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11 LES MYTHÈMES DU DÉCADENTISME Gilbert DURAND Je pense qu’en ayant lu votre programme et vu vos intentions, vous vous orientez vers une pluridisciplinarité qui est toujours fructueuse, à condition qu’elle soit disciplinarité, parce que souvent sous le nom de pluridisciplinarité on a fait entrer n’importe quoi et surtout une absence de disciplinarité. A un niveau quelconque la pluridisciplinarité n’a d’avantage certain que si elle s’ajoute en plus de chacune de nos disciplines et prête justement à une réflexion méthodologique sur nos disciplines. Vous avez choisi pour mon propos les structures figuratives du décadentisme ; je me réjouis de la mode qui soudain s’est emparée des recherches, ou plutôt des promotions, de l’imaginaire dans certains titres ; c’est une revanche sur le destin qu’avaient subies les études sur l’imaginaire. Pendant vingt ans, nous avons dû bourlinguer durement, dans des mers peu sûres et maintenant comme le titrait le journal Le Monde à l’occasion d’un de nos derniers colloques, c’est « une valeur qui monte », quelquefois de façon un peu agaçante pour le spécialiste que je suis devenu en trente ou trente-cinq ans d’étude de l’imaginaire, parce qu’on en parle un peu à tort et à travers. Je me réjouis tout de même de cette poussée et je vous dirais que cette année j’ai vécu le couronnement de mon action imaginatrice en ouvrant le 52 ème congrès des instituteurs d’école maternelle de l’enseignement public. C’était un succès pour nous, car c’était impensable il y a vingt ans en arrière seulement. Le titre en était « L’enfance sur les chemins de l’imaginaire ». Donc je crois que si l’imaginaire touche même ‘les Hussards noirs de la république’ dans ce qu’ils ont de sérieux positiviste, c’est que réellement quelque chose est en train de changer et que notre domaine peu à peu est pris au sérieux... Je voudrais d’abord faire quelques réflexions méthodologiques sur le propos que je vais tenir : « structure figurative » c’est un mot que j’utilise depuis un certain nombre d’années, voire de décennies, parce que j’avais

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LES MYTHÈMES DU DÉCADENTISME

Gilbert DURAND

Je pense qu’en ayant lu votre programme et vu vos intentions, vous vousorientez vers une pluridisciplinarité qui est toujours fructueuse, à conditionqu’elle soit disciplinarité, parce que souvent sous le nom depluridisciplinarité on a fait entrer n’importe quoi et surtout une absence dedisciplinarité. A un niveau quelconque la pluridisciplinarité n’a d’avantagecertain que si elle s’ajoute en plus de chacune de nos disciplines et prêtejustement à une réflexion méthodologique sur nos disciplines. Vous avezchoisi pour mon propos les structures figuratives du décadentisme ; je meréjouis de la mode qui soudain s’est emparée des recherches, ou plutôt despromotions, de l’imaginaire dans certains titres ; c’est une revanche sur ledestin qu’avaient subies les études sur l’imaginaire. Pendant vingt ans, nousavons dû bourlinguer durement, dans des mers peu sûres et maintenantcomme le titrait le journal Le Monde à l’occasion d’un de nos dernierscolloques, c’est « une valeur qui monte », quelquefois de façon un peuagaçante pour le spécialiste que je suis devenu en trente ou trente-cinq ansd’étude de l’imaginaire, parce qu’on en parle un peu à tort et à travers. Jeme réjouis tout de même de cette poussée et je vous dirais que cette annéej’ai vécu le couronnement de mon action imaginatrice en ouvrant le 52ème

congrès des instituteurs d’école maternelle de l’enseignement public. C’étaitun succès pour nous, car c’était impensable il y a vingt ans en arrièreseulement. Le titre en était « L’enfance sur les chemins de l’imaginaire ».Donc je crois que si l’imaginaire touche même ‘les Hussards noirs de larépublique’ dans ce qu’ils ont de sérieux positiviste, c’est que réellementquelque chose est en train de changer et que notre domaine peu à peu estpris au sérieux...

