gotthelf l araignee noire

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Jérémias Gotthelf L’ARAIGNÉE NOIRE Traduction : M me  Robert-de Rutté Illustrations : Paul Robert 1901 édité par les Bourlapapey, bibliothèque numérique romande www.ebooks-bnr.com

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    Jrmias Gotthelf

    LARAIGNE

    NOIRETraduction : MmeRobert-de RuttIllustrations : Paul Robert

    1901

    dit par les Bourlapapey,bibliothque numrique romande

    www.ebooks-bnr.com

    http://www.ebooks-bnr.com/http://www.ebooks-bnr.com/
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    Table des matires

    LARAIGNE NOIRE ............................................................... 3

    Ce livre numrique ................................................................ 105

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    LARAIGNE NOIRE

    Le soleil se levait derrire les montagnes, inondant de sesrayons lumineux une riante petite valle ; sa lumire rappelait la joie de vivre toute une myriade dtres crs pour sen rjouir.

    Sur la lisire dore des grands bois le merle modulait sesnotes claires et vibrantes ; dans lherbe, aux fleurettes panouieset humides de rose, la caille jetait au loin son monotone cri

    dappel. Au-dessus des sombres sapinires, de bruyants cor-beaux clbraient leurs amours ; dautres, prs du nid pineuxde leurs petits, croassaient de tendres refrains.

    Sur le versant ensoleill de la colline la nature avait mna-g un vaste domaine au sol fcond et bien abrit ; l stalait,propre et cossue, une riche maison de paysans. Dans le jardin,soigneusement entretenu, quelques hauts pommiers tince-laient encore dans leur blanche parure ; dans les prs, arross

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    dune eau abondante, croissaient de luxuriants herbages dontune partie, dj fauche, avait t ramene la grange.

    Lair de fte quon respirait aux abords de cette demeure

    ntait pas celui quon donne le samedi soir entre chien et loupau moyen de quelques coups de balai, ctait un prcieux hri-tage de propret traditionnelle exerce chaque jour, pareille lhonneur de la famille, auquel une seule heure de ngligencepeut apporter une tache indlbile. Ce ntait pas en vain quecette terre sortie des mains de Dieu, et cette maison leve parles hommes, brillaient toutes deux dun pur clat ; pour lune etpour lautre une toile stait leve au ciel, un grand jour de ftese prparait. Ctait le jour anniversaire de celui o le Fils est re-tourn auprs du Pre, tmoignant ainsi quelle existe encorecette voie sur laquelle montent et descendent les anges et lesmes des hommes, quand ceux-ci ont eu les yeux tourns nonvers les choses dici-bas, mais vers le Pre qui est aux cieux.Aussi, toute la nature semble, en ce jour, slever glorieuse versle ciel et manifester sa joie en donnant naissance mille fleursnouvelles, image chaque anne rpte des hautes destines delhumanit.

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    De merveilleux accords passaient sur les collines sansquon st do ils venaient ; leurs vibrations rsonnaient detoutes parts, et l-bas, bien loin dans les valles, les cloches pro-

    clamaient que les temples de Dieu souvraient tous ceux dontles curs taient disposs couter sa voix.

    Une vive animation rgnait autour de la maison. Devantlcurie on trillait, avec un soin tout particulier, de forts che-vaux et dimposantes juments, accompagnes de leurs poulainsfoltres, tandis quautour du large bassin de la fontaine, debelles vaches aux yeux interrogateurs se dsaltraient longs

    traits ; deux reprises, le garon dcurie, arm de la pelle et dubalai, dut se hter denlever les traces trop videntes de leurpassage. De robustes servantes, les cheveux nous derrire lesoreilles, lavaient vivement la fontaine leurs joues brunes etsempressaient ensuite de rapporter leurs seilles remplies deau la cuisine do slevait, par la haute chemine, jusque dans leciel bleu, une paisse colonne de fume.

    Appuy sur un bton noueux, le grand-pre faisait lente-

    ment le tour de la maison, tantt donnant une caresse un che-val, tantt calmant dun geste lhumeur rcalcitrante dunevache ; il observait en silence le va-et-vient des domestiques, secontentant de montrer au valet, du bout de son bton, quelquesbrins de paille oublis sur le sol ; de temps en temps, il tirait desprofondeurs de sa veste un briquet pour rallumer sa pipe, soninsparable compagne. Assise sur le banc bien cur adoss lamaison, la grandmre taillait un apptissant pain blanc dans

    une vaste soupire. Elle mettait tous ses soins couper les mor-ceaux dgale grandeur, nimitant pas en cela certaines cuisi-nires de nos jours, qui vous servent parfois des morceaux trangler une baleine. De nombreux volatiles se disputaient lesmiettes qui tombaient ses pieds, et si quelque pigeon timideou maladroit arrivait trop tard pour attraper sa part du festin, lagrandmre lui lanait un morceau pour le consoler de sa msa-venture.

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    Dans la vaste cuisine ptillait un grand feu de sapin auprsduquel une femme aux larges paules rtissait le caf qui rem-plissait lair de son dlicieux arme. Debout, prs de la porte

    conduisant la chambre, une jeune femme, encore un peu ple,tenant la main le cornet de caf, scria :

    Dis donc, sage-femme, prends garde de ne pas trop gril-ler le caf ; on pourrait simaginer que jai voulu conomiser lapoudre. La femme du parrain est terriblement mfiante, ellevoit le mal partout. Il ne sagit pas aujourdhui de regarder unedemi-livre de plus ou de moins. Noublie pas non plus de cuire

    temps le vin. Le grand-pre ne croirait pas quon est baptmesi lon noffrait pas du vin chaud aux parrains et marrainesavant leur dpart pour lglise. Npargne rien pour le faire bon,entends-tu ? Le safran et la cannelle sont l dans un plat sur laplanche aux cuelles ; voil le sucre sur la table, et quant au vin,mesures-en jusqu ce quil te semble en avoir mis la moititrop ; il ny a pas craindre dans un jour comme celui-ci quetout ne trouve pas son emploi.

    Il est facile de comprendre par ce qui prcde quon se pr-parait clbrer un baptme dans la famille et lon voit que lasage-femme tait aussi verse dans lart culinaire que danslexercice de ses fonctions habituelles, mais elle avait assez faire si elle voulait avoir le temps dapprter sur le petit four-neau de la ferme tous les mets exigs par la circonstance.

    ce moment, un vigoureux jeune homme sortit de la cave,

    tenant la main un puissant morceau de fromage, quil dposadans la premire assiette venue et quil voulut porter ainsi sur latable de noyer de la chambre voisine.

    Mais, mais, Benz, scria encore la jeune femme, quoipenses-tu ? On sgaierait joliment nos dpens si nousnavions pas aujourdhui une meilleure assiette offrir nosconvives.

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    Et elle se dirigea vers larmoire de cerisier bien poli, o lamnagre aime taler, derrire les vitres brillantes, tout le luxede sa maison ; elle y prit un grand plat orn dun bouquet aux

    vives couleurs, entour de sentences dans le got de celles-ci :

    Mes amis, il fait bon vivre,Le beurre est trois batz la livre.

    Dieu fait misricorde tous,Je suis citoyen de Berthoud.

    Lenfer est chaud, cest sr,Mais le potier travaille dur.

    La vache mange le foin,Mais la mort nest pas bien loin.

    ct du fromage elle dposa la tresse monumentale, laptisserie bernoise par excellence, faite de fine fleur de farine,dufs et de beurre, dun beau brun dor, aussi grosse quun en-fant dun an et presque aussi lourde. De chaque ct de la tresseon place deux assiettes charges de ces grands beignets plats,appels Berne Kchli. Un grand pot, agrment de fleurspeintes et plein de crme fumante, attendait sur le fourneau,tout prs dune cafetire trois pieds reluisante de propret. Lespaysans de lEmmenthal seuls savent prparer un pareil dje-ner. Des milliers dAnglais parcourent en tout sens la Suissesans que jamais un des nobles lords harasss de fatigue ou unedes ladies plus ou moins empeses aient got dun tel repas.

    Si seulement les gens arrivaient, maintenant que tout estprt, soupira la sage-femme. Il faudra un bon moment jusquce que chacun ait eu sa part ; le pasteur est furieusement ponc-tuel et adresse de fameuses remontrances ceux qui narriventpas lheure.

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    Si, au moins, le grand-pre permettait quon prt le char,ajouta la jeune femme ; il prtend quun enfant quon ne portepas au baptme, mais quon y conduit en voiture, napprendra

    jamais se servir de ses jambes. Pourvu que la marraine arrivebientt, car cest elle qui prendra le plus de temps ; les parrainssont plus expditifs et peuvent, au besoin, courir aprs lenfant.

    Linquitude cause par le retard des convis se communi-quait chacun :

    Narrivent-ils pas encore ? entendait-on de tous cts.

    Turc, le gros chien de garde, aboyait galement de toute laforce de ses poumons, comme sil et voulu, par ce moyen, lesattirer la ferme.

    Autrefois, dit la grandmre, les choses ne se passaientpas ainsi ; on savait se lever temps pour de telles occasions, etle bon Dieu navait attendre personne.

    Tout coup le garon dcurie fit irruption dans la cuisine

    en criant : Voici la marraine. Ctait bien elle, en effet, couverte de sueur et charge

    comme une Dame de Nol. Dune main elle tenait les cordonsdun grand sac orn de fleurs voyantes, do sortait, soigneuse-ment entoure dune fine serviette, une norme tresse, cadeauobligatoire laccouche. De lautre main elle portait un secondridicule qui renfermait un habillement complet pour son petit

    filleul et diffrents objets de toilette pour son propre usage ; en-fin elle serrait encore sous le bras un carton contenant la petitecouronne et le bonnet de dentelles, aux longs rubans noirs, dontelle comptait se parer pour la crmonie.

    De joyeuses acclamations laccueillirent ; chacun courut sa rencontre, et elle eut fort faire se dbarrasser de ses pa-quets assez tt pour saisir toutes les mains amies qui se ten-daient vers elle. La jeune femme tait demeure sur le seuil, o

    les salutations recommencrent de plus belle, jusqu ce que la

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    sage-femme vint les presser dentrer dans la chambre o ellespourraient tout aussi bien continuer leurs discours. Puis, joi-gnant le geste la parole, elle poussa sans faon la visiteuse sa

    place.On sempressa de lui verser le fameux caf la crme, mal-

    gr ses protestations nergiques, car elle assurait avoir dj d-jen.

    Ma tante, disait-elle, ne maurait jamais permis de quit-ter la maison jeun ; elle dit que cela ne vaut rien pour lesjeunes personnes ; cest ce qui ma tant retarde, car les ser-

    vantes ne staient pas leves temps ; sil navait tenu qu moi,je serais ici depuis longtemps.

    Les compliments continurent, car la marraine ne voulaitpas entendre parler de laisser entamer la tresse pour elle ; deguerre lasse, elle finit par cder et en accepta mme un grosmorceau. Quant au fromage, elle refusa obstinment de senservir.

