giogio cesarano et gianni collu - apocalypse et révolution
TRANSCRIPT
APOCALYPSE et REVOLUTION
Giogio Cesarano et Gianni Collu
Juin-Septembre 1972
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AVERTISSEMENT
Á Eddie Ginosa :
« Ceux-là sont nés pour une vie qui reste à
inventer ; dans la mesure où ils ont vécu, c'est sur
cet espoir qu'ils ont fini par se tuer. »
Vaneighem, Banalités de base,
Internationale Situationniste, n°7, p. 41
L'évènement motivant ce livre fut la parution de « Les limites du
développement, rapport du groupe du MIT, etc. »1 qui me provoqua littéralement,
m'incitant à synthétiser les lignes générales d'un discours auquel je travaillais depuis
longtemps et que je n'ai pas encore complété dans une rédaction plus ample,
tendanciellement plus exhaustive. Bien des points qui, sous l'effet de l'urgence et de
l'impulsion, ne sont ici qu'à peine effleurés, un discours plus vaste – une « Critique de
l'utopie capitaliste » – les affrontera par ailleurs.
« L'utopie capitaliste », que j'écrivis en 1969 avec Eddie Ginosa, contient
2
déjà – même si c'est avec beaucoup d'ingénuité (surtout en ce qui concerne la
vocation « apocalyptique » du capital) – les points de départ d'une « critique de
l'utopie capitaliste ». Inclure ici ce texte, ce n'est pas « réaliser » une reconnaissance à
l'égard d'Eddie Ginosa : seule l'affirmation de notre projet communiste peut
l'accomplir.
G. Cesarano
* * *
Le rapport du MIT sur les « limites du développement » est la première
manifestation sans équivoque de la tendance dans laquelle la science néo-illuministe
se fond définitivement quoique de façon trompeuse avec l'utopie « chrétienne » et
apocalyptique. Ce fait exigerait de nous que nous approfondissions ce que, dans le
texte Transition2 nous avions défini comme domination réelle du capital. C'est tout
ce qui a été fait sous forme de notes dans les limites étroites d'une première réponse
3
urgente, soit au projet « scientifique » lui-même, soit à toutes les misérables « praxis
révolutionnaires » désormais résorbées dans le projet ou en voie de l'être. Au-delà de
ce règlement de compte qui devra être poussé plus avant, le sens de tout travail futur
réside dans la redécouverte de tous les sens profonds et spécifiques de la vie qui lutte,
dans la connaissance de la vérité et du pouvoir qui existent dans les corps et leur
réalisation : du moi représentatif au moi organique, de la démocratie de l'impuissance
et de la servitude pour tous à la situation de maître sans esclaves. Donc aucune
philosophie de la « vie » – de triste mémoire – mais de la vraie « guerre » et de la
victoire.
* * *
1. SAUT PÉRILLEUX
« Ce n'est point par ses conquêtes tragi-
comiques directes que le progrès
révolutionnaire s'est frayé la voie, au
contraire, c'est seulement en faisant surgir
une contre-révolution compacte, puissante,
en se créant un adversaire et en le
combattant que le parti de la subversion a
pu enfin devenir un parti vraiment
révolutionnaire. »
4
Marx, Les luttes de classes en France
1. Dans sa dernière forme possible d'expression « politique » la dialectique
radicale a définie les conditions d'existence du capital contemporain comme celles
dans lesquelles, ayant, grâce à la contre-révolution, transcru au-delà de ses modes de
domination formelle, il réalise actuellement, sur la planète toute entière et sur la vie
toute entière de chaque homme, les modes d'une colonisation intégrale de l'existant
qui se désignent par les termes de domination réelle.
« Le capital comme mode de production réalise sa domination réelle
quand il parvient à remplacer toutes les présuppositions sociales ou naturelle
préexistantes par des forme d'organisation propres qui médiatisent la soumission de
toute la vie physique et sociale à ses propres besoins de valorisation. L'essence de la
Gemeinschaft (communauté) du capital est l'organisation. Dans la phase de
domination réelle la politique en tant qu'instrument de médiation du despotisme du
capital disparaît. Après l'avoir amplement utilisé dans la phase de domination
formelle, il peut s'en passer quand il parvient en tant qu'être total à organiser
rigidement la vie et l'expérience de ses subordonnés. L'Etat, de gestionnaire rigide et
autoritaire de la forme équivalent dans les rapports sociaux (Version primitive),
devient un instrument élastique de médiation dans la sphère des affaires. En
conséquence, moins que jamais l'Etat ou la « politique » sont sujets de l'économie et,
par là, « patrons » du capital ; aujourd'hui plus que jamais le capital trouve sa force
réelle dans l'inertie du procès qui produit et reproduit ses besoins spécifiques de
valorisation comme besoins humains en général. » (Transition)
5
2. Le procès de transition des modes de la domination formelle aux modes
de la domination réelle (aussi bien dans les pays de capitalisme « libéral »
qu' « étatique ») est le produit de la contre-révolution qui en a assumé la tâche
spécifique et en a totalisé tout sens « politique » en intégrant définitivement la
politique aux modes de survivance du capital devenu grâce à elle dominant.
En récupérant et en bouleversant les pulsions authentiquement
révolutionnaires telles que les exprimait le mouvement réel des deux premières
décennies du siècle, et en les détournant la contre-révolution a fonctionné
objectivement comme le mécanisme d'auto-régulation qui a permis au système
capitaliste de survivre à ses propres crises, en favorisant et promouvant la dislocation
des contradictions fondamentales inhérentes aux modes et rapports de production et
de passer du niveau originaire élémentaire d'organisation productive à des niveaux
toujours plus complexes et plus totalisants jusqu'à l'actuel mode de domination de
l'économie, tant sur toute forme de « vie » organisée sur la planète que sur toute
survivance de formes dans lesquelles la vie organique réduite à pure et simple
« matière brute » de nature extractive, à pur et simple propulseur de la machine
sociale, est forcée de se reproduire suivant cette « vie » mystifiée, énergie
« naturelle » de l'espèce.
3. Par les analyses de Marx et d'Engels, la dialectique radicale avait défini
inexorablement les contradictions contenues dans les modes et rapports de
production. Elle avait indiqué comment le processus de valorisation quantitative du
capital, avec la croissance irréversible de la domination du travail mort sur le travail
vivant, devait porter inévitablement le capital, poussé par la chute tendancielle du
6
taux de profit, à un accroissement obligatoire de la production, à un affrontement
décisif avec sa contradiction fondamentale et spécifique : avoir comme limite de
développement organique ces mêmes forces productives qui sont à la base de son
propre procès organique.
4. Dit autrement, le capital nourrit en lui, dès l'origine, le vice logique, et la
limite naturelle, d'être pour la machine sociale une façon de se produire qui, tandis
qu'elle fonde sa propre dynamique en procès sur l'intégration à elle-même des
énergies organiques de l'espèce, est condamnée à alimenter irréversiblement la
croissance automatisée de la machine pour elle-même, et à réduire toujours plus la
partie de vie organique intégrée au procès, au fur et à mesure que cette partie est
transformée en accumulation croissante de travail mort, c'est-à-dire vient s'ajouter,
transformée en machine, à la machine, en en augmentant l'autonomisation et la
prépondérance quantitative. « Comme nous l'avons vu, la tendance du capital est
d'accroître la force productive du travail et de nier le plus possible le travail
nécessaire. L'effectuation de cette tendance, c'est la transformation du moyen de
travail en machinerie. Dans celle-ci le travail objectivé intervient, matériellement, en
tant que puissance dominante contre le travail vivant et en tant que domination3
active de celui-ci, il le fait non seulement grâce au procès de production réel lui-
même : le rapport du capital en tant que valeur s'appropriant l'activité valorisante est,
dans le capital fixe qui existe en tant que machinerie, immédiatement posé en tant
que rapport de la valeur d'usage du capital à la valeur d'usage de la force de travail ; la
valeur objectivée dans la machinerie apparaît en outre comme une présupposition
vis-à-vis de laquelle la force de travail particulière s'évanouit en tant qu'infiniment
petit. » (Grundrisse, p. 585 – Fondements de la critique de l'économie politique, éd.
Anthropos, t. II, pp. 212-213).
7
5. La loi de la valeur montre que le profit ne peut provenir que de la plus-
value extorquée et, en même temps, que la plus-value ne peut être extraite que du
travail vivant. La composition organique du capital conduirait son propre procès de
valorisation à un court circuit dans des termes temporels relativement brefs si le
procès s'accomplissait dans le cadre d'un niveau d'organisation immobile, donné une
fois pour toutes, invariant tant quantitativement que qualitativement. Mais l'histoire
des 150 dernières années montre combien l'être capital est différent de l'image que
s'en faisaient les économistes et leurs critique vulgaires dans les premières décennies
de son processus de croissance : l'essence de la volonté d'organiser la société civile
séparée de la substance complessive de cette société, la pression devenue extrinsèque
en terme économico-politiques d'une élite de pouvoir d'entrepreneurs engagée de
façon simpliste dans une lutte pour la suprématie – la lutte de tous contre tous – aussi
bien contre les modes passés d'organisation de la société du travail qu'au sein même
de cette élite – et de la part des plus ingénieux et des moins scrupuleux (les plus
rapides à transformer et à se transformer) contre les plus engourdis et conservateurs.
Au contraire, au fur et à mesure que la lutte économico-politique a révélé ainsi
l'évidence des conditions primitives, à leur niveau d'émergence non-encore médiatisé
et rationalisé, comme capacité du capital de s'articuler en système, toujours plus
organique et tendanciellement homogène dans les modes substantiels de se
reproduire à des niveaux supérieurs de valorisation, cette essence réelle du capital est
venue toujours plus se superposer, jusqu'à coïncider avec eux, aux modes d'évolution
globale de l'espèce, elle s'est toujours plus intégrée l'existence réelle de l'organisation
de la survie à tous ses degrés d'activité manifeste.
6. Les modes de développement du capital dominant – les lois de son
procès – sont aujourd'hui lisibles en termes de théorie générale des systèmes4 (à
condition de les arracher à la philistéenne « neutralité » scientiste). Le capital
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fonctionne comme un système ouvert qui a pour limite, à cause des contradictions
spécifiques inhérentes à son développement, la tendance à se clore (à s'autonomiser,
avec l'alternative qui en découle : collapsus5 ou bien réalisation d'une économie
« cyclique-statique », « état stationnaire ») en rejetant hors de lui sa propre source
d'énergie la plus organique, l'énergie humaine, et pour cette raison créant les
prémisses de son autodestruction. Mais durant son histoire, cette tendance s'est
jusqu'à maintenant accompagnée de la capacité d'éluder le point critique du collapsus
grâce à la combinaison organique avec l'énergie naturante à un niveau d'intégration
supérieure, là où le processus a pu trouver un nouvel espace de développement sans
pour autant s'être débarrassé de ses contradictions fondamentales. Le capital a donc
pu seulement renvoyer jusqu'ici, par des dislocations spatiales toujours plus amples,
et temporelles toujours plus exiguës, le point critique du collapsus irréversible.
L'histoire du capital montre comment le procès a pu croître et s'autonomiser grâce à
un automatisme typique des systèmes s'autorégularisant capables de transcroître, par
intégration et actions rétroactives, à partir du niveau typique des systèmes
autorégularisants, capables de transcroître – au moment où s'opère une tendance à la
clôture, niveau virtuellement bloqué par une limite critique – vers un niveau
supérieur virtuellement ouvert, sans se dépouiller de leur propre collapsus jusqu'à ce
qu'ils aient atteint la limite de saturation de toute transcroissance ultérieure praticable
: le point où la contradiction matérielle elle-même et son propre fond d'énergie se
trouvent devant une telle limite.
Suivant les termes des contradictions en procès, le choc entre, d'une part
la croissance du développement et de la dévalorisation et, d'autre part,
l'accroissement de population inutile et la prolétarisation généralisée, aurait depuis
longtemps conduit le capital à un collapsus irrémédiable s'il ne s'était périodiquement
produit, devant l'imminence des crises ultimes, un « saut de qualité » qui a permis au
9
capital de les éluder en garantissant au système la possibilité de franchir sa propre
limite immédiate et d'accéder, grâce à une médiation, à un niveau supérieur
d'organisation qui disloquait de nouveau aussi bien son élan spécifique de
développement que les contradictions qu'il présentait, mais dans une dimension
spatiale-temporelle « nouvelle » dans laquelle la limite de la crise se trouvait
convenablement renvoyée.
7. Le développement du capital doit moins être lu comme l'histoire de
l'expansion « horizontale » (en tache d'huile) d'un processus en soi identique, que
comme l'escalation du mode d'être d'une société spécifique et particulière – la
« société industrielle » née de la révolution bourgeoise – du degré infime d'une lutte
économico-politique déchaînée entre les classes jusqu'au degré maximum (mesurable
en termes quantitatifs d'expansion planétaire, et qualitatifs de « mode de vie ») de la
gestion globale des destinées de l'espèce, soit dans son équilibre problématique avec
les possibilités de survie de la biosphère, soit dans l'équilibre tout autant aléatoire du
propre mode de survie de cette même espèce humaine avec la substance réelle de
l'humanité en tant qu'espèce. Le capital a donc pu poursuivre son développement bien
qu'il n'ait jamais cessé de charrier en lui, également accrues, les contradictions qui le
menaçaient à l'origine, grâce à une double disponibilité historique d'espaces : les
espaces thermo-dynamiques territoriaux (économico-politique au sens strict du
terme) et les espaces biologiques/génétiques/existentiels (économie politique de la
vie au sens large).L'histoire de la double colonisation accomplie par l'économie
capitaliste – celle de la planète entière comme celle de la totalité de la vie humaine –
ne démontre rien d'autre que le processus graduel de la valorisation capitaliste, grâce
à des acquisitions toujours plus amples et généralisées et toujours plus profondes et
généralisées de niveaux d'organisation de l'existant : dans celui-ci le système peut
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relancer, en accélération croissante, aussi bien les modes et rapports de production de
la valeur que les contradictions inévitables et non-résolues que la valorisation recèle.
L'ultime période que nous vivons aujourd'hui est la période dans laquelle – étant
terminée l'œuvre de colonisation téléologique aussi bien du système
thermodynamique que du « système-homme », étant comblé tout espace subsistant et
épuisé le champs des « sauts de qualité » praticables en direction du développement
productif exprimé en termes de croissance exponentielle – le capital vient heurter ses
limites insurpassables et toute dimension ultérieure de transcroissance à des niveaux
d'organisation supérieurs vient à lui faire défaut. Parvenu à ce point-là, c'est la force
d'inertie du processus même de croissance du capital qui constitue la limite critique
contre laquelle ce dernier vient buter. Une inversion de tendance s'impose à lui : le
passage presque soudain d'un mode de développement exprimable en terme de
croissance exponentielle à un mode d'équilibre à développement zéro.
C'est cela que les scientifiques cybernéticiens du Massachusetts Institute of
Technology (MIT) – et pas seulement eux – viennent à peine de confesser avec tout le
prétendu « détachement » et toute la « neutre objectivité » feinte qui caractérisent la
fausse conscience scientifique, n'ajoutant rien de nouveau, en substance, à ce que la
dialectique radicale, avec Marx et Engels, avait prédit il y a plus d'un siècle :
l'inévitable course du capital, en tant que mode de production économico-politique,
vers une crise d'autodestruction irréversible.
8. La dialectique radicale ne peut se contenter de reconnaître, dans le
rapport des scientifiques du MIT, la confirmation cybernétique de sa propre
prévoyance. Le faux détachement, la neutre objectivité simulée avec lesquels on met
en scène le gag des spécialistes qui, la main sur le cœur et avec la face Buster Keaton,
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présentent à un capital disposé à se repentir le compte de ses erreurs, ne peuvent
tromper que ces belles âmes immédiatement disponibles, par affinité de fausse
conscience, pour n'importe quelle nouvelle fausseté. C'est précisément parce que la
critique radicale connait depuis toujours les fondements concrets de l'inévitable
règlement de comptes, qu'elle sait faire instantanément justice d'une telle fiction,
démasquer acteurs et mise en scène ; tandis qu'elle réaffirme sa propre compétence
naturelle – naturelle en tant que vécue – sur cet état de chose, elle dénonce la
machination de cette comédie pour ce qu'elle est en réalité : une initiative de l'État, ce
dernier étant compris désormais comme domination autonomisée de l'économie sur
le règne des apparences. Ayant revêtu la blouse immaculée de la science, les
rapporteurs du MIT récitent la partition de consciencieux savants, résolus coûte que
coûte à ne plus taire davantage une vérité qui brûle et ils affichent ostensiblement
leur démission de tout service à l'idéologie dominante pour finalement servir la vérité
nue : ils parlent comme dans un confessionnal. Mais leur blouse est d'une étoffe
tellement usée qu'on entrevoit par transparence, a premier coup d'œil, la vieille livrée
des maîtres-sorciers ; les sorciers de toute extermination et de tout chantage :
Auschwitz (salaire à l'os) comme Hiroshima (la solution démographique) ; ceux de la
guerre bactériologique et défoliante (désinfection comme élimination de la vie)
comme ceux de la paix névrotiquement nécrotisée (le besoin de vivre comme maladie
mentale). Si le règne de l'économie semble se disposer à l'autocritique, c'est le
moment de croire, non pas que le règne de l'économie a déjà fait son temps, mais que
c'est celui où la critique va entrer, en tant que mécanisme régulateur, au service de
l'économie. Dans les mains caoutchoutées des scientifiques-robots, la critique se
transmute en économie autocritique ; la raison radicale abandonne-t-elle sa peau aux
empailleurs ?
9. Plus que jamais, il est aujourd'hui nécessaire de rappeler, avec Marx, que
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le procès de valorisation du capital fait tout un avec le procès de développement, tant
des moyens de production que des forces productives (contradiction qui ne se
médiatise qu'au prix d'une colonisation toujours plus ample et plus profonde
d'espaces quantitatifs et qualitatifs toujours « nouveaux ») et que, si le prolétariat est
l'antagonisme naturel du capital, il l'est, déterminé à l'intérieur de sa dynamique de
développement, de laquelle il est essentiellement inséparable tant comme force de
travail active ou de réserve que comme réservoir pour l'avenir de l'exclusion terroriste
et dictatoriale, jusqu'à ce qu'il parvienne à se nier comme classe et à renverser, niant
toute classe, le pouvoir autonomisé de l'économie sur la vie. Mais l'époque dans
laquelle le capital exerçait sa domination dans la sphère exclusive de l'économie
politique, le temps de sa domination formelle, s'est éteinte en même temps que les
conditions de développement disorganiques et territorialement fragmentaires que le
capital, transcroissant les limites de ses premières crises, a laissées derrière lui (1914-
1945).
Grâce à un mécanisme d'interactions et de rétroactions bien autrement
significatif que celui que révèlent les diagrammes des rapporteurs du MIT, le capital,
tandis qu'il médiatisait ses contradictions au niveau de marchés mondiaux rendus plus
homogènes et, en même temps, liquidait physiquement au cours des deux guerres,
une bonne partie de la jeunesse prolétarienne, a pu se garantir un pouvoir
d'intégration sur la communauté humaine naturelle (Gemeinwesen) d'autant plus fort
et capillaire qu'il réussit à se montrer comme le mode hégémonique – le seul
concrètement pratique – pour la communauté humaine naturelle de se produire et
reproduire sur la planète. Au fur et à mesure que le procès de valorisation prend pour
objet exclusif la survivance autonomisée de la valeur au-delà de ses limites de crise,
celle-ci intègre en elle-même, comme composition organique de la valeur, la survie
de l'espèce comme crise en procès de vie. C'est dans cette phase d'intégration à l'être-
13
capital de l'être de l'espèce (intégration formelle comme on le verra plus loin, mais
pragmatiquement opérante) que la contre-révolution entre en jeu, en tant que
mécanisme d'autorégulation au service direct de la rationalisation capitaliste.
10. Dans la phase de transition de la domination formelle à la domination
réelle du capital, on distinguera deux séries de médiations, entrecroisées mais
distinctes. Dans le premier ordre, exclusivement économico-politique, du capital
(domination formelle), il ne pouvait être question de contre-révolution : le prolétariat,
en tant que classe, incubait la croissance d'un élan directement dirigé vers la négation
des conditions matérielles de son existence, donc immédiatement révolutionnaire. Le
prolétariat comme masse, et une élite d'intellectuels déserteurs de la bourgeoise
dominante (mais non, comme on le verra, de sa culture illuministe) concourraient à
faire mûrir une conscience de classe destinée à exprimer dans l'insurrection armée la
protestation contre l'exploitation frontale de la force de travail, produite et traitée
comme marchandise, et la protestation du prolétariat contre son exclusion frontale de
la jouissance des richesses dont il était le producteur conscient. C'est dans cette phase
que le prolétariat vit l'extranéisation forcée à l'égard d'un monde de « valeurs »
transmise par la révolution bourgeoise (richesse comme liberté par rapport au besoin,
égalité comme partage de l'opulence, fraternité comme émancipation de la misère
génératrice de haine) qui lui apparaissent réalisées par la seule classe dirigeante,
c'est-à-dire objets de jouissance pour elle au prix intolérable de son propre travail. Le
sujet de la valorisation, le prolétariat, se représente à lui-même comme exclu de la
jouissance des valeurs : sans les critiquer, il les revendique, se proposant lui-même
comme étant la force historique destinée à en recueillir l'héritage, en l'universalisant.
C'est aussi dans cette phase que la politique a déjà altéré la vision de la dialectique
radicale, en lui cachant la vérité millénaire de l'identité entre culture et modes
d'oppression, en lui niant le droit de voir, de reconnaître, dans le processus de
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valorisation de la culture, non pas le « patrimoine » du genre humain, mais le plus
antique, le plus ancestral mode génétique de production de la communauté humaine
comme machine sociale où la vie organique est asservie à la conservation et au
développement de la valeur inorganique ; où l'inorganique est le métal dans le timbre
duquel vibre la voix du pouvoir ; où la vie est asservie au labeur « rationnel » de se
poser soi-même comme énergie. La tâche historique de la dialectique radicale, celle
de libérer l'espèce du travail, ne pourra être réalisée que le jour où deviendra clair à
l'esprit de tous ce qui, depuis toujours, est déjà dans la corporéité organique, niée, de
tous : la destruction nécessaire de la domination de l'idéologie, la libération
nécessaire à l'égard du premier et du moins naturel des travaux : le sacrifice de la
libre expressivité organique à la langue du devoir-être, à la capture de la « raison »
naturelle mise au service de la « ratio » aliénée, à la vente du sens vivant au profit de
l'éternisation du sens mort.
11. Toujours dans cette même phase, la dialectique radicale, prise comme
otage par la « ratio » politique, se représente le prolétariat révolutionnaire comme un
parti formel : le parti non plus historique mais historisé, de l'abolition des classes. Le
point de vue de la totalité, qui avait permis à Marx et à Engels de saisir dans son
essence réelle le procès de valorisation comme négation du procès de vie en tant que
bien naturel, est déjà, dans le corps à corps de la ratio politique avec les raisons d'État
(l'État, sous le capital, est toujours l'état des choses et sa raison est toujours un corps
d'hommes armés) le point de vue de la totalité brisée en fragments de sphères
lenticulaires qui, si elles rapprochent les détails spécifiques des luttes en cours et si
elles procurent à la vision politique une lumineuse compétence en matière de
tactique, font payer cette intimité toujours plus étroite avec les méthodes utilisées par
l'ennemi par la perte de la dimension propre à la stratégie et celle de la compétence
totale à l'égard de l'enjeu. Plus l'intelligence spontanée du refus de toute condition qui
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introduit la mort dans la vie se plie aux exigences de la survie – même si c'est la
survie pour lutter – plus elle se transforme en intelligence spontanée avec l'ennemi.
La tactique est toujours la face raisonnable de la contre-révolution.
12. L'explosion révolutionnaire russe, si elle projette en apparence sur la
scène planétaire le spectacle triomphal (et terrorisant pour la bourgeoisie) d'un
prolétariat qui est parvenu à incarner sa propre subjectivité libérée, n'en met pas
moins bien vite en scène, realiter, et dans les formes désormais purement fictives de
la révolution au pouvoir, la médiation récupératrice et substantiellement restauratrice
de la contre-révolution puissante. Chassés sanguinairement par le bas, modes et
rapports de production essentiellement capitalistes, retombent de façon sanguinaire,
après avoir été introduits d'en haut par décrets-loi, sur les têtes illusionnées (mais pas
toutes) du prolétariat révolutionnaire. Le prétexte – et c'est ici qu'apparaît pour la
première fois le pouvoir éblouissant de la « ratio » scientifique médiatrice du capital
– est celui de la nécessité de conquérir, au cours d'un long et dur procès de
« transition » soi-disant socialiste, les bases matérielles pour la réalisation du
communisme. Ce n'est pas ici le lieu où perpétuer la semi-séculaire polémique anti-
léniniste ; de même cela n'a pas davantage de sens de s'interroger une fois de plus sur
ce qu'auraient pu être les alternatives alors praticables : la lutte révolutionnaire vit
toujours le présent comme champ de lutte entre un projet de futur auquel est lié le
sort de l'espèce et la somme de ses défaites passées, qui n'ont une importance
seulement qu'en tant qu'elles indiquent les pièges dans lesquels on ne peut plus
tomber. Par contre c'est bien ici qu'il faut attester à quel point le capital international
apprit et fit sienne cette leçon de réalisme, à son avantage exclusif et automatique.
Une telle leçon l'autorisait à ne plus craindre aucune force au monde capable de
détruire son essence aussi longtemps qu'il réussirait à apparaître comme le seul mode
matériel pour la communauté humaine de se produire.
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Le capital apprit par ses propres crises à se dépouiller de son passé pour
relancer ses modes de production à des niveaux d'organisation plus élevés, plus
intégrants, plus totalisants. Il apprit surtout, sous n'importe quel drapeau, à couler
comme une eau nécessaire et à assumer aussi bien la forme que la substance d'un
mode d'être basilaire et neutre, semblable ainsi à la vie et à la nature au point de
pouvoir en revêtir les apparences. En se faisant médiateur lors de heurts sociaux au
cours desquels aurait pu couler la plus grande quantité de sang prolétarien, le capital
apprit qu'il pouvait se transformer en des modes d'être toujours moins spécifiques à
une classe et toujours plus intrinsèques à un peuple, dépassant ainsi un premier degré
(un premier niveau ou seuil de limites) de ses contradictions con-naturelles.
13. Dès ce moment, le prolétariat ne se présenta plus aux yeux du capital
exclusivement en tant que force de travail par lui-même produite et traitée à l'égal
d'une marchandise, mais commença à lui apparaître comme son peuple le plus
proche. Il n'est donc plus, dans la forme et dans la substance, pure matière brute,
substance propulsante à tenir en vie tant qu'elle fournit de la force ; mais il est, dans
la forme, la matière vivante de son propre corps (corps social, serviteur docile du
cerveau social incarné par le capital devenu science) et il est dans la substance le
propulseur naturel d'un procès d'autonomisation qui s'en serait d'autant plus
naturellement séparé comme d'une scorie qu'il se serait montré capable de l'intégrer
profondément et par capillarité aux mécanisme de la machine valorisatrice. Le procès
d'émancipation du capital à l'égard du premier stade critique de son développement
(le premier niveau de clôture du système dans ses propres limites avec la conséquence
inévitable d'une « prise en bloc ») passe donc par l'émancipation fictive de son
antagoniste naturel, l'émancipation fictive du prolétariat, enrôlé grâce à la subjectivité
autoresponsable de la production de travail. Dès ce moment, tandis que le capital voit
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dans le prolétariat son peuple futur – et entrevoit lui-même la chance de médiatiser
toute contradiction par l'intégration dans son propre « esprit », dans sa propre
subjectivité subrepticement socialisée, le corps même de l'espèce devenu son corps –,
le prolétariat, aveuglé par la contre-révolution, voit dans le développement du capital
son propre futur, médiatise sa propre intolérance en nouvelle patience, se donnant
comme perspective historique la tâche de réaliser à ses dépens, mais de façon
volontaire, les bases matérielles pour la réalisation d'un capitalisme néo-chrétien :
« socialiste ».
14. L'opposition tout à fait fictive et spectaculaire, des deux blocs de l'Est
et de l'Ouest, où, dans les deux cas, mais à l'aide de réalisations formelles différentes,
le développement capitaliste et la contre-révolution s'incarnent dans le même sujet
fascinant, polarise pour des décennies – tandis que le sang prolétarien continue de
couler – l'imagination toute idéologique de la « pensée » révolutionnaire en la
bloquant dans une grotesque rixe pour l'enrôlement sous les drapeaux différents du
même procès. La contre-révolution mime tous les lieux communs de la dialectique,
dégradée à une comédie d'équivoques ; tandis que le besoin insatisfait de vivre
vraiment et la fatigue du travail « vertueux » nourrissent sous la cendre, dans les
corps du prolétariat battu plus que dans les esprits (ou aliénés ou drogués par la
politique) le feu vital qui jaillira, après 50 années de latence, dans les premiers
incendies de Mai 68.
Mais l'intégration a été si profonde, la chaîne si solide, que ceux qui
apparurent avec la torche au poing ne furent pas ceux qui, abrutis, touchent en heures
d'abrutissement le salaire qui leur permet de remplir leur « devoir de vivre » : comme
toujours les premiers à agir furent les déserteurs de l'esprit dominant, les exclus de la
chaîne de montage, les émigrés et les proscrits. A Paris, comme un peu partout en
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Europe, les étudiants inadaptés, les hippies et blousons noirs, aux États-Unis les
mêmes plus la « race » des exclus, les noirs des ghettos, les ex-esclaves sauvés de la
cueillette du coton pour tomber dans celle des immondices. Pour rejeter l'horreur de
la non-vie, tout d'abord deux groupes qualitatifs, deux « compétences » diverses,
mais qui fraternisent rapidement et chez qui les qualités sont renforcées du fait de
leur extériorité vis-à-vis du cœur le plus dur du procès : les voyeurs d'en haut de la
machinerie sociale, les étudiants (dans toutes les facultés on enseigne la faculté de
diriger l'acter d'être dirigé), les voyeurs d'en bas, de la société des rebuts et qui les
consomme, les exclus ; se révoltent, d'une part, « l'imagination » avant d'être cooptée,
d'autre part, la vitalité dénudée après avoir été humiliée.