Je voudrais d’abord faire quelques réflexions méthodologiques sur lepropos que je vais tenir : « structure figurative » c’est un mot que j’utilisedepuis un certain nombre d’années, voire de décennies, parce que j’avais

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imprudemment intitulé un de mes ouvrages, le premier d’ailleurs, de toutecette série, Structures anthropologiques de l’imaginaire et je ne voulais pasêtre classé parmi le structuralisme qui déjà faisait eau de toute part, il y avingt ans ; aussi j’ajoutais toujours figuratif. J’entends par là que jem’attache beaucoup moins à des formes, fatalement simplifiées, des formesbinaires, mais déjà d’emblée à des contenus, c’est-à-dire à des figurations ouà des configurations. Ce structuralisme figuratif a donné deux séries deméthodes : une plus fréquentée par les littéraires, que j’ai appelée en sontemps, « mythocritique » en hommage à Charles Mauron qui avait écrit deslivres sur la « Psycho-critique », mythocritique qui consistait à chercher et àtrouver à travers un texte, à travers un écrit, quels étaient les mythes ou lemythe inspirateurs et qui permettait d’éclairer certaines démarches du récit,que n’éclairaient pas les explications traditionnelles par l’histoire, par labiographie, voire par la stylistique. L’autre méthode implique non seulementune méthode critique mais un mouvement qui est presque à l’inverse del’autre, que j’ai appelé « Mythanalyse » en mémoire de mon maîtreBachelard, qui parlait toujours d’un projet de Mythanalyse qu’il n’a pasréalisé pour une foule de raisons et que nous avons tenté de réaliser. LaMythanalyse prend plus large que la mythocritique et prend mêmeinversement. La mythocritique part d’un texte pour trouver une hypothèsemythique, la mythanalyse elle, part d’un ensemble, d’une tranche d’époquede culture, d’un moment culturel pour essayer d’en voir quelles en sont lesconstantes figuratives et les points sensibles. Ceci touche à des problèmes desociologie, de culture ou d’histoire de la culture parce que toujours leshistoriens qui avaient une vue d’ensemble se sont aperçus qu’il y avait desmoments, quelquefois répétitifs, à travers l’histoire ou même d’une culture àl’autre, des sortes de consonances entre des cultures quelquefois lointainesqui réinvestissaient les mêmes images, les mêmes configurations. Je prendsun exemple banal : tous les historiens de a culture occidentale se sontaperçus qu’il y avait des phases de classicisme et de romantisme ou pourparler de façon plus savante, de baroquisme et de classicisme (Vohringer,d’Ors, Deonna, etc.), mais qu’il y avait aussi des moments très éloignés dansla culture qui entraient en consonance, comme le montrent par exemple lestravaux de l’ethnologue et historien Bartoux sur l’art gréco-bouddhique quia d’étranges consonances avec notre art gothique du XIIIe siècle.

Il y a donc des espèces de nœuds figuratifs qui peuvent servir de point derepère et qui peuvent guider une mythanalyse. On va essayer d’appliquercette méthode, qui, en gros, fait un recensement non pas de statistiques

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pointues — et vous savez que la sociologie qui a tant utilisé les statistiquesfait une marche arrière ou une marche avant, comme vous voulez, sur cepoint —, mais de ce que j’appellerais en référence aux travaux de P.Sorokin, un sociologue américain, une quasi-statistique, c’est-à-dire quenous prenons dans un milieu culturel des choses émergées, en un certaingrand nombre de quantité, dans les titres, dans les schémas ou dans lesscénarios, dans les livrets d’opéras, dans des citations stéréotypiques oùreviennent des noms ; Prométhée revient au XIXe siècle comme l’a montréTrousson dans sa somme sur Prométhée. Cela donne une sorte de tissuquasi-statistique où dominent certaines fréquences plus grandes que lesautres, un certain nombre d’images, un certain nombre de mythes, demorceaux de mythes, ou de personnages mythologiques.