    Oh ! dit la jeune femme, tu penses que cest du fromagemaigre ; cest pour cela que tu nen veux pas.

    ces mots, la marraine ne put faire autrement que de sesoumettre ; quant aux beignets, elle nen voulut aucun prix.

    Tu crains quils ne soient pas proprement faits, lui dit-on. On voit que tu as lhabitude den manger de meilleurs.

    Que faire aprs cela, sinon se rsoudre goter les bei-gnets ? Tandis quon la pressait ainsi, elle avait bu petites gor-ges son caf ; alors se dclara une vritable guerre. La jeunefille retourna sa tasse, en prtextant quil lui serait impossiblede rien avaler de plus et quon ferait bien de la laisser en repos.Mais la paysanne ne se tint pas pour battue et reprit aussitt :

    Que je suis donc peine que rien ne te paraisse bon ! Jai

    pourtant recommand la sage-femme de se donner toute la

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    peine possible. Vraiment ce nest pas ma faute si ce caf est tel-lement mauvais, quil en est imbuvable. Cependant, la crmedoit tre bonne, car jai crm moi-mme le lait et, pour cette

    occasion, jy ai mis plus de soin que jamais.Que pouvait faire, aprs cette algarade, la pauvre invite, si

    ce nest se laisser verser une seconde ration de caf ?

    Depuis un certain temps la sage-femme allait et venait im-patiemment par la chambre ; la fin, elle ne put sempcher dedire :

    Si je puis vous tre utile quelque chose, dites-le seule-ment, jen ai bien le temps.

    La pauvre marraine comprit linsinuation. Aussi, toute es-souffle, avala-t-elle le breuvage bouillant, en murmurant : Jeserais prte depuis longtemps si vous ne maviez pas oblige tant manger.

    Puis elle se leva de table, ouvrit ses sacs et en sortit la

    tresse, lhabillement et un bel cu tout neuf, envelopp dans unpapier enlumin et dcor de devises, le tout accompagn demille excuses de ne pas apporter mieux.

    La jeune mre linterrompit en scriant que ctait mal faitde tant dpenser pour eux, quelle nosait presque pas accepter,et que sils avaient pu prvoir une telle gnrosit, ils ne lui au-raient pas demand dtre marraine.

    Mais le temps se passait rapidement, et il fallait, sans tar-der, procder la toilette de la jeune fille. Aide des deuxfemmes, celle-ci fit son possible pour paratre son avantage,commenant par les bas et les souliers, et terminant par la cou-ronne et le prcieux bonnet de dentelles.

    Malgr limpatience de la sage-femme, les choses se ti-raient en longueur. Enfin la grandmre entra sous prtexte de

    venir admirer la jolie marraine, mais, en ralit, pour faire

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    adroitement comprendre que le second avertissement avait djsonn et que les parrains attendaient dans la pice voisine. Eneffet, les deux parrains, lun vieux, lautre jeune, attendaient ;

    mprisant le caf, dintroduction rcente dans le pays et que,dailleurs, ils pouvaient boire tous les jours chez eux, ils avaientprfr lantique mais excellente soupe bernoise compose devin, de pain grill, dufs, de sucre, de cannelle et de safran. Ilsmangeaient avec apptit et le plus g, quon appelait cousin,assaisonnait le tout de force plaisanteries ladresse du jeunepre, lui promettant duser largement de son hospitalit, car en juger par la soupe, on voyait que rien navait t pargn

    pour la circonstance et cela laissait supposer quil avait charg lemessager de Berne de lui rapporter un sac de douze mesures desafran.

    Comme personne ne comprenait ce quil voulait dire, il ra-conta que dernirement un de ses voisins ayant un baptme enperspective avait remis au messager de Berne un grand sac etsix Kreuzer, avec mission de lui rapporter pour ce prix une oudeux mesures de cette poudre jaune tant apprcie des m-nagres.

    ce moment la marraine fit son apparition, resplendis-sante comme laurore ; elle fut bruyamment acclame et entra-ne par les parrains jusqu la table, o une grande assiette de ladite soupe lui fut servie. Elle aurait encore le temps de lamanger, lui dit-on, jusqu ce que lenfant ft prt . La pauvrefille essaya vainement de sy opposer, assurant quelle avait dj

    mang pour plusieurs jours et ne pouvait plus souffler ; tout futinutile. Jeunes et vieux ne la lchrent plus jusqu ce quenfinelle saisit la cuillre, et chose trange une cuillere aprslautre trouva encore sa petite place.

    Lenfant apparut alors bien emmaillot et port par la sage-femme ; elle lui attacha le petit bonnet brod aux jolis rubansroses et le posa dans son maillot en lui fourrant dans la bouchele suon traditionnel, puis elle ajouta :

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    Ce nest pas que je veuille dranger personne, mais jaipens quil fallait tout prparer afin quon puisse partir quandon voudra.

    Chacun entoura lenfant qui mritait juste titre ladmira-tion gnrale, car ctait un superbe garon. La jeune mre flat-te des louanges dcernes son nourrisson ajouta :

    Jaurais bien aim vous accompagner lglise et le re-commander moi-mme Dieu. Lorsquon peut assister au bap-tme de son enfant, on rflchit dautant mieux ce que lonpromet. De plus, je dois ajouter quil mest bien dsagrable,

    pendant toute une semaine encore, de ne pas oser dpasser leseuil de la maison, surtout ce moment o les travaux de cam-pagne ne manquent pas.

    La grandmre dit alors : Nous ne sommes pourtant pastellement dnus de ressources que ma belle-fille soit oblige defaire dj sa premire sortie comme si elle tait une pauvresse.Et la sage-femme ajouta :

    Moi, je naime pas que les mamans accompagnent leurspoupons lglise ; elles ont toujours peur que, pendant cetemps, les choses aillent de travers la maison, et ainsi ellesnont pas lglise le recueillement voulu ; puis leur retour aulogis elles sont si presses que souvent elles schauffent plusque de raison ; bien des mres en sont devenues gravement ma-lades et mme ont pay de leur vie cette imprudence.

    La marraine sempara alors de lenfant que la sage-femmerecouvrit dun beau voile blanc orn de flocs noirs, tout en pre-nant bien garde de ne pas froisser le frais bouquet ajust au cor-sage de la jeune fille, puis elle leur dit :

    Allez maintenant en paix et que Dieu vous garde !

    La grandmre joignit les mains et appela silencieusementsur eux les plus prcieuses bndictions. Quant la jeune mre,

    elle les suivit jusque sur le seuil en murmurant : Mon garon,

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    mon garon, je ne te reverrai pas de trois longues heures !Comment me passer de toi si longtemps ? cette pense leslarmes lui vinrent aux yeux, mais elle les essuya rsolument

    avec son tablier et rentra dans la cuisine.Lestement la marraine descendit la colline, serrant dans

    ses bras robustes le beau poupon et suivie des parrains, du preet du grand-pre. Aucun deux ne songea la dcharger de sonfardeau. Cependant le plus jeune des parrains portait, en saqualit de clibataire, un gros bouquet son chapeau, etquoique son apparence extrieure ft assez froide et indiff-

    rente, ses yeux brillants ne laissaient pas que de rvler un gotprononc pour la jeune fille.

    Tout en marchant le grand-pre raconta que lorsquonlavait port lui-mme lglise, le temps tait si affreux que lesassistants navaient pas cru quils rentreraient sains et saufschez eux, tant il faisait de grle et dclairs. Plus tard, les gensnavaient pas manqu de lui faire mainte prdiction ce sujet :les uns lui prdisaient une mort tragique, les autres du bonheur

    la guerre ; mais la vie stait coule aussi paisiblement pourlui que pour les autres mortels, et maintenant il navait plus redouter de mort prmature ni dsirer de bonheur laguerre.

    Environ mi-chemin de lglise, la servante les rejoignit ;ctait elle qui devait rapporter lenfant la maison aprs le bap-tme, tandis que les parrains et la marraine, daprs la belle

    coutume du temps, assisteraient au culte. Elle stait laiss re-tarder par sa toilette, dsireuse quelle tait de paratre aussi jo-lie que possible, et se hta doffrir la marraine ses servicespour porter lenfant, mais celle-ci ny consentit pas. Ctait unetrop belle occasion de montrer son compre combien ses brastaient forts et ce quils pouvaient endurer de fatigue. Un pay-san apprcie beaucoup plus de bons bras robustes que desmembres dlicats, prts se rompre chaque coup de vent. Desolides bras ont dj t le salut de bien des enfants dont le pre

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    tait mort et dont la mre a d tour tour manier la verge etmener bien la barque du mnage.

    Tout coup la jeune fille sarrta comme si on let retenuepar ses tresses ou frappe au visage ; elle fit un mouvement enarrire et tendit lenfant la servante. Reste seule, elle parutavoir quelque chose ranger ses jarretires, puis elle rejoignitles hommes, se mla leur conversation et voulut interromprele grand-pre pour le faire changer de sujet ; mais celui-ci,comme tous les vieillards, reprit sans se lasser le fil interrompude son rcit ; elle sapprocha alors du pre de lenfant et essaya

    par des questions multiples de lamener causer avec elle ; cefut peine perdue ; le jeune homme semblait absorb dans ses r-flexions, comme ce devrait tre le cas de tous les pres au mo-ment o ils accompagnent leur premier-n au baptme. Plus ilsapprochaient de lglise, plus nombreux taient les gens quilsrencontraient et qui se joignaient eux ; les uns, leur psautier la main, attendaient au bord du chemin, dautres accouraientdes maisons avoisinantes, et tous, comme une grande proces-sion, entrrent au village.

    ct de lglise tait lauberge, deux btiments qui sou-vent dans une petite localit sont en rapports frquents lunavec lautre et partageant en tout bien tout honneur les joies etles peines dici-bas. On sy arrta un moment pour remettrelenfant au sec ; puis le pre commanda un pot de vin, malgr lerefus de ses compagnons qui assuraient avoir dj plus que lencessaire en fait de boisson et de nourriture. Cependant, une

    fois le vin servi, ils en burent tous, surtout la servante qui se se-rait bien garde de ngliger une telle aubaine ; quant la mar-raine, elle refusa nergiquement, malgr les instances toujoursplus pressantes des quatre hommes, jusqu ce quenfin lafemme de laubergiste prt en piti sa pleur et son air troubl etleur enjoignt de la laisser tranquille.

    La raison de langoisse et de lagitation subites de la pauvrefille tait quelle ne savait pas le nom de lenfant. Et pourtant il

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    tait dusage quen remettant celui-ci au pasteur, la marraine luien soufflt le nom loreille pour viter tout malentendu. Dansla prcipitation du dpart et de tout ce qui lavait prcd, on

    avait oubli de lui faire cette importante communication et ellene pouvait le demander elle-mme, car en la quittant sa tantelui avait expressment rappel que jamais marraine ne doitsinformer du nom de lenfant baptiser, sous peine de faire decelui-ci pour le reste de ses jours un dtestable curieux.

