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Afrique contemporaine No 182 2’ trimestre 1997 Ghana : l’effet Rawlings 32 La signification de ces deux consultations n’est pas non plus la même. Les élections de 1992, qui marquaient Ia fin de 1’Etat d’exception et ouvraient la voie à une tran- sition vers la dCmocratie, conféraient à Rawlings le mandat de mettre en place le nouveau dispositif institutionnel, et d’en garantir la stabilité. La portée des élections de 1996 est plus vaste. La récente consultation a mis à l’épreuve l’efficacité des ins- titutions. Elle a confirmé la légitimité de Rawlings en tournant Ja. page de ses recours à l’insurrection prétorienne et de son long exercice du pouvoir arbitraire. Elle jette 010010946 Martin Verdgt* Les elections ghanéennes du 7 décembre 1996 se sont conclues par le spectaculaire succ&s de Jerry Rawlings et du parti au pouvoir. En un seul jour, Rawlings et les siens faisaient coup double. Le President sortant creusait I’écart dès le premier tour, avec 57,4 % des suffrages. Quant B son parti, le National Democratic Congress (NDC), il s’assurait une confortable majorité au nouveau Parlement, obtenant 133 sièges de députés sur les 200 qui étaient B pourvoir (1). On pourrait être tenté de voir dans le double scrutin de décembre 1996 la simple rebdition des Blections de la fin de l’année 1992, Rawlings avait rallié 58’4 % des voix. En realité, plusieurs differences essentielles rendent peu comparables les deux consultations, En 1992, elles se d6roulbrent alors que I’6tat d’exception était loin d’être levé. Aujourd’hui, est institué un ordre constitutionnel. En 1992, Rawlings était auréolé des acquis d’une décennie de stabilisation 6conomique et politique. Quatre ans plus tard, l’impact nkgatif des politiques d’ajustement structurel sur de larges couches de la population pèse sur l’opinion. Le doute et la d6sillusion s’installent. Si en 1992 le succès final de Rawlings semblait ineluctable, cette fois-ci l’issue de la partie apparut indecise jusqu’au moment du scrutin. * Sociologue, ORSTOM, University of Ghana. (1) Les élections se font au scrutin majoritaire ii deux tours pour le PrCsident, B un tour pour les déput& SOUS Ia pression de l’opposition, Ia Commission Clectorale fixa les deux consultationsle même jour (premier tour de la prksidentielle, tour unique des Mgislatives). i Fonds Dosurxen’raire CRSYOhh l I \ l

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Page 1: Ghana : 'l'effet Rawlings' - IRDhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/...I LI- U Afrique contemporaine No 182 2’ trimestre 1997 Ghana : l’effet Rawlings 32 .- -- La

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Afrique contemporaine

No 182 2’ trimestre 1997

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l’effet Rawlings

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La signification de ces deux consultations n’est pas non plus la même. Les élections de 1992, qui marquaient Ia fin de 1’Etat d’exception et ouvraient la voie à une tran- sition vers la dCmocratie, conféraient à Rawlings le mandat de mettre en place le nouveau dispositif institutionnel, et d’en garantir la stabilité. La portée des élections de 1996 est plus vaste. La récente consultation a mis à l’épreuve l’efficacité des ins- titutions. Elle a confirmé la légitimité de Rawlings en tournant Ja. page de ses recours à l’insurrection prétorienne et de son long exercice du pouvoir arbitraire. Elle jette

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Martin Verdgt*

Les elections ghanéennes du 7 décembre 1996 se sont conclues par le spectaculaire succ&s de Jerry Rawlings et du parti au pouvoir. En un seul jour, Rawlings et les siens faisaient coup double. Le President sortant creusait I’écart dès le premier tour, avec 57,4 % des suffrages. Quant B son parti, le National Democratic Congress (NDC), il s’assurait une confortable majorité au nouveau Parlement, obtenant 133 sièges de députés sur les 200 qui étaient B pourvoir (1). On pourrait être tenté de voir dans le double scrutin de décembre 1996 la simple rebdition des Blections de la fin de l’année 1992, oÙ Rawlings avait rallié 58’4 % des voix. En realité, plusieurs differences essentielles rendent peu comparables les deux consultations, En 1992, elles se d6roulbrent alors que I’6tat d’exception était loin d’être levé. Aujourd’hui, est institué un ordre constitutionnel. En 1992, Rawlings était auréolé des acquis d’une décennie de stabilisation 6conomique et politique. Quatre ans plus tard, l’impact nkgatif des politiques d’ajustement structurel sur de larges couches de la population pèse sur l’opinion. Le doute et la d6sillusion s’installent. Si en 1992 le succès final de Rawlings semblait ineluctable, cette fois-ci l’issue de la partie apparut indecise jusqu’au moment du scrutin.

