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LOCVS AMŒNVS 7, 2004 197 - 208 Résumé La poésie aulique de Góngora (1561-1626), qui célèbre les grands et les prélats, au lieu de recou- rir au récit des grands faits ou à des procédés rhétoriques, s’appuie bien souvent sur l’ekphrasis d’oeuvres d’art associées au personnage célébré, édifices qui lui appartiennent ou qu’il a fait bâtir, et le plus souvent, peintures qui le représentent ou qu’il possède. Le prince ou le prélat est parfois loué en qualité de collectionneur, et son éloge remplacé par celui des oeuvres dont il a fait la commande ou l’acquisition. La célébration de la noblesse et du pouvoir devient ainsi une célébration de l’art et une exhibition d’art poétique. Par ce trait, Góngora est un témoin de la hausse sans précédent de la valeur matérielle et symbolique de la peinture auprès des élites espa- gnoles du temps de Philippe III. D’autre part, par son exaltation du plaisir des yeux, par les sug- gestions iconiques et plastiques dont est riche sa poésie, Góngora fait justice à l’essor sans pré- cédent de l’art de peindre propre à son époque, marquée par l’apparition incessante de nouveaux problèmes et de solutions nouvelles. Mots clé: ekphrasis, collectionisme, potrait de cour, poésie de cour Abstract Góngora and the Art of Painting This important aprt of Góngora’s poetry which aims at the witty and refined praise of the mem- bers of the high aristocracy and of the princes of the church, in most cases avoids the oratory or narrative resources of eulogy, and applies to pure poetic devices. Often these devices are epito- mized in the ekphrasis of art works related to the celebrated lord, typically palaces or gardens, and above all pictures which portray him or belong to him. The prince or the bishop is sometimes praised in this capacity as collector of masterpieces, his eulogy shifting into a self - celebration of painting and poetry. Góngora testifies in this way an unprecedented rising of the material and symbolical price of painting by the spanish aristocracy of the time. On the other hand, by the means of his exaltation of visual pleasures and of the rich iconic and plastic values in this poetry, Góngora is attuned to the contemporary artistic growth of painting, distinctly marked by the con- stant discovery of new problems and new solutions. Key words: ekphrasis, seventeenth century art collections, court painting and court poetry Góngora et la peinture Mercedes Blanco Université Charles-de-Gaulle. Lille 3 CREATHIS Maison de la Recherche [email protected]

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LOCVS AMŒNVS 7, 2004 197 - 208

Résumé

La poésie aulique de Góngora (1561-1626), qui célèbre les grands et les prélats, au lieu de recou-rir au récit des grands faits ou à des procédés rhétoriques, s’appuie bien souvent sur l’ekphrasisd’oeuvres d’art associées au personnage célébré, édifices qui lui appartiennent ou qu’il a faitbâtir, et le plus souvent, peintures qui le représentent ou qu’il possède. Le prince ou le prélat estparfois loué en qualité de collectionneur, et son éloge remplacé par celui des oeuvres dont il afait la commande ou l’acquisition. La célébration de la noblesse et du pouvoir devient ainsi unecélébration de l’art et une exhibition d’art poétique. Par ce trait, Góngora est un témoin de lahausse sans précédent de la valeur matérielle et symbolique de la peinture auprès des élites espa-gnoles du temps de Philippe III. D’autre part, par son exaltation du plaisir des yeux, par les sug-gestions iconiques et plastiques dont est riche sa poésie, Góngora fait justice à l’essor sans pré-cédent de l’art de peindre propre à son époque, marquée par l’apparition incessante de nouveauxproblèmes et de solutions nouvelles.

Mots clé:ekphrasis, collectionisme, potrait de cour, poésie de cour

Abstract

Góngora and the Art of PaintingThis important aprt of Góngora’s poetry which aims at the witty and refined praise of the mem-bers of the high aristocracy and of the princes of the church, in most cases avoids the oratory ornarrative resources of eulogy, and applies to pure poetic devices. Often these devices are epito-mized in the ekphrasis of art works related to the celebrated lord, typically palaces or gardens, andabove all pictures which portray him or belong to him. The prince or the bishop is sometimespraised in this capacity as collector of masterpieces, his eulogy shifting into a self - celebration ofpainting and poetry. Góngora testifies in this way an unprecedented rising of the material andsymbolical price of painting by the spanish aristocracy of the time. On the other hand, by themeans of his exaltation of visual pleasures and of the rich iconic and plastic values in this poetry,Góngora is attuned to the contemporary artistic growth of painting, distinctly marked by the con-stant discovery of new problems and new solutions.

Key words:ekphrasis, seventeenth century art collections, court painting and court poetry

Góngora et la peinture

Mercedes BlancoUniversité Charles-de-Gaulle. Lille 3

CREATHISMaison de la Recherche

[email protected]

Mercedes Blanco198 LOCVS AMŒNVS 7, 2004

1. Voir entre autres A. PérezSánchez, Pintura italiana del si-glo xvii en España, Madrid, 1965.Miguel Morán et FernandoCheca, El coleccionismo en Espa-ña. De la cámara de maravillas ala galería de pinturas. Madrid, Cá-tedra, 1985, et spécialement lesderniers chapitres «Las coleccio-nes de Felipe III», «El gusto por lapintura en la primera mitad del si-glo xvii», «Las colecciones de Fe-lipe IV», «Las colecciones de lanobleza»; Miguel Morán et Ja-vier Portús, El arte de mirar. Lapintura y su público en la Españade Velázquez, Madrid, Istmo,1997. Brown, Jonathan, J. H.(avec Elliott, J. H.), A palace fora King. The Buen Retiro and theCourt of Philippe IV. Yale U. P.,1980, «Mecenas y coleccionistasespañoles de Jusepe de Ribera»,Goya, num. 183 (1984), p. 140 ets.; «Felipe IV, el rey de coleccio-nistas», Fragmentos, 11 (1987), p.4-20; El triunfo de la pintura. Sob-re el coleccionismo cortesano, Ma-drid, Nerea, 1995 (en version an-glaise Kings and Connoisseurs:Collecting Art in Seventeenth-Century Europe, Yale-PrincetonUniversity Press, 1995).

2. Ce que ne dénie pas l’un desmeilleurs spécialistes du poète,Robert Jammes, l’un des seuls àproposer une interprétation glo-bale et cohérente de son oeuvre,même si, désireux de nous faireadmirer l’anticonformisme deGóngora, il tend à déprécier rela-tivement cette facette de son acti-vité. Voir «Le poète courtisan»,dans Études sur l’oeuvre poétiquede don Luis de Góngora y Argote.Paris, Institut d’Études Ibéri-ques, 1963, p. 225-349.

3. Voir l’excellente étude de cefragment de poème héroïque parRobert Jammes et la mise au pointrécente d’Antonio Carreira dans«Góngora y el duque de Lerma»,dans Gongoremas, Barcelona, Pe-nínsula, 1998, p. 95-118.

tion des puissants, et il sait se montrer aussi adroitdans la flatterie qu’il est élégant dans le persiflage.De nombreux sonnets, classés comme héroïquesou comme funèbres, quelques romances, des stan-ces, des madrigaux, des dizains, le Panégyrique duDuc de Lerme, les dédicaces des Solitudes et duPolyphème, célèbrent des Grands ou des prélats3.Hormis le Panégyrique du Duc de Lerme, il nes’agit pas dans ces textes de faire le récit des hautsfaits du personnage ou la preuve de ses vertus,mais de rehausser sa stature par des moyens spé-cifiquement poétiques: encadrement de sa figuredans un cadre agreste habité par le souvenir desfables et des vers antiques; accueil du personnage,défini par un nom, par une lignée, par un domai-ne seigneurial et par les armes de sa maison, dansun panthéon réservé aux plus hautes valeurs de laculture humaniste.