15. D'un côté la politique prend en charge le rôle de médiatrice du procès,
en mettant tout en discussion sauf les fondements qui la soutiennent, en faisant passer
– de conserve avec la publicité – pour bon, excellent, super-extra, aussi bien le
développement suicidaire de la production que le modèle de vie qui en est le réel
produit. De l'autre côté, la lucidité planificatrice (« scientifique ») du capital voit se
profiler toujours plus clairement devant elle le seuil d'une nouvelle limite que seul un
saut périlleux peut lui permettre de dépasser. La limite toujours plus proche de son
expansion planétaire impose au capital d'inventer un nouveau monde alors que le
monde est sur le point de « finir ». Guerres, guérillas, campagnes de libération
nationale, bagarres électorales pour l'élection (ou l'exécution capitale) de tel ou tel
fonctionnaire super-star – tous également utilisables en tant que fonctionnels –
s'amoncellent pêle-mêle sur les écrans de ses oracles de verre, en une mêlée où
s'enchevêtrent au même titre les carnages du week-end, ceux des Indiens et ceux du
DDT, les carrousels concernant la nouvelle qualité de la vie, les débats sur cette
qualité, les psychodrames sur la perte de cette qualité. Au service d'une politique qui
troque la critique de tout contre la victoire du Rien, des engrenages fictifs et réels,
19
indiscernables les uns des autres, entraînent dans leurs mécanismes, en même temps
que les corps d'un prolétariat toujours plus surabondant, l'imagination en lambeaux
qui voulut vivre une vraie vie, l'illusion morcelée de se battre pour une question de
vie ou de mort, tandis que c'est la mort qui gagne du terrain, inaperçue dans la survie
quotidienne de chacun.
16. Aux heurts toujours plus accélérés contre ses contradictions classiques,
le capital répond avec élasticité en imitant les cris de son peuple, en prenant sur lui
les raisons du désespoir croissant, mais en le métamorphosant en la voix de la
promesse et de l'espérance immanentes. Si la domination formelle avait pris dans le
capital les traits orgueilleux et féroces d'une classe qui avait conquis le pouvoir par
une révolution ; si la bourgeoisie, encore force vive, n'avait pas eu honte de défendre
ses privilèges exactement dans la mesure où elle pouvait les apprécier – pour peu de
temps encore – comme le bien de la terre en discussion, offrant d'elle-même, malgré
ses luttes économico-politiques internes, une image dans laquelle la richesse justifiait
le prix de la misère, la transition à la phase de domination réelle porte le capital vers
la production accélérée d'une politique – la nouvelle image de lui-même qui lui
permet de passer en contre-bande – d'autant plus élastique et cooptante que
formellement disposée à se mettre en discussion, à se rendre problématique. Mais les
problèmes à l'ordre du jour, dans les formes apparentes de l'ouverture vers
expériences et besoins du peuple, sont toujours les problèmes du capital. Le peuple
est toujours plus le capital en personne : le peuple qui vote, qui se représente, qui a le
« privilège » de la parole, assume sans s'en rendre compte le rôle du pantin qui parle
avec la voix et couvre les mains du ventriloque.
17. La quantité est le règne exclusif de la valorisation qui consiste en ceci :
20
la production de qualités apparentes au sommet desquelles gît toujours une quantité
de travail donnée. Depuis que le capital se limitait à vanter la qualité de ses
marchandises, il est passé tout le temps nécessaire pour emprisonner totalement
chaque forme de vie dans la forme marchandise, de telle sorte qu'aujourd'hui on peut
discuter de la « qualité de la vie » après que derrière toute « vie » produite gise une
quantité de travail donnée, de vie dévalorisée. Ceci est la nouvelle conquête du
capital anthropomorphe: avoir colonisé pour la valeur chaque trait de la vie en
société, s'être lui-même recomposé au-delà du seuil d'explosion de ses vices
organiques dans la composition organique du capital-vie, avoir réalisé sa
transcroissance du règne de l'intoxication des marchandises-rebuts de l'extériorité au
règne survivant de l'intériorité d'autant plus dégradée qu'elle a été déterrée et mise au
rang de nouvelle aire du marché. Une archéologie macabre est sollicitée pour
ressusciter, dans les morts-vivants, l'âme phénicienne des commerces aventureux,
mais sous les constellations du déluge les âmes mortes ne peuvent trafiquer que de
reliques : la mort des désirs est l'équivalent général qui informe de sa valeur toutes les
monnaies de la « personnalité » dépressive. Laissons les morts enterrer leur « vie ».
1 Ce document a été publié en France sous le titre de « Halte à la croissance », éd. Fayard,
1972.
2 Invariance, série I, n°8, 1969
21
3 Dans le texte allemand : « als aktive Subsumtion derselben unter sich » qui indique la
soumission du travail vivant au travail objectivé, mort, donc au capital.
2. LA PRÉHISTOIRE COMME PRÉSENT
« La copule dit : c'est ainsi, pas autrement ; l'acte de la
synthèse pour qui elle intervient, manifeste qu'il ne doit pas en être
autrement, sinon elle ne serait pas accomplie. Dans chaque synthèse
la volonté d'identité travaille ; en tant que tâche a priori, immanente à
la pensée elle apparaît positive et souhaitable : le substrat de la
synthèse serait concilié par elle avec le moi et, de ce fait, il serait bon.
Cela permet promptement l'impératif moral que le sujet puisse plier la
force du jugement (Einsicht) à son élément hétérogène, et à quel point
la chose est sa chose. L'identité est la forme originelle de l'idéologie.
On en jouit en tant qu'adéquation à la chose réprimée. L'adéquation a
toujours été assujettissement à des fins de domination et, dans cette
mesure, sa propre contradiction. [...] L'idéologie doit sa force de
résistance à l'illuminisme (Aufklärung), à la complicité avec la pensée
identifiante, à la pensée en général. La pensée révèle par là son côté
idéologique : elle ne tient pas la promesse que le non-moi sera à la fin
le moi ; plus elle saisit le moi, plus le moi se trouve complètement
réduit à objet. L'identité devient l'instance d'une doctrine de
l'adaptation où l'objet selon lequel le sujet doit s'orienter rend à celui-
22
ci ce que le sujet lui a infligé. [...] A cause de cela la critique de
l'idéologie n'est pas quelque chose de périphérique ou
intrascientifique [...] mais philosophiquement central : critique de la
conscience constituante elle-même. »
Adorno, Dialectique négative.
18. L'apparition de l'outil, apparition de la communauté humaine et du
mode de se produire et de se représenter, apparition de la subjectivité sociale,
coïncident en tant que fondements matériels spécifiques – reliés les uns aux autres par
des déterminations fonctionnelles réciproques – d'un cours évolutif qui n'a jamais
cessé de se dialectiser intérieurement en un mouvement d'interactions et rétroactions,
d'affirmations formelles (idéologiques) et de négations substantielles (pragmatiques)
que le point de vue radical, ou de la totalité, définit depuis longtemps comme
préhistoire, et qui a procédé jusqu'ici par intégrations successives (colonisations)
d'espaces toujours plus vastes et toujours plus profonds de l'univers naturel, jusqu'au
seuil actuel de la « conquête » advenue de la planète comme « espace naturel » de la
communauté-espèce-humaine ; ce seuil découvre les limites du développement, non
pas tellement et seulement de la technologie et de l'économie politique que, et
précisément, de la préhistoire même, parvenue à une alternative qui, d'un côté impose
un saut qualitatif (son dépassement comme préhistoire, le début de l'histoire, la
réalisation du rapport équilibré et cohérent entre l'espèce et le monde –
23
Gattungswesen – l'abolition de la subjectivité anthropocentrique aliénée) et de l'autre
lui indique comme son fait et sa conclusion l'avènement de la prophétie contenue
dans toutes les mythologies religieuses, l'apocalypse comme fin de la corporéité
humaine.
19. L'apparition de l'outil ne peut être comprise comme un simple et
magique surgissement d'un prolongement du corps, de ses facultés, et qui serait, de
façon évolutive, venu améliorer les prestations et « enrichir » les chances (les modes
de production) d'une communauté humaine préexistante : une communauté de corps
« nus ». L'outil signe tout court1 l'apparition de l'homme comme tel : comme différent
de l'animal, comme mutant sui generis. Dans l'outil il ne faut pas tant voir un
perfectionnement technologique du corps que le mode d'être du corps en tant que
membre du social : le corps combiné dans lequel l'outil-prothèse, en s'incorporant
l'énergie organiquement naturelle de la corporéité « biologique » l'unit
inséparablement comme telle – comme corps combiné – à la communauté et à ses
modes spécifiques de se produire et de se représenter. Ce n'est pas tant le corps qui
s'approprie l'outil que l'outil qui s'approprie le corps. Dans l'outil-prothèse ce n'est
pas tant une nécessité de l'être corporel, individu, qui se matérialise, ce n'est pas tant
la créativité occasionnelle et aventureuse du corps-individu en tant que médiation
improvisée et géniale de la riposte au « défi de la nature », que s'explicite au contraire
le mode de production de la communauté constituée, qui érige immédiatement son
ensemble instrumental, son système-prothèse de médiations de soi cristallisées en soi,
en seuil d'inclusion/exclusion de son être naturel, tout de suite normatif et tout de
suite impératif. C'est la nécessité sociale de l'outil qui s'agrège le corps. Le principe
de nécessité sociale ne naît que de la confrontation avec le milieu. C'est de la
confrontation du corps « désarmé » (l'outil arme) avec la communauté des corps
armés que naît le principe de la nécessité ; c'est dans la sphère de la collectivité qu'il
s'affirme comme puissance individuelle transcendante : la nécessité de l'outil-
24
prothèse s'affirme comme paradigme social de la puissance.
20. Dans le corps combiné la prothèse est tout de suite également
prothèse de sens : dans l'outil le signe est explicite, dans le faire qu'il implique et
subsume matériellement et symbolise, s'explicite une obéissance de l'agir au sens qui,
dans l'outil, se condense et s'impose. L'outil est un entonnoir de sens qui capture et
réduit toute imagination en scotomisant la portée alternative : dès qu'il entre en ligne,
l'outil s'interpose entre le sujet total et l'objet total, réduisant sujet et objet à ses
particularités et en en aliénant réciproquement les totalités. C'est ainsi que toute
subjectivité humaine ne se connaît que par l'intermédiaire de la prothèse, qui la réduit
à son propre attribut. Et c'est ainsi que la totalité « organismique » dans laquelle toute
subjectivité est consubstantiellement immergée apparaît dans l'optique du corps
combiné comme la pure objectivité, appartenant au contexte d'une action qui, dans
l'illusion de la dominer, s'en sépare opérativement.
21. Intériorisé, l'outil-prothèse devient l'UT2 qui sert de médiation à
toute créativité particulière, la finalité hétérodirigée qui s'incorpore, soumet à la
subjectivité plurale de la communauté corporelle tout mode singulier d'agir et le
rapport soi-autres, en normalisant celui-ci et en le subordonnant à un savoir-être
immédiatement converti en un devoir-être. L'UT est le fondement sur lequel la
sujétion de la subjectivité organique du sens vivant à la subjectivité inorganique du
sens cristallisé (et, dans ce sens, mort) se cloître, dictant, à l'intérieur de chaque
« moi » les conditions d'existence sociale, ainsi que tout mode d'agir comme de tout
mode de s'exprimer, de n'importe quelle pratique de sa théorie symbolisée : elle est le
« moi » qui parle dans la langue sociale alors que c'est le corps combiné dont ce
« moi » est le représentant qui agit dans les modes de production de la communauté
corporelle ; en s'entremettant comme médiation nécessaire entre tout sujet et tout
objet, l'UT est l'articulation-presse qui fonde l'Ego et l'Autre.
25
22. Le moi primitif ne peut être encore ni le moi titanesque de la
spéculation philosophique, ni de l'Ego titubant de l'affabulation « psychique », mais il
en est sûrement le point de départ. Dans la prothèse qui devient langue (code
normatif, mais « in progress » reflet cristallisé de l'ensemble instrumental et de ses
agrégations contraignantes des corps, mais aussi critique dynamique de ses
insuffisances à tous les niveaux sur la pensée opérative, superfétation théorique
immédiate de la praxis en acte) vient se greffer la pensée spéculative, la pensée qui se
pense, conscience malheureuse de l'incommensurabilité entre la plurisignification
toujours fuyante du tout et le caractère univoque toujours en dépassement de
l'instrument-signe. Le « Moi » qui réfléchit sur soi est le « Moi » incertain de soi.
C'est cette incertitude qui rend fragile et changeante toute assertion historique du
« moi » de l'espèce, du « moi » en tant que représentant-champion de la communauté
en procès. Mais de même que derrière la « figure » sociale (la « personne » au sens
antique de « masque », de « persona ficta ») du corps combiné, il y a toujours la
substance vitale du corps « simple », la corporéité niée en tant que telle, engloutie
sous la surface des conditions de production, de même s'oppose toujours, à
l'incertitude chronique du « moi » la certitude tendant à s'insurger,
« insurrectionnelle », du sujet réel de la vie, le corps en devenir de l'espèce. Le Ça
trouve ici son explication et son fondement matériel. Mais, ce qui est plus important,
la dialectique entre génotype et phénotype, la dialectique qui lance en avant le
chemin « en progrès » de la préhistoire, tient toute dans ce rapport dynamique entre
le moi fictif (agent de la « langue » sociale entendu comme code normatif) et le sujet
réel de l'existence, entre le corps combiné de la communauté fictive (les modes, en
continuel dépassement, de la production de l'être social, dans le domaine de sa
présence insoluble et conflictuelle avec l'univers naturel et son mouvement
organique) et le corps réel de l'espèce, en devenir vers un stade d'ordre finalement
historique, un état d'équilibre et d'échange organique cohérent avec le mouvement
cyclo-dynamique de l'univers naturel. Le mouvement réel est, dans le cours de la
26
préhistoire, la part que le corps social a prise dans sa lutte contre la domination de la
prothèse, contre la domination du sens mort et de ses modes de production obsolètes
et nécrotisants, sur le sens vif et sur les chances de vivre outre (le contraire
dialectique de « survivre ») latents dans l'organisme en devenir de l'espèce.
23. Au-delà d'un certain seuil, la spécialisation adaptative cesse son
interaction dynamique avec le milieu et finit par emprunter les touts petits rameaux
d'une subordination perdante. Un excès d'adhésivité aux conditions ambiantales lie
l'organisme trop finement spécialisé à la substance de ces mêmes conditions par
lesquelles il est subjugué. La plasticité qui est capable de résister, non seulement ne
s'identifie pas à la spécialisation irréversible, mais au contraire s'exprime dans
l'épaisseur élastique d'une dialectique évolutive qui empêche l'espèce d'adopter sans
réserves des options adaptatives excessivement intégrantes. Le patrimoine de chances
évolutives victorieuses est inversement proportionnel à l'intégration du phénotype
social, à l'option adaptative imposée par les conditions ambiantales ; il est
directement proportionnel à la contre-poussée que l'évolution réelle de l'espèce est
capable de développer en réagissant par un dépassement dialectique, une
transformation, aux conditions ambiantales obsolescentes, sans cependant être
impliquée par la désagrégation de leur assise. En ce sens le mouvement réel
s'identifie à la poussée évolutive historiquement vitale, en tant qu'elle est l'expression
historique du dépassement nécessaire des phases adaptatives saturées, devenues
disfonctionnelles. Il est évident dans ce cadre que la prothèse est, dans une première
phase, toujours la riposte instrumentalisée de l'espèce aux conditions ambiantales ;
tandis que, en s'autonomisant, cette riposte tend, en une seconde phase, à s'intégrer à
ces mêmes conditions et ainsi, dans une troisième phase, à coïncider totalement avec
leur domination transcroissante. Le corps est le « locus » où murissent aussi bien la
poussée adaptative évolutive aux conditions existantes – qui s'expriment
positivement dans la riposte instrumentalisée de la prothèse (première phase) – que la
27
résistance dialectique à l'autonomisation de la prothèse (seconde phase), qu'enfin la
poussée réactive au rejet de la domination de la prothèse automatisée (troisième
phase). La révolution part du corps.
24. Ce qui a permis à l'espèce de conserver intégralement sa plasticité
génétique c'est l'articulation de la prothèse sur le corps. La combinaison autorise des
degrés très raffinés de spécialisation instrumentale sans conditionner essentiellement
et de façon irréversible le génotype. Dans l'espèce humaine, le phénotype est
identifiable à la prothèse dès lors qu'on a bien compris la tendance totalisante de cet
appareil adaptatif qui, au degré le plus élevé de son développement – présentement –
coïncide tout court3 avec le milieu (colonisé en tant qu'habitat et fonctionnalisé en
vue de la survie de l'espèce), mais transcroît au-delà de la limite de sa fonction en
s'autonomisant de façon incohérente. Ce que les généticiens n'ont pas réussi à saisir
c'est la différence effectivement spécifique, basilaire, entre les modes de l'évolution
humaine et ceux des espèces non-humaines : la fonction dialectique de la prothèse. Et
c'est pour cette raison qu'ils n'ont pas su reconnaître les mutations fondamentales de
l'espèce humaines. Pour cause4: dans leur jargon « mutation » est un terme qui
désigne invariablement aberrations ou biopathies, alors que les « variations » en
cours, bien qu'on les revendique en toute occasion ne laissent voir, dans les cartes et
les diagrammes, que les traits les plus superficiels de la phénotypie en mouvement.
Le préjugé qui enferme la science génétique dans les frontières rigoureuses de la plus
banale morphologie corporelle, cache à sa vue la réalité du procès. Même sur ce
terrain, la « découverte » tardive de rétroactions et d'interactions ne sert qu'à
pourfendre des moulins à vent idéologiques. Plus le microscope électronique nous
rapproche des mécanismes élémentaires du procès, et plus le procès vivant, bien que
turbulent sous les fenêtres des laboratoires et palpitant sous la blouse des
observateurs, reste invisible à leurs loupes.
28
25. Historiens et économistes perçoivent le développement de la
préhistoire en cours comme l'approche progressive d'une « société du travail ».
L'apologie du travail, en tant qu'activité scientifiquement humaine, activité de
l'humain, est explicite dans cette légende. Ni les animaux ni les Dieux ne travaillent.
Travailler est le fait des hommes, et c'est là « l'activité » qui, d'un côté les hisse au-
dessus de la condition animale et, de l'autre, les pousse vers la condition de « pareils
aux Dieux ». Marx lui-même, qui ne fut jamais ni un historien ni un économiste,
mais un critique de « l'histoire » et de l'économie, décrit le développement des forces
productives comme le passage obligé vers le communisme, la condition des hommes
« pareils aux Dieux » : libérés du travail. Il subsiste donc dans la conception du
« travail » un double sens, une ambiguïté dialectique dont le point de vue radical,
dans le développement présent de la préhistoire, peut anticiper la solution. Depuis
l'apparition de l'outil-prothèse, et donc de la communauté humaine, être a coïncidé
avec faire, et faire avec produire. La communauté humaine a toujours eu besoin de se
produire, elle n'a jamais simplement été. Une communauté qui cesse de se produire
cesse d'être. Puisqu'il n'y a jamais eu « d'homme » sinon dans le social, tout homme
qui ne se produit pas en tant que personne sociale n'est pas. Son être pour soi, sa
subjectivité proprioceptive, jouit, c'est vrai, d'une liberté dans le milieu de sa
particularité circonscrite ; mais il s'agit d'une liberté surveillée et conditionnée, et,
comme nous le verrons, destinée dans le cours du développement de la préhistoire à
se réduire, toujours plus profondément assiégée par les mécanismes d'extraction
d'énergie vive afin de perpétuer de façon croissante le sens mort, et ceci jusque et au-
delà des limites de l'abolition de l'homme vivant en soi par les conditions de la
production. Mais la production des communautés historiques est une production en
tant que telle ; elle est l'autoreproduction des sociétés dans leurs modes globaux ; elle
inclut toute modalité de la présence collective ; elle totalise en elle-même toute
espèce et tout temps de l'être social ; elle en charge et ordonne hiérarchiquement les
comportements ; elle en exprime le normatif et le code dans la langue, à tous ses
niveaux. On doit saisir de ce mode de production de la communauté un trait qui
29
empêche de le lire comme pure activité génériquement humaine : la sujétion du sens
prédéterminé et donc déterminant, la dépendance de tout faire social à l'égard des
sens et buts qu'impose l'outil-prothèse (la langue même est l'outil sui generis qui
concentre en lui, tel une prothèse de sens global, le sens de toute « utilité » et
« finalité » particulières). En ce sens, toute activité productrice est plus exactement
une passivité de son sujet à l'égard de la subjectivité de la subjectivité impersonnelle
des modes de production matérialisés dans la prothèse dominante. En ce même sens
on distinguera la volonté subjective d'agir et de s'exprimer, la spontanéité de l'être de
chacun en soi et pour soi, du contexte matériellement opératif dans lequel il se
réalise. Dans ce contexte, ce qui se voit coïncide avec ce qui est : co-production du
social, reproduction dans le détail des modes de production existant. L'activité, c'est
le latent, le particulier, le « secret ». Le patent socialisé, c'est la passivité et, en ce
sens, dans le sens classique du travail comme damnation, toute société a été jusqu'ici
une « société du travail », où être et produire ont coïncidé dans la sujétion de l'être
aux modes de production.
26. C'est ainsi que l'espèce des hommes a échappé à tout écroulement
possible, a évité jusqu'au bout (aujourd'hui nous sommes à ce bout) de se fixer dans
un habitat exclusif, a réussi à accomplir son destin génétique à la dimension de
l'entière planète : à en rejoindre les confins et, désormais, à les dépasser. Dans cette
perspective, qui plonge dans le passé le plus lointain les racines de l'aut-aut le plus
immédiat, le mode d'être du capital doit être déchiffré comme la dernière domination
possible de la prothèse sur le corps avant que le corps organique de l'espèce, en s'en
libérant, puisse assumer son équilibre organique définitif : un équilibre de cohérence
en procès, avec la totalité de l'univers organique en mouvement. Pour que cela puisse
advenir, il faut que le corps de l'espèce – les conditions nécessaires pour le
dépassement de toute terreur génétique ayant mûri et, étant bien connu, finalement, la
dynamique interne d'un « milieu » ressenti depuis des millénaires comme énigme
30
naturelle et règne de la mort immanente – ayant payé jusqu'au dernier banknote de
malheurs le racket d'une religion de la mort qui a sacralisé la non-vie, parvienne, en
tant que corps organique, à la réconciliation avec le monde organique, dissolve sa
propre subjectivité terrorisée en s'unissant à la totalité de la vie en tant que sujet
global, conquière son émancipation par rapport à la domination de la prothèse-
machine qui a transcru au-delà de sa fonction tolérable. La machine sociale a bouclé
son cycle utile au moment où il est possible – et aujourd'hui la dialectique radicale
sait que cela est possible – de libérer le corps de l'espèce de sa domination incarnée
dans le capital-machine-homme producteur de l'aliénation autonomisée. Le corps
peut recomposer l'organicité de son être avec l'être organique naturel seulement à la
condition de domestiquer la machine en la réduisant à la limite de sa fonctionnalité
effective, de servo-commande. La sujétion du corps à l'outil-prothèse, de la
communauté humaine naturelle à la machine sociale, de la langue de l'expressivité
organique à la langue du devoir-être, ayant occupé tout le temps de la préhistoire, a
fait tout son temps et doit disparaître. Cette sujétion est la logique encore dominante
du capital, mais dominant au-delà de ses probabilités de résister sans entraîner avec
elle, dans sa mort nécessaire, le corps vivant de l'espèce. C'est de cette façon que la
machine entre dans le corps : pour ne pas mourir. Mais c'est aussi de cette façon que
le corps risque d'en périr. Entrevoir aujourd'hui le capital dans la nouvelle assise qu'il
tend à assumer, critiquer à sa naissance sa nouvelle utopie, c'est – tout court – voir
comment l'être-capital s'insinue dans l'être-homme afin de s'y transfigurer, de même
que sa loi de valorisation, comment la composition organique du capital, faite de
domination du mort sur le vivant, tend à coïncider avec la composition organique de
la « vie », devenu son produit par excellence. Le Moi-capital est la nouvelle forme
que la valeur veut assumer à la suite de la dévalorisation. En chacun de nous le
capital appelle au travail la force vive : la prothèse intériorisée jusqu'au bout y
engendre une infection mortelle. Mais une fièvre de rejet secoue le corps de l'espèce.
31
27. Le capital parvenu à la domination réelle totalise dans son procès de
valorisation tout sens de l'être-là : l'être du capital coïncide avec l'être – de tout
homme – non plus et seulement le citoyen du monde dont la production de valeur
l'enrôle à la solde de la survie, mais le monde en miniature où la production de valeur
trouve son espace extrême de survie, sa « quatrième dimension ».Si l'aliénation
génétique, en fixant dans la langue et dans la « pensée » verbalisée la coupure
fondamentale entre subjectivité et objectivité, avait séparé les hommes de leur
monde, faisant en sorte que l'extirpation de chacun de ce monde se renverse à
l'intérieur de chacun dans la croissance biopathique d'un spectre halluciné du monde,
le capital, aujourd'hui, greffe sur cela – qui était le prix provisoire payé par l'espèce
pour se survivre – plus-value et profit.
En français dans le texte
UT = mot latin qui signifie afin que d'où, en latin, utor = utiliser, utensilia = outel, ustensile en italien, utilis = utile en français comme en italien.
En français
Idem
3. LE SACRÉ PROFANÉ
28. Le sacré est la mémoire aliénée du sens vivant, le fantôme de la
32
corporéité du sens comme essence vivante, le spectre désincarné du corps perdu
comme instant et comme destin.
29. Le sacré est le sens promis à la subjectivité qui ne connaît rien d'elle-
même sinon la faim de sens ; mais le sacré est le faux de cette même subjectivité ; il
est le produit aliéné et autonomisé cependant qu'il en est le statut et la constitution.
30. A côté de l'outil-prothèse, l'égarement des hommes, face à la totalité
organique perçue comme énigme terrifiante, a matérialisé, dès le début, l'excroissance
des fétiches-prothèses. A la prétention de tout signifier que le monde des outils et leur
code normatif (le monde de la langue comme médium-fixateur de tout mode de
production) revendiquaient en se posant comme la pensée opérante – idolâtrie de la
praxis transcrue du geste naturel à la répétitive âpreté du devoir-être – tout l'autre que
l'intelligence sensorielle des corps non-encore désensibilisés, non-encore totalement
dé-érotisés, pressentait comme non-résolu, tout l'autre, bien plus vaste que le rayon
d'action de l'instrument, bien plus simple que la mécanique en action et bien plus
complexe que « sa » pensée mécanisée, répondait par la fascination du « sacré ». La
magie retenait dans le monde des primitifs tout ce que la technologie fuyait
aveuglément.
31. Le climat délicatement émotif, « érotique », désintéressé, dans lequel le
sacré se manifestait (hiérophanie) comme puissance de la force universelle
(cratophanie) emplit de pathos les modes dans lesquels sont pratiqués le sacré, le
« sentiment » immédiat de l'énigme, l'intuition panique de la totalité et de son mystère
perdu avec la partie de la corporéité totale, la sortie du règne animal et avec la
constitution de l'espèce en tant que communauté de corps combinés. Dans l'approche
33
primitive du sacré, dans le monde des fétiches et rituels magiques, la séparation
forcée entre la perception émotive, corporellement « organique » et la réalisation
sociale (« expression », « communication », donc condivision), voit immédiatement
se scinder le sens vivant et le sens mort. L'apparition du sacré est, sous chaque aspect,
une pure aventure de l'être. Elle est l'aperception extatique du mystère (la vie de
l'univers organique comme énigme, altérité consubstantielle, lien inexpliqué mais
certain entre subjectivité corporelle et subjectivité intercorporelle) et, en tant que
telle, elle est la théorie pratique, l'intuition en soi exhaustive de l'essence absolue,
essence dans laquelle chaque être est. Dans le fétiche – outil sui generis – et dans le
rituel – mode de production sui generis – le sacré est évoqué, activement poursuivi :
potentiellement re-connu. Fétiches et rituels reproduisent les conditions dans
lesquelles le sacré (hiérophanie, cratophanie) s'est manifesté. Ils ne sont pas par eux-
mêmes sacrés : ils sont les présuppositions théologiques de la sacralité. Au-delà des
spéculations historiciennes sur la primauté chronologique ou structurelle de la magie
sur la religion, on donne ici pour acquis que la sphère de la magie se limite à la
pratique des conditions et présuppositions de la sacralité, sans sacraliser les
instruments dont elle se sert, qui restent par eux-mêmes profanes, sans parvenir, pour
cette raison, à être profanants.
32. La dialectique sacré-profane n'est pas de la magie. La magie est
opérative, elle associe simplement, par affinité d'efficacité, le fétiche à l'outil[1]. Si le
faire qui commande l'outil est le règne du profane (quand et dans les limites où il
l'est) il n'est profane qu'en tant qu'il se campe au-dessous de la sacralité. Mais il ne lui
est pas antithétique. Du reste la sacralité peut apparaître dans la sphère des outils et
elle peut les investir du rôle supplétif de fétiches. L'imagination symbolique surcharge
d'efficacité les fétiches bien plus qu'elle n'en investit les outils : l'effectivité
pragmatique condense en elle une « valeur » symbolique sur la base de son économie
34
opérante. Mais précisément en ce que la sacralité est l'espace du mystère laissé vide
par l'économie opérante et qui lui est immédiatement complémentaire, le transfert du
sacré sur le profane est encore un événement du probable, ni dramatique, ni
contradictoire.
