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II) La vectorisation du regard : Le regard comme vecteur de sentiments, d'émotions, de sensibilité esthétique : Nous avons vu comme le regard se trouve chargé de valeurs qui le dépassent habituellement, mais au-delà du simple rapport, il devient parfois le véhicule direct des sentiments. Ainsi, dans L'Immoraliste, Michel malade est soulagé en contemplant Marceline : « Quand je me réveillai, Marceline était là. Je compris qu'elle avait pleuré. Je n'aimais pas assez la vie pour avoir pitié de moi- même ; mais la laideur de ce lieu me gênait ; presque avec volupté mes yeux se reposaient sur elle. »[22] dit Michel. D'autre part, le regard peut apparaître impressionnant à lui seul ; c'est le cas de celui Ménalque dans l'esprit de Michel lors de leur rencontre : « Ménalque était élégant [...] la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de décision que de bonté. »[23] . Dans Isabelle, les regards des personnages sont interprétés de la même manière et traduisent l'état mental de leurs possesseurs. C'est le cas lorsque Casimir se trouve devant Gérard et tourne « un regard où déjà l'interrogation faisait place à la confiance »[24] . C'est aussi le cas lorsqu'à la fin du roman, Gérard montre sa lettre à une Isabelle troublée : elle « était devenue mortellement pâle et garda quelques instants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux , le regard vague, les paupières battantes »[25] . Le regard devient donc expressif, acquiert une sorte d'indépendance, d'autonomie. Le singulier parallélisme regard/parole : Chez Gide, le regard entretient des rapports complexes avec la parole. Les situations sont variées et ces rapports varient beaucoup, cependant, on peut affirmer dans bien des cas que le regard possède sa propre autonomie face à la voie. Tantôt, le regard prend la place de la fonction oratoire entre les personnages et possède une puissance expressive plus grande, tantôt il vient simplement renforcer une déclaration qui vient d'être faîte, comme un sens en complète un autre. Dans toute l'oeuvre[26] de Gide, il est ainsi possible de trouver des exemples de cette complicité ; en voici quelques uns : Les Faux-monnayeurs : « Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bien qu'Édouard crut qu'il [Olivier] disait cela par déférence ou par gentillesse. » (p. 80). Le regard remplace explicitement la parole dans cette entrevue d'Olivier avec Édouard et pourtant sa signification est mal comprise : la faute en revient aux seuls personnages. La Pérouse « s'était animé en parlant. Son regard était devenu plus vif et le sang colorait faiblement ses joues. Il me regardait en hochant la tête. » constate Édouard (p. 243). Après la discussion, le regard de La Pérouse donne du poids au dialogue et augmente la gravité de la situation : il vient d'avouer qu'il a voulu se suicider mais qu'il n'en a pas eu le courage au dernier moment. L'Immoraliste :

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Page 1: Gide

II) La vectorisation du regard : Le regard comme vecteur de sentiments, d'émotions, de sensibilité esthétique :

    Nous avons vu comme le regard se trouve chargé de valeurs qui le dépassent habituellement, mais au-delà du simple rapport, il devient parfois le véhicule direct des sentiments. Ainsi, dans L'Immoraliste, Michel malade est soulagé en contemplant Marceline : « Quand je me réveillai, Marceline était là. Je compris qu'elle avait pleuré. Je n'aimais pas assez la vie pour avoir pitié de moi-même ; mais la laideur de ce lieu me gênait ; presque avec volupté mes yeux se reposaient sur elle. »[22] dit Michel. D'autre part, le regard peut apparaître impressionnant à lui seul ; c'est le cas de celui Ménalque dans l'esprit de Michel lors de leur rencontre : « Ménalque était élégant [...] la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de décision que de bonté. »[23]. Dans Isabelle, les regards des personnages sont interprétés de la même manière et traduisent l'état mental de leurs possesseurs. C'est le cas lorsque Casimir se trouve devant Gérard et tourne « un regard où déjà l'interrogation faisait place à la confiance »[24]. C'est aussi le cas lorsqu'à la fin du roman, Gérard montre sa lettre à une Isabelle troublée : elle « était devenue mortellement pâle et garda quelques instants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux , le regard vague, les paupières battantes »[25]. Le regard devient donc expressif, acquiert une sorte d'indépendance, d'autonomie.

Le singulier parallélisme regard/parole :

    Chez Gide, le regard entretient des rapports complexes avec la parole. Les situations sont variées et ces rapports varient beaucoup, cependant, on peut affirmer dans bien des cas que le regard possède sa propre autonomie face à la voie. Tantôt, le regard prend la place de la fonction oratoire entre les personnages et possède une puissance expressive plus grande, tantôt il vient simplement renforcer une déclaration qui vient d'être faîte, comme un sens en complète un autre. Dans toute l'oeuvre[26] de Gide, il est ainsi possible de trouver des exemples de cette complicité ; en voici quelques uns :

Les Faux-monnayeurs :

« Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bien qu'Édouard crut qu'il [Olivier] disait cela par déférence ou par gentillesse. » (p. 80).

Le regard remplace explicitement la parole dans cette entrevue d'Olivier avec Édouard et pourtant sa signification est mal comprise : la faute en revient aux seuls personnages.

La Pérouse « s'était animé en parlant. Son regard était devenu plus vif et le sang colorait faiblement ses joues. Il me regardait en hochant la tête. » constate Édouard (p. 243).

Après la discussion, le regard de La Pérouse donne du poids au dialogue et augmente la gravité de la situation : il vient d'avouer qu'il a voulu se suicider mais qu'il n'en a pas eu le courage au dernier moment.

L'Immoraliste :

Marceline « sentit que je la regardais, se retourna vers moi... Jusqu'alors je n'avais eu près d'elle qu'un empressement de commande ; je remplaçais, tant bien que mal, l'amour par une sorte de galanterie froide qui, je le voyais bien, l'importunait un peu ; Marceline sentit-elle à cet instant que je la regardais pour la première fois d'une manière différente ? A son tour, elle me regarda fixement ; puis très tendrement, me sourit. Sans parler, je m'assis près d'elle. J'avais vécu pour moi ou du moins selon moi jusqu'alors ; je m'étais marié sans imaginer en ma femme autre chose qu'un camarade, sans songer bien précisément que, de notre union, ma vie pourrait être changée. Je venais de comprendre que là cessait le monologue. [...] Nous commençâmes à parler. » (p. 22-23).

    Très habilement, les échanges de regards entre Michel et Marceline ponctuent le récit du narrateur ; ce récit leur donne une signification et apporte une explication, d'abord aux auditeurs du récit de Michel, puis au lecteur.

« Je ne sais plus quels propos nous échangeâmes ce premier soir ; occupé de le regarder, je ne trouvais rien à lui dire et laissais Marceline lui parler. » dit Michel à propos de Charles. (p. 84).

Page 2: Gide

    Ici, Gide élabore une franche opposition entre Michel et Marceline : l'un semble renoncer à l'oralité pour mieux observer alors que l'autre se charge de la conversation. Le regard entretient donc un rapport exclusif à la parole dans cette scène.

Charles « ne répondit rien, mais me regarda tout en riant, déjà fort occupé à sa pêche. » (p. 85).

    Cette fois-ci, c'est l'inverse qui se produit : Charles ne dit rien à Michel et se contente d'un regard accompagné d'un sourire comme réponse.

« -- Bah ! vous vous y ferez ! dit Ménalque ; puis il se campa devant moi, plongea son regard dans le mien, et comme je ne trouvais rien à dire, il sourit un peu tristement » (p. 121).

    Le regard chez Michel et Ménalque possède une lourde signification. Ici, il vient renforcer l'énonciation faîte par Ménalque de ses certitudes et de son mode de vie. Michel, qui est d'accord reste muet et le sourire triste de Ménalque fait écho à la substance du dialogue : le bonheur que chacun doit s'éfforcer de « tailler à sa taille ».

  Isabelle :

L'abbé « avait dit ces mots en fermant les yeux et avec une componction modeste » (p. 27).

    Le regard de l'abbé semble en rapport avec l'humilité de son statut de religieux que l'on imagine, pendant son office, recueilli et psalmodiant, c'est-à-dire les yeux fermés et chuchotant. Ici, les mots de l'abbé se rapportaient à la présentation de Casimir : « -- Leur petit-fils et mon elève. Dieu me permet de l'instruire depuis trois ans. ».

« L'abbé cependant m'observait sans mot dire, les lèvres serrées jusqu'à la grimace ; j'étais si nerveux que, sous l'investigation de son regard, je me sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif. » dit Gérard (p. 110).

    Cette fois-ci, l'abbé renforce son regard par l'absence de paroles. L'effet semble efficace puisque Gérard en devient mal à l'aise.

L'abbé « à ce moment aperçut une petite tache sur la manche de sa soutane et commença de la gratter du bout de l'ongle ; il entrait en composition. [...] Je le considérais fixement ; mais il grattait toujours, les yeux baissés. » (p. 113).

    Lors d'une conversation délicate entre l'abbé et Gérard à propos de la lettre retrouvée d'Isabelle, la petite tache fournit le motif à l'abbé pour baisser les yeux : le poids de la parole en est renforcé ainsi que l'intensité dramatique du passage.

« -- La vraie botanique ne s'occupe pas des anomalies et des monstruosités, sut-elle [Mademoiselle Verdure] trouver à dire sans tourner un regard vers l'abbé » (p. 134).

    C'est le même procédé qu'utilise Mlle Verdure pour augmenter la force de sa répartie envers l'abbé et éviter toute riposte : l'absence de regard renforce, comme par substitution, la puissance des mots.

« Mademoiselle de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix » (p. 146).

    Gide prend la peine de souligner le fait assez rare d'un personnage utilisant à la fois le regard et la voix : c'est ce que fait ici Mlle de Saint-Auréol. Soulignons que ce sont les mêmes adjectifs qui qualifient le regard et la voix.

Gratien « restait à me regarder ; hochant la tête et ne dissimulant pas la contrariété que lui causait ma présence » (p. 165).

Page 3: Gide

    Le regard donne ici la raison d'une "rétention" de parole" de la part de Gratien ; l'absence d'oralité donne plus d'importance aux signes visuels.

Le Roi Candaule :

« Je n'ose exprimer à la reine / Que l'extraordinaire beauté de ses traits / Nous étonne encore chacun, / A ce point que notre silence n'est / Qu'une admiration contemplative. « dit Nicomède (p. 181).

    Cette phrase de Nicomède a la mérite d'éclairer la relation qui existe entre le regard et la parole. À la cour du Roi Candaule, les précautions oratoires sont importantes et les compliments directs à la reine, délicats voire indélicats. Aussi Nicomède utilise-t-il une sorte de prétérition pour atténuer l'audace de son éloge et avance que le regard constitue l'hommage le plus repectueux selon lui.

La Symphonie pastorale :

« Cette fille aveugle » ; « c'est une idiote ; elle ne parle pas et ne comprend rien à ce qu'on dit. » dit une voisine, (p. 15).

    La relation regard / parole semble incarnée par Gertrude qui, encore enfant, est condamnée aux ténèbres et, par manque d'éducation, au silence. Progressivement, de manière inverse, Gertrude va retrouver grâce au pasteur l'usage de la parole puis de ses yeux ; le regard et la parole n'étant plus exclusifs mais complémentaires.

« Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l'on dit n'est pas vrai ? Moi, je le reconnais si bien à la voix. » dit Gertrude (p. 56).

    Le parallèle entre la parole et le regard semble trouver ses limites puisque ce qui est réalisable en se fiant à la voix ne l'est plus par rapport à l'apparence.

Jacques « a bien fait de t'en parler, dit-elle sans me regarder » dit Amélie au Pasteur (p. 83).

    Là encore, l'absence de regard décuple la puissance des mots : l'affirmation d'Amélie s'en trouve mise en relief pour le pasteur. On peut aussi penser qu'Amélie n'ose pas discuter ouvertement avec le pasteur ou qu'elle exprime de cette manière sa désaprobation envers l'importance de l'éducation de Gertrude dans son foyer.

    Plus qu'un remplacement ou qu'une translation de l'un à l'autre, le monde visuel s'oppose au monde sonore[27] et de cette opposition provient une certaine richesse d'écriture. Le regard possède donc bien le statut de vecteur de sentiments et d'émotions et s'affranchit de la dépendance qui le lie habituellement au langage.

III) La spécificité du regard unilatéral :

Les situations admirables [28]  :

    Pour illustrer cette image uniquement descriptive ou informative, nous allons recenser quelques situations dans lesquelles un personnage en observe un autre sans que celui-ci le sache ou s'en soucie, c'est-à-dire où l'échange visuel est unilatéral. Tout d'abord, dans Le Roi Candaule, Gygès, invisible grâce à l'anneau, observe Nyssia qui l'ignore, dans toute la scène 2[29] de l'acte II. En voici les didascalies :

« Nyssia s'approche un peu, mais pourtant reste dans la partie de la chambre qui forme terrasse et qui n'est éclairée que par la lune ; à présent un seul flambeau éclaire faiblement l'intérieur de la chambre. Instinctivement, bien qu'invisible pour elle, Gygès a frémi en voyant s'avancer Nyssia ; il se recule à gauche et, durant toute la scène, reste à moitié dissimulé. Candaule s'est approché de Nyssia. »

 

Page 4: Gide

    Dans L'Immoraliste, les scènes vont du simple coup d'oeil jusqu'au secret voyeurisme. Dans cette oeuvre comme dans les suivantes, on retrouve majoritairement une focalisation interne avec un personnage narrateur, ici Michel, qui présente ce qu'il voit, ses sentiments, ses propres pensées, ses réflexions mais aucune allusion à l'intériorité du personnage observé :

« plusieurs fois je me dressai sur ma couchette pour voir, sur l'autre couchette plus bas, Marceline, ma femme dormir. » se souvient Michel (p. 23).

« Que de nuits la veillai-je ainsi ! le regard obstinément fixé sur elle, espérant, à force d'amour, insinuer un peu de ma vie en la sienne. » dit Michel (p. 125).

« Une nuit, j'allai furtivement le voir dans la grange ; il était vautré dans le foin ; il dormait d'un épais sommeil ivre. Que de temps je le regardai !... » dit Michel à propos de Pierre, un paysan (p. 132).

« Je feignais de surveiller le travail, mais en vérité ne voyais que les travailleurs. » dit Michel (p. 136).

« je la surveillais s'endormir » p. 160 ; de même : « je la surveillais s'endormir » dit Michel à propos de Marceline (p. 163).

    Dans Isabelle, on rencontre aussi une focalisation interne, propre au récit qui forme la substance du roman, dans laquelle Gérard décrit ce qu'il observe :

« à l'autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure. » dit Gérard (p. 30).