Certes, ces moyens, largement répandus dansl’éloge courtisan de la Renaissance, s’inspirent del’exemple de la poésie hellénistique en languegrecque ou latine. Ils sont déjà pleinement à l’œu-vre dans le panégyrique du jeune duc d’Albe insé-ré par Garcilaso de la Vega, en 1532, dans saseconde églogue. Mais Góngora en use avec unraffinement inédit, en excluant presque toujoursd’autres moyens, de type narratif ou oratoire.Quand il dresse un piédestal pour tel ou tel aris-tocrate, il se borne à des effets poétiques d’imageou de concetto: doter d’une signification flatteuseet imprévue les signifiants de sa lignée, son nompropre et ses armes, malgré leur caractère mani-festement arbitraire ou contingent; mimer la dis-tance à laquelle nous tient la hauteur du grandhomme par la docte obscurité du style; attester labeauté de sa personne et de son monde par lasplendeur des sonorités et des tropes, sa richesse

La période la plus féconde de la vie deGóngora, le premier quart du xviie siècle,coïncide avec le développement chez les

Espagnols du goût pour la peinture et de de l’ambi-tion de posséder des tableaux. On connaît de mieuxen mieux ce phénomène grâce aux travaux sur lecollectionnisme des xvie et xviie siècle de FernandoCheca, Jonathan Brown, Miguel Morán, JavierPortús, Alfonso Pérez Sánchez, Enriqueta Harrisou Rosa López Torrijos1. D’après Jonathan Brown,Philippe IV mérite au moins autant que Charles I,la qualification que donna Rubens au souverainanglais de «plus grand amateur de peinture parmiles princes du monde». C’est sous le règne dePhilippe IV que la passion pour la peinture, commesource de plaisir visuel et intellectuel, et commeindice de richesse et de puissance, atteint son acméchez les membres de l’élite espagnole. Mais déjàsous Philippe III, ce goût, commun à tous lesHabsbourg, se propage à nombre de membres de lahaute et moyenne noblesse. Lors du règne de cemonarque mort en 1621, se constituent de grandescollections comme celles du Duc de Lerme, ducomte de Villamediana et du comte de Lemus.Dans ces mêmes années, Luis de Góngora se cher-che des amis et des protecteurs auprès des Grandsandaloux et madrilènes.

Portraits des Grands et célébration de l’art

Góngora, même s’il excelle dans d’autres regist-res, se distingue par le raffinement de sa poésieaulique et courtisane2. Il possède une manière trèsappréciée d’utiliser son art à des fins de glorifica-

LOCVS AMŒNVS 7, 2004 199Góngora et la peinture

par les pompes du vocabulaire et de la syntaxe,l’élégance du monde qui l’entoure par le bel agen-cement des traits d’esprit.

La célébration des hauts personnages dans cespièces poétiques passe donc par une autocélébra-tion de l’art, ce qui les rend comparables aux por-traits en peinture. Dans les portraits, les qualités dela texture et du coloris, de la lumière, de la compo-sition et du dessin, et, bien sûr, les valeurs plas-tiques et symboliques des lexos, du paysage enarrière-plan, sont versés au bénéfice des mérites dupersonnage représenté, par un effet métonymiqueirrationnel mais imparable. Si l’exceptionnelle qua-lité du portrait équestre du duc de Lerme parRubens4 parvient presque à nous faire croire à lagrandeur de l’homme d’État, le comte de Niebla, leduc de Béjar ou le marquis d’Ayamonte5, emprun-tent encore une présence éclatante à leurs superbesportraits cynégétiques ou pastoraux de la main deGóngora. L’art verbal, donné à voir par l’ordon-nance syntaxique, la sonorité, l’agencementlogique des figures du poème, se célèbre lui-même,comme l’art pictural, et du même coup porte dansl’Olympe ou dans la sphère des Idées les attributssignifiants du personnage cité, nom, titre, armoi-ries, comme l’art du peintre y porte les traits éphé-mères et par eux mêmes insignifiants de sa physio-nomie charnelle.

La célébration des puissances du monde passepar une célébration de l’art par lui-même, qu’ilsoit poésie ou peinture. Dès lors on peut lirecomme une parabole un épisode de la vie deVelázquez, l’un des premiers que rapportePacheco lorsqu’il établit le cursus honorum de songendre dans son Arte de la Pintura. Pendant sapremière visite à la cour en 1622, Velázquez auraitfait, à la demande de Pacheco, un portrait deGóngora, que l’on identifie avec celui qui estconservé aujourd’hui à Boston et dont il existeplusieurs très bonnes copies, à preuve de son suc-cès6. Ce portrait devait, semble-t-il, servir demodèle à un dessin de Pacheco, qui préparait sonLibro de Descripción de verdaderos Retratos deIlustres y Memorables Varones7. Les circonstan-ces de la composition, le cadrage du portrait ré-duit au buste, mais aussi une couronne de laurier(visible aux rayons X dans le portrait de Boston),rendent vraisemblable qu’il dût s’insérer dans lasérie des portraits de poètes du livre, ceux deGutierre de Cetina, Fernando de Herrera, Ro-drigo Caro, Baltasar de Alcázar, Cristóbal Mox-quera, Francisco de Quevedo, tous couronnés delaurier dans les dessins inclus dans le livre8. Ce-pendant, la manière dont Pacheco rapporte l’épi-sode suggère qu’il concevait ce portrait du princede poètes comme un premier pas franchi vers lebut ambitieux qu’il assignait déjà à son disciple,devenir le portraitiste attitré des personnes roya-les: «Hizo, a instancia mía, un retrato de don Luis

de Góngora, que fue muy celebrado en Madrid, ypor entonces no hubo lugar de retratar los reyes,aunque se procuró»9.

Il est probable cependant que les moyens de lapoésie, dans ces exercices de flatterie, s’avèrentinférieurs aux moyens dont dispose la peinture.Le prix dont les meilleurs praticiens du portraitde cour, de Titien a Van Dyck, ont vu rémunérerleur art, est sans commune mesure avec celuiqu’ont pu espérer les poètes. Le sommet de l’artde Góngora dans ce domaine, le Panégyrique duDuc de Lerme, resta inachevé. Le début du poèmeayant été communiqué au Duc, il déclara qu’il letrouvait bien, mais qu’il ne le comprenait pas(«respondió que le parecía bien, pero que no loentendía»)10. En voulant trop approfondir etrenouveler le raffinement formel de la représenta-tion en poésie, on nuit à l’aisance de la compré-hension. Les agréments de la belle architecturesyntaxique, du lexique ou des sons, ne rachète-ront pas les épines de l’obscurité. Or, ce phéno-mène ne se produit pas, ou n’a pas du tout lamême portée, pour la peinture.

C’est pourquoi la poésie aulique éprouve sou-vent le besoin de passer par la médiation des artsdu dessin, de se présenter comme épigramme à

Figura 1. P. P. Rubens, Portrait du Duc de Lerma. Museo del Prado.

4. Le Duc de Lerme à cheval,1603. Musée du Prado.

5. Pour le comte de Niebla, ladédicace de la Fábula de Polife-mo (vers 1-24) et d’après RobertJammes, qui s’appuie sur une af-firmation d’Espinosa, le portraitéquestre du prince chasseur dansSoledad segunda (vv. 800-823).Voir Soledades, ed. de R. Jam-mes, Madrid, Castalia, 1994, p.79. Pour le duc de Béjar, la dédi-cace de Soledad primera (vers 1-37); pour le marquis et sa famille,voir les poèmes étudiés par Ro-bert Jammes, Études..., p. 276-282.

6. Velázquez. Catálogo de la ex-posición del museo del Prado,Madrid, 1990, cat. 12.

7. Manuscrit conservé à la fonda-tion Lázaro Galdiano (Madrid).Plusieurs éditions facsimilé.

8. On peut ajouter à cette liste,avec une grande probabilité,Francisco de Rioja, ami et pro-tecteur de Velázquez à la cour.Dans un article de 1991, Bona-ventura Bassegoda a proposécette identification pour l’excel-lent portrait de jeune ecclésias-tique couronné de laurier qui fi-gure dans le manuscrit de Pache-co, sans nom ni éloge. Voir«Cuestiones de iconografía en elLibro de Retratos de FranciscoPacheco», Cuadernos de arte eiconografía», Madrid, Funda-ción Universitaria Española.Madrid, tomo IV, n° 7, 1991, p.186-196. Selon ce chercheur, l’undes deux portraits manquants fi-gurant sur des feuilles coupéesqui devraient porter les numéros45 et 50 de la série, pourrait êtrecelui de Góngora dessiné par Pa-checo d’après le portrait de Ve-lázquez.