* Sociologue, ORSTOM, University of Ghana.

(1) Les élections se font au scrutin majoritaire ii deux tours pour le PrCsident, B un tour pour les déput& SOUS Ia pression de l’opposition, Ia Commission Clectorale fixa les deux consultations le même jour (premier tour de la prksidentielle, tour unique des Mgislatives).

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les bases d’un véritable pluralisme politique. Pour la première fois dans l’évolution politique du Ghana, on assiste B l’amorce d’une reconnaissance par le pouvoir du droit à l’existence et à l’expression de l’opposition, cependant que la minorité poli- tique semble souscrire à la légitimité du pôle majoritaire.

La présence de Rawlings sur le devant de la scène publique, son dynamisme politique, sa pugnacité ont largement dominé le débat électoral et déterminé son issue. Dans le duel qui l’opposait à son challenger le plus menaçant, J.A. Kufuor du New Patriotic Party (NPP), il fit nettement figure de vainqueur. L’élan qu’il imprima à la campagne du NDC donna une impulsion décisive aux chances des candidats de ce parti aux Clections parlementaires. Or, ce mandat prési- dentiel est pour lui le dernier. Dans quatre ans, il lui faudra passer la main. Autant de constatations qui invitent à s’interroger plus à fond sur la portée et les limites de l’influence de Rawlings sur les trajectoires politiques ghanéennes.

@ Le facteur Rawlings )>

Deux figures de proue ont dominé le paysage politique du Ghana postcolonial : Kwame Nkrumah, puis Jerry Rawlings. L’éclat de leur personnalité, la puissance de leur action, leur rayonnement intemational ont fasciné les observateurs des vicissi- tudes du pouvoir en Afrique. Tentant de percer les ressorts de l’impact populaire de Nkrumah, David Apter pensait avoir trouvé le mot de l’énigme en empruntant à la notion wébérienne de charisme (2). Dans la même veine, il expliqua par l’usure de ce pouvoir charismatique sa chute en février 1966. I1 n’est guère surprenant que la même grille d’interprétation ait été appliquée depuis l’irruption de Jerry Rawlings sur la scène publique. De l’image de << l’Ange exterminateur >>, que fit surgir le bref épi- sode (juin-octobre 1979) de remise en ordre conduite par Rawlings à la tête 1’Armed Forces Revolutionary Council (AFRC), à celle du << Rédempteur >> qui, de nouveau propulsé au sommet du pouvoir à la suite du coup d’Etat de la nuit du 31 décembre 1981, s’assigna pour mission de sauver le pays du chaos, une riche mythologie s’est construite, qui imprègne l’image publique de Rawlings du rayonnement d’une icône. A l’inverse, des iconoclastes se sont acharnés à détruire son aura (3). On est tenté de récuser ces interprétations qui ne font qu’ajouter un poids de mystère à I’énigme qu’elles prétendent déchiffrer. Le rôle des personnalités dans l’Histoire est bien natu- rellement pris dans un nœud serré de contraintes, de forces obscures, de tendances lourdes qui amortissent inexorablement l’impact d’un individu, quelles que puissent être ses facultés d’entrainement et la puissance de sa vision.

Un commentateur s’est interrogé, de façon plus mesurée, sur ce qu’il nomme le << facteur Rawlings >> (4). On reprendra ici, sous une forme quelque peu différente, cette interrogation. Par << facteur Rawlings qu’il serait d’ailleurs plus judicieux de nommer << effet Rawlings >>, il faut entendre le rôle prééminent que joue celui-ci, depuis plus de quinze ans, sur le devant de la scène politique gha- néenne. II ne s’agit certes pas de sacrifier au travers de nombre d’observateurs qui, de l’extérieur, renvoient immanquablement à la personnalité de Rawlings le moindre avatar de l’actualité ghanéenne. I1 n’empêche que diverses constatations ne manquent pas d’entretenir la perplexité. Comment expliquer la surprenante longévité politique de Rawlings dans un pays jusqu’alors marqué par une instabilité politique chro- nique ? L’exercice prolongé du pouvoir engendre communément 1:érosion de la