33. Tandis qu'à la fierté simpliste des instruments se joint l'humanité
« bricoleuse »[2] mais dense de toute l'angoisse non-résolue des fétiches surchargés
de l'imagination symbolique, tout, dans la combinaison corps-prothèse entraîne la
domination du symbole sur le geste : univers des outils et univers des fétiches
s'instituent dès le début complémentaires l'un de l'autre. Mais alors que la pensée
opérante s'imagine de brûler dans l'efficacité tout reste de mystère, condensant dans
l'instrument la puissance du geste résolutoire, la pensée magique abandonne
immédiatement l'efficacité mécanique et, médiatisant dans l'objet tout le pouvoir du
non-résolu, s epose comme l'efficacité des puissances supérieures.
34. Á partir de là, la technologie prête à la magie le truc déjà essayé de
l'objectivation, la magie prête à la technologie la foi recueillie dans l'objet-symbole.
La valeur est déjà, dans l'univers composite des symboles, « travail » en procès. Dans
les objets-symboles (et dans les mots qui les fixent comme mode de production du
sens) se conduise déjà sens mort, savoir-être converti en devoir-être. La vie est déjà
« travaillé », le corps déjà mis en cage derrière des grille de signification obligatoire,
l'expérience organique vivante est déjà canalisée dans le procès valorisation de
l'inorganique, la communauté est déjà intégrée à l'ensemble instrumental des corps
vifs, de même que la nature vivante à laquelle ils rattachent par des correspondances
enfouies, est déjà matière première propulsante, force extractive, énergie capturée
pour être convertie en « travail ». Être c'est déjà valoriser.
35
35. L'investiture de « valeur » dans le fétiche qui se fait symbole tendis
qu'elle sacralise les fétiches et le rituel pour soi, éloigne le sacré de l'expérience
extatique et de l'aventure émotivement corporelle, singulière, « vécue » : elle campe
le sacré dans le « céleste », dans l'ouranique et l'hyper-ouranique ; en l'absolutisant,
elle le fige dans la catégorie abstraite de la sacralité inaccessible en soi, dont les
fétiches et les rituels sont les évocations statiques consacrées. Des hiérophanies et des
cratophanies, immédiates ou rappelées par les fétiches et rituels mis en place comme
présuppositions attributives, le passage à la hiérocratie (le pouvoir du sacré) et à la
hiérarchie du sacré est marqué par la valorisation de la liturgie. C'est le passage de le
magie à la religion : de l'aventure extatique à l'organisation statique (rigide,
systématique) de la foi en une normative qui désincorpore les symboles de leur
intimité « ontophanique » avec le sacré, et les assume comme idoles, abstraites
personnifications du sacré. La religion est révélée et la révélation est subie par la foi.
La religion est organisation et hiérarchie, répétition rituelle, obéissance opérationnelle
dans son sens strictement normatif (religio = religo = relier) brillante superfétation
des modes de production dans leur assise itérative, conservatrice, immobiliste ;
encore que toute religion inclut, explicitement ou implicitement, un principe
dynamique dans l'attente, ou du Messie, ou du jugement, mais un principe dynamique
toujours – par rapport au vivant « profane » - élusif ou apocalyptique : en perdant la
corporéité. Toute religion est une théorie de l'apocalypse.
36. Les Dieux sont les patrons. La révélation est autoritaire, impérative et
normative ; leur volonté est loi, la sujétion est devoir. Le sacrifice est tribut, et dans le
sacrifice est déjà présent, implicitement, l'échange prestation/survie. La dialectique
sacré/profane met déjà en route un procès qui, sécularisant d'un côté tout vécu comme
tel est, élevant de l'autre au-delà de la vie terrestre le sacré et sa « valeur », fonde les
présuppositions d'une profanation toujours plus intégrale de la vie et, en même temps
36
d'une sacralisation toujours plus abstraite de sa « valeur » : dans les premières
séparations entre la sacralité et la vie, la dialectique profane de la civilisation
marchande trouve, en germe, ses fondements.
37. La « théorie » oubliée par les cultes[3], est le sens vivant tout court[4]
c'est-à-dire la théorie vraie et propre. Le rite autonomisé, qui a « oublié » sa propre
théorie, et la pratique idéologique : le profane par excellence. Toute idéologie est
profanation.
38. L'intuition de la culture alchimiste médiévale (Bacon, etc.) saisit dans la
magie l'aspect actif, cognitif et opérationnel : l'esprit de conquête, grâce à une
technique sui generis, de l'inconnu et de l'énigmatique, grâce à des expérimentateurs
audacieux qui ne subissent pas la révélation mais, armés de leur volonté, agissent
empiriquement sur l'énigme afin qu'elle se dénoue et se révèle, alliant ainsi de fait
l'animus de la magie et celui de la science, dont l'idéologie alchimiste est
indubitablement la matrice. La persistance de l'idéologie « magique » dans la culture
du Moyen-Age finissant (la pseudo-hérésie tolérée)) est l'option de réserve que
l'axiomatique religieuse conserve en vue de sa propre mise à jour future. La mise à
jour triomphant de la religion c'est le capital qui le réalisera, en profanant
définitivement toute sphère du sacré avec la sacralité toute « séculière » de sa valeur.
39. La tradition ésotérique, l'hérésie gnostique-hermétique ou « haute
magie » passe au contraire en dessus et contre toute la culture du passé et conserve,
des pratiques magiques (et surtout de la « magia sexualis ») l'aspect opératif dans le
sens de la réalisation de la puissance à travers la fin de toutes les séparations (Cf. les
« évangiles » gnostiques). La passion, l'aventure, la « vraie guerre » (celle de
37
l'affirmation au plus haut degré de sa propre force latente, de sa propre « divinité »)
en sont les caractéristiques fondamentales. La littérature médiévale de la passion,
avec ses « aventures », en chanta publiquement, dans un mode ambigu, le sens le plus
caché et le plus authentique : « l'aventure » est toujours celle du sexe (vis sexualis,
véritable force cosmique) et toute praxis véritable ne peut pas ne pas y être ramenée.
Les « Frères du libre Esprit » (hérésie adamique)[5] furent en ce sens la réalisation
effective de tout ce qui se trouvait caché dans la littérature de la passion et de la
« chevalerie ».
40. La religion est magie transcrue, mais pas cela seulement. Elle est aussi
technologie transcrue de la pensée opérant à la pensée spéculative. Dans la religion,
la pauvreté bricoleuse[6] du fétiche, sa référence à un système intuitionné hors d'elle
et évoqué par associations « infantiles », « innocentes », fait place à l'astuce de la
raison. Le principe d'efficacité concède toujours moins d'espace à la pure foi et
s'associe toujours plus à la mécanique de la logique formelle. La religion repousse
d'elle-même l'improvisation imaginative et encore « naturelle », tandis qu'elle tend à
s'intégrer ce système de sens occultes que la magie se contentait d'évoquer,
l'intuitionnant hors d'elle-même. La religion est systématique, elle s'organise par
insertions d'opérations logiques rapidement formalisées. Causes et effets
transcendants répètent toujours plus le dessin devenu abstrait du levier et de son point
d'appui, de la roue et de la pompe.
Si « l'objet » de la religion reste en dehors d'elle, s'il est clair qu'il est
« l'objet » insaisissable par excellence (le mystère de l'être, le point de vue
autoréflexif de la totalité en procès), la religion croit résoudre tout mystère en
institutionnalisant le mystérieux dans son objet, en se faisant production organisée du
sens du mystère.
38
41. Pour tout le temps durant lequel il reste aux modes de production un
certain espace autour de soi et un certain espace à l'intérieur de soi (dans l'épaisseur
de la vie des corps non-encore colonisés par la survie contre la vie), la religion
occupe virtuellement tout espace en y installant les symboles de la sacralité du
mystère. Et c'est de cette façon que tout nouveau mode de production – tout sacrifice
nécessaire aux exigences de la survie d'une organisation de la prothèse tombée au-
dessous de sa fonctionnalité – trouve dans la religion le pont sur lequel la
conservation des valeurs, du sens mort accumulé dans l'histoire, passe, inaltérée, dans
toute nouvelle société. Mais au fur et à mesure que les modes de production de la
communauté corporelle se compliquent intérieurement, atteignent toujours plus dans
la profondeur de la corporéité organique les énergies qui alimentent la machine
sociale, vient à pousser sur le procès une pensée « propre » au mode de production
nouveau, toujours plus hégémonique et productrice du sens de la certitude acquise
qui, peu à peu, ôte du terrain à la production du sens du mystère. L'idéologie de la
science tend à remplacer l'idéologie religieuse. Peu importe qu'elle démontre ne pas
savoir conjurer définitivement l'erreur ; jusqu'à ce qu'elle ait conquis tout le savoir sur
une nature qui lui est muette ; elle est disposée à accepter l'erreur comme sa seconde
nature. La science est l'institutionnalisation de l'erreur la plus improbable.
42. Par l'allusivité omnicompréhensive du fétiche-pensée et de sa
symbologie (mais la pensée verbalisée est toujours symbole extrait d'une cohérence
sensorielle aliénée : tout mot est interdiction d'un autre), on ne change pas seulement
le sens pour un plus utile en valorisant la pensée-outil, la pensée opératoire. Si la
religion est le réseau, la grille de la logique formelle prête à capturer en soi tout reste
du mystère du monde pressenti comme extériorité inexpliquée, à ce sens du mystère
correspond un vide d'intériorité inexpliquée que la rationalité globalisante des modes
39
de production, parfaitement cohérentes avec le principe d'objectivation, ne peut se
retenir d'extraire de l'informe non-relaté, ne peut s'abstenir de formaliser. L'art en est
la réalisation spécifique. L'art sacralise les formes, tandis qu'il est formalise la
sacralité intériorisée. De même que la religion est la forme que l'inexpliqué présent
assume en tombant sur le terrain de la valorisation, de même l'art est la forme
qu'assume, en remontant à la surface des modes de production, l'inexpliqué, le
« reste » de l'être qui, de l'intérieur de la corporéité ne peut s'expliquer dans le fait
d'être de la corporéité instrumentalisée, affleure à la superficie des modes de
production. L'esthétique c'est la cicatrice du « beau », c'est-à-dire de ce qui est
signifiant total en soi, extirpé de la vie. Mais immédiatement, ce qui jaillit comme
médiation entre le sens vif instrumentalisé et le sens vif non révélé, entre le devoir-
être des corps prisonniers des modes de production et le vouloir-être de la vie du
corps libéré, se fixe comme miroir de la valeur qui s'y modèle.
Dans la peinture égyptienne comme dans la sculpture grecque,
l'imagination met moins en forme les modèles des dieux, qu'elle ne taille les formes
auxquelles ce qui manque aux hommes doit se modeler pour compter comme prière
exaucée par le tout : tout symbole ment sur l'essence. Si l'économie politique – et
toute science dans son rôle de projection pragmatique est de l'économie « in
progress » – ment en se faisant passer pour la dimension du tout, si la religion ment
en se faisant passer pour l'anticipation du sens de tout, si l'art ment en se faisant
passer pour ce qui manque à tout : ce qui lui manque pour être vrai. En consacrant la
ressemblance, l'art occulte le vide dont il naît. Et c'est ainsi que, se renvoyant de l'une
à l'autre la preuve, clef interchangeable des valeurs, rétroagissant sur les matrices de
l'une à l'autre, les trois sphères de la « pensée » socialisée réussissent à à composer,
dans une fantasmagorie de dislocations s'enchaînant l'une l'autre, et aux dépens de
l'unitaire prison de l'être, l'apparence de la totalité en mouvement, la totalité fictive
40
d'un cycle en procès. Le pool de l'activité aliénée arbore l'enseigne de la Vie de
l'Homme.
[1] Cf. M. Mauss, Théorie générale de la magie.
[2] En français dans le texte.
[3] Cf. M. Eliade, Traité d’histoire des religions.
[4] En français dans le texte original.
[5] Leurs membres se réunissaient nus pour retrouver l’état d’innocence d’Adam [N.d.t.T].
41
[6] En français dans le texte.
4. Chirurgie esthétique
« Toutes les idéologies qui veulent mettre en
avant l'homme par rapport au monde physique et
lui donner sur ce dernier un empire qui le libère
de la détermination, même quand elles ne le
disent pas, ne pensent pas à l'homme-espèce,
mais à l'homme-personne. »
A. Bordiga, Contenu original du programme
communiste
43. Sous la domination du capital réellement totalitaire, le règne de la
séparation est contraint de se dépasser, de se fondre dans une unité du réel où un
unique mécanisme centralisé – le mécanisme d'éternisation de la valeur – assume le
contrôle synthétisé de toute forme dans laquelle l'être-capital doit apparaître sous les
42
aspects fictif des « formes de vie ». Le capital qui s'empare des moyens de l'espèce de
se produire, totalise en soi, matérialisés, les règnes autrefois distincts de la science, de
la religion et de l'art, fondus dans une circulation accélérée du sens, assujetti comme
argent sui generis à la réalisation de la valeur. Autant la synthèse que le capital opère
sur toute production de sens est solidaire, bloquée, monolithique, autant se multiplient
les formes dans lesquelles le sens se convertit en valeur. En réalisant de façon
renversée et à la fin de l'histoire la genèse religieuse, le capital a acquis la certitude
d'une chose : la nécessité de se produire à l'image et à la ressemblance de l'homme
qu'il veut faire sien. Il voit dans chacun le collecteur de sens, l'archétype miniaturisé
d'une société produite en série, dans laquelle le procès de valorisation accomplit en
entier sa circulation : l'iter ultra-nouveau qui rattache les canaux de la valorisation
extériorisée aux canaux de la valorisation intériorisée. Chaque jour de chacun est un
cycle complet. En chacun règne l'identique au tout.
44. L'essence aventureuse et totalisante de la vie comme expérience
sensorielle de son propre rapport actif avec le monde n'est pas, dans le « monde » de
la production, détruite, simplement effacée : elle est transformée en son contraire.
Toute pratique respectueuse d'une norme est une liturgie ; toute liturgie est la
cristallisation organisée du sens vivant profané : réifié en symboles, signifié. Déjà en
réduisant l'activité du travail, la communauté sociale, qui a accumulé en elle le sens
cristallisé de tout « faire », réduit chacun de ses composants à un pur agent
reproducteur d'une expérience prédéterminée, et donc fictive. En l'ordonnant officiant
du sens communautaire, elle le subordonne en tout : en tout son être ordonné au faire
de la communauté. Dans cette condition il subsiste, dans l'idéologie « mathématisée »
de l'échange entre travail et survie, un reste de la positivité ancestrale renforcée dans
l'activité purement animale, purement naturelle, dont le corps combiné conserve sa
composante la plus voisine de l'être biologique, le projet non-oublié d'une praxis
43
ayant pour but l'échange organique (espèce-nature ; horde-habitat ; homme-monde
dans la subjectivité proprioceptive) – mais il y survit déjà mystifié. Cumulant en soi
tout sens du faire, la communauté, sous le regard scotomisé de ses membres, se fait
monde, totalité en soi organique au sein de laquelle l'entreprise « terrifiante » de la
survie se réduit à la pratique paisible de l'échange.
45. L'ordination de chacun au faire communautaire mystifie, derrière
l'idéologie de l'échange travail/survie, la praxis d'une sujétion totalitaire de l'être
individuel à la survie de la communauté comme telle. En ce sens, non seulement les
espaces et les temps de la gestualité spécifique du travail sont pris dans leur valeur de
travail productif, mais tout le temps et l'espace de l'être, pour autant qu'il apparaît
dans la sphère du social, se déterminent en fonction directe de la valorisation de la
survie communautaire ; tout l'être de tous est productif pour autant qu'y existe du
social, de la vie sociale, dans sa totalité. Néanmoins, et même dans les limites de ce
rapport fixé, il exista, dans les espaces et les temps de la vie individuelle, aussi
longtemps que cela fut possible, une circulation des sens spécifiques, une persistance
du sens de chaque faire qui conservait à la subjectivité de chacun non pas tant
l'illusion (l'iconographie programmée et diffusée par les centres de pouvoir) qu'une
réalité circonscrite d'effective expérience indépendante, libre à l'égard d'une
« liberté » conditionnée mais opérante. La machine sociale consentait à ses organes –
les hommes actifs qui la constituaient – un « jeu », et un espace que seules la
contraction ultérieure des temps productifs et l'extraction plus approfondie de tout
résidu d'énergie vitale, auront successivement réduit à rien : à la coïncidence
micrométrique, de haute précision, de chaque mode d'être et de chaque espace et
temps avec la dynamique de la production. Ou bien, naturellement, à tout, à
l'insurrection, grâce au renversement dialectique, au surgissement brûlant de la vie
contre la mort de la volonté d'être contre les conditions de la préhistoire.
44
46. La production capitaliste en série, en introduisant la « figure » du
travailleur combiné réduit tout être individuel, durant le temps et sur le lieu de la
prestation de travail, à la parcelle punctiforme et obsessivement itérative d'un faire qui
désormais transcende, tout à fait explicitement, les limites de la subjectivité opérante.
En ce sens, la praxis productive capitaliste propose une épreuve sportive, très
concrète et nullement métaphorique, de « l'esprit » qui domine la machine sociale.
Mais la réduction de l'activité de chacun (du travail) au fragment « humiliant » et
obsessif d'une répétitivité générale n'est pas du tout le point saillant de la dégradation
de l'homme à une particule d'un ensemble qui le transcende avec une brutalité
finalement explicite. Au contraire de ce que pensent tous les moralistes apologètes du
« travail humanisé » et de sa mortification présumée de la part d'un capitalisme
excessivement cynique, la clef logique de la production en série tient toute dans la
modification du rapport travail/survie, dans la manipulation du bilan de l'échange
ancestral : elle tient toute dans la qualité et la spécificité de ce qui est offert au
travailleur « atomisé » en échange de sa prestation. C'est là que le caractère
effectivement anti-humain du capital moderne montre son vrai visage. La sérialité
non seulement ne se conclue pas dans la répétition parcellaire du geste de travail mais
au contraire, et bien qu'elle tire de là le centre de son agression, se retrouve dans tout
le reste du vécu social qui en est la projection, comme les figures mouvantes d'un film
sont celles de l'image dont la pellicule matrice est impressionnée. La répétition
phantasmatique dans laquelle chacun reproduit dans le quotidien le parcours
obligatoire de sa mésaventure est le produit réel de son auto-production complessive :
c'est là que la survie, présentée comme contre-valeur du sacrifice productif, révèle sa
nature réelle de matière effective du travail qui est le fait de vivre, valorisation de
chaque soi dans le sens prédéterminé que lui imprime la machine sociale, rotation du
petit monde de chacun autour du pivot de l'identité sérielle, âme profonde de cette
45
magie sans enchantement.
47. Ce sont précisément les chirurgiens esthétiques comme Mansholt ou
Galbraith qui se préoccupent de refaire un visage à la « qualité de la vie ». Ils ont
encore besoin de faire croire que la survie promue au grade de « vie » est la contre-
valeur substantielle du travail comme sacrifice nécessaire, en occultant le plus
longtemps possible la vérité patente de la vie comme travail. La « vie » sera d'autant
moins horrible que chacun de ses co-producteurs s'y investira d'autant plus pour s'y
valoriser, que d'autant plus le capital à visage humain réalisera en chacun sa valeur.
Mais de même que l'horreur du cancer ne peut se cacher quand la néoplasie est en
train de le nécrotiser, de même la face nécrotique du capital ne peut que se refléter
dans l'horreur de la vie de chacun. Entre la propagande pour la « vie » et les traits
indéniables de la mort qui est la réalité en procès, le capital voit avec son horreur
s'imprimer le futur.
Défonçant le mur d'une subjectivité déjà emprisonnée par l'histoire,
l'économie politique déborde à l'intérieur de chaque être ; rapidement elle comble tout
vide, en le cachant tout simplement. Au moment où l'identique se reproduit de façon
homogène, il perd les traits de la prison qu'il a toujours été, et prends les traits de
l'entreprise capitaliste. Chaque entreprise productive est un hôtel des monnaies depuis
que l'argent s'est transsubstantialisé en crédit, et le capital fictif valorisé grâce au
« bon » renom de l'entreprise. Chaque entreprise frappe sa monnaie inexistante ; on lit
par transparence, au-delà de la façade, l'addition truquée de son château d'escompte.
De la même façon en chacun le capital crée un entrepreneur de lui-même : en fondant
toute « personnalité » à l'image d'une entreprise, la lançant dans la circulation
apoplectique du crédit, là où il n'y a pour circuler que la généralité du non avoir. Le
capital qui se fait homme fait de chaque homme le capital, de toute vie l'entreprise de
46
la valeur, de chaque « personne » une firme débitrice en permanence de son sens,
créditrice en permanence du non-sens généralisé.
48. L'anthropomorphose du capital recompose à l'intérieur de la
« personnalité » le procès de la valorisation. Pour y parvenir, elle réduit la vie de
chacun à ses propres termes : elle y reproduit sa propre composition organique. Sur le
terrain de l'économie productrice de marchandises, le capital se valorise en
accumulant du travail mort qui intègre à lui-même du travail vivant : la force-de-
travail est attirée dans le procès du simple racket de la survie, et c’est ainsi qu’elle se
transforme, convertissant sa propre énergie en travail mort, en force de valorisation de
l’appareil appropriateur. La dévalorisation est le mécanisme d’auto-régulation avec
lequel le capital tend à réduire l’accroissement grandissant du travail mort vis-à-vis
du travail vivant aux limites d’une dynamique de récupération qui lui permette de
maintenir la force d’attraction du travail mort à l’égard du travail vivant, engendrant
en même temps la chute tendancielle du taux de profit. Le capital greffe son procès de
valorisation sur les présupposés sociaux ou naturels existants : la valeur d’usage, de
même que la force-de-travail aliénée n’est que la transcroissance de la créativité
humaine instrumentalisée.
En s’intériorisant, le procès s’installe dans la sphère de l’existence
subjective en un mode identique : il en vient à se greffer sur des présupposés
psychologiques (la société intériorisée) ou organique (la nature intérieure)
préexistants. Même ici le capital trouve son terrain préparé par l’histoire ; même ici il
ne fait que planter se dents dans une jugulaire pulsante. La « personnalité », ou la
« personne sociale » de laquelle le capital s’empare immédiatement est déjà en soi un
produit historiquement déterminé. A partir des modes les plus élémentaires de
production de la communauté primitive, à travers la médiation de cette prothèse sui
47
generis que constitue la langue sociale, tandis qu’elle étouffe et dévie la
communication organique entre le corps pris comme organes sensoriels globaux, la
combinaison du corps avec l’outil-prothèse fonde sur la surface même des modes de
production sociale un niveau d’organisation forcée de la communication
intercorporelle intégralement symbolisée. Le simple accès à ce niveau d’organisation
forcée fonctionne comme un seuil d’inclusion/exclusion : tout ce qui ne se conforme
pas au modèle obligatoire est expulsé, nié comme inexistant. C’est ainsi que la langue
sociale s’annexe toute activité des corps : en les intégrant dans la normative générale
dont elle est le code-protocole, en les enrobant pour qu’ils se signifient dans le
répertoire exclusif des gestes institués comme signifiants, mais en excluant en même
temps de sa propre sphère, donc du pouvoir de signifier, n’importe quel autre mode
d’être des corps qui ne s’accorde pas fonctionnellement à elle. La langue sociale se
rapporte à la corporéité globale qu’elle sous-tend de la même façon qu’elle se
rapporte à l’univers naturel dans sa totalité : en annexant à ses schémas ce qu’elle est
en mesure de nommer ou d’exorciser. En ce sens également, la corporéité niée est,
aussi bien que la totalité naturelle, objectivée et distanciée, niée dans sa cohérence et
perçue en même temps comme réserve d’énergie et source d’énigmes mortifères :
pour tout se qui se manifeste en elle d’irréductible à la totalisation de la production
aliénée. Néanmoins la production puise « progressivement » dans ce puits.
49. L’anthropomorphose des lois du capital marche de pair avec
l’intensification des formes pathologiques complessives dont la vie quotidienne de
chacun tend à n’être qu’une simple liste ou résumé. Aussi devient-il possible de
dégager sans aucune équivoque, telle qu’elle est, la pathogenèse sociale de toute
forme de « maladie mentale » en tant que maladie spécifiquement capitaliste. Quand
l’individu se trouve pris comme première personne par le procès de valorisation et de
dévalorisation, sa fonctionnalité nerveuse en devient simplement un double. (Tandis
48
que dans la sphère de l’extériorité objective la domination réelle s’intègre à tout être,
en le réduisant à son propre organisme, dans la sphère de l’intériorité colonisée l’être-
capital réduit à lui-même la fonctionnalité de l’organisation égoarchique, mais ne
réussit pas à s’emparer de l’essence organique. Sur ce terrain l’être-capital ne réussit
pas à aller au-delà d’une phase de domination formelle. Dans l’essence organique se
polarise désormais la subjectivité antagoniste du prolétariat révolutionnaire).
Dans le cycle de la marchandise la valeur produite doit circuler en
accomplissant diverses métamorphoses, sous les séduisantes dépouilles d’une
quelconque valeur d’usage, pour parvenir à se réaliser et donc à se valoriser ; il en est
de même pour l’individu réduit à fragment du mouvement complessif de la valeur et
qui doit, en un continuum obsessivement contraint (question de « vie » ou de
« mort »), valoriser sa propre survie qui doit, en tant qu’image ayant apparence de
valeur d’usage, ou se réaliser en devenant la matrice d’une série, ou aller au-devant
du désastre de la valorisation. Ce que la domination réelle du capital cherche à
programmer dans ce circuit, c’est une « circulation simple » des différentes formes de
survie, dans touts les cas projetées ou confectionnées, où la compétition soit
totalement en vigueur. L’Ego-valeur, qui devient petite entreprise opérant sur le
marché selon le schéma classique de la loi de la valeur (échange de pseudo-
équivalents), est le sujet de l’ultime utopie « proud’honnienne » du capital, la société
du libre-marché de la survie.
Le cycle maniaque euphorique et le cycle dépressif, qui constituent
désormais les moments focaux et caratérisant du non-vécu quotidien et en règlent le
rythme émotif renversé, sont désormais les reflets évidents, l’un de la valorisation
réalisée de la valeur – obtention d’une dignité ontologique tout à fait irréelle – l’autre
d’une banqueroute toujours partiellement mortelle. La cyclothymie s’impose comme
49
destin collectif.
50. Accéder à la langue sociale ne signifie pas seulement s’enrôler comme
sujet parlant : cela signifie être produit comme tel, être, comme disent certains
sémiologues, « parlés » par la langue ; de même qu’être producteur de marchandise
signifie, comme Marx le démontre, être produit en tant que marchandise. De même
que la langue est un système de symboles cristallisés – qui commande à son tour et
ordonne un système d’activités symboliques et de symboles réifiés (se coordonnant
réciproquement selon une autorégulation rétroactive) – de même le Je qui parle est
immédiatement un symbole de soi. C’est ici que naît la « personne », personne
(masque) sociale, séparée de la totalité de son corps, qu’elle re-présente : personne
économico-sociale par excellence.
Les modes selon lesquels se produisent, dans l’histoire, les
communautés sociales ont fait fonctionner l’économie politique de la « personne »
dans des connexions de subordination pseudo-naturelle avec l’économie globale
chaque fois en vigueur. Le pouvoir politique, le pouvoir religieux, le pouvoir culturel
ont enrôlé la personne à leur service pour ce qu’elle était : la représentante
« officielle » d’une corporéité dont la force était nécessaire au pouvoir, mais
« naturellement » médiatisée par la liberté d’apparaître sous le masque d’un rôle
social. Il suffisait aux pouvoirs de s’assurer l’intégration à la communauté de
l’énergie vitale des corps, et il leur était facile de l’assurer au moyen des rôles
productifs que les « personnes » pouvaient s’imaginer assumer ou subir selon que
dominait en elles-mêmes (au niveau de la hiérarchie sociale dans laquelle elles se
trouvaient) et dans la communauté corporée, l’idéologie des libres chances ou, plus
antique et plus humiliante, la religion du fait impénétrable. Dans les divers modes, le
mécanisme d’autorégulation qui gouvernait la communauté comme système en
50
procès se plaçait encore à l’extérieur de l’être individuel. La colonisation de l’existant
se mouvait encore en direction extrojective, de l’intérieur vers l’extérieur de la
corporéité de l’espèce, contre la « nature ». Ce que l’intériorisation automatique de la
nature comportait d’aliénation et de réification à l’intérieur de la corporéité, se
cachait encore dans l’obscurité de l’intériorité non-violée, d’où l’art seulement, dans
sa clairvoyance aveuglée, pouvait tirer le timbre dont vibraient drames et tragédies.
Les artistes étaient les seuls « spécialistes », discrédités par le couronnement
poétique, de l’intériorité. En éternisant l’art, qui était la voix bouleversée du corps
emprisonné, ils en faisaient passer les messages au-dessus des têtes captives.
51. C’est à cette guerre de conquête de l’univers extérieur que les pouvoirs
enrôlaient les corps, appelés par la conscription obligatoire d’un apprentissage se
déroulant durant l’enfance qui, tandis qu’il leur impose « l’uniforme » d’un mode de
parler, c’est-à-dire de se produire, leur fournit l’équipement basilaire d’une
« personnalité », nécessité militante dans le corps social auquel cette dotation le
destine. Aucun modèle de « personnalité » ne peut être étranger à la fonctionnalité du
« corps armé » du système : armé de toutes les variétés de fonctions dans lesquelles la
prothèse complessive s’articule en son intérieur. Quel que soit le rôle auquel la
combinaison de son énergie organique corporelle avec la « dotation » qui se l’agrège
la destine, toute « personnalité » accède à la production sociale de sens.