    Elle ignorait donc le nom et pensait avec anxit ce quiarriverait si le pasteur lavait oubli et le lui demandait haute

    voix, ou si par inadvertance il donnait ce garon les noms deMadelon ou de Babette. Combien les gens en riraient et quellehonte ce serait pour elle sa vie durant ! Cette perspective de plusen plus prochaine lui paraissait toujours plus effrayante ; aussises jambes, dordinaire si fermes, se mirent-elles tremblercomme des perches de haricots agites par le vent, tandis que lasueur perlait sur son visage angoiss. ce moment la femme delaubergiste leur conseilla de se mettre en marche sils ne vou-laient pas encourir les reproches du pasteur, puis elle dit lamarraine :

    Jeune fille, tiens-toi bien, tu risques de tvanour ; tu esaussi blanche quune maison quon vient de laver.

    Cela vient davoir march, rpondit-elle. a passera dsque je serai lair.

    Mais cela ne passa pas ; tout lui paraissait noir dans lglise

    et, pour comble de malheur, le poupon se mit crier tue-tte.La pauvre marraine essaya de le bercer dans ses bras, toujoursplus fort mesure que les cris augmentaient, si bien que lesfleurs de son corsage commencrent seffeuiller une une. Sapoitrine haletait, mais plus elle haletait, plus lenfant tait bal-lott dans ses bras ; plus il tait ballott, plus il criait rageuse-ment et plus il criait, plus aussi le pasteur levait la voix en di-sant les prires.

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    Le vacarme tait tel que la marraine ne savait plus o elletait ; il lui semblait que tout bourdonnait et dansait autourdelle. Enfin le pasteur pronona lAmen prcdant le moment

    fatal o son sort allait se dcider. Tremblant de tous sesmembres, elle enleva le voile et tendit lenfant au pasteur. Celui-ci le prit, sans mme la regarder ni linterroger du regard ; iltrempa sa main dans leau, aspergea le front du poupon subite-ment calm, et ne le baptisa ni Madelon ni Babette mais fran-chement et clairement de son nom : Jean-Ulrich.

    Pour le coup, il sembla la marraine que non seulement

    toutes les montagnes de lEmmenthal taient enleves de soncur, mais encore avec elles le soleil, la lune et les toiles, et ellese crut transporte dune fournaise ardente dans un bain rafra-chissant.

    Le pasteur procda ensuite au culte habituel ; il dmontraavec chaleur que la vie de lhomme devrait tre une course as-cendante vers le ciel ; mais hlas, la marraine ne put arriver serecueillir convenablement, si bien qu peine le sermon termin

    elle naurait pas mme pu en dire le texte. Elle ne pouvait at-tendre le moment de dire enfin la cause de son malaise et de sapleur. On en rit beaucoup et elle dut entendre maints quolibetssur le compte de la curiosit fminine et sur le fait que lesfemmes se dfendent toujours avec indignation de ce dfaut,quoique chacun sache fort bien que ce sont elles et non leshommes qui en hritent le plus souvent. On lui donna lassu-rance que dans le cas particulier elle aurait pu, sans aucun

    risque pour lenfant, senqurir de son nom, puisquil sagissaitdun garon et non dune fille.

    De beaux champs davoine, de fertiles plantations de lin at-tirrent bientt lattention gnrale et changrent le cours desides. Les paysans y trouvrent un excellent prtexte retarderle pas et mme sarrter de temps autre. Cependant le chaudsoleil de mai dardait ses rayons sur eux ; aussi, lorsquils attei-gnirent la maison, un verre de vin frachement sorti de la cave

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    fut-il le bienvenu, quoique chacun sen dfendt. la cuisinetout tait en activit ; le visage de la sage-femme tait aussirouge que sil sortait dun four. onze heures on appela les do-

    mestiques dner, seule fin den tre plus tt dbarrass ; onleur donna copieusement manger et on fut heureux de leurvoir les talons.

    Sur le banc devant la maison la conversation languissaitsans pourtant tarir compltement. Avant le repas, il arrive sou-vent que les proccupations de lestomac entravent celles delesprit, mais on naime pas laisser deviner ce conflit intrieur,

    et on le cache avec soin sous des discours lentement labors,roulant sur des sujets quelconques.

    Le soleil avait dpass le znith, lorsque la sage-femme ap-parut sur le seuil avec la nouvelle rjouissante que le dner se-rait prt tre servi si les invits taient l ; mais la plupart deshtes attendus manquaient encore au rendez-vous. On venaitpourtant de leur envoyer un message pressant, mais les valets,comme ceux de lvangile, avaient rapport diffrentes excuses,

    avec la seule diffrence quau fond tous dsiraient venir, maispas en ce moment ; lun avait des ouvriers, lautre avait assurdu monde et le troisime tait encore attendu ailleurs. Bref, il nefallait pas les attendre et commencer dner sans eux. On futvite daccord sur ce point, bien que la sage-femme grommeltentre ses dents quil ny avait rien de si stupide que de se faireattendre quand au fond chacun grillait denvie dtre l, mais nevoulait pas en convenir. On avait ainsi la peine de remettre sans

    cesse les plats au chaud et on ne savait jamais si chacun avait euassez, ni quand le repas serait fini.

    Si la proposition des absents avait vite t accepte, lescompliments des invits dj prsents ne faisaient que com-mencer. On eut une peine inoue les dcider entrer et ensuite prendre place la table du festin, car aucun ne voulait donnerlexemple de quoi que ce ft. Lorsquenfin tous furent cass, onapporta la soupe, un excellent bouillon color au safran et si co-

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    pieusement garni de ce beau pain blanc taill par la grandmre,que le liquide en tait presque totalement absorb par le solide.Les ttes se dcouvrirent, les mains se joignirent pieusement,

    avec solennit et lenteur et chacun rendit grce pour soi-mme lAuteur de tous les biens. Alors seulement on sempara descuillers dtain, que lon avait eu soin pralablement dessuyer la nappe et bien des bouches affirmrent hautement que si onavait tous les jours un pareil rgal on ne demanderait riendautre. La soupe mange, on essuya de nouveau les cuillers lanappe et on passa la tresse, dans laquelle chacun se coupa unmorceau, puis les entres furent apportes sous la forme de cer-

    velles de mouton et de foie au vinaigre. Aprs ces mets diversarriva, entass par tranches dans de grands plats, le buf fraisou fum, suivant le got de chacun ; puis ce furent des haricotset des quartiers de poires sches et cuites avec du lard rouge etblanc, dapparence succulente, accompagn de superbestranches de filet de porc. Ds quun nouveau convive faisait sonapparition on rapportait la soupe et il faisait toute la srie sansquon lui ft grce dun plat. Pendant ce temps, Benz, le jeune

    pre, offrait du vin contenu dans de belles carafes richement or-nes dcussons et de sentences, de la contenance dun pot cha-cune. Les convives se servaient la ronde tandis que Benz necessait de rpter : Videz donc vos verres ! Le vin est l pourquon le boive . Chaque fois que la sage-femme apportait unnouveau plat, on lui en offrait aussi, et si elle avait tout accept,les choses auraient pu mal tourner la cuisine.

    Le cadet des parrains dut essuyer plus dune piquante rail-

    lerie du fait quil ne pouvait dcider sa commre boire davan-tage ; jamais il ne trouverait femme, sil ne sentendait pasmieux boire sa sant.

    Oh, Jean-Ulrich ny tient pas, fit la marraine ; les gar-ons de nos jours ont autre chose en tte que le mariage et laplupart nauraient pas mme de quoi se mettre en mnage.

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    H ! riposta Jean-Ulrich, il ne faut pas sen tonner ; laplupart des filles sont si paresseuses quelles font la ruine deleurs maris ; elles simaginent que tout ce quon rclame delles

    cest de porter un fichu de soie bleue sur la tte, des mitainesnoires en t et des pantoufles brodes en hiver. Lorsquunevache a un dfaut, il est sr que cest toujours une ennuyeuse af-faire, cependant on peut encore en tirer parti ou lchangercontre une autre, mais quand on possde une femme qui vili-pende votre bien jusqu ce quil ne vous reste rien, il ny a pasde remde cela et on est bien oblig de fumer la pipejusquau bout . Il vaut donc mieux en pareille occurrence ne

    pas se marier et laisser les filles rester filles. Oui, oui, tu as tout fait raison, dit lautre parrain, qui

    tait un petit vieux sans apparence, vtu trs simplement, maisquon tenait en haute estime, lappelant cousin tout bout dechamp ; il navait pas denfants et possdait un domaine francde dettes, avec cent mille francs dconomies. Oui, tu as raison,les femmes daujourdhui ne valent plus rien. Je ne veux pasdire quil ny en ait pas ici ou l une qui sache diriger sa maison,mais elles sont rares. En gnral, elles nont que folie et vaniten tte, se parent comme des paons et se promnent comme descigognes irrites ; si elles sont obliges de travailler une demi-journe, elles se plaignent ensuite de migraine pendant troisjours et restent quatre jours au lit avant dtre de nouveau desens rassis. Du temps o je faisais la cour ma vieille, ctaitbien autre chose ; on navait pas si peur dattraper un tyran ouune cervele au lieu dune brave mre de famille.

    H ! h ! cousin, riposta la marraine qui, depuis long-temps, sapprtait parler. tentendre, on pourrait croire quilny avait de braves filles que de ton temps. Le fait est que tu neles connais pas ou que tu ny fais pas attention, comme il con-vient du reste un homme de ton ge, mais moi je puis bientassurer quil en existe encore. Je ne veux pas me vanter, maismon pre a souvent dit que si je continue ainsi, jeffacerai la

    mmoire de ma dfunte mre qui tait pourtant une femme de

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    grand mrite. Jamais mon pre na conduit au march des porcssi pesants que lanne dernire ; aussi, le boucher lui a-t-il dit, plusieurs reprises, quil aimerait bien voir la fille qui avait en-

    graiss de pareilles btes. Mais cest des garons daujourdhuiquon pourrait se plaindre juste titre. De quoi sont-ils capablesau monde ? Fumer, sattabler lauberge, mettre crnementleurs grands chapeaux sur le ct en carquillant les yeuxcomme des portes de grange, ne manquer ni un tir ni un jeu dequilles, courir aprs toutes les filles lgres, voil ce quils saventfaire. Mais quil leur arrive de devoir traire une vache ou labou-rer un champ, les voil anantis. Et sils empoignent un outil, ils

    sen servent aussi gauchement quun monsieur ou un clerc denotaire. Aussi, quant moi, je me suis bien promis de ne jamaisprendre un mari avant davoir appris le connatre fond, car simme, ici ou l, on rencontre encore un vrai paysan, on ne saitcependant pas ce quil donnera comme mari.

    Ils se mirent tous rire et firent rougir la fille en lui de-mandant combien de temps elle estimait ncessaire de mettreun homme lpreuve avant de pouvoir se rendre compte quelmari il donnerait ?

    Tout en riant et plaisantant, chacun faisait honneur au fes-tin, sattaquant surtout la viande et aux quartiers de poires.Enfin, le cousin dclara que, pour le moment, cela suffisait etquon ferait bien de quitter la table pour se draidir les jambes. Dailleurs, ajouta-t-il, une pipe ne parat jamais meilleurequaprs la viande.