(2) D. Apter, Gharia iri Trarzsiriori, N.J., Princeton University Press, Princeton, 1972. (3) Z. Yeebo, Gharia : the Struggle for Popular Power. Rawlirigs Saviour arid Demagogue, New Beacon, Londres, 199 1. (4) K. Shillington, Gharia arid the Rarolirlgs Factor, Macmillan, Londres, 1992.

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popularité de celui qui dirige 1’Etat. De plus, à partir de 1993, la presse privée, contrôlée largement par l’opposition, s’est l ande dans une incessante campagne visant à ternir l’image de Rawlings et de ses proches. Et, avec le temps, les tendances inclinant ceux qui détiennent des positions de pouvoir, à tous les niveaux, 5 verser dans la concussion et l’affairisme, se sont affirmées et affichées. Pourtant, les cri- tiques, les insinuations, les attaques personnelles, qui ont fait rage depuis des années, ne semblent guère avoir entamé la cote de popularité dont jouit Rawlings.

Depuis 1992, les politiques d’ajustement structurel dérapent, piétinent, sans que se profilent dans un horizon proche les perspectives d’une embel- lie. Leurs incidences négatives sur l’emploi, sur le niveau et les conditions de vie des milieux populaires des villes, les contraintes financières, fiscales qui en résultent sont plus difficilement tolérées. L’impatience, le doute alourdissent le climat social. Or Rawlings, qui s’identifie ostensiblement aux programmes de réforme économique tracés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, et qui dut faire face, en particulier lors de la crise sociale du printemps 1995, à de sérieux mou- vements de protestation, paraît réussir à surmonter cette redoutable épreuve politique

I1 n’en reste pas moins que le désir de changement s’insinue dans l’opinion. L‘opposition rêvait d’ailleurs de se laisser porter par cette exigence spontanée, hétérogène de renouvellement du personnel politique et de réorientation de la vie économique. Pour sa part, Rawlings choisit de camper sur son bilan. Ce sera d’ailleurs, comme en 1992, autour des thèmes de la continuité et de la stabilité qu’il construira sa victoire. Cet écheveau de paradoxes, qui semblerait renvoyer à l’influence persistante et obscure d’un << facteur M ou d’un << effet Rawlings D, demande à être débrouillé.

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Des 6lectians sur fond de changement

Lorsque s’annonça l’échéance électorale de décembre 1996, un vent de changement soufflait sur l’opinion. I1 ne formait pas un courant unique, mais charriait un méli- mélo d’exaspération, de calculs, de préjugés, d’idées, d’humeurs, de convictions, de croyances. I1 incitait plus souvent à l’hésitation, au désarroi, au renoncement ou au rejet qu’à l’engagement et au parti pris. Entre 1992 et 1996, la toile de fond de la scène publique a changé. Trois modifications majeures sont intervenues. L’environ- nement économique s’est assombri. Le paysage politique s’est altéré. Les règles du jeu électoral ont évolué (5).

Dressant le bilan de la première décennie de l’ajustement struc- turel au Ghana (1983-1993), l’économiste Ravi Kanbur, qui fut longteinps le repré- sentant de la Banque mondiale à Accra, présentait l’expérience comme un remar- quable succès (6). Au départ, le taux de croissance, négatif, était tombé à - 1 %. Sur la décennie de référence, il passera à + 5 %. En 1983, les revenus de 1’Etat ne dépas- saient guère 5 % du PIB. Ils s’élèveront aux alentours de 15 % en 1991, cependant que l’inflation retombera aux alentours de 10 %.

Mais, au cours de l’année 1992, le processus de stabilisation connut cependant un sérieux dérapage. L‘année 1993 confirma la montée des diffi-

(5) M. Verlet, (c Le Ghana sous Rawlings. Ajustement et pouvoir D, Politique cfricaine, no 64. décembre 1996,

(6) Ravi Kanbur, Werfare Economics, Political Economy arid Policy Reform i12 Ghana, World Bank, Accra, 1994.

p. 89-100.