Dans cette phase, l’intimité entre les pouvoirs centraux et les corps
s’arrête au seuil, rigidement formalisé, de la « personne sociale ». La personne
sociale fonctionnait dans le système global comme simple mécanisme extracteur-
régulateur qui, tandis qu’il prenait à l’extérieur, en l’émettant dans la circulation du
système, l’énergie nécessaire emmagasinée par le corps vivant, réglait, à l’intérieur de
celui-ci, l’équilibre d’afflux en les rapportant aux exigences dynamiques de
51
l’économie complessive. La vie était encore « mystère » utile : aussi longtemps que la
survie se posait comme le combat engagé entre le corps de l’espèce et le milieu qui
l’entourait ; le temps et l’espace, non encore enfermés dans des rythmes et des
quantités de production, pouvaient apparaître infinis.
Dans la distribution massive des rôles, tendant d’autant plus à une
homogénéisation substantielle qu’ils sont plus formellement et spectaculairement
différenciés, quelques uns accèdent à une position privilégiées exceptionnelle. Le
« sens commun », la logique tout de suite facile et répétitive des modes de production
existants, ne pouvaient s’instaurer comme une cycléité définie (et définissant le
rapport entre la communauté sociale et son milieu) sans risquer de se cristalliser en
une conservation-suicide. Dans la communauté humaine – où le système symbolique
fonctionne comme un servocommande qui « intériorise » incessamment le rapport
tandis qu’il le contrôle et le reproduit – toute incohérence entre les modes de
production exprimés dans l’ensemble instrumental-prothèse et l’essence organique de
la dynamique réelle se manifeste dans les termes de la contradiction économique-
politique de la tension sociale. Toute révolution n’est que l’insurrection de la vie
organique en procès contre la structure bloquante qui inhibe l’évolution de son mode
de se produire en cohérence spontanée avec les mutations survenues dans le rapport
qualitatif entre le corps de l’espèce et son habitat, intériorisé par la médiation du
système symbolique.
52. Le système symbolique fonctionne en deux directions contradictoires
en apparence seulement : d’un côté, au niveau normalisant de la production et de la
circulation de sens commun, il agit comme mécanisme de fixation et de perpétuation
des modes de production existants ; d’un autre côté, au niveau « exceptionnel »
d’élaboration d’un nouveau sens, il a fonction de censeur des contradictions
52
croissantes et d’incubateur de solution fournissant une issue. D’un coté il intériorise
les raisons d’Etat, en les projetant à l’intérieur de l’individualité séparée ; d’un autre
côté il extériorise l’état de la raison naturelle, en extrayant de l’intérieur de la
corporéité organique vitale les pulsions des désirs et des besoins essentiels, et en les
projetant, transubstantialisées dans la rationalisation verbalisée, sur l’écran
omnicompréhensif de la culture sociale. A cette seconde fonction spécifique du
système symbolique participent inconsciemment tous les individus, mais sous forme
d’efficacité et à des degrés d’incidence pragmatique aussi différenciés que le sont les
niveaux de la hiérarchie sociale auxquels ils se trouvent placés et qui la déterminent.
Mais, comme pour chacune de ses fonctions essentielles, le système condense la
subjectivité exclusive et privilégiée de la production de « sens nouveau » en des
« personnes » investies d’un rôles autonomisé : à chaque fonction du règne, le règne
de ses fonctionnaires.
De même que pour l’homme antique, le sens de la magie se condensait
en s’incarnant dans la « figure » prometteuse du shamane ou du sorcier, ainsi le savoir
être moderne condense dans les « figures » prometteuses du savant et de l’artiste le
sens anticipé de ce qui manque à la « vie » pour qu’elle se sente vraiment exprimée.
53. La science du savant, la pénétration de voyant propre à l’artiste
jaillissent toutes les deux d’une émergence de la négation. S’ils montrent qu’ils
savaient ce que personne d’autre sait c’est parce qu’ils se démontrent capables de nier
l’intégralité de ce que chacun croit savoir. Les savants savent surtout que le savoir ne
sait pas du tout. Par essais et erreurs, ils parviennent à la connaissance de fragments
d’inconnu, démontrant en même temps la relativité de la certitude et la
complémentarité toujours fuyante de l’ignoré. Avant tout autre chose, les savants sont
dans la communauté pour représenter le doute ne procès qui corrode dans l’intériorité
53
de tout individu séparé, les fondements sur lesquels la « personne sociale » se
construit dans l’obéissance aux règles générales. La sacralité qui investit la figure du
savoir provient de la certitude du non savoir ensevelie dans chacun et qui s’y reflète
renversée.
54. Patron de la science depuis que savoir et produire coïncident, le capital
en a tiré tous le itinéraires de son chemin vers la conquête de la planète aussi
longtemps que la dernière carte de la planète conquise ne lui a pas fourni le
diagramme de sa fin immanente. Des terminaux et des ordinateurs affluent, vers le
cerveau du système, les sommes de son histoire : les comptes se font, mais ce sont
ceux de Marx. Comme on l’a vu, c’est le moment auquel la critique de l’économie
politique fait son entrée dans le temple : c’est la mâchoire d’âne dans le poing de
Samson. Le dernier profil net de la science progressiste est la confirmation
cybernétique de la perte de tout progrès possible.
55. Si le capital devenu espèce rencontre, dans les limites
thermodynamiques de la planète et dans la croissance de l’espèce les limites de son
développement quantitatif, la ruse de l’erreur l’incline à renverser la tendance : à
conquérir à l’intérieur du corps de l’espèce l’espace que, jusque là, il a
désastreusement conquis à l’extérieur, et à trouver ainsi, dans l’intimité des corps, la
dernière qualité à convertir en quantité. Il ne s’agit, une fois encore, que de mettre à
l’œuvre l’automatisme de la contre-révolution. La critique radicale avait indiqué, il y
a plus d’un siècle, non pas en tant que limites mais en tant que contradictions, les
traits, qui définissaient l’être-capital : déshumanisation du travail aliéné, fétichisme
de la marchandise, domination du travail mort sur le travail vivant, dévalorisation
nécessaire (le gaspillage utile au capital), autonomisation de la valeur en procès,
dynamique circulaire de la valeur d’échange (à laquelle la valeur d’usage prête sa
54
mémoire des besoins organiques sous-jacents). La nouvelle utopie capitaliste ne peut
prospecter une réalisation ressemblante de l’équilibre valorisation/survie qu’en
appelant à elle la raison critique, en l’intégrant à sa propre perpétuation et en
assignant à l’art, promu au rang de science de l’imagination programmée, le rôle de
modeler la valeur intériorisée.
56. Le capital « illuminé » (illuminé par les éclairs du déluge) qui a fait
sienne la critique de l’économie politique, s’impose de liquider au plus vite les
contradictions du développement quantitatif. Pour le faire, il vise l’équilibre en virant
brusquement de la rhétorique de l’optimisme progressiste aux prophéties du
pessimisme millénariste ; il tente de se soustraire à l’inondation intoxicante des
marchandises, à la dérive de la dévalorisation ; il passe du terrain de la nature en voie
d’épuisement à celui de la nature enfouie dans la corporéité survivante. C’est là qu(il
se promet d’atteindre une nouvelle qualité sur laquelle il transcroîtra de nouveau, en
la quantifiant. Tout le monde sur le pont aux postes de manœuvre ! Tandis que les
scientifiques scrutent les contours du typhon qui s’approche rapidement, les artistes
maîtres de la hache préparent le radeau de la Méduse.
57. A bas la production de marchandises inutiles et trop rapidement
périssables, à bas la croissance incontrôlées de nouvelles entreprises, à bas la
dévalorisation accélérée, à bas l’extraction insensée d’énergie naturelle en voie
d’épuisement, à bas l’industrialisation concentrée en quelques nations, à bas la
production polluante, à bas l’exploitation déséquilibrée de la terre ; mais surtout il
faut expulser de la vie de l’homme-capital de travail producteur seulement de
marchandise. Ceci est la quintessence des recommandations qui concluent le rapport
du MIT, et ceci est le sens explicite des suggestions de Mansholt. Mais si le capital
renonce à se surproduire, s’il déconsacre l’eucharistie des consommations, à quel
55
nouveau saint va-t-il se vouer ? C’est facile à prévoir : le règne de l’abondance
matérielle pour quelques uns est révolu, vive le règne de l’ascèse spirituelle pour tous.
Qu’on abaisse les heures de travail à la machine de 40 à 20 par semaines, qu’on soit
davantage au service des « services personnels » ; qu’on augmente le temps libre, que
« fleurissent » dans ce nouveau temps libres (de la liberté d’être inutiles) la culture et
la poésie, qu’on se socialise au plus vite, en faisant de la vie une école du devoir
permanent, esthétique et philosophique ; qu’apparaisse chez tout homme le poète de
sa survie. Le capital à visage humain a besoin d’un peuple plus policé.
5. L’art de vivre
« Hélas, mes frères ! De
chacun on sait quelque chose
de trop ! Certains nous
deviennent transparents, mais
nonobstant cela, nous
sommes loin de les avoir
vraiment pénétrés. Il est
difficile de vivre avec les
hommes parce que se taire est
tout autan difficile. Et ce
n’est pas envers celui qui
nous inspire de la répugnance
que nous sommes les plus
injustes, mais bien à l’égard
56
de celui dont rien ne nous
importe. »
F. Nietzsche,
Ainsi parlait
Zarathoustra
58. Il n’est pas un seul point du « paysage » sur lequel notre regard puisse
se poser sans rencontrer un symbole réifié. Jetés tout vifs à la fin de la préhistoire,
nous nous mouvons dans l’épaisseur de tous les codes stratifiés. Hors de nous comme
en nous, la nature naturelle est enfouie depuis longtemps, remplacée par la jungle des
signifiés. C’est le moment de comprendre que les « choses » que regardent les
linguistes, avec leurs yeux faussement ingénus de robinsons tombés dans l’enfance,
ne sont que celles que la langue a programmées et modelées, ne sont que de la langue
réalisée ; c’est maintenant que le « référent » se démasque comme l’objectif parlant
qu’il est, comme « Verbe » impersonnel du devoir-être réifié. C’est maintenant que
« la pensée linéaire » et sa fausse perspective, l’infinité apocryphe des chaînes
causales, nous donne son adresse (que la dialectique radicale a d’autre part déjà
rendue publique et fait connaître comme le mode de se reproduire de l’idéologie
dominante) ; c’est maintenant qu’elle se constitue prisonnière de la police scientifique
jusque sur ce dernier bastion de la sacralité du Verbe, déjà désacralisée par n’importe
quel enfant qui sait reconnaître de prime abord dans une chansonnette aussi bien la
raison sociale de l’entreprise qui l’a produite quel a substance de la marchandise à
laquelle elle renvoie.
57
Nous sommes tous en train d’apprendre que la « réalité » est la langue de
fer dans laquelle s’exprime le pouvoir du sens mort, contre la vie comme sens ; de
même que nous sommes tous en train d’apprendre que la langue est le béton dans
lequel se meurt notre besoin de nous exprimer vivant, en le rivant à ce fer, en le
pétrissant avec cette mort. La spirale va du « réel » à nous et y retourne en nous
emportant avec elle, accrochée à son sens. Seulement en se reflétant en nous,
l’organisation spectrale des apparences peut nous apparaître, aux instants enchaînés
par le rythme de la survie dans lequel notre être se transmute en valeur. Mais plus la
spirale s’élargit plus le ressort devient faible. A force de mentir sur tout, le tout
devenu mensonge est en voie de perdre toute force.
59. « Comment montrer à l’aide de phrases que ces signes dénoncent
l’organisation phraséologique de l’apparence ? »[1]. Les signes sont enfouis en nous,
cachés sous la pierre tombale que l’organisation de l’apparence étend sur la vie niée
des corps emmurés vivants. Mais ils affleurent par explosion, jaillissent du ciment qui
se crevasse. Les professeurs des hôpitaux psychiatriques, les aliénistes-gardiens de
l’aliénation d’Etat ne sont plus les seuls à le savoir ; ils n’apparaissent plus seulement
sous les traits de la schizophrénie « privée », du « cas clinique », du détraquement
accidentel des appareils-corps, même affectés du vice de fabrication d’un excès de
vie : dans la « folie » de masse, de même que dans les « névroses » sociales, est en
train d’exploser le signe de la vie qui s’insurge contre la cage des « signes » de pierre
et de fer, l’acide – tel l’acide lysergique – capable de corroder et de briser le métal qui
arme le ciment de la survie.
Chacun est sur le point de devenir le « fou de la maison » s’il ne l’est
déjà. C’est fini le temps où la « folie » était le mal honteux et secret dont quelqu’un
de temps à autre venait à être atteint, caricature insupportable de la « personnalité »
58
comme de la « créativité », bouleversement sarcastique de la propriété privée de la
pensée. L’époque va finissant où, dans de rares familles « marquées par Dieu », on
pleurait le fou de la maison, au secret dans l’hospice comme mort à la vie. La société
des déchets remélange sa matière en enfonçant toutes les limites, en battant tous les
records ; tous les indices se cabrent dans des croissances exponentielles. La folie a
rompu les barrières, le délire s’est socialisé. Mais pour mieux montrer, avec la force
désespérée de la vie qui ne veut pas entendre parler de se rendre, quelle est la vraie
folie, quel est le délire socialisé. N’importe quel hospice est un lieu de méditation
absorbée, tout comme une chaîne de montage, un bureau, une ville, un lieu de
villégiature, une queue de retour de week-end. Les médications
psychopharmaceutiques ne parviendront pas à arrêter la dénonciation collective de la
folie obligatoire. Les architectes peuvent se dispenser de projeter de nouveaux
hospices : une cascade ne tient pas dans une boîte.
60. Désormais tout pouvoir le sait : il ne peut pas durer. Et il le dit, en
espérant exorciser ainsi les échéances qui le minent. Il le dit avec la voix de la
conscience la plus fausse qui a jamais été infligée à un peuple acculturé en
couillonneries. Au fur et à mesure que la « réalité », cette construction emberlificotée
et maniaque, faite d’assemblages d’irréalités laquées – qui subitement s’écaillent –
recouvre de son armature chaque point du « paysage » étendu entre chaque Moi et
l’horizon ; au fur et à mesure que les impératifs de la production y tracent les flèches
directrices des itinéraires obligatoires tant pour le « travail » que pour le
« divertissement », tous deux inséparablement liés au procès de valorisation et de
dévalorisation ; au fur et à mesure que les yeux, contraints de mesurer, se remplissent
d’abord d’effarement et d’incrédulité, puis de désespoir et enfin de rage, la bande
sonore du « Carosello[2] » enjoint de ne pas croire à ses propres yeux, menace de
mort les pauvres d’esprit qui prétendent « être » tous ici, tous dans la matière de la
59
communauté devenu matérielle. Pour mieux enchaîner chacun à la machine, la
conscience malheureuse nie toute substance aux fers de la machine. La conscience
malheureuse sait que la réalité délire mais ne sait proposer que son propre délire
comme réalité de substitution. Elle tente de redonner à la langue la dignité de se
signifier autre chose que les choses ; mais la langue-chose la tourne en dérision en
l’engloutissant comme le crapaud engloutissant le papillon. Elle décante l’incolore en
couleurs, en distille le reste de sens vivant qui y gît prisonnier ; mais tout de suite le
tapis roulant de la chaîne de montage conduit dans l’incolore de ces couleurs, amène
dans le non-sens ce sens recapté, échappé des souterrains et ressaisi aux étages
supérieurs. De même qu’au cours du sommeil le rêve crie l’impérieux besoin de vivre
du corps enfermé dans les souterrains de la « personne » (et la personne tente de s’en
libérer en le confiant à l’analyste-policier qui en fait l’usage le plus efficace pour
renforcer le cauchemar de la veille quotidienne), de même la conscience malheureuse
élève sur le dépôt des choses désertes la voix arrachée au corps qui sont ces choses :
c’est ainsi qu’on fabrique toujours de nouvelles personnes-choses, en produisant dans
la chambre séparée de la fausse conscience les matrices du dépassement fictif de la
« choséité », pour en reproduire comme si elle était vivante la force d’attraction sur la
vie.
61. La conscience malheureuse a toujours fait ce métier-là : elle a toujours
été un entrepreneur d’une négation fictive de l’existant formalisée dans les modes
parfaits de la confession esthétique, dont la séparation statutaire de la vie réelle des
contradictions en actes – l’unique « vécu » dont une humanité dépossédée de toute
réalité peut compter sur sa peau les traces cicatrisées – est sanctionnée par sa propre
croissance, dans une langue d’autant plus ésotérique que pénétrante et poignante, au-
dessus des niveaux d’échange de la langue qui normatise tout échange. La conscience
malheureuse puise ses thèmes dans le cachot d’où tout corps souffre de ne pouvoir
60
sortir sinon pour tirer de lui l’énergie qui alimente la machine, le cachot scellé au-
dessus de la surface sur laquelle court, dans et pour les modes de production, la
fausse vie de l’échange généralisé, frappée de l’empreinte des valeurs d’usage de la
langue ; mais au lieu d’injecter ces thèmes dénudés dans le terrain même de la langue
de l’échange, au lieu de permettre et de promouvoir l’assaut du sens emprisonné au
non-sens emprisonnant, elle les tire à elle vers une hyper-langue qui est son ghetto
tout désigné, garanti par la séparation ; et là les thèmes de la vie niée passent en
survolant l’irréalité sans même l’égratigner. De ce ciel inutile et en tape-à-l’œil, ils
retombent comme fall-out sur le sol des modes de production, dans les formes
triturées, dégradées, des modes culturelles : rien d’autre que de nouvelles couleurs,
rien d’autre que de nouvelles impressions de détails secondaire, fignolages utiles pour
un seul instant dans la ressemblance de la vie produite, graissage d’engrenages déjà
graissés, nouvelle flexibilité des articulations, nouveaux pignons pour les dérailleurs
capables de faire apparaître plate la plus raide des montées.
62. « Comment montrer à l’aide de phrases ces signes qui dénoncent
l’organisation phraséologique des apparences ? ». Quelle chose garantit à cet écrit
qu’il échappe à l’intégration automatique, la mise à zéro qui fond sur tout discours
prononcé dans les formes disqualifiées de la culture ? Rien du tout. La culture a
l’omnivoracité de l’avide qui sait avoir derrière lui le vomitorium. Mais la dialectique
radiale peut se moquer des risques qu’elle court : elle ne parle pas de la vérité à
quelqu’un, mais elle parle de la vérité de chacun ; elle ne demande pas à être écoutée,
divulguée, traduite en détails, mais elle prétend se vérifier ; elle sait être consciente et
si elle parle, c’est qu’elle fait de la culture l’usage que l’enragé fait de la rue et de la
vitrine : l’expression de sa propre colère créatrice.
Rien de plus, mais absolument rien de moins. Personne ne délire plus à
61
propos des « courroies de transmission », que les intellectuels enrôlés à titre de
pédagogues. Tout simplement chacun fait du lieu auquel il est lié le terrain de son
insurrection : l’important est de ne pas s’en satisfaire, l’important est que tout lieu
brûle, chaque lieu de sa propre vie comme chaque lieu de la non-vie de tous. A cela
doivent se réduire tous les rôles : au feu de la passion qui les brûle la dialectique
radicale ne jette pas les mots comme des bouteilles vides : une commune sagesse
enseigne chaque jour aux insurgés de quel usage créatifs se chargent les bouteilles.
C’est cette même sagesse qui prend la parole : elle n’a rien à indiquer aux autres que
sa cible. La fraternité de la colère n’a pas besoin de docteurs. Nous savons tout de
nous-mêmes dès que nous savons que chacun de nous est simplement le contraire de
ce qui le nie. Dans la dialectique radicale parle une conscience qui se sépare pour
toujours du malheur. Elle sait parler aussi contre elle-même dès qu’elle se voit ré-
englobée dans le malheur.
63. Plus grise, plus misérable, plus répétitive, plus dégradante, plus vide
était la vie de chacun et plus le film de l’aventure était rutilant de sens séquestré,
exclusif, sublimant, débordant. Il suffit de circonscrire les fragments d’une vie
quelconque, dans la mosaïque qui en expurge la tristesse d’être authentiquement non
vécue, pour saisir d’un seul coup toutes les qualifications avec l’absence desquelles
elle est constituée. Ceci est la leçon que le capital à visage humain veut apprendre de
l’art, pour la transfuser immédiatement dans le corps emprisonné derrière ce visage.
Que chacun soit l’entrepreneur d’une transcendance généralisée. Que chacun saisisse
son sens valorisé dans les dividendes des Actions Imaginaires. Un petit effort et tu ne
seras plus le toi qui se connaît comme pauvre de tout et soumis à tout, mais seras le
héros des aventures du sens centralisé, duquel tes sens sont en permanence créditeurs.
Tu seras l’amant magnifique d’une amante magnifique et vice-versa, à condition que
tu ne croies plus un mot de ce que tes sens savent. Discrédite tes cauchemars
62
d’esclave et tu seras le roi des cauchemars, finalement supérieur à tous les autres,
enfermés chacun dans leur supériorité. Tu seras le puissant producteur du film de ta
vie, à condition d’oublier que c’est toi qui ne vis pas. Tu seras le spectateur
enthousiaste de toi-même, il suffit de que tu ne prétendes pas t’élever. Tu seras la
banque centrale du sens du tout, à condition de e jamais te regarder dans le miroir de
la vérité : en toi-même qui te renvoie l’image d’un mendiant d’un morceau de sens
avec lequel survivre. Tu seras tout, à condition de ne pas voir que tu es un soldat du
Rien.
64. Maintenant que le capital se trouve confronté à l’entreprise très
nouvelle de se donner un tel peuple de stoïques, seul le rêve peut continuer à être
surabondant. Partant en guerre contre la bande pullulante de ses « choses »
dégradées, le capital appelle à lui, en la faisant sienne, la conscience malheureuse
dans le double rôle de liquidatrice du règne des choses, et de planificatrice du règne
de la valeur transubstantialisée. Il ne s’agit pas tant – comme les présentateurs du
MIT, Mansholt, Laborit[3], et tous les propagandistes d’une inversion contrôlée de la
tendance voudraient le faire croire – d’enlever la valeur aux choses pour ressusciter
un humanisme qui soit la renaissance de la Valeur de l’Homme, que d’enlever les
choses à la valeur, en vue d’une renaissance de l’homme-valeur.
L’important, pour le capital, c’est que les « choses » dans lesquelles la
valeur s’est jusqu’ici réalisée ne disparaissent pas en fait de l’horizon réel, mais
opèrent bien au contraire une transmigration tant des formes sous lesquelles elles
apparaissent aujourd’hui que des lieux dans lesquelles elles apparaissent et son
produites. Au moment où le développement du mode de production existant, exprimé
en termes de croissance exponentielle, se heurte à la décroissance des ressources et
rencontre, parvenu aux limites de la surproduction, tant l’augmentation de la
63
population inutile que celle de la pollution, le capital ne peut espérer s’émanciper du
procès de valorisation et dévalorisation des « objets » dans lequel s’effectue la
circulation qu’en éloignant de son cœur et en la reléguant en marge, la production
rendue équilibrée de marchandises et en restructurant son propre métabolisme
organique sur la production intensifiée des services.
Qu’avec de tels obstacles, et avec autant d’opposition politique, le projet
du capital illuministe soit destiné à entrer en conflit, aussi bien avec la faction la plus
immédiatiste du capital ultra, qu’avec les mouvements ouvriers traditionnels et leurs
caricatures groupusculaires, nous le verrons plus loin ; de même que nous verrons,
dans cette même perspective, la fonction qu’assume, dans la lutte inter-capitaliste, la
production in vitro d’un climat de guerre civile qui, tandis qu’il voit s’affronter les
bras armés (même inconscients) des deux factions du capital, relance un vieux mode
de survie de la « politique » au-delà de sa désagrégation naturelle, en le nourrissant
du sang des carnages. Avant d’examiner les nouvelles formes de contradictions en
procès et de dévalorisation incontrôlée, il est nécessaire de prévoir, à leur naissance,
les formes nouvelles dans lesquelles la valeur tend à se réaliser, contrainte d’atteindre
un niveau d’organisation de sa propre production supérieur à celui existant, dans la
mesure où cela lui suffit pour relancer ses chances de perpétuation au-delà de la crise.
65. L’anthropomorphose du capital déplace l’axe de la valorisation de la
production quantifiée de marchandises à la production quantifiée de marchandises à
la production quantifiée valeur-homme. L’équilibre valorisation/dévalorisation, et
l’équilibre espèce/planète, peut être compris comme un but que seul peut atteindre un
capital-homme qui, tandis qu’il a fait de chacun l’entrepreneur de sa propre
valorisation, efface fictivement de son mode d’être la quantification extériorisée pour
la reproduire, à un niveau supérieur de mystification, à l’intérieur de la valorisation de
64
l’Ego. Ce ne sont pas tant les quantités de « biens » de consommation et de « statues-
symboles » dans lesquels chacun a été sollicité jusqu’ici à se dévaloriser qui doivent
compter que, dans une civilisation néo-chrétienne d’égalitarisme bureaucratique, les
quantités de soi, réalisées comme valeurs dans la circulation restreinte, mais
multipliées en infinité d’identiques, des rapports d’échange entre « personnalités »
entrepreneuses.
Ainsi, tout comme le capital producteur d’objets réclamait ces
« conditions et présuppositions déterminées pour sa propre valorisation : 1/ une
société dont les membres concurrents s’affrontaient comme personnes qui ne sont en
présence que comme possesseurs de marchandises, et seulement comme telles entrent
en contact réciproque (chose qui exclut l’esclavage, etc.) et 2/ que le produit social
soit produit comme marchandise (ce qui exclut toutes les formes dans lesquelles,
pour les producteurs immédiats, la valeur d’usage est le but principal et où, au
maximum, l’excédent du produit se transforme en marchandise, etc.) », le capital
producteur d’hommes-valeurs demande, comme conditions et présuppositions
déterminées : 1/ une société dont les membres concurrents s’affrontent comme
personnes qui ne sont en présence que comme possesseurs de « personnalité » et
seulement comme telles entrent en contact réciproque (chose qui exclut l’aliénation
aux « choses », comme symboles de valeur et d’autoréalisation) et 2/ que le produit
social soit produit comme valeur de la marchandise « personne » (ce qui exclut toutes
les formes dans lesquelles, pour les producteurs immédiats, la valeur d’échange des
« choses » est le but principal et où au maximum, l’excédent du produit se transforme
en dévalorisation).
66. C’est seulement si l’on a bien compris comment le comment de la
65
circulation des marchandises est dans le procès de valorisation un lieu seulement de
communications grâce auquel A se transforme en A’, qu’on peut considérer sans
scandale, du point de vue de la rationalité capitaliste, le projet de l’économie
autocritique. Les commentateurs progressistes du rapport du MIT et des propositions
de Mansholt ont tort quand ils affirment que le capital ne peut subsister sans accroître
continuellement la production de marchandises, substrat de sa valorisation, s’ils
entendent par marchandises uniquement les « choses ». Peu importe la nature de la
marchandise, si elle est « chose » plutôt que « personne ». Pour que le capital puisse
continuer à s’accroître en tant que tel, il suffit que, au sein de la circulation, subsiste
un moment où une marchandise quelconque assume la tâche de s’échanger contre A
pour s’échanger ensuite contre A’. Ceci est, en théorie, parfaitement possible, pourvu
que le capital constant, au lieu d’être investi en majorité dans les implantations aptes
à produire exclusivement des objets, le soit dans les implantations aptes à produire
des « personnes sociales » (services sociaux et « services personnels »).
67. Le capital a dès le début transformé les hommes en marchandises, en
les produisant comme forces de travail incorporées aux choses. L’aliénation consistait
en ceci : être chacun un attribut de la marchandise, vivre sa propre subjectivité niée et
se voir agrégé, comme chose au procès de croissance sur soi-même d’une subjectivité
impersonnelle et aliénée, qui s’en approprie la force en en rejetant comme scorie
inutile la substance humaine. En inversant la tendance, le capital ne fait que réinvestir
dans la subjectivité de chacun, subordonnant la production de marchandises-choses à
sa propre survie, au lieu de subordonner la vie de chacun à la production des
marchandises. C’est ainsi qu’il peut tenter, en greffant sur chacun un répétiteur de sa
propre volonté, de dépasser le point critique où production de marchandises-choses et
survie deviennent inconciliables, où réduction du travail vivant et incrément de
population inutile forment un mélange détonnant, où pollution et décroissance des
66
ressources énergétiques minent la survie de son régime.
68. Aux adulateurs les plus obtus de l’économie et de la politique, ce saut
périlleux apparaît déjà, dans les formulations jetées sur le marché par le capital
illuministe, comme un pur délire métaphysique. Georges Marchais, digne idéologue
du PCF, n’a-t-il pas parlé de « malthusianisme à outrance » et de « programme
monstrueux » ? Marchais a déchiré le voile du silence que la politique des politiciens
mettant toujours d’accord les antagonismes lorsqu’il s’agit de taire la vérité, avait
tendu sur le rapport du MIT et sur les propositions de Mansholt, mais Marchais l’a
déchiré par calcul électoral : à la foire aux mots tous agitent quelque fragments de
vérité, mais c’est ainsi que la vérité est neutralisée. Opportunément, Marchais s’est
rangé derrière la défense de la production la plus effrénée, du côté même du capital
ultra, démontrant ainsi sous quel drapeau se bat en fait le parti des travailleurs. Mais
le PCF ne fait pas l’histoire, ni même le spectacle. Bien plus divertissant, dans le
genre « western spaghetti », promet d’être le grand gala du gauchisme ultra-gauche,
auquel le capital vole toujours son cheval. Il est certain que même sur le présent écrit
jouera le vieux truc du silence ; mais « Que faire ? » quand la réalité, déjà
abondamment préfigurée dans les débats télévisés et dans les « pages sérieuses » des
quotidiens et des illustrés, montrera le nouveau projet capitaliste au travail dans la vie
quotidienne de tous ?
