fois tourné son objectif vers votre minois de modèle et a eu l’air d’aimer ça. De cette période de doute, il sait tout, je le sais. Taper alors son nom, cliquer sur l’onglet « Actualités » pour aller le trouver là où il est. Les algorithmes en route, je ne crois pas ce que je lis : mon témoin de vous a disparu la veille. Ses souvenirs avec lui. Ça y est, je vou-drais attraper les gens avant qu’ils meurent. Qu’ils aient assez de temps pour me parler de vous. Pour parcourir votre psyché, je veux

Page 159: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

158 AVRIL 2020AVRIL 2020

aller là-bas, là où vous avez réfléchi, là où vous avez pris cet avion pour l’inconnu. Je me vois préparer un dossier de candidature pour une résidence d’écriture à Kyoto. Vous manquez de me faire quitter une vie à Paris qui me va, pour vivre au Japon six mois ou plus. Chemin inverse du vôtre à des années d’écart.

Hiroko, la plus insolite

J’écris à Jean-Pierre Léaud, à Maryse Gaspard, l’autre muse de Cardin, qui travaille encore aujourd’hui dans l’inchangée boutique de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Les réponses arrivent sans besoin d’insister. Dans le même temps, je déniche quelques reliques et les contours de votre vie peu à peu se dessinent. Dans ce numéro de Life daté du 12 septembre 1960, publié juste après la semaine des collections à Paris, l’hebdomadaire américain titre : « Cinq beautés ont volé la vedette aux défilés ». Pour une fois, l’habituelle rafale de flashs sur les nouveaux vêtements s’est concentrée sur les modèles qui les portaient. Elles se prénomment Agathe, Laurence, Audrey, Orla et Hiroko. Elles ont toutes quelque chose de spécial « mais Hiroko, écrit le reporter, est la plus insolite d’entre elles ». Vous avez 24 ans, vous êtes japonaise et jusqu’ici, personne n’a vu défiler un manne-quin asiatique sur les podiums français. Cela durera un moment. En 1966, vous êtes encore la seule au milieu de nombreuses Françaises et d’une poignée de Suédoises et d’Allemandes. Vous êtes la première personne qu’une jeune débutante a vue cette année-là, en débarquant dans ce milieu nouveau que lui était la mode. Plus de cinquante ans plus tard, la même – qui n’a pourtant pas volé son élégance – peut passer une partie de l’après-midi à me détailler votre sophistication, vos jolies manières et le frisson ressenti dans le bas de son dos mince quand vous vous présentiez dix minutes avant le premier passage. Une apparition. Vous ne marchiez pas comme elle, pas comme les autres mannequins non plus d’ailleurs – ventre en avant, buste en arrière, comme les créateurs le demandaient à l’époque. Non, vous aviez l’air de ne pas bouger. Hypnotisante comme le serpent. Vous

Page 160: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

hiroko matsumoto, muse à vie

159AVRIL 2020AVRIL 2020

ne vous imposiez jamais, vouliez laisser passer les autres comme si tout cela n’était pas codifié. Une fois même, vous avez pleuré. C’est rare, un mannequin qui pleure.

Je comprends mieux pourquoi, à la fin des années deux mille dix, un commissaire d’exposition new-yorkais penché sur soixante-dix ans d’archives vous a placée en majesté (vous qui n’en avez passé que sept dans la maison Cardin), mais je voudrais qu’il me l’explique. Dans un mail, l’homme, avec beaucoup de points d’exclamation, me répond : « les photos d’elle sont la preuve testamentaire qu’elle était un modèle époustouflant  ». Son idée de testament parcourt mon esprit, qui se glace. Qu’est-il resté de ces années-là dans votre vie d’après ?

Un jour de 1967, vous avez décidé d’arrêter. Vous veniez d’épouser le dirigeant du groupe Pierre Cardin, Henry Berghauer. Et si, tel un éconduit, il disait à tous « elle n’a plus besoin de moi », Pierre Cardin a quand même pris soin de votre mariage. Votre robe de mariée était de lui. À vos côtés, Berghauer prendra la direction de la marque japonaise Hanae Mori. Comme votre mari suivant développera la maison de couture Jean-Louis Scherrer au Japon. Vous n’avez finalement jamais cessé d’inspirer les hommes. Muse à vie, en quelque sorte. À plusieurs reprises, j’hésite à entrer en contact avec vos ex-maris, vos deux filles. Mais votre vie privée est le dernier endroit où je veux me rendre. Je ne suis même pas certaine qu’ils aient une réponse à la seule ques-tion qui m’anime : « Pourquoi, en 1960, a-t-elle finalement accepté l’invitation et pris l’avion pour Paris ? » Cet homme qui vous a fait venir s’en souvient-il seulement ? Là où il me reçoit, des photos de lui sont affichées sur tous les murs. « J’étais pas mal à l’époque, j’étais zazou », me glisse Pierre Cardin. Il veut tout me montrer. Lui et Fidel Castro, lui en Égypte, lui et deux cents mannequins russes. « Le tour du monde, je l’ai fait plusieurs fois. » Il vient s’asseoir à côté de moi pour me montrer cet exemplaire de 1967 d’un magazine féminin. « Cinquante pages sur moi, rendez-vous compte, qui ferait ça gratui-tement aujourd’hui ? » Il tourne les pages, soupire  : « Ces filles, que sont-elles devenues ? » Les autres, je l’ignore, mais celle pour qui je suis venue le voir, je le sais. Vous avez disparu en 2003 et il n’est pas venu à votre enterrement car il n’aime pas ça. Repousser la vision de la

Page 161: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

études, reportages, réflexions

160 AVRIL 2020AVRIL 2020

mort lui a réussi : il a 97 ans et quatre bureaux. Il se déplace mal mais continue de faire attention à ses costumes et à remplir son emploi du temps. Avant moi, un ambassadeur, après moi, une chercheuse. « Ces filles »… J’ai peur, soudain, qu’il vous ait oubliée. Pour écourter la peine, je me lance et je prononce votre prénom. Il se souvient de tout. Cette pureté qu’il n’a jamais vue chez personne : « N’importe où où elle mettait ses mains, c’était bien. » Vos mains, justement. Votre habi-tude de vouloir les laver entre chaque passage d’un défilé et sa façon à lui de vous expliquer qu’il fallait y renoncer : « Mademoiselle, vous ne pouvez pas, nous n’avons pas le temps. » Vos retours à Tokyo, où il vous emmenait chaque fois qu’il devait s’y rendre pour affaires. Cette fois – était-ce en 1963 ? c’est flou – où, pour la présentation d’une collection au Japon, vous et lui avez voyagé dans le même avion que l’empereur. Ce souvenir clair qu’à votre arrivée, l’aéroport de Narita tremblait sous les applaudissements. Il a cru que c’était pour accueil-lir l’empereur, mais la foule en réalité était venue pour vous. Je me sers de l’aéroport comme d’une passerelle pour remonter le temps et évoquer votre départ pour Paris, à son invitation. Il me barre la route avec cette anecdote de votre arrivée en 1960. La veille, vous lui aviez téléphoné pour le prévenir et préciser l’horaire du vol et la compagnie aérienne. Roissy-Charles-de-Gaulle n’existait pas encore. Ce jour-là, il n’était pas disponible pour venir vous chercher mais il avait assuré que quelqu’un vous attendrait là-bas. Personne n’est venu, on vous a oubliée. Vous avez attendu sur un banc et vous avez pleuré. C’est la police qui a joint la maison de couture pour expliquer qu’une jeune femme japonaise en pleurs disait son nom avec des « l » à la place des « r » : « Pielle Caldin ».

Je tente de remonter encore dans la chronologie de votre ren-contre. La chambre d’hôtel où l’on a fait venir les trente plus belles filles du Japon pour des essayages. Dans les rares articles qui relatent ce moment, certains ont choisi d’écrire que Pierre Cardin est instan-tanément « tombé amoureux » de vous. Ce serait donc ça, la raison de votre venue ? À moins que ce « love at first sight » indique seulement l’emballement esthétique d’un couturier pour un modèle. Je me cache derrière les mots des autres pour ne pas donner l’impression d’aller sur

Page 162: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

hiroko matsumoto, muse à vie

161AVRIL 2020AVRIL 2020

ce terrain-là : « J’ai lu, parfois, que vous aviez eu un coup de foudre pour elle… » Bien sûr, il a été « saisi par la fragilité et la grâce » de cette jeune femme de 20 ans qui en paraissait 16. Par cette façon d’être là : « Même quand elle se taisait, elle parlait. » Mais rien de plus. « Pour-quoi alors, avez-vous voulu la faire venir ? » « Avec elle, je pouvais pen-ser une mode française au Japon. Par la suite, elle était plus ou moins ma manière de communiquer là-bas. » Il fait mine de m’interroger : « Qui avais-je d’autre pour cela ? » Je ne dois pas oublier son allure conquérante sur les photos du musée et d’ici, elle n’est jamais loin de l’homme qui se trouve devant moi. Notre rendez-vous allait prendre fin et la chose importante, peut-être, enfin se dire – comme avec un enfant qu’on borde longtemps et qui se confie juste avant que la porte se referme. « Comprenez bien, je voulais gagner le marché japonais. Et je l’ai gagné. Et en plus, j’ai gagné Hiroko. » Il arrive que des femmes changent radicalement de vie parce que des hommes, à un moment donné, ont voulu prendre un marché.

1. Nous n’avons jamais vu L’Amour en fuite.

Page 163: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres
Page 164: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

CRITIQUES

LIVRES

164 | Un lieu pour ne pas perdre mémoire›Patrick Kéchichian

166 | Bon chic, mauvais genre›Stéphane Guégan

169 | La nostalgie de la Belle Époque›Frédéric Verger

172 | Perec en toutes lettres›Olivier Cariguel

CINÉMA

174 | China Girl›Richard Millet

EXPOSITIONS

177 | Claudia Andujar, la voix de l’Amazonie›Bertrand Raison

DISQUES

179 | Pianistes et violoncellistes à admirer ou à découvrir›Jean-Luc Macia

Au moment de boucler ce numéro, nous apprenons avec tristesse la mort de Jean-Luc Macia. Journaliste et critique dans diverses revues, il tenait la rubrique consacrée aux disques dans la Revue des Deux Mondes depuis 2009. Nous adressons à sa famille et à ses proches nos plus sincères condoléances.

Page 165: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

164 AVRIL 2020AVRIL 2020

LIVR E S

Un lieu pour ne pas perdre mémoire› PatrickKéchichian

C omment parler de ce livre ? Comment être à sa hauteur ? Com-ment canaliser et exprimer son émotion ? Je n’aime pourtant pas ce dernier mot, devenu un poncif, qui s’invite partout avec

une indécence sans limite. Et cependant, ici, il s’impose. Loin d’alté-rer, d’embuer d’un voile de larmes la rigueur et l’intelligence du travail d’investigation, il les accompagne, les renforce, leur donne sens. Reste, ensuite, à préciser ce qu’elle est, cette émotion, à en détailler le contenu. Du travail de Ruth Zylberman, on connaissait un grand film documen-taire sorti en 2018, Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris Xe (Zadig Productions/Arte). Le livre, qui porte comme sous-titre « Autobiogra-phie d’un immeuble  » (1), prolonge et amplifie considérablement le labeur de cinq ans de la cinéaste. La notion d’autobiographie n’est pas ici une coquetterie ou la revendication d’une impudeur. Plus que l’image, l’écrit permet de ne rien négliger des détails et des marges, notamment affectives, de la recherche. Une recherche que le retour sur soi n’égare pas mais au contraire authentifie.

Au départ, une constatation simple : la mémoire ne contient pas seulement une ou des histoires, mais aussi une ou des géographies. Pour cette seconde dimension, le singulier doit d’ailleurs être préféré. La concentration sur un lieu, un pays, une ville ou une rue donne sa densité et sa visibilité à l’histoire qui a eu lieu… La focale se resserre encore : c’est d’un immeuble parisien avec son numéro, ses particulari-tés, un immeuble parmi une foule d’autres, qu’il sera question. Comme si, soudain, il devenait nécessaire, pour mieux comprendre l’histoire des personnes, de bien délimiter leur espace de vie quotidienne.