9. Francisco Pacheco, Arte dela pintura, ed. de B. Bassegoda yHugás, Madrid, Cátedra, 1990,p. 203-4.

10. Antonio Carreira: «Gón-gora y el duque de Lerma», art.cit., p. 216. Le renseignement esttiré du manuscrit Rennert, loca-lisé par Carreira dans la Penn-sylvania University (ms. Span37). Voir aussi «Los poemas deGóngora y sus circunstancias»,dans Gongoremas, ed. cit. p. 95-118.

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propos d’une oeuvre d’art, l’art verbal ne se célé-brant lui-même que comme succédané de l’oeuv-re plastique. L’éloge prend alors la forme d’uneekphrasis d’oeuvre d’art réelle ou imaginaire. Déjàdans les Silvae de Stace, la description de villas etde statues est une des formes, indirectes et par làmême élégantes, qu’adopte le panégyrique de telou tel personnage. Du reste, le modèle le plusillustre de louange poétique à l’antique dansl’Espagne de la Renaissance, l’éloge de la Maisond’Albe dans la Seconde Eglogue de Garcilaso, seprésente comme glose d’imaginaires bas-reliefssculptés sur l’urne du fleuve Tormes. La «figure»ingénieuse consistant à déplacer l’éloge du Grandvers celui d’une œuvre d’art qui lui est associéepar métonymie, soit parce qu’elle le représente,soit parce qu’elle lui appartient, prend chezGóngora des formes assez variées. Si l’on par-court la trentaine de ses sonnets écrits à la gloiredes membres de la famille royale et de la hautenoblesse, on constate qu’une bonne partie d’entreeux célèbrent, non pas directement le personnage,mais ses portraits ou, plus largement, les oeuvresd’art qu’il possède, manoirs champêtres, châ-teaux, et souvent peinture. Ainsi, l’éloge de donÁlvaro Bazán, marquis de Santa Cruz, se cons-truit sur la métaphore filée d’un portrait possible,d’abord sculpté, puis peint. Philippe II est glorifiéà travers l’Escurial; le marquis d’Ayamonte, à tra-vers un portrait de la marquise montré à Góngorapar son mari lors d’un passage à Cordoue; donAntonio Venegas, évêque de Pampelune, par lebiais du manoir qu’il avait fait édifier à Burlada; lecomte de Lemus, à travers son château deMonforte; dans le même sonnet, l’oncle du comte,don Rodrigo de Castro, est exalté en vertu de labelle géométrie architecturale du collège dont ilfut le fondateur; ailleurs, don Juan de Acuña, pré-sident de Castille, est célébré à l’occasion de sonportrait11. De même, les sonnets funéraires por-tent moins sur la personne même du défunt quesur le monument funéraire, éphémère ou perma-nent, réel ou imaginaire, qu’on lui consacre.

Célébration poétique des collections

Deux sonnets dédiés à des hauts personnages enleur qualité de collectionneurs portent plus direc-tement témoignage d’une ascension de la peinturedans l’échelle des biens matériels et symboliques.Góngora, qui a dans l’ensemble peu à dire sur lesqualités politiques, militaires ou morales des prin-ces et des nobles, semble supposer que le moyen leplus efficace de les louer consiste à les représentertout simplement dans leur puissance, sans mêmeprendre argument de mérites ou d’actions censées

la justifier. Ce qui veut dire, en ce qui concerne lanoblesse laïque, les représenter comme possesseursde belles femmes, de beaux chevaux, de beauxdomaines et de beaux enfants, ou alors commechasseurs ou pêcheurs. La chasse, thème privilégiéde ces représentations, permet de joindre ingénieu-sement la mémoire d’un ancien privilège seigneu-rial, l’esthétisation des activités guerrières, et l’atti-rail poétique et humaniste de la pastorale et de lafable. Il est significatif que Góngora pense devoirjoindre à cet ensemble, réduit à l’essentiel, des pri-vilèges de la grandeur, la possession de collections,collections de diverse nature mais où la peinturetient une place éminente.

Ainsi, un sonnet de 1607 porte sur «les pein-tures et les reliquaires d’une galerie du Cardinaldon Fernando Niño de Guevara». De FernandoNiño de Guevara, archevêque de Séville et Inqui-siteur Général, on conserve un des portraitsespagnols les plus impressionnants avant Veláz-quez, celui qu’en fit le Greco, semble-t-il à l’ins-tigation du neveu du cardinal, Pedro Lasso deGuevara, et qui est aujourd’hui au Metropo-litan12. Fernando Marías identifie cette galeriecélébrée par Góngora à la Galerie du Prélat del’Archevêché de Seville13. Le plafond de cettesalle (ainsi que celui du Salon principal du mêmepalais) fut décoré par ordre de Niño de Guevaraen 1604, année même d’un synode qui avait pourambition une réforme en profondeur du clergésévillan, avec un programme iconographique trèsélaboré, destiné à exalter l’Église catholique, et àassocier à son triomphe les prélats sévillans. Dansle plafond à compartiments de la Galerie duPrelat, s’insèrent vingt-sept toiles encore aujour-d’hui sur place, d’auteur non identifié: histoire deNoé, cycle des éléments et des saisons symboli-sés par des natures mortes (y compris la repré-sentation d’une cuisine, allusive à l’élément de laTerre, dont on pense qu’elle a pu influer sur lesbodegones sévillans du jeune Velázquez)14.D’après l’un des manuscrits où figure le poème,la galerie contenait en outre une collection de«portraits» des Papes et des Pères du désert(padres del yermo)15», ce que confirme le texte dusonnet. La galerie détournait en un sens dévo-tionnel, dans l’esprit de Trente, le groupement deportraits (souvent imaginaires) d’hommes célèb-res, pratique d’inspiration humaniste commune àla Renaissance16. Si la collection de MarcusTerentius Varron, qui comprenait, selon Pline17,sept cent portraits, en constituait l’indispensableantécédent antique, la série de «portraits» de phi-losophes, de savants et de théologiens qu’incluaitle programme iconographique de la Bibliothèquede l’Escurial18 avait relancé cette pratique enEspagne. Le sonnet témoigne d’une mise en équi-valence peintures-reliques, parmi les propriétésqui distinguent l’«héroïque cardinal» de

11. Luis de Góngora, Sonetoscompletos, ed. de Biruté Cipli-jauskaité, Madrid, Castalia,1985. Nous faisons allusion auxsonnets n° 6 «Sacros, altos, dora-dos capiteles», n° 11 «ClarísimoMarqués, dos veces claro», n° 21,«Este a Pomona, cuando ya nosea»; n° 22 «Llegué a este Montefuerte, coronado»; n° 29 «Este,que en traje le admirais togado».

12. D’après Fernando Marías,El Greco. Biografía de un pintorextravagante. Madrid, Nerea,1997. Signalons que JonathanBrown a soutenu l’opinion qu’ils’agit du portrait d’un autrepuissant ecclésiastique, le cardi-nal don Bernardo de Sandoval yRojas archevêque de Tolède de1599 à 1618, et oncle du duc deLerme (voir Jonathan Brown /Dawson, Carr, «Portrait of aCardinal: Niño de Guevara orSandoval y Rojas?», Studies inthe History of Art, 11 (1982), p.33-40.

13. Fernando Marías, El largosiglo xvi, Madrid, Taurus, 1989,p. 582-584.

14. Voir Fernández López,«Los techos pintados del palacioarzobispal de Sevilla», et J. M.Serrera, «Velázquez y la pintu-ra sevillana de su tiempo», dansVelázquez y Sevilla (Cat. Expo-sition 1 oct.-12 déc. 1999), Dipu-tación de Sevilla, 1999, tome II,p. 51 et s., p. 159 et s.

15. Epigraphe du codex de l’Hispanic Society B2363 (d’a-près B. Cplijausjaité, SonetosCompletos, ed. cit., p. 75).

16. Voir par exemple, sur cettepratique, Edouard Pommier,Théories du portrait. De la Re-naissance aux Lumières. Paris,Gallimard, 1998, p. 116-127.