69. Aux modes classiques de phallophorie[4] ultra-gauche – quand, dans la
parole du chef charismatique, se coagulaient les orgasmes sublimés des disciples – on
est en train de substituer la phallophorie de l’arme clandestine. Corrodés pas la
pollution de l’idéologie, les phallus se cachent, mais pour se montrer par-dessous plus
gros. Pourvu qu’il dure au-delà de sa fin nécessaire, le Moi-politique, le camelot le
67
plus discrédité du marché, accepte de s’enchaîner à son ultime argument, et se décore
du martyre donné ou subi. Plus la non-vie régnante resserre son étreinte, plus elle
contraint chacun à prendre en charge son besoin de vivre et à se défaire de toute
idéologie qui le lui cache, plus le Moi-politique sent que son lot est la mort. Juste au
moment où il y a tout à désapprendre dans la désagrégation de la politique militante,
et tout à apprendre dans l’émergence convulsive et dramatique de la survie
« militaire », enfin dénudée (tous soldats du Rien), les valorisateurs les plus endurcis
du Moi-politique, sautant le fossé à pieds joints, volent creuser des fosses.
70. C'est en ce sens que la fondation, dans la personne telle qu'elle est –
produit historique des modes de production classiques – des conditions et
présuppositions idoines à l'accroissement d'une nouvelle forme de valorisation,
devient le point crucial de la transition capitaliste vers un mode de production
« supérieur ». Il est nécessaire avant tout au capital de transformer son rapport à la
personne, en transformant le mécanisme qui intégrait la personne-objet à la
subjectivité du capital en un mécanisme systématiquement opposé. Pour que le
capital puisse croître à l'intérieur de son peuple, en s'intégrant complètement les
modes de se produire de l'humanité comme espèce, il faut que la « personne » se
dispose à intégrer à sa propre subjectivité la subjectivité valorisatrice du capital. Et
pour que cela survienne il faut que la forme de la valeur coïncide, à l'intérieur de la
« personne » avec son centre propulseur même, avec l'EGO. En
s'anthropomorphisant, le capital assume dans l'intériorité de la personne le Moi
comme quantité en procès autonomisé, pur reflet de la valeur parvenue à la
décomposition, dans le règne de l'extériorité, de sa propre concentration.
71. Concentre-toi : tu seras la valeur. Après que, durant tout le temps
68
nécessaire à vider les hommes d'eux-mêmes, le règne des choses s'est approprié leur
essence, maintenant que le règne des choses se décompose et pourrit, il ne reste plus
qu'à ramener ce fumier dans l'enveloppe de la « personne ». On ne demandera plus à
personne de se renier comme personne pour pour se dépenser en tant que quantité
d'énergie : au contraire, on demandera à chacun de se produire énergiquement comme
quantité personnifiée de valeur. Sobriété dans les choses extérieures, richesse dans
l'intériorité faite chose. Mansholt signale l'habillement spartiate mais coloré des
« jeunes » comme bon exemple d'une autre qualité de la vie. L'apologie de l'esprit
néo-chrétien prélude la relance d'un artisanat de l'âme, mais selon le principe fourni
par la boite de montage. Fais de toi ce que tu veux, les morceaux et modèles sont en
catalogue, la gamme des vernis a tout pris à la nature. Colore-toi, sois imaginatif,
produis de l'imagination : il y a faim de sens. Fais ce que tu veux pourvu que cela
passe par la valorisation socialisée de toi-même. Concentre-toi : l'école obligatoire te
parquera le plus longtemps possible encore plus longtemps possible, encore plus
longtemps si tu es un leader ; après, seule la carrière d'une « personne » t'attend. C'est
seulement de personnes concentrées en elles-mêmes que peut être nourrie la
décomposition organique de la communauté appelée à s'autorégulariser. L'arme
ultime pour exorciser l'autogestion généralisée c'est l'égoarchie généralisée. Tous pour
l'un qui est en tous, afin que survive encore un peu l'Aucun.
72. A l'aide de ses mass-media, le capital millénariste bombarde son
peuple d'avis de mort avec la même vélocité avec laquelle il bombarde les
« politiques » d'actes d'accusation ; la cible réelle est la même : subjuguer la créativité
restante d'une espèce parvenue au seuil de la libération ou de la mort en l'enchaînant
à l'idéologie de la survie, dans laquelle survit également, glorifié par le martyre, le
masque de l'antagonisme politique, le seul antagonisme que le capital a toujours
démontré savoir intégré automatiquement à sa propre rationalisation. Il est nécessaire
69
de comprendre jusqu'au bout de ce jeu cynique et subtil. A la totalisation capitaliste –
la domination réellement absolue de la production de l'existant – le mouvement réel
répond par la totalisation organique de sa propre révolte radicale : le contraire de la
mort pour tous ou de la survivance de la mort dans la non-vie de tous, est la
revendication ultime de la vie libérée de la prothèse inorganique, de la vie rendue
pour toujours organique à la liberté de tous. Le contenu réel de l'alternative en jeu est
apocalypse ou révolution : c'est cela que le corps de l'espèce sait instinctivement, en
tant qu'il ne s'agit plus, pour tous, que de vivre finalement ou de mourir enfin. Toute
solution intermédiaire est pur mensonge. La révolution de la vie contre la mort est
une révolution totale, une révolution biologique définissant de façon irrévocable le
sort de l'espèce. La libération vis-à-vis de la mort immanente, coïncide avec la
libération du corps de l'espèce vis-à-vis de la « machine » aliénée, qui s'est emparée
de ses modes dévolution et les transforme en pièges mortels.
73. La révolution biologique ne passe plus par une quelconque médiation
rationnelle, par aucune politique possible. Il ne s'agit plus de discuter sur des
questions de distribution, sur des arguments de richesse ou de pauvreté, sur la
moralité d'expropriateurs ou d'expropriés, quand il n'y a plus personne qui vive
vraiment, quand tous, indifféremment, risquent de mourir. Ceci est la connaissance
simple et terrible qui serpente vélocement partout, et dont nous voyons chaque jour
exploser, toujours plus fréquents et plus proches, encore espacés pour peu de temps,
les incendies. C'est la matrice d'une révolte indomptable et irrécupérable. Plus aucune
contre-révolution ne pourra transformer la puissance de la négation en énergie de
reproduction positive ; plus aucune contre-révolution ne trouvera l'espace nécessaire à
ses automatismes intégrateurs, lorsque chacun aura compris jusqu'au bout qu'il n'y a
plus rien à comprendre sinon que c'est ainsi qu'on meurt. Et de cela les ultimes
puissants ont une juste terreur. C'est pour cela que les plus astucieux parmi eux
70
liquident prestement leur figure d'omniscients, soldent en gros autocritiques et
contrition : pour rendre crédible l'ultime contre-révolution – mais elle est déjà perdue
au départ, celle qui sonne le rappel de tous les fidèles de la Sainte Famille, tandis
qu'elle ouvre le feu sur les ennemis du « progrès » repérés un par un par les mémoires
électroniques des équipes politiques.
74. Nous verrons, vivants, la victoire de la vie : la partie a son issue fixée.
Il ne s’agit plus de luttes pour un futur qui ne nous appartient pas, mais au contraire,
de se battre sur place pour quelque chose qui est en train de se produire, dans nous
comme hors de nous, et dont la fin et le principe sont et seront campés dans notre vie
et celle de nos fils. C’est aussi pour cela que la férocité croît de jours en jours et pour
cela que toute astuce se fait, au travers de se échecs continus, continuellement plus
rusée. En peu d’années, les cris scandés par les insurgés de Berkeley et de Paris se
sont transmutés en verset de l’autocritique capitaliste, un fil rouge lie les ordres du
jour des équipes lancées dans l’œuvre de récupération aux assemblées des facultés
occupées ; les têtes sur lesquelles s’abat la matraque du pig[5] n’ont pas le temps de
cicatriser que déjà elles pensent à l’unisson avec les gestionnaires de la science. Ceci
est le sort de la raison verbalisée : là où la parole s’empare de tout le sens, le sens
dominant a tôt fait de s’emparer de toutes les paroles. Il n’en advient pas ainsi lors des
insurrections où s’exprime autrement la raison des corps : les insurgés de Detroit,
Newark, Battipaglia, Reggio de Calabre, Dantzig, Stettin n’ont pas vu se transformer
leurs gestes dans le plomb des paroles imprimées, mais ils ont eu et donné du plomb
et des promesses de plomb.
75. En peu d’années, l’esprit de la presse underground a montré sa
faiblesse intrinsèque : celle d’être, comme tout esprit, apparenté au pouvoir des
71
spectres. Il y a une façon de se présenter libéré qui dévoile un « underground » en
plus de la prison. Il fallait s’y attendre : cette « jeunesse » aussi imaginative, créative,
liquidatrice des « choses », stoïque, fraternelle, rêveuse, plastique, colorée, adepte du
jeûne, c’est déjà le modèle idéal de la civilisation de la Famine. La fin de la
prohibition des drogues légères se profile déjà alors que les drogues lourdes
alimentent le profit d’un capital « mafioso » et désignent, à la manière de la politique,
les faciles ennemis. Tandis que ceux qui mangent à plusieurs râteliers s’enrichissent
en remettant en circulation la drogue confisquée – qui accomplit ainsi un second,
énième circuit d’hypervalorisation – le fichier de la police s’enrichit de nouvelles
victimes prédestinées. S’il est vrai que la drogue représente l’épine fichée au cœur de
l’apologétique spectaculaire – personne ne montre de façon aussi définitive ce que
coûte la peine de vivre – et si, en ce sens, un seul de ses sourires met plus de froid
dans le dos qu’une quelconque dénonciation révolutionnaire – il est pourtant vrai que
la voie de la drogue est le second canal qu’utilise le pouvoir pour que se canalise la
lave de la subversion. « Politiques » et drogues voilà les ennemis qui plaisent à la
CIA.
76. C’est ainsi que le capital se rajeunit : en capturant les jeunes dans ses
séminaires, dans ses zones de parcage pour le tricotage mystique-culturel, dans leur
embrigadement à la frontière problématique-politique ; ou encore dans les fichiers de
la police – et même tout ensemble : une nouvelle forme de mobilité sociale. Ou avec
lui ou contre lui, mais toujours en lui. Ce n’est pas ainsi que cela ira, ce n’est pas ainsi
que cela est en train d’aller : pas uniquement. La banqueroute du règne des choses ne
se renverse pas aussi aisément dans l’équilibre de l’intériorité auto-réglée. On ne
manipule pas les comptes de la faillite en libérant tout simplement ce qui jusqu’ici a
été enfermé, en investissant de valeur ce qui jusqu’ici a été la contre-valeur par
excellence : en appelant à la valorisation de soi le troupeau des corps placés jusqu’ici
72
sous le joug de la valorisation de l’autre. Le corps de l’espèce n’a pas été
suffisamment intégré au cerveau central pour que celui-ci puisse espérer se
redistribuer comme corps vraiment vivant. Des ordinateurs serviront à la
concentration et à la redistribution des connaissances nécessaires, l’automation
libèrera la plus grande partie du travail, et certainement de surtravail, les
communautés s’autorégularisant seront une réalité vivante : mais de l’espèce libérée.
Ceci est sûrement le futur, mais non du capital. Ce qui nous en sépare, c’est sa fin
nécessaire.
77. Il n’est pas fortuit que les commanditaires du Rapport du MIT, mal
dissimulés sous le sigle arcadien du Club de Rome, soient les vedettes du capital
européen, comme ce n’est par hasard si le rapport a été confectionné dans le principal
nid de la culture néo-illuministe étasunienne : sous l’apparente neutralité scientifique
et avec la force d’une vérité irréfutable le rapport est un véritable coup direct asséné
au capital impérialiste américain. Les instruments destinés à « éviter l’apocalypse »
qui sont proposé et définis au terme du rapport, sont devenus de façon foudroyante,
avec tous les sacrements officiels, la propriété de la presse et des chevaliers
d’aventure (les politiciens les plus prompts à flairer la puanteur du futur) manœuvrés
par un capital européen qui ressurgi définitivement des cendres de la seconde guerre
mondiale, exige désormais de manière immédiate la fin de l’hégémonie des Etats-
Unis. Tout est maintenant mis en accusation : la « société de consommation » d’un
côté, le sous-développement de l’autre, sont des produits nés, sans équivoque
possible, du leadership étasunien sur le capital mondial. C’est seulement en des temps
relativement récents que ce leadership a commencé à être remis en cause par les
luttes de « libération » dans les pays sous-développés et, ailleurs, par la
« contestation » ; mais ce qui l’a miné c’est surtout la compétitivité des autres aires de
développement. Le heurt, après longue maturation, s’annonce désormais comme
73
inévitable, et c’est précisément sur cette base que la lutte se déchaînera entre la
culture néoilluministe d’une part (qui a ses principales têtes de pont au cœur même de
l’Amérique jeune et progressiste) et d’autre part le terrorisme nihiliste des réalisateurs
pratiques de l’apocalypse (qui, à son tour, a son centre dans les têtes masquées des
homes de la CIA et dans celles, galonnées, du Pentagone). En fait, ce ne sont pas
deux « idéologies américaines » qui s’affrontent, mais la force matérielle et les
perspectives différentes de développement des deux continents économico-
politiques : l’Europe sociale-démocrate-soviéto-gaulliste et les Etats de l’apocalypse
par excellence, de la guerre nucléaire et du gaspillage écologique.
78. L’idéologie de la « Nouvelle Europe », au-delà de la propagande
millénariste pour le sauvetage écologique, se définit, dans ses perspectives, comme
projet de décentralisation de son propre développement contrôlé dans les principales
aires sous-développées, parallèlement à la restructuration écologique et thérapeutique
de son propre cercle de survie. Cela veut dire que les moments fondamentaux de la
production de marchandises avec la relative incidence indispensable du travail vivant,
appliqué aux machines, viendront tendanciellement à se disloquer et à mieux
fonctionner ailleurs, par rapport à leurs zones d’origine et de décrépitude, dans
lesquelles, pour le « peuple rajeuni », se prépare, avec la civilisation de la Famine,
une libération mystifiée à l’égard du travail et de la marchandise : non pas l’adamique
« jardin des délices », mais le parc d’une gigantesque maison de cure pour la
séculaire intoxication du « progrès ». Le néo-illuminisme du capital européen cherche
à débiter sa « ratio » réformatrice comme dernière chance de salut.
79. L’hypothèse capitaliste sur ce futur tombera au cours de la lutte que
déchaîne contre lui non seulement l’espèce faite classe, l’humanité réunifiée dans sa
74
dernière bataille pour la vie, mais également la fraction ultra du capital lui-même. La
« ratio » illuministe n’a même pas converti tous les puissants. Il y a parmi eux celui
qui est résolu à tout résoudre en semant le carnage, se défendant jusqu’à aujourd’hui
d’une humanité qu’il conçoit non comme troupeau mais comme horde, et ce avec les
armes expérimentées au Vietnam (même sur ce dernier les faux ennemis nouent des
accords par-dessus les têtes martyrisées d’un peuple de cobayes, mais même ici les
corps qui se battent pour ne pas mourir réussissent à railler la technologie de la mort).
Des années troubles et sanglantes s’approchent. Cela nous devons le
savoir d’autant mieux que nous refusons plus résolument de nous rendre à la dernière
figure de la mort en nous enrôlant sous son drapeau. Capital illuministe et capital
terroriste, confondant toutes les cartes, s’affronteront dans une confusion effarante
jusque dans nos corps, jusque dans nos vies mêmes. Les partisans de la vie ne se
laisseront pas « pacifiquement » tuer, mais ils ne permettront pas à la mort de
s’emparer de leur passion. Laissons les suicidaires ensevelir les assassins.
80. Terrorisme : le léninisme de la société du spectacle. Point
d’intersection entre le nihilisme anarchiste russe – ressentiment romantique –
décadent européen – et la pratique politique dans la phase de domination formelle du
capital, le léninisme se sublime, dans sa phase de domination réelle, en se plaçant à
l’intersection entre « l’instinct de mort » - qui opèrent socialement à un niveau
presque ontologique – et « besoin de valorisation » de chaque militant nihiliste, qui a
désormais expérimenté que tous ses moyens de sublimation : l’abnégation politique,
la culture, l’art, etc., n’ont plus le prestige des marchandises. Dans la phase de
domination formelle, l’intellectuel importait « de l’extérieur » dans le prolétariat
l’idéologie-mensonge, en se transformant, selon les degrés de son abnégation
sacrifiée, en bureaucrate politique et militaire opérant réellement au niveau de
75
l’organisation sociale. Dans la phase domination réelle, quand il n’y a plus aucun
mensonge idéologique à apporter à qui que ce soit, et encore moins quelque chose à
organiser (tout à déjà été fait, il ne reste rien d’autre, pour qui a accédé à la
consommation du rôle-retardataire-d’intellectuel-d’avant-garde, et qui veut en rester
là, qu’à se poser, en concurrent désespéré et bilieux des omnipuissantes centrales de
production d’images : se faire engager comme acteur ou comparse. Acteur ou
comparse non payé ou, réellement, de quelque façon, liquidé : en cela réside
précisément la différenciation « qualitative » béatifiante et convoitée ; la liturgie du
sacrifice réel et sanglant reste toujours la structure ancestrale et préhistorique de toute
composition organique de la valeur (sacrum) : la valeur homme-quantité n’échappe
pas, au début de son « aventure » à la logique en vertu de laquelle le « nouveau »
jaillit du sang des héros du passé. Dans le thrilling à suspens des extrémistes opposés,
dans ce spectacle spécial projeté en mondovision, extrême astuce de la contre-
révolution et ultime métamorphose d’une « conscience de classe » léniniste à
importer de l’extérieur au prolétariat en lutte contre les conditions existantes (la
« vie »), se trouve en action le but occulte visant à transformer l’émergence de la
révolution en la bloquant dans l’infâme spectacle de la guerre civile. Ainsi un parti
léniniste vraiment pseudo-révolutionnaire peut subsister aujourd’hui seulement
comme « avant-garde armée » : ou il apportera au prolétariat le spectacle spécial ou il
ne sera pas. Il n’existe pas d’autre rôle : ou réformistes ou terroristes. L’ultra-gauche
traditionnelle n’a plus aucun espace. Les récentes diatribes du gauchisme européen à
ce sujet[6] sont la plus complète manifestation de sa mort réelle.
81. Dans leur fonctionnalité au service de la survie et de la relance du
dessein du capital, l’identité des gangs des « extrémistes opposés » se manifeste
paradoxalement, au-delà de l’identification commode répandue avec insistance par la
propagande fasciste sociale-démocrate : la somme des mensonges, à un degré
76
suffisamment intégré de mystification interactive, donne pour résultat la plus
exécrable des vérités. On peut très bien retrouver, point par point, l’idéologie et la
pratique nazies dans la pathologie des « terroristes rouges »[7]. On voit dans le livre
du terroriste néo-nazi Freda, La désintégration du système, authentique manifeste
œcuménique du « parti de la dissolution », la conception « guerrière » et « héroïque-
sacrée » qui s’oppose à la conception qui, selon l’auteur, réunit, non seulement au
niveau « objectif », comme disent les réformistes, mais aussi et surtout au niveau
« subjectif », les néo-nazis et les « avant-gardes armées du prolétariat ». Au-delà des
différences chronologiques mythiques auxquels ils peuvent se référer, conclut Freda,
il ne reste à tous les « guerriers » qu’à reconnaître leur propre identité réactionnaire.
82. Les « nouveaux martyrs », les seuls bolcheviks modernes possibles,
doivent être démasqués et dénoncés aux yeux du prolétariat révolutionnaire comme
ses plus insidieux ennemis. Tandis que toutes les autres activités « militantes »
tombent dans le trou noir indifférencié de la même paresse avec laquelle on les
pratique et on les comprend, le « spectacle spécial », dûment gonflé par les organes
compétents, est effectivement une des dernières chances du système pour tirer de la
catalepsie la sensibilité émotivement indifférente des jouisseurs de mass-media, en
les galvanisant par le contact avec une politique concentrée en électrochocs. Aucune
place, ni sur le terrain pratique, ni sur le terrain théorique, ne peut être concédée aux
commis-voyageurs de la fabrique de mort : la restauration du « sacrum » authentique
et ancestral, qui ramène en arrière ; préhistoire, idéologie et rite du sacrifice sanglant,
qui relancent la religion, doivent être mis à nu dans tous leurs détails et mis au pilori.
Ceci est aujourd’hui une tâche de première importance pour la dialectique radicale.
83. Parfaitement consciente de l’enjeu, l’internationale contre-
77
révolutionnaire joue toutes ses cartes sur l’occultation encore possible des termes
réels du heurt. A aucun prix le corps prolétarien de l’espèce ne doit percevoir sa
dimension et sa puissance ; à tout prix le schéma réducteur et opaque de la politique –
la persistance mystifiée de tous les passés perdus – doit régner et dominer (dans
l’imagination collective comme dans sa matrice sociale : la représentation planifiée
des images). La guerre civile doit continuer à usurper les lieux, les modes et les temps
de la révolution.
84. Là où les guerres civiles sont encore réelles, dans les termes d’un
retard historique qui se justifie et s’explique par l’usage stratégique du retard comme
arme défensive de l’internationale contre-révolutionnaire[8], le heurt est en cours
entre deux appareils alternatifs de pouvoir, chacun d’eux représentant un immédiat
futur possible, qui, en tout et pour tou, dépend des options stratégiques du capital.
Pacheco-Areco-Tupamaros ; Allende-Droite militaire-Gauche-Mir ; Whitelaw-IRA
provisoire-IRA officielle ; Hussein-Al Fatah ; comme précédemment De Gaulle-OAS,
et ainsi de suite ; nous voyons là, de face, l’endroit et l’envers de la même carte : la
carte de la conservation du pouvoir en tant qu’appareil, dont se posent comme seules
variables en jeu l’idéologie de couverture et les gangs concurrents de ses
fonctionnaires. Mais là où cela n’est plus possible et appartient à un passé historique
définitivement distancé par la dynamique de désagrégation de l’idéologie politique
(les mythes putréfiés de la « Résistance ») l’internationale contre-révolutionnaire
déploie tout le remastiquage inventif de ses metteurs en scène secrets afin de
ressusciter artificiellement le spectre de la guerre civile. C’est seulement ainsi qu’elle
peut espérer attirer à la politique, et à son jeu de parties, la force croissante d’une
révolte qui, assumant comme étant sa partie la négation définitive de toute vie
politique en prenant le parti de la vie, rapproche chaque jour davantage le capital de
l’échéance de sa contradiction avec la vie. La guerre civile produite in vitro est le
78
narcotique auquel le capital confie ses rêves : sustenter sa propre durée en multipliant
les cauchemars des prolétaires, faire en sorte que ses aires de domination se
définissent comme camps retranchés, que ses citoyens fidèles s’identifient à ses
policiers et que, par contre, et systématiquement, tout homme qui ne se reconnaît pas
dans le pouvoir soit poussé vers la « position » qui se trouve du côté des bouches à
feu ou du côté d’autres fusils : selon « son » choix.
85. Ou bien la termitière de Mao, ou bien un ghetto suffisamment vaste
pour entourer les palais d’hiver à la manière d’un océan, et sur tout cela le fer et le
feu. En attendant, on commence à faire feu, de façon expéditive, même sur les otages
(Attique 1971, Lod et Munich 1972, et coetera) : la surabondance d’esclaves délient
les mains. Au terrorisme de révolutionnaires ingénus qui s’imaginent pouvoir troquer
la vie de quelques gardes ou de quelque champion contre la liberté de s’envoler vers
un « pays non-impérialiste », terrorisme capitaliste répond de façon cohérente en
transperçant sur place avec la même broche, otages et « bandits ».
86. Le processus révolutionnaire ne pourra plus jamais prendre les traits
exclusifs de la guerre civile, ceux de la Commune ou du mouvement de Makhno.
Mais il devient toujours plus probable que la production « in vitro » de la guerre
civile, le spectacle pyrotechnique et sensationnel du terrorisme téléguidé, obtiendra
un relatif succès, et, par conséquent un relatif ralliement du prolétariat révolutionnaire
dans sa pratique aliénée. C’est précisément à travers l’expérience vécue de cette
aliénation qu’apparaîtra toujours plus clairement la nécessité du passage à la phase
ultimative du procès : la désagrégation activement poursuivie, la liquidation armée
(avec toutes les armes nécessaires) de l’univers concret dans lequel le capital
absolument dominant réalise sa propre valorisation. La véritable guerre civile se
79
déchaînera en commençant à l’intérieur de chaque être : dans la maturation accélérée
d’une conscience qui arrache l’être au paraître, le vrai à l’apparent, la réalité en
procès à la représentation en dissolution, une conscience qui refusant en même temps
l’essence sauvage de la guerre et l’essence mortifiée de la civilisation, dépasse toutes
les deux dans l’affirmation « incivile » de sa propre extranéité absolue au monde des
apparences et qui le combatte pour le liquider une fois pour toutes. La lutte sera
armée afin que soient ensevelis pour toujours les instruments de mort. Distinguer les
révolutionnaires armés des sicaires de la fausse guerre semblera quelquefois difficile ;
cela le semblera toujours, mais pas à la critique radicale : le corps prolétarien de
l’espèce s’est reconnu instantanément dans les faits de Détroit, Dantzig et Stettin[9] ;
il se reconnaîtra aussi instantanément dans les traits qu’on ne peut confondre des
insurrections vitales.
NOTES
[1] Raoul Vaneigem, Banalités de base
[2] Carosello : émission télévisée publique fondée sur les sketches.
80
[3] H. Laborit, L’homme et la ville, éd. Flammarion.
[4] Phallophore : porteur de sexe [N.d.t].
[5] Pig : cochon. C’est ainsi que les contestataires américains, après avoir appris le
terme auprès des Panthères noires, appelaient les policiers US (cf. J. Rubin, Do it).
[6] Cf. Formare l’armata rosse I. Tupamaros en Europe ? Bertano éditeur, préface de
Mea. Il est significatif que journaux et revues s’obstinent à définir comme « anarchiste » la bande
Baader-Meinhof, explicitement léniniste.
[7] Cf. Mario Rossi, Manuale di guariglia, clandestin, reproduit par la Gazette del
popolo de Turin.
[8] Cf. L’utopie capitaliste
[9] 1970 – Danzica e Stettino come Detroit, pamphlet anonyme publié à Gênes en 1971.
Rédigé en fait, pour la partie théorique par G. Collu et, pour la partie historique, par G. Dellacasa,
principalement (distribué par International, CP 177, Savona, Italia).
81
6. Contra « christianos »
« Il est nécessaire d’administrer la survie, parce
qu’elle est usure ; il faut la vivre parce qu’elle
dure jusqu’à la mort. A une époque on mourrait
de la mort faite vie, en Dieu. Aujourd’hui le
respect de la vie interdit d’y toucher, de
l’éveiller, de la tirer de sa léthargie. On meurt
par inertie, lorsque la quantité de mort qu’on
porte en soi atteint son niveau de saturation. »
R. Vaneighem, Traité de savoir-vivre…
87. Concentre-toi tu seras la valeur. Mais puisque tu devras être sa
réalisation, il faut qu’en toi se reproduise sa vocation pour les métamorphoses, il faut
que tu te reproduises en tant que série de figures. La circulation aura en toi tous ses
82
moments « significatifs » : significatif de ce quelque chose qui permet à la valeur de
resplendir sans équivoque dans le règne de l’équivoque, et de se répandre tout de
suite après, pour laisser la place à de nouvelles apparitions. Concentre-toi, mais dans
les débris, dans la fragmentation, dans l’épiphanie. Comme le marché s’est fragmenté
en une myriade de confections « prêt-à-porter », de rations en boite, de chargeurs, de
parfums en sachets, de cosmétique pour chaque maquillage de la journée, de
« spray » désodorisant et parfumant, de saveurs du monde entier réuni dans l’odeur
unique du fer blanc, et qu’il a explosé ainsi en une marée de rebuts, qui sans même
être la dépouille biodégradable d’un plaisir réellement pris, est le cadavre identique
de ce qu’il n’a pas été, l’essence réelle de la consommation, le vide dans lequel se
tient et persiste le mensonge stupide d’un contenu tueur de plaisir, de même la
civilisation de la Famine se prépare à survivre au déluge des vides et des poisons en
abolissant la matérialité disqualifiée des marchandises-débris, tout en en assumant,
transubstantialisée, la philosophie misérable ; la société de l’opulence mentait sur la
joie, elle distribuait des désillusions ; ce que la civilisation de la Famine veut abolir,
ce n’est pas la philosophie de la désillusion mais sa scorie. Le poison demeure.
88. De même que la bourgeoisie en lutte contre la noblesse, en prétendant
combattre le privilège exclusif de la qualité séquestrée, a fini par fonder les prémisses
de la fin de toute qualité, de même la civilisation de la Famine achève de consumer la
dernière des illusions : que puisse avoir lieu dans la démocratie de l’avoir – les
marchandises évoquent une égalité virtuelle, le supermarché est le temple de la
démocratie – une eucharistie du bien-être ; que, dans la distribution des déchets
puisse survivre la splendeur du plaisir. Marx reconnaît au propriétaire foncier un lien
de sang – de réalité vécue – avec les terres qu’il domine et conforme, au point
d’induire chez ses serfs une lueur de participation, reflet de sa puissance de jouir des
plaisirs. En négatif, la qualité séquestrée projette sur les exclus l’ombre de son image,
elle se déploie comme vie, que la survie en esclavage paie avec amertume. Savoir
83
qu’on peut être : voilà l’élan qui a nourri de passion religieuse, non virtuelle, non
sacrificielle, la rage des révoltes paysannes. Que la qualité ne doive pas avoir de prix,
telle est du reste la démonstration que la dialectique radicale a assignée à la fin de la
préhistoire. Mais jamais rien, dans toute la préhistoire n’a été pire que cet
anéantissement de la qualité, rien n’a été plus mortifère que cet anéantissement de la
qualité ; rien n’a été plus mortifère que cette organisation de la disparition de la joie.