Un deuxième point méthodologique porte sur la mise en circulation desmythes. Même si tous les mythes réapparaissent à toutes les époques,certains semblent laissés pour compte, non qu’ils soient sans intérêt, maisparce que le courant officiel en place ne choisit que quelques mythèmes,quelques mythes, que quelques ensembles mythologiques au détrimentd’autres. C’est ce que j’appellerai un phénomène de convergence et cetteconvergence est d’autant plus sensible que sociologiquement ce sont lespouvoirs institués qui prennent en charge ces mythes. Je m’explique : unexemple me vient à l’esprit : j’écoutais sur France-Musique les bonnesémissions où notre ami Michel Noiret parlait hier encore sur le musicienGlück ; il est bien certain que la querelle des gluckistes et des Puccinistesserait passée inaperçue, si soudain il n’y avait eu, à la cour de France, lecoin du Roi et le coin de la Reine, puisque le roi et la reine s’opposaientdans ce domaine-là. Il y a donc une promotion à un moment donné, dans laNomenklatura, si je puis me permettre cette expression, qui veut dire à lafois les classes dirigeantes, et les personnes de pouvoir de tel ou tel ensemblemythique.

De même, il est évident que Richelieu, en fondant l’Académie françaiseet tout ce qui s’en suit, a pris une option décisive pour un certain type deculture pour le meilleur et pour le pire. Alors, non seulement il faut qu’il yait un tissu répétitif et quasi statistique d’éléments figuratifs, mais il fautencore qu’il soit pris en charge par certaines institutions, par certainspouvoirs qui les mettent en circulation.

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Ceci déjà déblaye notre terrain méthodologique et j ‘en arrive maintenantau point d’application qui est le décadentisme je n’ai pas pris ce terme en unsens trop pointu, celui du décadentisme dans la France de la fin du XIXe

siècle, bien que cela entre dans l’enveloppe, mais il n’y a pas que cela ;j’entends par là, en France, non seulement le journal des Décadents ou le« Décadent », non seulement les gens qui ont pris ce titre et ce mot commebannière, Patern Bérichon, par exemple qui a un prénom et un nomcharmants, mais tout ce qui s’insère dans une période qu’on peut fairecommencer autour de 1856-1857 (date de publication de Madame Bovary) etse terminer dans les années 1918-1920 (avec le Déclin de l’Occident deSpengler ou les Essais de Freud sur la pulsion de mort). Il y a là les deuxbalises qui me semblent, couvrir, en gros, le décadentisme. Certes il y atoujours eu des poussées décadentes, dans le romantisme déjà, dans leclassicisme même, mais qui étaient toujours écartées, occultées,transformées par la masse en mouvement. Je laisserai aussi de côté lesconnotations les plus usuelles que l’on trouve dans la décadence de l’Empireromain, par exemple, à laquelle Huysmans a consacré un chapitre essentieldans cette bible du décadentisme qu’est A Rebours. On ne devrait peut-êtrepas négliger par contre certains décadentismes sectoriels, comme lors de lapériode noire de la fin du XIVe et du début du XVe siècles. Je ne sais pas si,derrière la Régence en France, après la longue dictature classique deRichelieu si, dans le pré-romantisme, chez le Marquis de Sade et lesLibertins, il ne se cache pas quelque chose qui peut ressembler à undécadentisme. Ce qui est certain par contre, c’est la manifestation d’undécadentisme, à la même époque, à Venise, qui va même rester, jusqu’à Lamort à Venise, le modèle même de la décadence, du pourrissementsomptueux et oriental.

*

Je vais donc vous exposer certains mythèmes, le mot est de Levi-Strauss,c’est-à-dire des éléments du mythe, des morceaux du mythe, que j’appelleraiaussi en hommage à Gaston Bachelard, des complexes ; mythème etcomplexe, dans ma bouche, auront la même signification parce qu’ilss’organisent les uns avec les autres et forment un mythologène, comme ondit un philosophène décadent. L’ensemble forme une structure abstraite d’ungrand scénario vague, qui peut typifier la décadence. Je discernerai sixmythèmes ou complexes, que j’essaierai de qualifier, comme je l’ai déjà faitdans plusieurs de mes publications.

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Le premier mythème, c’est le mythème d’A Rebours, le titre même estsignificatif, c’est le mythème de la perversion, de la contre-nature, si vousvoulez, c’est le complexe de Des Esseintes, mais aussi le complexe d’Iseult.Je vous renvoie à un texte important de Gilles Deleuze qui était orfèvre en lamatière, sur la perversion dans La logique du sens et dont les pages ont ététrès heureusement reprises dans la post-face du livre Vendredi et les Limbesdu Pacifique de Tournier.