Une fois cela exprimé, la question initiale demeure. Comment parler de ce livre, où une foule de vivants et de morts se pressent, avec des noms, des visages, ou avec des visages effacés ? Comment évoquer justement ce lieu de la « métamorphose » d’un « horizon familier en paysage hostile » ? La topographie est donc bien un point d’appui mental, une nécessité.

critiques

Page 166: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

165AVRIL 2020AVRIL 2020

critiques

Ruth Zylberman, avec l’aide de tous ses interlocuteurs, dessine, met en maquette cet immeuble somme toute banal, du Xe arrondissement de Paris, avec sa cour, ses quatre bâtiments, ses pavés. Avec ses popula-tions qui se sont succédé au cours des années et des décennies, depuis la Commune. Oh certes, le temps n’est pas étale, égal, harmonieux… Cer-tains des enfants du 209 ont connu le pire, et ont disparu, emportés par la vague des persécutions nazies, durant la Seconde Guerre mondiale. Et de ces années, avec la rafle du Vel’ d’Hiv comme tragique figure, il faut faire le centre noir de la mémoire. Quelques-uns des enfants ont survécu, cachés dans un autre bâtiment, à un autre étage, par des voisins conscients du danger – et aussi de celui qu’ils courraient eux-mêmes – tandis que leurs parents étaient emportés. Installés modestement à Paris, ils étaient juifs, ce qui les exposait immédiatement au pire. Certains sont encore vivants, avec des souvenirs, vivaces, toujours en fragments, en lambeaux, ou évaporés. À Tel-Aviv ou dans l’État de New York, Ruth Zyberman a été les chercher. Elle les a interrogés, a parlé avec eux, sans les brusquer, attentive, elle-même bouleversée. Certains sont revenus au 209, ont levé les yeux sur les fenêtres, ont remonté les escaliers. « Une étrange lignée mêlée, dit-elle, qui, par la seule force de l’espace, tra-verse les années. » Ainsi a pu se reformer la « constellation hétéroclite du 209 », une sorte de « diaspora éparpillée »…

Il faudrait citer cette foule d’histoires personnelles qui se recoupent, s’entrecroisent… Cette famille par exemple, les Dinanceau, avec Désiré, le père, « humble soldat de 14-18 », qui a caché Thérèse et sa famille au sixième étage pendant deux ans. Or, il se trouve que le fils Dinanceau, Robert, était engagé dans la Légion des volontaires fran-çais (LVF), et qu’après la guerre, il est revenu habiter au 209. Il y avait aussi Mme Massacré, la concierge, qui balayait la cour d’une certaine façon lorsque la police, allemande ou française, se présentait.

Au cœur de ces récits en miettes, à la fois dispersés et convergents, Ruth Zylberman se voit comme un « démiurge » projeté dans « un lieu débarrassé des contraintes du temps et du vieillissement : les enfants sont vivants, enfants pour toujours. » À la fin, elle cite Walter Benjamin, qui soulignait combien « le passé est chargé d’un indice secret qui le désigne pour la rédemption ». Et le philosophe ajoutait : « N’y a-t-il pas dans les voix auxquels nous prêtons attention un écho

Page 167: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

166 AVRIL 2020AVRIL 2020

de celles qui se sont tues ? » Mais le temps ne s’arrête pas… Non loin du 209, le 13 novembre 2015, c’est une autre « géographie de la ter-reur » qui se dessine. « Dans ces topographies superposées se jouait la façon dont la violence et la destruction viennent s’imposer au cœur des plus intimes chemins. » Finalement, la vulnérabilité n’est-elle pas le vrai sujet de ce livre ?1. Ruth Zylberman, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe. Autobiographie d’un immeuble, Seuil-Arte Éditions, 2020.

LIVR E S

Bon chic, mauvais genre› StéphaneGuégan

C ela tourne au phénomène éditorial. En un quart de siècle, pas moins de quatre biographes se sont succédé au chevet de Louise de Vilmorin (1902-1969), faveur que n’a connue

aucune autre figure éminente des années trente à cinquante. Dans le même temps, ses romans, sa poésie, ses écrits intimes et sa correspon-dance, qui l’égale à la marquise de Sévigné en moins sage, ont bénéficié de l’attention d’éditeurs méticuleux, de Patrick Mauriès à Olivier Muth, pleinement acquis à sa voix et à sa cause. Tant de preuves d’amour n’au-raient pas déplu à la princesse de Verrières-le-Buisson, que rien n’exal-tait plus que plaire, séduire et, assez souvent, croquer les mâles de son entourage, chic et déluré. L’exploit ici ne s’évalue pas au nombre de ses conquêtes, dont André Malraux n’est que l’arbre, un chêne, bien sûr, qui cache la forêt. Non, la prouesse tient au fait que, si ravissante soit-elle au dire de Paul Morand, qui la croise dès 1915, Louise charme plus qu’elle n’envoûte. Consciente de ses limites, au vrai, elle se dit et se sait moins belle que sa mère, l’ensorceleuse, d’aristocratique naissance. De son père, héritier des grainetiers dont elle porte le nom et prolonge la curiosité typique des Lumières, elle conservera l’image d’un entrepre-neur droit plus qu’adroit, aimant les voyages, ouvert au monde et plus

Page 168: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

167AVRIL 2020AVRIL 2020

proche du sien que ne l’était son épouse aux illustres aïeux, le comte de Forbin et les Salignac-Fénelon. Louise elle-même semble préférer à sa sœur aînée, la rivale, ses quatre frères, véritable « état-major », dira Jean Cocteau, l’un de ses tuteurs essentiels et durables. Nulle plante vivace, au départ, n’en peut faire l’économie.

On dit les séductrices, les insatiables de préférence, animées par l’es-prit de revanche, poussées aux folies charnelles par une insatisfaction qui viendrait de l’enfance et des blessures qu’elle laisse même sur les nan-tis. Peu de biographies de Louise échappent au prestige de ce malheur inaugural, supposé structurant. Si le thème de « l’inconsolable » pénètre aussi le livre récent de Geneviève Haroche-Bouzinac, si l’auteure parle de la petite fille mal aimée, de la maladie d’origine tuberculeuse qui rendra la jeune femme claudicante, elle perçoit vite le rôle qu’assume la littérature dans l’identité un peu forcée de ce moi douloureux (1). Du reste, les lectures qui formèrent l’adolescente alternent de façon signi-ficative la fantaisie solaire, l’introspection énergique et les poètes de la perte ou du cœur vide, la comtesse de Ségur, Benjamin Constant, Gérard de Nerval et Chateaubriand, en somme. On ne se méfie jamais assez des mémoires et des souvenirs d’écrivains : un rien de mélodrame les habite nécessairement. Le cas de Vilmorin, qui s’éclaire à lire Geneviève Haroche- Bouzinac, vaut mieux que ces reconstructions banales, fatales. Mal mariée à un Américain plus âgé et moins fantasque qu’elle, après avoir rompu ses fiançailles avec Antoine de Saint-Exupéry et ses ailes d’albatros, Louise entre en littérature au moment où elle sort d’une situa-tion domestique peu faite pour elle (2). A-t-elle même été une maman affectionnée avec les trois filles qu’elle donna à Henry Leigh Hunt avant de divorcer ? Malgré la bienveillance des biographes, la question se pose. La force du tournant littéraire paraît, elle, peu douteuse.

Encouragée par la jeune littérature issue de la guerre, de Malraux à Drieu, de Morand à Cocteau, Louise publie, chez Gallimard, en 1934, Sainte-Unefois, titre révélateur du ton qu’elle va donner à sa vie et à ses livres. À ce récit tissé de chassés-croisés dignes de Musset, elle imprime une griffe qui saisit aussitôt, langage racé, maximes tranchantes sur les êtres et les cœurs, narration désinvolte où même le groupe de Minotaure se retrouvera. Il est vrai que sa poésie se teinte du souvenir d’Aragon, d’Éluard et d’Apollinaire autant que de Louise Labé. La voilà donc lan-

Page 169: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

168 AVRIL 2020AVRIL 2020

cée, d’autant que la Café Society ne tarde pas à la coopter, voyant en elle une femme d’esprit et de mœurs libres, un écrivain qui ose ressembler en tout à ses héroïnes. Jusqu’à l’Occupation, durant laquelle elle conti-nue à publier et se mêle de cinéma, la chronique mondaine garde un œil sur elle, ses amants en avalanche, de Pierre Brisson à Gaston Galli-mard, et son remariage, cette fois avec un comte hongrois, autant dire un rêve d’enfant ou de lectrice. Égérie de la mode parisienne, elle porte robes et bijoux qui l’embellissent en l’enrichissant. Puisque l’argent est fait pour être dépensé et qu’elle n’en a jamais assez pour combler son nomadisme et son collectionnisme, l’aide des amies, Marie-Blanche de Polignac ou la comtesse de Breteuil, ne se refuse pas. En plus de Cocteau et de l’ambassadeur britannique Duff Cooper, bons témoins de ce que l’ondine vorace avait de cruel et d’accaparant pour ses amants, deux hommes l’ont comprise dans sa dualité fascinante, Jean Hugo et Roger Nimier. Du premier, on lira avec soin la correspondance enflammée qu’il échangea avec Louise, où éros, mondanités et vie artistique font si bon ménage (3) ; du second, aussi peu gaulliste qu’elle, on se souviendra qu’il l’associa, par droit d’insolence et d’intelligence, à la presse hus-sarde, qu’il l’aima à sa façon et lui confia la préface de l’édition de poche de La Princesse de Clèves. C’était, en 1955, tendre à cette reine du Tout-Paris un étrange miroir, non celui du sacrifice et du devoir, mais celui du narcissisme conséquent. De la passion interdite qu’éprouve Madame de Clèves, suggère Louise de Villmorin, le mari est seul responsable. Quant à l’héroïne frustrée, poursuit la préfacière aguerrie aux sortilèges des mots et des désirs, elle renonce au duc de Nemours pour ne pas voir se ternir, avec le temps, le feu de leur coup de foudre. En somme, Louise créditait Madame de La Fayette d’avoir lu en elle et son éternel marivaudage. Superbe.1. Geneviève Haroche-Bouzinac, Louise de Vilmorin. Une vie de bohème, Flammarion, 2019. Petite coquille amusante, p. 119, Tamara de Lempicka, grande portraitiste de la gentry internationale de l’entre-deux-guerres, est confondue avec Lolita Lempicka.2. Voir Stéphane Guégan, « Saint-Ex remet les gaz », Revue des Deux Mondes, février-mars 2019.3. Louise de Vilmorin et Jean Hugo, Correspondance croisée. 1935-1954, édition établie, annotée et commentée par Olivier Muth, Honoré Champion, 2019. Peintre et décorateur modeste, mais bon mémorialiste, Jean Hugo était l’arrière-petit-fils de Victor, il a aimé Louise à sa façon, épisodique et prudente, et voyait en elle une sorte de Delphine de Girardin plus aventureuse et désirable que son aînée. Meurtrie de ne pas être préférée, Vilmorin lui a adressé près de 700 lettres entre 1948 et sa mort. Bizarrement, celles de l’Occupation ont disparu. Toujours édité par Olivier Muth, on lira Objets-chimères. Articles et textes rares. 1935-1970, Gallimard, coll. « Les cahiers de la NRF », 2016 (voir notre recension sur https://moderne.video.blog/2016/09/05/quand-la-peinture-lui-montait-au-nez/). Louise de Vilmorin s’y montre sous un jour inconnu de ceux qui ne la croient que frivole ou snob. Lors de l’invasion de la Hongrie, en 1956, l’ex-comtesse de Presbourg, par exemple, fronde l’intelligentsia communisante avec un courage inflexible.

Page 170: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

169AVRIL 2020AVRIL 2020

LIVR E S

La nostalgie de la Belle Époque› FrédéricVerger

L’ architecture sévère du livre d’Antoine Prost consacré aux Français de la Belle Époque (1) ne doit pas rebuter le lecteur qui aime l’histoire mais a passé l’âge de suivre un cours :

l’intelligence, la subtilité, l’aisance à combiner le détail et l’idée géné-rale, l’écriture coulante et colorée qui donne toujours le sentiment agréable que quelqu’un nous parle, raconte la vie même quand il manie des chiffres font de ce livre un ouvrage bien plus plaisant et profond que ne pourrait le croire celui qui, feuilletant sa table des matières, s’imaginerait qu’il est destiné à l’université. Le découpage austère en thèmes (« Peuple et élite », « Questions sociales », « Villes et campagnes  »…) se révèle bien plus passionnant qu’une synthèse confuse, et même indispensable pour ne pas s’ennuyer du manège un peu vide des généralités.

L’ouvrage réussit la gageure de donner à ses synthèses la chair vivante, concrète, de la vie. C’est cette attention perpétuelle aux nuances des mentalités qui nous fait comprendre par exemple que l’idéologie républicaine n’a jamais été un simple idéalisme abstrait. Les peuples ne connaissent pas l’amour désintéressé et si les Français ont aimé la République c’est parce qu’ils croyaient y gagner, qu’elle leur offrait quelque chose (même l’apprentissage des départements pouvait servir à construire une carrière future de fonctionnaire). On voit com-ment cet ouvrage sur la Belle Époque peut conduire à des méditations sur la nôtre.