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cultés, qui ne firent que s’amplifier par la suite (7). Au début de l’année 1996, l’inflation a grimpé jusqu’à 70 %. Le taux de croissance a fléchi, pour se rapprocher des 3 %, c’est-à-dire devenir inférieur au taux de croissance démographique. De façon préoccupante, les déséquilibres macro-économiques ressurgissent : gonflement de la masse monétaire, taux d’intérêts exorbitants, accroissement des dépenses publiques, dépréciation de la monnaie, le cedi, fuite des capitaux, développement du chômage, alourdissement de l’endettement extérieur. La politique de libéralisation sous contrainte externe a cristallisé une série de déformations structurelles. Une respécialisation de l’économie dans la production d’un nombre limité de matières premières pour l’exportation (cacao, or, diamants, bois) s’est opérée. Le développe- ment de nouveaux types d’exportation est fort lent, si l’on excepte l’essor du tou- risme. La production industrielle périclite, la productivité agricole stagne et le secteur bancaire tarde à se moderniser. Les capacités locales d’investissements directement productifs demeurent limitées. Certes, les investisseurs étrangers sont plus nombreux qu’hier, mais le flux de capitaux privés s’orientant vers le Ghana reste modeste. I1 se concentre principalement sur trois secteurs : les industries extractives, 1 import- export, les services. Aussi le pays reste-t-il largement sous la dépendance des finari- cements publics internationaux. Rien n’assure qu’il puisse continuer de bénéficier d’un traitement privilégié. Les ombres qui planent sur le devenir de l’économie ont insufflé le doute et le pessimisme dans les esprits. Elles n’empêchent nullement les institutions financières intemationales de se montrer confiantes dans la perspective d’un décollage prochain de l’économie. Un rapport de la Banque mondiale (8) laisse miroiter le mirage d’une croissance accélérée qui propulserait le Ghana dans le sillage des << Dragons asiatiques D à l’horizon 2020. Rawlings et le manifeste du National Democratic Congress, << Vision 2020 n, ont fait de cette date butoir le point d’arrivée de leur politique de réforme économique.

L‘explosion de 1995 En 1995, le rejet latent que suscitent les contraintes imposées par les programmes d’ajustement structurel éclate au grand jour. L’instauration, hâtive, bâclée, d’un sys- tème de TVA met le feu aux poudres. L’impact sur la vie quotidienne, venant s’ajou- ter aux hausses déjà inscrites dans le récent projet de budget pour l’année 1995, est immédiat, et désastreux. Une augmentation de 40 % se répercute comme une onde de choc sur tous les prix. De décembre 1994 à avril 1995, le coût de la vie fait un bond de plus de 60 %. Un seuil de tolérance est franchi. Ce sera, soudaine, brutale, l’explosion sociale. A Accra, à Tema, à Kumasi, Tamale, des cortèges de protesta- tion se forment. Sont entraînés dans le mouvement les couches populaires et inter- médiaires des villes, des commerçants, des membres des professions libérales, des entrepreneurs, des transporteurs, des représentants des classes privilégiées. A Accra, une puissante manifestation tourne 8 l’émeute. On comptera plusieurs morts. De sociale, la crise de l’ajustement est devenue politique, l’opposition s’employant B attiser et à capter la vague de mécontentement. Ce seront au Ghana les premières N Cmeutes anti-FMI )>. L’introduction de la TVA est précipitamment ajournée et le ministre des Finances, Kwesi Botchwey, doit démissionner. Le malaise ne se dissipe pas pour autant.

L’année 1996 est plus propice au pouvoir. Elle est marquée PX une conjoncture économique plutôt favorable. Dans la plupart des régions, les pluies,

(7) C. Jebuni, W.K. Asenso-Okyere (eds.), The Sture of Ghurlaiutz Ecorwny ilz 1995, ISSER, Legon, 1996. (8) World Bank, Gharia - 2000 arid Beyorid. Setting the Puce for Accelerated Growth, World Bank, West Africa Department, Washington, 1992.