Trouver tout le sens dans l’avoir a été, depuis toujours, la trahison spécifique de
l’être que le genre a perpétuée, son non-sens élaboré ; mais vider de l’intérieur tout
avoir, rendre vain tout sens, signifie éloigner l’être de toute probabilité de s’incarner,
en instituer matériellement l’interdit.
89. C’est avec facilité que les idéologues ont pu faire passer en
contrebande ce triomphe de l’ordure comme progrès et dépassement, que la politique
a pu débiter ce misérable jeu des contraires comme une affirmation de la dialectique.
Il s’agissait d’abolir l’affirmation dénaturée de la qualité, possible seulement par
l’exclusion et par ségrégation – et cela était clair pour tous : pour lui substituer la
fantasmagorie des images, l’avalanche de débris des marchandises ; mais on n’a fait
qu’abolir la qualité, en déplacer le corps sanglant – sanglant à cause de toute la
violence que la privation et l’exclusion contiennent. Privée de corps, projetée en
figures exclusivement symboliques, la qualité qui portait le péché de n’être qu’au prix
de l’exclusion, d’être le sens de quelques-uns et le non-sens de beaucoup s’est
transmutée dans le rien de chacun. Dans le marché, un nihilisme empoisonné a fait
son vide. C’est seulement aujourd’hui, dans le déluge des scories et dans le
dessèchement des ressources naturelles, qu’il apparaît au grand jour se montrant pour
ce qu’il est : la larve de la mort, nourrie et fortifiée par tout le non-être présenté
comme devoir.
90. Avec la hâte ridicule et sinistre des banqueroutiers, les nouveaux
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illuministes débarrassent le marché, nettoient l’agora. Il est tard, mais non trop tard :
avant que le dernier illusionnisme ne réussisse, le peuple des hommes destinés à être
comprendra. En attendant, les « jeunes » - qui plaisent tant à Mansholt et auxquels
Mansholt, au fur et à mesure qu’il ressemblera toujours plus à Marcuse, finira par
plaire – convaincus de cheminer vers la libération de leur misère, procèdent vers la
plus misérable des libertés : la liberté de se disqualifier artisans de l’âme,
néochrétiens conscients ou non, ils construisent dans leurs communautés ce bricolage
du non-être qui est la dernière forme possible de l’organisation des apparences.
Même le spectacle s’intériorise. L’art de vivre, morceau choisi d’une aristocratie
condamnée par son paradoxe, bouchée d’autant plus délicieuse qu’incarnée, d’autant
plus savoureuse que moins imaginaire, est passée à travers toutes les phases de la
transubstantialisation : il est devenu, avec la bourgeoisie, l’art de s’engraisser, sa
corporéité, bien que fangeuse, perdurant encore ; il s’est transformé, dans les
premières décennies de la domination réelle du capital en art-tout-court[1] c’est-à-
dire représentation, débit et trafic d’images, religion dégradée en liturgie, magie sans
happy end, sublimation des désirs trahis et satisfaction hallucinatoire, irréalité
spectaculaire prenant la place d’une quelconque réalité, opulence fantasmagorique,
tout simplement travestissement et escroquerie ; et voici enfin l’ultime
métamorphose : les pauvres peuvent se nourrir de leur pauvreté même, la misère
redevient la meilleure des vertus, la continence est civilisation, la pénurie est
constructive. Tandis que finit l’or de la terre, le rien est le nouvel équivalent général.
Le capital fictif trouve sa cohérence définitive. Accordons crédit à l’intelligence
pourvu qu’elle garantisse d’être fidèle au vide.
91. Concentre-toi : tu seras aussi un flot du torrent de débris. D’une part les
sombres maîtres d’armes du terrorisme sanguinaires sont à tel point absorbés par la
philosophie de leur instant futur – lorsque le phallus fera feu en explosant dans les
noces des fiancés de la mort – qu’ils peuvent s’assumer travestis, falsifiés,
85
transplantés, déracinés ; il n’importe plus de vivre cet instant, il n’importe plus de
partager de telles infamies : toute capacité de critique s’est éteinte dans le crépuscule
de la pensée clandestine, tout contour réel est un superflu en regard de la mire. Ainsi
tout trace de leur honte quotidienne comme de leur révolte spécifique est perdue de
vue, dans l’obsession aveuglante du ressentiment idolâtré, le temps est réduit au
mouvement d’horlogerie qui les sépare de l’immolation. D’autre part, les mornes
masticateurs du rien, les frères de la passion repentie, ceux qui en sont revenus des
hallucinations épuisées, les veufs de Mai, les déserteurs de la pop-politique, les
féministes de la phallophorie renversée : les châtreurs châtrés. Tous néo-chrétiens, les
premiers sont les soldats liés à un baptême de kamikaze, les seconds les servants
d’une seigneurie qui n’a plus de seigneurs. Ultra-cuirassés – dotés de muscles en
guise de cerveau et déficients en matière grise – les premiers dissimulent sous leur
armure un souriceau effrayé, d’autant plus émacié qu’est plus grand le monument
d’héroïsme qui le nourrit de vent ; dans les pâleurs et maigreurs des seconds, esprits
muqueux et pénis acides, mémoires humiliées et vagins sans mémoires, s’engraisse
un rat d’égout nourri d’orgasmes interrompus. Ainsi, dans la rigidité cadavérique des
distributeurs de mort, comme dans l’épuisement larvaire des jeûneurs de vie,
triomphe le même nihilisme : la renonciation perfide ou louche au projet qualitatif, le
sacrifice de toute certitude à un ressentiment suicidaire.
92. Tandis que le capital ayant atteint son degré maximum de colonialisme
sur la matière comprend qu’il doit, pour survivre à l’empoisonnement, se
dématérialiser, et pour se faire, il prend à son service la pensée critique, et abandonne
d’un seul coup l’apologie publicitaire de l’ordure opulente, les « avant-gardes » de la
politique et de la pop-politique agissent comme le gros idiot des films comiques qui,
voulant forcer des portes ouvertes, atterrit avec toute sa force dans la poubelle.
Pendant trop de temps, la pensée révolutionnaire, assiégée par la contre-révolution
triomphante, avait exprimé sa puissance exclusivement par la force de la négation ;
86
pendant trop de temps la dialectique radicale, n’a pu s’affirmer que comme
dialectique négative : au moment où le mouvement réel a fait sauter les premiers
anneaux de la chaire sériale, au moment où il a immédiatement montré, avec
l’apparition de la révolution biologique, le caractère insensé et démentiel de la
« normalité » quotidienne, la substance mortelle du « style de vie » capitaliste, il a
brûlé en un instant tout l’effort passé de cette pensée prisonnière de la négativité, en
la libérant dans une affirmation violente et lumineuse de la qualité désensevelie. Ce
n’est pas par hasard que, parmi les grenades lacrymogènes et les matraquages de la
police, les premiers à agir furent les cadets de cette pensée négative, ses héritiers
prédestinés. On n’avait pas encore repavé les rues que le capital avait compris qu’il
devait emprunter une nouvelle voie ; ayant épuisé la force du premier élan, les
insurgés se retrouvaient immédiatement d’autant plus faibles que leur affirmation
s’était révélée grande et totalisante. Aucune école n’avait préparé les âmes à
l’insurrection impétueuse de la qualité réaffirmée, aucune tradition de la pensée
isolée n’avait osé nourrir le songe d’une globalité vitale engagée dans le heurt ultime
de la vie contre la mort. Quelqu’un (certainement chez les situationnistes et chez
quelques autres) avait « témérairement » prédit la réapparition de la révolution, tout
en dénonçant furieusement la collusion du « mouvement ouvrier » avec l’organisation
meurtrière de la démocratie de l’ordure ainsi que la capture de la politique dans
l’idéologie de la non-essence. Mais ce n’était pas assez et ne pouvait suffire : jamais
l’anticipation séparée de la vérité n’a pu immédiatement se généraliser, sinon dans
des explosions d’autant plus menacées dans leur probabilité de durer qu’elles étaient
qualitativement « exceptionnelles ». Tout est changé depuis 1968, mais à la puissance
illuminante du moment insurrectionnel – et l’insurrection était celle de la vie
redécouverte et affirmée comme possible, et pas seulement celle des barricades et des
occupations – a succédé, chez les protagonistes de la secousse, avec l’épuisement
physique et celui de durer nouveaux, le renversement de cette puissance en faiblesse.
Précisément parce qu’elle avait été aussi totale, aussi physiologique et donc
biologique, tellement plus forte et plus grande globalement que celle envisagée par
87
n’importe quel programme politique et culturel, l’insurrection de la qualité devait se
maintenir et durer seulement à condition de continuer à être l’affirmation du tout sur
le rien, d’être la mise à feu de la passion qui brûle tout papier et tout écran. Mais les
protagonistes de ces premières apparitions étaient les héritiers prédestinés de la
pensée politique et culturelle ; le reflet de l’épuisement et de la stupeur d’avoir été
imprévisibles ne pouvait qu’en reconduire la plus grande partie dans les niches d’où
ils avaient jailli, terrorisé par la puissance du nouveau qu’ils avaient incarné, les
affamés du tout recommencèrent à mastiquer le rien. L’illusion de la durée les
conduisait, par horreur de la faiblesse, à se retrancher parmi les pierres désertes des
utopies politiques ; un passé déjà vaincu pouvait réussir à apparaître, dans la fièvre de
la subversion désormais connue comme réalité possible, mais déjà emprisonnée sous
des cataractes de paroles, comme le terrain sur lequel fonder l’élan pour un nouveau
saut hors du rien. C’est ainsi que le rien pouvait tenter son ultime saut, s’élancer pour
abolir l’ultime vie.
93. Et pourtant tout était changé. L’apparition explosive de la qualité avait
ébranlé de façon irréparable le règne jusque là impuni de la quantité. Le capital est
« discours », organisation des sens fictifs enchaînés, machine logique, jeu serré de
Représentations. S’il supporte, mithridatisé, toute attaque de la critique prisonnière de
la pensée séparée, il ne tolère pas de démentis réels. Rien n’est plus incompatible
avec l’organisation des apparences que l’apparition éblouissante du concret libéré. De
cela – et avec un automatisme qui se révèle être la seule riposte possible à la
spontanéité révolutionnaire – le capital se rendit instantanément conscient. Plus rien
ne peut arriver par hasard sous la domination absolue de l’inauthenticité programmée.
Les chars d’assaut de De Gaulle, comme les fusils de la police mexicaine ou les gaz
aveuglants de la garde de Chicago, en apparaissant comme l’arme décisive du
pouvoir politique, réussirent à masquer la contre-attaque la plus meurtrière que
l’internationale capitaliste ait jamais projetée : le contrôle scientifique, et
88
scientifiquement « politique », de ses propres contradictions démodées, l’élévation de
la ratio au service de la survie, l’identification, publique cybernétiquement validée et
axiomatisée, de son propre destin à celui de l’espèce. D’un seul coup, tout le « jeu »
est renversé. La dialectique négative devient, réduite à la banalité du pile ou face de
la logique binaire, le cheval de bataille des nouveaux apocalyptiques ; la colère
destructrice des insurgés contre la mort se transvase, congelée, dans le rachat de
l’alternative millénariste. Démasqué comme gestionnaire de la mort, le capital répond
en se confessant ; mais immédiatement avare de tout geste et de tout être, il s’affirme
comme mort repentie, il se désigne comme unique force capable de se dépasser ;
initié à la dialectique, il domestique le règne de la logique, ne craignant pas de se
poser comme ce paradoxe : être le défenseur d’autant plus résolu de la survie qu’il a
plus puissamment produit la destruction ; être reconnu le gestionnaire le plus
accrédité du sauvetage qu’il a été l’artisan le plus dénoncé du désastre.
94. Les « avant-gardes » ne comprennent pas. Avec tout le retard qui a
toujours caractérisé la politique des politiciens-voyeurs à l’œil d’antiquaire dont
parlait Marx – les hommes du ressentiment ne voient pas que l’ennemi a changé de
position. Lutteurs imaginaires, ils ne perçoivent pas le mouvement du réel, et ainsi ne
se rendent pas compte que l’adversaire n’est plus devant eux, mais derrière et les
talonne de près, déterminant leurs pas, programmant et patronnant leurs mouvements.
Critiquez, critiquez : quelque chose en sortira. Comme toujours quand la critique perd
le contact avec son objet réel et s’autonomise, la polémique des avant-gardistes se
transforme en critique critique, s’entortille sur elle-même, clôt tout débouché sur la
pratique tandis qu’elle pratique le sabotage le plus complet de la théorie, et produit
des aliments culturels. Du lump-caviar de Aut-aut et de Tel-quel aux hot-dogs de la
Monthly Review, du boudin de Potere Operaio aux cassoulets de Lotta Continua et
aux marrons chauds de la Cause du Peuple, du curry au hashish de Re Nodo[2] au
coca-cola avec LSD de OZ, l’impuissance est toute saveur pour des palais de foire
89
gastronomique. De ’69 à ’71 toute la bile se déverse dans la cuisine. Tandis que les
leaders de la défaite historique apprêtent des banquets avec les restes des idées les
plus « choisies », refusées par le mouvement réel, les soldats de la masse, têtes de
turc des printemps rouges, réchauffent lors des automnes chauds la soupe rebouillie
dans laquelle on trempe tous les vieux drapeaux. Il fallait un cadavre exquis pour
qu’un coup de gel condense toutes ces vapeurs subitement. Si l’attentat de ’69 avait
accéléré l’hibernation de la spontanéité, empêchant pour quelque semestre encore que
le procès naturel du dépassement de la politique atteigne ses niveaux de maturation,
et de plénitude, le corps déchiqueté de Feltrinelli, cadavre conjugué de la politique et
de la culture, qui avait vécu avec la vélocité désagrégatrice de l’argent mais aussi
avec la générosité autodestructrice de l’erreur utile, posait sous les yeux des avant-
gardistes la misère atroce des choix dictés, l’étroitesse meurtrière des alternatives
irréelles.
95. De tout cela, le corps prolétarien de l’espèce peut apparaître éloigné,
mais c’est une illusion d’optique. S’il est vrai que les « avant-gardes » – culturelles
comme politiques, depuis que la culture est la politique la plus politique, et vice versa
– n’ont du mouvement réel qu’une connaissance imaginaire, il est pourtant vrai
qu’elles se trouvent au point le plus spectaculairement visible de la réalité en
mouvement. D’autre part, s’il est vrai que les explosions les plus authentiques de la
créativité révolutionnaire ont jailli toujours en dehors des sites prônés par les avant-
gardes, et dans les modes propres et avec le trait qu’on ne peut confondre de la
qualité sans préjudice, il est pourtant vrai que les avant-gardes polarisent sur elles une
image de la volonté de subversion, laquelle, sous la domination de l’irréalité, de
l’inauthenticité et du factice, réussit, en l’absence de manifestations réelles, à
apparaître comme la durée nostalgique de la passion extatique perdue, avec toute la
vraisemblance, fanée mais tenace, de l’imagination prisonnière de la stase. L’extase –
la joie dont parle Vaneighem dans le Traité et dans Terrorisme ou Révolution[3] – est
90
toujours déchirement et dissipation des stases : affirmation, totalisation, organicité du
mouvement. La quotidienneté capitaliste, dans la mesure où elle s’affiche comme
dynamique, vitesse, activité, progrès, et dans la mesure où on la soigne comme
hystérie, éréthisme, frénésie, névrose, n’est que le continuum des stades, l’éternelle
confirmation de la régression dans la répétition. Dans la communauté fictive de
l’imagination réifiée – la phase désormais en liquidation de la colonisation de la
matière – la production en série de la vie quotidienne partait toujours de la
valorisation de l’archétype ; le modèle « extatique » dans lequel revivait la sacralité
de la valeur d’usage. Le culte de l’unique, de l’exclusif et de l’exquis, transmis par la
bourgeoisie, durait encore, mais ils avaient déjà perdus la chaleur épique qui, à
l’époque de la noblesse, avait toujours humanisé les trophées, rempli de passion les
pierres précieuses, vitalisé demeures et êtres. L’unique, l’exclusif et l’exquis n’étaient
déjà plus les gages et les signes concrets d’aventures substantiellement ineffables ;
voyages extatiques dont les objets et les paroles n’étaient pas destinés à valoir, sinon
comme témoignages secondaires, preuves du possible, nobles scories, étant alors
universellement admis que la vie (l’extase, l’aventure, la « valeur ») ne peut jamais se
limiter à ces signes, sinon en vue d’être représentée de façon commémorative. La
bourgeoisie avait couvé son règne sur les choses en se nichant dans le marché, et le
marché était en dehors des murs les plus jaloux de la noblesse. A peine celle-ci fut-
elle détruite que le marché envahit tous les lieux, proscrivant les hommes régnant sur
les hommes. La symbiologie, ayant perdu ses références extatiques, se traduisit en
dictature des objets, en gravité et stases : le poids de l’or, les carats, la quantité.
Monnaies, banques, accumulation de l’astuce et de la fraude dominèrent en éclipsant
les « trésors » de conquête et de rapine. L’épique ayant été aboli, une poésie de
l’instant clos, objectivité, se développait : la lyrique décadente et fétichiste des
plaisirs faibles et tout de suite envolés ; dont l’unique sens authentique était celui qui
restait condensé dans les souvenirs. De cette aura dégradée, exténuée, resplendissait
la « valeur » thésaurisée dans les objets (les « biens ») bourgeois. Fidèle à la tyrannie
des choses, à la mesure et à la quantité, même la vie des hommes perdait la trajectoire
91
de son destin, se décomposait en collection d’aventures minimes, campées dans le
quotidien, dans la « saison », dans les vacances, dans le voyage, dans l’oubli de la
substance et dans la fétichisation des restes. Le fétichisme des marchandises est un
reflet de la retenue fécale de l’instant fuyant. La démocratie de l’ordure est déjà prête.
A peine l’objet devient-il prototype, modèle de la série qu’il sous-tend
immédiatement, que le peuple du capital est déjà prêt à se soumettre aux stases, à
rentrer dans une répétitivité sériale que scandent les journées comme autant de
clichés aveuglant sa misère grâce aux formes resplendissantes dont le cliché est le
calque. Le prototype est toujours ailleurs, en réalité, nulle part, précisément parce
qu’il est identique à la série qu’il sous-tend, mais l’aveuglement fonctionne : la
communauté fictive vit de ses représentations.
96. C’est en ce sens que les « avant-gardistes » peuvent représenter, vues à
partir de la répétitivité régressive des stases prises pour les vestales des extases dont
elles sont au contraire les pleureuses, les prototypes d’une inversion persuasive. C’est
pour cela que tout comportement complice les trahit deux fois : en ne les démasquant
pas comme négation incarnée de ce qu’elles voudraient être, et en les confirmant
comme représentation patente de ce qui manque partout, quand cela manque : la
subversion, la qualité affirmée. Le « rêve d’une chose » a tôt fait de se transformer en
une chose de rêve, la volonté de durée à se convertir en une volonté de ne pas
changer. C’est la fin des alibis, dit Vaneighem, et ce doit l’être pour tous. Dès lors que
la dialectique négative fait les honneurs de la maison au bureau du capital
millénariste, il reste aux extrémistes à découvrir l’extrémisme suprême de la
situation. Tous les arguments sont aux mains de l’ennemi au moment même où tout
argument se dévoile comme alibi. La dialectique parle désormais dans les corps : la
langue organique réapparaît, les signes et les symboles se réincarnent, la passion
refuse de se sublimer. Jamais il n’a été aussi simple de lutter du côté de la vie et
jamais il n’a été aussi compliqué de la comprendre. « Nos idées sont dans toutes les
92
têtes » disaient les Situationnistes, et c’était l’ultime monde possible pour prendre
congé de l’idéalisme. Notre passion est dans les corps de tous. Il n’y a qu’à
désapprendre à se méprendre. Aucun œcuménisme n’est réaliste entre militants
aveuglés par les « idées » mais dans la parfaite misère des corps mûrit rapidement
l’affirmation explosive d’une communauté réelle. La lutte pour la vie est
immédiatement universelle ; dans le dépouillement de la corporéité de chacun se
reconnaît instantanément le corps de l’espèce ; dans la faim d’être se totalisent toutes
les faims dans le tort de ne pas être, tous les torts, dans la révolution biologique toutes
les révolutions partielles, dans la fin de la préhistoire tout le sens méconnu de
« l’histoire ».
97. La « conscience de classe », telle que la concevait le léninisme
historique, ruisselait de christianisme et de missionarisme mercantile. Tout comme les
missionnaires, les commis voyageurs de la révolution transformaient les hommes en
« âmes », distribuaient des petits miroirs déformant, combattant la passion nue et
substituant aux sacrifices de sang aux puissances occultes le sacrifice des désirs à
l’idéologie de l’espérance impuissante. C’est ainsi que l’idéologie bourgeoise a
débordé du marché pour atteindre les dernières limites de la planète, charriant avec
elle l’idolâtrie des « choses », la tactique de l’échange, la stratégie de la circulation
valorisante et de l’accumulation de puissance désincorporée. Au fur et à mesure que
la production plurale et impersonnelle des objets détruisait toute créativité singulière
et personnelle des objets, au fur et à mesure que l’industrie détruisait l’ingéniosité, les
campagnes se vidaient d’ex-hommes et les fabriques se remplissaient d’automates,
les gestes vendaient leur sens à la machine qui les effaçaient de la vie ; la
physionomie compromise et ambiguë de l’homo faber, esclave de son ignorance du
monde mais maître de ses approximations, se décomposait pour toujours dans la
physiologie automatisée du « travailleur combiné », négation triomphante de la
corporéité significative, décomposition organisée du « corps d’amour »[4] au service
93
de la composition organique du capital, parvenue au point de transcroissance au-delà
des limites de l’homme. Si jusque là la préhistoire avait été l’histoire tourmentée de la
subjectivité aliénée à la nature, et lancée à la recherche de son sens naturel vers la
conquête, toujours moins lointaine d’une libération définitive vis-à-vis du fictif, et
donc vers une paix désaliénante avec la nature, vers une recomposition organique de
la subjectivité libérée avec l’objectivité libérée, dans la cohérence finalement atteinte
de l’espèce avec la totalité naturante ; au moment où la composition organique du
capital s’agrégeait, en l’emprisonnant, la subjectivité et, en y détruisant tout trait
humain, la force du désir risquait de perdre sa direction, la puissance du besoin de
sens risquait de perdre son centre, la préhistoire risquait de se conclure sur elle-
même, de fermer pour toujours à l’espèce son débouché naturel dans l’histoire. La
révolution bourgeoise a libéré les serfs des tyrans-seigneurs, mais pour réaliser une
société de serfs généralisés. L’équivoque dont s’est nourrie l’ambiguïté léniniste a été
celle d’hériter au nom du socialisme, de cette tâche misérable. La contre-révolution a
été le levain efficace de la domination réelle du capital. Dans la classe dominée, Marx
avait vu toute la puissance de la subjectivité prisonnière, tout comme il avait vu dans
la classe dominante toute la force mortelle de l’objectivité déshumanisante. Un
socialisme capitaliste était au-delà de ses possibilités de prévision ; mais c’est un
socialisme capitaliste – et un capitalisme socialiste – qui s’est réalisé : de cela la
dialectique radicale rend compte, tandis que les ultimes avant-gardes politiques s’en
désespèrent de comprendre. En attendant, la réalisation du communisme et la
libération des corps sont des moments proches l’un de l’autre. Plus la mort plane sur
l’univers du sens désincorporé, sur l’organisation de la subjectivité impersonnelle,
plus la vie se recueille dans les corps qui possèdent l’ultime secret élémentaire : la
sagesse instinctive de leur besoin d’être des organismes totaux. C’est la fin des
alibis : la révolution part des corps.
98. Le capital est désincorporation : représentation sous la domination
94
absolue du capital, l’Ego est la figure dans laquelle le corps se représente. Plus le
corps perd, avec le sens de ses gestes et moyennant la décomposition en fragments de
sa fabrication, sa centralité organique, plus l’être de la corporéité innée se concentre,
sublimée, dans la figure de soi, dans l’accumulation symbolique de sens fictif.
Puisque la puissance est le plaisir et le plaisir est la joie, depuis toujours la « volonté
de puissance » est volonté de joie, et la joie fut longtemps la prime de l’audace. Mais
les marchands ne savaient pas oser sinon pour trafiquer des symboles de la joie. Le
risque des trafiquants est le risque des joueurs de hasard ; les choses des marchands
sont les reliques du plaisir sacrifié : signes de valeur. Si la révolution bourgeoise
produit une typologie de l’Ego fondée sur les hiérarchies de l’avoir, et si la
domination réelle du capital en la rareté, démocratisant l’avoir jusqu’au résidu et au
vide à perdre, la Civilisation de la Famine tente la récupération désespérée de la
symbiologie de l’être qui abolit comme scorie toute corporéité de la passion. Il est de
nouveau possible de reconnaître la qualité de l’être en méconnaissant la qualité de
l’avoir, mais à condition de ne pas prétendre être vraiment : à condition de mimer
l’être selon les canons de la symbiologie devenue liturgie, du théâtre devenu style du
quotidien. L’économie politique intériorisée dicte les mêmes lois de racket et de gang
que celles qui gouvernent le marché, le procès de valorisation de l’Ego est l’identique
du procès de valorisation du capital. L’Ego entrepreneur réifie ou exclut. Le rapport
humain politisé et soumis à l’économie politique a pour loi l’objectivation
réciproque. Il ne s’agit plus seulement de l’ancien et désormais pathétique
narcissisme, par lequel chacun aimait dans l’autre la figure de soi qu’il y voyait
reflété telle qu’il l’aurait voulue vraie. Narcisse se reflétait en une eau encore vive,
l’Ego de la Famine se projette sur l’opacité. L’une peut encore moins être miroir de
l’autre qu’elle est écran. La réification n’a plus rien de métaphorique : elle a tout du
plus sordide réalisme. Si aimer un objet-symbole (un miroir-fétiche) est déjà la
dégradation désespérée de la passion, le conserver jalousement en rachète une part
minime d’aliénation. Dans la réciproque séquestration possessive de la famille, et du
« grand amour », il y avait au moins de vrai le poison du temps, le drame de la
95
démystification, la corrosion des surfaces brillantes, l’effritement des fards et stucs, la
révélation de la misère qui se cache dans toute possession, la découverte dramatique
de l’inauthentique immédiatement derrière la vraisemblance. Rien n’est plus
annihilant que la destruction d’un système de fétiches à l’aide de la mise en scène de
leurs faux contraires ; rien ne ment plus sur la dialectique que le dépassement du faux
par œuvre d’un faux plus impudent et plus humiliant. L’amour des romantiques et des
décadents était sûrement la caricature mercantile de la passion, mais en elle subsistait
la dernière relique de la dimension épique ; la « conquête », « l’aventure » et
« l’histoire » d’amour reproduisant en miniature et dégradé en règle de jeu d’échecs,
le risque mortel du tout ou rien, l’épreuve de l’être et du non-être ; en définitive elles
mettaient en scène le regret et quelque fois le déchirement de la qualité déjà perdue
dans la totalité de l’existence, mais recherchée avec angoisse dans la rencontre
extatique, dans la périphérie domestique des sentiments. Même les petits vices
bourgeois, avec tout leur ridicule, conservaient dans leurs fétiches la dernière trace
non vulgarisée du lien cosmique païen. La Civilisation de la Famine, avec raison,
redoute plus que tout autre force, la force de la passion, et la craint au point de
vouloir en détruire jusqu’à la survivance la plus humiliée. Même en cela la critique-
critique a fini par se faire complice de l’anéantissement : détruisant la mise en scène
de l’amour dégradé, attaquant la mystique emprisonnante de la famille où l’amour
mourait d’oppression, décortiquant la misère des amitiés instrumentales et collusives,
où les affinités électives se changeaient en canailleries, elle y a trafiqué de ce qui y
restait de vivant. En frappant la prostituée enceinte, elle l’a fait avorter.
99. Où était l’ES il y aura l’Ego, écrivit Freud. Un sanglant putsch
scientifique et là où était l’Es se manifeste le speculum d’un nouveau projet
d’extraction.
« Je ne peux expérimenter votre expérience et vous ne pouvez
expérimenter la mienne. Nous sommes tous deux des hommes invisibles. Tous les
96
hommes sont invisibles les uns aux autres. L’expérience c’est l’invisibilité de
l’homme à l’homme. L’expérience comme invisibilité de l’homme à l’homme est en
même temps la chose la plus évidente de toutes. Seule l’expérience est évidente. Elle
est l’unique évidence. La psychologie est le logos de l’expérience, c’est la structure
de l’évidence ; elle est donc la science de la science. »[5]
Ainsi parle Laing, psychiatre-phénoméno-existentialiste. Le terme sur
lequel il insiste : « invisible », est manifestement une métaphore, peut-être utilisée par
politesse ou timidité, plus probablement pour ne pas perdre la clientèle. Le mot
qu’elle remplace, c’est-à-dire la réalité qu’elle cache, est « inessentiel ». L’expérience
dont parle Laing, est l’expérience de l’inessence[6]. Seule cette expérience est, pour
lui, évidente. Et la psychologie est, évidemment, le logos de cette expérience, et elle
est ainsi la science des sciences : la science des sciences qui mettent en forme
l’inessence évidente. Attention à ces apologues de la fragmentation[7] : plus ils se
montrent affligés et désespérés, plus ils font de gain. Véritables hommes du capital
illuministe, ils sont les managers de la communauté de la Famine imaginée par
Mansholt. Non seulement ils enseignent la résignation au Moi divisé, non seulement
ils proclament – millénaristes – l’éclipse définitive de l’unité organique et de sa
puissance, mais, astucieusement, ils se placent eux-mêmes ; enveloppés dans la
sphère magique de la science thérapeutique, au sommet de la nouvelle et unique
hiérarchie possible : le shamane savant de la communauté néo-chrétienne,
l’administrateur délégué de la schizophrénie socialisée, le Moi indivis dans lequel la
société du capital trouve son centralisme démocratique, le bureau central du jeu,
absolument mortel, de l’in ou de l’out. Il est vrai que les hommes en sont arrivés à ne
pas se voir en tant qu’ils en sont venus à ne pas être les uns pour les autres – mais il
est clair que c’est cela qu’on veut leur faire croire vrai dans l’absolu, vrai
définitivement, alors que cela n’est vrai que pour tous les instants qui séparent,
toujours plus brièvement, les apparitions pressantes de la qualité qui s’affirme, les
explosions de la vie. Mais, précisément, c’est de ce risque qu’ils sont les vigilants
gardiens. Dans ce but ils s’emploient à surveiller ce qui est vrai seulement dans un
97
instant, afin d’empêcher qu’il cesse d’être vrai, et pour toujours.