    Ce conseil fut vivement got, malgr les rcriminationsdes htes qui prtendaient quune fois hors de table on auraitmille peines les y faire revenir.

    Ne ten inquite pas, cousine, reprit le vieux ; si tu as en-core quelque chose de bon nous offrir, nous serons vite de re-tour, et si nous nous tirons un peu, nous pourrons dautantmieux recommencer ensuite.

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    Les hommes firent le tour des curies et jetrent un coupdil sur la grange pour voir sil y avait encore du vieux foin,puis ils admirrent la belle qualit de lherbe et examinrent les

    arbres pour supputer si la rcolte serait abondante ou non.Le cousin fit halte sous un des pommiers en fleurs et pro-

    posa de sarrter l et dallumer une pipe ; de cette manire, dit-il, on sera au frais, et si les femmes prparent encore quelquebon plat, on aura plus vite regagn la maison pour en profiter.

    Bientt la marraine les rejoignit, aprs avoir visit les jar-dins avec les autres femmes ; elles sassirent toutes sur lherbe,

    ayant soin de bien retrousser leurs robes et dtaler sous ellesleurs jupons la bordure de couleur rouge vif, sans crainte devoir le gazon dteindre sur eux.

    Larbre sous lequel se reposait la socit tait situ un peuau-dessus de la maison, au commencement de la pente ; de l leregard stendait sur lautre ct du vallon et sarrtait ici et lsur de beaux domaines, et plus loin sur de nouvelles collines et

    de sombres valles. Tu as une riche demeure et tout y est admirablement

    combin, fit le cousin. Je nai jamais compris comment vousavez pu si longtemps vous contenter de la vieille ferme, puisquevous possdiez assez de bois et dargent pour en construire uneautre.

    Laisse l les compliments, cousin, dit le grand-pre, il

    ny a pas de quoi se vanter ; les btisses sont toujours une vi-laine affaire ; on sait quand on commence, mais on ne sait ja-mais o lon sarrtera.

    La maison me plat tout fait, ajouta lune des femmes.Il y a longtemps quil nous en faudrait une neuve, mais nouscraignons les frais ; ds que mon homme arrivera, il faudra quilexamine la vtre. Si nous en avions une pareille, je me croiraisau ciel. Cependant, ne prenez pas ceci en mauvaise part, et lais-

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    sez-moi vous demander pourquoi l, ct de la premire fe-ntre, vous avez enchss ce vieux montant noir qui jure avectout le reste du btiment ?

    Le grand-pre prit un air perplexe, tira de grosses bouffesde sa pipe et rpondit enfin, quil stait trouv court de boispour la charpente et que, nen ayant point sous la main, il avaitd prendre la hte quelques pices de la vieille maison.

    Pourtant, reprit encore la femme, on voit que ce mor-ceau de bois est trop court, puisquon a d le rallonger aux deuxbouts ; dailleurs, chacun de vos voisins vous et volontiers cd

    une poutre neuve.

    Cest vrai, dit le grand-pre, nous ny avons pas assez r-flchi, mais nous craignions aussi dennuyer nos voisins quinous avaient dj tant aids, soit pour le charriage des mat-riaux, soit de beaucoup dautres manires.

    coute, grand-pre, fit alors le cousin, ne fais pas tantdhistoires, mais dis-nous une fois la vrit et raconte-nous lachose telle quelle sest passe. Jai dj entendu l-dessus biendes racontages sans pouvoir arriver connatre le fond du sac.Le moment serait des mieux choisis, pendant que les femmesprparent le rti, pour nous faire passer le temps.

    Le grand-pre rsista longtemps, mais ses interlocuteursne le lchrent pas avant quil ne cdt leur dsir, toutefois,dit-il, la condition expresse que la chose restera entre nous,

    car bien des gens pourraient prendre peur et fuir notre maison,et je ne voudrais pas causer ce tort mes enfants.

    Chaque fois que je considre cette poutre, commena levnrable aeul, je me demande avec tonnement comment ilsest fait que nos anctres, venus dOrient, soient arrivsjusquici, dans ce coin perdu du monde ; je me demande quellesont t les circonstances qui les ont pousss une pareille d-termination, ce quils ont d souffrir pour en arriver l et, enfin,

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    qui taient ces gens. Jai pris des informations de ct etdautre, mais sans rien pouvoir obtenir de prcis. On croit quecette contre fut habite dans des temps trs reculs, et lon pr-

    tend mme que notre Sumiswald tait une ville avant la nais-sance de notre Seigneur Jsus-Christ. Ce quon peut avanceravec certitude, cest que lancien chteau, maintenant remplacpar lhpital, a t construit il y a plus de 600 ans et que, dans

    ce temps-l, il existait pro-bablement ici une maisonqui dpendait du chteauainsi quune bonne partie

    de la contre. Les habitantsdu pays taient des serfsobligs de payer les dmeset les fermages leur sei-gneur et asservis, en outre, tous les travaux de corvequil lui plaisait de leur im-poser. Le sort de ces pay-

    sans variait beaucoup, sui-vant le matre, bon oumauvais, dont ils dpen-daient ; les uns avaient uneexistence relativement fa-

    cile, tandis que tout prs deux, il en tait de si opprims queleur vie mme ntait pas sre. Les seigneurs avaient tout pou-voir sur leurs gens, tandis que ceux-ci ne pouvaient recourir

    personne. La plupart de ces domaines ou fiefs appartenaient des familles qui se les transmettaient de pre en fils ; ceci avaitle grand avantage que le seigneur, ayant grandi au milieu de sesvassaux, les connaissait tous et les traitait souvent aveclaffection dun pre. Notre chteau, en revanche, tait depuislongtemps la proprit de chevaliers de lordre teutonique, quise faisaient remplacer ici par un des leurs quon nommait com-mandeur. Les commandeurs changeaient assez frquemment ;il en venait tantt de Souabe, tantt de Saxe ; on navait pas le

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    temps de saccoutumer lun que dj un autre apparaissait,amenant avec lui de nouvelles murs et de nouvelles ides.

    Les chevaliers teutoniques combattaient, cette poque,les paens en Prusse et en Pologne, et quoique faisant partiedun ordre religieux, ils saccommodrent si bien des mursbarbares de ceux quils prtendaient convertir, quils traitaientensuite leurs subordonns comme sil ny avait ni Dieu ni diable.Ceux qui prfraient vivre dans la retraite plutt que desexposer des combats sanguinaires dans de lointaines con-tres, comme ceux qui voulaient se remettre de leurs blessures

    et fortifier leur corps affaibli, pouvaient se retirer sur les pro-prits de leur ordre, situes en Suisse ou en Allemagne, et lchacun faisait ce que bon lui semblait.

    Un des pires chevaliers de cette poque fut Jean de Stof-feln, originaire de la Souabe ; cest sous sa domination que se

    passa lhistoire que vous me deman-dez et dont le souvenir sest conservchez nous de pre en fils. Ce sire de

    Stoffeln eut lide de btir l-bas, surla colline de Berhegen, un grand ch-teau, lendroit mme o lon voitencore, lorsque lorage menace, lesesprits du castel venir visiter leurstrsors. Dordinaire les chevaliersconstruisaient leurs demeures au-prs des routes, comme maintenant

    on y tablit des auberges, pourmieux dvaliser les passants, cela, ilest vrai, dune manire diffrente.Personne ne sut jamais pourquoi le

    dit seigneur tint placer son chteau sur cette colline dnude ;ce quil y a de sr, cest que telle fut sa volont et que les paysansdurent, bon gr mal gr, se soumettre ses ordres et le lui cons-truire. Le chevalier ne senquit pas si cela entravait les travaux

    de lagriculture ; il ne se souciait pas plus des labours que des

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    foins ou des moissons. Un nombre convenu de charrois devaittre fait, et tant dhommes avaient se tenir sa disposition,afin quau jour fix la dernire tuile ft pose et le dernier clou

    enfonc. Outre cela, il ne leur fit pas grce dune dme, dunemesure de froment, dune poule, pas mme des ufs qui de-vaient tre livrs au temps du carnaval. Il tait sans entrailles,sans misricorde, ne se rendait aucun compte des besoins despauvres gens. Selon la mthode des barbares, il employait leurgard le fouet et les coups, et si lun deux, extnu de fatigue,faisait mine de ralentir son travail, le tyran tait bien vite der-rire lui avec son instrument de correction, npargnant pas

    plus les vieillards que les faibles. Lorsque le chevalier avait desinvits, ctait pire encore, car ceux-ci se faisaient un plaisirdentendre siffler le fouet et se permettaient tous les mauvaistours imaginables vis--vis des travailleurs ; sils pouvaient m-chamment augmenter leurs labeurs, ils ne manquaient pas de lefaire et sgayaient fort de leurs angoisses.

    Enfin, le chteau, dont les murs ne mesuraient pas moinsde cinq aunes dpaisseur, fut achev, et linexprimable soula-gement des paysans, la dernire tuile fut pose et le dernier clouenfonc.

    Ils essuyrent alors la sueur de leurs fronts et remarqu-rent en soupirant combien cette btisse avait retard leurspropres travaux. Heureusement quils avaient devant eux unlong t et au-dessus deux un Dieu juste ; ils reprirent donccourage et consolrent leurs femmes et leurs enfants si affaiblis

    par le jene que le moindre ouvrage leur paraissait une torture.Mais peine avaient-ils repris leurs charrues quils reu-

    rent lordre de se rendre tous un certain soir au chteau de Su-miswald. Ce message fut accueilli avec un mlange de crainte etdesprance. Jusqu ce jour, en effet, ils navaient reu du sei-gneur que de mauvais traitements, et il ne leur paraissait quejuste de retirer enfin quelque salaire en rcompense de leurspnibles corves. Ils sattendaient donc une rtribution quel-

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    conque ou tout au moins ce quon leur ft grce de leur fer-mage.

    Dun cur tremblant ils se rendirent au chteau le soir dujour fix. On les laissa longtemps attendre dans la cour, en butteaux railleries des valets qui, alors comme de nos jours, secroyaient autoriss renchrir encore sur les brutalits de leursmatres.

    Enfin, ils furent invits pntrer dans la grande salle dontla lourde porte souvrit devant eux. Autour dune massive tablede chne plusieurs chevaliers taient assis, leurs grands chiens

    couchs leurs pieds ; au haut de la table sigeait le sire Jean deStoffeln, homme de puissante stature ; sa tte norme faisaitpenser une double mesure de Berne ; ses yeux carts ressem-blaient des roues de char et sa barbe rappelait la crinire dunvieux lion. Aucun des paysans ne se souciait dentrer le pre-mier ; lun poussait gauchement lautre devant lui. cette vueles chevaliers se mirent rire gorge dploye et dposrentleurs hanaps que, dans leur hilarit bruyante, ils secouaient

    jusqu les renverser ; les chiens se prcipitrent avec frnsiecontre les malheureux serfs dont les membres tremblants leurparaissaient une proie facile. Perdant toute assurance, lespauvres gens se retranchaient lun derrire lautre et neussentpas demand mieux que dtre dj chacun chez soi. Lors-quenfin, les chevaliers et leurs chiens se furent calms, le sirede Stoffeln leur dit dune voix retentissante :

    Voil mon chteau achev, mais il y manque une chose.Lt est la porte et il ny a point dombrage l-haut. Dici unmois, jentends que vous me plantiez une alle de cent htres enpleine vigueur, que vous irez chercher avec leurs branches etleurs racines au Munneberg. Cest Berhegen que vous les plan-terez, et sil en manque un seul, vos personnes et vos biens enrpondront. Une collation vous attend en bas, mais ds demain,le premier arbre doit tre mis en place lendroit indiqu.