17. Pline l’Ancien, Histoire na-turelle, XXXV.

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Guevara, de sorte que le prix symbolique despeintures se trouve discrètement rehaussé jusqu’àcelui des reliques, le plus élevé que peuventatteindre les biens d’un homme d’Église. Lesimages peintes des anachorètes et des Papes(«Tebaida celestial, sacro Aventino»), renvoyantà la continuité entre les origines héroïques de l’É-glise et son organisation monarchique, avoisinentles reliquaires, «coffres où des courtisans célestesconservent jusqu’au dernier jour leurs vêtementsdéchirés», les restes de corps qui furent le vête-ment de l’âme. Les uns commes les autres sontofferts à la vénération de l’étranger, du pélerin(forastero, peregrino), du voyageur curieux etdévot. Observons le syncrétisme tout naturel parlequel l’aura sacrée de l’art, d’ordre païen et doncpoétique et métaphorique, exprimée dans lamétonymie conventionnelle su pincel divino,«leur pinceau divin», tend à se confondre avec lecharisme de la relique et de l’icône, soutenucomme vérité de foi par le discours théologiquele plus littéral:

Del yermo ves aquí los ciudadanos,del galeón de Pedro los pilotos;el arca allí, donde hasta el día postrero

sus vestidos conservan, aunque rotosalgunos celestiales cortesanos.Guarnécelos de flores, forastero (v. 9-14)19

La peinture (et non plus seulement l’imagesainte en tant que telle) se trouve ainsi promue aurang d’incarnation des plus hautes valeurs spiri-tuelles.

A ce texte on peut proposer le pendant d’unsonnet plus tardif, «Au comte de Villamediana,célébrant le goût qu’il eut en diamants, peintureset chevaux», qui date de 1621, l’année qui précé-da celle du meurtre du comte. Si le sonnet àNiño de Guevara n’était guère plus qu’un hom-mage occasionnel, celui qui exalte la magnificen-ce de Villamediana s’adresse à l’un des protec-teurs les plus proches et que l’on peut croire lesplus chers au poète, si Góngora rendait àVillamediana ne serait-ce que le centième del’admiration que l’aristocrate-poète lui témoi-gnait dans sa propre poésie20. Le premier qua-train parle des diamants possédés par le comte,plus nombreux que ceux que l’Orient peut offrirà ceux qui s’y risquent, sertis en plomb ou en or(«si no al metal ya atadas más luciente»); lesecond quatrain chante les «vaillants pinceauxnationaux et étrangers» qui dans le cabinet(camarín) de Villamediana «affectent muets desvoix et feignent un silence parlant dans leursteintes vocales»; dans les tercets, il est questionde chevaux surnaturels, fils du souffle le pluspur, aux couleurs d’arc-en-ciel, qui passent

comme par magie des rives de leur Guadalquivirnatal aux freins d’or que le Duc leur fait mordre:

Al conde de Villamediana, celebrando el gusto que tuvo en diamantes,pinturas y caballos

Las que a otros negó piedras Oriente,émulas brutas del mayor lucero,te las expone, en plomo, su venero,si ya al metal no atadas más luciente;

cuanto en tu camarín pincel valiente,bien sea natural, bien extranjero,afecta mudo voces, y parlero silencio en sus vocales tintas miente.

Miembros apenas dio al soplo más purodel viento su fecunda madre bella;Iris, pompa del Betis, sus colores;

que fuego él espirando, humo ella,oro te muerden en su freno duro,¡oh esplendor generoso de señores!

Figura 2. D.Velazquez, Portrait de Luis de Góngora. Museum of Fine.

18. Fernando Checa, Felipe IImecenas de las artes. Madrid,Nerea, 1992, p. 396-401.

19. Sonetos Completos, ed. cit.n° 19, p. 75.

20. L’empreinte de la poésiegongorine est omniprésentedans la poésie de Villamediana.Le poème narratif en octaves in-titulé «Fable de Phaéton», de1617, que Góngora célébra dansun sonnet et dans un dizain,contient au moins une dizaine devers directement empruntés àGóngora.

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La position de la peinture, entre les diamantset les chevaux, comme un signe de plus de la«généreuse splendeur» dont brille le comte parmises pairs, peut sembler faire peu d’honneur à l’artdu peintre, surtout si l’on pense que Villamedianapossédait des chefs d’œuvre tels que La dame à lafourrure du Titien21, ou des toiles du Caravage22.Il en va probablement à l’inverse: si le parallèledes reliquaires et des peintures dans la galerie deNiño de Guevara élevait la peinture au rang desobjets sacrés, le paradigme formé par les dia-mants, les tableaux et les chevaux indique sonassimilation aux signes de la richesse et de lanoblesse guerrière, donc aux plus hautes valeursd’ordre profane. Joyaux et chevaux représentaientdepuis toujours les objets par excellence de l’ap-pétit seigneurial.

Un peintre comme Vincencio Carducho, entre-prenant de claironner les gloires de la peinture etde démontrer sa reconnaissance sociale, peut, dansune même phrase et avec la même euphorie, céléb-rer la présence dans une maison noble de Madridde tableaux et de sculptures, d’armes fastueuses etde pierres gravées ou taillées:

Allí se hallavan demás de las pinturas (y esta-tuas que he dicho) espadas (de excelentes maes-tros) cuchillos Damasquinos excelentes, rode-las, broqueles admirables, cristales de roca demil maneras, tallados y gravados con grandearte y fineza23.

Cette page des Dialogues de la peinture (publiéen 1633, mais rédigé probablement quelquesannées plus tôt), rapporte une série de visites dansdes maisons nobles de Madrid, dont les proprié-taires sont de grands collectionneurs. Elle est bienconnue des historiens de l’art, parce qu’elle per-met de documenter des collections à Madrid, etl’appréciation des artistes et des oeuvres. Les listeshétérogènes des objets privilégiés dans chaquecollection permettent de les situer dans une phasede transition entre les collections typiques duxvie siècle, sur le modèle de la Wunderkammer, et les collections «baroques», fondées non plussur la recherche de l’objet rare et curieux, mais sur l’ostentation de richesses et sur l’étalage desœuvres d’art offertes au plaisir de l’œil24, et où les toiles acquièrent une importance prédomi-nante.

L’énumération de Carducho projette dans lacatégorie générale de l’objet précieux et collec-tionnable un classement ternaire, superposable àcelui que présente Góngora dans son sonnet:d’une part, des minéraux rares, les cristaux taillés,équivalent approximatif des diamants du poème;d’autre part, des armes précieuses qui, à l’instardes chevaux, rappellent l’excellence militairecomme patrimoine symbolique de la noblesse; etenfin des peintures, dans la description deCarducho accompagnées de sculptures. Si lespierres rares, venues de contrées lointaines, prou-vent une domination sur l’orbe du monde qui sedonne à voir comme faste, les armes et les che-vaux rappellent de manière décorative et allusivela violence qui fonda cette puissance, et les pein-tures témoignent d’une domination de type ima-ginaire et symbolique, non moins gratifiante quela domination réelle. Le caractère significatif de ceparadigme semble corroboré par un passage de labiographie du noble sévillan Gonzalo Argote deMolina, insérée par Pacheco dans son Libro deretratos, qui en présente une variante un peu pluscomplexe:

[...] hizo en sus casas de cal de Francos (conbuena eleción a mucha costa suya) un hermo-so museo, juntando raros i peregrinos librosde istorias impresas y de mano, luzidos iextraordinarios cavallos, de linda raça i variopelo, i una gran copia de armas antiguas imodernas, que entre diferentes cabeças de ani-males i famosas pinturas de fábulas i retratosde insignes hombres, de mano de Alonso

Figura 3. El Greco, Portrait du Cardenal Francisco Niño de Guevara. Metropo-litan Museum of Art. New york.

21. Voir Jonathan Brown, Eltriunfo de la pintura, ed. cit., p.35 et 115.

22. «Los gustos pictóricos en lacorte de Felipe III», dans MiguelMorán et Javier Portús Pérez,El arte de mirar, ed. cit. p. 20.