« J'allais refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand enfant, d'âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de plus que son corps » dit Gérard (p. 33-34).

« Sans m'écarter de la table devant laquelle j'étais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa portioncule » dit Gérard (p. 47).

« Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche ; il s'offrait à moi de profil ; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour mâcher une chique... et je pensais que rien ne rend plus impénétrable un visage que le masque de la bonté. » remarque Gérard (p. 48-49).

« de ma place, je pouvais le [M. Floche] voir, non point dormant comme il disait, mais hochant la tête dans l'ombre ; et le premier soir, un sursaut de flamme ayant éclairé brusquement son visage, je pus distinguer qu'il pleurait. » dit Gérard (p. 66).

« Plus tard encore, et quand on eût cru tout éteint, au carreau d'un petit cagibi qui prenait jour mais non accès sur le couloir, on pouvait voir, à son ombre chinoise, Madame de Saint-Auréol ravauder. » dit Gérard (p. 67).

« Je le [M. Floche] regardai ; il s'était à présent renfoncé dans sa chancelière et s'occupait à déboucher minutieusement avec une épingle chacun des trous d'un petit instrument qui versait de la sandaraque. L'opération finie, il leva la tête et rencontra mon regard. Un sourire si amical l'éclaira que je me dérangeai pour causer avec lui » dit Gérard, (p. 79).

« Du coin de l'oeil je voyais Casimir, la tête enfouie dans ses mains, saliver lentement sur son livre » dit Gérard (p. 124).

« Je me hissai sur la commode, plongeai mes regards dans la chambre voisine... Isabelle de Saint-Auréol était là. » dit Gérard (p. 141).

« je courais presque, quand soudain, loin devant moi, je l'aperçus. C'était elle, à n'en pas douter » dit Gérard[30] (p. 171).

Page 5: Gide

« Je crois que j'aperçois Casimir, qui sera content de me revoir. » dit Gérard (p. 186).

    Dans Les Faux-monnayeurs, on rencontre majoritairement l'utilisation de la focalisation interne pour les scènes liées au regard :

Olivier « a gardé les yeux fermés pendant presque toute l'interminable allocution du pasteur, ce qui m'a permis de le contempler longuement » dit Édouard (p. 98).

Olivier « s'était étendu sans façon et semblait dormir. Certainement il était ivre ; et certainement je souffrais de le voir ainsi ; mais il me paraissait plus beau que jamais. » dit Édouard (p. 109).

« Les coudes sur la table et le menton dans les mains, je contemplais Molinier. Le pauvre homme ne se doutait pas combien la position courbée dont il se plaignait paraissait naturelle à son échine ; il s'épongeait le front fréquemment, mangeait beaucoup, non tant comme un gourmet que comme un goinfre, et semblait apprécier particulièrement le vieux bourgogne que nous avions commandé. » dit Édouard (p. 224).

    mais aussi parfois une sorte de focalisation zéro, fruit d'un narrateur omniscient qui n'est pas Édouard, dont l'utilisation constitue en partie l'originalité du roman[31] :

« Olivier reposait. Édouard se rassit près de lui. Il avait pris un livre, mais le rejeta bientôt sans l'avoir ouvert et regarda dormir son ami. » (p. 300).

« Le cancre n'avait pas remarqué Bernard, qui le vit glisser dans la main du bedeau de l'argent pour payer un cierge. » (p. 332).

    Dans La Symphonie pastorale, on relève le plus souvent, de même que dans Les Faux-monnayeurs, l'usage de la focalisation interne :

« Je [pasteur] la [Amélie] vis sourire après qu'elle eut achevé d'apprêter Gertrude. » (p. 31).

« Un des premiers jours d'août, il y a à peine un peu plus de six mois de cela, n'ayant pas trouvé chez elle une pauvre veuve à qui j'allais porter quelque consolation, je revins pour prendre Gertrude à l'église où je l'avais laissée ; elle ne m'attendait point si tôt et je fus extrêmement surpris de trouver Jacques auprès d'elle. Ni l'un ni l'autre ne m'avaient entendu entrer, car le peu de bruit que je fis fut couvert par les sons de l'orgue. Il n'est point dans mon naturel d'épier, mais tout ce qui touche à Gertrude me tient au coeur : amortissant donc le bruit de mes pas, je gravis furtivement les quelques marches de l'escalier qui mène à la tribune ; excellent poste d'observation. Je dois dire que, tout le temps que je demeurai là, je n'entendis pas une parole que l'un et l'autre n'eussent aussi bien dite devant moi. » etc. (p. 69-70).

« Hélas ! Je ne devais plus la revoir qu'endormie. C'est ce matin, au lever du jour, qu'elle est morte » dit le pasteur, (p. 148).

    Cependant, les scènes visuelles sont parfois décrites via une focalisation zéro, éclairant alors leurs motivations :

« Je ne t'avais pas bien dit bonsoir. [dit Charlotte à son père] Puis, tout bas, désignant du bout de son petit index l'aveugle qui reposait innocemment et qu'elle avait eu curiosité de revoir avant de se laisser aller au sommeil. » (p. 27).

    Ces scènes admirables unilatérales illustrent bien par leur nombre et leur diversité les préoccupations gidiennes en ce qui concerne les personnages et leur relation au regard. L'image qu'ils donnent est informative et n'implique pas de degrés de lecture approfondis mais porte déjà en elle une certaine ambivalence que nous détaillerons par la suite.

 

Page 6: Gide

    L'image chez Gide est très riche de signification. Elle s'inscrit à la fois dans le temps et l'espace impliquant parfois une renaissance du regard chez les personnages ; elle confère aussi sa cohérence au subtil passage de la reconnaissance à la réminiscence qui se produit dans nos oeuvres. Le regard enrichi par un tel processus devient le vecteur des sentiments, des émotions ou de même d'une sensibilité esthétique parfois même de façon plus adaptée que le traditionnel cheminement oral. Une image purement informative a pu trouver son illustration dans quelques passages choisis, ceux-ci annonçant déjà - en germe - la problématique d'une image devenue plus ambiguë.

Deuxième partie :

L'image dangereuse et trompeuse

 

 

« La vue, le plus désolant de nos sens. »[32]

 

    Lorsque l'image cesse d'être un support fiable et immuable pour les personnages, elle devient complexe et peut s'avérer dangereuse et trompeuse. Comme elle est facile à acquérir puis à renvoyer, certains personnages ne se privent pas de la truquer, de la falsifier, de l'utiliser à leur profit. Nous verrons aussi quelles sont les limites de l'observation et de l'exercice du regard dans nos oeuvres et quels personnages en ont conscience. Enfin, nous étudierons deux phénomènes motivés par l'exacerbation ou le déficit du regard. De façon générale, nous placerons cette partie sous l'influence du roi Candaule dans la pièce[33] de Gide, celui-là même qui est détrôné puis assassiné car il ne parvient pas à résoudre les contradictions inhérentes au regard, celui qui est piégé et trompé de son propre fait. Candaule est le personnage qui connaît la facilité et la puissance du regard chez ses semblables, celui qui l'utilise comme révélateur.

 

I) La duplicité visuelle des personnages :

La théâtralité à l'encontre de toute sincérité, de tout naturel :

    Dans nos récits, chaque appel au drame, que ce soit pour sa thématique ou pour sa forme, se fait toujours au détriment du vrai, du spontané, de l'authentique ; c'est un peu comme si Gide avait des réticences envers l'utilisation de rôles préconçus, à l'épanchement de grands sentiments emphatiques ou à la solennité de déclarations potentiellement publiques. Lui-même se percevait sans doute à la frontière du drame et de la réalité puisqu'il écrivit : « Comédien peut-être, mais c'est moi que je joue. ». Dans L'Immoraliste, Michel se prépare pour expliquer[34] à Bocage les relations ambiguës qu'il entretient avec le paysan Bute :

« L'insupportable instant ! Tous les grands sentiments seront de mise ; je vais être forcé de le prendre au sérieux. Quelles explications inventer ? Comme je vais jouer mal ! Ah ! je voudrais rendre mon rôle... » dit Michel, p. 146-147.

    Dans Isabelle, Gérard fait lui aussi appel à la dramaturgie pour justifier son imminent départ de la Quartfourche dont il ne supporte plus l'ambiance :

« Au déjeuner je jouai donc la petite comédie que j'avais préméditée » dit Gérard, p. 74.

Page 7: Gide

    Il va s'en suivre une scène où les procédés d'exagération, d'amplification vont le disputer aux effets visuels et aux répétitions :

« -- Allons bon ! Quel ennui !... murumurai-je en ouvrant une des enveloppes que m'avait tendues Madame Floche ; et comme, par discrétion, aucun de mes hôtes ne relevait mon exclamation, je repris de plus belle : Quel contretemps ! en jouant la surprise et la déconvenue, tandis que mes yeux parcouraient un anodin billet. [...] -- Oh ! rien de très grave, répondis-je aussitôt. Mais hélas ! je vois qu'il va me falloir rentrer à Paris sans retard, et de là vient ma contrariété. » continue Gérard, p. 74-75.

    Gérard va assister en spectateur clandestin à une scène de tragi-comédie qui se déroule entre Isabelle, Mme de Saint-Auréol et Mme Floche dont la signification demeure ambiguë :

« J'étais comme au spectacle. Mais puisqu'elles ne se savaient pas observées, pour qui ces deux marionnettes jouaient-elles la tragédie ? Les attitudes et les gestes de la fille me paraissaient aussi exagérés, aussi faux que ceux de la mère... » dit Gérard, p. 147.

    Un peu plus loin :

« Isabelle avait pris une attitude méditative, les mains retombées et croisées devant elle, le regard perdu... » dit Gérard, p. 144.

« Madame de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix » dit Gérard, p. 146.

    Dans Les Faux-monnayeurs, c'est la scène finale qui relève ouvertement du théâtre puisque tous les éléments sont réunis pour construire une véritable mise-en-scène :

« Et bientôt Ghéridanisol dit à Boris, à voix mi-haute et sans le regarder, ce qui donnait à ses paroles, estimait-il, un caractère plus fatal : "Mon vieux, tu n'as plus qu'un quart-d'heure." » p. 372.

    Il y a des sorties et des entrées d'acteurs :

« Une angoisse intolérable s'empara de lui [Philippe] et, bien que l'étude fût sur le point de finir, feignant un urgent besoin de sortir, ou peut-être très authentiquement pris de coliques, il leva la main et claqua des doigts comme les élèves ont coutume de faire pour solliciter du maître une autorisation ; puis, sans attendre la réponse de La Pérouse, il s'élança hors du banc. Pour gagner la porte, il devait passer devant la chaire du maître ; il courait presque, mais chancelait. » p. 373.

« Presque aussitôt après que Philippe fut sorti, Boris à son tour se dressa. » p. 373.

    La solennité est très accentuée pour cette épreuve d'admission rituelle inventée par Ghéridanisol :

« Boris s'avança donc jusqu'à la place marquée. Il marchait à pas lents, comme un automate, le regard fixe » p. 374.

    La mise-en-scène est élaborée dans les plus petits détails :

« La place fatale était, je l'ai dit, contre la porte condamnée qui formait, à droite de la chaire, un retrait, de sorte que le maître, de sa chaire, ne pouvait le voir qu'en se penchant. » p. 374.

« La Pérouse se pencha. Et d'abord il ne comprit pas ce que faisait son petit fils, encore que l'étrange solennité de ses gestes fût de nature à l'inquiéter. » p. 374.

    Ces jeux de voilement et de dévoilement démontrent à quel point l'image n'est pas quelque chose d'universel, de fermement objectif. Dans une même scène, les personnages sont plus ou moins lucides,

Page 8: Gide

plus ou moins conscients. À l'intérieur de notre passage, même la mort de Boris est presque chorégraphiée :

« Le coup partit. Boris ne s'affaissa pas aussitôt. Un instant le corps se maintint, comme accroché dans l'encoignure ; puis la tête, retombée sur l'épaule, l'emporta ; tout s'effondra. » p. 374.

    C'est une véritable tragédie antique : chez Philippe se manifestent la terreur et la pitié chères à Aristote ; mais aussi classique puisque les trois unité de temps (à la fin de l'étude), de lieu (dans une salle d'étude, presque devant l'estrade du surveillant) et d'action (l'épreuve de Boris) sont respectées. On peut même trouver une résonance d'oracle à la phrase de La Pérouse qui avait voulu se suicider avec le même pistolet :

« La vérité, si je ne me suis pas tué, c'est que je n'étais pas libre. Je dis à présent : j'ai eu peur ; mais non : ce n'était pas cela. Quelque chose de complètement étranger à ma volonté, de plus fort que ma volonté me retenait... Comme si Dieu ne voulait pas me laisser partir. Imaginez un marionnette qui voudrait quitter la scène avant la fin de la pièce... Halte-là ! On a encore besoin de vous pour le final. » dit-il, p. 244.

    Pourtant, cette scène est aussi celle de l'ambiguïté et du contre-nature. Aucun personnage présent si ce n'est peut-être Ghéridanisol n'a une connaissance globale de l'action ; Philippe et Georges - et Boris ? - pensent que le revolver n'est pas chargé, La Pérouse se trouve en décalage et réalise trop tard ce qui se passe. La salle d'étude devient le théâtre des apparences trompeuses et de la cruauté, de la duplicité de trois lycéens.

L'image troublée :

    Pour illustrer cette ambivalence du regard dans notre corpus, nous allons considérer quelques situations dans lesquelles un personnage en observe un autre en sachant, ou non, que celui-ci sait qu'il est lui-aussi observé. Ces situations sont peu nombreuses mais nécessitent, pour plus de clarté, d'être présentées dans leur contexte ce qui expliquera leur éventuelle longueur.

    Tout d'abord, on pourrait se reporter à la fin de l'acte II du Roi Candaule, dans la scène II, comme nous l'avions fait dans la troisième sous-partie de notre première partie pour souligner la situation d'un Gygès qui observe la reine Nyssia à son insu. En effet, cette scène II est hybride et mérite que l'on s'y intéresse à présent puisque ce même Gygès devient l'observateur avoué et embarrassé d'une scène entre le roi et sa femme. C'est Candaule qui a obligé Gygès à assister au coucher de la reine en utilisant le pouvoir d'invisibilité de l'anneau. Reportons-nous aux dernières didascalies de l'acte afin d'éclairer la scène avec plus de précision :

« Nyssia s'est presque complètement dévêtue. Gygès, malgré lui, regarde et s'est avancé ; on sent qu'il lutte, et voudrait ne pas voir ; au moment où Nyssia va laisser tomber son dernier voile, il s'élance vers le flambeau qui reste et le jette à terre. » p. 224.