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    En entendant parler de collation un des paysans simaginaque le chevalier tait de bonne humeur et il essaya de parler deleur travaux pressants, de lextrmit o tait rduites leurs fa-

    milles et de lhiver qui serait tous gards une saison plus pro-pice ce travail. ces mots la colre du chevalier ne connutplus de bornes ; ses yeux lancrent des clairs et dune voix detonnerre il leur dit :

    Quand je vous fais du bien, vous nen devenez que plusarrogants. En Pologne, o les vassaux nont en propre que leurvie, ils vous baisent encore les pieds, tandis quici o vous pos-

    sdez femmes, bestiaux, maisons et rcoltes, vous ntes jamaissatisfaits ; mais je saurai bien vous rendre obissants et trai-tables. Aussi vrai que je mappelle Jean de Stoffeln, si au boutdu mois les cent htres ne sont pas plants, je vous ferai fouetterjusqu ce quil ne reste pas sur vous un pouce de chair qui nesoit entam ; quant vos femmes et vos enfants je les jetterai mes chiens.

    Les pauvres gens terroriss ne hasardrent plus une seule

    objection. peine lordre de quitter la salle leur eut-il t donndune voix irrite que, peu soucieux de prendre part la colla-tion offerte, ils se pressrent en hte vers la porte. De loin en-core, ils entendirent les clats de voix du seigneur, les rires desconvives, les moqueries des valets et les aboiements de la meuteenrage.

    Au tournant du chemin, aprs stre assurs quon ne pou-

    vait plus les voir du chteau, ils sassirent au bord de la route etpleurrent amrement ; nul ne pouvait consoler lautre, commeaussi nul navait le courage que donne la colre, car les tour-ments et la peine leur avaient t toute nergie et il ne leur res-tait de force que pour gmir sur leur malheureux sort. Lesarbres quils devaient transporter se trouvaient en effet troisbonnes heures de distance, et les chemins pour y arriver taientaffreux et impraticables ; de plus, il fallait remonter ces troncsavec leurs branches et leurs racines le long de la pente abrupte

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    qui conduisait au chteau, et ce qui rendait leur peine plusamre encore, cest que dans le voisinage immdiat se trou-vaient des htres en abondance auxquels il ne leur tait pas

    permis de toucher. En outre ce travail norme devait tre ache-v dans lespace dun mois ; cela faisait au moins trois arbrespar jour quil faudrait traner tout le long de la valle et hisserensuite sur la colline de Berhegen laide de leurs attelagespuiss. Enfin, pour comble de malheur, on tait au mois demai, ce moment de lanne o le paysan doit travailler ses terrespresque de jour et de nuit, sil veut avoir du pain sur la planchepour lhiver.

    Tandis que, dans lexcs de leur dtresse, ils nosaient seregarder lun lautre et ne savaient comment rapporter ce tristemessage leurs compagnes, un chasseur long et sec, tout habillde vert, se prsenta soudain leurs regards sans quils pussentdeviner do il tait sorti. Sur sa toque firement pose se balan-ait une plume rouge ; sur ses joues basanes stendait une pe-

    tite barbe rougetre et entre son nez aquilin et son menton

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    pointu se dissimulait une bouche amincie do schapprentces mots :

    Quavez-vous, bonnes gens, tre assis l et gmir defaon faire sortir les pierres du sol et tomber les branches desarbres ?

    Mais par deux fois il dut rpter sa question sans obtenirde rponse. Alors la sombre silhouette de lhomme vertsassombrit encore davantage, sa barbe aux reflets ardents sem-bla crpiter comme un feu de broussailles et dune voix miel-leuse il reprit :

    Allons, braves gens, quoi bon tant vous lamenter, vousauriez beau rester l jusqu ce que les toiles tombent du cielque vous ne changeriez rien aux affaires. Mais quand un tran-ger, qui na que votre bien en vue et pourrait peut-tre vous ai-der, vous demande ce que vous avez, vous devriez au moins luirpondre.

    Un vieillard souleva alors sa tte blanche et lui dit :

    Ne vous fchez pas, mais ce nest pas un chasseur quipourra dtruire la cause de nos larmes ; quand langoisse faitdborder le cur, la parole expire sur les lvres.

    Lhomme vert, ces mots, secoua sa tte pointue en di-sant :

    Vous ne raisonnez pas mal, mon pre ; cependant vous

    tes dans lerreur. De mme que si lon frappe un mtal il rendun son, de mme un homme frapp doit exposer sa plainte,mme au premier venu, dans la pense que celui-ci pourra peut-tre le secourir. Je ne suis quun chasseur, cest vrai, mais quisait si je nai pas chez moi un vigoureux attelage capable decharrier du bois et des pierres, des htres ou des sapins ?

    Ds que les malheureux paysans entendirent parler datte-

    lage, une lueur desprance se fit en eux et le vieux reprit :

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    Il nest pas toujours bon de souvrir au premier venu,mais comme nous voyons que tu veux notre bien et que tu espeut-tre en tat de nous porter secours, nous ne voulons rien te

    cacher. Voici deux ans que nous souffrons cruellement par lefait de la construction de ce chteau. Tu ne trouverais pas unmnage dans toute la contre qui ne ptisse de cet tat dechoses. Nous venions peine de reprendre courage lide depouvoir enfin retourner nos travaux, forcment abandonnsdepuis si longtemps, lorsque ce soir, le commandeur vient denous ordonner de planter dans lespace dun mois, autour deson chteau, cent htres en pleine valeur que nous devons aller

    chercher au Munneberg. Nous ne savons comment nous tirerdaffaire en si peu de temps avec nos btes extnues. Et simme nous y parvenions, quoi cela servirait-il ? La saison se-rait alors trop avance pour cultiver nos champs ; ils ne nousresterait plus qu mourir de faim, si ce dur labeur ne nousachve pas auparavant. Tel est le message que nous ne savonscomment porter dans nos demeures pour ne pas augmenter ladsolation de nos malheureuses familles.

    ces mots lhomme vert prit une expression compatissanteet tendit avec un geste menaant sa main longue et dcharnedans la direction du chteau comme pour maudire une pareilletyrannie, puis il ajouta :

    Quant vous, je veux vous aider ; je possde un attelagetel quil nen existe pas deux dans le pays et avec lequel je vousoffre de conduire au chteau tous les htres que vous dposerez

    au Kilchstalden, et cela pour un prix minime et dans le seul butde vous rendre service et de braver le chevalier.

    cette offre vraiment surprenante les hommes dressrentloreille. Sils pouvaient seulement tomber daccord quant auprix, ils taient sauvs, car ntait pas difficile damener lestroncs lendroit indiqu sans pour cela ngliger leurs proprestravaux. Le vieux reprit la parole :

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    Dis-nous donc ton prix, afin que nous puissions tout desuite conclure le march.

    Les traits de lhomme vert prirent une expression ruse ; desa barbe schappa le mme crpitement trange, ses yeux sefixrent sur les paysans comme pour les fasciner et un vilainsourire effleura ses lvres minces tandis quil rpondait :

    Mon salaire nest pas considrable, comme je vous laidj dit ; je ne rclamerai de vous quun enfant non baptis. ces mots les paysans reculrent comme foudroys ; les caillesleur tombrent des yeux et soudain, comme la balle saisie par

    un tourbillon, ils se dispersrent de tous cts. Des lvres duchasseur schappa un clat de rire tel que les poissons se cach-rent sous les pierres du ruisseau et que les oiseaux se blottirentdans le fourr.

    Dcidez-vous et prenez conseil de vos femmes ; danstrois nuits vous me retrouverez ici, leur cria-t-il dune voix siperante que ses paroles saccrochrent leurs oreilles comme

    un hameon la bouche dun poisson.Ples et tremblants de tous leurs membres les paysans se

    prcipitrent dans leurs demeures ; ils ne sinquitaient plus lesuns des autres et nauraient pas dtourn la tte pour tout lordu monde. Lorsque les femmes virent revenir leurs mariscomme des pigeons poursuivis par un oiseau de proie, ellestremblrent dapprendre la raison de leur visible dtresse. Avecune curiosit mle de crainte, elles les suivirent jusqu ce

    quils eussent trouv un endroit convenable pour dchargerleurs curs. Alors le mari raconta sa femme le triste rsultatde sa course au chteau ; puis vint le rcit de la rencontre quilsavaient faite en chemin et de la proposition du singulier per-sonnage. ces mots une angoisse indescriptible sempara desfemmes et un cri de douleur se rpandit sur la montagne et dansla valle lide que chacune delles pouvait tre appele livrerson propre enfant au dmon. Une seule femme fit exception la

    dsolation gnrale. Ctait une femme grossire, nomme

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    Christine, originaire de Lindau, et cest ici mme, sur ce do-maine, quelle a vcu. Son expression tait sauvage et hardie,elle ne craignait ni Dieu ni les hommes. Elle se montra fort

    courrouce de ce que les paysans navaient pas oppos un refusnergique la sommation du commandeur ; mais lorsquelle en-tendit parler de loffre de lhomme vert et de la manire dont leshommes avaient pris la fuite, ce fut bien pis encore. Elle leur re-procha avec vhmence leur lchet, assurant que si le diable lesavait vus plus audacieux, il se serait peut-tre content dunautre salaire. Au reste, comme le travail tait destin au ch-teau, cela ne pouvait nuire leurs mes si le diable sen char-

    geait. Elle enrageait pour son compte de navoir pas t pr-sente, ne ft-ce que pour voir de ses yeux le rus compre. Cestainsi que Christine, la paysanne de Lindau, ne mla pas sa voixaux lamentations gnrales, mais quelle se rpandit en invec-tives acerbes contre son mari et tous ses compagnons.

    Le lendemain les paysans se runirent pour sefforcer detrouver une issue leur triste position, mais ce fut en vain. Leurpremire ide fut de tcher dbranler le chevalier par de nou-velles supplications, mais personne ne voulut tre le porteur dumessage, car personne ne tenait y risquer sa peau. Un des pay-sans proposa ensuite dy envoyer leurs femmes et leurs enfants ;mais cette proposition tomba devant lattitude des femmes quiavaient entendu la discussion. Bref, les pauvres gens ne trouv-rent dautre moyen que lobissance. Ils dcidrent de faire diredes messes pour implorer le secours divin sur leur entreprise,puis de rclamer secrtement laide de leurs voisins ; ils rsolu-

    rent ensuite de se partager la besogne, la moiti des paysanstravaillant la corve, tandis que les autres smeraient le grainet soigneraient le btail ; de cette manire, avec laide de Dieu,ils espraient arriver conduire chaque jour au chteau les troishtres obligatoires. Personne ne souffla mot de lhomme vert, cequi ne veut pas dire que personne ny pensa.