M. Prost insiste sans cesse sur la diversité française, qui est peut-être le cœur et le sujet même de son livre : diversité du paysage industriel, diversité sociale, culturelle, économique du monde rural qui, avec ses 56 % de la population, explique la diversité politique de la France. Il montre que si d’un strict point de vue sociolo-gique les classes moyennes ne comptent guère, le pays étant encore partagé entre un peuple et des élites très minoritaires, les valeurs

Page 171: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

170 AVRIL 2020AVRIL 2020

des classes moyennes sont politiquement majoritaires : refus des extrêmes politiques, méfiance à l’égard des « gros », valeurs fami-liales et patriarcales très fortes. Pas d’assurance maladie, très peu de retraites, pas d’impôt sur le revenu. Certaines catégories des classes populaires sont fragiles, menacées par la misère et à l’autre extrémité du corps social l’accumulation des patrimoines permet de vivre sur la rente. Si le respect religieux de la propriété et l’absence d’impôt sur le revenu favorise l’accumulation du capital, il favorise aussi pour certains un enrichissement relativement rapide et une certaine mobilité sociale dont Antoine Prost note qu’elle est malheureuse-ment très difficile à mesurer (malheureusement car cela permettrait de savoir dans quelle mesure la méritocratie républicaine, pierre de touche du régime, est une illusion). Il montre aussi à quel point la question religieuse divise encore profondément les Français et com-ment le patriotisme et l’attachement au régime peuvent être à la fois nuancés et profonds : la loi des trois ans, qui augmente la durée du service militaire, semble rejetée par une majorité de l’opinion mais le sentiment de fierté lié à l’exceptionnalité du régime (« Tout le monde n’a pas la chance de vivre en République ») est tout aussi majoritaire, source d’un patriotisme de raison et de sentiment qui fait accepter l’éventualité d’un appel aux armes.

La réflexion la plus profonde d’Antoine Prost tourne autour du caractère paradoxal de la France de cette époque, de ce paradoxe vivant qui explique peut-être la nostalgie qu’elle suscite. Car les puissances étrangères, notamment l’Allemagne, qui la considéraient comme un pays décadent avaient de bonnes raisons de le croire. Ils voyaient un pays en déclin démographique, dont l’économie, en dépit de sa croissance tranquille, était moins dynamique que celle de ses rivaux, un pays traversé de divisions haineuses qui sem-blaient irréconciliables. Mais ce que suggère avec finesse l’auteur, c’est que non seulement les clivages qui semblaient affaiblir la France n’étaient pas mortels mais qu’ils recouvraient une cohésion secrète, plus profonde. Dans les sociétés, l’équilibre miraculeux entre des oppositions est peut-être le vrai critère de santé. Ainsi le clivage social était-il atténué par la croyance, dans les milieux populaires, que le « travail à son compte », l’instruction ou l’élection offraient

Page 172: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

171AVRIL 2020AVRIL 2020

des possibilités d’ascension sociale. Antoine Prost insiste sur cette dernière composante, si importante parce qu’elle légitimait les ins-titutions, en faisant remarquer que jamais l’Assemblée nationale n’a été si démocratique qu’à la veille de la Grande Guerre. De même, les ferments de division, d’affrontements violents, s’accompagnaient de réalités sociologiques qui les équilibraient, l’importance du contrôle social de la culture de solidarité familiale ou de cet esprit de défé-rence envers les autorités dont l’auteur note qu’il atteint là aussi une sorte d’équilibre parfait disparu aujourd’hui. Car s’il retenait le peuple dans le respect, ce n’était plus le respect aveugle d’antan mais un respect pour ainsi dire républicain qui exigeait que les élites se montrent dignes du savoir ou de l’élection qui les avaient consacrées. Et la faiblesse politique apparente d’un régime où paraît régner l’ins-tabilité gouvernementale et le manque d’esprit de suite (cheval de bataille du maurassisme) cache et favorise la puissance, l’assise et la cohérence d’une administration partout présente, ferme et débon-naire à la fois comme la figure du gendarme qui l’incarne. La Répu-blique avait réussi son pari de 1871 car elle avait fondé plus qu’un régime : une culture dans laquelle on se reconnaissait et qui méritait qu’on la défende.

Le livre refermé, on ne peut s’empêcher de se demander pour-quoi une étrange nostalgie s’est très vite attachée à cette époque. Mais les mille détails et aperçus d’une vie sociale qu’évoque le livre d’Antoine Prost et dont les gens d’un certain âge ont encore perçu les échos dans leur enfance font penser qu’elle s’explique peut-être par le sentiment qu’il s’agissait d’une époque où les Français se suf-fisaient à eux-mêmes. Sans doute y avait-il dans ce sentiment plus ou moins conscient une part d’aveuglement, de bêtise et de naïveté, mais il était aussi le signe ou la cause d’une créativité et d’une force tranquilles. La haute culture, tout comme celles des régions encore si typées, les mœurs, les croyances, l’espace lui-même semblaient aux Français d’alors assez vastes, assez divers pour suffire à l’émerveille-ment des âmes les plus exigeantes.1. Antoine Prost, Les Français de la Belle Époque, Gallimard, 2019.

Page 173: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

172 AVRIL 2020AVRIL 2020

LIVR E S

Perec en toutes lettres› OlivierCariguel

O bservateur infaillible et rêveur inguérissable, Georges Perec se dévoile en toutes lettres dans la nouvelle édition de la somme d’écrits multiples réunie par une perecquienne de

choc, Mireille Ribière, épaulée par Dominique Bertelli (1). Présentant des textes d’accès difficile ou des archives de Perec, elle apporte des informations captivantes. La production traditionnelle d’un écrivain (entretiens, conférences, discussions, tables rondes, questionnaires), qui compose le sommaire attendu des écrits périphériques d’une œuvre, est complétée par des interventions méconnues ou isolées (comptes rendus, billets d’humeur, préfaces, postfaces, textes rares et inédits). Parmi celles-ci, des textes peu courants comme les qua-trièmes de couverture d’une réédition du roman de Raymond Que-neau Un rude hiver (1977) et des Verts champs de moutarde de l’Afgha-nistan (1974) de l’oulipien américain Harry Mathews nous ouvrent la « constellation » des proches de Perec.

À quoi sert ce type d’anthologie issu de fouilles archéologiques, pouvant sembler, à tort, limitée à un public déjà conquis de spécia-listes et de happy few ? Une masse aussi hétéroclite concourt à souligner la modernité de l’œuvre de Perec, qui décrivait les symptômes avant-coureurs de « l’humanité fatiguée » dépeinte par Michel Houellebecq. La parenté est éclatante. Au milieu des «  jeunes loups de la rentrée littéraire » en 1965, Perec s’était immédiatement imposé. Jean-Claude Brisville avait pointé dans Le Nouvel Observateur la portée de son premier roman, Les Choses, qui raconte l’histoire d’un jeune couple, Jérôme et Sylvie, « dans un style découragé qui s’accorde à la tristesse du sujet ». Il ajoutait : « Ce romancier de 30 ans a écrit l’un des livres les plus cruellement révélateurs de notre époque désespérée.  » Cri-tique flaubertienne fortement teintée d’ironie, le roman montrait les limites de la société de consommation dans la France des « trente glo-rieuses » qui constituent les racines des maux de notre société actuelle.

Page 174: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

173AVRIL 2020AVRIL 2020

La qualité des interviews retrouvées de Perec dégage la genèse de ce roman capital et son refus de l’étiquette de document sociologique qui lui fut rapidement accolée. Et les meilleurs résumés de ses livres, il les donne lui-même tout en reconnaissant aux critiques de métier pleine et entière liberté d’analyse, ce sont les réponses qu’il accorde à l’hebdomadaire Elle pour Les Choses ou la transcription d’un entretien télévisé avec Pierre Desgraupes dans l’émission « Lectures pour tous » à propos de son troisième roman, Un homme qui dort. Des textes de qualité se trouvent parfois dans des supports auxquels, par habitude ou encombré d’idées préconçues, on ne pense pas.

La deuxième passerelle vers notre époque est l’intuition de Perec sur l’émergence des mass media, qui rassemblent « télévision, radio-diffusion, bandes dessinées, cinéma, “art publicitaire” ». Ils jouaient le rôle aujourd’hui occupé par les réseaux sociaux et l’information à la chaîne qui saturent maintenant l’espace public et les cerveaux des consommateurs qui en ont fait leur café quotidien. La commu-nication de Perec, « Écriture et mass media » lors du colloque « Mass media et imaginaire  » en 1967 montre la transformation de l’écri-ture sous l’effet des mass media. Au passage, on apprend que le chien Snoopy inventé par Charles M. Schulz est l’un de ses héros favoris. Car Snoopy « remarque avec un contentement non dissimulé que l’on dit toujours “les chiens et les chats” et jamais “les chats et les chiens”. »

Resté à l’écart du Nouveau Roman, qui écrasait la production romanesque française avec des impératifs catégoriques, Perec a distillé son humour et son détachement dans ces nombreux textes, accompa-gnés systématiquement d’une courte introduction contextuelle. De plus, de 1965 à 1980, pour chaque année, une notice donne un point de situation sur l’évolution de son œuvre. L’effet de redondance que l’on peut craindre devant l’assemblage d’une palanquée de textes est par ailleurs neutralisé. On constate avec surprise que Perec ne se répète pas, d’une interview écrite à un questionnaire publié en annexe du premier mémoire universitaire consacré en 1967 aux Choses (deux ans après leur parution !) ou à une conférence.

Cette anthologie magistrale est en réalité un livre gigogne qui concentre plusieurs livres. C’est d’abord une collection idéale pour accompagner une découverte de Perec. Puis un dossier de presse – qui

Page 175: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

174 AVRIL 2020AVRIL 2020

ne dit pas son nom – sans l’inconvénient d’être pléthorique car l’es-sentiel et le meilleur ont été pesés par les maîtres d’ouvrage. L’accueil critique réservé aux livres de Perec est condensé dans les introductions de chaque texte. Inutile alors de recourir à un autre volume recensant les articles d’époque. Ce panorama efficacement brossé donne à l’an-thologie l’aspect d’un tableau de la vie littéraire de l’après-guerre aux années quatre-vingt, sur la littérature engagée, le Nouveau Roman, l’invasion de la sociologie dans l’art. Enfin, les notes de bas de page renvoient à des archives du fonds Georges Perec qui dispensent le lec-teur de recourir aux essais et articles scientifiques sur Perec, la biblio-graphie critique étant passée en revue. Voilà pourquoi, croyant acheter un livre, vous en avez plusieurs en main.1. Georges Perec, Entretiens, conférences, textes rares, inédits, textes réunis, présentés et annotés par Mireille Ribière avec la participation de Dominique Bertelli, Éditions Joseph K, 2019.

CI NÉMA

China Girl› RichardMillet

D’une efficacité remarquable, China Girl, la seconde sai-son de Top of the Lake, la mini-série de Jane Campion, délaisse les paysages splendides de Nouvelle-Zélande

pour la ville de Sydney, filmée sans aucun pittoresque : on n’y aper-cevra ni l’Opéra ni le Harbour Bridge, pas même une vue de la baie. Neutralité esthétique non dénuée de sens. Les scènes se déroulent principalement dans deux intérieurs : un bordel au personnel asia-tique et une maison bourgeoise des faubourgs, à quoi on peut ajou-ter l’intérieur d’un commissariat et celui d’un café fréquenté par des étudiants, l’ensemble des décors donnant l’impression que, pour paraphraser Alfred Jarry, l’Australie, c’est « nulle part », et que les évènements ici mis en scène pourraient même avoir lieu n’importe où en Occident : banalité propice à l’exercice du mal, lequel se mani-

Page 176: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

175AVRIL 2020AVRIL 2020

feste d’abord par le nouvel ordre moral dicté par le politiquement correct, à travers les redéfinitions ethniques, sexuelles et politiques les plus aberrantes. L’empire du bien raillé par Philippe Muray est donc celui du pire.

China Girl s’ouvre sur une femme et deux hommes d’âge mûr en train de se débarrasser, en pleine nuit, d’une lourde valise qu’ils jettent à la mer ; laquelle rendra bientôt son contenu : le corps d’une jeune Asiatique qui effectuait là un bien singulier voyage de retour dans son pays natal. Les premiers pas de l’enquête nous ramènent à l’inspectrice Robin Griffin (Elisabeth Moss), spécialisée dans la protection de l’en-fance : celle-ci reprend du service, cinq ans après les traumatismes de l’affaire de pédophilie néo-zélandaise et l’annulation in extremis de son mariage. Robin reste fragile, aussi lui adjoint-on une jeune policière chargée de veiller sur elle, en proie à ses propres démons.

Robin se bat autant contre le passé récent que contre le moment plus lointain où, dix-huit ans plus tôt, elle a mis au monde une fille née d’un viol, et aussitôt abandonnée. C’est cette fille, Mary (Alice Englert, la propre fille de la réalisatrice), que nous découvrons, chez ses parents adoptifs, Pyke (Ewen Leslie) et Julia (Nicole Kidman). Et c’est à elle que Robin écrit une lettre.