23. Vicente Carducho: Diálo-gos de la pintura, ed. Calvo Ser-raller, Madrid, 1979, p. 417.

24. Voir Miguel Morán / Fer-nando Checa, El coleccionismoen España, Madrid, Cátedra,1985.

LOCVS AMŒNVS 7, 2004 203Góngora et la peinture

Sánchez Coello, hacían maravillosa correspon-dencia. De tal suerte que obligaron a suMagestad, hallándose en Sevilla, año de 1570,a venir en coche disfraçado, por orden de donDiego de Córdoba, a honrar tan celebradocamarín25.

Mais le texte de Góngora ne se veut pas,comme les récits de Carducho ou de Pacheco, unsimple témoignage coloré d’entousiasme, et le tra-vail poétique y produit un supplément de sens.Diamants et chevaux, encadrant les peintures,suggèrent par contamination certaines propriétésdes tableaux; pour les diamants, émulos brutos delmayor lucero, la luminosité solaire; pour les che-vaux andalous, nés de juments mythiquementfécondées par le vent, le souffle pur et l’haleineenflammée qui animent un corps fait de beauxmembres, et vêtu de brillantes couleurs.

Car cette lumière solaire des diamants, cesouffle enflammé et fumant des chevaux, secomptent parmi les attributs mythiques du peint-re lorsqu’on le voit comme Prométhée qui vole lefeu céleste, ou comme démiurge animant ses créa-tures d’un «esprit» ou d’un souffle ardent, motifsfréquents dans les célébrations poétiques de lapeinture en Espagne et qui ont été bien étudiés26.Ces motifs affleurent par exemple dans les son-nets d’Hortensio Félix Paravicino sur le Greco27,ainsi que dans le sonnet de Góngora «à un peint-re flamand» qui faisait son portrait:

Hurtas mi vulto, y cuanto más le debea tu pincel, dos veces peregrino,de espíritu vivaz el breve linoen las colores que sediento bebe.Vanas cenizas temo al lino breveque émulo del barro le imagino,a quien (ya etéreo fuese, ya divino)vida le fio muda esplendor leve28.

Le même motif est lisible par allusion au vers4 de l’épigramme funèraire intitulée «Inscriptionpour le sépulcre de Dominico Greco»:

Esta en forma elegante, oh peregrino,de pórfido luciente dura llaveel pincel niega al mundo más suaveque dio espíritu a leño, vida a lino.

Su nombre, aun de mayor aliento dignoque en los clarines de la Fama cabe,el campo ilustra de ese mármol grave.Venérale, y prosigue tu camino.

Yace el Griego. Heredó Naturalezaarte, y el Arte, estudio; Iris, colores;Febo, luces, si no sombras, Morfeo.

Tanta urna, a pesar de su dureza,lágrimas beba, y cuantos suda olorescorteza funeral de árbol sabeo29.

Le sonnet invite le monde à pleurer et hono-rer le peintre puisqu’il a perdu en lui el pincel [...]más suave [...] que dio espíritu a leño, vida a lino,le pinceau le plus suave qui donna souffle au boiset vie au lin. Du Grec qui gît dans sa tombe, affir-me le premier tercet, la Nature a hérité de l’art,l’Art de l’étude, Iris des couleurs, Phébus deslumières, et Morphée des ombres. La gloire dupeintre consiste à avoir engendré des êtres que lemonde ne connaissait pas avant lui et qu’il luidevra désormais: un art qui est un supplément etnon une copie de la nature, un approfondissementstudieux de l’art lui-même; une nouvelle terre etun nouveau ciel; des lumières, des couleurs, desombres, qui ne doivent rien au soleil, à l’arc-en-ciel ni aux divinités du sommeil et de la nuit. Sil’on rapproche le sonnet à Villamediana de cetépitaphe du Greco, on constate des coïncidencesdans la formulation: «émulas brutas del mayorlucero», «Iris, pompa del Betis, sus colores», lit-on à propos des diamants et des chevaux deVillamediana; «[…] Iris, colores / Febo, luces, sino sombras Morfeo», à propos de l’héritage laissépar le Greco. En célébrant le goût deVillamediana qui rassemble diamants, peintures etchevaux, Góngora paraît donc non seulement pla-cer les peintures parmi les objets les plus propresà manifester la «splendeur généreuse» d’un sei-gneur, mais aussi suggérer une harmonieuseparenté entre ces objets. Diamants et tableauxpartagent la rivalité avec le soleil et sa lumière;toiles et chevaux concordent par le mythe dusouffle fécondant et par la pompe des couleurs.Remarquons que l’excellence dans la représenta-tion des chevaux donne la mesure, pour lesEspagnols, de l’art du peintre, comme en témoi-gnent aussi bien deux anecdotes rapportées parMateo Alemán dans le Guzmán de Alfarache30

que le fragment le plus inspiré, et le plus souventcité, du Poème de la peinture de Céspedes31.

L’aliment des yeux

Dans les sonnets que nous avons lus, Góngora sutexprimer, avec une intuition sans défaut, l’ascensionde la peinture au ciel des marques de distinction del’aristocratie dont il se voulait le meilleur poète.

Ces poèmes ne montrent pas pour autant sasensibilité personnelle à l’art pictural32. Aucundocument actuellement disponible ne prouve posi-tivement que Góngora ait été amateur de peinture,ni dans sa correspondance publiée, assez réduite ilest vrai, et le plus souvent motivée par l’urgence

25. Francisco Pacheco, Librode Retratos, ed. de Pedro Piñeroet Rogelio Reyes, Diputación deSevilla, 1985, p. 273.

26. Voir José Lara Garrido,«Los retratos del Greco. Crisisde la demiurgia pictórica en Pa-ravicino y Góngora», Edad deOro, VI, 1977, p. 133-147; Emi-lie Bergman, Art Inscribed: Es-says on Ekphrasis in SpanishGolden Age Poetry. HarvardUniversity Press, 1979.

27. Souvent reproduits, et enparticulier dans Fernando Ma-rías, El Greco, ed. cit., p. 258-59.

28. Sonetos completos, ed. cit.,n° 45, p. 106.

29. Ibidem, n° 140, p. 219.

30. Ces deux intéressantes anéc-dotes sur la peinture et les che-vaux se trouvent, l’une au toutdébut du récit, dans le premierchapitre de la première partie, etla seconde, à l’extrême fin, audernier chapitre de la dernière(Voir Mateo Alemán, Guzmánde Alfarache, ed. de J. M. Micó,Madrid, Cátedra, 1987, I, p. 127-129 et II, p. 508 ).

31. Vers cités par Francisco Pa-checo, Arte de la pintura, ed.cit., p. 382-383.

32. Parmi les quelques travauxconsacrés à notre problème, onpourra consulter un excellent ar-ticle récent de Lia Schwartz,«Velázquez and Two Poets of theBaroque. Luis de Góngora andFrancisco de Quevedo», dansVelázquez, ed. by S.L. Stratton-Pruitt, Cambridge UniversityPress, 2002, p. 130-148, à lire sur-tout pour ses remarques surQuevedo.

LOCVS AMŒNVS 7, 2004204 Mercedes Blanco

financière, ni dans ses poèmes au ton plus intime.Du reste, ses maigres ressources, surtout dans sesannées madrilènes, ne lui laissaient pas l’opportu-nité de devenir un collectionneur même modeste.Son attitude est de toute manière en frappantcontraste avec celle de Lope de Vega, qui, bien qu’ilse plaigne perpétuellement de manque d’argent, nelaisse jamais passer une occasion d’énumérer sesquelques tableaux parmi les humbles richesses quel’envie ne saurait lui contester. «Dos libros, trespinturas, cuatro flores»33, écrira-t-il pour définir lecadre de sa vie de sage épicurien, dans un vers jus-tement fameux qui rassemble ses possessions bien-aimées, la bibliothèque, le petit jardin, la modestecollection de peintures34. La position de Góngoracontraste aussi avec celle d’autres poètes qui,comme Juan de Jáuregui, Francisco de Rioja,Francisco de Quevedo, José de Valdivielso, et plustard Pedro Calderón de la Barca, se mêlèrent soitde peindre eux mêmes35, soit de priser des peintu-res36, soit de composer une ébauche de Parnassepictural37, soit encore de servir d’assesseurs icono-graphiques aux peintres, soit enfin d’intervenircomme experts dans la cause de l’exemption fisca-le de la peinture38.