    Ils firent donc comme ils avaient dit ; ils prparrent leurs

    outils et lorsque laube du premier mai se leva, elle les trouva

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    rassembls au Munneberg et se mettant courageusement luvre. Ils commencrent par creuser tout autour de chaquearbre un large foss, dgagrent les racines et le firent soigneu-

    sement tomber sans lendommager. La matine ne stait pascoule que les trois htres taient prts partir ensemble, carles paysans avaient dcid de les transporter la file afin depouvoir sentraider en chemin, mais laprs-midi les trouva en-core dans la fort et le soleil se couchait derrire les Alpes quilsnavaient pas atteint Sumiswald ; ce ne fut que le matin suivantquils arrivrent au bas de la colline de Berhegen. Tout semblaitse liguer contre eux. Des accidents de toute nature se produi-

    saient ; les harnais se dchiraient, les chars se brisaient, les che-vaux et les bufs tombaient ou refusaient davancer. La secondejourne fut pire encore, car, malgr un travail acharn, aucundes htres natteignit le sommet du coteau.

    Le sire de Stoffeln grondait et temptait, mais plus il gron-dait, moins louvrage avanait. Quant aux autres chevaliers, ilsne faisaient que rire de la dtresse des paysans et de la fureur duseigneur. Ctait dj en les entendant se moquer de ce chteauperch sur ce roc dnud que Jean de Stoffeln avait jur quenmoins dun mois une alle verdoyante ombragerait sa demeure.Et voil pourquoi le seigneur semportait, pourquoi les cheva-liers riaient et les paysans seuls pleuraient.

    Un affreux dcouragement sempara deux ; aucun de leurschars ntait plus en bon tat et toutes leurs btes taient four-bues. En deux jours entiers ils navaient pas russi mettre les

    trois arbres en place et ils se sentaient bout de forces et decourage.

    La nuit tait arrive ; de gros nuages samoncelaient lhorizon ; pour la premire fois de lanne il faisait des clairs.Les hommes staient assis sans y penser au mme endroit o lechasseur les avait rencontrs trois jours auparavant. Parmi euxse trouvait le paysan du Hombach, mari de la femme de Lindau,avec deux domestiques et quelques voisins. ce moment arriva

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    prcipitamment une femme portant une corbeille sur sa tte etrespirant bruyamment comme le vent quand il souffle dans lachemine. Ctait Christine, la femme du dit paysan, que celui-ci

    avait ramen dune de ses campagnes avec son seigneur. Centait pas une de ces mnagres actives qui aiment rester lamaison et vaquer en silence aux soins du mnage et de la fa-mille ; elle tenait au contraire savoir tout ce qui se passait et sefigurait que rien ne pouvait russir sans son concours. Cestpour cela quelle navait pas envoy les provisions par une ser-vante, mais avait prfr se charger elle mme du lourd panieret se mettre la recherche des hommes. Aprs avoir dpos sa

    charge elle dcouvrit la soupe, tendit son mari le pain et lefromage, distribua les cuillres et invita les voisins prendrepart au repas. Elle sinforma ensuite du rsultat de leur travailpendant ces deux journes, mais les hommes navaient mmeplus la force de manger ou de parler, si bien quaucun ne saisitla cuiller ni ne lui donna de rponse. Seul un petit domestique,peu soucieux des intrts de ses matres, et qui il importaitpeu que le temps ft beau ou laid pendant les rcoltes, pourvu

    quau bout de lanne son salaire ft assur, sempara de la cuil-ler et raconta la paysanne quaucun htre navait encore tmis en place et que les paysans semblaient tre victimes dunvritable ensorcellement.

    Christine rpliqua que tout cela tait pure imagination etque la vrit tait quils navaient pas plus de courage que desfemmes en couches, que ce ntait pas avec des pleurs et des j-rmiades, et en restant assis se lamenter, que jamais aucun

    arbre serait transport Berhegen. Elle ajouta que, quant auxhommes, ils navaient que trop mrit la colre des chevaliers,mais qu cause des femmes et des enfants, il fallait absolumentque les choses prissent une autre tournure. Tout coup, surlpaule de la femme, on vit se poser une main noire et dchar-ne, tandis quune voix aigu scriait : Vrai, cest elle qui araison !

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    Et, au milieu deux, apparut soudain le visage grimaant delhomme vert dont la plume rouge se balanait au vent. cespectacle inattendu, la terreur sempara des hommes, qui dispa-

    rurent en bas la colline comme la balle emporte par un tourbil-lon.

    Christine seule ne put pas senfuir ; elle faisait lexprienceque lorsquon voque le diable on est bien prs de le voir appa-ratre en personne. Elle resta donc comme cloue sur place parune force surnaturelle, et ne put faire autrement que de regar-der la plume sur la toque du chasseur et les mouvements sacca-

    ds de sa petite barbe rouge se dtachant sur sa figure sombre.Lhomme vert partit dun clat de rire sonore en voyant dtalerles paysans, puis il se tourna vers Christine avec une expressionbnvole et, dun geste courtois, lui prit la main. Christine es-saya en vain de la retirer, et il lui sembla que la chair de sa maincrpitait comme entre des pinces ardentes. Le personnage semit alors lui adresser daimables propos :

    Depuis longtemps, dit-il, je nai vu une si belle femme ;

    mon cur en tressaille daise. De plus, jai une prfrence mar-que pour celles qui sont courageuses et ne craignent pas derester avec moi quand mme tous les hommes senfuient.

    Tandis quil sentretenait ainsi avec elle, il paraissait demoins en moins terrible aux yeux de Christine. On peut pour-tant laborder, pensait-elle, et je ne sais pas pourquoi je menfui-rais, jen ai dj vu de plus laids que lui. Elle finit par se dire

    quon pourrait bien en faire quelque chose et que, si on savait leprendre de la bonne manire, il rendrait volontiers un service etpeut-tre la fin se laisserait duper comme tout autre homme.

    Je ne comprends pas, poursuivit-il, pourquoi les gensont une si grande frayeur de moi. Je ne veux pourtant que leurbien, mais sils sont si malhonntes mon gard, il ne faut passtonner de mon ct que je ne fasse pas toujours ce quils dsi-rent.

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    Christine rassembla tout son courage pour lui rpondre :

    Cest quaussi tu fais terriblement peur aux gens. Et puis,

    pourquoi nous demander un enfant non-baptis ? Tu auraisbien pu parler dun autre salaire, cest ce qui a veill nos soup-ons, car un enfant, quelque petit quil soit, est toujours unecrature humaine et aucun chrtien ne voudrait ten livrer un.

    Cest mon salaire habituel, rpliqua-t-il, et je nen veuxpas dautre. Dailleurs, pourquoi faire tant dhistoires pour unenfant qui ne connat encore personne. Cest alors quon senspare le plus aisment puisquon na encore eu avec lui ni joie

    ni peine, et quant moi, plus jeunes ils sont, mieux cela vaut,car ainsi je puis mieux les former mon ide et atteindre monbut leur gard ; pour cela, je nai nul besoin du baptme, et jeny tiens en aucune faon.

    Christine comprit quil ne se contenterait pas moins, maiselle ne put se faire lide quil serait bien le seul tre quon neparviendrait pas tromper. Cest pourquoi elle rpliqua :

    Lorsque quelquun veut gagner quelque chose, il fautbien quil se contente de ce quon peut lui donner ; or, en cemoment, il ny a parmi nous aucun enfant non-baptis et il nyen aura point ce mois-ci, et cest pourtant pendant ce laps detemps que les htres doivent tre livrs.

    Lhomme vert se pencha vers elle avec courtoisie en di-sant :

    Je ne demande pas tre pay davance, et si onsengage me livrer le premier enfant qui natra, je me dclaresatisfait.

    Ceci plut Christine. Elle savait quaucun enfant ne devaitnatre dans la seigneurie avant un certain temps, et elle se disaitque si le diable tenait sa parole et mettait les arbres en place, onnaurait plus besoin de lui donner quoi que ce ft pour sa peine,

    pas plus un enfant quautre chose. On ferait dire quelques

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    messes, autant pour se prmunir contre sa vengeance que pourle braver, et on se moquerait de lui. Elle le remercia donc cor-dialement de son offre et lui dit quelle y rflchirait et en parle-

    rait ses gens. Mais, interrompit lhomme vert, il nest plus temps dy

    rflchir et den parler. Je vous ai convoqu pour aujourdhui, etcest aujourdhui que jentends avoir votre rponse. Jai affaire bien dautres endroits, et ce nest pas uniquement pour vous queje suis ici. Rponds-moi donc oui ou non et ce sera une affairergle sur laquelle je ne veux plus avoir revenir.

    Christine aurait voulu gagner du temps ; elle naimait pasprendre sur elle une aussi grave responsabilit ; elle essayamme de devenir tendre pour gagner du temps, mais son com-pagnon ne lentendait pas ainsi.

    Maintenant ou jamais, fit-il. Ds que le march sera con-clu pour le prix modique dun seul enfant, je mengage con-duire chaque nuit, Berhegen, tous les htres qui seront dpo-

    ss avant minuit au bas du Kilchstalden. Et maintenant, bellefemme, nhsite plus, ajouta-t-il en donnant une tape damitisur la joue de Christine.

    Le cur de celle-ci battait se rompre ; elle et de beau-coup prfr mettre les hommes en avant et les rendre respon-sables de ce qui pourrait arriver, mais le temps pressait, et per-sonne ne se prsentait qui pt lui servir de bouc missaire. Elletait, du reste, poursuivie par lintime conviction quelle saurait

    tre plus ruse que son adversaire et trouverait bien un exp-dient pour lui chapper et se rire de lui. Aussi, finit-elle par luidire que, quant elle personnellement, elle pouvait bien lui r-pondre affirmativement, mais que si plus tard les hommes syopposaient, elle nen pourrait rien, et que dans ce cas, le diablene devrait pas lui en faire supporter les consquences.

    Ta promesse de faire ton possible pour me satisfaire me

    suffit, lui rpondit-il.

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    Christine frissonna de la tte aux pieds ; elle crut quil luifallait, de son propre sang, signer un pacte avec le diable. Maiscelui-ci lui facilita la chose en disant :

    Je ne demande jamais la signature des jolies femmes, jeme contente dun baiser.

    Il avana donc ses lvres minces vers la figure de Christinequi, fascine et paralyse, ne pouvait faire un mouvement. Labouche pointue effleura la joue de Christine. cet attouchementinfernal, il sembla la malheureuse quun fer rouge la transper-ait doutre en outre. Un clair blafard les spara, montrant aux

    yeux de Christine lexpression ruse et diabolique de son inter-locuteur, tandis quun roulement de tonnerre formidable cla-tait au-dessus de leurs ttes, comme si le ciel venait de se dchi-rer.