    Gygès assistera pourtant à toute la scène et même plus comme le suggère l'impérieux dernier dialogue entre Candaule et Gygès dissimulé :

- LE ROI CANDAULE (à voix basse) : C'est toi, Gygès ? -- C'est toi ?

- GYGES (très bas) : Oui, c'est moi.

- LE ROI CANDAULE (impérieux) : Reste !

(s'en allant) : Et maintenant, que tout autour de moi soit heureux. (Il sort.)

    Candaule organise pour Gygès une véritable scène de voyeurisme indirect puisque c'est son épouse Nyssia qui est la principale convergence du regard tiers. Ici, le regard est obligé puisque Candaule force Gygès à contempler Nyssia. A l'instar du bonheur, le Roi doit éprouver la vue par le biais d'un tiers, à travers Gygès.

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    Dans L'Immoraliste, on rencontre aussi ce type de regard plurilatéral, que ce soit de façon presque banale dans le quotidien des relations de Michel et Marceline, sous la forme d'une curieuse sensation...

« elle sentit que je la regardais » dit Michel à propos de sa femme, p. 22-23.

   ... ou comme fondement de l'épisode central[35] du récit, celui du vol des ciseaux :

« Un matin, j'eus une curieuse révélation sur moi-même : Moktir, le seul des protégés de ma femme qui ne m'irritât point, était seul avec moi dans ma chambre. Je me tenais debout auprès du feu, les deux coudes sur la cheminée, devant un livre, et je paraissais absorbé, mais pouvais voir se refléter dans la glace les mouvements de l'enfant à qui je tournais le dos. Une curiosité que je ne m'expliquais me faisait surveiller ses gestes. Moktir ne se savait pas observé et me croyait plongé dans la lecture. Je le vis s'approcher sans bruit d'une table où Marceline avait posé, près d'un ouvrage, une paire de petits ciseaux, s'en emparer furtivement, et d'un coup les engouffrer dans son burnous. Mon coeur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m'emplit alors fût autre choses que de l'amusement, de la joie. Quand j'eus laissé à Moktir le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et lui parlai comme si rien ne s'était passé. Marceline aimait beaucoup cet enfant ; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de la peiner qui me fit, quand je la revis, plutôt que dénoncer Moktir, imaginer je ne sais quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. A partir de ce jour, Moktir devint mon préféré. » raconte Michel, p. 53-54.

    L'intérêt de cette scène est multiple : en elle-même tout d'abord puisqu'elle nous présente deux personnages qui s'observent à la dérobée tout en continuant parallèlement leurs occupations réciproques, chacun pensant posséder l'autre. Ici, le regard n'est pas forcé comme dans Le Roi Candaule, ni redirigé par le moyen d'un autre personnage, mais il est biaisé, détourné. La scène prend aussi son importance dans l'organisation de l'oeuvre puisque l'on apprendra mystérieusement par Ménalque que Moktir s'est su démasqué au moment de son forfait et fut étonné de la réaction de Michel. C'est comme si Gide se refusait à déclarer un vainqueur de cette joute du regard en accordant à Moktir l'impunité mais pas l'invisibilité :

« -- Il [Moktir] prétend vous les avoir pris pendant que vous tourniez la tête, un jour que vous étiez seul avec lui dans une chambre ; mais l'intéressant n'est pas là ; il prétend qu'à l'instant qu'il les cachait dans son burnous, il a compris que vous le surveilliez dans une glace et surpris le reflet de votre regard l'épier. Vous aviez vu le vol et vous n'avez rien dit[36] ! Moktir s'est montré fort surpris de ce silence... moi aussi. » dit Ménalque à Michel, p. 109.

    Michel est perdant au jeu du regard ; il pensait être celui qui dominait, qui possédait mais il découvre qu'il en était autrement. Cet épisode contient donc de quoi nourrir la trame du récit et dépasser ses propres limites puisque Ménalque ne serait peut-être pas venu à la rencontre de Michel sans la curieuse réaction de celui-ci face au vol : une sorte d'effet papillon[37], peut-être.

    Dans Isabelle, les journées de travail du narrateur en compagnie de M. Floche, dans le bureau de ce dernier, disposent le décor propice aux échanges visuels. En effet, les deux bureaux des personnages se font face, créant ainsi une promiscuité intéressante :

« Je ne levais point la tête de dessus mon travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m'importuner, détournait les yeux et feignait d'être plongé dans sa lecture. » dit Gérard à propos de M. Floche, p. 45.

    Ici, les deux personnages s'observent indirectement tout en continuant, comme pour Michel et Moktir, leurs activités respectives, l'un refusant de soutenir le regard de l'autre.

    La première entrevue de Georges et Édouard, dans Les Faux-monnayeurs, nous offre un épisode de choix pour notre étude. Édouard observe Georges qui s'apprête à dérober un livre à l'étalage d'une librairie mais celui-ci a l'intuition d'être surveillé et modifie, mine de rien, ses intentions :

« A un certain moment, le surveillant fut appelé à l'intérieur de la boutique ; il n'y resta qu'un instant, puis revint s'asseoir sur sa chaise ; mais cet instant avait suffi pour permettre à l'enfant de glisser dans la poche

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de son manteau le livre qu'il tenait en main ; puis, tout aussitôt, il se remit à fouiller les rayons, comme si de rien n'était. Pourtant il était inquiet ; il releva la tête, remarqua mon regard et comprit que je l'avais vu. Du moins, il se dit que j'avais pu le voir, il n'en était sans doute pas bien sûr ; mais, dans le doute, il perdit toute assurance, rougit et commença de se livrer à un petit manège où il tâchait de se montrer tout à fait à son aise, mais qui marquait une gêne extrême. Je ne le quittais pas des yeux. Il sortit de la poche le livre dérobé ; l'y renfonça ; s'écarta de quelques pas ; tira de l'intérieur de son veston un pauvre petit portefeuille élimé, où il fit mine de chercher l'argent qu'il savait fort bien ne pas y être, fit une grimace significative, une moue de théâtre, à mon adresse évidemment, qui voulait dire : "Zut ! je n'ai pas de quoi", avec cette petite nuance en surplus : "C'est curieux, je croyais avoir de quoi" tout cela un peu exagéré, un peu gros, comme un acteur qui a peur de ne pas se faire entendre. Puis enfin, je puis presque dire : sous la pression de mon regard, il se rapprocha de nouveau de l'étalage, sortit enfin le livre de sa poche et brusquement le remit à la place que d'abord il occupait. Ce fut fait si naturellement que le surveillant ne s'aperçut de rien. Puis l'enfant releva la tête de nouveau, espérant cette fois être quitte. Mais non ; mon regard était toujours là ; comme l'oeil de Caïn ; seulement mon oeil à moi souriait. Je voulais lui parler ; j'attendais qu'il quittât la devanture pour l'aborder ; mais il ne bougeait pas et restait en arrêt devant les livres, et je compris qu'il ne bougerait pas tant que je le fixerais ainsi. Alors, comme on fait à "quatre coins" pour inviter le gibier fictif à changer de gîte, je m'écartai de quelques pas, comme si j'en avais assez vu. Il partit de son côté ; mais il n'eut pas plus tôt gagné le large que je le rejoignis. » raconte Édouard, p. 87-88.

    Édouard devient dans cette scène le chasseur[38] d'image qui guette sa proie et la force par l'influence du regard à se dérober. Pour plus de clarté, nous avons graissé les passages qui avaient trait au regard et souligné ceux qui avaient rapport à la dissimulation. La véritable duplicité visuelle apparaît lorsqu'une expression est à la fois en gras et soulignée. Ici, le texte est à double, voire à triple niveau. En effet, à double car Édouard n'est pas dupe et décode parfaitement, lucidement même, ce qu'il appelle "un petit manège". D'autre part, à triple niveau car à la fin de notre passage, Édouard devient celui qui trompe, qui offre une apparence falsifiée au regard de Georges : il lui fait croire qu'il en a "assez vu" pour mieux le rattraper et en savoir davantage.

    On retrouve dans une moindre mesure d'autres scènes de regards au cours du récit, entre La Pérouse et son petit-fils Boris :

« le matin, quand il s'en va au lycée avec les autres, je me penche à ma fenêtre pour le regarder passer. Il le sait... Eh bien ! il ne se retourne pas ! » dit La Pérouse à propos de Boris.

    ou encore :

« La Pérouse cependant s'affectait de ne rencontrer point le regard de Boris » p. 247.

    Dans la scène finale du suicide de Boris, la méchante duplicité de Georges transparaît tout-à-fait dans son regard :

« Georges, à la gauche de Ghéridanisol, suivait la scène du coin de l'oeil, mais faisait mine de ne pas voir. » p. 373.

    Le retour d'Olivier à Paris donne lieu à une série de scènes "en cascade" qui vont faire transiter l'information à travers plusieurs personnages d'une façon qui ne sera jamais franche, ni ouverte, mais toujours "à la dérobée" :

    Olivier accompagné de Bernard aperçoit Georges et ses amis : « A quelques pas devant eux, sur le boulevard Saint-Michel, qu'ils remontaient, Olivier venait d'apercevoir Georges, son jeune frère. Il saisit Bernard par le bras, et tournant les talons aussitôt, l'entraîna précipitamment. » p. 258.

    Georges a pourtant tout vu : « La conversation de ces trois enfants [Ghéridanisol, Philippe et Georges] était très animée ; mais l'intérêt que Georges y prenait ne l'empêchait pas d' "avoir l'oeil" comme il disait. » p. 259.

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    Plus tard, Mme Molinier dira avoir feint de ne pas entendre la nouvelle : « Tenez : je sais qu'il est à Paris. Georges l'a rencontré ce matin ; il l'a dit incidemment, et j'ai feint de ne pas l'entendre, car il ne me plaît pas de le voir dénoncer son frère. » dit Mme Molinier à Édouard, p. 269.

    Nous sommes passés de la duplicité visuelle d'un Georges qui fait semblant de ne rien voir ou d'un Olivier qui ne veut pas être vu, à la duplicité auditive de Mme Molinier qui ne désire pas montrer qu'elle a entendu, ce qui nous amène à prendre quelques instants pour illustrer ce déplacement d'un exemple. Celui des conversations de Georges et de ses amis à la sortie du Lycée : Georges raconte à Philippe la scène où Ghéridanisol plaisante plus que douteusement sur l'enfant d'une jeune femme (p. 248). Pourtant, Georges ne savait pas que Ghéridanisol savait parfaitement qu'il était observé. En réponse, Georges organise une sorte de scène équivalente à l'intention de Ghéridanisol :

    Georges et Philippe discutent : « Léon Ghéridanisol, qui s'était rapproché d'eux, les écoutait. Il ne déplaisait pas à Georges d'être entendu par lui ; si l'autre l'avait épaté tantôt, Georges gardait en réserve de quoi l'épater à son tour » p. 250.

    Le curieux parallélisme entre la vision et l'audition trouve encore des échos tout au long de notre cheminement. Nous avons pu étudier comment quelques scènes précises permettent de souligner l'ambivalence du regard qui existe au coeur des relations de nos personnages.

L'humaine dissimulation des personnages :

    Les images qu'offrent d'eux-mêmes certains personnages peuvent parfois quitter la réalité la plus immédiate, générant une image qui va à l'encontre de celle informative et descriptive, véritablement stable, fiable, dont nous avons parlé en première partie, et qui s'inscrit en illustration d'une image dangereuse et trompeuse. L'image devient à ce moment trop révélatrice et certains personnages peuvent vouloir la cacher ; ce procédé de création d'une image fausse est pourtant vain dans une certaine mesure car on peut penser que l'image qu'on choisit pour se dissimuler devient à son tour révélatrice, comme le masque révèle parfois son porteur. Dans L'Immoraliste, Michel veut dissimuler autant que possible sa maladie à Marceline :

« Ma première pensée fut de cacher ce sang à Marceline. » dit Michel lors de sa première crise de tuberculose, p. 27.

    L'exaspération qui résulte de cette falsification annonce peut-être déjà le refus de toute compromission de la part du futur "immoraliste" :

« une sorte d'irritation me vint de ce qu'elle n'eût rien su voir. Je me sentais injuste, il est vrai, me disais : si elle n'a rien vu, c'est que je cachais bien ; n'importe ; rien n'y fit ; cela grandit en moi comme un instinct, m'envahit... à la fin cela fut trop fort ; je n'y tins plus : comme distraitement, je lui dis : -- J'ai craché le sang, cette nuit. » dit Michel, p. 27-28.

    Pourtant, la convalescence de Michel sera elle-aussi dissimulée en partie à Marceline :

« Il importait qu'elle [Marceline] ne troublât pas ma renaissance ; pour la soustraire à ses regards, je devais donc dissimuler. » dit Michel, p. 70.

    De même « Ainsi ne lui livrais-je de moi qu'une image qui, pour être constante et fidèle au passé, devenait de jour en jour plus fausse. » dit Michel, p. 70.

    C'est peut-être Ménalque qui nous donnera un semblant de début d'explication qui pourrait justifier l'image trompeuse qu'offre Michel à Marceline :

« C'est à soi-même que chacun prétend le moins ressembler. Chacun se propose un patron, puis l'imite ; même il ne choisit pas la patron qu'il imite ; il accepte un patron tout choisi. » dit Ménalque, p. 115.

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    C'est pour rassurer Marceline que Michel dissimule la métamorphose qui s'opère en lui, mais aussi pour ne pas être gêné dans sa renaissance. Une certaine ambiguïté poursuit le personnage de Michel à travers toutes ses évolutions si l'on en juge par l'interrogation du narrateur à la fin du récit :

« Il avait achevé ce récit sans un tremblement dans la voix, sans qu'une inflexion ni qu'un geste témoignât qu'une émotion quelconque le troublât, soit qu'il mît un cynique orgueil à ne pas nous paraître ému, soit qu'il craignît, par une sorte de pudeur, de provoquer notre émotion par ses larmes, soit enfin qu'il ne fût pas ému. » p. 178.

    Dans Le Roi Candaule, la dissimulation est un motif important puisque la pièce semble construite sur un perpétuel jeu d'apparitions et de disparitions :

« que celui qui tient son bonheur, -- qu'il se cache ! / Ou bien qu'il cache aux autres son bonheur. » dit Gygès dans le prologue de la pièce, p. 169.

    Cette oscillation concerne aussi la reine :

« Pourquoi se cachait-elle ? Se croit-elle trop laide ? » demande Sébas à propos de la reine, p. 173.

« Non : trop belle, au contraire. » répond Archélaüs.

« Quoi ? de l'orgueil ? » reprend Sébas.

« De la pudeur. » dit Archélaüs.