Des Esseintes est un pervers, j’allais dire polymorphe, au sens freudien,qui fait de la décadence une sorte d’infantilisation. Ce mythème de lacontre-nature, dont on ne devra pas négliger les harmoniqueshomosexuelles, trouve une traduction significative dans la pensée deSchopenhauer, dont le Monde comme Volonté et comme représentation(1819) va infiltrer, avec retard (après 1860) la culture allemande et en partiela culture française. La Nature n’est plus cette grande Nature « qui t’inviteet qui t’aime » du romantique ; elle va au contraire être remplacée par sonoccultation, par son refoulement, par l’hymne à l’artefact, à l’artificialisme,à la machine.

Regardez lorsque Des Esseintes veut se faire une serre, ce qui est à lamode, ce n’est plus du tout la serre de Zola, ce n’est plus la serre féminine,la serre des plantes de la fécondité et de l’amour ; c’est encore moinsl’orangerie de Stendhal, « entres ici, ami de mon cœur » ; pas du tout, ilcherche les plantes qui ressemblent le plus ‘à des tuyaux de poêle, à desbicyclettes, ou à des machines à coudre, il recherche donc les plantes quisont , es moins végétales. Vous avez donc là un parti pris contre la naturequi est très caractéristique de ce mouvement. Ce mouvement est porté aussipar d’immenses artefacts, ceux d’Eiffel, de Jules Verne, de Baltard pourciter des architectes célèbres, de Garnier à l’Opéra de Paris qui est uneénorme machine et un énorme spectacle généralisé ; l’artefact, la machineremplacent peu à peu la nature.

Même chez Zola, la locomotive va devenir persona grata si l’on peutdire, dans un horizon anti-naturel, dans un horizon de perversion. Ilconviendrait d’ailleurs de joindre à cette forme de décadentisme l’effet destyle, bien analysé par mon regretté collègue et ami Léon Cellier, qu’estl’oxymoron, qui est aussi une figure pervertissante. Le titre des Fleurs duMal est une sorte d’oxymoron, c’est-à-dire une perversion, pourrait-on diredu substantif par l’épithète ou réciproquement, l’épithète démentant le

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substantif ou l’inversant. L’oxymore est une sorte d’A Rebours stylistique.Voilà pour le premier mythème.

II). Le second mythème, est le mythème du farniente, de la paresse et sesconnotations orientalistes, mythème baudelairien de ce « monstre délicat, àla fois haï et désiré ». Il est beaucoup question d’ennui en effet, depuisBaudelaire jusqu’au inonde boulevardier, ou l’on s’ennuie beaucoup. Alorsque les romantiques sont terrorisés par une époque qui ne porte plusd’épopée, les décadents sont satisfaits, s’installent dans cette situation despleen, saveur de monstre froid. Ce mythème pourrait être appelé lecomplexe du dandy ou du dandisme, ou le complexe du Wotan wagnérien.Car Wotan est un dandy, surtout dans la mise en scène de Chéreau, qui luifait porter dans l’Or du Rhin une robe de chambre de dandy. Le Walhalla estun monde où l’on s’ennuie, un monde crapuleux, sordide ; et Wotan, aussipervers que Des Esseintes, combine peu à peu la destruction des dieux etcelle du Walhalla. L’oisiveté décadente s’oppose donc au travail romantique,c’est-à-dire à Prométhée, au Titan victorieux, à tous ces forgerons géantsque l’on trouve chez Hugo. Loin d’être des prolétaires, les décadentss’ennoblissent. Isidore Ducas se fait Comte de Lautréamont, Des Esseintesest due, avant la panoplie dorée de Proust. Cette oisiveté est d’ailleursfacilement orientalisée, d’un orientalisme nouveau là encore par rapport àl’époque romantique qui reste héroïque et chevaleresque (Chateaubriand).L’orientalisme décadent s’installe à l’intérieur du harem, dérape vers lesfemmes d’Alger, avec peu à peu en toile de fond la conquête de l’Algérie,l’Orient et la paresse, image qui aura la vie dure. Cet oripeau orientaliste,fracassant dans Salambo, à la mode sous le Second Empire, n’a plus rien àvoir avec l’Orient ou même l’Espagne du Cid. L’Espagne de Carmen n’estplus celle du Cid, c’est-à-dire du combat héroïque, mais l’Espagne de ladécadence. Carmen va devenir comme l’ont souligné nos collègues deBordeaux, un des grands phares de cette mythologie décadente.