    Lhomme vert disparut et Christine resta anantie et clouesur place, comme si ses pieds avaient pouss dans le sol de pro-fondes racines. Peu peu elle retrouva lusage de ses membres,

    mais son tre tout entier bouillonnait au dedans comme un tor-rent imptueux qui roulerait ses flots par-dessus de hauts ro-chers pour sabmer ensuite dans un gouffre sans fond. Et demme que dans le grondement des eaux on ne peut discerner leson de sa propre voix, de mme Christine ne put se rendrecompte de ce qui se passait en elle, tant son me tait boulever-se.

    Instinctivement elle slana sur la colline. lendroit o

    les lvres du diable lavaient touche, elle ressentait une ardeurtoujours plus intense. Elle eut beau se frotter et se laver, tout futinutile, le feu qui la dvorait ne diminua pas.

    La nuit devenait effrayante. Des hurlements sinistres fai-saient retentir les airs comme si les esprits des tnbres eussentvoulu clbrer leurs noces parmi les nuages sombres. Les ventsdchans servaient dorchestre pour la danse, les clairs repr-

    sentaient les flambeaux et le tonnerre remplaait la bndiction

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    nuptiale. Jamais, cette poque de lanne, pareille chose nestait vue.

    L-bas, dans la valle, une foule empresse cherchait unabri autour dune vaste maison. Dhabitude, lorsque le temps est lorage, le paysan nabandonne pas volontiers son foyer quilcherche protger contre la fureur des lments, mais, ce soir-l, la dtresse gnrale dominait dans tous les curs la craintede lorage.

    Cette maison tait situe sur le chemin qui conduisait deMnneberg au Berhegen, de telle sorte que les paysans, en al-

    lant et revenant de leur travail, devaient forcment y passer.Ceux qui revenaient ce moment du Mnneberg ne prtaientaucune attention lhorreur de cette nuit lugubre, tant ilstaient absorbs par leur propre misre et par linfortune qui lespoursuivait. En effet, leurs bufs et leurs chevaux pouvantsvenaient de briser leurs attelages, franchissant les rochers dansleur course dsordonne et entranant aprs eux leurs conduc-teurs dont plusieurs, gravement blesss, taient rests tendus

    sur le chemin. Au milieu de la consternation gnrale survinrentencore les paysans revenant de Berhegen aprs y avoir rencon-tr lhomme vert ; ils racontrent en tremblant cette nouvelleapparition. Les pauvres gens coutrent avec stupeur ce rcit,puis ils se pressrent autour du foyer et, chaque nouvelle ra-fale du vent dans la chemine, chaque nouveau roulement dutonnerre sur la maison, ils se mirent pousser les hauts crisdans lide que le diable allait enfoncer le toit et apparatre

    leurs yeux. Mais lorsquils virent quil ne se montrait pas, que lamme dtresse tait toujours l et que les gmissements desblesss ne faisaient que saccentuer, dautres penses se firentjour en eux, de ces penses qui si facilement sinsinuent danslme pendant les heures sombres et la perdent peu peu.

    Ils commencrent supputer combien ils valaient plus, eux tous ensemble, quun seul enfant non-baptis, oubliant ab-solument que le tort fait une me pse bien plus que le salut

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    de mille vies dhommes. Petit petit, ces penses prirent uneforme qui se traduisit en paroles et se mla aux plaintes desblesss. On reparla de lhomme vert, et on en vint regretter de

    stre si lestement enfuis au lieu de parlementer avec lui. Il ne seserait empar de personne, et chacun sait bien que moins on lecraint et moins il a dempire sur nous. Qui sait si la valle toutentire naurait pas t sauve, sils avaient fait preuve de plusde courage ? Les hommes commencrent sexcuser. Ils ne r-ptrent plus quil ne fait pas bon plaisanter avec le diable, nique lorsquon lui donne le petit doigt il sempare du bras, maisils racontrent son apparence effrayante, sa barbe flamboyante,

    la plume rouge qui sagitait sur sa toque et la terrible odeur desoufre quils navaient pu supporter.

    Le mari de Christine, sachant que sa parole navait deffetquavec le consentement de sa femme, disait : Demandez seu-lement Christine. Elle vous dira bien aussi que nul ne peut te-nir devant le diable, et pourtant, vous savez tous que cest unefemme courageuse.

    Tous cherchrent alors Christine, mais en vain. Chacunnavait song qu son propre salut et, une fois labri, stait fi-gur que les autres ltaient galement. Alors seulement, ils serendirent compte quils navaient plus revu Christine depuis laterrible apparition et quelle ntait pas entre avec eux dans lamaison. Son mari commena se lamenter et tous les autresavec lui, car il leur semblait que Christine seule tait capable deles tirer daffaire.

    Tout coup la porte souvrit et Christine parut ; ses longscheveux pars ruisselaient sur ses paules, ses joues taient em-pourpres et de ses yeux noirs jaillissait une lueur trange. Onlui tmoigna une sympathie peu habituelle ; ctait qui lui ra-conterait ce quils venaient de penser et combien son absenceles avait inquits. Christine saperut bien vite que nul ne sedoutait du pacte quelle venait de conclure ; elle seffora doncde leur cacher le feu qui la dvorait, en les accablant son tour

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    de ses railleries. Elle ne put assez leur rappeler quils staienttous enfuis prcipitamment et quaucun dentre eux ne staitinquit delle et ne stait mme dtourn pour voir ce que

    lhomme vert ferait de la pauvre Christine. ces mots, leur curiosit clata ; chacun voulut tre le

    premier savoir ce que lhomme vert lui avait dit ; les plus loi-gns se dressrent sur la pointe des pieds pour mieux apercevoircelle qui avait t si prs du diable.

    Je ne devrais rien vous dire, fit alors Christine ; vous nelavez certes pas mrit ; vous mavez toujours traite en tran-

    gre ; les femmes mont fait une mauvaise rputation ; leshommes mont abandonne au moment critique, et si je ntaispas meilleure et plus courageuse que vous tous, vous ne sorti-riez jamais de cette impasse.

    Christine continua longuement sur ce ton, lanant surtoutdes paroles dures aux femmes, qui navaient jamais voulu croireque le lac de Constance ft plus grand que ltang du chteau.

    Plus on la pressait, plus elle rsistait, prtextant surtout que cequelle avait leur rvler serait pris en mauvaise part.

    Si la chose russit, disait-elle, vous ne men saurez aucungr, et si elle manque vous en rejetterez toute la faute et toutesles consquences sur moi.

    Lorsquenfin, toute lassemble se fut presque mise sespieds, que les blesss crirent et supplirent, alors Christine se

    laissa mouvoir et leur raconta comment elle avait tenu tte auchasseur et fait accord avec lui, mais elle passa sous silence lebaiser qui avait embras sa joue et boulevers son tre tout en-tier. Lessentiel, continua-t-elle, est que les htres soient mis enplace. Ceci fait, on pourra toujours voir plus loin, pourvu seule-ment que jusque-l aucun enfant ne naisse parmi nous.

    loue de ce rcit, plusieurs sentirent un frisson parcourirleurs veines, mais lide de pouvoir reculer lpoque du paie-

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    ment fut accueillie par tous avec empressement. Seule, unejeune paysanne pleura amrement, mais sans rien dire. Cepen-dant une respectable vieille femme, devant laquelle on avait

    lhabitude ou de plier ou de se taire, se plaa au milieu deux etleur dit :

    Cest agir avec impit que de fonder le certain surlincertain et de jouer ainsi avec la vie ternelle. Celui qui se met raisonner avec le diable ne peut plus sen dfaire, et qui luidonne une main lui livre en ralit son corps et son me. Il nyque Dieu qui puisse dlivrer de la dtresse, et celui qui le d-

    laisse tombe dans le malheur.Ainsi parla la vieille, mais, cette fois, nul ne prta loreille

    ses discours ; quant la jeune femme, on lui enjoignit de cesserses lamentations qui ne lui serviraient pas grandchose.

    On fut bientt daccord de se mettre immdiatement luvre. En admettant que les choses aillent au pis, disait-on,cela ne pourra pas aller plus mal que jusqu prsent. Et

    dailleurs, ce ne serait pas la premire fois que les hommes au-raient tromp les mauvais esprits. Et si, dans la suite, on est bout dexpdients, il se trouvera bien un prtre qui nous indi-quera un subterfuge quelconque. Cest ainsi quils complotrententre eux, et plus dun avoua plus tard stre bien promis int-rieurement de ne sacrifier ni argent ni peine pour lamour dunenfant non-baptis.

    Une fois la dcision prise selon les conseils de Christine, il

    sembla que les lments en furie se dchanaient sur la maisonet que des lgions de mauvais esprits sabattaient sur elle. Leslinteaux de la porte furent branls, les poutres plirent sous lapression extrieure ; des arbres arrachs par la tempte furentlancs contre les parois et sy miettrent comme une lance surla cuirasse dun chevalier. lintrieur du btiment, les hommesplirent deffroi, mais ils ne changrent pas davis et, ds laubedu jour, ils se remirent au travail.

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    La matine sannonait claire et belle, lorage et son ac-compagnement sinistre staient dissips. Les haches sem-blaient plus tranchantes quauparavant, la terre tait plus l-

    gre, et chaque arbre tombait terre comme par enchante-ment ; les chars ne se brisaient plus, les animaux avaient re-trouv force et docilit, et il semblait quune main invisible pr-servait hommes et btes de tout accident fcheux.

    Une seule chose demeurait incomprhensible. En-dessousde Sumiswald il nexistait point de chemin conduisant au fondde la valle ; il ne se trouvait l quun marcage aliment par un

    ruisseau fougueux, appel lEau verte. Il fallait monter au villageen passant ct de lglise. Comme les jours prcdents, lespaysans avanaient avec trois attelages la fois pour se prtersecours mutuellement ; ils navaient plus qu traverser Sumis-wald puis descendre le Kilchstalden, au pied duquel tait unepetite chapelle o ils devaient dposer les arbres. Ds quils fu-rent arrivs au haut de la monte et quils approchrent delglise, le poids des chars augmenta sensiblement, il fallut y at-teler plusieurs btes de renfort, les frapper nergiquement etmme pousser aux roues. Mais mesure quils arrivaient en facede lglise, il sembla que les chevaux les plus dociles taient prisdune frayeur subite comme si quelque tre malfaisant, cachdans le cimetire, et voulu les empcher davancer ; de lgliseschappait un tintement sourd comme lcho lointain dun glasfunbre, si bien que les hommes les plus vaillants se sentirentpris dune terreur insurmontable. Une fois cet endroit dpass,chacun put poursuivre tranquillement son chemin jusqu

    lendroit dsign.

    Ce jour-l, six htres furent dchargs les uns ct desautres et, le lendemain, les six arbres se trouvaient replants Berhegen sans qu travers toute la valle on et entendu legrincement dune roue, ni les cris des conducteurs, ni le hennis-sement dun cheval, ni le beuglement monotone des bufs.