    Ce dialogue nous a livré les principales raisons pour lesquelles on se dérobe au regard dans la pièce : la laideur[39], la beauté[40], la pudeur[41], l'orgueil[42]. La reine a pour l'instant le charme de l'inconnu :

« C'est la première fois qu'on la voit en public. » dit le Cuisinier, p. 172.

« On dit qu'elle est extrêmement belle. » dit Simmias, p. 176.

« Mais personne n'a pu la voir. » répond Phèdre.

    La bague est à elle seule un concentré d'oscillations entre apparition et disparition : elle provient du ventre d'un poisson où elle était dissimulée, fait disparaître le roi pendant le repas puis reparaître, motive l'invitation du pêcheur Gygès à la table du roi, puis de sa femme, cache Gygès à la reine, montre les intentions du roi à son épouse, entraîne la chute puis la mort du roi... Ne disait-elle pas :

« Je cache le bonheur », p. 189.

    Le Roi Candaule sera vite dégoûté de ses velléités ostentatoires à mesure qu'il en aura mesuré empiriquement les dangers :

« que pensez-vous de mon bonheur ? -- » demande Candaule à Nyssia, p. 194.

« Qu'il est pareil à moi, mon seigneur. [...] Que je crains qu'il se fane à rester découvert... » répond Nyssia.

    Ce qui aura pour conséquence :

« Et Nyssia, tu sais : maintenant je l'enferme / Dans l'ombre, loin de tous, pour moi seul ; / Comme un parfum subtil, indiscret, qui s'évente... » dit Candaule à Phèdre, p. 245.

    Dans Les Faux-monnayeurs, Georges est habile dans l'exercice de la dissimulation :

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« Le petit s'approcha, me tendit la main ; je l'embrassai... J'admire la force de dissimulation des enfants : il ne laissa paraître aucune surprise » dit Édouard à propos de Georges, p. 92

    Ainsi, on retrouve chez certains personnages une tendance à offrir une image modifiée, voire complètement fausse d'eux-mêmes, qui souvent abuse facilement leurs semblables. C'est peut-être Édouard qui nous fournit la meilleure clé de lecture des oeuvres de Gide lorsqu'il critique son collègue Douviers :

« Je sens je ne sais quoi d'insuffisant chez Douviers, d'abstrait et de jobard. Il prend toujours les choses et les êtres pour ce qu'ils se donnent ; c'est peut-être parce que lui se donne toujours pour ce qu'il est. » (p. 95)

    Le plus fidèle représentant[43] de Gide dans Les Faux-monnayeurs nous avoue à demi-mot que jamais aucun personnage ne présente sa véritable nature sans la déguiser peu ou prou, que seuls les êtres indigents ou timorés s'exposent sans fard, sans malice, sans obscurité.

L'image mouvante de certains personnages :

    Au-delà de cette dissimulation volontaire mise en place par les personnages, il faut, en manière de prolongement logique, considérer l'évolution involontaire et parfois inconsciente de l'apparence des acteurs de nos récits. Ainsi dans L'Immoraliste, Michel est frappé par la métamorphose "citadine" de Charles :

« Je vis entrer, à la place de Charles, un absurde Monsieur, coiffé d'un ridicule chapeau melon. Dieu ! qu'il était changé ! Gêné, contraint, je tâchai pourtant de ne pas répondre avec trop de froideur à la joie qu'il montrait de me revoir ; mais même cette joie me déplut ; elle était gauche et ne me parut pas sincère. Je l'avais reçu dans le salon, et, comme il était tard, je ne distinguais pas bien son visage ; mais, quand on apporta la lampe, je vis avec dégoût qu'il avait laissé pousser ses favoris. » dit Michel, p. 134.

    De la même façon, il sera déconcerté lorsqu'il reviendra à Biskra pour retrouver les enfants de sa convalescence :

« Je ne reconnais pas les enfants, mais les enfants me reconnaissent. Prévenus de mon arrivée, tous accourent. Est-il possible que ce soient eux ? Quelle déconvenue ! Que s'est-il donc passé ? Ils ont affreusement grandi... En à peine un peu plus de deux ans -- cela n'est pas possible... quelles fatigues, quels vices, quelles paresses, ont mis tant de laideur sur ces visages, où tant de jeunesse éclatait ? » dit Michel, p. 169-170.

    Michel éprouve par expérience le désarroi d'un Ménalque[44] face au temps qui passe, l'impuissance à empêcher l'altération physique et morale des personnes qu'il a connues. Cette confusion est la même que celle de Gérard, dans Isabelle, lorsqu'il place en regard l'Isabelle du médaillon et celle du présent, à la manière d'un portrait de Dorian Gray inversé[45] :

« Si je continuais mon histoire, ce serait celle d'une autre femme où vous ne reconnaîtriez plus l'Isabelle du médaillon. » dit Isabelle, p. 183-184.

    Dans Le Roi Candaule, la femme de Gygès va se trouver victime de la comparaison avec Nyssia, épouse du roi, reconnue comme la plus belle femme du royaume. Même si objectivement Trydo n'a pas évolué, la confrontation avec la reine pour l'aspect physique, et le récit de Sébas pour l'aspect moral, l'a révélée comme insoutenable pour Gygès :

« Tu pouvais croire que ta femme était belle... / Mais je t'ai vu soudain qui voyais Nyssia, / Et aussitôt Trydo ne t'a plus paru belle. » dit Candaule à Gygès, p. 211.

« Non ! mais il ne faudrait pourtant pas que cette ordure / S'en vienne comme ça faire le fier devant moi, / Et prétendre qu'il est le seul à toucher cette femme... » dit Sébas à la cour à propos de Trydo, p. 202.

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    À la fin de la pièce, Gygès devenu roi sera celui qui tente de s'opposer à toute perturbation, à toute évolution, notamment quant à la visibilité de Nyssia, comme pour empêcher cette perversion de l'image qui survient chez les personnages :

« [Hostilement] Ce visage si beau, Madame, / Je croyais qu'il devait rester voilé. » dit Gygès, p. 247.

« Voilé pour vous, Gygès. Candaule a déchiré mon voile. » répond la reine, méprisante.

« Eh bien ! recousez-le. » insiste finalement Gygès.

    On peut souligner aussi que le cadre romanesque subit lui-aussi une certaine perversion. Le Biskra que retrouve Michel n'a plus le même éclat ni le même attrait que celui où il renaquit. De même, la Quartfourche dans laquelle revient Gérard est en profonde décomposition comme le répète Gratien :

« j'aurais mieux aimé mourir avant d'avoir vu tout cela. » dit Gratien à Gérard, p. 168.

    Pourtant, ces deux théâtres souffrent à cause de leurs occupants et la déliquescence de l'espace provient directement de celle, plus liée au temps qui passe, des personnages.

    Nous avons pu montrer comment se manifeste la duplicité visuelle des personnages, par des situations où l'observateur devient aussi l'observé, par des moyens de dissimulation dont se servent les personnages, par la modification de l'apparence de ceux-ci plus ou moins consciemment, et par l'utilisation de la théâtralité dans le but de déguiser la vérité, de travestir l'image naturelle.

II) Les limites humaines et philosophiques de l'observation :

« Assumer le plus d'humanité possible : voilà la bonne formule. »  

    Nous allons tenter de mettre en lumière ce qui peut gêner l'observation chez nos personnages et quelles sont les limites qui, une fois passées, mettent cette observation en faillite.  

Entre fatigue et paresse :

    Dans L'Immoraliste, le regard apparaît à l'intérieur de quelques scènes comme l'action la moins pénible et qui pourtant coûte au héros convalescent, qu'il se soit fixé sur Marceline :

Marceline « lit ; elle coud ; elle écrit. Je ne fais rien. Je la regarde. Ô Marceline ! Marceline !... Je regarde. Je vois le soleil ; je vois l'ombre ; je vois la ligne de l'ombre se déplacer ; j'ai si peu à penser, que l'observe. Je suis encore très faible ; je respire très mal ; tout me fatigue, même lire » dit Michel, p. 32.

   ...ou sur les enfants :

« Les enfants, durant ces tristes jours, furent pour moi la seule distraction possible. Par la pluie, seuls les très familiers entraient ; ils s'asseyaient devant le feu, en cercle. J'étais trop fatigué, trop souffrant pour autre chose que les regarder » dit Michel, p. 53.

    Plus tard, ce sera au tour de Marceline malade d'avoir recours au regard pour communiquer[46] parce que les autres moyens lui semblent trop ardus :

« Je me penche pour la faire boire, et lorsqu'elle a bu et que je suis encore penché près d'elle, d'une voix que son trouble rend plus faible encore, elle me prie d'ouvrir un coffret que son regard me désigne » dit Michel à propos de Marceline, p. 126.

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    Marceline est trop faible pour articuler un remerciement et c'est, une fois de plus, les yeux qui vont prendre la parole :

« Un regard chargé de larmes et d'amour me récompense » de la part de Marceline, malade, à l'intention de Michel.

    L'idée d'un regard physiquement éprouvant pour son auteur devait intéresser Gide, puisque dans Les caves du Vatican, on retrouve sur un mode cyniquement comique le même motif :

Anthime réalise « l'expérience que voici : six rats jeûnants et ligotés entraient quotidiennement en balance ; deux aveugles, deux borgnes, deux y voyant ; de ces derniers un petit moulin mécanique fatiguait sans cesse la vue. Après cinq jours de jeûne, dans quels rapports étaient les pertes respectives ? Sur de petits tableaux ad hoc, Armand-Dubois, chaque jour, à midi, ajoutait de nouveaux chiffres triomphaux. » p. 14.

    Que ce soit dans la douloureuse convalescence de Michel, dans l'agonie de Marceline ou dans les fantaisistes expériences d'Anthime, le regard comme action la moins pénible réclame tout de même lucidité et volonté.

Trouble :

    L'exercice du regard entraîne parfois une gêne[47], un malaise. Cependant, le rapport à l'observateur peut varier et l'observateur n'est pas toujours celui qui perturbe. On distingue trois schémas qui mêlent de manière différente le statut et l'importance de celui qui voit. Le premier de ces schémas illustre la gêne d'être vu : quelqu'un me regarde et j'en suis troublé. L'importance du regard est ainsi prouvée. C'est le cas de la première rencontre de Michel avec Bachir dans L'Immoraliste :

« Il s'appelle Bachir, a de grands yeux silencieux qui me regardent. Je suis plutôt un peu gêné, et cette gêne déjà me fatigue. » dit Michel, p. 32.

    Ici la situation est intéressante puisque Michel pensait observer Bachir pour distraire sa longue convalescence et c'est celui-ci qui finit par se trouver à l'origine du regard, provoquant même un certain embarras chez le narrateur. Pourtant ce qui dérange surtout Michel, c'est la présence de Marceline ; il ne veut pas être surveillé lorsqu'il observe les enfants :

« Mais ce qui me gênait, l'avouerai-je, ce n'était pas les enfants, c'était elle. Oui, si peu que ce fût, je fus gêné par sa présence. » dit Michel, p. 43.

    C'est la même confusion qui agace Michel lorsqu'il quitte Biskra pour la Normandie, les enfants pour les paysans, quand Bocage remplace Marceline :

« La présence de Bocage me gênait, il me fallait, quand il venait, jouer au maître, et je n'y trouvais plus aucun goût. » dit Michel, p. 131.

    De la même façon, le personnage de Gérard, dans Isabelle, est très sensible au regard que les autres portent sur lui, que ce soit celui de l'abbé :

« L'abbé cependant m'observait sans mot dire, les lèvres serrées jusqu'à la grimace ; j'étais si nerveux que, sous l'investigation de son regard, je me sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif. » dit Gérard, p. 110.

   ...ou d'Isabelle :

« Et sans oser la regarder encore, je sentais son regard m'envelopper. » dit Gérard à propos d'Isabelle, p. 174.

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    En effet, la situation est remarquable ici puisqu'on y retrouve en écho la scène de Michel avec Bachir dans L'Immoraliste : Gérard voudrait pouvoir contempler Isabelle mais c'est l'inverse qui se produit et il se trouve comme dominé par elle, troublé par son regard.

    Dans Le Roi Candaule, la reine ne souhaitera plus paraître à la cour et en demande la promesse à Candaule car elle a été impressionnée et embarrassée par le meurtre de la femme de Gygès et ses circonstances :

« Que plus jamais tu ne relèveras mon voile / Devant d'autres yeux que les tiens. » demande Nyssia à Candaule, p. 220.

    On peut se demander si par le biais du voile Nyssia décide de se couper visuellement du monde, d'empêcher qu'on puisse la contempler ou même de se priver elle-même de la vision du monde extérieur ; il serait intéressant de savoir si le regard empêché au moyen du voile sera bilatéral ou simplement unilatéral.

    Dans La Symphonie pastorale, le pasteur est parfois troublé. Il appréhende le regard qui lui sera porté par Gertrude une fois guérie :

« L'idée de devoir être vu par elle, qui jusqu'alors m'aimait sans me voir - cette idée me cause une gêne intolérable. » dit le pasteur encore au sujet de Gertrude, p. 134.

    Le doute du Pasteur est presque religieux, semblable à celui que Dieu pourrait nourrir face à une de ses fidèles : une fois qu'elle m'aura vu, croira-t-elle toujours en moi ?

    Le petit Boris, dans Les Faux-monnayeurs, est dérouté et intimidé par le regard de son grand-père La Pérouse car il "ne veut pas se donner en spectacle"[48] :

« Son regard [de La Pérouse] inquiet s'était d'abord posé sur Boris, et ce regard gênait Boris d'autant plus qu'Azaïs, dans son discours, présentant aux enfants leur nouveau maître, allait devoir faire une allusion à la parenté de celui-ci avec l'un d'eux. » p. 247.

    Le regard n'est pas ici redouté pour ce qu'il est mais plutôt pour ce qu'il sous-entend, pour sa capacité à mettre en relief ce qu'il désigne.

    Le personnage d'Édouard est lui aussi soumis à la même gêne que Michel, dans L'Immoraliste, , et se trouble en présence d'un regard tiers :

« nos regards [d'Olivier et Édouard] se croisèrent et certainement si je ne rougis point, c'est qu'aucun des autres n'était en état de m'observer. » dit Édouard, p. 110.

    Ici le trouble ne résulte pas d'un regard émis pas la personne observée comme c'était le cas de Michel avec Bachir ou de Gérard avec Isabelle, mais pourrait survenir si un personnage extérieur prenait conscience de l'échange visuel d'Édouard et d'Olivier.