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donc les récoltes, sont abondantes. Le taux d’inflation descend, vers fa fin de l’année, aux alentours de 35 %. Le taux de croissance remonte jusqu’à 5 %. Le volume des exportations se maintient. La chute du cedi sur le marché des changes ralentit. Cette relative embellie incite à considérer dans la durée le bilan des politiques engagées et à se faire une vision plus nuancée des mouvements lents de l’économie. Si l’on considère que le point de départ fut le chaos abyssal et la désagrégation économique des années 1979- 1983, les progrès apparaissent impressionnants. La stabilisation s’est traduite par une relance de la production et des échanges. L’infrastructure a été rehabilitée et développée. Les investissements se sont poursuivis à un r y t h e élevé. La réalisation de travaux d’équipement et de modernisation, la multiplication des ini- tiatives de développement ont changé la physionomie des zones rurales. Dans ces conditions, le sentiment de morosité gui pèse sur de larges sections de l’opinion peut sembler à courte vue et excessif. Mais le décalage entre cette perception subjective du marasme, voire de la dégradation des conditions de la vie quotidienne, et une ana- lyse plus serrée des tendances contradictoires qui se reflètent dans le mouvement réel de l’économie se creuse. Son existence même est devenue un facteur politique qui pèse sur l’opinion publique.

Avec la mise en place d’un ordre constitutionnel, le champ politique s’est considérablement transformé. Les prérogatives du pouvoir, ses capaci- tés d’initiative, ses moyens d’action sont aujourd’hui limités et encadrés par des pres- criptions légales et des dispositifs de contrôle. En 1992, lorsque s’ouvrit la campagne électorale, les partis renaissaient à peine de leurs cendres. Le passage d’une longue hibernation à l’arène politique se fit sans transition (9). En moins de six mois, il leur fallut se constituer, dCfinir leur programme, choisir leurs candidats, se trouver des alliés, ,et entrer aussitôt en campagne malgré leur insurmontable état d’impréparation. Leurs moyens d’expression étaient rudimentaires, leur implantation faible, leur logis- tique défaillante, leurs ressources financières dérisoires. En comparaison, le pouvoir en place disposait de moyens considérables. Certes, à l’instar des autres partis, le NDC était de création récente, et restait embryonnaire. Mais Rawlings et ses parti- sans pouvaient s’appuyer sur les structures politico-administratives mises en place par le Provisional National Defence Committee (PNDC). Ils disposaient des res- sources financières, des moyens logistiques, des instruments de pression de 1’Etat central. Ils exerçaient leur contrôle sur les moyens de communication de masse. Localement, ils pouvaient prendre pour support et pour relais, dans les districts, les structures dtkentralisées de 1’Etat et les réseaux de mobilisation et d’encadrement politique des comités de base, en particulier les Committees for the Defence of the Revohtion (CDR), toujours en activité. Politiquement, Rawlings s’assura l’alliance de << nkrumaïstes D regroupés au sein du National Convention Party (NCP). En 1996, Ia lutte est loin d’être aussi inégale. Les partis politiques, singulièrement le NPP, ont eu le temps de s’enraciner dans les régions et les districts. Ils ne sont pas dépourvus de moyens financiers et renforcent leur capacité de mobilisation. L‘ouverture d’un véritable espace public est amorcée. C’est vrai tout particulièrement dans le domaine de l’information oÙ le pouvoir en place a perdu son monopole.

Recompositions Le dispositif des forces politiques s’est également recomposé. A un pÔIe, campent le National Democratic Congress et les partisans de Rawlings. Le NDC ne constitue pas un parti au sens strict du mot. Son idéologie est flottante, sa composition hétérogène.

(9) P. Nugent, Big Men, Small Bqys a i d Politics in Glima. Power, Ideology mid the Burden of History, 1982- 1994, Pinter, Londres, 1995.

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Diverses factions s'y disputent la direction. En fait, Rawlings représente le seul fac- teur unificateur et la force motrice de cet appareil qui fonctionne plutôt comme un groupe de pression et un réseau d'influence. Localement, son action s'exerce en per- manence par 1'intermEdiaire des structures décentralisées de l'Etat, en particulier les ministres des régions et les commissaires de district, qui tous appartiennent au NDC. Elle est relayée par quelques organisations actives et ramifiées, en particulier le puis- sant syndicat des transporteurs, la Ghana Private Road Transport Union, et l'influente association des femmes, le 31st December Women's Movement, que pré- side la First Lady, Nana Konadu Rawlings. Dans les zones rurales, les comités de base continuent de représenter de précieux instruments de mobilisation. Le NDC, du fait de son imbrication dans les structures politico-administratives de 1'Etat et de la stature de Rawlings, demeure une formidable machine politique. I1 souffre cependant d'un handicap majeur : depuis Ia rupture avec ses alliés nkrumaïstes, il est prhC de toute sérieuse alliance politique.