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    Mais chacun pouvait voir les six arbres dment installs leur place dfinitive, et ctaient ceux-l mme quon avait d-poss au bas de la monte et pas dautres. cette vue la stup-

    faction fut grande et la curiosit de chacun fortement excite.Les chevaliers surtout se demandaient quel accord les paysanspouvaient bien avoir conclu, qui leur permettait de remplir sivite et si bien leur engagement. Ils auraient volontiers employun moyen barbare pour leur arracher leur secret, mais ilssaperurent bientt que les paysans ne savaient pas tout etquils taient eux-mmes plutt effrays de la chose. De plus, lesire de Stoffeln les dtourna de cette pense ; peu lui importait,

    en effet, de quelle manire les htres arrivaient Berhegen,pourvu quils y arrivassent, et quant lui, il tait plutt satisfaitde voir que les pauvres gens avaient trouv de laide. Il avait vitecompris que les railleries de ses compagnons lavaient entran une action inconsidre, car, si les paysans succombaient lapeine, leurs champs resteraient incultes, et ctait la seigneuriequi en subirait le plus grand dommage. Mais comme il ne reve-nait jamais sur ses dcisions, il tait donc daccord quant au

    soulagement que les paysans staient procur et ne sinquitaitgure de savoir sils y avaient engag leurs mes ou non, car quelui importaient les mes de ses gens une fois que la mort auraitdtruit leurs corps ? Il ne fit donc que se railler de la curiosit deses compagnons et protgea ses vassaux contre leurs mchance-ts. Ceux-ci essayrent nanmoins dapprofondir le mystre etpostrent leurs cuyers en sentinelle, mais on les retrouva aumatin moiti morts dans les fosss, o une main invisible les

    avait projets. Deux chevaliers se rendirent alors eux-mmes Berhegen ; ctaient de hardis gaillards qui, jusque l, taienttoujours sortis vainqueurs de tous les prils quils avaient eus affronter. Le lendemain on les retrouva anantis au bord duchemin, et lorsquils eurent retrouv lusage de la parole, ils ra-contrent quun chevalier, vtu de rouge et ceint dune pe ar-dente, les avaient renverss et mis hors de combat. Ici et l unepaysanne curieuse ne put sempcher, vers minuit, de surveiller travers une fente le chemin de la valle, mais aussitt un vent

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    empoisonn latteignait, faisait enfler son visage et, pendantbien des jours, on ne pouvait plus distinguer ni son nez ni sesyeux. Cest ainsi que, peu peu, les gens perdirent toute envie

    despionner et quaucun il indiscret ne se hasarda plus du ctde la valle ds que minuit avait sonn.

    Il y eut cependant une exception. Un homme se mourait etdsirait ardemment recevoir encore lextrme onction, maispersonne nosait aller chercher le prtre car il tait prs de mi-nuit et il fallait passer ct du Kilchstalden. Alors, un innocentenfant, aim de Dieu et des hommes, voyant langoisse de son

    pre, partit pour Sumiswald sans mme quon le lui et deman-d. Lorsquil arriva prs de lendroit critique, il vit les htresbrusquement soulevs du sol, chacun deux attel de deux cu-reuils flamboyants et, ct deux, cheval sur un bouc noir, uncavalier vtu de vert avec une barbe rougetre, une plume surson chapeau et dont la main brandissait un fouet qui lanait desclairs. Cest ainsi que lattelage fendit les airs, aussi rapide quela foudre. Voil ce que vit le jeune garon et il ne lui en advintaucun mal.

    Trois semaines ne staient pas coules que quatre-vingt-dix htres taient plants Berhegen, formant une alle ombra-geuse, car tous poussaient merveille, aucun navait sch ;mais ni les chevaliers ni le sire de Stoffeln naimaient sy pro-mener ; toutes les fois quils la parcouraient, une secrte terreursemparait deux. Ils auraient bien prfr ne plus entendre par-ler de la chose, mais nul ne pouvait lempcher et chacun se

    consolait par la pense que si cela allait mal, il rejetterait lafaute sur les autres.

    chaque nouvel arbre mis en place, les paysans se sen-taient soulags ; leur espoir de pouvoir satisfaire leur suzerainet tromper le diable ne faisait que saccrotre ; ce dernier, en ef-fet, ne possdait aucun gage de leur part et, une fois les centarbres plants, quauraient-ils encore besoin de sinquiter delui ? Cependant ils ntaient pas encore srs de leur affaire et

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    craignaient sans cesse quil ne leur jout un tour et ne les laissten plan. Le jour de la St-Urbain, ils amenrent les derniershtres au Kilchstalden ; jeunes et vieux ne dormirent gure cette

    nuit-l, car chacun avait peine croire que lhomme vert ach-verait sa besogne sans avoir reu ni enfant ni gage.

    Le lendemain, longtemps avant le lever du soleil, chacuntait sur pied, pntrs quils taient tous, de la mme inquitecuriosit. Cependant nul nosa se hasarder jusqu lendroit oles htres avaient t dposs, car on se demandait sil ne setrouverait pas l quelque guet-apens prpar ceux qui avaient

    voulu mystifier le diable. Un courageux vacher qui avait apportdu fromage de la montagne osa tenter laventure ; il courut enavant, ne trouva plus darbres et naperut rien de suspect sur laplace. Les paysans, toutefois, ntaient pas convaincus ; le va-cher dut les prcder Berhegen. L tout tait en ordre, les centhtres se trouvaient aligns dans un ordre parfait, aucun deuxnavait sch et personne ne sentit son visage senfler ou lun deses membres devenir douloureux.

    cette vue leurs curs tressaillirent daise et ils npargn-rent pas les sarcasmes ladresse de lhomme vert et des cheva-liers. Pour la troisime fois, ils se servirent du vacher etlenvoyrent annoncer au sire de Stoffeln que leur travail taitachev et quil navait qu venir compter les htres. Celui-ci nytenait nullement et leur fit rpondre de retourner chez eux. Illeur aurait volontiers intim lordre de dtruire lalle, mais il nelosait gure cause de ses compagnons qui se seraient moqus

    de sa couardise ; dailleurs, il ne savait rien du contrat des pay-sans avec le diable.

    Le message du vacher mit le comble la joie des paysans ;les jeunes gens allrent jusqu danser dans la fameuse alle, etleurs hourras frntiques se rpercutrent de rocher en rocheret de colline en colline pour aller steindre contre les murs duchteau de Sumiswald. En vain quelques vieillards prudents lesavertirent et les supplirent de sarrter, mais ce ne sont pas des

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    curs remplis de vanit qui coutent ainsi les sages avertisse-ments de la vieillesse. Bien au contraire, quand le malheur estl, on accuse encore les vieux de lavoir attir par leurs craintes

    et leurs hsitations. Le temps ntait pas venu o ils reconna-traient que cest linsolence qui fait sortir le malheur de terre.Leur joie bruyante se rpandit donc dans toute la valle etjusque dans chaque maison ; partout o lon trouva encore unmorceau de viande dans la chemine, on le fit cuire, et partouto on dcouvrit gros comme une noix de beurre au fond dunpot, on fit des beignets. La viande et les beignets furent mangs,la journe prit fin et une autre se leva lhorizon.

    Cependant une femme devait bientt donner naissance son premier enfant. Plus ce moment se rapprochait, pluslangoisse de tous augmentait lide de voir revenir lhommevert pour rclamer son salaire ou pour leur tendre un pige.

    Mais qui mesurera la dtresse de la jeune femme elle-mme ? Ses gmissements retentissaient dans toute la maisonet rencontraient la sympathie gnrale, mais personne ne pou-

    vait lui donner un conseil efficace, car chacun sentait bien quelon ne pouvait pas se fier au diable. Plus lheure fatale se rap-prochait, plus la pauvre femme se cramponnait Dieu, entou-rant de ses bras limage de la sainte Mre de Dieu, la suppliantde toute son me de lui venir en aide pour lamour de son Fils.Et il lui devint toujours plus vident que, pour la vie commepour la mort et dans toute preuve, les meilleures consolationsse trouvent auprs de Dieu, car l o Dieu est, le mchant doit

    disparatre et perdre sa puissance.Peu peu la conviction se fit en elle que si un prtre muni

    des saints sacrements, qui contiennent le corps du Rdempteur,pouvait assister la naissance de son enfant, accompagn depuissantes formules dexcommunication, aucun mauvais espritnoserait approcher ; tout de suite aprs la naissance le prtrebaptiserait le nouveau-n, ce qui, daprs les murs du temps,tait chose permise. De cette manire le pauvre innocent serait

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    jamais prserv du danger auquel la tmrit des villageoislavait expos.

    Cette pense plut tous, car la dtresse de la jeune femmeleur allait au cur ; mais comment avouer au prtre leur pacteavec Satan ? Personne, depuis lors, ntait all se confesser, etpar consquent, personne ne lui en avait rien dit. Ctait un vraiserviteur de Dieu ; les chevaliers eux-mmes ne se seraient paspermis de plaisanter ses dpens, car il ne craignait pas de leurdire la vrit. Maintenant que le mal tait fait, pensaient lespaysans, le prtre ne pourrait plus les en prserver ; cependant

    personne ne voulait tre le premier lui en parler, car leurconscience les accusait. la fin, une femme, mue des souf-frances de la malheureuse, se dcida courir porter au prtre lemessage de la femme angoisse en mme temps que la confes-sion des hommes.

    Le digne homme fut saisi dpouvante, mais il ne perdit passon temps en paroles vaines et accepta de dfendre la pauvreme contre son redoutable adversaire. Il tait de ceux qui ne re-

    doutent pas lardeur de la bataille parce quils veulent tout prixrecevoir la couronne de vie et quils savent bien que personnenest couronn sil na combattu le bon combat. Il aspergeadeau bnite tous les alentours de la maison afin dempcher lesesprits malins dy pntrer ; il bnit le seuil, puis la chambre en-tire et, alors, bien paisiblement, la femme accoucha et lenfantfut baptis par le prtre. Une grande tranquillit rgnait gale-ment au dehors, les toiles scintillaient dans un ciel serein et

    une lgre brise agitait les arbres. Les uns prtendirent avoirentendu au loin un rire moqueur, tandis que les autres assur-rent que ce ntait que le cri des jeunes chouettes au bord de lafort.

    Quoiquil en soit, tous les assistants sabandonnrent unejoie extrme ; tout sujet de crainte tait jamais disparu, pen-saient-ils, car ayant russi tromper une fois le diable, ils se fi-

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    guraient pouvoir user du mme subterfuge chaque nouveaucas.

    Un grand festin fut prpar et de nombreux htes convis.Ce fut en vain que le prtre les supplia de ne pas se livrer

    de trop grandes rjouissances et les exhorta plutt shumilieret prier, car, disait-il, lennemi nest pas encore vaincu et Dieunest pas rconcili avec vous. Il avait le sentiment que ce ntaitpas lui leur faire faire pnitence pour leur mauvaise action,car Dieu lui-mme leur rservait un grand et douloureux chti-ment. Mais ils ne lcoutrent pas et sefforcrent de lapaiser en

    linvitant partager leur repas. Il refusa et sen alla tout attrist,en priant pour ces hommes qui ne savaient pas ce quils fai-saient