100. C’est seulement à condition de se voir projetés dans l’opacité que les
hommes peuvent réellement ne pas se voir. Mais l’opacité n’est pas neutre, elle n’est
pas la pure disparition du sens vivant et de l’expérience aventureuse, au contraire elle
est un écran placé pour cacher, mais qui, pour cacher, s’anime de faux. C’est
seulement en pratiquant cette sorte de triangulation avec l’image extérieure à soi, qui
ne les reflète pas, mais qui les modèle, que les hommes en arrivent à ne pas se voir et
donc à ne pas s’expérimenter tels qu’ils sont. Même dans ce cas, le mécanisme
d’extraction de l’expérience et de cristallisation du sens mort, typique de la langue,
montre qu’il a entièrement intégré l’expressions créatrice du corps, qu’il l’a assujetti
à sa propre domination. La Société Thérapeutique qui est la forme organisationnelle
dans laquelle veut se glisser le contenu nihiliste de la civilisation de la Famine,
reproduit à l’échelle de la plus grande généralisation le même mécanisme que celui
qui gouverne la production et la valorisation de l’Ego entrepreneur. Inclusion,
exclusion ; à partir de la conviction, qui est déjà loi, de l’absolue inconsistance réelle,
tant des « valeurs » qui déterminent la communauté des inclus, que des jugements qui
scellent la ségrégation des exclus. A la limite, chacun se valorise et se juge lui-même :
voilà la dernière étape du libre arbitre, après qu’il ait franchi les degrés descendants
de toute valorisation et de tout hasard. Il est toujours moins question d’exclure par
force et contre leur volonté les rebelles à la domestication, les ensauvagés du refus de
l’insensé, et il s’agit toujours plus d’enregistrer des compromis de participation ou
d’inventorier des protocoles de reddition. L’organisation de la subjectivité
représentative promulgue un tas de règles du jeu, que de passer d’un jeu à l’autre –
même si la première des règles est celle de s’investir tous, sans réserve apparente,
dans le jeu et dans son « esprit » – chacun passe d’une règle à une autre, et c’est ce
qui compte pour la maison de jeu. Chacun sait que le plaisir, la prime réelle de la
puissance réelle, est, dans la démocratie des déchets, un trésor trop enseveli pour que
98
le cynisme de règle consente à en admettre l’existence, donc le plaisir doit être un
bien perdu ; mais si on peut en évoquer les reliques, on ne peut en ressusciter la
liturgie : c’est en cela que tient l’appât du jeu. Mais un ultérieur procès dévalue tant
l’appât que le jeu en soi et pour soi : ce qui compte c’est la règle – être présent dans
la règle – le respect sévère et mortificateur du code et de ses lois rassurantes.
Rassurantes contre la passion, parce que c’est elle le démon obsessivement exorcisé,
d’autant plus source de terreur que plus latent dans sa force explosive. Tout rapport
humain est donc une partie jouée « pour l’argent » (en vue d’obtenir valeur
symbolique) et, comme toute partie, ou bien survient concrètement dans un tripôt, un
cercle, une secte, une initiation, une ambiance de conjurés, une mafia, une
maçonnerie, ou en évoque fortement l’image. La force de la partie est dans la règle
qui la régit. Pour cette raison, sur tout jeu règne, comme étant son sens, la règle qui le
régit, et pour cette raison tout rapport humain est non seulement une représentation,
c’est-à-dire une transcription de symboles, non seulement il comporte un appât
symbolique et une liturgie substituée aux actes réels, mais il est surtout un acte
public, duquel les participants « en personne » ne sont que les spectateurs les plus
proches.
101. Ayant découvert le sordide du « bonheur », l’avare et fécale
accumulation de valeur symbolique dans la possession réciproque des corps, investis
d’une passion d’autant plus concentrée que réifiante, d’autant plus exclusive
qu’excluant sa propre vocation organique à la totalité, la critique passée au service de
la famine n’est capable de vivre que de malheur. C’était vrai : la fixation patrimoniale
des amours et des amitiés trahissaient le sens de la joie et rien ne pouvait être plus
opposé à la joie que le frisson des orgasmes arrachés par pure force de représentation,
rien de plus spectral et de plus dépossédant que la physique opaque d’un corps vu
comme son souvenir éteint, et vécu en tant qu’obstruction due aux déchets accumulés
et qui ferme à la passion les horizons de son possible, la contraignant à s’y presser
99
contre, comme le fait l’eau contre l’écluse, afin de connaître sa propre force
exclusivement comme rétention, engorgement et prison. C’était vrai que la passion
s’y humiliait et se transformait en damnation. Mais pourquoi en était-il ainsi ? Ceci
est la plus minime vérité que la civilisation de la Famine prétend effacer.
La civilisation de la Famine veut un peuple d’esthètes, mais pénitents.
Puisque le capital anthropomorphe produit en chaque homme son identique, le capital
autocritique produit des hommes autocritiques. En eux, la négativité prend le pouvoir.
C’est ainsi que la dialectique négative se convertit dans la sagesse astucieuse avec
laquelle chacun administre les étapes de son propre jeûne. Il se généralise une poésie
de l’insuffisance, une éthique de la diète. Devenus osseux, les héros de la
renonciation perdent chaque jour le poids de la passion. La passion, inextinguible tant
que le corps a un souffle d’air, l’emporte sur les rêves toujours plus hiératiques des
nouveaux fakirs, et peu à peu en surgit, en les bouleversant. Mais tout de suite, en
raison de son caractère reconnaissable sans équivoque possible, et de sa puissante
authenticité, elle se précipite, isolée, dans l’équivoque, resplendit, embarrassante,
dans l’inauthentique. C’est, chaque fois, l’épreuve du feu. La passion qui est éruption
qualitative, (température) affirmation du besoin de tout sur l’habitude du rien, peut
toujours renverser toute résignation en révolte, toute défaite en victoire. C’est pour
cela que le nihilisme d’Etat la redoute comme sa plus grande ennemie. C’est pour
cela qu’il la cerne avec ses cordons sanitaires, c’est pour cela qu’il l’assiège
immédiatement à l’aide du discrédit et de l’incrédulité. Mais la qualité spécifique de
la passion empêche qu’on la ligote en la niant simplement : elle est la négation
invincible de toute négativité ; ainsi la tactique du nouveau nihilisme apprend de la
fausse dialectique le truc de la fausse affirmation : elle valorise la passion comme
l’instant exquis, en soulignant par la négativité son irradiante qualité ; elle l’exorcise
en l’encastrant dans la poésie de la rareté et de l’intermittence. On peut être passionné
pour un moment, et il sera d’autant plus incandescent que campé dans le gel. Si le
discrédit et l’incrédulité ne parviennent pas à empêcher l’émergence insurrectionnelle
de la passion, ils parviennent pourtant de cette façon à la circonscrire et à en
100
asphyxier la durée, et pour cela, ils n’ont qu’à en tisser une apologie désespérée.
102. Même en cela est visible la trace d’une sagesse critique qui s’est
révoltée contre son propre sens. L’insurrection fut rare à l’époque historique où le
capital s’affirmait comme le meilleur des mondes possibles, et la dialectique radicale
appris avant tout à ne tolérer aucune tentative de simuler artificiellement la continuité
et la durée. L’intermittence était le souffle non naturel de la révolte suffoquée, mais
on n’abolissait pas la réalité de l’oppression en niant simplement son pouvoir
d’asphyxie. Même de ce réalisme lucide, qui était la force de la pensée assiégée, le
capital nihiliste s’est fait une ruse, en programmant un existentialisme de la
fragmentation juste au moment où l’insurrection s’étendait et se généralisait, et en
insinuant dans son peuple une poésie des épiphénomènes, précisément quand la
bataille entre la vie et la mort totalisait le sens élémentaire de toute phénoménologie.
103. Heureux les pauvres de corps parce que leur règne sera sur terre : aux
shamanes de la mort repentie reste que sourire de cette ultime « élégance »,
maintenant que la terre est véritablement désolée, et que dans le corps subsiste la
dernière certitude de la vie. Au point où la pensée risque de se séparer pour toujours
de la totalité organique des corps, réalisant ainsi la domination parfaite du sens mort
sur le sens qui fut vivant, il n’est plus possible de penser de façon cohérente si ce
n’est en termes de corporéité globale. La parole de la dialectique radicale reconnaît
pour sienne cette tâche extrême : empêcher les paroles d’engloutir les raisons des
corps, de les arracher au règne de l’inessence pour les reconduire aux essences
emprisonnées. Ce sera avec les derniers mots que la révolution biologique
débouchera de la préhistoire dans l’histoire, et ce seront les feux de la passion libérée
qui brûlera, dans l’air dont elles n’auront plus besoin. La dialectique radicale se fait
dans les corps, mais elle ne renonce pas à la parole uniquement parce qu’elle doit la
démasquer comme l’arme la plus puissante de l’irréalité organisée. Attaquer toute
101
forme de conviction idéologique, la montrer comme chancre qui vide de toute vie le
sens de la raison, ne signifie pas désarmer le cerveau et saisir les gourdins en finissant
dans la troupe des armuriers qui ont fait de leur tête un marteau. S’il est désormais
certain que la théorie ne peut pas être l’anticipation (le « prototype ») d’une
« conscience de classe » à reproduire en série, il est tout autant certain que la théorie
est la compréhension organique de la dynamique du présent – le présent comme
préhistoire – totalisation du sens vivant, projet qualitatif immédiat, ré-assomption de
la potentialité latente de la raison niée, affirmation du possible, démasquage et
démonstration de l’irréel. Tout cela est encore, en même temps que vérité et vie des
corps, possibilité de la parole. L’efficacité meurtrière de la parole aliénée montre
justement quelle puissance s’attache à la symbiologie du verbe, matrice de toute
hiérocratie cristallisante ; même si, désormais, il est toujours plus clair que la parole
aliénée, l’accumulation cristallisée du sens mort, est d’autant plus proche de
l’emporter sur la vie ou de disparaître (et elle disparaîtra) qu’elle se réifie en choses et
gestes, qu’elle affirme d’autant plus le non-être qu’elle fait advenir l’être du rien. Il
faut comprendre à fond que la réalité irréelle c’est le langage réifié : seulement de
cette façon on comprend combien il n’a rien à partager avec les sources ensevelies
des besoins vitaux niés, et comment jusqu’au bout, il les occulte et les trahit.
Entendons-nous : la domination absolue de l’irréalité se manifeste dans les formes de
la plus dure réalité, le règne de l’idéologie se réalise dans les règles de la pratique du
concret. Il est par instant – pourvu qu’ils acceptent d’être des instants – rendu aux
corps toute la corporéité.
104. Ce qui rend désormais évidente la transformation du réel en irréel,
c’est la différence absolue de niveau entre les « pratiques subversives »
immédiatistes, qui ne sont que la réalisation de poétiques spectaculaires (passées au
filtre du capital producteur d’images), et donc de l’idéologie devenant la matrice du
« comportement », et qui trouvent ensuite leur vérité dans la contre-révolution (à ce
102
propos les bakouninistes et les bolchéviks se présentent sur le marché de la « culture
politique » avec une infinité de variantes), et la praxis révolutionnaire qui, naissant
du conflit vécu et surmonté – la vraie guerre civile – de chacun avec lui-même en tant
que faisant partie du monde dominant, ne peut être que consciente, et donc la
réalisation de la théorie, comme telle irréductible à une quelconque modélisation
stylistique. Ce qu’aujourd’hui on présente ou l’on met en œuvre comme « pratique »
ou comme « réalisation concrète », est dans sa vérité contemplation, soumission pure
et simple à la puissance omnivore des images, qui ont maintenant assimilé et réduit à
elles (à l’esthétique) toutes les ambiguïtés et les misères présentes dans les
vicissitudes du mouvement révolutionnaire ; le capital en fait le centre du spectacle
de ses propres contradictions et parvient par un usage conscient de lui-même, en tant
que médiation de toute instantanéité, à un bouleversement aveuglant de la dialectique
même.
105. Le but de la théorie consiste à se rendre conscient des mécanismes
pratiques par lesquels la domination de l’inessentiel (inessente) vide de l’intérieur, en
l’isolant dans son « malheur » en soi, toute pulsion vers l’authentique et donc vers le
réel vivant. Comprendre signifie avant tout se comprendre : saisir le sens aussi bien
subjectif qu’objectif de sa propre non-essence forcée. Quiconque se comprend,
comprend par son cas particulier, le secret banal et terrible de l’aliénation généralisée.
Quiconque comprend, est un théoricien pratique. Il ne s’agit pas de mettre en pratique
une théorie qui, dans le meilleur des cas, n’est qu’une glose mal-comprise d’un
« texte » initiatique et donc de la mauvaise littérature. Il s’agit d’être, dans tous les
cas et pour chacun, l’auteur vivant, à la première personne, de ce « texte » qui
s’écoule et qui représente le mouvement réel, le corps vivant de la théorie en procès.
L’initiation est l’approche indispensable à la critique pratique, mais dans le sens
exclusif que l’étincelle de la volonté critique ne peut être pour chacun qu’un
événement révélateur, une aventure, une rupture de continuité par rapport à la narcose
103
induite par la quotidienneté sérielle. Ce n’est que dans ce sens que celui qui la vit,
dans son être initié à la division entre l’être et la non-essence, dans sa prise de parti
pour l’être contre son contraire, se trouve dans la communauté-procès du mouvement
réel, dans le « parti »-être de la révolution.
106. La pratique du concret est la religion des néo-chrétiens. Personne
n’est aussi habile dans la guérilla contre la théorie qu’eux. « Passons à la pratique »
est le slogan de rigueur au moyen duquel les plus obstinés de ces combattants
imaginaires se débarrassent de leur dernière possibilité de voir le concret et
s’abandonnent résolument à l’abstraction la plus irréelle. « L’effort torturant de se
conformer à l’implacable dialectique marxiste du procès révolutionnaire, a souvent
cédé la place à des déviations au travers desquelles l’action des communistes s’est
dispersée et émiettée en de prétendues réalisations concrètes, dans la sur-évaluation
d’activités ou d’instituts particuliers qui passaient pour constituer une passerelle de
continuité dans le passage au communisme lequel n’était pas le saut effrayant dans
l’abîme de la révolution, la catastrophe marxiste d’où devait faire irruption la
rénovation de l’humanité »[8]. Bordiga avait bien compris le caractère
« catastrophique » de la révolution ainsi que le renversement insidieux de la
dialectique qui est l’arme typique de la contre-révolution. Mais comme il ne s’agit
plus de combattre les déviations d’un parti, en un moment où la réalité de la lutte se
révèle dans toute sa radicalité pour l’affirmation de la subjectivité organique de
l’espèce contre la négation de l’objectivité organisée dans la machine sociale ; de
même qu’il ne s’agit plus de reconnaître les « activités particulières » et les « instituts
particuliers » dans la pratique dénaturée des gestions politiques d’Etat ou de parti ; il
s’agit, en allant beaucoup plus vite et profondément, de dénoncer finalement
l’intériorisation advenue de l’inorganique dans l’organique et donc de masquer et de
vaincre l’ennemi en favorisant et en accélérant son rejet là où il a le plus
insidieusement érigé la dernière de ses citadelles : dans l’intériorité fictive du Moi et
104
de sa production, dans la fausse liberté de son prétendu libre-arbitre. Il est temps
d’être concrets : nous dévoilons l’illusion du « concret ». Il est temps d’être
entièrement collectivistes ou plutôt communistes : nous attaquons la fausse
« unicité » (et l’humanisme mécaniste) du Moi le plus « secret », et le plus
« exclusif » et nous en montrons la fonction hétéronome. Il est temps d’être
historicistes : nous démontrons comment les cristaux les plus durs et les plus
réfractaires du sens mort, accumulés dans la préhistoire de l’espèce, sont aujourd’hui
le diaphragme lenticulaire qui sépare la subjectivité de l’espèce enfouie dans chacun
de l’objectivité régnant dans son protagoniste-focaliseur : le Moi divisé de la société
des débris. Il est temps d’être entièrement matérialistes : nous analysons le caractère
abstrait des mécanismes matériels.
107. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la révolution est biologique : elle l’est
depuis toujours. Nous sommes en train de vivre l’instant catastrophique de la solution
finale. Esquissée avec la trivialité du génocide guerrier des contre-révolutionnaires
nazi-fascistes, la solution finale a franchi son initiation encore infantile et apparaît
aujourd’hui enfin dans toute la complexité totalisante de sa maturité : se présentant
comme la fin de tout ce qui contient son contraire, elle résume ainsi dans son
ambivalence explosive le sens de toute la pensée positive vaincue et de toutes les
révolutions partielles résorbées de même que le sens de toute la dialectique négative
implicite dans les contre-révolutions qui l’ont intégré et métabolisé sans l’annuler
mais en en différant les échéances invisibles. C’est aujourd’hui le terme de toutes les
échéances. Justement parce que nous sommes bien proches de la fin, la libération de
l’espèce apparaît comme une entreprise désespérée, mais ce qui se désespère en nous
c’est la mort, c’est l’impossibilité de la survie : la force de la révolte passe au travers
du maximum de faiblesse et se trouve au seuil de l’invivabilité extrême que la
nécessité de vivre fait jaillir avec la puissance d’une alternative qu’on ne peut
renvoyer à plus tard. Plus que jamais, il est nécessaire de rappeler que la révolution
105
n’est pas cette option idéaliste qui mûrit, à l’écart, le projet abstrait d’une réalité
utopique « alternative », mais au contraire, c’est le procès entièrement physiologique
et biologique par lequel les modes de production de la communauté humaine aliénée,
parvenus à leur point de chute (en dehors de toute cohérence organique dans
l’émancipation des corps de la prothèse changeante qui leur a permis de se procurer
une possibilité de réconciliation avec l’univers naturel), se videront de tout contenu,
se désintégreront et seront abandonnés. C’est de cette manière que l’espèce se prépare
à accomplir l’ultime évolution nécessaire pour sortir de sa préhistoire et parvenir,
pour la première fois dans son existence, à un état d’équilibre dynamique, cohérent
avec l’évolution de la totalité organique naturante. Quiconque présente la révolution
comme quelque chose d’inférieur à cette tâche décisive, milite du côté de la mort : un
retard quelconque dans la compréhension des échéances réelles est un répit de plus
pour le capital assiégé. Il n’est plus permis de nourrir des incertitudes : le capital,
dans sa phase extrême de domination absolue, réunit en lui toutes les aliénations de la
survie organique, qu’il a traînées durant la préhistoire de l’espèce et qu’il s’est
approprié comme sens fictif d’une fausse histoire. L’utopie est le règne parfaitement
irréel de la survie quotidienne, entretenu pour durer au-delà de ses limites historiques
par les forces qui ont créé le dernier pouvoir possible et qui savent qu’elles doivent
disparaître aussitôt que l’espèce se sera libérée de sa dernière aliénation. C’est là le
secret du mécanisme qui fait apparaître à chacun, comme réels et propres, des besoins
qui ne sont que ceux du capital intériorisés et comme irréels, imaginés, utopiques et
honteux des besoins authentiques : à savoir ceux d’être une créature naturelle. C’est
le Moi-entrepreneur qui est l’agent et le gardien de ce mensonge profond mais
fragile. Il est nécessaire à présent de vérifier concrètement le caractère absolument
inessentiel de ces nécessités fictives du corps que l’Ego qualifie d’impératifs. Il faut
déterrer de là où ils se trouvent, c’est-à-dire de l’abri de l’économie politique
intériorisée, les termes simples du métabolisme organique naturel, les lois, d’autant
plus évidentes qu’elles sont reniées, de la vie en tant qu’activité physiologique et bio-
logique. On ne peut travestir le naturel qu’en dépeignant la communauté humaine
106
comme semblable en tout et pour tout à la termitière et à la fourmilière dans
lesquelles serait situé le centre cybernétique des opérations en place de la reine et des
termites ou des fourmis. Mais l’homme n’est pas structuré pour une telle sorte de
destin limité, car la façon dont est constitué son corps montre le projet implicite d’un
esprit universel autonome et changeant. L’espèce a été réduite pendant trop
longtemps, de par l’usage défensif des outils-prothèse, à ne connaître
qu’imparfaitement et partiellement la potentialité créative de sa propre structure
organique. La révolution biologique aura par-dessus tout ce résultat : dévoiler
entièrement aux hommes, à travers la difficulté forcée de la plus grande misère, la
richesse immédiatement disponible de leur organisme en devenir.
108. Au degré maximum de l’autoproduction de l’aliénation, toute la
réalité colonisée par le capital n’est que prothèse : langue inorganique réifiée,
système symbolique construit à la place de l’être. L’authentique faim des corps – le
besoin désormais déchaîné d’être – regarde le concret comme l’apparition de la non-
essence. Mais c’est une transparence de glace compacte : aucune illusion sur la
facilité à démasquer la mascarade. Justement parce que le non-être assiège la survie
de chacun et la fonde comme telle, isole chacun dans sa propre misère de sens, dans
sa propre faim inassouvie. Le paradoxe est que nous devions apprendre des faits sans
en être effrayés : la volonté de révolte est à présent le besoin de vie que personne ne
peut se cacher ; sa généralisation, au niveau latent, est un fait accompli ; mais plus la
survie devient insoutenable et asphyxiante, plus c’est entre la vie et la mort
qu’intervient l’enjeu et plus l’objectivité massifiée de la misère se resserre et se fige
autour de la révolte de chacun : la faiblesse de l’irréalité n’est pas hors mais en nous,
dans la mesure même où nous ne sommes pas ailleurs mais à l’intérieur de la survie,
non dans d’illusoires et impossibles « espaces libérés », mais en tout et pour tout dans
la dimension pour ainsi dire « unitaire » du destin général, dont le despotisme du
capitalisme est le patron de fait et continuera à l’être jusqu’au dernier instant de son
107
pouvoir. Aucun gradualisme n’est envisageable sinon le gradualisme mortel de la
contre-révolution. Ce que la révolution sait est déjà pratiquement partout : rien ne
pourrait être plus simple et sans appel. Le reste de la lutte repose sur la croissance
toujours plus rapide d’une émergence déjà maintenant parvenue historiquement, dans
ses termes élémentaires, à maturité : l’impossibilité de la vie. Nous vivrons la
dialectique de l’absurde : alors que tout le monde saura ce qu’il est toujours moins
vraisemblable de cacher, chacun participera au fait d’être automatiquement obnubilé
par son « aptitude à la douleur » naturelle, chacun sera amené à parler d’autre chose,
et surtout à faire autre chose et cette autre chose aura la forme d’un besoin éludé,
sera le faux d’une carence vécue ; tout ceci avec la plus grande vitesse de
transformation et avec l’approche la plus efficace dont sont capables les sciences du
mensonge. La lutte que le sens fictif mène à présent contre la dialectique radicale sera
surtout une bataille qui sera jouée sur la base fausses tâches, du mimétisme et de
l’illusionnisme. Comme cela est évident déjà dans ces épisodes significatifs comme
le rapport du MIT, il n’est plus possible au capital de cacher le progrès de sa propre
issue fatale et, au contraire, toute la stratégie du capital est désormais dans la
simulation d’une capacité autocritique qu’il reste à représenter, donc à symboliser
fictivement la prise en charge de la catastrophe par le contrôle scientifique et la
planification opportune d’une inversion de tendance décisive. Mais gare à celui qui se
contentera de veiller sur ce seul terrain, macroscopiquement représentatif, aux
manœuvres d’un ennemi imaginé comme un état-major de puissance étrangère : on
ne se rendra pas compte que l’organisation spatio-temporelle de la non-essence
travaille en même temps de l’intérieur de même qu’elle se trouve dans sa mécanique
désormais éprouvée. Le capital est le « discours » réifié de la contre-révolution, et la
contre-révolution n’est que le renversement automatique des besoins réels en
exaucements fictifs, tant et simultanément sur le terrain des choix politiques, des
résolutions économico-politiques mises en scène au niveau des destins planétaires
que sur le terrain de l’ « intériorité » de chacun, en tant que spectateur, bénéficiaire ou
adversaire illusoire de ces choix et résolutions, en tant qu’isolé fictivement dans sa
108
subjectivité non-reliée, et au contraire soudé réellement et concrètement par
l’intériorisation parfaitement consommée de l’économie politique à laquelle toute
survie est consubstantielle, aux destins généraux dans leur simultanéité en procès. La
contre-révolution a aussi anticipé en cela qu’elle a dénaturé le sens, le besoin cardinal
de la révolution : l’individualité est détruite mais seulement parce que la domination
de l’impersonnalité autonomisée du non-sens agonise quelques années de plus.
109. Quiconque a vécu ou est en train de vivre la désintégration du
« milieu gauchiste »[9], sait par expérience de quoi nous parlons. Tout est ambivalent
et contradictoire et change avec la plus grande rapidité. L’alternance toujours plus
accélérée de deux subjectivités antagonistes et complémentaires se déroule sous nos
yeux. Il suffit d’un instant pour convertir isolément, faiblesse et impuissance en
communauté, force et puissance. Face au repliement de la passion humiliée, les faits
divers procurent des injections de passions déchaînées, mais aussi vice-versa. Tout le
monde semble certain de vivre à l’unisson du progrès projeté et en même temps le
contraire semble aussi certain : à savoir de ne pas être dans son assiette, d’être en-
dehors du souffle unitaire de la lutte. Pendant un moment, la lutte est le centre de la
vie, un moment plus tard on ne ressent plus ni lutte ni vie. Mais il suffit que le
fléchissement consomme son instant pour que l’instant suivant soit déjà à un degré
inférieur de clarté et de conscience ; alors qu’une nouvelle crise est déjà en gestation.
Il n’est même pas permis à quelqu’un de s’accorder avec sa volonté de vivre la plus
authentique jusqu’à ce que vivre soit devenu possible. La passion ne peut aujourd’hui
se reconnaître que sous une forme brisée mais elle renaît immédiatement ailleurs :
non pas intermittente mais irréductible ; non pas fragile mais jamais utopiste ;
connaissant son objet et sa qualité tant qu’il suffit de se débarrasser avec impatience
et mépris de toute tâche erronée. La passion éversive n’est plus réceptive à un
mensonge quelconque, et elle connaît finalement aussi bien son but dernier que le
temps qui lui est compté. Et c’est pourquoi sont en train de disparaître toutes les
109
dernières cloisons que la passion repousse en détruisant en nous la fausseté des
apparences ; c’est sa force qui dissout les cloisons et les obstacles et nous – qui
sommes les bâtards de la non-vie, mi-esclaves du non-sens, mi-partisans de l’être –
nous, dans notre duplicité forcée, nous ressentons aussi bien sa force que notre
faiblesse, sa connaissance de la certitude que notre désespoir. Seuls les volontaires de
la stupidité peuvent continuer à s’effrayer de cette façon haletante et fébrile dont la
désagrégation dissimule la réussite et donc à mentir en se le cachant alternativement.
Celui qui en est arrivé à en avoir honte renonce à comprendre, et, justement en
valorisant à l’envers l’ « état d’âme », en refusant ainsi d’en saisir le sens et la limite,
il se condamne à vivre comme âme de l’Etat, comme serf de l’idéal. Rien n’est plus
pénible et mortifiant que de répéter que c’est la coercition qui gouverne les luttes
continuelles des militants d’autant plus durs et plus audacieux qu’ils sont délabrés
dans leur être et démissionnaires dans leur compréhension. Les épaves de la politique
en ruine « secouent » la révolution comme les joueurs les plus incrétinisés secouent
l’appareil-à-sous : la journée est plus belle quand il pleut une grêle de coups,
monnaies misérables d’un jeu qui, bien plus subtil et meurtrier, se déroule autrement
et ailleurs. Le triomphe de la mort peut échoir à une personne désignée, même si les
projectiles de la police font plus souvent mouche sur des gens qui passent et non pas
parce qu’ils se sont trompés banalement de cible. Mercenaires sans ambiguïté, les
policiers jouent instinctivement en anticipant : ils savent que n’importe qui est leur
ennemi futur-présent. Tout au moins, le policier a une imagination appropriée à la
partie : les dimensions générales de l’engagement sont telles qu’ils n’a pas de
problème de cible.
110. Là où tout fragment d’une analyse honnête se transforme en un instant
en coquille objectale du slogan ; là où tout geste d’une radicalité authentique se
convertit immédiatement en style ; là où toute perception naturelle de la qualité se
renverse en esthétique de chantage : c’est là qu’on voit comment en substance la
110
vitesse de la dialectique en action – la théorie qui se présente comme l’éclair qui
identifie les événements et les raisons – ne connaît pas de frein plus efficace que celui
de son imitation répétée, éternellement en retard et donc perpétuellement liquidatrice.