Les six épisodes de la série conjuguent donc deux lignes de force dont Mary est le pivot : âgée de bientôt 18 ans, elle est amoureuse d’un homme qui en a 42. Originaire d’Allemagne, Alexander (David Den-cik) règne non seulement sur Mary mais aussi sur le personnel asia-tique du petit bordel. Il prétend épouser la jeune fille, qui le présente à ses parents, lesquels refusent leur accord, le personnage étant des plus inquiétants : manipulateur, violent, d’un cynisme à toute épreuve.

La mer ayant ramené la valise sur le rivage, Robin oriente son enquête sur le milieu des jeunes Asiatiques, et un étudiant, qui était devenu son client favori, aidera la police à identifier la victime. Autre bouteille à la mer, si l’on peut dire : la lettre que Robin a envoyée à sa fille a atteint celle-ci qui, enfin majeure, veut quitter ses parents pour vivre avec Alexander, au premier étage du bordel, et lui propose de se prostituer pour lui. Le pathos du cliché est ici poussé jusqu’à l’insoute-nable, Jane Campion jouant sans cesse sur des situations-limites pour traquer la vérité des personnages.

Page 177: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

176 AVRIL 2020AVRIL 2020

Tout est à double fond : Alexander est-il un professeur d’université reconverti dans le proxénétisme, ce qui ne l’empêche pas de donner des leçons d’anglais aux filles du bordel, ou bien un être égaré ? La jeune Asiatique morte était-elle une étudiante ou une de ses employées ? La famille de Mary est, elle aussi, double, puisque adoptive et en voie de séparation – Julia, qui s’est convertie au saphisme, vit avec une autre femme. Devant la résignation du père, on comprend mieux que Mary soit tombée dans les serres d’un prédateur, avant de se tourner vers sa mère biologique, Robin, qui finit par lui révéler qui elle est. Ainsi les amours de Robin et de Pyke, le père adoptif, rejouent-elles une scène originelle que le viol de Robin avait rendue impossible, substituant à l’amour une violence qui tirait l’acte sexuel vers le marquis de Sade ou une mythologie archaïque.

Plus encore : le bordel n’est pas seulement un lieu de plaisir mais, bien plus lucratif encore, un vivier de ventres à louer pour la gestation pour autrui, comme on appelle, d’une façon élégamment adminis-trative, le recours aux mères porteuses. Là est le nœud de l’affaire – la jeune Asiatique ayant été assassinée parce qu’elle voulait rentrer dans son pays avec, en son ventre, le fœtus d’un couple en mal d’enfant. Le bordel, comme le commissariat, est un concentré des aberrations du monde occidental.

China Girl, plus encore que la première saison de Top of the Lake, est moins une réflexion sur des « problèmes de société » que sur la nature ambiguë et métamorphique du mal. Certes, Campion ne fait ici aucune référence métaphysique ni spirituelle : son univers est un monde sans Dieu, sans doute parce que l’Australie est un pays par-ticulièrement ravagé par le politiquement correct, et où la question religieuse est d’emblée évacuée au profit du psychologique et du social – ce qui ne signifie pas que le mal, donc le démon, ait été évacué ; bien au contraire, celui-ci règne par le stupre et le lucre, et aussi dans le « mal d’enfant » qui conduit les parents à toutes les extrémités. Cam-pion, qui est aussi à l’aise là que dans ses films en costume (La Leçon de piano, Portrait de femme, Bright Star), sacrifie donc au code du politi-quement correct (on ne parlera jamais de prostituées ni de putes, mais de « travailleuses du sexe ») pour montrer, par défaut, un monde en pleine déréliction. Si elle n’est pas tout à fait « nulle part », l’Australie

Page 178: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

177AVRIL 2020AVRIL 2020

n’est pas grand-chose sur le plan culturel ; et il ne manque à China Girl que les gigantesques incendies qui ont l’étendue de la Belgique et qui ravagent la région de Sydney depuis des mois en nous donnant un avant-goût d’apocalypse.

E XPOS ITION S

Claudia Andujar, la voix de l’Amazonie› BertrandRaison

I mpossible désormais de dissocier la photographe Claudia Andu-jar du destin de l’Amazonie ni du peuple yanomami, qui tente d’y survivre. Un engagement obstiné dont la Fondation Cartier

montre les principales étapes (1). Claudia Andujar a en effet consacré, dès les années soixante-dix, son travail à cette région du Brésil tout en se dévouant corps et âme à la protection des Indiens. Se rendant à plusieurs reprises pour de longs séjours aux confins du pays, près de la frontière avec le Venezuela, elle assiste au désastre humanitaire pro-voqué par la construction de la route transamazonienne balayant au bulldozer les villages yanomamis. Cette nouvelle route (la Perimetral Norte), véritable boulevard de la mort, apporte avec elle la rougeole et d’autres maladies infectieuses qui déciment les populations indigènes, sans défenses immunitaires. Profitant de l’occasion, les garimpeiros (orpailleurs clandestins), fuyant la pauvreté, déferlent dans la région et polluent les cours d’eau en utilisant le mercure pour extraire le précieux métal, sans compter les trafiquants en tout genre attirés par l’éclat de ce nouvel Eldorado très vite transformé en Far West sans foi ni loi. Trente mille chercheurs d’or menacent de leurs fusils l’existence de dix mille Yanomamis. Face à la multiplication des exactions et à l’indifférence de l’État, Claudia Andujar, avec l’aide de Carlo Zacquini et de Bruce Albert, crée en 1978 l’ONG CCPY (Comissão Pró-Yanomami). Un mot tout de même des deux co-fondateurs qui soutiennent sans faillir

Page 179: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

178 AVRIL 2020AVRIL 2020

la photographe dans son combat : Carlo Zacquini, missionnaire italien en poste depuis les années soixante, lui ouvrira les portes de l’univers yanomami et l’ethnologue Bruce Albert jouera lui aussi un rôle-clé dans la défense du peuple autochtone. Le trio sera à l’origine, en 1992, de la démarcation du territoire yanomami enfin signée par le président brésilien de l’époque. Cette victoire chèrement acquise n’offre pourtant qu’un répit provisoire. Car l’expulsion des garimpeiros et la destruction de leur matériel ne mettent pas fin à la volonté gouvernementale de profiter des richesses forestières et du sous-sol amazonien. Le pillage des ressources et les meurtres continuent, en mode mineur certes, jusqu’à la récente élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République. Avec son appui tacite, l’orpaillage a repris avec une ampleur sans précédent. Ses déclarations fracassantes ne laissent aucun doute sur la poursuite de l’exploitation de la forêt ni sur le sort qu’il réserve à ses premiers habitants. À l’entendre, lors de sa campagne électorale, il regrette que « la cavalerie brésilienne n’ait pas été aussi efficace que l’américaine qui a exterminé les Indiens » (2). En dépit des difficultés, la passion mili-tante de Claudia Andujar n’a jamais faibli. Si ses prises de parole et ses images alertent l’opinion publique, elle a su, surtout, gagner l’estime de ceux qu’elle photographie. Davi Kopenawa, chaman et porte-parole des Yanomamis, qui se méfie au début de celle que l’on surnomme Napëyoma (la femme blanche) devient, dès les années quatre-vingt, à son exemple, le défenseur infatigable de l’ethnie qu’il représente. Figure emblématique de la sauvegarde de l’Amazonie, il ne cesse d’intervenir auprès des instances internationales pour faire comprendre que sa lutte ne concerne pas seulement son peuple mais plus globalement l’avenir écologique de la planète. La bataille semble inégale, mais les Amérin-diens ont quelques atouts. Si l’on s’en tient au groupe qui entoure Clau-dia Andujar, tout espoir n’est pas perdu. Il fallait sûrement une person-nalité exceptionnelle pour affronter la situation dramatique du peuple de la forêt. À cet égard, le parcours de la future photographe et activiste, née en 1931 en Suisse, ne manque pas d’impressionner. La toute jeune fille traverse les épreuves de la Seconde Guerre mondiale en Transylva-nie. Sa famille paternelle et son père, d’origine juive, disparaîtront dans les camps de concentration tandis qu’elle se réfugie en Suisse avant de se rendre à New York. La fin de ce périple : São Paulo, où elle s’installe défi-

Page 180: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

179AVRIL 2020AVRIL 2020

nitivement et commence une carrière de photojournaliste au cours des années cinquante. Pendant une quinzaine d’années avant sa rencontre décisive avec les Yanomamis, Claudia Andujar aborde déjà ses sujets avec l’œil de l’anthropologue et s’intéresse de près à la vie quotidienne de gens normalement passés sous silence. Cet aspect quasi documentaire sera porté à un degré d’intensité extraordinaire lors de ses expéditions dans les terres amazoniennes. Notamment la série « Marcados », photo-graphies réalisées lors des campagnes de vaccination réalisées entre 1980 et 1984, avec le soutien de son ONG, où l’on voit chaque patient muni d’un médaillon numérique autour du cou. Ces portraits ainsi identifiés représentent une fiche médicale indispensable car, dans la culture yano-mami, le nom propre permanent n’existe pas. Images au demeurant sai-sissantes car en les revoyant quelques années plus tard, Claudia Andujar n’a pas pu s’empêcher de penser à ce qu’elle avait vécu dans son enfance, à ses proches qui, portant l’étoile jaune, étaient marqués pour mourir (marcados para morrer). Paradoxe bouleversant, car des années plus tard, les Indiens seront eux aussi marqués, mais cette fois-ci pour survivre (marcados para sobreviver).1. Exposition « Claudia Andujar. La lutte yanomami », Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, jusqu’au 10 mai 2020.2. Claire Gatinois, « Sur les traces de Claudia Andujar », série de six articles publiée par Le Monde du 29 juillet au 3 août 2019. On retrouvera les propos du président Bolsonaro dans l’édition du 2 août 2019.

DISQUE S

Pianistes et violoncellistes à admirer ou à découvrir› Jean-LucMacia

T out lui convient : le baroque, qu’il transcende sur un piano moderne, le romantisme bien sûr, mais aussi la musique contemporaine. Alexandre Tharaud, virtuose émérite et infa-

tigable curieux (on l’a vu jouant son propre rôle dans le film Amour de Michael Haneke), a créé, entre 2012 et 2017, trois concertos de

Page 181: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

180 AVRIL 2020AVRIL 2020

compositeurs d’aujourd’hui que ce disque nous fait découvrir (1). Trois orchestres et trois chefs différents y participent mais la cohérence du disque tient à une parenté postmoderne entre les œuvres, leur couleur chambriste et le naturel de l’approche du soliste. Tout commence avec Left, Alone (la partition est conçue pour main gauche uniquement) de Hans Abrahamsen, page évoquant des paysages d’hiver, enneigés ou brumeux, avec un piano qui picore de brèves mélodies et s’entiche d’ef-fets estompés. Tout est minutieusement mis au point tant par le com-positeur danois que par Tharaud, dont les accents poétiques séduisent, avec l’accompagnement tout en demi-teinte du Philharmonique de Rotterdam et de Yannick Nézet-Séguin. Dans Future Is a Faded Song (l’avenir est une chanson fanée), le Français Gérard Pesson (né en 1958) crée une étrange combinaison sonore entre un piano arc-bouté sur des formules simples et un orchestre qui entre en résonance avec lui, trans-formant les notes du clavier, les phagocytant au gré de toutes sortes d’effets digitaux et les entourant comme dans une boîte à musique. Mais c’est bien le soliste qui mène le jeu et l’Orchestre symphonique de la radio de Francfort, dirigé par Tito Ceccherini, lui répond avec tact et sans emphase. Preuve qu’une musique contemporaine peut être divertissante. Le Franco-Argentin Oscar Strasnoy (né en 1970) a inti-tulé son concerto « Kuleshov », du nom d’un cinéaste soviétique des années vingt qui avait inventé un effet consistant à répéter des images identiques juxtaposées avec d’autres plus agitées. Il essaie dans sa parti-tion de recréer cette impression de plans diversement expressifs. Et on croit entendre l’accompagnement d’un film muet avec des galops du clavier, des élans subits innervant des passages répétés comme si l’image revenait sans cesse en arrière. C’est très virtuose et s’écoute sans ennui grâce au jeu trépidant de Tharaud et aux Violons du Roy, petit ensemble québécois que mène Mathieu Lussier. Une approche vraiment ludique et intelligente du concerto contemporain.