Mais, bien que Góngora ne se soit pas prévalude la qualité d’amateur de peinture, il est probablequ’il l’ait goûtée avec discernement. Comme onn’a pu déterminer avec certitude l’identité dupeintre flamand qui peignit son portrait en 1620,portrait reproduit dans le dessin qui sert de fron-tispice au manuscrit Chacón, seuls deux noms depeintres ont été sans équivoque liés à sa personneet à son oeuvre, le Greco, auquel il a consacré l’é-pitaphe qu’on vient de lire, et Velázquez dont ilnous reste son portrait. Par un de ces «hasardsobjectifs» que prisaient les surréalistes, Góngorademeure ainsi associé aux deux peintres les pluspuissamment originaux de l’Espagne classique.

On doit à Góngora un poème juvénile consa-cré au pur plaisir de voir et à celui de voyagerpour voir des sites, pour imaginer le passé à tra-vers ses traces, admirer les oeuvres d’art, prendreconnaissance d’un monde florissant, urbain, riched’histoire. Il s’agit du romance de 1586 à la villede Grenade qui commence «Ilustre ciudad famo-sa». Les deux cent trente-six vers de ce poèmechantent le plaisir éprouvé à visiter cette villepour ses agréments de tout ordre, et tout spécia-lement pour son passé arabe que la maurophilieen vogue dans ces années emplissait de charmesromanesques.

Le texte se construit sur une seule phrase, surune seule note inlassablement répétée, qui sert decadre au parcours descriptif des monuments de laville et des souvenirs historiques qu’elle éveille:Grenade, tu ne m’as pas fait venir de ma patrie («demi patria me trujiste») pour régler d’ennuyeusesaffaires juridico-administratives («a dar memoria-

les / de mi pleito a tus Oidores / de mi culpa a tusAlcades») mais pour voir, pour voir, pour voir..:«sino a ver de tus murallas los soberbios homena-jes... y a ver de la fuerte Alhambra los edificios rea-les... y a ver sus hermosas fuentes... y su cuarto delas frutas... y a ver sus secretos baños, y a ver losseis tribunales... y a ver tu sagrado templo... y a versu fermosa torre... y a ver tu Real Capilla... y a vertu fértil Escuela... y a ver tu Colegio insigne... y aver tu Albaicín,... y a ver tu apacible vega... y a vertu Generalife... y a ver de tus bellas damas los bel-los rostros...». La réitération, d’apparence mal-adroite lorsqu’on la souligne pour les besoins del’analyse, se perd à demi dans le tissu des éloges dela beauté présente, renvoyant à une épaisseur depassé ou d’affabulation pseudo-historique. Larépétition de cette tournure donne au poème, quipourrait se réduire à un exercice topographique, àun plat inventaire de motifs de fierté urbaine, l’em-preinte d’une véhémence émotionnelle, d’un plai-sir charnel des yeux, que souligne la brève pérorai-son finale:

En tu seno ya me tienes,con un deseo insaciable

Figura 4. Juan de Courbes, Portrait gravé de Luis de Góngora. 1630.

33. Dernier vers du sonnet «Sa-cras luces del cielo, yo he canta-do», dans Rimas de Tomé deBurguillos (Lope de Vega,Obras poéticas I, ed. de J. M.Blecua, Barcelona, Planeta, 1969,p. 1427).

34. Dans sa belle étude sur lesrapports entre peinture et poésieau Siècle d’Or, centrée sur Lopede Vega, Javier Portús Pérez arecueilli plusieurs formulationstrès proches de la même idéedans divers textes de ce poète (J.Portús Pérez, Pintura y pensa-miento en la España de Lope deVega, Madrid, Nerea, 1999, p.153).

35. Juan de Jáuregui jouissaitd’une réputation d’excellentpeintre, Lope de Vega peignaitparfois et c’était le cas aussi,semble-t-il, pour Valdivielso(voir José de Valdivielso, Ro-mancero espiritual, ed. de J. M.Aguirre, Madrid, Espasa, 1981,p. XI).

36. Le poète Francisco de Riojaprisa dix-huit tableaux acquispar Velázquez pour le palais duBuen Retiro (voir Rosa LópezTorrijos, La pintura mitológicaen España, Madrid, Cátedra, p.64).

37. Dans le Laurel de Apolo deLope de Vega, comme dans la«Silva al pincel» de Quevedo,sont nommés et rapidement ca-ractérisés les peintres que l’au-teur juge dignes de cet honneur.Lope les introduit parmi les poè-tes, comme des favoris d’Apol-lon et des muses, et des aspirantsau laurier, même si leur petitnombre contrebalance difficile-ment l’interminable énumérationdes littérateurs.

38. Voir le mémorial juridiquepublié à Madrid en 1629, qui re-cueillait les déclarations de célè-bres hommes de lettres en défen-se de l’exemption fiscale de lapeinture. Trois poètes, Lope deVega, José de Valdivielso et Juande Jáuregui y signent des déposi-tions en faveur des peintres, enfait des discours sur la noblessede la peinture. Elles sont repro-duites dans Francisco CalvoSerraller, Teoría de la pinturadel siglo de oro. Madrid, Cáte-dra, 1991, p. 337-366. PedroCalderón de la Barca écrivit luiaussi un texte destiné à montrerla compatibilité de la peintureavec la noblesse et avec les fonc-tions les plus honorifiques, dansle cadre d’un autre mémorial ju-ridique, présenté en 1677 (ibi-dem, p. 529-46).

LOCVS AMŒNVS 7, 2004 205Góngora et la peinture

de que alimenten mis ojostus muchas curiosidades,dignas de que, por gozallas,no sólo se desamparen,las comarcanas del Betismás las riberas del Ganges,y que se pasen por verlas,no sólo dudosos mares,mas las nieves de la Scythia,de Libia los arenales […]

Góngora pouvait donc consacrer un poème auseul désir de voir, à la faim des yeux, sans tropchercher un prétexte légitimant ce désir, qu’il soitamoureux, épique, mythologique, religieux oucourtisan39. Il innovait donc une fois de plus dansle contexte de la tradition poétique espagnole, et ille faisait vraisemblablement en faveur d’un goûtpersonnel, d’un «désir insatiable» pour les chosesqui peuvent «nourrir les yeux» alimentar los ojos.On peut difficilement imaginer qu’un hommecapable d’écrire ce texte n’ait pas été sensible à lapeinture. Dans son énumération des mirabilia del’Alhambra figure la «Salle des fruits»40, décoréepar des natures mortes attribuées à Alexander

Mayner41, et dont les effets de trompe-l’oeildeviendront un lieu commun dans les descriptionsdu palais au xviie siècle42. Mais, fait peut-être plusfrappant, la beauté des jardins qui bordent le Darrolui apparaît immédiatement sous les espèces d’unpaysage flamand, d’un lienzo de Flandes:

[…] y a ver los cármenes frescosque al Darro cenefa hacende aguas, plantas y edificios,formando un lienzo de Flandes(do el céfiro al blanco chopomueve con soplo agradablelas hojas de argenteríay las de esmeralda al sauce),donde hay de árboles tal greña,que parecen los frutaleso que se prestan las frutaso que se dan dulces paces; […]

Dans un article classique sur «La théorie del’art à la Renaissance et la naissance du paysage»43,Gombrich a soutenu la thèse paradoxale, maisnon inédite, selon laquelle le sentiment des beau-tés de la nature est la conséquence et non la causede l’existence du paysage comme institution,comme genre pictural légitime. Au xixe siècle, ilsera banal d’aimer la campagne romaine parcequ’elle ressemble à un Claude Lorrain, ou un lacécossais parce qu’il rappelle une «romantiqueinvention» de Salvatore Rosa. Les témoignagesd’une telle attitude apparaissent dès le xvie siècle,mais ils sont tout de même assez rares, ils pro-viennent de peintres ou d’amateurs italiens decompétence exceptionnelle, et la plupart datent dela seconde moitié du siècle. Comme en Italie, lepaysage en Espagne est considéré comme ungenre nordique, et le syntagme lienzo de Flandesdeviendra au xviie siècle une locution d’usagecommun. Pour faire l’éloge de la beauté d’un lieuque l’on décrit, on dira volontiers qu’il ressembleà un lienzo de Flandes44. On rencontre cetteexpression sous la plume d’un poète commeGóngora mais aussi bien sous celle d’un peintrecomme Carducho, lorsqu’il veut rendre lesimpressions du Manzanares. D’après AlfonsoPérez Sánchez, ce lieu commun, joint à ce qui luiapparaît comme la pauvreté de la peinture de pay-sage en Espagne, témoignerait d’une certaine céci-té des Espagnols devant le spectacle de la nature,si l’on fait exception de la figure humaine.