III). Le troisième mythème, le plus important peut-êtrephilosophiquement , c’est celui du déclin bénéfique, c’est le complexe de quide tous, mais je l’appellerai le complexe des Troyens, vieux complexe quirôde depuis l’Antiquité latine, (si notre ami Joël Thomas était là, il pourraiten parler avec plus de compétence que moi) ; il rôde dans la fondation deRome ; après tout Enée vient des vaincus troyens, qui ont été vaincu par lesgrecs ; c’est le déclin d’une civilisation qui est, j’allais dire fumier, pour les

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fleurs futures, fussent-elles fleurs du mal et surtout si elles sont fleurs dumal.

Troyens qui seront bien ceux de Carthage chers à Berlioz, qui leurcompose une énorme trilogie dans les années 1858-3. Parmi eux se tientDidon, type même de l’orientale. Cet éloge du déclin s’oppose bien sûr auprintemps romantique, au printemps wagnérien, car Wagner est en partieromantique puisque né en 1813 avec la génération romantique ; unprintemps que j’appellerais sigmundien, souvenez-vous de l’hymne auprintemps au premier acte de la Walkyrie, « Le printemps est entré » ditSigmund. Au contraire dans ce mythème vous avez l’éloge du déclin quelqu’il soit. Déclin des cultures, des Troyens ou déclin dans l’œuvre, perdueau XXe siècle mais dont le début est ancré au début du siècle, en 1901, deThomas Mann. Les Budenbrock, c’est le délicieux déclin d’une famille quise sauve par le déclin, c’est A. Buddenbrock, l’héritier dégénéré de lagrande famille lubeckoise, la grande famille banquière, qui est soudain larédemption de cette famille parce qu’il se révèle incapable et qu’il n’aimeque la musique de Wagner. De même dans l’opéra russe, le personnage deBoris Godounov, usurpateur, assassin, criminel de déclin, devient fondateur.Traits de décadence aussi chez Dostoievsky, tout à fait à l’opposé des valeursprométhéennes, de conquête du monde par le travail, la santé, par ladéification même du titan puisque le mythe se termine par cette déification.

IV). Le quatrième mythème, très important, et que Didon laissait déjàpressentir, c’est le mythème de la femme fatale. On pourrait l’appeler lecomplexe d’Hérodiade ou de Salomée ou de Dalila ou de Carmen ou d’Iseultde Kundry ou Brunnhilde etc. Toutes les femmes de cette sensibilité dusiècle sont fatales à l’extrême, opposé absolument de la femme romantique.Dans le romantisme vous aviez l’elfisme féminin, la femme est une elfe ; jesais bien que déjà Stendhal disait « le terrible animal », préfaçant ainsiBaudelaire, mais c’était éclipsé, par toutes ces femmes dévouées, ces femmesaimantes, ces femmes limpides Ursule Mirouet, Eugénie Grandet, Atala, etc.Toutes les héroïnes romantiques sont malheureuses, persécutées, pures,elfes, elles sauvent le monde ; là pas du tout, c’est l’inverse. Au contraire lafemme est l’élément malade, enfant malade et douze fois impure. Carmenest la belle incarnation de tout cela et le succès de Carmen, le succèsincroyable de cet opéra qui a été un des plus joués au monde, tient à cela. Lanouvelle de Mérimée est bien plus ancienne, elle est romantique, mais ellepasse inaperçue il faut que ce soit le livret de Halévy et l’opéra de Bizet qui