    Afin de montrer à quel point les jeux de regard sont subtils, on peut les trouver mêlés dans la situation de la phrase suivante :

« Précisément pour ne le gêner point, j'affecte devant lui une sorte d'indifférence, d'ironique détachement. Ce n'est que lorsqu'il ne me voit pas que j'ose le contempler à loisir. » écrit Édouard à propos d'Olivier, p. 124.

    En ce qui concerne Édouard, il s'agir toujours d'une gêne d'être vu en train de regarder, mais pour Olivier, nous touchons à notre deuxième schéma : la gêne de voir pour celui qui est vu , c'est-à-dire : je regarde quelqu'un qui s'en trouve embarrassé. Olivier a ce pouvoir, cette emprise sur Édouard. C'est le domaine des limites de l'observation que nous explorons alors.

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    Édouard de son côté connaît la puissance intimidatrice du regard et sait ne pas l'imposer aux autres personnages :

« Dans la crainte de la gêner, je détournais d'elle mon regard. » dit Édouard à propos de Rachel, p. 236.

    Le Pasteur, dans La Symphonie pastorale, est parfois celui qui gêne par son regard, mais il sait lui-aussi faire preuve de délicatesse :

« Je sentais que mon regard la gênait, et c'est le dos tourné, m'accoudant à la table et la tête appuyée contre la main que je lui dis » dit le pasteur à propos de Gertrude, p. 88.

    De ce fait, le pasteur prend volontairement le parti de ne pas imposer son regard à Gertrude.

    Revenons aux rapports d'Édouard et Olivier dans Les Faux-monnayeurs : une fois encore il est difficile d'interpréter la situation :

Olivier « regardait Édouard et s'étonnait d'un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux. Édouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu'Olivier ne le jugeât trop vieux. » p. 79.

    Est-ce qu'Olivier a peur de déranger Édouard par l'insistance de son observation ou - ce qui relèverait de notre troisième schéma - est-il gêné par le regard qu'il porte ? Ce dernier schéma rassemble les situations dans lesquelles on est embarrassé de voir : je regarde quelqu'un, ça me gêne. Il est difficile de trancher dans notre situation.

    Olivier, qui est très émotif, craint que sa gêne se révèle par son regard ; pourtant l'absence, le détournement de ce regard est bien plus significatif :

« Olivier devint très pâle. Son émotion était si vive qu'il ne pouvait regarder Bernard. » p. 15

    Michel, dans L'Immoraliste, redoute de cette façon l'exercice de son propre regard sur Marceline agonisante :

« J'ose à peine la regarder ; je sais trop que mes yeux, au lieu de chercher son regard, iront affreusement se fixer sur les trous noirs de ses narines ; l'expression de son visage souffrant est atroce. » dit Michel à propos de Marceline, p. 174.

    À force de bien se connaître, Michel peut espérer éviter l'embarras lié à l'observation.

    Enfin, fondée sur ce dernier schéma visuel, on peut recenser dans Le Roi Candaule une situation encore plus complexe. Le roi se méfie des regards d'Archélaüs qui pourraient mettre la reine mal à l'aise :

« Ce soir il n'y aura pas de joueuses de flûtes... / La reine sera là... / Si tu les regardais comme tu fis hier, / Sa pudeur en serait gênée. » dit Candaule à Archélaüs, p. 178.

    Candaule se préoccupe de tous les échanges de regard, même de ceux qui ne concernent pas Nyssia. Cette dernière pourra être embarrassée de voir quelqu'un qui regarde avidement une autre personne.

    Dans nos oeuvres, le regard se trouve lié de manière ténue avec la difficulté qui existe à le soutenir, à l'infliger aux autres comme un dialogue muet et apparemment déplacé. Nous avons vu de quelle manière les jeux de regards pouvaient entraîner la confusion chez leurs acteurs.

Subjectivité :

    Dans nos récits, le regard est un révélateur corrompu dont les personnages ne sont que rarement satisfaits. Ainsi, dans L'Immoraliste, Michel éprouve son insuffisance :

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« Il me semblait, ainsi, que ma vue ne fût plus seule à m'enseigner le paysage, mais que je le sentisse encore par une sorte d'attouchement qu'illimitait cette bizarre sympathie. » dit Michel, p. 131.

    Dans le cas du paysage, cette subjectivité donne à penser que le paysage n'est jamais à la bonne distance pour être contemplé au mieux :

« J'admirais l'herbe plus mouvante et plus haute, les arbres épaissis. La nuit creusait tout, éloignait, faisait le sol distant et toute surface profonde. Le plus uni sentier paraissait dangereux. On sentait s'éveiller partout ce qui vivait d'une existence ténébreuse. » dit Michel p. 142-143.

    Marceline explicite pour nous le mécanisme du regard appliqué aux personnages :

« Ne comprenez-vous pas que notre regard développe, exagère en chacun le point sur lequel il s'attache, et que nous le faisons devenir ce que nous prétendons qu'il est ? » dit Marceline à Michel, p. 167.

    De même, le pasteur, dans La Symphonie pastorale, prend conscience de la subjectivité qu'entraîne l'exercice de la vision et de son rapport aux autres sens :

« Ainsi j'expérimentais sans cesse à travers elle combien le monde visuel diffère du monde des sons et à quel point toute comparaison que l'on cherche à tirer de l'un pour l'autre est boiteuse. » dit le pasteur, p. 54.

    Cette insupportable subjectivité se révèle parfois dans la distinction entre "voir" et "regarder", que ce soit presque métaphysiquement dans Les nourritures terrestres :

« Posséder Dieu, c'est le voir ; mais on ne le regarde pas. » p. 29.

   ... ou de façon non moins significative mais plus concrète dans Le Roi Candaule :

« Alors tu n'as pas vu la reine ? » demande Candaule à Gygès, p. 213.

« Un peu, si ; mais je ne l'ai pas regardée. » répond Gygès.

« Alors c'est que tu ne l'as pas vue... / On ne peut pas ne pas la regarder quand on la voit. » insiste Candaule.

    Une certaine forme d'incommunicabilité est aussi la conséquence du caractère corrompu du regard, comme par exemple dans Les Faux-monnayeurs :

« Dans la cour de la Sorbonne, il vit un de ses camarades reçu comme lui, qui s'écartait des autres et pleurait. Ce camarade était en deuil. Bernard savait qu'il venait de perdre sa mère. Un grand élan de sympathie le poussait vers l'orphelin ; il s'approcha ; puis, par absurde pudeur, passa outre. L'autre, qui le vit approcher, puis passer, eut honte de ses larmes ; il estimait Bernard et souffrit de ce qu'il prit pour du mépris. » p. 331.

    C'est dans la dernière phrase que l'on mesure le décalage des comportements des deux personnages. La subjectivité de l'image est à l'origine de ce malentendu ; cette image que chacun perçoit de manière différente par une logique et une lucidité qui lui est propre.

    De même, lors de la rencontre d'Olivier et d'Édouard à la gare, p. 78-79.

    La subjectivité du regard semble donc souligner l'incapacité humaine à percevoir le monde de façon collective et générale, la difficulté à interpréter les images qui nous en arrivent, ce qui engendre et met en relief les problèmes de communication entre les personnages, que ce soit par leur apparence ou le regard qu'ils projettent.

 

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Ambiguïté :

    Dans nos récits, le regard se heurte parfois à l'ambiguïté de l'apparence des personnages. C'est le cas dans L'Immoraliste ,lorsque Michel observe Bute :

Bute « déshabilla le pays. Avidement je me penchai sur mon mystère. Tout à la fois il dépassait mon espérance, et ne me satisfaisait pas. Était-ce là ce qui grondait sous l'apparence ? ou peut-être n'était-ce encore qu'une nouvelle hypocrisie ? » se demande Michel, p. 137.

    Gide pose, dans La Symphonie pastorale, le problème de l'impossible conciliation des phénomènes visuels et auditifs par l'intermédiaire de Gertrude et du pasteur :

« Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l'on dit n'est pas vrai ? Moi, je le reconnais si bien à la voix. » dit Gertrude p. 56.

    Gide utilise alors pour répondre une sorte de chiasme oxymorique, qui sonne comme une prétérition pour le lecteur :

« Vous préférez me laisser croire que je suis laide, dit-elle alors avec une moue charmante » demande Gertrude, p. 59.

    ou de nature biblique :

« Je te l'ai dit, Gertrude, : ceux qui ont des yeux sont ceux qui ne savent pas regarder. » dit le pasteur, p. 92.

    Nous avons pu voir que le regard possède ses propres limites à l'intérieur de nos récits et que son utilisation par les personnages trouve parfois ses restrictions. S'il est l'action la moins pénible, il est aussi soumis à la volonté, sensible à la gêne et au trouble. La part de subjectivité qui l'habite, agit parfois comme corrupteur sur la réalité et augmente l'ambiguïté de sa perception.

III) L'auto-mystification ou les égarés :

    Après avoir considéré successivement comment les personnages offrent plus ou moins volontairement d'eux-mêmes une image déformée ou trompeuse, puis comment l'exercice du regard possède ses propres limites, nous allons étudier une certaine catégorie de personnages qui se trompent eux-mêmes.

 

Les éblouissements :

    Le phénomène de l'éblouissement nous intéressera d'autant plus qu'il lie un aspect visuel, une sorte d'aveuglement renversé, avec une révélation qui fait que rien ne sera plus comme avant pour le personnage concerné. Pour Michel, dans L'Immoraliste, c'est l'épisode du vol des ciseaux et la découverte de Moktir qui entraîne cet éblouissement :

« Un matin, j'eus une curieuse révélation sur moi-même » dit Michel, p. 53.

    Marceline est pour sa part plus sensible aux splendides paysages des alentours de Biskra :

Marceline « aimait le grand air et la marche. La liberté que lui valait ma maladie lui permettait de longues courses dont elle revenait éblouie » dit Michel, p. 48.

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    Pour Gérard, dans Isabelle, la découverte de la lettre dans la chapelle va lui fournir plus d'explications sur la nature d'Isabelle mais tout en le poussant à tenter de reconstituer les faits, et cela, de manière inexacte :

« une enveloppe tomba sur le plancher ; tachée, moisie, elle avait pris le ton de la muraille, au point que tout d'abord elle n'étonna point mon regard ; non, je ne m'étonnai pas de la voir ; il ne paraissait pas surprenant qu'elle fût là. [...] Je regardai la signature et j'eus un éblouissement : le nom d'Isabelle était au bas de ces feuillets ! » dit Gérard, p. 104.

    L'éblouissement est ici une sorte d'aveuglement partiel dans lequel Gérard oublie tout l'environnement de la Quartfourche ainsi que ses habitants pour se focaliser sur une vieille image d'Isabelle qu'il s'est fabriquée presque oniriquement.

    La prise de conscience d'une situation jusqu'alors non révélée aboutit aussi à une sorte d'éblouissement. C'est le cas, dans Les Faux-monnayeurs, de Bernard lorsqu'il lit le journal d'Édouard :

« C'est par la lettre de Laura, insérée dans le journal d'Édouard, que Bernard acheva sa lecture. Il eut un éblouissement : il ne pouvait douter que celle qui criait ici sa détresse, ne fût cette amante éplorée dont Olivier lui parlait la veille au soir, la maîtresse abandonnée de Vincent Molinier. » p. 125.

    Là encore, l'éblouissement est un aveuglement dissimulé puisque Bernard va laisser de côté l'essentiel - l'amour d'Édouard pour Olivier - au profit des relations de Vincent avec Laura.

    La révélation peut aussi être douloureuse comme lorsque Olivier, malade chez Édouard, vient de quitter Passavant que le romancier n'apprécie pas beaucoup :

« Il [Olivier] prit pour un singulier ce pluriel. Il crut qu'Édouard visait particulièrement Passavant et ce fut, dans son ciel intérieur, comme un éblouissant et douloureux éclair traversant la nuée qui depuis le matin s'épaississait affreusement dans son coeur. » p. 289.

    On rencontre à nouveau ce genre d'éclair de lucidité instantané chez Gertrude guérie dans La Symphonie pastorale. Sans que le mot apparaisse, on comprend pourtant que c'est de cela qu'il s'agit :

« Quand j'ai vu Jacques, j'ai compris soudain que ce n'était pas vous que j'aimais ; c'était lui. » dit Gertrude au pasteur, p. 146-147.

    À travers un phénomène où le personnage concerné souffre d'y voir tout d'un coup "trop clair" pour ses yeux, c'est l'esprit qui succède à la vue pour découvrir quelque vérité plus ou moins profonde.

Les aveuglements :

    Parallèlement au phénomène d'éblouissement, il existe des personnages frappés d'aveuglement - volontaire ou non - dans nos récits. C'est le cas, nous avons esquissé de le dire, de Gérard, dans Isabelle, qui élabore tout un monde autour d'un médaillon :

« Sans doute j'étais fou de m'exalter ainsi sur une flatteuse image vraisemblablement vieille de plus de quinze ans » dit Gérard, p. 100.

    Durant la lecture de la lettre trouvée, l'inconscient de Gérard rapporte curieusement les événements à sa personne :

« Elle occupait à ce point mon esprit... j'eus un instant l'illusion qu'elle m'écrivait à moi-même » dit Gérard après avoir lu la lettre cachée, p. 106.

    Pourtant Gérard ne sait rien d'Isabelle ; il ignore qu'elle est à l'origine du meurtre de son amant, qu'elle est sans scrupules et peu distinguée :

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« Déjà, je reconnaissais assez mal celle dont mon imagination s'était éprise. » dit Gérard, p. 184.

    Enfin, c'est Isabelle elle-même qui parvient à redonner sa lucidité à Gérard : elle place lucidement son apparence actuelle en regard de l'image que Gérard avait extrapolée :

« Si je continuais mon histoire, ce serait celle d'une autre femme où vous ne reconnaîtriez plus l'Isabelle du médaillon. » dit Isabelle, p. 183-184.

 

    Dans Les Faux-monnayeurs, les personnages aveuglés sont nombreux et ne le sont pas tous au même degré. Le pasteur et sa famille offrent un première exemple. Armand reproche à son père de refuser volontairement de prendre conscience de son cadre familial, de refuser le réel au profit d'une fausse dimension spirituelle :

« Il est très épatant, mon papa. Il sait par coeur un tas de phrases consolatrices pour les principaux événements de la vie. C'est beau à entendre. Dommage qu'il n'ait jamais le temps de causer... » dit Armand à Olivier, p. 275.

    De même, Édouard, à propos[49] des tentatives du pasteur pour arrêter de fumer, a du mal à lui trouver des circonstances atténuantes devant Sarah :

« Peut-être après tout qu'il ne se souvenait pas, ajoutais-je [Édouard], ne voulant pas laisser paraître devant Sarah tout ce que je soupçonnais là d'hypocrisie. » (p. 112)

    C'est plus ici qu'une simple dissimulation : ce petit fait témoigne ouvertement d'un aveuglement plus général. En effet, le pasteur se focalise sur sa fonction religieuse au détriment de sa famille, refusant même de voir le malheur des siens.