Pourtant, le passage de Góngora qu’on vientde citer ainsi que d’autres textes similaires, attes-tent que dire d’un jardin ou d’une campagnequ’ils ressemblent à un lienzo de Flandes, n’équi-vaut pas à déclarer d’une manière stéréotypéequ’ils sont fertiles et amènes. On veut exprimerpar là une opulence de la végétation, une ampleurpanoramique de la vue qu’on en prend, et en

Figura 5. Graveur Flammand anonyme, Portrait gravé de Luis de Góngora.

39. On pourrait interpréter leromance comme un exercice deflatterie courtisane à l’égard d’u-ne puissante personne juridique,la ville de Grenade, mais cettelecture omettrait de considérerl’aspect purement hédoniste etesthétisant du poème.

40. «y su Cuarto de las frutas /fresco, vistoso y notable / injuriade los pinceles / de Apeles y deTimantes, / donde tan bien lasfingidas / imitan las naturales /que no hay hombre a quien noburlen / ni pájaro a quien no en-gañen» (vers 37-44).

41. Fernando Marías, El largosiglo xvi, Madrid, Taurus, 1989,p. 583.

42. Voir les textes cités par An-tonio Carreira en note à ce pas-sage dans sa récente édition desRomances, Barcelona, QuadernsCrema, 1998, I, p. 374 et s.

43. Norm and Form. Studies inthe Art of the Renaissance I, Ox-ford, Phaidon Press, 1966.

44. Alfonso Pérez Sánchez:«El paisaje en la pintura españo-la del siglo xvi», dans Los paisa-jes del Prado, Madrid, Nerea,1993, p. 163.

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même temps une grande variété de détailsbrillants et menus, l’éclat poli de couleurs bai-gnées par une lumière limpide. La fréquence deces traits suggère que la catégorie lienzo deFlandes pour louer un site n’est pas seulement uncliché hyperbolique, qui évite le travail de décrire,et peut-être de voir. On adopte ce cliché parce quel’on a regardé des paysages flamands, des paysa-ges de Patinir, ou de Breughel, ou de Paul Brill, oud’autres maîtres de moindre notoriété, et qu’on aapprécié la façon splendide dont ils réinventent,ou simplement rendent visible, constituent enspectacle, ce qu’on peut voir dans les champs, lesforêts, la montagne ou la mer. Cela ne prouve nul-lement un manque d’interêt pour la nature, maisplutôt un goût pour la peinture, jugée capabled’inciter à voir la nature avec d’autres yeux. Il fautnoter en outre que ce cliché du site géographiqueque l’on prétend louer en le comparant au lienzode Flandes n’est probablement pas du tout un cli-ché quand Góngora l’utilise, bien avant la fin duxvie siècle. De fait, je n’ai pas rencontré, ni vuciter, une occurrence plus précoce de cette com-paraison Il a donc probablement contribué à lafixer, s’il ne l’a pas inventée. Il avait compris oudeviné, lui, simple provincial de vingt-cinq ans, ce

que l’existence du paysage pictural, dont la nais-sance comme genre indépendant était encore unphénomène récent, apportait à la perception quel’on pouvait avoir d’un site, ou du moins au plai-sir qu’on pouvait y prendre.

La fécondité visuelle de la poésie

En outre, l’œuvre de maturité de Góngora passatrès tôt, comme celle de Lope de Vega, pourcontenir des valeurs plastiques, pour donner l’é-quivalent verbal d’une peinture. Cette opinion estsurtout fondée sur le Polyphème et les Solitudes,poèmes où la narration, au rythme lent, est orga-nisée en tableaux, poèmes où le personnagehumain est traité comme figure, comme corpsimmergé dans un espace, dans ce qu’il ne paraîtpas abusif d’appeler un paysage.

Dans les Solitudes en particulier, les déplace-ments du personnage principal, ce peregrino, cenaufragé, ce banni d’amour, ne sont soumis à aucu-ne finalité, de sorte qu’ils apparaissent constam-ment de l’ordre de la promenade, du voyage pourle voyage, ce qui scandalisait les tenants d’une

Figura 6. José García Hidalgo, Étude d'interieur. 1693.

LOCVS AMŒNVS 7, 2004 207Góngora et la peinture

conception plus morale de l’art, et d’une légitimitéépique ou au moins romanesque du héros. D’où ladéfinition malveillante du peregrino par Juan deJáuregui comme un petit jeune homme qui vint dela mer et alla à la mer, «un mancebito que vino delmar y fue al mar, sin que sepáis ni cómo ni paraqué», et qui ne sert que de voyeur (mirón). Enabsence de toute motivation dramatique, les pas dupélerin errant, comme le voyage de Góngora àGrenade dans le poème de jeunesse, ne semblentpouvoir se justifier que par le désir de «nourrir lavue de beauté», un désir que Góngora semble croi-re assez puissant pour justifier des efforts considé-rables, ce qui est relativement nouveau en littératu-re. L’appétit de voir, et les objets toujours nou-veaux qui lui sont donnés en pâture, soutiennent lalecture et compensent, dans un récit si long et destyle si ardu, l’absence totale de conflits drama-tiques. Ce motif affleure parfois à la surface dutexte: «De una encina embebido / en lo cóncavo, eljoven mantenía / la vista de hermosura, y el oído /de métrica armonía»45.

Il est donc compréhensible que FranciscoFernández de Córdoba, se chargeant de la défen-se des Solitudes, sente qu’il ne peut pas les insérerdans les genres poétiques canoniques et ne sacheprouver leur statut de poésie que par référence àla peinture, en faisant appel au fameux lienzo deFlandes:

La poesía en particular es pintura que habla, ysi alguna en particular lo es, lo es ésta: pues enella (no como en la Odyssea de Homero aquien trae Aristóteles por ejemplo de unmixto de personas, sino como en un lienzo deFlandes), se ven industriosa y hermosíssima-mente pintados mil géneros de exercicios rús-ticos, caserías, chozas, montes, valles, prados,bosques, mares, esteros, ríos, arroyos, anima-les terrestres, aquáticos y aéreos46.

Sur les traces de Fernández de Córdoba, unefoule de lecteurs des Solitudes, et aussi duPolyphème, ont jugé opportun de comparer cespoèmes à des peintures, et en particulier aux oeu-vres des paysagistes. Parmi ces lecteurs, on compted’illustres critiques qui ont remis en circulationl’oeuvre de Góngora, comme Dámaso Alonso etWalter Pabst, et aussi certains des meilleurs spécia-listes de Góngora aujourd’hui, Robert Jammes,Antonio Carreira ou Enrica Cancelliere. Il est vraique les rapprochements qu’on a coutume d’opérerentre ces oeuvres de Góngora et telle ou telle écolepicturale, tel ou tel peintre, parfois même tel ou teltableau, ont quelque chose d’approximatif et desubjectif et omettent de prendre en compte l’abîmeentre l’expérience visuelle et celle du langage, entrela lecture et la vision, le texte et l’image. Les argu-ments ne manquent donc pas pour adopter une

position sceptique, comme celle de Woods dans sonlivre de 1978 sur Le poète et le monde naturel à l’é-poque de Góngora47, où il refusait comme gratuiteet mensongère toute interprétation des poèmesgongorins en termes de peinture ou même d’expé-rience visuelle.