Alexandre Tharaud est aussi un magnifique chambriste qui s’est illus-tré en duo ou en trio avec les meilleurs virtuoses. Il est le fidèle complice du remarquable violoncelliste Jean-Guihen Queyras, avec qui il a déjà gravé quatre disques. Le cinquième s’appelle opportunément « Com-plices » (2). Les deux amis ont élaboré un programme de petites pièces,

Page 182: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

181AVRIL 2020AVRIL 2020

de « bis » en quelque sorte, qu’ils aiment jouer ensemble. Soixante-cinq minutes et dix-neuf morceaux, originaux ou transcrits, qui survolent trois siècles de musique avec bonheur. Il y a bien sûr des « tubes » : une Danse hongroise de Brahms, Le Cygne de Saint-Saëns, un Nocturne de Chopin ou des Chants d’amour de Kreisler. Et des raretés (Popper, Zim-mermann, Chtchedrine) ou des transcriptions de mélodies où le violon-celle tout en rondeur de Queyras s’envole avec lyrisme. Il y a même un bref hommage à John Coltrane où intervient le saxophoniste Raphaël Imbert, qui improvise ensuite sur une Sarabande de Bach avant qu’un petit orchestre (La Diane française) vienne accompagner l’archet dans un Adagio de Haydn. C’est une mosaïque musicale miroitante que nous offrent ces complices heureux de parcourir des chemins variés et parfois ardus où Alexandre Tharaud se montre un partenaire idéal.

Violoncelle toujours, avec l’émergence d’un jeune virtuose anglais d’origine exotique : ses parents viennent d’Antigua dans les Caraïbes et de Sierra Leone, et ses cinq frères et sœurs sont tous des musiciens clas-siques. Il s’appelle Sheku Kanneh-Mason mais le label Decca, qui l’a pris sous son aile après sa victoire à un fameux concours britannique, met en vedette son prénom. Voici donc le premier disque de Sheku (3). Et pour bien montrer son assimilation outre-Manche, le jeune homme y joue une œuvre emblématique du répertoire anglais, le Concerto pour violoncelle d’Edward Elgar. On découvre d’emblée que le jeune homme de 20 ans n’est pas qu’une star fabriquée par son éditeur. Il est vrai qu’il est accompagné par le London Symphony et Simon Rattle, excusez du peu. On entend une sonorité éblouissante, à la fois moirée et palpi-tante, avec des traits fluides, une fraîcheur expressive et des articulations savamment dosées et variées. Sheku s’inscrit dans le droit-fil de l’inou-bliable Jacqueline du Pré, qu’il adule sans l’imiter mais en retrouvant sa leçon de liberté rythmique. Le reste du CD propose une succession de brefs morceaux en version de chambre d’Elgar et d’autres compositeurs (une Élégie de Fauré entre autres). On eût préféré un autre concerto, mais ce choix rend le jeune musicien très attachant.

Retour au piano avec deux personnalités peu connues. D’abord Hortense Cartier-Bresson, virtuose discrète, pédagogue renommée et professeure au Conservatoire national. Si elle joue souvent en concert, elle se fait rare au disque, ce que l’on regrette quand on l’entend dans cet

Page 183: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

critiques

182 AVRIL 2020AVRIL 2020

enregistrement superbe de Brahms (4). Elle a choisi trois des derniers cahiers du compositeur allemand : les Fantaisies op. 116, les Intermezzi op. 117 et les Klavierstücke op. 118 qu’au soir de sa vie Brahms a écrits comme pour clore une vie de passion et de frustrations. Une sereine mélancolie domine ces partitions, seize en tout, où l’intime se fait poésie aristocratique et sagesse harmonique. Certes, ces pages ne manquent pas d’énergie et sont parfois secouées d’évocations tziganes ou de thèmes populaires. Mais c’est un esthète, un poète qui parle (comme son ami Schumann). Hortense Cartier-Bresson les investit avec un sens du tra-gique et des murmures veloutés qui nous agrippent en jaillissant dou-cement du silence. Pas de bravades ici mais une complicité sensible qui parle sans afféterie au cœur. À cet égard, les trois Intermezzi, d’une mélancolie désincarnée, sont un vrai bijou au mitan de ce CD qu’il faut connaître et qui nous fait entendre une grande dame du piano.

Française installée à Bruxelles, Élodie Vignon s’était déjà fait remarquer par un CD consacré à Debussy. Pour son deuxième disque en solo, elle a choisi la formidable et périlleuse Sonate d’Henri Dutil-leux (5). Elle aborde ce chef-d’œuvre datant de 1948 sans timidité : la vigueur avec laquelle elle déjoue les pièges du compositeur, sa manière de souligner les métamorphoses harmoniques inventées par Dutilleux, la ductilité de son jeu qui soulève des houles de passion et des fulgu-rances secouant les amples variations du finale démontrent sa com-préhension d’un univers tourmenté qu’elle rend très accessible. Elle joue les trois Préludes du compositeur français, trois vignettes aux ara-besques fuyantes dont la première, D’ombre et de silence, lui a suggéré le titre du disque (« D’ombres »). Il s’ouvre par une pièce récente de Claude Ledoux, Surgir, qui acclimate le style de Dutilleux au savoir-faire d’aujourd’hui : résonances inattendues, frénésie digitale, dont Élodie Vignon fait son miel. Superbe enregistrement. 1. Hans Abrahamsen, Gérard Pesson, Oscar Strasnoy, Concertos contemporains par Alexandre Tharaud, CD Erato 0190295323073.2. Complices, pièces diverses par Jean-Guihen Queyras et Alexandre Tharaud, CD Harmonia Mundi HMM 902274.3. Edward Elgar, Concerto pour violoncelle par Sheku Kanneh-Mason, CD Decca 485 0241.4. Johannes Brahms, Pièces pour piano op. 116, 117, 118 par Hortense Cartier-Bresson, CD Aparté AP222.5. Henri Dutilleux, Claude Ledoux, D’ombres par Élodie Vignon, CD Cyprès CYP4658.

Page 184: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

LES REVUES EN REVUE

Billebaude

›BertrandRaison

Les Moments littéraires

›CharlesFicat

Esprit

›RobertKopp

Bouclard

›SébastienLapaque

Page 185: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

184 AVRIL 2020AVRIL 2020

Billebaude« Fauve »N° 15, automne-hiver 2019, Éditions Glénat, 96 p., 19,90 €€

«  Billebauder  », verbe utilisé pour des chiens de chasse cherchant au hasard une piste de gibier, convient parfaite-ment à cette revue semestrielle publiée sous le patronage de la Fondation Fran-çois-Sommer, l’institution à l’origine du musée de la Chasse et de la Nature. De plus, du côté du substantif, « partir en billebaude » suppose que l’on accepte les surprises de la balade, que l’on délaisse tout plan préétabli. C’est sur ce principe que, depuis 2012, la revue semestrielle entend explorer, à partir d’un thème, les usages et les représentations de la nature. Conformément à cette exigence de curiosité, la dernière livraison, axée autour du fauve, associe réflexions philo-sophiques, anthropologiques et artis-tiques afin de détricoter les fantasmes que nous projetons sur ces animaux. Opération d’utilité publique même, qui consiste à réexaminer la relation que nous entretenons avec les autres vivants. En effet, au lieu d’opposer paresseuse-ment l’homme à la férocité supposée de l’animal sauvage, ne serait-il pas plus stimulant, comme le propose Baptiste Morizot, de se demander de « quel type d’animalité est l’humanité » ? › Bertrand

Raison

Les Moments littéraires « Amiel & Co, diaristes suisses »N° 43, hiver 2020, 336 p., 16 €

Existerait-il une affinité particulière entre les écrivains suisses et l’art du journal intime ? Depuis Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), la question mérite d’être posée. Sous la houlette de Jean-Fran-çois Duval, vient de paraître un numéro spécial des Moments littéraires consacré à ce thème, où figurent des valeurs sûres comme Ramuz, Monique Saint-Hélier ou Gustave Roud, mais aussi plusieurs contemporains qui se sont prêtés au jeu en donnant quelques pages inédites (Douna Loup, Daniel de Roulet, Luc Weibel…). Certains ont choisi des car-nets de voyages ; d’autres se sont faits plus introspectifs. On mentionnera le jour-nal 1986-1987 de Roland Jaccard, qui raconte son « licenciement » du Monde avec le ton désabusé qui lui est cher, jamais dépourvu d’humour : « On ne m’a jamais refusé un manuscrit. Comme j’expliquais cela à L., elle a eu ce mot si profond : “C’est la raison pour laquelle tes livres ne sont pas bons.” »La revue semestrielle dirigée par Gilbert Moreau publie simultanément un hors-série sur la correspondance échangée entre Amiel et Élisa Guédin, une jeune femme pleine d’esprit qu’il avait ren-contrée à la fin de sa vie. › Charles Ficat

LES REVUES EN REVUEChaquemoislescoupsdecœurdelarédaction

Page 186: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

185AVRIL 2020AVRIL 2020

Esprit« Le partage de l’universel »n° 461, janvier-février 2020, 272 p., 22 e

C’est au « partage de l’universel » qu’est consacré le cahier central de ce numéro du mensuel Esprit. C’est peu dire qu’il est d’actualité. Car nous vivons dans une situation paradoxale : jamais nous n’avons été aussi conscients de ne for-mer qu’une seule humanité, ne fût-ce que par la réduction, pour ne pas dire le rétrécissement à l’extrême, de toutes les distances spatiales ou temporelles, et jamais les replis identitaires et les revendications communautaristes, qu’elles soient religieuses, ethniques ou sexuelles, n’ont davantage fragmenté et morcelé cette même humanité. C’est que les Lumières sont en régression partout. Que le débat ne se limite pas à l’Europe, Anne Cheng le montre en étudiant « la prétention chinoise à l’uni-versalité », ou Alioune Badara Fall, en analysant la charte africaine des droits de l’homme. Or, en s’appuyant sur Aimé Césaire, Anne Lafont montre que cet universel si souvent critiqué trouve désormais son centre et son point d’appui dans les mondes sym-boliques que sont l’art et la littérature. Entourent ce dossier passionnant des articles sur des expositions marquantes (Leonard de Vinci, Hans Hartung), des films qui suscitent la discussion (Sergueï Eisenstein, Roman Polanski), des livres qu’il faut lire (Denis Pelletier, Thomas Gomart). › Robert Kopp

Bouclard n° 2, premier semestre 2020, 64 p., 10 €

On nommait jadis «  orphéons  » les revues littéraires fondées par un groupe d’amoureux d’art et de lettres décidés à faire entendre effrontément leur petite musique. Bourrée de lecture hétéro-clite, la revue semestrielle Bouclard est éditée à Nantes par Benjamin Reverdy et Clément Le Priol. Dans le deuxième numéro, il est question de Marcel Proust, de la galaxie Hara Kiri et Char-lie Hebdo et d’un auteur de « sexe-fic-tions » âgé de 88 ans, Hernán Hoyos. Un fascinant personnage, auteur de romans intitulés par exemple «  Sœur Terrible  » ou «  Le membre de Luci-fer  », qui s’est longtemps autoédité et qui n’écrit plus depuis trente-cinq ans. Cyril Gay est allé lui rendre visite à Cali, en Colombie, où la bibliothèque départementale en avait fait le héros d’une journée un peu particulière. Hernán Hoyos est un écrivain devenu culte en rendant l’accès à sa littéra-ture extrêmement difficile. Il a connu un succès paradoxal dans la Colom-bie pudibonde des années cinquante, où la diffusion presque secrète de ses romans en faisait des objets recherchés. On aimerait savoir à quoi ces «  sexe-fictions  » pouvaient bien ressembler. › Sébastien Lapaque

les revues en revue

Page 187: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres
Page 188: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

NOTES DE LECTURE

La Femme-MaÿtioBéatrice Castaner›Luciend’Azay

Le temps découvre la vérité. Actualité du BerninMathieu Terence›Luciend’Azay

Voir la lumièreT. C. Boyle›Marie-LaureDelorme

HéritageDani Shapiro›Marie-LaureDelorme

10 minutes et 38 secondes dans un monde étrangeElif Shafak›BertrandRaison

Love Me TenderConstance Debré›OlivierCariguel

Triangle tactique. Décrypter la bataille terrestrePierre Santoni›HadrienDesuin

Un souvenir qui s’ignorePatrick Corneau

›CharlesFicat

Les Innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale. Un spectacle en quatre saisonsPeter Handke›CharlesFicat

Lettre à Charles Péguy sur l’amour humaineLouis Pailloux›PatrickKéchichian

SanctionFerdinand von Schirach›IsabelleLortholary

La Seule Histoire Julian Barnes›IsabelleLortholary

Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologueJean François Billeter›LorisPetris