    La Pérouse commence à se rendre compte, vers la fin de sa vie, de la duplicité de son entourage :

« il y a certains actes de ma [de La Pérouse] vie passée que je commence seulement à comprendre. Oui, je commence seulement à comprendre qu'ils n'ont pas du tout la signification que je croyais jadis, en les faisant... C'est maintenant seulement que je comprends que toute ma vie, j'ai été dupe. Madame de La Pérouse m'a roulé ; mon fils m'a roulé ; tout le monde m'a roulé ; le Bon Dieu m'a roulé... » (p. 118)

    Olivier de son côté est aussi en proie au doute inverse par rapport à son aventure avec Passavant :

« Son aveuglement, près de Passavant, n'avait-il pas été volontaire ? » se demande-t-il, p. 289.

    On peut se demander jusqu'à quel point l'aventure d'Olivier avec le comte Passavant n'est pas identique à celle de Vincent avec Lady Griffith. En effet, sous le couvert d'un déguisement narratif, on nous rapporte à demi-mot que Vincent a pu tuer Lady Griffith et est devenu fou. Le frère aîné d'Olivier écrit :

« Je vis depuis une quinzaine de jours en compagnie d'un singulier individu que j'ai recueilli dans ma case. Le soleil de ce pays a dû lui taper sur le crâne. J'ai d'abord pris pour du délire ce qui est bel et bien de la folie. [...] Un hideux nègre qui l'accompagnait, remontant avec lui la Casamance, et avec qui j'ai un peu causé, parle d'une femme qui l'accompagnait et qui, si j'ai bien compris, a dû se noyer dans le fleuve, certain jour que leur embarcation a chaviré. Je ne serais pas étonné que mon compagnon ait favorisé la noyade. » écrit Alexandre, p. 361-362.

    Tous les personnages sont aveuglés et sont incapables de reconnaître Vincent en la personne du "singulier individu". Il faudra la curieuse intervention du narrateur pour nous éclairer, nous "désaveugler" :

« Olivier rendit la lettre sans rien dire. Il ne lui vint pas à l'esprit que l'assassin dont il était ici parlé fût son frère. » p. 362.

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    Dans La Symphonie pastorale, le pasteur qui s'est volontairement aveuglé durant tout le roman sur son amour de Gertrude, est sermonné à son tour par cette dernière. Pour nuancer ses reproches, elle avance que son aveuglement physique correspondait en partie à son aveuglement moral ou intellectuel :

« Mon ami, mon ami, vous voyez bien que je tiens trop de place dans votre coeur et votre vie. Quand je suis revenue près de vous, c'est ce qui m'est apparu tout de suite ; ou du moins que la place que j'occupais était celle d'une autre et qui s'en attristait. Mon crime est de ne pas l'avoir senti plus tôt ; ou du moins - car je le savais bien déjà - de vous avoir laissé m'aimer quand même. Mais lorsque m'est apparu tout à coup son visage, lorsque j'ai vu sur son pauvre visage tant de tristesse, je n'ai plus pu supporter l'idée que cette tristesse fut mon oeuvre... » dit Gertrude, p. 145.

    Les phénomènes d'aveuglement sont donc ambigus chez nos personnages, navigant sans cesse entre le conscient et l'inconscient, entre le volontaire et l'involontaire. Il existe bien une sorte d'auto-mystification mais elle n'est jamais flagrante, un personnage ne pouvant pas vivre uniquement dans le mensonge. Les éblouissements et les aveuglements, chacun à leur manière, tendent à nous montrer que les personnages ne sont pas toujours libres de ce qu'ils pensent, ni de l'image qu'ils offrent d'eux-mêmes.

 

    Nous avons pu étudier les diverses manifestations d'une l'image dangereuse et trompeuse dont nos personnages savent se servir. En effet, comme elle est aisément transformable et malléable, certains personnages élaborent - plus ou moins consciemment - toute une duplicité visuelle à partir de leur image, une façon de se dérober au regard. Ainsi, nous avons pu voir que le regard possède lui-aussi ses limites qui en font un révélateur corrompu de la réalité, impropre à la décrire et à l'éclairer pleinement. Pourtant certains personnages ne veulent pas voir, ni prendre conscience de la réalité et deviennent sujets d'éblouissements, qui les y obligent, ou d'aveuglements qui les en préservent.

Troisième partie :

Mode d'emploi de l'image ou La leçon

 

 

« Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. »[50]

 

    Que le regard des personnages se fonde sur une image solide, fiable, véritablement représentative de la réalité, ou sur une image faussée, trompeuse ou mensongère, l'essentiel n'est peut-être plus là. Comme nous y invite le discours philosophique des Nourritures terrestres, il faut considérer avec plus d'intérêt l'observateur que la chose observée, accorder plus de sens au regard qu'à son objet. Cet aspect antithétique de l'esthétique du regard chez Gide peut trouver illustration et incarnation dans le personnage de la reine Nyssia, dans Le Roi Candaule. En effet, tout au long de la pièce se produit un glissement qui aboutit à la reconsidération du personnage de la reine : celle-ci devient davantage un être qui n'est pas librement visible par les autres personnages, dont l'admiration est empêchée, qu'une femme à la beauté exceptionnelle. Il est plus caractéristique pour Nyssia d'être dérobée aux regards que d'être la plus gracieuse[51].

    Au travers de nos oeuvres, nous allons donc voir que l'importance est moins dans l'organe de la vue que dans le vision, moins dans l'oeil que dans la lucidité du regard porté. Nous verrons aussi que les personnages gidiens sont constamment à la recherche de leur reflet en eux-mêmes puis dans le monde extérieur. Ils tentent de se redécouvrir, d'atteindre l'authenticité à la manière de leur créateur. Enfin, nous nous attarderons sur les problèmes de l'apparence, de la subjectivité du regard des personnages et de la compréhension du lecteur, qui aboutissent à une imparfaite spécularité, à une sorte de mise en abyme manquée.

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I) Le paradoxe de Tirésias :

De la non-voyance à la clairvoyance :

    La cécité est courante dans l'oeuvre de Gide mais c'est peut-être pour mieux la relativiser, pour mieux s'en détacher devant le lecteur. Les personnages voient moins avec les yeux qu'avec l'esprit ou le coeur. Les troubles anatomiques de la vue sont récurrents dans nos oeuvres, que ce soit dans L'Immoraliste :

« Il se nommait Ashour. Il m'aurait paru beau s'il n'avait été borgne. » dit Michel, p. 44 ; de même, « Hammatar a perdu un oeil. » dit Michel, p. 170.

   ... dans Isabelle :

« Un oeil restait hermétiquement clos ; l'autre vers qui remontait le coin de la lèvre et tendait tous les plis du visage, brillait clair, embusqué derrière la pommette et semblait dire : Attention ! je suis seul, mais rien ne m'échappe. » dit Gérard à propos du Baron de Saint-Auréol, p. 52-53.

   ... ou dans Les Faux-monnayeurs :

« Rachel, ma soeur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps. » confie Armand à Olivier, p. 277.

    Que ce soit avec ironie ou réalisme, Gide aime parsemer ses récits d'incidents dont les conséquences ont rapport avec l'intégrité visuelle des personnages. Dans Le Prométhée mal enchaîné, l'aigle prométhéen fait une arrivée remarquée :

« Un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n'est, vu de près, pas du tout si grand que cela, obscurcit un instant le ciel du boulevard - fond comme un tourbillon vers le café, brise la devanture, et s'abat crevant l'oeil de Coclès d'un coup d'aile, et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux, s'abat sur le flanc droit de Prométhée. » p. 314[52].

    Soulignons tout de suite l'humour onomastique de Gide vis-à-vis de ses personnages puisque Coclès est un surnom datant de l'antiquité qui signifie "le borgne". L'oiseau ne fait donc que réaliser un oracle déjà rendu par l'auteur. Gide prolonge la mésaventure de Coclès puisque l'addition du café mentionne le prix d' « un oeil de verre pour Coclès » (p. 315). De même, la discussion entre Prométhée et le garçon de café porte l'incident au rang d'événement :

« Ce qui l'inquiète surtout, c'est l'état de santé de Coclès. / -- Va-t-il donc mal ? demanda Prométhée. / -- Coclès ? -- Mais non, répondit le garçon. Je dirai plus. Il y voit mieux depuis qu'il n'y voit plus que d'un oeil. Il montre à tous son oeil de verre et se fait un bonheur qu'on l'en plaigne.« dit le garçon, p. 316.

    Coclès finit pourtant par assumer parfaitement son destin, en personnage perspicace, fruit d'un auteur érudit et malicieux :

« Avec l'argent que lui rapporte la collecte, il songe à fonder un hospice. / -- Un hospice ? / Un petit, oui ; rien que pour les borgnes. » dit le garçon à Prométhée, p. 317.

    Les incidents restent parfois au niveau de l'anecdote. Ainsi, dans Les Caves du Vatican (« -- Marguerite a un charbon dans l'oeil, glisse Véronique. » p. 22) ou dans Les Faux-monnayeurs (« Le coup partit. Le pistolet n'était chargé qu'à blanc. Pourtant on entendit un cri de douleur : c'était Justinien qui venait de recevoir la bourre dans l'oeil. » p. 291).

    Le cas de Gertrude, dans La Symphonie pastorale, est intéressant et significatif : elle est plus heureuse et plus lucide, tant que dure sa cécité. Là réside peut-être le véritable paradoxe de Tirésias, c'est-à-dire le cas de ces personnages dont l'absence d'organes visuels exacerbe la vue de l'esprit, dont la non-voyance entraîne la clairvoyance. Ils sont pareils au rossignol d'Homère dont parle Gide dans ses Feuillets[53] :

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« A propos d'Homère, rappeler la crevaison des yeux des rossignols, explication bien plus satisfaisante que le système des compensations. Yeux fermés pour le monde réel. Le rossignol aveugle chante mieux, non par regret mais par enthousiasme. »

    C'est peut-être aussi par enthousiasme que Gertrude "voit" mieux avant son opération. Cependant, il existe aussi une explication liée aux motivations de son créateur ; « J'aime que la cécité pour le mal vienne de l'éblouissement du bien » écrit Gide[54], dans Littérature et morale. C'est bien de cela qu'il s'agit dans les relations de Gertrude et du pasteur.

    D'autres personnages dont la vue semble des plus communes, donnent l'impression de posséder un regard qui transperce. C'est le cas, dans Isabelle, de l'abbé :

« Ses [de l'abbé] yeux visaient au bon endroit, comme si ma veste eût été transparente » p. 115.

   ... ou de Mme de Saint-Auréol :

« -- Allons ! donnez-moi ces billets ! Pensez-vous que sous votre mitaine je ne voie pas se froisser le papier ? Me croyez-vous aveugle ou folle ? » dit Mme de Saint-Auréol à Mme Floche, p. 148.

    Ils semblent pour l'occasion doués d'extralucidité.

    Les aveugles ou les borgnes ne sont pas des personnages tarés ou maudits pour Gide, ils sont souvent mis en relief pour leur apparence, leur aspect extérieur mais nullement pour ce dont ils sont potentiellement privés. Ils sont, à des degrés variés, des sortes de devins en devenir, comme le souligne le livre Anatomie d'André Gide de Roger Bastide : « En face de ces aveugles, vrais ou faux, quelle est l'attitude de Gide ? Gide est celui qui veut ouvrir les yeux, qui veut redonner la vue c'est-à-dire la lucidité. » p. 42.

 

Les événements "vidéofuges" :

    À la manière des personnages et des objets, les événements semblent eux-aussi vouloir fuir le regard, se dérober à la vue. Dans Isabelle, Gérard s'avoue étonné par le déroulement de son séjour à la Quartfourche :

« j'ignorais encore avec quelle malignité les événements dérobent à nos yeux le côté par où ils nous intéresseraient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer. » dit Gérard, p. 15.

    De même, il met au défi ses aspirations de romancier face à la situation :

« Décrite ! Ah, fi ! ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais bien de découvrir la réalité sous l'aspect... » dit Gérard, p. 48.

    Dans une autre tonalité, Michel, dans L'Immoraliste, quitte Ménalque après avoir passé la dernière soirée avant son départ en sa compagnie, et pense à son futur nouveau-né alors qu'il est déjà décédé à l'instant où il y songe :

« Je me penchais vers l'avenir où déjà je voyais mon petit enfant me sourire » dit Michel, p. 123.

    Par opposition à l'extralucidité de certains personnages, le récit semble volontairement fourvoyer ses protagonistes, les forcer à une sorte d'humilité, de détachement. Le paradoxe de Tirésias trouve donc sa réalisation dans deux catégories de personnages : ceux qui souffrent de problèmes anatomiques liés à la vue mais qui ont parfois une connaissance profonde et lucide des événements, de la réalité ; ceux qui, à la manière d'OEdipe, ont leurs deux yeux bien ouverts mais qui sont incapables d'y voir clair dans leur destin, dans leurs actes et leurs sentiments. C'est peut-être parce que ces personnages sont moins à l'écoute du monde pour ce qu'il est, que pour ce qu'il apprend sur soi-même.

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II) Le Narcisse gidien :

 

    Nous entendrons par Narcisse gidien, un personnage qui cherche perpétuellement son reflet en lui-même d'une part, mais aussi dans le monde qui l'entoure, augmentant la portée symbolique du simple personnage d'Ovide, tombant amoureux de son image en un temps et en un lieu précis. Il y quelque chose d'inassouvi, de fuyant dans le personnage que reconstruit Gide[55]. Le caractère insaisissable de l'image, de sa propre image semble lui plaire, le pousse à la méditation ainsi qu'il l'explique dans ses Feuillets :

« Patinage. Glace où l'on a pas encore patiné. Ne se distingue pas de l'eau -- perfide -- on croirait glisser sur l'eau même -- le soleil éclairant la glace, qui fait miroir -- et l'on s'y voit -- de sorte que, par la vitesse et l'inclinaison du corps, en tournant combinées, je me semblais comme me coucher dans le vide et me regardais de très près, penché sur ce reflet, comme Narcisse. » écrit-il[56].

    La découverte de soi-même passe peut-être instinctivement par l'étude du regard que l'on se porte !