On pourrait sauver l’intuition presque unani-me par laquelle lecteurs et critiques rapprochentles Solitudes de la peinture de paysage, à condi-tion de considérer les images non en tant qu’ob-jets de perception visuelle, mais comme construc-tions conceptuelles. Il n’y a pas de paysage sanspensée, sans idées sous-jacentes, même si elles nesont pas toujours verbalisées, et certains des pro-blèmes constructifs et esthétiques qu’on peut seposer à son propos présentent des analogies assezprécises avec ceux qui sous-tendent l’élaborationd’un poème. Par le biais du concetto, du conceptosous-jacent, des passerelles peuvent être bâtiesentre des phénomènes aussi hétérogènes que lalecture d’un poème et la vue d’un tableau.

Du reste, on ne saurait reprocher à ces cri-tiques littéraires «pictorialistes» comme les appel-le avec dédain Woods, une vision anachroniquedes poèmes de Góngora. Outre celui deFernández de Córdoba, on pourrait citer maintstémoignages de la manière dont les contempo-rains du poète ont apprécié dans son oeuvre cequ’ils appelaient ses peintures. Il ne s’agit pas seu-lement d’éloges provenant de lettrés, mais ausside peintres, comme Carducho, qui écrivait quedans les oeuvres de Góngora, «on admire la plusgrande science, parce que dans son Polyphème etses Solitudes, il semble qu’il triomphe de ce qu’ilpeint, et qu’il n’est pas possible qu’un autre pin-ceau exécute ce que trace sa plume».

Certes on serait tenté de croire que cet éloge deGóngora peintre n’est que l’application conven-tionnelle d’un lieu commun hérité de l’humanisme,selon lequel la poésie et la peinture, comme imita-tions de la nature, ont une sympathie réciproque.Mais on sait que cette sympathie est quelque chosede plus qu’une position soutenue par les traités depeinture pour des motifs tactiques. Poser que lapoésie et la peinture sont sœurs jumelles, c’est cer-tes conférer à cette dernière le statut d’un art libé-ral, digne de partager le patronnage mythiquequ’accordent à la poésie Orphée, Apollon ou lesmuses. Cependant, on connaît le puissant effet dece parangon dans la pratique de la peinture, ou dansles jugements qu’on émet à son sujet. Cette impré-gnation littéraire se produit aussi quand il s’agit degenres tenus pour mineurs, précisément parce queleur dépendance de la littérature est moindre,comme le paysage ou le portrait. Rappelons l’in-fluence que semble avoir eu sur le paysage la divi-sion opérée par Vitruve des scènes dramatiques enhéroïques, comiques et satiriques48. Le regard portésur les tableaux est conditionné par des souvenirs

45. Soledad primera, vers 267-270.

46. Francisco Fernández deCórdoba, abad de Rute: «Exa-men del Antídoto o Apologíapor las Soledades», dans MiguelArtigas: Don Luis de Góngora.Biografía y ensayo crítico. Ma-drid, R.A.E., 1925, p. 406.

47. M. J. Woods: The Poet andthe Natural World in the Age ofGóngora. Oxford UniversityPress, 1978.

48. Voir Margaretha RossholmLagerlöf, Ideal Landscape, Ya-le University Press, 1990.

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littéraires et c’est pourquoi le lien entre la poésie etla peinture imprégne fortement la réception del’art, et non seulement sa production. Lisons lesdescriptions que donne Antonio Palomino, au toutdébut du xviiie siècle, de deux portraits équestresde Velázquez aujourd’hui au Prado, ceux d’Isabellede Bourbon et du Comte-Duc d’Olivares:

Retrató también admirablemente Velázquez ala muy alta y católica señora doña Isabel deBorbón, Reina de España, ricamente vestida,sobre un hermoso caballo blanco, a quien elcolor pudo dar nombre de cisne [...] Está tanufano, no tanto por eso, como porque parecetasca reverente el oro, que lo enfrena suave,por venerar el celestial contacto de las riendas,que toca la mano, digna de empuñar el cetro deImperio tan grande [...]49.

Et pour le portrait du Comte-Duc:

Otro retrato pintó don Diego Velázquez de sugran protector y mecenas don Gaspar deGuzmán, tercer conde de Olivares, que estásobre un brioso caballo andaluz, que bebió delBetis, no sólo la ligereza con que corren susaguas, sino la majestad con que caminan,argentando el oro del freno con sus espumas50.

On accordera à ces exercices d’ekphrasis uneassez belle éloquence, en dépit de leur imprécision,ce qui explique qu’on les mentionne dans les cata-logues ou commentaires des œuvres de Velázquez.Mais les historiens de l’art ne semblent pas avoirobservé qu’ils se bornent à paraphraser un texte deGóngora écrit bien avant que les tableaux ne fus-sent peints, un même fragment de la SecondeSolitude, qui décrit le cheval d’un prince chasseurque Pedro Espinosa identifia au Comte de Niebla:

La espumosa del Betis ligerezabebió no sólo, mas la desatadamajestad en sus ondas el lucientecaballo, que colérico mordíael oro que suave lo enfrenabaarrogante, y no ya por las que dabaestrellas su cerúlea piel al díasino por lo que sientede esclarecido, y aun de soberanoen la rienda que besa la alta manode sceptro digna 51.

Peut-être trouvera-t-on discutable de considé-rer comme des descriptions ces exercices d’ek-phrasis de Palomino qui ne mentionnent rien oupresque de ce que l’oeil peut distinguer dans lestableaux. Et pourtant, l’intention expressive de cesportraits équestres, les conceptos ou concetti qui lessous-tendent, se formulent peut-être plus adéqua-tement dans ces gloses fantaisistes que dans unrelevé iconographique exact. De telles glosesprouvent que pour Palomino, rompu non seule-ment à la théorie mais aussi à la pratique de lapeinture, la fiction de Góngora s’impose comme lesimulacre verbal convaincant de tableaux possi-bles, que le génie de Velázquez semble avoir, aprèscoup, rendu réels. Elles prouvent accessoirementqu’un peintre cultivé dans l’Espagne de 1700 pou-vait savoir par coeur les Soledades.

Nous ne pourrons sans doute jamais savoir siVelázquez les connaissait lui aussi par coeur52,mais nous aimons à conjecturer que le triomphedu plaisir des yeux, que chantait à sa manière lepoète favori de sa génération, fut pour lui uneincitation supplémentaire à inventer une superbeécriture picturale. S’il en était ainsi, Góngoraaurait largement rémunéré le service que lui ren-dit le jeune Velázquez en perpétuant la mémoirede ses traits dans un portrait si vivant.

49. Antonio Palomino: Vidas(El Parnaso Español PintorescoLaureado, 1724). Ed. de N. Aya-la Mallory. Madrid, Alianza For-ma, 1986, p. 168.

50. Ibidem, p. 169.

51. Soledad segunda, v. 813-23(ed. cit.).

52. Le fait que Velázquez nesemble pas avoir été un hommede grande culture littéraire et en-core moins, à en juger par sa bi-bliothèque, un amateur de poésie,ne prouve pas qu’il ait ignoréGóngora. La transmission de lapoésie, même de la plus docte,était en grande partie orale. Cer-tes, le Góngora des Solitudesnous semble aujourd’hui un au-teur réservé à une petite minoritésavante. C’est pourquoi, on a dumal à prendre la mesure de la sé-duction qu’il exerça pendantquelques années (celles de la jeu-nesse et la maturité de Velázquez)ou du bruit que fit la querelle au-tour de son œuvre, auprès d’unelarge couche urbaine cultivée, surune aire aussi étendue que cellede la langue espagnole, et à plusforte raison dans les milieux pro-ches de la Cour. En outre, l’intel-ligence exceptionnelle de Veláz-quez, qu’on ne saurait raisonna-blement mettre en doute, pouvaitfort bien surmonter intuitive-ment la proverbiale difficulté deces poèmes, qui d’ailleurs a étépassablement exagérée pour desraisons polémiques.