Aussitôt qu’elle est trahie dans son élément essentiel le plus intrinsèque, c’est-à-dire
la subjectivité qualitative, la théorie brise ses propres signes avant qu’ils deviennent
les symboles de son contraire : elle n’anticipe plus que le sentiment immédiatement
cuisant de son retard. Il n’y a pas de fuite en avant : le capital fuit en avant, mais de
façon illusoire. Le présent est tout pour tout le monde. S’il est possible et nécessaire
d’affirmer, parce que c’est vrai, que le futur sera la révolution, c’est parce que le
présent est déjà la révolution en procès.
S’il est inévitable d’exposer l’autre branche de l’alternative, la victoire
de la mort et la fin de l’espèce, c’est parce que le présent est la victoire de la mort et
la fin de l’espèce, spectographiée dans la téléologie des apparences. Mais le règne des
apparences c’est le concret – les « choses », l’organisation des gestes qui les
investissent de sens et les mettent en relation, les mécanismes qui les produisent et
qui produisent celui qui produit ces « choses » en un unique mouvement, en même
temps de réification et d’abstraction – tandis que le procès réel est latent, toujours
moins occulté, mais pas encre libéré. Il reste à effectuer, tout en nous séparant, le
démantèlement généralisé du règne du fictif, cette organisation éblouissante du
concret-symbolique ou bien la manifestation patente de ce qui est déjà besoin vivant
de chacun dans l’affirmation libérée de la vie de tous. Le procès révolutionnaire est
l’effraction nécessaire du concret, la désarticulation du système d’investissements
symboliques qui se matérialise dans l’univers des objets et des gestes qui en sont les
déterminants-déterminés, car il en révèle définitivement le vidage qui s’est effectué
tout au long de la préhistoire, le néant qui nous est resté pour le nourrir. Il ne s’agit
plus déjà du « néant » métaphysique sur lequel les philosophes ont déliré beaucoup
trop longtemps ; il s’agit du « néant » le plus parfaitement physique : le contraire
patent du besoin essentiel qu’il trahit et élude. Même éblouis, par moments, par le
caractère concret de l’irréel, nous devons poursuivre dans cette certitude : le tout ou
111
le rien, aujourd’hui plus que jamais inextricablement mêlés, se sépareront, quand la
passion de vivre sous le communisme brisera toute coquille de l’intérieur, quand
l’activité des hommes se libérera du despotisme des symboles, quand chaque geste
prendra la signification d’un moment de l’être qui se crée, quand on ne donnera à
chaque objet d’autre « valeur » que celle de son existence dans le contexte de l’être
en mouvement.
NOTES
[1] En français dans le texte.
112
[2] Revue « ultra-gauche » défendant la musique pop, la drogue, etc.
[3] « Terrorisme ou Révolution », préface à Pour la Révolution de Coeuderoy, éd. Champ Libre.
[4] Cf. Norman Brown, Corpo d’amore. Il saggiatore.
[5] R.D. Laing, La politica dell’ experienza, Feltrinelli, p. 14
[6] Nous traduisons ainsi « inessente » : littéralement non-étant, mais du point de vue de l’essence. Ce que l’on perçoit mieux dans le substantif inessence, littéralement : non-essence.
[7] Cf. toujours Laing, Le Moi divisé, Einaudi.
[8] A. Bordiga, « Les buts des communistes », Il Soviet, n°8, 1920, cité dans la préface de J. Camatte aux Textes sur le communisme, éd. La Vecchia Talpa, Naples. Il s’agit de Bordiga et la passion du communisme.
[9] En français dans le texte.
7. Les infortunes de la passion
113
« … puisque par la logique du concept
on a déjà un matériau complètement prêt
et fixé, un matériau, on peut dire, ossifié,
la tâche consiste ici à le rendre fluide et à
rallumer le concept vivant dans cette
matière morte. S’il y a des difficultés
particulières à construire une ville
nouvelle sur une lande déserte, l’on
trouve au contraire suffisamment de
matériaux, mais à cause de cela
justement de très grands obstacles
d’autre sorte, lorsqu’il s’agit de donner
une disposition nouvelle à une ville
ancienne, solidement construite et
maintenue par une possession et une
habitation continues ; on doit alors
décider que l’on ne fera absolument
aucun usage d’une grande partie, du reste
appréciable, de ce qui s’y trouve. »
G. W. F. Hegel, La science de la logique
114
111. Au fur et à mesure que le procès d’intériorisation s’accélère en
dématérialisant les concrétions objectuelles de la valeur et en désertant les lieux
communs transformés en puits empoisonnés ; au fur et à mesure que la réalisation de
la valeur, s’intériorisant en chacun, se subjective en fragments autonomisés à
l’identique, en identités humanisées et socialisées de la valeur ; au fur et à mesure que
la communauté matérielle capitaliste s’émancipe de sa matérialité en procès parvenue
à l’émergence maximale de sa propre dynamique autodestructrice, elle se convertit en
communauté fictivement « spirituelle » et assimile, par sa propre terreur, sa vocation
tragicomique à de la transcendance ; toute polarité historique cristallisée de
l’extérieur tend à disparaître, toute division de classe à s’évanouir dans un climat
mortel. Seul le degré le plus élevé et le plus proche de l’aliénation absolue contient en
lui les prémisses concrètes d’un dépassement de toute aliénation. Précisément parce
que la révolution moderne ne peut être rien de moins que la révolution biologique,
elle ne peut être que majoritaire. C’est seulement lorsque la majorité « active » des
hommes, corps réel de l’espèce, reconnaît en elle la subjectivité niée, reconnaît
qu’elle n’a plus rien à perdre que les chaînes qui l’attachent à la préhistoire et
reconnaît qu’il n’y a rien à gagner que son propre engagement dans l’autodestruction,
que la préhistoire est définitivement prête à se dépasser, que le saut qualitatif devient
la mutation de la maturité. Et c’est ce qui commence à se produire, au-delà et en-deçà
de nos yeux, encore brouillés par des mensonges millénaires, n’osant pas encore
reconnaître, dans la coulisse toujours plus croulante d’une représentation spectrale, la
force naturelle d’un événement qui désagrège les derniers décors de la comédie.
Celui qui s’attarde encore à chercher dans la « classe ouvrière » la
subjectivité exclusive d’un destin révolutionnaire que l’illusionnisme contre-
révolutionnaire a déjà relevé de ses échéances, est sans le savoir (ou en le sachant
115
trop bien) le sujet réel de cet illusionnisme. Le prolétariat révolutionnaire a depuis
longtemps débordé au-delà de son ghetto ; aucun portrait-robot des équipes spéciales
pour la défense de la sociologie et de l’Economie ne correspond plus aux traits
« indescriptibles » de la subjectivité éversive. Aucune catégorie du social, de même
qu’aucune catégorie de l’esprit, n’a plus d’autre sens que de transcender dans
l’immédiat le passé historique qui l’a trahie, que de confluer dans la conscience en
progrès du destin général, dans la généralisation en acte d’une conscience d’espèce.
Ce qui est endémique va devenir épidémique; bien que chaque « foyer », ainsi que
chaque « subjectivité » révolutionnaire individuelle ou de « classe », n’arrive pas à
s’affirmer dans son isolement ou sa séparation, il transmet, quoique vaincu en tant
que tel, sa substance universelle au tout social qui en absorbe et accumule, en s’en
chargeant, les énergies profondément explosives avec la ségrégation et la rage de
chacun. L’ultime rôle possible des rôles sociaux est de se reconnaître comme partie
inséparable du mouvement global, de l’intégrer avec leur force, en niant la faiblesse
de toute séparation. Le même mouvement qui pousse le capital à se représenter
comme l’autoconscience de l’espèce unifiée sous l’esprit de la survie, « classe
universelle » de la pénurie et de l’apocalypse, pousse aussi le corps de l’espèce à en
être l’antithèse immanente et il n’y a plus place que pour les doutes de la faiblesse
épisodique, les dernières chutes partielles et « personnelles » dans le dernier
tourbillon négatif. Vie et mort s’assemblent, et elles sont aussi possibles l’une que
l’autre, mais non pas aussi puissantes. Le hasard peut désormais mener l’espèce à la
mort en tant que destination et sort. Le mouvement réel est la volonté qui abolit le
hasard.
112. Il est temps de comprendre concrètement - en rejetant toute la
mystification de l’ « espoir » qui se cache derrière l’extrémisme hédonistiquement
apodictique - que le mouvement de la vie contre la mort est identique en chacun et en
tous. Les insurrections qui crépitent dans la passion individuelle sont le continuum
116
dans lequel croît et se multiplie la puissance toujours plus suralimentée des
insurrections générales; l’espace qui les partage, c’est le labyrinthe chaque jour plus
fragile des séparations hallucinatoires, l’épaisseur en décomposition de la
« personnalité » isolée, du destin privé en tant que non-hasard (malchance).
L’insurrection isolée n’a pour se dépasser et se transcender, d’autre moyen que de se
découvrir sa fatalité historique et générale et à se débarrasser du jeu de miroirs qui la
fait apparaître, avant tout à elle-même, comme le résultat d’un destin domestique,
mécaniquement autobiographique, d’autant plus apocryphe qu’il est plus familier.
Personne n’a l’exclusivité du malheur; aucun hasard causal n’est à la racine d’une
péripétie singulière. C’est au contraire, la privation, organisée sur une échelle sociale,
de toute aventure concrète et subjective qui déterminé a priori les malchances de
chacun. Les infortunes de la passion ne prennent pas leur source ailleurs que dans
l’impossibilité universellement sanctionnée, de vivre la qualité de se passionner. Le
poison qui intoxique toute volonté de s’affirmer, de s’affirmer comme qualité en être
vis-à-vis de la quantité en procès - et qui la fait ressembler à un rêve démesuré,
destiné par force à se renverser en un cauchemar mesuré par la quantité de vivant qui
meurt - ce poison c’est la volonté impersonnelle du pouvoir qui le distille. Cette
volonté impersonnelle vénéneuse est l’ennemi intime de tout vouloir-être isolé ; c’est
l’universalité du non-être, qui, dans l’enceinte close du destin privé, prend
l’apparence d’une particularité singulière. En isolant en chacun la qualité qui est
latente en tous, la quantité fait en sorte que chacun désespère de soi.
113. Nous sommes au bout du chemin : il s’agit d’être. Personne ne peut
plus longtemps avoir l’illusion d’échanger sa force de travail contre une chance de
survie, dès le moment où chacun sait par expérience directe que l’on meurt de
survivre, aussi bien dans le renfermé des salles où la vie asphyxiée s’insurge au grand
air de la totalité universelle où la vie organique des destins planétaires en est à
suffoquer. Chacun exige et essaye de vivre, et d’autant plus lorsqu’il se contraint, en
117
se mesurant avec sa survie, à s’en contenter. C’est justement parce qu’il a pu croire
que survivre était suffisant, c’est justement parce qu’il a consenti de céder à la
« raison » qui le poussait à se mesurer, que chacun grandit de façon démesurée dans
le vide de sa non-essence. On ne peut s’empêcher de percevoir physiquement la
grande vitalité dont est plein le vide qu’est la vie de chacun. On ne peut ignorer le
sentiment de malaise épidémique : celui d'anticiper d'un seul pas son renversement
terrible. « Le Terrible est déjà advenu », annonce triomphalement Laing en citant
Heidegger. Il ne sait pas ce qu'il dit. Lorsqu'il adviendra, le Magnifique, certainement
terrible pour tous les planificateurs de la non-essence comme lui, le lui enseignera.
114. Le temps est compté ; tout est déjà dans le présent et il n'y a plus rien
à attendre et rien ne nous attend dans le futur ; toutes les prémisses concrètes sont
mûres et en acte, la révolution est commencé. Mais malheur à qui se méprendrait sur
la puissance immédiate du mouvement présent, malheur à celui qui s'adonnerait à un
immédiatisme qui court-circuite la dialectique. Aucun triomphalisme n'est tolérable
tant que la mort règne partout. Personne ne peut penser agir à la place des autres,
personne ne peut rêver d'être un modèle, sinon pour lui-même, et un modèle d'un
manque, d'une faim d'être férocement insatisfaits. C'est justement parce que le sort de
tous est en jeu et qu'il l'est entièrement, que c'est le chacun pour soi : chacun
reconnaît en l'autre les défaillances de la passion. Seules les dernières ambiguïtés de
la poétique ont permis, à la puissance de la clarté pour soi de prendre le rôle de
l'organisation du mouvement. Le mouvement est la promotion par l'espèce de ce
corps, le corps armé de sa puissance immense et imposante : son universalité consiste
à l'organiser, à en harmoniser la cohérence et l'émergence violente de sa tâche finale.
La nouvelle conscience radicale réunit en elle toutes les consciences parcellaires
mûries durant la préhistoire dans les collisions des classes antagoniques ; désormais
l'antagonisme définitif polarise à l'intérieur de chaque corps le destin de l'être et son
contraire, et conquiert ouvertement la dimension de la conscience de l'espèce.
118
Comme un amphibien en mutation immergé dans la négativité, le corps de l'espèce
marche vers son émancipation de la préhistoire en se nourrissant de poison et en
convertissant ces poisons en propulsif. La rapidité du procès va de pair avec
l'invasion d'une lourdeur de plomb et avec la stagnation empoisonnée de cet habitat
totalitaire qu'est la négativité. La mutation est en marche. Chaque années, des
millions de nouveaux jeunes mettent en avant, face au présent en putréfaction, leur
intolérance irréversible, leur connaissance spontanée et désormais biologique de
l'horreur ; chaque enfant qui naît fonde une garantie en procès pour le futur ; la mort
vieillit avec ses esclaves. Le fait qu'à chaque minute naissent des hommes et des
femmes totaux et non compromis est un événement révolutionnaire par excellence :
la résistance du génotype est l'arme du dépassement possible, le germe du futur.
115. Mais le temps ne peut plus être que celui du naturel, c'est pourquoi le
capital accélère. Encore une fois : la volonté consciente est immédiatement décisive.
Mais la passion révolutionnaire, précisément parce qu'elle a le point de vue de la
totalité pour qualité essentielle, ne peut se faire d'illusions sur le moment présent. La
passion totalisante qui se heurte à son contraire ne peut se reconnaître que dégradée,
parcellisée, tant qu'il ne s'agit pas du choc final. Il n'existe pas de « succès » à la
hauteur de la passion si ce n'est l'ultime succès, c'est-à-dire la liquidation de son
impossibilité. La possibilité en tout et pour tout concrète et universelle, de
l'affirmation définitive de la passion mûrit et grandit dans le présent ; et cette passion
se présente partout – en feux roulants qui se pressent toujours plus autour de la
dimension nécessaire du feu ininterrompu – comme la conscience finalement
conquise de son possible. Mais justement parce qu'elle ne s'impose qu'isolée, même si
elle est isolée en milliers d'insurrections instantanées et spontanément enchaînées,
justement parce que et tant qu'elle se reconnaît comme exceptionnelle et limitée, elle
se voit instantanément niée et elle apprend à ne pas être encore universellement
possible. Elle se repropose aussitôt d'autant plus que sa faim d'être est inassouvie. Sa
119
croissance est évidente. Mais elle est également sanglante et nourrie par un grand
nombre de chutes mortelles. Aucune illusion n'est possible sur l'isolement durable de
la passion qualitative, à moins de tomber dans un hédonisme immédiatiste qui porte
d'autant plus tort à la dialectique désormais naturelle du heurt entre l'être et son
contraire qu'il prétend l'avoir déjà résolu en un lieu imaginaire de l'anticipation
« théorique » ou dans le faux concret des « beaux gestes »1 autogratifiants. Cette
récupération paradoxale de la mesure tactique est l'extrême métamorphose possible
de la politique : le tout tout de suite qui oublie la généralité du destin, l'éjaculation
précoce qui dément la conscience acclamée de la conjugaison fatale entre la théorie et
la praxis, en ravalant la théorie au rang humiliant de l'affabulation qui demande à être
vérifiée en un mode d'être. Quand l'être est universellement nié, tout son mode
affirmé comme indemne ne peut que se révéler par le « style » plus vraisemblable de
la non-essence.
116. Parmi les militants de l'hédonisme apodictique immédiatiste, seuls
ceux dont c'était un trait ingénu et absolument secondaire ont semblé avoir la force
nécessaire pour se dépasser en liquidant de fait tout résidu équivoque. Les
vicissitudes de ce dépassement montrent quel prix élevé doit payer la cohérence pour
se débarrasser de ses illusions. Celui qui a parcouru ce passage obligé du
dépassement de la politique, sait dans sa chair de quoi on parle. Quiconque a dépassé
cette impasse sait douloureusement combien d'intelligences spontanées et
impétueuses du réel se sont obscurcies en se convertissant en obédiences spontanées
à une rhétorique parfaitement irréelle, et ont été emprisonnées dans le faux impératif
d'être fidèle en pratique à la théorie critique. Et tout ce retard réel, et de la théorie, et
de sa praxis naturelle, qui a coûté à trop de révolutionnaires, nous le comptons dans
notre retard collectif même. Chaque mouvement de l'artificiel porte un coup dans le
vide au mouvement réel. Si la vitesse de la dialectique radicale consiste dans la
capacité de convertir les poisons en propulsifs, tout son retard est dû à une conversion
120
du propulsif en poison : le sillage que rejoint le vecteur et qui l'entraîne à nouveau, le
retour offensif du passé liquidé qui ne supporte pas de se détacher de toi et menace de
t'entraîner dans sa liquidation. Les alentours immédiats de la dialectique radicale sont
le couloir ou le terrain vague du fratricide, pas toujours, comme nous le savons, rituel
ou effigie seulement. Celui qui a été agressé par les fantômes meurtrier de son passé-
même, celui qui a dû les attaquer pour se dépasser, connaît cette misère qui se
condense dans le geste de haine où la passion se détruit, la contemplation de son
propre cœur qui procure comme prime à chacun, quand il fait mouche, le portrait de
soi-même, dans une attitude plus adéquate à la tâche : celle du policier tireur d'élite.
117. C'est parce qu'il a été asphyxié par de tels miasmes, qu'un
révolutionnaire comme Eddie Ginosa a pu mourir. Les premières pistes qui
débouchèrent au-delà de la politique et de ses métamorphoses meurtrières sont
sûrement marquées par des suicides comme le sien, résultat d'un climat homicide. La
« chronique » ment toujours plus que la réalité ; de même le capital administre sa
catastrophe progressive et en dissimulant l'émergence tout en en diffusant de façon
complètement abstraite les éléments essentiels pour en placer autant qu'il peut dans
l'idéologie de la survie. Et c'est ainsi que même la correspondance et la cohérence des
révolutionnaires avec les destins généraux leur sont partiellement cachés, et qu'il peut
sembler à chacun, dans les moments les plus déroutants de son isolement, qu'il est
infidèle à lui-même : parce qu'il ne voit pas sa fidélité au procès. Il ne s'agit pas
d'être indulgents : il s'agit au contraire d'être intransigeants et donc de s'interdire tout
aveuglement. Et il est d'autant plus vrai que chacun doive prendre ses désirs pour la
réalité qu'il est vrai que personne ne peut prendre ses cauchemars pour la vérité.
L'immédiatisme trouve ses racines dans le désespoir. L'anxiété qui prend à la gorge
quiconque n'est plus disposé à tolérer un instant de plus la non-vie, ne doit et ne peut
se convertir en un délire amphétaminique, en une « envie » angoissante et spastique
d'être immédiatement, hic et nunc, et positivement en sûreté, de l'autre côté de la
121
négativité de la préhistoire et après sa propre préhistoire. Jamais plus ainsi : c'est la
certitude en mouvement qui anime la volonté de tout révolutionnaire, et sa force se
détache et se peint sur la domination en dissolution de l'encore ainsi. Ce n'est que
collectivement et qu'à l'intérieur de la sortie universelle hors de la préhistoire que
peut et doit avoir lieu la sortie de chacun hors de sa préhistoire, isolée et impuissante
dans la seule faiblesse « privée ». Plus il est fidèle à sa tâche et plus il est dans
l'universel. La vulgarité du « vulgaire » n'existe que dans l'imagination sociologique
qui le circonscrit comme subjectivité obnubilée. Le prolétariat révolutionnaire sait ce
qu'il veut avec la force de son corps armé d'une exigence qualitative irréductible dans
laquelle tout mensonge productif sur la quantité est à bannir. Seul le temps productif
scandé par le capital, et seules ses lois de la réalisation de la valeur, peuvent induire le
mirage d'une séparation entre l'intolérance et son contexte, entre l'impatience et le
procès, et pousser les meilleurs à exiger d'eux-mêmes qu'ils se réalisent
immédiatement ou qu'ils meurent, qu'ils se produisent en positif ou qu'ils se sentent
exclus du procès, tués dans la préhistoire. C'est la dernière hallucination possible et la
plus insidieuse avant que le procès ne dévoile à chacun la cohérence de la dialectique
radicale avec l'être en devenir de l'espèce, le secret du terme de la préhistoire, son
sentiment d'état latent du possible proche de l'éclosion, son essence de chrysalide
désormais morte de la dépouille de laquelle le capital est le sceau et le gardien
inutiles et anachroniques, alors qu'à l'intérieur l'essence ultérieure de la vie est déjà
mûre.
Notes
1En français dans le texte.
8. La dialectique réelle
122
« Si l'on pouvait être un
indien, à l'instant même et sur
un cheval au galop, tordu dans
l'air, on tremblerait toujours
un peu sur le sol tremblant
jusqu'à ce qu'on perdit les
éperons, pour qu'il n'y eut pas
d'éperons, jusqu'à ce qu'on
rejetât les brides pour qu'il n'y
eût pas de brides et jusqu'à ce
que l'on vît à peine la terre
devant soi comme de la
bruyère fauchée, et
maintenant sans l'encolure et
la tête du cheval ! »
F. Kafka, désir de devenir
un indien
119. Le point de vue de la dialectique radicale dépasse la politique dans le même
123
mouvement où, en la dépassant comme l'instrument exclusif de la contre-révolution,
elle s'en sépare définitivement.
120. Si la dialectique radicale n'a aucun « que faire » à vendre sur le marché
concurrentiel des idéologies « alternatives », si elle ne peut se laisser glisser dans
aucun précipité théorique sans se disqualifier comme dialectique et comme point de
vue du qualitatif, c'est parce qu'elle reconnaît dans le « concret » le champ de Mars de
l'utopie dominante : c'est là que chaque façon de faire, en se réalisant dans le contexte
de l'irréalité organisée, abandonne sa propre dépouille sur le terrain et assiste à sa
glorification funèbre. Mais c'est à partir de là que l'impulsion biologique radicale, en
niant toute validité – toute réalité authentique – à ses propres réalisations fictives,
démontre pour elle-même sa capacité à durer encore, à perdurer, enfin à s'imposer
au-delà de la contre-révolution. La révolution biologique, ou la subjectivité
qualitative au niveau de l'espèce, ne pourra s'imposer que lorsque : l'utopie contre-
révolutionnaire aura brûlé toutes ses réserves de fausses tâches, toutes ses
représentations.
121. Il n'existe pas de comportement ou de ligne de conduite qui ne se définissent
comme révolutionnaires en soi. Dès que cette pure stylisation de la conflictualité
s'établit et qu'elle devient donc « réalisation de l'art », tout comportement, toute ligne
de conduite va s'arranger pour présenter l'évènement comme un de ses accidents
particuliers.
122. Le mouvement réel n'est pas un être métaphysique, ni la panthère de la
révolution aux aguets dans une latence indicible, mais il est la force même avec
laquelle la subjectivité révolutionnaire dépasse continuellement (dans une continuité
qui ne peut être saisie qu'au niveau de la généralisation et de l'universel) les formes de
réalisation fictive dans lesquelles l'organisation de la non-essence, ce pseudo
continuum concret, l'implique en capturant la seule scorie idéologique, avec ou sans
124
les corps « morts » de ceux qui sont aveuglés.
123. En ce sens, toute forme de politique, du réformisme au terrorisme, qui naît d'une
conflictualité aussi minime soit-elle avec le « concret » donné, porte en soi, de
manière inséparable de son destin de récupération contre-révolutionnaire et de
frustration par le fictif, une poussée potentielle vers son propre dépassement, et donc
en direction du mouvement réel compris comme le procès dialectique qui mène
l'essence à se manifester comme telle par-delà ses négations partielles.
124. Des aberrations idéologiques et vivement contre-révolutionnaires comme celles
des mouvements de libération nationale, « sexuelle », des femmes, des étudiants, des
homosexuels, des minorités ethniques, des « handicapés », des drogués, des ouvriers,
des enfants, des animaux, des employés et des plantes vertes, il peut jaillir, et en effet
il ne passe pas un jour sans que jaillisse, la conscience durement gagnée de l'enjeu
réel : la libération de l'espèce de toute idéologie, le dépassement nécessaire de toute
séparation, la conquête armée du point de vue de la totalité.
125. L'idéologie toute récente du banditisme et du vol, si elle dépasse de fait le style
obsolète de la politique militante, effectue sur la subjectivité révolutionnaire, que les
comportements « criminels » et en général illégaux expriment au niveau des choix
individuels, une récupération qui en vide à l'instant toute tension positive. Dès que le
« criminel » se contente d'être le transgresseur habituel de toute norme, il noie son
projet d'être dans le simple et caricatural non-être respectueux de la norme, pour
autant qu'il ne devienne par là, tout simplement, la norme en négatif : l'avoir au lieu
de l'être. Le besoin coercitif de recommencer, est le trait misérablement maladif qui
dégrade jusqu'à la routine1 et à la répétition nostalgique de la créativité effectivement
insurrectionnelle du coup de main.
126. Aucune des « options d'être » énumérées ci-dessus, et aucune absolument,
n'échappe au projet de ce que l'on a appelé le « saut périlleux » : chaque
125
comportement possible est déjà catalogué et fiché dans les bureaux cybernétiques ou
dans les centrales de la production d'images. Si cela est vrai, la faillite de la ratio néo-
illuministe est encore plus vraie de même que le désastre de l'utopie capitaliste, qui se
résume à la tentative de faire disparaître l'économie politique dans les apparences en
la réalisant dans la vie de chacun et de tous : l'économie politique, l'ainée, des
héritières de l'aliénation religieuse.
127. Ce qui se révèlera être dans les années à venir l'insolvabilité manifeste de
l'utopie capitaliste, dans le spectacle apocalyptique et tragi-comique de sa chute,
enlèvera toute illusion restante à quiconque ne sera pas entre-temps mort à tout
entendement. Mais la banqueroute de cette utopie – là cette utopie dominante hic et
nunc – ne signifie pas par là-même le triomphe immédiat du qualitatif et de la
corporéité libérée. Justement parce que le capital anthropomorphe valorise dans
l'autocritique son propre devenir de capital fictif (le futur anticipé dans les utopies
économico-politiques dont l'être capital assujetti à son propre projet désespéré de
survie la subjectivité, créancière de vie, de chacun), la dévalorisation2 rend vaine, de
l'intérieur, toute utopie particulière, « dépassée » avant de pouvoir se dépasser en tant
qu'utopie, ou plutôt avant de pouvoir se réaliser. Et justement en tant qu'être du fictif,
le capital, au dernier stade d'autonomisation de la valeur dématérialisée, ne se réalise
dans les utopies particulières que sous les formes de son propre devenir général (de sa
propre utopie en procès), formes qui ne peuvent pas se réaliser comme substances de
par la rapidité même du procès : de par la dynamique du fictif. C'est dans ce procès et
dans la contradiction toujours plus explosive entre domination des formes et
dépassement – dans les formes – de leur propre substance, que la subjectivité
qualitative, la substance corporelle de l'espèce, voit se réaliser son but
révolutionnaire, son destin concret : celui de réaliser la dialectique, en accélérant,
avec la volonté armée de l'essence qu'elle veut être, la ruine toujours plus rapide des
représentations. L'ultime feu roulant des utopies politiques les séparera de la
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subjectivité de l'espèce. Avant de se reconnaître comme sujet de la révolution
biologique, le corps prolétarien de l'espèce devra se libérer de l'hypothèse
qu'imposent jusqu'à maintenant sur son futur les idéologies du communisme en tant
que réalisation de la termitière humaine3, Gemeinschaft en règle avec le code
écologique, métamorphose ultime et la plus cohérente du capital fictif parvenu à
l'invisibilité, à la mimésis de la vie libérée.
128. La cohérence suprême du fictif, c'est d'apparaître finalement, comme la
représentation parfaite et donc comme l'organisation d'apparences parfaitement
irréelles : c'est de se terminer dans sa propre séparation définitive d'avec le concret,
dans sa propre disparition sensible (le fictif est l'essence de toute religion). C'est
seulement en se manifestant en tant que substance imperméable au fictif, et donc
seulement en s'affirmant en tant que subjectivité consubstantielle au mouvement
organique naturant, à sa corporéité globale en procès, que l'espèce pourra s'émanciper
définitivement de la domination de la prothèse, se libérer du fictif et de ses religions.
La révolution biologique consiste dans l'inversion définitive du rapport qui a assujetti,
tout au long de la préhistoire, la corporéité de l'espèce à la domination de la machine
sociale : dans l'affranchissement de la subjectivité organique ; et dans la
« domestication » irréversible de la machine, de quelque façon qu'elle puisse
apparaître.
Notes
1 En français dans le texte.
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2 Au-delà de la valeur, in Invariance, série II, n°2.
3 Cf. dans I limiti dello sviluppo, dans la lettre de Mansholt à Malfatti, dans L'imbroglio ecologico
de Paccino (Einaudi) etc, l'apologie explicite et implicite, de la communauté de « type chinois »,
accouplé à l'idolâtrie du « cerveau central cybernétique ».
« Ne pas se sentir vivre en tant qu'individurevient à échapper à cette forme redoutable du capitalisme que moi, j'appelle le capi-talisme de la conscience puisque l'âme,c'est le bien de tous. »Antonin Arthaud
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