 

La recherche de l'être authentique :

    La redécouverte du moi est très importante pour nos personnages. Il leur faut apprendre à s'assumer, savoir prendre leur distance avec une réalité souvent simplificatrice, en tout cas d'emblée perçue comme telle. Gide lui-même insiste sur le caractère essentiel de cette réappropriation :

« Oser être soi. Il faut le souligner aussi dans ma tête. Ne rien faire par coquetterie ; pour se rendre facile ; par esprit d'imitation, ou par vanité de contredire. » écrit-il dans son Journal[57].

    Ce refus du superficiel, de l'accessoire est par la suite développé du point de vue de Michel, dans L'Immoraliste, après sa convalescence :

« Pour celui que l'aile de la mort a touché, ce qui paraissait important, ce l'est plus ; d'autres choses le sont, qui ne paraissaient pas importantes, ou qu'on ne savait même pas exister. L'amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s'écaille comme un fard et, par places, laisse voir à nu la chair même, l'être authentique qui se cachait. » dit Michel, p. 61.

    L'être authentique gidien se rapproche beaucoup ici de l'homme naturel rousseauiste dont la nature est plus importante que la culture. Gide ajoute à ce besoin de ressourcement, la délectation de celui qui a trouvé ce qu'il cherchait mais qui ne le dévoile que progressivement :

« Et je me comparais aux palimpsestes ; je goûtais la joie du savant, qui, sous les écritures plus récentes, découvre sur un même papier un texte très ancien infiniment plus précieux. » dit Michel, p. 62.

    L'être authentique est - et sera - celui qui est parvenu à se redécouvrir lui-même comme Michel commence à le faire lors de son voyage de noces. Chez le personnage d'Édouard, dans Les Faux-monnayeurs, on rencontre à nouveau la manifestation du Gnothi seauton socratique - "Connais-toi toi-même" -, mais de façon moins vitale que pour Michel :

« Il ne me paraît pas que précisément j'ai changé ; mais bien que, seulement maintenant, je prenne conscience de moi-même ; jusqu'à présent, je ne savais pas qui j'étais. » dit Édouard, p. 97.

    Édouard considère que cette aspiration à se découvrir mieux n'est pas un changement, mais un approfondissement. De prime abord, le narcisse gidien est donc celui qui cherche à se mieux connaître, qui

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se met en quête d'une vie plus en accord avec son moi profond, qui aspire à la réconciliation harmonieuse de l'être et du paraître.

 

La dualité de l'auteur et du narrateur :

    Attardons-nous sur l'énigmatique dépersonnalisation - une sorte de vampirisme psychologique - dont semblent capables tour-à-tour l'auteur puis les narrateurs de nos récits, et qui semble portée au rang de mystérieux axiome par ce passage du Journal :

« je n'ai plus d'émotions que celles que je veux avoir, ou que celles des autres. [...] L'important, c'est d'être capable d'émotions ; mais n'éprouver que les siennes, c'est une triste limitation. » écrit[58] Gide.

    Plus concrètement, la faculté d'éprouver les sentiments d'autrui semble habiter activement la personnalité de l'auteur puisque cet exercice se répète à plusieurs reprises dans les souvenirs qui composent le Journal. Pour n'en citer qu'une occurrence, voici ce qu'écrit Gide à propos de l'enterrement de sa tante Briançon :

« Pourtant une émotion très douloureuse à voir ma tante Charles pleurer. Ses larmes me faisaient plus mal que si je les pleurais. » écrit-il[59].

    Du côté des personnages, c'est tout naturellement dans L'Immoraliste qu'il faut aller chercher de tels phénomènes. Durant sa convalescence à Biskra, Michel éprouve pour la première fois les sensations d'une autre personne, Bachir ici :

Bachir « voulut tailler un bois trop dur, et fit si bien qu'il s'enfonça la lame dans le pouce. J'eus un frisson d'horreur ; il en rit » dit Michel, p. 34.

    Par la suite, dans sa propriété normande, Michel se mêle aux paysans de ses terres :

« J'entrais toujours plus en contact avec eux. Non content de les suivre au travail, je voulais les voir à leurs jeux ; leurs obtuses pensées ne m'intéressaient guère, mais j'assistais à leurs repas, j'écoutais leurs plaisanteries, surveillais amoureusement leurs plaisirs. C'était, dans une sorte de sympathie, pareille à celle qui faisait sursauter mon coeur aux sursauts de celui de Marceline, c'était un immédiat écho de chaque sensation étrangère, non point vague, mais précis, aigu. Je sentais en mes bras la courbature du faucheur ; j'étais las de la lassitude ; la gorgée de cidre qu'il buvait me désaltérait ; je la sentais glisser dans sa gorge ; un jour, en aiguisant sa faux, l'un s'entailla profondément le pouce : je ressentis sa douleur, jusqu'à l'os. » dit Michel, p. 130-131.

    Dans Le Roi Candaule, le héros éponyme, jouit d'un bonheur dont l'égoïsme doit impérativement passer par une forme d'altruisme pour s'épanouir, que ce soit pour la beauté de sa femme, la richesse de son royaume ou la qualité de sa table :

« Mon bonheur semble / Puiser sa force et sa violence en autrui. / Il me semble parfois qu'il n'existe / Que dans la connaissance qu'en ont les autres, / Et que je ne possède / Que lorsqu'on me sait posséder. » dit Candaule, p. 195.

    Le bonheur du roi doit se refléter dans ses sujets pour lui revenir comme activé et révélé. Ce procédé de ricochet existe aussi chez Gide et affecte la vision. En effet, Gide aimait voyager en compagnie d'un ami pour voir se refléter le paysage dans son regard et l'apprécier ainsi, chose impossible, seul :

« Hier vu Bruges et Ostende. [...] Même admirables, ces choses, l'idée de les voir seul m'épouvante. » écrit-il[60].

    Un tel aveu doit nous amener à mesurer l'impact du paysage, et plus généralement de l'espace, sur le regard de nos personnages.

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L'importance relative de l'espace, du cadre romanesque :

    Comme le souligne P. Masson[61] :

« le paysage n'existe pas pour lui-même, mais comme révélateur du regard qui l'appréhende, ou de l'imagination qui le déborde, chacun de ces mouvements n'étant pas exclusif de l'autre. » p. 29.

    Gide confirme cette importance en expérimentant lui-même la projection de l'être sur son entourage :

« Le "paysage", au lieu de me distraire de moi-même, prend toujours désespérément la forme de mon âme lamentable. » écrit-il[62].

    Il faut prêter attention à la signification des guillemets que place Gide de part et d'autre du terme paysage. En effet, le décor doit impliquer son occupant mais aussi celui qui le contemple, reléguant ainsi son caractère descriptif à un plan plus secondaire. Selon P. Masson, « Ce que Gide récuse, c'est donc bien la description narrative, qui pose naïvement le décor comme si les mots qui l'évoquent suffisaient à restituer sa réalité, supprimant du même coup l'importance du regard qui seul donne son prix à la relation homme-monde. » (p. 32). Considérons quelques scènes où le cadre romanesque influe notablement sur le regard des personnages.

    Dans L'Immoraliste, la chambre où Marceline doit vivre l'accouchement de son premier enfant est perçue par les yeux de Michel, alors que le plus terrible s'est déjà produit :

« La chambre était peu éclairée ; et d'abord je ne distinguai que le docteur qui, de la main, m'imposa silence ; puis, dans l'ombre une figure que je ne connaissais pas. Anxieusement, sans bruit, je m'approchai du lit. Marceline avait les yeux fermés ; elle était si terriblement pâle que d'abord je la crus morte ; mais, sans ouvrir les yeux, elle tourna vers moi sa tête. Dans un coin sombre de la pièce, la figure inconnue rangeait, cachait divers objets ; je vis des instruments luisants, de l'ouate ; je vis, crus voir, un linge taché de sang... » dit Michel, p. 124.

    Livrons-nous à un rapide commentaire : la pièce apparaît comme oppressante du fait de son faible éclairage et du silence respecté. La présence d'une personne étrangère augmente l'inquiétude de Michel et le resserrement spatial du lieu. Le regard est contrarié par les ténèbres de la pièce mais aussi par les yeux clos de la malade dont la blancheur tranche avec l'obscurité de l'environnement. Michel distingue alors des éléments qui semblent prolonger cette blancheur : les "instruments luisants", l'ouate, le linge ; l'inquiétude du narrateur se confirme puisqu'à l'éclat du tissu s'oppose la lourde signification du sang. Ce linge renvoie implicitement Michel au mouchoir taché du sang de la tuberculose, qu'il tentait lui-aussi de dissimuler aux regards.

    Dans Isabelle, Gérard va progressivement découvrir la Quartfourche. C'est tout d'abord le lieu de la réclusion, du secret, du regard voilé et empêché, puis nous assistons à la lente libération de le vue et des secrets :

« Il faisait trop sombre pour que je pusse rien distinguer de la façade du château ; la voiture me déposa devant un perron de trois marches, que je gravis, un peu ébloui par le flambeau qu'une femme [...] tenait à la main » dit Gérard, p. 22.

    Le regard est arrêté par l'obscurité de la nuit qui s'oppose à la clarté éblouissante du flambeau de Mlle Verdure. La contemplation, à partir de sa chambre, est également compromise pour Gérard :

« Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non sur le devant de la maison comme celles du grand couloir qui devaient sans doute jouir d'une vue plus étendue ; mon regard était aussitôt arrêté par des arbres ; au-

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dessus d'eux, à peine restait-il la place d'un peu de ciel où le croissant venait d'apparaître, recouvert par les nuages presqu'aussitôt. » dit Gérard, p. 30.

    À partir du lendemain, le regard se libère :

« En poussant mes volets, j'eus la joie de voir un ciel à peu près pur » dit Gérard, p. 33 ; de même : « Le ciel s'était éclairci » remarque Gérard, p. 118.

    Les découvertes de Gérard vont commencer. Lors de son retour, un an après, la situation de la Quartfourche aura changé, ainsi que son propriétaire qui n'est autre qu'Isabelle :

« Je trouvai la grille du parc grande ouverte ; le sol de l'allée était abîmé par les charrois. [...] en avançant, je constatai que la hache avait déjà frappé les plus beaux arbres. Avant de m'enfoncer dans le parc, je voulus revoir le petit pavillon où j'avais découvert la lettre d'Isabelle ; mais suppléant la serrure brisée, un cadenas maintenait la porte (j'appris ensuite que les bûcherons serraient dans ce pavillon des outils et des vêtements). » dit Michel, p. 164.

    Après l'oppression du premier soir, l'espace semble avoir triomphé avec la grille ouverte, une partie des arbres abattue, mais perdu un peu de son mystère comme en témoigne la trivialité du cadenas et l'utilisation qui est faite du pavillon.

    La première maison de Gertrude, dans La Symphonie pastorale, possède quelques éléments similaires à la chambre de Marceline :

« J'attachai le cheval à un pommier voisin, puis rejoignis l'enfant dans la pièce obscure où la vieille venait de mourir. / La gravité du paysage, le silence et la solennité de l'heure m'avait transi. » dit le pasteur, p. 13.

    L'obscurité, la gravité, le silence, le caractère solennel confèrent au paysage une tonalité protestante[63]. Dans la maison règne une atmosphère feutrée et oppressante :

« Toutefois, il ne paraissait guère probable qu'il y eût dans un recoin de cette misérable demeure quelque trésor caché... [...] La voisine prit alors la chandelle, qu'elle dirigea vers un coin de foyer, et je ne pus distinguer, accroupi dans l'âtre, un être incertain, qui paraissait endormi ; l'épaisse masse de ses cheveux cachait presque complètement son visage. » dit le pasteur, p. 15.

    L'oppression provient du manque de lumière, de la pauvreté de la demeure. Gertrude elle-même semble se dérober aux regards du fait de son emplacement (dans un coin sombre), de sa position (accroupie), de son caractère ambigu ("être incertain", "paraissait endormi"), de son apparence (masquée par ses cheveux).

    On peut dire que le cadre romanesque conditionne le regard des personnages qui y évoluent en le renforçant ou en le rendant presque inopérant. Enfin, parfois le paysage devient une sorte d'être fantastique qui stimule le regard et qui semble se faire le reflet tout entier de ce regard, comme dans cette étrange métaphore visuelle de la fin du chapitre V de la première partie des Faux-monnayeurs :

« Déjà, la douce rive de son pays natal [d'Édouard] est en vue, mais, à travers la brume, il faut un oeil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. La paupière de l'horizon rougissant déjà se soulève. » p. 57.

    Nous venons de voir comment nos personnages, à la manière d'un Narcisse gidien, sont en quête d'un reflet qu'ils pourraient aimer. C'est d'abord en se redécouvrant, en osant assumer leur véritable personnalité qu'ils approchent de leur image réelle. Le reflet provient aussi des autres et nos narrateurs, ainsi que notre auteur, sont à même de devenir à leur tour le miroir des sensations qu'éprouvent d'autres personnes ou personnages, en une sorte de mystérieuse dédoublement. Enfin, le reflet est aussi véhiculé par le cadre romanesque, ou plus généralement l'espace. Celui-ci voit donc son importance augmenter dans les processus de regards et d'observation qu'échangent les personnages.

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III) L'imparfaite spécularité ou la mise en abyme manquée :

Image problématique et "jeu de miroirs en mouvement" :

    Bien que notre Narcisse gidien, c'est-à-dire une partie de nos personnages, soit à la recherche de son image, la réussite de cette quête n'est jamais totalement assurée. Elle aboutit à une connaissance imparfaite et oscillante de soi et du monde à la manière de ce "jeu de miroirs en mouvement" dont parle Borgès[64]. Cet échec se manifeste d'abord par le décalage du monde des apparences et du réel. Gide exprime sa position dans son Journal :

« Ne pas se soucier de paraître. Être, seul est important. » écrit-il[65].

    Cette opposition sera développée à nouveau dans Les Faux-monnayeurs par le personnage d'Édouard, lui aussi dans son journal :

« Je commence à entrevoir ce que j'appellerais le "sujet profond" de mon livre. C'est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des apparences s'impose à nous et dont nous tentons d'imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame de notre vie. » p. 201.

    Le sentiment de ce clivage entre les apparences du monde et le monde réel lui-même trouve un prolongement dans l'hésitation du jeune Gide entre le rêve et ce qu'il appelle une seconde réalité. « Gide semble avoir eu tout jeune un goût ou un besoin de mystère qui le poussait à "épaissir" la réalité en lui supposant un double-fond, un arrière plan clandestin et prometteur. » précise P. Masson[66]. Ici, c'est entre le réel, un autre réel et le rêve que subsiste l'hésitation. À l'occasion du récit d'une réception chez ses parents, Gide tente de s'en expliquer :

« Et quand je me retrouve dans mon lit, j'ai les idées toutes brouillées et je pense, avant de sombrer dans le sommeil, confusément il y a la réalité et il y a les rêves ; et puis il y a une seconde réalité.    La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d'autre, à côté du réel, du quotidien, de l'avoué, m'habita durant nombre d'années ; et je ne suis pas sûr de n'en pas retrouver en moi, encore aujourd'hui, quelques restes. » écrit-il[67] dans Si le grain ne meurt.