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relancent le mythe et qui soudain le mettent au pinacle. La Carmen deMérimée était un peu laissée pour compte dans un ensemble de nouvelles,parmi d’autres nouvelles ; soudain, avec Bizet, Carmen devient unpersonnage de l’orientalisme hispanisant. Il est significatif d’ailleurs queRossi, dans son fameux film s’est inspiré étrangement des croquis deGustave Doré ; quand on compare « le voyage en Espagne » de Doré et lamise en scène, la mise en vision de Rossi, on voit tous les détails que Rossiavait notés, avait croqués et reproduits de façon très fidèle. Par exemple, unpetit détail, entre autres, les cigarières qui ramènent l’enfant au berceaudans l’usine, chose qui n’est pas comprise par un public moyen. Pourquoi unenfant dans un berceau ? ; parce que, simplement, il est chez Gustave Doré,les femmes emmenaient les nourrissons au travail avec elles, à c8té d’elles etvous avez un croquis de Doré qui représente exactement la même scène quevous voyez à l’entrée de la fabrique de cigares.

Ainsi donc la femme fatale, malgré elle quelquefois, entraîne la perte duhéros. Tel est bien le cas chez Wagner, dans Tannhaüser, dans Lohengrin,dans le Vaisseau Fantôme ; même Brunnhilde, moins parfaite que lesfrançais voudraient bien la voir, trucide ou fait trucider par personneinterposée, Siegfried. Image de cette femme baudelairienne, de cette femmeanimal dangereux que l’on retrouve constamment à cette époque-là.

V). Le Cinquième mythème est celui du renoncement à l’amour, en toutcas à l’amour bisexuel, hétérosexuel. C’est l’époque où fleurissent les étudessur la perversion. La Psychologia Sexualis de Krafft-Ebbing, les premièresétudes de Freud sur les perversions sexuelles, les hymnes à l’homosexualité,(Sapho, Bilitis, etc.) chez Verlaine, Proust et plus tard Gide. Le renoncementà l’amour hétérosexuel est d’ailleurs dans le Crépuscule des Dieux lacondition même de la victoire, du pouvoir, de l’argent.

Ce renoncement à l’amour a d’ailleurs obsédé antithétiquement Wagnertout au long de sa vie. Parsifal renonce à l’amour, à Kundry et à son baisermaternel. Les peintres de cette époque, Gustave Moreau en tête, vont peindreavec prédilection les saints patrons de l’homosexualité, un païen, Orphée, unchrétien, Saint-Sébastien, qui va être à la mode jusqu’à Debussy. A l’opposéde la folie amoureuse romantique, de l’amour stendhalien, il y a toujours là,prudence et retrait. Type d’amour qu’il faut aussi remettre dans le contextede l’éloge de la maison close, du bordel d’homosexuels, chez Proust avec lapension Jupien, ou chez Toulouse-Lautrec.

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VI). Nous arrivons enfin au sixième mythème, que l’on pourrait appeler,en pastichant un titre récent, de Grand macabre, ou en référence à un titre dechapitre de A Rebours, le complexe de la grande vérole. C’est aussi lecomplexe de Mort à Venise d’Aschenbach le fameux roman relancé aucinéma sur une musique de G. Mahler. Cette mort est absolument opposée àla mort romantique, sur les barricades comme Gavroche (qui estcontemporain du tableau de Delacroix représentant les barricades de 1830,même s’il date de 1862). comme Barrat, comme Lord Byron mourant poursauver la Grèce.

Dans le décadentisme il n’y a plus de ruines de Missolonghi, plus decoup de pistolet dans la poitrine comme pour Werther. La mort vient parmaladie, par pourrissement, par épuisement. Amfortas n’en finit pas demourir, il ne meurt pas finalement puisque le royaume de Graal est sauvépar une folie pure, mais il n’en finit pas d’agonir. Ailleurs les malades vontmourir dans le sanatorium, Chez Thomas Mann il y a ce fameux hymne duhéros de La Montagne Magique à sa bien-aimée : « toi ensemble demolécules d’eau vouée à la putréfaction », curieuse déclaration d’amour quiévoque bien des danses macabres de notre XVe siècle. Les héros ne parlentque d’images de leurs poumons et disparaissent dans des zones macabres etsuspectes. Mais le plus spectaculaire est la mort sanglante sur scène, celle deJean-Baptiste Iokanahan, que Richard Strauss poussera le plus loin dans saSalomé de 1905 Salomé fait décapiter Jean-Baptiste pour lui donner unbaiser qu’il refuse ; Hérode en est tellement dégoûté qu’il fait écraserSalomé par les boucliers de ses hommes. Certes la mort sanglante a existéchez les romantiques : Julien Sorel est décapité, mais cela passe en douce,Jéricho peindra des têtes de décapités, mais ce sont des exceptions à la règle.Le romantisme sortait de la terreur. Là au contraire dans les sous-produitsd’Hérodiade, si je puis dire, domine cette tête ensanglantée de Jean-Baptiste,cette danse macabre d’Hérodiade ou de Salomé, qui veut avoir la peau deJean-Baptiste.