Le Petit-Bourgeois gentilhomme Alain Accardo›SébastienLapaque

Lourdes, de roc et d’eauBarbara Lecompte›SébastienLapaque

Page 189: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

188 AVRIL 2020AVRIL 2020

La Femme-Maÿtio, de Béatrice Castaner, Serge Safran, 160 p., 16,90 €

Au paléolithique, les idées de l’huma-nité balbutiante ne sont guère que des sensations ; la conscience de soi se réduit aux exigences primordiales, à un com-bat permanent contre les bêtes féroces et un environnement impitoyable, ce qui n’empêche pas qu’on s’émerveille devant la beauté du monde. Pour restituer par l’écriture cette époque si antérieure à l’écriture, Béatrice Castaner a dû s’impo-ser de sévères contraintes narratives. Le résultat est d’autant plus évocateur que ses personnages semblent issus du décor qu’elle a exhumé ; ils s’animent sans avoir l’air de pithécanthropes anachroniques, même si des anachronismes demeurent, aussi irréductibles que les lieux communs (« once de réponse », « sourire facé-tieux », « éperdus de gratitude », etc.).La Femme-Maÿtio est une tentative d’in-terprétation romanesque des fresques du paléolithique supérieur, comme celles de Chauvet et de Lascaux, dont le regretté Alain Testart a si brillamment déchiffré l’iconographie. Mais c’est une espèce préhistorique encore plus ancienne, les Néandertaliens, que Béatrice Castaner met en scène autour de son héroïne, Maÿtio, artiste immémoriale, dont elle retrace l’expérience fulgurante : la découverte du pouvoir magique de la figuration picturale. Comme elle le note, « des constructions stalagmitiques et des gravures qui leur sont attribuées prouvent l’existence d’une pensée sym-bolique ». La romancière s’est appliquée

à traduire cette pensée en langage dans un texte haletant, syncopé, et pour-tant fluide, aux rythmes ancestraux, dépouillé de tout artifice, en harmonie avec les éléments. On songe à la voix sobre, juvénile et musicale que J. M. G. Le Clézio cherchait à extraire du fran-çais au début de son œuvre. L’atmos-phère où évolue Maÿtio est suggérée par la mélodie d’une flûte taillée dans un os de vautour, que l’auteure nomme djyid, et par une anthroponymie très recher-chée (E’wã, Czatibä, Bhòpj, etc.). La cruauté et la crudité de scènes de mas-sacre réalistes nous donnent une idée plausible de l’angoisse qui déchirait à chaque instant ces premiers hommes : la faim, la peur, la souffrance et un instinct de vie omniprésent. L’acuité de leur perception vigilante en découle. C’est ce qui aurait incité les moins frustres d’entre eux à peindre une cosmologie sur les murs des grottes, « genèse » d’un monde terrifiant avec lequel ils faisaient corps, comme ces peintures rupestres avec les anfractuosités de leur support. › Lucien d’Azay

Le temps découvre la vérité. Actualité du Bernin, de Mathieu Terence, Grasset, 144 p., 16 e

Mathieu Terence nous dit qu’il n’exis-tait pas, en français, de monographie du Bernin autre que thématique. Voilà ce vide comblé grâce à lui. Cet essai, où il met en relief son rapport intime avec le grand artiste baroque, s’inspire des bio-graphies « de fantaisie » (Vivant Denon,

Page 190: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

189AVRIL 2020AVRIL 2020

Casanova, Mozart) que Philippe Sollers brossait jadis à la diable, pour notre plus grand plaisir. On y découvre de jolis croquis, comme ces autoportraits du chevalier de Bernin qui « nous jettent un regard décidé, fiévreux, scrutateur, attentif, laser, témoignant d’un qui-vive presque haletant. Le regard fond sur sa proie. Il embrasse et embrase. Préhen-sion d’aigle vif ».Partisan du baroque, « religion éro-tique » proto-hollywoodienne, Terence est emporté par son sujet, dont il voudrait traiter mille facettes simultanément. Il encense la sensua-lité paroxystique de L’Extase de sainte Thérèse, les volutes du baldaquin de Saint-Pierre, les tumultueux drapés et les ingénieuses façades du Bernin, et l’influence qu’exercèrent ses « machi-neries » sur l’opéra. Le Bernin est le Virgile de notre Dante moderne dans l’enfer contemporain. Terence cite peu ses sources et n’évite pas tous les pon-cifs. Ce sont des réflexions en vrac, à la mémoire de son union flamboyante avec une célèbre philosophe récem-ment disparue.Terence rappelle aussi, au cas où le concept nous aurait échappé, que le baroque est l’art de l’outrance et de la profusion, travers dans lesquels il verse volontiers. La pléthore de superlatifs n’arrange rien à l’affaire : on se croirait dans La Princesse de Clèves. Son style, sinueux, captivant et élégant à l’époque de Journal d’un cœur sec ou de L’Autre Vie, s’est curieusement alourdi ; senten-cieuse, sa phrase est plus hachée, plus absconse. Anaphores, calembours, che-

villes. Terence s’arc-boute contre notre époque (qui le hérisse, bien qu’il n’y soit guère marginal) pour exalter l’« actua-lité » du Bernin. Avec une partialité qui débouche sur d’arrogants raccour-cis : « Praxitèle, Michel-Ange avant lui, Rodin, Henry Moore après. Pas grand-chose d’autre à vrai dire. »Cet essai finit par vous étourdir sans qu’on soit forcément contaminé par la berninite aiguë dont souffre de toute évidence l’auteur. Quant à la « vérité », « cette notion en voie de disparition », que Terence brandit à tout bout de champ comme un blanc-seing, je me demande si elle est pertinente et importe beaucoup en littérature. On ne convainc pas les âmes sensibles en don-nant des coups de poing sur la table ni en proférant des slogans. › Lucien d’Azay

Voir la lumière, de T. C. Boyle, traduit par Bernard Turle, Grasset, 500 p., 24 e

Les Beatles en fond sonore. Fitz Loney est étudiant à l’université Harvard, en 1962, dans le département de psycho-logie. Il a pour directeur de thèse le charismatique Tim Leary. Un groupe de jeunes gens gravite autour de lui et de son collègue Dick Alpert. Les deux hommes multiplient les expérimenta-tions avec une molécule produite par les laboratoires Sandoz. Le médicament, découvert en 1943 à Bâle, passera à la postérité sous le nom de LSD. Fitz Loney, marié à Joanie, a un fils. Les époux se mettent à participer aux expé-

Page 191: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

190 AVRIL 2020AVRIL 2020

riences psychédéliques organisées par Tim Leary. Ils sont heureux d’apparte-nir au petit groupe. Tim Leary et Dick Alpert sont exclus d’Harvard, les époux les suivent au Mexique : de plus en plus de LSD, de plus en plus de sexe, de plus en plus de folie. Puis les époux les suivent à nouveau à Millbrook, dans le nord de l’État de New York. Le fils ado-lescent participe aux séances.T.C. Boyle aime s’emparer de figures mythiques, comme le sexologue Alfred Kinsey, l’architecte Frank Lloyd Wrigth, le médecin nutritionniste John Harvey Kellogg, pour montrer l’envers du décor des utopies. Dans Voir la lumière, le romancier améri-cain bâtit son intrigue autour du psy-chologue Timothy Leary. Le célèbre prêtre de la culture psychédélique des années soixante fut notamment un partisan des bienfaits du LSD. Visions foudroyantes, sensations extracorpo-relles, couleurs intenses. Les barrières tombent, on s’ouvre au monde. La conscience s’élargit. Au début des expé-rimentations avec le LSD, l’idée est de trouver un traitement. Mais, rapide-ment, on passe à autre chose. L’étude sous contrôle devient une vie hors de contrôle. À travers ses personnages, T.C.  Boyle nous interroge sur notre faible capacité à résister au groupe, à la figure du maître, à l’époque.Le rêve de Fitz Loney était simple : un diplôme, un travail, une maison. La figure centrale de Vers la lumière est sa petite famille. Leur vie ordinaire est difficile à cause du manque d’argent. Les séances chez Tim Leary ont ainsi

le goût de l’aventure. Les mots sont beaux : explosion des tabous, des liens bourgeois, des égoïsmes. La drogue va pourtant réduire leur vie en miettes. T.C. Boyle analyse avec énergie et acuité la destruction des rêves communau-taires. Les individualismes et les hédo-nismes reprennent vite le dessus. On suit la famille Loney. Elle se dirige vers les ténèbres. › Marie-Laure Delorme

Héritage, de Dani Shapiro, traduit par Clotilde Meyer, Les Arènes, 350 p., 20,90 e

Dani Shapiro a grandi au sein d’une famille juive orthodoxe du New Jersey. Elle a parlé l’hébreu jusqu’à son entrée au lycée. Une mère rageuse (Irène), un père dépressif (Paul). Dani Shapiro est blonde aux yeux clairs. Elle entend sans arrêt qu’elle n’a pas le physique de sa famille. On lui répète qu’elle ne ressemble pas à une juive. L’écrivaine découvre, à l’occasion d’un test ADN, qu’elle n’est pas la fille biologique de Paul Shapiro. Son ADN est à 52 % ash-kénaze d’Europe de l’Est, un taux anor-malement bas pour quelqu’un dont tous les ancêtres sont censés être des juifs d’Europe de l’Est. Elle est alors âgée de 54 ans et va mener une enquête sur elle-même. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Dani Shapiro ne peut pas se tourner vers beaucoup de témoins. Son père est mort dans un accident de voiture alors qu’elle avait 23 ans et sa mère n’est plus de ce monde, emportée par un cancer du poumon.

Page 192: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

191AVRIL 2020AVRIL 2020

La fille unique du couple Shapiro ne s’est jamais sentie à sa place au sein de sa famille. Elle découvre qu’elle est issue d’un don de sperme et que son père bio-logique est un médecin de Portland à la retraite. Au début des années soixante, l’insémination artificielle était pourtant décriée, surtout par les religieux. Dani Shapiro désire rencontrer son père bio-logique malgré les craintes de ce der-nier, désire savoir si ses parents étaient au courant du mélange de spermes et lui ont caché la vérité, désire pouvoir vivre avec cette béance au fond d’elle-même. Mais une question revient sans cesse : « À quel âge était-on trop vieux pour une surprise ? » De nombreuses vies vont être bouleversées par l’enquête intime de Dani Shapiro sur ses origines. L’auteure a une idée de départ : ses parents n’étaient au courant de rien et se sont fait manipuler par les médecins.Héritage questionne les liens du sang et les secrets de famille. La figure de Paul Shapiro, le « père social », hante le récit. La plus belle scène du récit met face à face Dani Shapiro et sa tante paternelle. L’écrivaine révèle soudainement à la vieille dame de 93 ans que son frère Paul n’est en fait pas son père biologique. La tante lui répond : « Sachant ce que tu sais, tu es encore plus la fille de Paul que tu ne l’imagines. » Dani Shapiro raconte, pas à pas, son histoire. Elle se souvient d’elle en petite fille blonde, éle-vée dans une famille juive pratiquante. Elle rêvait de n’être pas la fille de sa mère. › Marie-Laure Delorme

10 minutes et 38 secondes dans un monde étrange, d’Elif Shafak, traduit par Dominique Goy-Blanquet, Flammarion, 400 p., 22 e

D’après les neurologues, l’activité du cerveau subsiste une dizaine de minutes après la mort. C’est le temps alloué à Leila, la prostituée qu’on retrouvera assassinée dans une benne à ordures d’un quartier d’Istanbul, pour se sou-venir de sa vie. Ce compte à rebours constitue la trame du récit dans lequel s’enchevêtrent les différentes étapes d’un destin qui la mènera d’une famille bour-geoise d’Anatolie aux portes des bordels du Bosphore. À travers le périple de son héroïne, la romancière se sert du cadre dramatique d’un fait divers pour donner une voix à ceux que la société turque rejette. Car au fur et à mesure du décompte des souvenirs, nous ren-controns les personnages qui forment autour de Leila une communauté de résistance. Une garde rapprochée tout aussi invisible socialement puisqu’elle appartient au monde des exclus, à ceux qui n’ont que le droit d’être anonymes dans la Turquie d’aujourd’hui. Le livre, dans la tradition orientale des contes à tiroirs, présente les quelques amis qui vont l’accompagner, parmi lesquels on trouve une transsexuelle, une chanteuse de night-club, une émigrée somalienne, une réfugiée libanaise, et l’indéfectible Sinan, le camarade d’enfance, l’amou-reux sans cesse éconduit. Tous arpentent l’univers de la nuit et participent aux soubresauts politiques de la métropole, aux manifestations qui traversent les

Page 193: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

192 AVRIL 2020AVRIL 2020

rues stambouliotes. On y entend les revendications des ultranationalistes et l’on assiste à la dispersion musclée des opposants. En même temps que Leila s’achemine vers sa fin, la ville imprègne toutes les pages de cet itinéraire, elle a le parfum des multiples faubourgs qui la composent et des multiples strates de son passé impérial ainsi que la saveur et l’odeur des böreks. Il y a pour ainsi dire autant de plis urbains dans le chaos d’Is-tanbul que dans ceux de cette délicieuse pâtisserie salée. Elif Shafak raconte, au rythme tumultueux de la cité des deux continents, l’histoire de ceux qui, aban-donnés dans les marges, luttent par tous les moyens pour préserver la liberté qu’on leur dénie. › Bertrand Raison