    La confusion du réel et des apparences peut même amener l'auteur à croire que sa vision intellectuelle, sa pensée entraîne l'apparition ou la disparition de certains éléments de l'espace :

« Je ne parviens jamais à me persuader tout à fait de l'existence réelle de certaines choses. Il me semble toujours qu'elles n'existent plus quand je n'y pense plus ; ou tout au moins qu'elles ne se soucient plus de moi quand je ne me soucie plus d'elles. » ; puis « Il ne faudrait vouloir qu'une chose et la vouloir sans cesse. On est sûr alors de l'obtenir. Mais moi, je désire tout ; alors je n'obtiens rien. Je découvre toujours et trop tard que l'une m'était venue tandis que je courais à l'autre. » écrit[68] Gide[69].

    Si l'être doit trouver son reflet dans les manifestations de la réalité, paysage ou personnages, il lui faut parfois devenir à son tour le miroir de ce qu'il admire :

« il faut être capable de refléter même les choses les plus pures » écrit[70] Gide.

L'être doit s'effacer devant le monde, un peu à la manière du précepte final des Nourritures terrestres à Nathanaël : « Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, -- puis à tout le reste plus qu'à toi. »[71]. Le cheminement était clair de notre côté aussi : les personnages prennent le pas sur leur environnement, y trouvent leur propre reflet, leur vérité, puis c'est à eux de disparaître, de devenir les faire-valoir de ce qui leur est extérieur.

    Plus concrètement, le miroir possède un pouvoir ambigu chez Gide. C'est le plus souvent un témoin, mais un témoin gênant pour celui qui s'y trouve reflété, sorte de révélateur pour le lecteur quant à l'action qui se déroule. C'est le cas dans L'Immoraliste dans la scène[72] des ciseaux dérobés où Michel observe Moktir par le biais du miroir. De même dans Isabelle :

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Isabelle « s'arrêta devant une console qui supportait un grand miroir et, pendant que la vieille fouillait dans un tiroir, s'avisant à son reflet du ruban d'émeraude qu'elle portait autour du cou, elle le détacha prestement, le roula autour de son doigt... » dit Gérard, p. 144.

    Dans La Symphonie pastorale, le pasteur semble très attentif à tout ce qui pourrait peiner Gertrude en lui rappelant son infirmité. Ce n'est que dans l'adaptation cinématographie de Jean Delannoy en 1946, avec Michèle Morgan dans le rôle de Gertrude, que l'on découvre une scène plus que significative : Gertrude parcourt une pièce en s'aidant de ses mains pour reconnaître les murs et les objets lorsqu'elle arrive devant un miroir. "Ah ! une vitre." dit-elle. Un des enfants du pasteur esquisse une rectification : "Non...", mais le pasteur l'interrompt et confirme Gertrude dans son erreur. Le miroir devient ici le rappel du regard extérieur porté ou renvoyé sur la relation de Gertrude et du Pasteur. Ce dernier éprouve d'ailleurs la même gêne que lorsque Getrude lui demande s'il la trouve jolie. Pour lui, admirateur des âmes, le miroir - et l'exercice de la vision, en général - acquiert la substance et la signification d'un regard tiers et réprobateur.

    Le miroir comme témoin gênant mais révélateur pour le lecteur peut devenir aussi l'interlocuteur visuel des personnages, l'intermédiaire le plus immédiat avec l'image qu'ils offrent d'eux-mêmes :

« cette barbe me gêna [...] Rentré dans la chambre d'hôtel, je me regardai dans la glace et me déplus ; j'avais l'air de ce que j'avais été jusqu'alors : un chartiste. » dit Michel dans L'Immoraliste, p. 68-69.

   ... voire une sorte d'artifice dramatique qui permet aux personnages de dialoguer en se tournant le dos, d'élaborer des jeux de regard plus complexes que s'ils se faisaient simplement face. Dans Les Faux-monnayeurs, par exemple, Lady Griffith discute avec Vincent :

« Elle [Lady Griffith] dit tout cela sans se retourner, tout en continuant d'arranger ses cheveux rebelles ; mais Vincent rencontra son regard dans la glace. » p. 66.

    Enfin, de façon plus métaphysique, Édouard confère à son journal une importance essentielle puisque le réel doit y transiter pour y être reconnu, validé et accepté en tant que tel :

« Le nouveau [carnet de Journal], sur quoi j'écris ceci, ne quittera pas de sitôt ma poche. C'est le miroir qu'avec moi je promène. Rien de ce qui m'advient ne prend pour moi d'existence réelle, tant que je ne l'y vois pas reflété. » dit Édouard, p. 155.

    Il n'est pas innocent que ce soit le personnage du romancier qui dresse de son journal un portrait proche de celui qu'un Stendhal donnait du roman : « Hé, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »[73].

    De façon plus anecdotique, on pourra souligner le statut de la bague dans Le Roi Candaule. En effet, c'est une espèce d'anti-miroir qui, non seulement, ne duplique pas, ni ne reflète l'image de son possesseur, mais va même jusqu'à supprimer la vision de l'être original en le dérobant aux regard lorsqu'elle est activée.

    Nos personnages à la recherche de leur image possèdent donc une connaissance imparfaite de soi perceptible au décalage qui existe parfois entre l'apparence et le réel, mais aussi dans l'indétermination de ce réel. Ils peuvent devenir, à leur tour, miroir de ce qu'ils observent ou admirent, mais le rôle du miroir comme objet reste important : parfois témoin gênant ou interlocuteur privilégié pour les personnages, tantôt une sorte de révélateur pour le lecteur. D'autres objets font écho au caractère réflectif et spéculatif miroir comme le journal intime ou l'anneau de Gygès.

La spécularité du regard :

    Dans les récits de Gide, on assiste à une sorte de mise en abyme du phénomène de voyeurisme mais de façon subtile et expérimentale. L'hypothèse, qui aurait séduit un Borgès, d'un étage supplémentaire à nos schémas de scènes de regard, replace le lecteur à l'origine de l'observation. En effet, on peut considérer que ce dernier tient un rôle passif dans les situations que nous avons mentionnées en II,1. Le lecteur épie un personnage qui en observe un autre sachant, ou non, que celui-ci sait qu'il est observé. Cette hypothèse, bien que compliquée, a le mérite de replacer le lecteur au coeur de l'oeuvre littéraire, de l'interpeller

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directement, cela établissant un pont solide entre la fiction et le réel ; peut-être est-ce là la seconde réalité qui préoccupait Gide dans sa jeunesse.

    D'autre part, de la même manière qu'il se met en scène dans son roman[74], l'auteur est peut-être aussi celui qui observe son lecteur en train de lire, ses réactions, ses attitudes, de la même façon qu'un Gide[75] aime contempler le paysage par les yeux d'un ami. Si cette spécularité est imparfaite, c'est que le lecteur ressemble, lorsqu'il parcourt l'oeuvre, à certains personnages qui ont accès à des connaissances que leur statut n'aurait pas dû leur concéder mais qu'ils ne savent pas tout de suite comment intégrer. C'est le cas de Bernard, dans Les Faux-monnayeurs, qui trouve le journal d'Édouard dans la valise de celui-ci, le lit mais ne le comprend pas dans sa totalité, seulement en partie et progressivement, par éclairs. De même Lafcadio, dans Les caves du Vatican, qui voit Julius en train de regarder son carnet sans y rien comprendre.

    L'hypothèse d'un auteur intrigué par le comportement de son lecteur qui lui-même suit les pérégrinations, actions et réflexions des personnages, aboutit donc à une sorte de mise en abyme : cette scène de regard macroscopique se retrouve inscrite dans les oeuvres, entre les personnages, dans des situations diverses.

L'échec de l'image :

    De la même manière qu'il est réticent quant à l'idée d'une pure description[76], Gide se refuse à livrer le caractère essentiel de ses personnages dans la simple image qu'ils donnent d'eux. L'intérêt de cette image réside dans sa part d'ombre, dans le fait qu'elle se dérobe inlassablement à l'observation la plus méticuleuse. Elle se révèle insuffisante à donner une véritable idée du personnage. La leçon que nous donne l'image, réside peut-être dans la dernière phrase du film La discrète de Christian Vincent (1990) :

« Antoine ne vit pas le regard de la femme assise en face de lui. Quand bien même il l'aurait vu qu'il n'en aurait rien su. Quand on regarde quelqu'un, on n'en voit que la moitié. »[77]

    Le regard appliqué est aussi incapable de percer le mystère d'une personne que l'image qu'offre cette personne est peu satisfaisante à la définir correctement.

    Nous avons pu voir les problèmes et les faiblesses de l'apparence, de la subjectivité du regard chez les personnages. Nous avons souligné l'intérêt des jeux de miroirs dans nos récits, émis l'hypothèse d'une vaste mise en abyme du phénomène d'observation, puis avancé l'idée que l'intérêt du regard incombait à sa part d'ombre et de mystère.

    Dans notre "mode d'emploi de l'image", l'importance du sujet observé et de l'oeil a été révisée au profit de celle du regard lui-même en tant que perception lucide de l'espace romanesque, des personnages, des sentiments. La mise en place d'un Narcisse gidien nous permet de nommer et de définir ces personnages qui cherchent leur reflet en eux-mêmes, chez les autres puis dans l'espace. La difficulté mais aussi les imperfections de l'image ont été soulignées dans les relations qu'elles entretiennent avec le réel et le fictif. Le miroir peut s'envisager à la fois comme un objet révélateur et comme une sorte d'interlocuteur, un témoin presque fidèle des confrontations entre les personnages. Pourtant, le constat quant à cette image est plutôt décevant puisque l'on s'aperçoit que la partie importante de l'image, son essence, doit rester cachée, dérobée aux regards pour conserver son intérêt.

Conclusion

    L'image doit d'abord être considérée chez Gide comme une manifestation solide et fiable du réel, sur laquelle les personnages peuvent s'appuyer pour fonder leurs jugements et percevoir le monde. Son statut est de ce fait purement descriptif et informatif. La validité de l'image permet une renaissance du regard chez certains personnages qui semblent découvrir à nouveau leur environnement. D'une inscription immédiatement spatiale - au moyen d'un processus de reconnaissance -, l'image trouve d'autres accointances dans la réminiscence, ce qui lui donne aussi une portée temporelle. Le regard peut être perçu comme un vecteur d'informations où transitent sentiments, émotions ou sensibilité esthétique, ce qui lui confère parfois un statut aussi - et même plus - important que la parole, tous deux cohabitant dans un singulier parallélisme. Dans le cadre de cette image informative, nous avons étudié de nombreuses scènes, des situations admirables, au sens étymologique du terme, qui impliquent nos personnages et où le regard

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semble être à sens unique : un personnage en observe un autre, sans que celui-ci le sache ou s'en soucie. L'image descriptive étant sans malice et sans profondeur, implique presque automatiquement un regard unilatéral puisque sans véritables projets ou intentions de la part de son auteur.

    Au delà de cette image basique uniquement informative, on découvre un monde de nuances et d'ambiguïtés : l'image devient dangereuse et trompeuse. La duplicité visuelle des personnages se manifeste à plusieurs niveaux. Elle peut résulter d'une simple incompréhension, d'un malentendu passager mais est parfois tout-à-fait volontaire et relève d'une sorte de savoir-faire (savoir-montrer, ici) qu'ont certains personnages. Nous avons pu relever quelques épisodes dans lesquels les jeux de regards sont à plusieurs sens, à plusieurs niveaux : des situations où un personnage en observe un autre en sachant, ou non, que celui-ci sait qu'il est observé. L'apparence se retourne parfois contre son émetteur et apparaît comme pervertie aux yeux des autres personnages et du lecteur. Enfin, la théâtralité dont quelques personnages semblent adeptes, se place aussi à l'opposé de toute sincérité et de tout naturel. Nous avons pu établir quelques unes des limites humaines et philosophiques de l'exercice du regard. Que ce soit la fatigue, la paresse, la gêne, la subjectivité ou l'amphibologie, l'observation est soumise à bien des restrictions. D'autre part, certains personnages paraissent se tromper eux-mêmes et volontairement en une sorte d'auto-mystification impliquant les processus d'éblouissements et d'aveuglements.

    Il nous fallait dégager un mode d'emploi de ce cette image ou même une leçon. Il ne fallait plus vouloir placer au centre de l'image ni l'organe de la vision, ni l'objet ou le sujet observé, mais le regard lui-même. Sous la forme d'un paradoxe de Tirésias, il semble que les personnages passent de la non-voyance à la clairvoyance comme si l'absence de vue physique développait une lucidité dans la perception du réel. En effet, les événements, comme les personnes prennent leur liberté et semblent fuir l'observation, ce qui les rend plus difficiles à cerner puis à analyser. D'autre part, nous avons tenté de définir et de retrouver le narcisse gidien. C'est-à-dire des personnages à la recherche de leur véritable personnalité, de leur être authentique qui sont en perpétuelle quête de leur reflet en eux-mêmes, chez les autres et dans le monde qui les entoure. À ce propos, nous avons souligné la tentative de dépersonnalisation de certains de nos narrateurs qui se manifeste par une mystérieuse dualité. Enfin, l'image trouve ses limites dans une imparfaite spécularité, hypothèse à laquelle nous avons fait allusion et qui se manifeste par une mise en abyme manquée. L'opposition des apparences et du réel, l'élaboration d'une seconde réalité et les jeux de miroirs sont autant d'éléments qui rendent l'image problématique et finissent par la mettre en échec. L'important dans l'image est ce qu'elle n'affiche pas, son intérêt réside peut-être tout simplement dans sa part d'ombre et de mystère.

    L'image chez Gide s'avère complexe et se dérobe à toute tentative de classification rigide et catégorique. Nos personnages semblent se rapprocher allégoriquement des ces poissons des grands fonds dont parle Vincent[78]. Ils semblent voués à l'obscurité et à l'invisibilité du fait de leur absence présumée de sensibilité visuelle et des grandes profondeurs dans lesquelles ils vivent, pourtant l'on découvre que non seulement leurs sens (y compris la vue) sont développés mais que ce sont eux qui émettent de la lumière à leur tour, renversant ainsi un ordre qu'on croyait établi. L'étude d'une image dérobée nous donne peut-être la clé de l'imaginaire gidien ; là où l'on est acteur de soi-même, là où les extrêmes semblent s'attirer, là où l'oeuvre d'art devient miroir[79] pour chacun.