Eloge donc de la maladie, de la folie, aussi. On se complaît à nous direqu’à cette époque l’absinthe et la grande vérole c’est-à-dire la paralysiegénérale font de nobles victimes parmi les poètes. Par ailleurs vous avezl’éloge masochiste, plus que sadique car Sacher-Masoch est de cette époque :il sera même l’amant passager de Louis II de Bavière, l’ami de Wagner.

Dans ce mythème que j’ai appelé donc pour m’amuser, le grandMacabre vous avez une résurgence de choses qui étaient totalement écartées,

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scotomisées et gommées par la conscience en place, à savoir la maladie, lamort, la folie, un certain type de pourrissement du vivant que vous retrouvezdans toutes ces œuvres avec plus ou moins d’intensité.

Voilà quels sont les six mythèmes ou complexes qui constituent un grandmythologème assez bien résumé par ce qu’on peut appeler la saga d’Hérodepour donner un titre général. Vous trouvez là, et c’est pour cela que Hérode,Hérodias, Hérodiade, Salomée ont fasciné les musiciens, les librettistes, lesromanciers de cette époque, tous les ingrédients que je viens de vous décrire,ce vieux roi Hérode hésitant comme Wotan, pervers, criminel mais n’ayantpas de volonté ; et puis les femmes fatales qui l’entourent, il y en a deux aumoins, la mère et la fille et puis la vertu de Jean, réduite à la mort, à la mortaffreuse par la danse, par la volupté toute orientale qui entoure l’ensemble.Le royaume d’Hérode est le type même du royaume décadent, fantoche, unroyaume de collaboration avec le romain. Autour de lui on pourrait fairevarier un mythologème hérodien, selon que l’on accentue les traits dudéclin, de la morbidité, de la femme perverse, de la mort ou de la maladie.Ce serait une sorte de mythologème-idéal.

*

On pourrait maintenant caractériser de façon plus sociologique et moins« imaginaire » le décadentisme, en abandonnant la mythanalyse. Un destraits dominants du décadentisme me semble alors être le savant etjubilatoire mélange des valeurs. Les valeurs se télescopent, comme dansl’oxymoron, mais par raffinement et emprunt.

Songez aux styles architecturaux et du mobilier, de la décoration duSecond Empire, songez à ce modèle excessif que son : les châteaux de LouisII de Bavière, que vient de pourfendre, scandalisé, notre ami DominiqueFernandez dans son dernier beau livre Le banquet des anges est scandalisépar les châteaux de Louis II de Bavière qui sont le comble du mauvais goût,de l’entassement, du mélange hétéroclite, du kitsch le plus phénoménal.Oui, mais c’est qu’il y a un télescopage de l’information ; j’oserai dire queles périodes décadentes, en m’avançant peut-être un peu trop, sont lespériodes où il y a un surcroît d’informations, où les choses circulent bien ;alors vous allez me dire de nos jours, où va-t-on ?, avec l’informatiquegénéralisée, avec la vidéo, peut-être que l’on y va, je ne me prononce pas surun autre temps. Meine Zeit dit et écrit Thomas Mann dans un livre. Mais il

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est certain que l’information circule et crée une certaine entropie qui nivelleles valeurs, les catégories et affaiblit la société qui la porte. Parce qu’unesociété est faite de hiérarchie, elle est faite de catégorisation, elle est faite de11castagell, elle est faite de classes sociales, etc. Sinon elle ne fonctionnepas, elle n’est plus société, elle est quelque chose de totalement amorphe,elle est quelque chose de totalement anomique.