Love Me Tender, de Constance Debré, Flammarion, 192 p., 18 e

Roger Caillois distinguait deux sortes d’écrivains : ceux qui écrivent pour dire quelque chose, ceux qui écrivent par goût ou vocation et inventent des per-sonnages. Rejeton d’une dynastie répu-blicaine, Constance Debré appartient à la première famille. Avocate de pro-fession, elle défendait une clientèle de premier choix : des violeurs, des voleurs, des braqueurs, des pédophiles, des escrocs et des assassins. Mariée et mère d’un garçon, elle habitait Rive gauche. L’écriture la travaillait. Elle publia deux livres alambiqués qui passèrent inaper-çus. Comme ils n’étaient pas mention-nés dans son livre coup de poing Play Boy, paru en 2018 – qui n’était pas son

premier roman  –, la critique salua la naissance d’une auteure au ton cru. Sans doute une panne de radar…Son nouvel ouvrage, encore titré en anglais, Love Me Tender, s’adresse à son fils, dont le père a la garde exclusive. Ayant plaqué son métier et son mari, Constance Debré y expose sa vie homo-sexuelle, son existence au jour le jour rythmée par des séances matinales de natation, ses conquêtes féminines, son combat pour obtenir un droit de visite qui lui est refusée au prétexte qu’elle serait anormale. Elle chaparde çà et là comme une adolescente. Voilà la trame répétitive de son récit selfie. « Je n’ai pas fini de m’occuper de moi, c’est la seule affaire qui me passionne. » Après la vie bourgeoise, place à « la vie de rat de laboratoire » qu’elle expérimente. Elle transpose un projet de vie en projet lit-téraire. Elle se déplace à scooter, indis-pensable à cette nomade habitant une chambre de service parisienne quand elle ne pose pas son maigre balluchon chez des amis ou sa dernière petite amie. La figure de la fille de famille qui plaque son mari et son milieu cède la place à l’hédoniste ignorant les contraintes. Les deux années de bataille pour un droit de visite sont le seul fil rouge du livre saturé de scènes de la vie quotidienne dans un style proche de celui de Chris-tine Angot mais moins étiré. Finale-ment, on balance entre le bâillement et la curiosité devant ce roman de la méta-morphose d’une femme libérée-délivrée. › Olivier Cariguel

Page 194: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

193AVRIL 2020AVRIL 2020

Triangle tactique. Décrypter la bataille terrestre, de Pierre Santoni, Éditions Pierre de Taillac, 2019, 172 p., 24,90 e

Les historiens militaires et les théoriciens de la tactique ont parfois du mal à syn-thétiser leurs immenses connaissances. Tel n’est pas le cas du colonel Pierre San-toni, qui embrasse en un regard presque la totalité de l’art tactique et opératif. Ce manuel est probablement celui qui a manqué à des générations d’élèves officiers, au pire réduites à de la micro-tactique insignifiante, au mieux perdues dans des récits historiques sans perspec-tives, voire dans les traités de Carl von Clausewitz et d’Hervé Coutau-Bégarie. Après une brève introduction théo-rique, Pierre Santoni propose, depuis Alexandre jusqu’à Eisenhower en pas-sant par Napoléon, une réflexion stimu-lante et rapide sur ce qu’il appelle l’his-toire du triangle tactique, autrement dit la combinaison de la mobilité, de la puissance de feu et de la protection. La nation qui adapte sur le plan industriel et tactique les innovations technolo-giques de son temps modifie l’équilibre du triangle à son profit et remporte la guerre. Gare toutefois aux mirages tech-nicistes dont la robotique et la cyberdé-fense peuvent parfois être l’objet.La dissuasion nucléaire a, en quelque sorte, neutralisé la guerre classique et rendu obsolète le cadre de la bataille interétatique. La puissance de feu est si forte qu’elle en devient inutilisable et qu’on en revient à des schémas où le mouvement et la protection, au sein

des populations civiles le plus souvent, donnent au milicien ou au terroriste un avantage certain. Ce déséquilibre a été douloureusement expérimenté par les casques bleus ou par les armées améri-caines, dont l’auteur peine à admettre la défaite en Irak et Afghanistan. Voilà sans doute pourquoi les forces spéciales et les mercenaires, aidés des drones, prennent une importance croissante, voire exclusive depuis quelques années. On pourrait croire que la tactique ter-restre est donc bel et bien finie. Il n’en est rien : la tactique est comme un virus, il mute en permanence, quitte à renou-veler des schémas qu’on croyait enfouis dans le passé. La guerre asymétrique, le plus souvent en ville, redonne au simple soldat et au mercenaire un rôle qu’ils avaient perdu depuis le Moyen Âge. › Hadrien Desuin

Un souvenir qui s’ignore, de Patrick Corneau, Éditions Conférence, 192 p., 19 e

Les recueils de fragments se font rares. Sans doute ne s’agit-il pas d’un genre prisé par les éditeurs. Pourtant, il existe des amateurs de ce type d’ouvrage. En voici un nouveau, préparé par Patrick Corneau. En 2018, il avait déjà publié Une mémoire qui désire. Spicilège 2010-2016 (L’Escampette, 2018), qui rassem-blait des remarques et des annotations sur notre époque avec un détachement empreint de finesse.Un souvenir qui s’ignore s’inscrit dans le prolongement du livre précédent, avec

Page 195: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

194 AVRIL 2020AVRIL 2020

cette fois des regroupements en cha-pitres, où se mêlent des aphorismes, des citations de lecture, des observations de scènes de la vie de tous les jours où le regard ne porte jamais de jugement déplacé ou désobligeant. En particulier lorsqu’il est question de l’omniprésence des outils technologiques dans nos exis-tences. Si parfois le constat est désa-busé, il aspire toujours à une forme de liberté perdue ou à une quête du beau : « Devant ma fenêtre (Windows), il m’ar-rive d’espérer qu’une panne de logiciel me procure une nappe de joli ciel à la fenêtre (l’autre)…  » Car le style et les grands auteurs sont une affaire des plus précieuses de Patrick Corneau, épris de hautes préoccupations. Il ne tranche pas, il met à la disposition du lecteur une scène, une attitude. À ce dernier de se faire une opinion et d’en tirer une morale. En bon connaisseur de Jean Grenier, l’auteur saisit les épiphanies de la vie quotidienne et nous rappelle une juste hiérarchie : « Le monde est si beau et si plein dans sa plénitude, qu’enfer-més en lui comme dans la coque d’un œuf, nous n’en prenons pas conscience. Il faut qu’on nous le décrive comme si c’était un autre monde. Ainsi font les poètes. »Par ses innombrables lectures, puisées à de multiples sources – Franz Kafka, Ludwig Wittgenstein, Simone Weil, Cristina Campo, Roland Barthes, etc. –, il nous offre un souvenir, qui s’ignore peut-être mais que nous n’oublions pas parce qu’il nous touche et nous élève. › Charles Ficat

Les Innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale. Un spectacle en quatre saisons, de Peter Handke, Gallimard, 128 p., 13 e

Récemment couronnée par l’Acadé-mie Nobel, l’œuvre immense de Peter Handke ressemble à un labyrinthe tant les livres abondent en des registres différents : romans, essais, journaux, poèmes, scénarios et bien sûr théâtre, comme avec Par les villages, une des plus célèbres de ses pièces. Devant une telle forêt, il n’est pas évident de s’orienter. Voici le premier de ses livres parus en France depuis l’attribution du plus prestigieux des prix littéraires au monde. Cette pièce publiée en alle-mand en 2015 offre la particularité dans sa version française d’être traduite par Peter Handke lui-même – et non par l’un de ses traducteurs habituels comme Georges-Arthur Goldschmidt ou Olivier Le Lay. Tout commence au printemps, un Moi salue la lumière retrouvée, au bord d’une route départementale. Ce Moi se divise en plusieurs nuances (Moi l’épique, Moi le narrateur et Moi le dramatique). Des innocents appa-raissent. Puis survient l’été qui au fur et à mesure qu’il avance devient de plus en plus menaçant, créant une atmos-phère inquiétante. Le Moi attend l’ar-rivée de l’inconnue, mais elle tarde à venir : « Pour un moment je t’avais pris pour elle, l’inconnue de la route. C’est elle ! selon mon cri intérieur. Mais ce n’est pas toi. » L’inconnue de la dépar-

Page 196: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

195AVRIL 2020AVRIL 2020

tementale surgit lorsque « les bruits d’été, des hirondelles, des grillons ont disparu, peut-être depuis un temps déjà. La lumière aussi n’est plus une lumière estivale ». D’où la justification du sous-titre avec sa succession du cycle des saisons. La pièce s’achève en hiver. La route est ici une allégorie du destin. L’intensité dramatique n’est pas sans rappeler la force des tragiques grecs, en particulier Eschyle. Tout espoir n’est pas perdu : « Adieu, grande route. Adieu, innocents. Et soyez remerciés : par vous, grâce à vous et en vertu de vous j’ai trouvé la foi en une humanité future. » Comme si un rachat final était possible, « adieu et pardon », telle est la conclusion de cette pièce hors norme d’un grand Européen. › Charles Ficat

Lettre à Charles Péguy sur l’amour humaine, de Louis Pailloux, Éditions Conférence, 56 p., 9 e

Il n’est ni anormal ni illogique que le nom de Charles Péguy, avec tout ce qu’il évoque, devienne source et souffle d’inspiration. Le jeune Louis Pailloux (26  ans, précise-t-il dans son texte) entre en littérature nourri, abreuvé à cette source. Et son premier geste est de gratitude, ce qui n’est pas fréquent… La familiarité qu’il s’autorise n’est nul-lement d’arrogance ou d’insouciance. Il sait précisément à qui il s’adresse : un homme, un écrivain, constamment détourné de lui-même, obstinément tourné vers les autres, ses frères. Et la fraternité n’est pas, pour Péguy, une

vague protestation vertueuse mais une volonté, une nécessité, une conviction. À cet « appel aux infinies fraternités », Louis Pailloux donne chair et souffle dans l’espace qui convient. Un espace ouvert, où celui qui s’exprime ne se parle pas d’abord à lui-même, sous la protection du fantôme d’un écrivain célèbre et célébré : « Or, je ne voudrais, moi, Péguy, que l’absolution d’un cha-cun dans la bienveillance émerveillée de l’autre. » Que serait la fraternité, l’attention, sans cette bienveillance ? Rien, assurément. « Car j’ai compris à force de retournements et de chutes qu’un cœur sans dehors est un cœur à l’encan. »Ces citations en témoignent : le style de l’épistolier est châtié et recherché, précieux parfois, mais jamais pesant, appartenant à cette « fratrie de la langue », honorant « Notre-Bonne-Mère-la Langue », disponible pour cette « neuve et vieille amitié de la poésie qui n’a aucun disciple mais des récitants partout, comme des veilleurs sublimes ». Le propos de Pailloux est libre, et ce n’est pas par goût du paradoxe qu’il affirme à chaque ligne sa fidélité au destinataire de la mis-sive. « Péguy, ô Péguy, regardez-moi, j’ai le visage de toutes mes tentatives ; donnez-moi la force de voisiner avec vous… » La démarche du jeune aspi-rant, appuyé, soutenu par son tuteur, est claire : « Ne pas désespérer de la lumière. » Comment lui donner tort ? › Patrick Kéchichian

Page 197: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

196 AVRIL 2020AVRIL 2020

Sanction, de Ferdinand von Schirach, traduit par Rose Labourie, Gallimard, 176 p., 16 e

Une sanction, ce n’est pas seulement une punition : l’étymologie latine du mot précise que c’est aussi une peine. Après Crimes et Coupables, Sanction est le troisième recueil de nouvelles de Ferdinand von Schirach, avocat de la défense au barreau de Berlin depuis 1994 ; et il y sera question, évidemment, de crimes, de coupables, de sanction… ou de peine, au singulier, non pas celle que la justice inflige, mais celle que la vie, ou le destin, impose à certains, plus malchanceux que d’autres. Dans « Pois-son qui pue », c’est une disgrâce de nais-sance qui transforme un homme timide en un être solitaire, puis en ermite, enfin en assassin d’une mère de famille trop bruyante ; dans « Voisins », c’est la perte de son épouse adorée qui pousse un veuf à écraser son voisin encore marié. Dans « Un jour bleu clair », c’est l’habitude d’une maltraitance qui fait accepter à une jeune mère d’endosser le meurtre de son enfant, à la place du véritable coupable… Pourtant, dans les nouvelles de Von Schirach comme dans la vraie vie, le meurtre est rarement prémédité, d’ailleurs il n’y a pas toujours meurtre, ou pas directement. « La jurée », par exemple, fait le récit d’une jeune femme désignée jurée malgré elle et que son passé rend partiale lors d’un procès, ce qui aura des répercussions mortelles… On pourrait reprocher à l’auteur son écriture distanciée, presque froide : au contraire, c’est ce qui fait sa force. Et

comme pour faire exception à la règle, la dernière histoire (« L’ami »), plus per-sonnelle que les précédentes, se termine le cœur serré. Cela n’a l’air de rien, mais c’est difficile à saisir, ce moment précis où une existence bascule et réveille la part sombre – désespérée ou folle – qui peut être en chacun de nous. › Isabelle

Lortholary

La Seule histoire, de Julian Barnes, traduit par Jean-Pierre Aoustin, Folio, 352 p., 8,50 e

« Préféreriez-vous aimer davantage et souffrir davantage, ou aimer moins et moins souffrir ? C’est, je pense, fina-lement, la seule vraie question. » Paul est un homme âgé quand il entame le récit de ce qui fut la seule histoire qui a compté dans sa vie et qui mérite d’être racontée. Il a 19 ans lorsqu’il rencontre Susan, de trente ans son aînée, et pen-dant dix ans, ils vont s’aimer, fièrement. C’est l’Angleterre des années soixante et les conventions sociales n’approuvent pas. Susan est mère de famille, mariée à un vieillard colérique, Paul est à peine un adulte, ils se rencontrent sur un court de tennis. « Je ne me rappelle pas quand nous nous sommes embrassés pour la première fois, n’est-ce pas étrange ? Je me souviens des 6-2, 7-5, 2-6. » Mais les souvenirs de Paul, les heureux et les malheureux, font-ils l’histoire ? Rap-prochent-ils de la vérité de ce qui s’est réellement passé, ou en éloignent-ils ? C’est toute la question que se pose le narrateur et c’est ce qui rend le roman

Page 198: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

197AVRIL 2020AVRIL 2020

de Julian Barnes remarquable : rien n’est comme on s’y attend, ni dans le fond ni dans la forme. Un travail de mémoire et une tentative de vérité, qui bouleverse la narration chronologique et l’idée même de l’amour (et d’un roman d’amour). Dans un premier temps, Paul se sou-vient des débuts et des dix années de liaison qui ont suivi, comme il aime (se) les raconter et les chérir ; puis viennent deux autres temps du récit, ou deux autres manières possibles de se souvenir, pleines d’événements que Paul préfé-rerait occulter. Les découvertes incon-cevables, celle de Susan s’adonnant à la boisson ; celle de l’amour rance, qui contient encore les vestiges de l’amour heureux mais peut se transformer en colère, parfois en mépris et en honte. À la fin du livre, la question reste posée : parmi les souvenirs, lesquels sont les plus vrais ? La réponse est qu’en amour, tout est vrai, tout est faux, et c’est la seule chose sur laquelle on ne puisse pas dire une absurdité. › Isabelle Lortholary

Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue, de Jean François Billeter, Allia, 144 p., 8,50 e

Ce petit grand livre tient à la réplique d’un ami chinois à l’auteur : « Si l’Eu-rope échoue, nous sommes perdus. » Car seule l’Europe, héritière d’une his-toire démocratique, plurielle et (auto)critique, semble pouvoir offrir un contre-pouvoir éthique à la brutalité du grand capitalisme qui domine les plus grandes puissances mondiales.

Sinologue genevois de haut vol, Jean François Billeter montre avec la netteté et l’envergure qu’on lui connaît que la Chine instrumentalise les relations internationales pour dominer, c’est-à-dire discréditer toute contestation et faire main basse sur les ressources mon-diales. Il faut connaître son histoire et l’aimer pour savoir que, lorsqu’elle se réclame de son passé grandiose, elle se réfère à un pouvoir secret, manipulateur et sans limites qui exclut la liberté de la presse et l’indépendance de la justice. La guerre non déclarée lancée par le régime chinois repose ainsi sur sa tradition politique, envisagée comme art de la domination : né de victoires militaires et fondé sur la stratégie, un pouvoir indi-vis défend un monde hiérarchisé entre dominants et dominés, replié sur lui-même et sans limites spatiales.Cette histoire croisée de la Chine et de l’Europe a valeur de double mise en garde : à méconnaître le passé, les inten-tions et les stratégies de la Chine, l’Eu-rope joue son autonomie et, à avancer à tâtons, elle perdra son âme. Sans vision ni projet philosophique, « incapable de tirer de son passé une idée de son ave-nir », l’Europe semble bien vulnérable face à ce géant autoritaire et adroit. Reprise à Ulrike Guérot (Warum Europa eine Republik werden muss. Eine politische Utopie, Piper, 2017), l’idée de « Répu-blique européenne » pourrait la renfor-cer. À Ernest Ansermet (Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, La Baconnière, 1961), celle que le désir fondamental de tout homme est de conquérir son autonomie et de s’affir-

Page 199: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

198 AVRIL 2020AVRIL 2020

mer comme sujet libre. Or, en Chine, l’idée de liberté ne s’est exprimée que de manière négative et le sujet a toujours été prié de s’effacer dans le Grand Tout pour mieux se soumettre au pouvoir.L’Europe ne peut se construire que sur une vision de son passé et de l’humain. L’auteur montre que ce n’est qu’à cette condition qu’elle pourra résister aux pièges du relativisme que lui oppose la Chine et auquel celle-ci ne croit même pas. › Loris Petris

Le Petit-Bourgeois gentilhomme, d’Alain Accardo, Agone, 154 p., 8 €

Ce petit essai vif et impertinent «  sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes » a initialement paru à Bruxelles en 2003. Après une première réédition en 2009, le voici à nouveau publié à Marseille, revu et actualisé avec une préface de circonstance. Sociologue et professeur honoraire à l’université Bordeaux- Montaigne, chroniqueur à La Décroissance, Alain Accardo a le sens de la formule. Ses lecteurs atten-daient naturellement de voir son ala-crité s’exercer sur le «  cas  » Emmanuel Macron. Ils ne seront pas déçus  : « Le jeune Macron apparaît avec éclat, sinon comme l’archétype du petit-bourgeois de notre temps, du moins comme son type final, en ce sens qu’il est l’icône achevée de l’Homo œconomicus engendré par le capitalisme du XXIe siècle, le néo-aristocrate de la société d’abondance, d’inégalité, d’ostentation, de frime et de gaspillage, le modèle par excellence

proposé à nos élèves des bonnes écoles. » Alain Accardo développe une théorie à laquelle tous ne voudront naturelle-ment pas adhérer, mais qui est extrê-mement populaire ces derniers temps à «  la gauche de la gauche  » ou chez des essayistes tels que Michel Onfray. Selon lui, la société d’abondance est en train de s’effondrer et elle n’enri-chira plus grand monde. La destruction constante du travail vivant, l’hypertro-phie du tertiaire et la financiarisation de l’économie vont rendre de plus en plus difficile à faire entendre le fameux mot de François Guizot : « Enrichissez-vous. » À la multiplication des inutiles à laquelle le capitalisme contempo-rain n’est pas en situation de répondre s’ajoute la destruction de la biosphère. Pour Alain Accardo et pour quelques autres, la solution ne peut donc venir que de « l’écologie en tant que sensibi-lité de masse s’exprimant dans un pro-jet collectif global de transformation sociale  ». Pierre Bourdieu rêvait jadis d’un « welfare state européen » qui n’est jamais advenu. L’un de ses disciples appelle de ses vœux l’avènement d’une «  démocratie mondiale  ». L’analyse est percutante mais la promesse chimé-rique. › Sébastien Lapaque

Lourdes, de roc et d’eau, de Barbara Lecompte, Parole et Silence, 106 p., 10 €

Diplômée d’histoire de l’art, Barbara Lecompte a précédemment publié de jolis petits textes sensibles et soignés,

Page 200: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

notes de lecture

199AVRIL 2020AVRIL 2020

notamment consacrés aux «  portraits d’Empire  », à la marquise de Pompa-dour et à « l’encrier de Madame de Sévi-gné  ». Elle semble changer de registre dans cet essai sur Lourdes – la cité mariale dont le succès éclatant d’un film réalisé par Thierry Demaizière et Alban Teurlai sorti l’année dernière en France a montré qu’elle continuait de fasciner les foules, mêlant ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas. Bar-bara Lecompte est plus spécialement qualifiée pour évoquer les écrivains et les artistes des XVIIe et XVIIIe  siècles. Mais on ne la sent pas perdue du côté de la grotte de Massabielle, au cœur d’une ville emblématique d’un XIXe siècle lit-téralement coupé en deux par une éton-nante suite d’apparitions mariales – rue du Bac à Paris en 1830, à La Salette en 1846, à Lourdes en 1858 et à Pontmain en 1871. Son livre, composé d’une suite de vivants tableaux, n’est pas un repor-tage journalistique, c’est proprement une œuvre d’écrivain. C’est la relation de la sensibilité contemporaine au mys-tère de l’apparition de la Vierge Marie à une jeune bergère analphabète qui l’intéresse en premier lieu. Les pèlerins de Lourdes dont elle compose le portrait n’ont plus grand-chose de commun avec le dévot qu’on voyait paraître dans les foules d’antan, chapelet dans la main et bannière au vent. Ce sont des êtres qui doutent, venus de tous les continents. « Les Français ne sont pas majoritaires ici, ni parmi les pèlerins ni parmi les bénévoles. » Tous veulent voir la fameuse grotte « où le ciel touche la terre ». Bar-bara Lecompte a le sens de choses vues.

On apprend ainsi en lisant son livre que les plus grands consommateurs d’eau de Lourdes sont aujourd’hui les Japonais. Très belles pages, également, sur les feutiers, ces individus chargés d’entre-tenir le feu des cierges. « La profession de feutier est unique et ne s’exerce qu’à Lourdes. » Sept cents tonnes de cierges sont allumés chaque année en l’hon-neur de l’Immaculée Conception pour entretenir au pied des Pyrénées une lumière qui éclaire plus qu’elle ne brûle. › Sébastien Lapaque

Page 201: Grand entretien membr ’Institut SYLVAIN TESSON Sauver notre … · 2020. 4. 24. · les plantations d’arbres sont une solution à généraliser ». L’auteur de Planter des arbres

97, rue de Lille | 75007 ParisTél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99N°ISSN : [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

RédactionDirectrice | Valé[email protected] éditoriale | AurélieJulia [email protected] Secrétaire de rédaction | CarolineMeffre [email protected]évision | ClaireLabati

Comité d’honneurAlexandreAdler| NathaliedeBaudryd’Asson| FrançoisBujondel’Estang| Françoise

Chandernagor| MarcFumaroli| MarcLambron | AlainMinc | Françoisd’Orcival | ÉtiennePflimlin | EzraSuleiman | ChristianJambet

Comité de rédactionManuelCarcassonne| OlivierCariguel| Jean-Paul

Clément| CharlesDantzig| Franz-OlivierGiesbert

| RenaudGirard| AdrienGoetz| ThomasGomart| AurélieJulia| RobertKopp| ÉliseLonguet| Thierry

Moulonguet| Jean-PierreNaugrette| ÉricRoussel| EryckdeRubercy| JacquesdeSaintVictor| Annick

Steta| MarindeViry

Communication | partenariats | publicitéResponsable du développement et des partenariatsMariePagezy | [email protected]

Contact presseAurélieJulia | [email protected]

Société éditriceLa Revue des Deux Mondes est éditée par la Société de la Revue des Deux MondesSNC au capital de 2 545 074 euros.

Principal actionnaireGroupeFimalac

Directeur de la publicationThierryMoulonguet

Imprimé par Aubin imprimeur Commission paritaire : n° 0325D81194La reproduction ou la traduction, même partielles, des articles et illustrations parus dans la Revue des Deux Mondes est interdite, sauf autorisation de la revue. La Revue des Deux Mondes bénéficie du label « Imprim’Vert », attestant une fabrication selon des normes respectueuses de l’environnement.

Abonnements (9 numéros par an format papier + numérique)France | 1 an › 89 euros | 2 ans › 165 euros | Abonnementétudiant| 1 an › 65 euros Étranger | 1 an › 129 euros

Service des abonnements En ligne : www.revuedesdeuxmondes.fr/abonnement.Par courrier : Revue des Deux Mondes | 56, rue du Rocher | 75008 Paris | Tél. : 01 44 70 14 71 | [email protected]

Ventes au numéroDisponible chez les principaux libraires (diffusion Humensis, renseignements : AndrésMorales | 01 54 42 84 82 | [email protected], distribution Union Distribution) et marchands de journaux (renseignements : vente au numéro | GillesMarti | 01 40 54 12 19 | [email protected]). Ce numéro comprend un bulletin d’abonnement broché entre les pages 168 et 169.Couverture © Hannah Assouline/Opale/Leemage

200 AVRIL 2020