Vous arrivez alors à ce paradoxe que les grandes civilisationsdécadentes, ou les grands moments décadents des civilisations (sous lesCésars néroniens par exemple à Rome) connaissent une certaine indifférencedevant l’information. Des Esseintes est un indifférent, un immoraliste avantle livre de Gide, parce que tout est dans tout et réciproquement comme diraun personnage de cette époque. Parallèlement se produit un nivellementsocial, un empêchement du fonctionnement social. C’est très net pourl’Empire romain finissant qui ne fonctionne plus selon les schémasduméziliens des hiérarchies, des trois ordres ou plus exactement les troisgrandes fonctions sociales se télescopant, n’ont plus de signification. Lesnotions d’Augustus et de César n’ont plus aucune signification ; à un certainmoment chaque légion romaine va élire son empereur. Une guerre civilegénéralisée s’installe alors que refluent vers Rome les cultures raffinées del’Orient, de l’Egypte, de Babylonie, de Syrie, qui vont donner par exemplel’orfèvrerie du Bas-Empire romain, un des arts

les plus raffinés qui soit. Il en va de même pour la période hellénistiquequi est une sorte de décadence grecque, si l’on veut admettre qu’il existe unecivilisation grecque, car le cycle de Périclès n’a finalement duré que vingt-cinq ans.

Ce qu’on appelle la période hellénistique c’est alors la retombée del’hellénisme du Péloponèse en Orient, son mélange son mixage avec lesHébreux, avec les Syriens, avec les Egyptien. et Alexandrie ; et là aussi vousavez une civilisation brillante, aiguë mais qui n’a plus rôle de société ; sivous voulez ce qui la typifie c’est la fin des Ptolémée, c’est la fin deCléopâtre dans les bras de César, et sous la morsure des aspics ; là aussi,belle image décadente, cette Cléopâtre mourant, dont de nombreuses réfé-rences caractérisent la période que nous avons examiné.

Voilà donc ce que l’on pouvait dire du mythologème de la décadence etdes grandes figures mythiques de la décadence, repérées dans unemythanalyse un peu rapide, qui s’est cantonnée à six mythèmes ou à six

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complexes, il y en a peut-être huit, il y en a peut-être neuf, je crois qu’il nefaut pas qu’il y en ait moins de cinq, parce qu’après on tombe dans ladichotomie un peu facile. Après cinq, les systèmes commencent à bienfonctionner, six, sept, huit (oui d’accord), il ne faut pas non plus qu’il y enait plus de quinze ou vingt, parce qu’à ce moment-là vous n’arrivez plus àdiscerner bien nettement ce qu’est la typification du phénomène que vousétudiez ; c’est un problème important en science de l’homme que j’évoquelà. La science de l’homme est obligée plus que tout autre, de caricaturer, jeprends un mot sartrien, c’est-à-dire de simplifier, sinon elle n’arrive plus àdiscerner les différences, elle n’arrive plus à fonctionner dans un ensemblede discernement. Je crois donc qu’une analyse à cinq, entre cinq et douze outreize coordonnées arrive à donner ce que Max Weber appelle un idéal-type,à peu près plausible, à peu près fonctionnel et fonctionnant, de la situation,que ce soit une situation littéraire, sociologique, économique, quelle qu’ellesoit, que l’on étudie. Il faut se donner cette complexité préalable lorsqu’onétudie l’homme et en même temps savoir la limiter sous peine alors deverser dans le concassage indéfini des catégories, qui à la limite, ne sontplus significatives. Voilà ce que j’avais à lancer aujourd’hui comme unprolégomène, dirait-on en philosophie au XVIIIe siècle, prolégomène auxétudes que vous allez faire cette année. Je ne pense pas que ces catégoriespuissent être contredites, je pense qu’elles peuvent être perfectionnées, sur-analysées et que vous pouvez peut-être en trouver d’autres plus fines, àl’intérieur de cela, mais je crois que les quelques articles que j’ai consacrésau décadentisme peuvent éclairer et lancer le magnifique programme quevous avez cette année et le lancer de toutes ses forces pluridisciplinaires.

(Texte librement retranscrit à partir de l’enregistrement sonore)