Au pôle opposé de l'éventail politique, le New Patriotic Party (WP), qui prolonge le traditionnel courant << upiste N (lo), occupe une position hégé- monique. Ayant surmonté les risques de division, ce parti conservateur et élitiste constitue un bloc relativement homogène et combatif. I1 a réussi à développer son implantation au niveau des régions, des districts, des quartiers des villes. I1 s'est trouvé de solides appuis financiers. Il est largement soutenu par les organes de la presse privée, en particulier les journaux Chronicle et Free Press. Son audience s'est élargie. Il a réussi à s'attirer nombre de jeunes, impatients, après leurs études, de trouver un emploi ou de voir s'ouvrir à eux un accès rapide au pouvoir et à la richesse. Son assise principale est constituée par les couches moyennes ou aisées des villes, par une proportion non négligeable des commerçants, des entrepreneurs, des cadres, des intellectuels. Influent surtout dans les grandes agglomérations urbaines et les régions méridionales du pays, son bastion principal demeure ia région ashantie. Son handicap est cons titué par 1' image négative associée traditionnellement au cou- rant upiste, que nombre de Ghanéens assimilent à la puissance d'une région, l'Ashanti, et aux appétits d'une élite opulente et privilégiée.

L'effondrement nkrumaïste, qui ne s'est pas relevé de sa débâcle de 1992, s'est précipité. Trois tendances s'entre-déchirent. L'une, qui s'est regroupée au sein du People's Convention Party (PCP), s'est alliée aux upistes du New Patriotic Party. La seconde est venue grossir les rangs du NDC de Rawlings. La troisième, autour de í'ancien président Limam et du People's National Convention (PNC), ou bien autour de Ebo Tawiah et du NEC, tente de perpétuer une force nkru- maïste indépendante. Du fait de cet effritement du pôle nkrumaïste, le NPP renforce sa position dominante au sein de l'opposition. A la bipolarisation traditionnelle qui .opposait les upistes et les nkrumaïstes s'est substituée une polarisation nouvelle, l'affrontement global se réduisant désormais à un face-à-face entre Rawlings qui incarne le pouvoir, et le NPP qui représente le gros de I'opposition.

Un facteur supplémentaire différencie nettement les consulva- tions de 1992 et de 1996. Dans l'intervalle, les règles du jeu ont été modifiées. En juillet 1993 fut crCCe la Commission électorale en application de la Constitution de 1992. Autonome, indépendante du pouvoir exécutif, cette institution, que présidera K. Afari-Gyan, a pour mission de veiller à l'organisation et au bon déroulement des élections au Ghana. Dès I'annbnce des rCsultats du scrutin présidentiel de novembre

(IO) Par le passé, la vie politique ghantenne s'ordonnait autour de deux pôles antagonistes : le (Conven- tion People's Party), panafricain et populiste, dingé par Kwame Nkrumah et I'UP (United Party), traditiona- liste et élitiste, qu'animaient J.B. Danquah et Kofi Busia. Ce clivage entre les <( cipipistes qui se ~6Chnent de Ia tradition << nkrumdiste )>, et les << upistes )), qui se reconnaissent dans la << Danquah-Busia Family )), conti- nue de partager les esprits. La bipolarisation est toutefois quelque peu brouillte aujourd'hui du fait de I'tmer- gence du parti au pouvoir, le NDC, et de l'effacement du courant nkrumdiste.

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1992, les partis d’opposition avaient hyrlé à la fraude massive. Ils prirent bientôt la décision de boycotter les élections législatives de décembre 1992. Le NPP présenta un dossier dénonçant les différentes manipulations et irrégularités (1 1). Son candidat à la Présidence, Adu Boahen, se lança dans une vigoureuse campagne de protesta- tion, prétendant être le véritable vainqueur (12). Entre les preuves versées au dossier et la prétention du NPP à l’inversion des résultats, la distance était, à vrai dire, déme- surée. Toutefois, certaines critiques étaient pertinentes. Une révision des listes élec- torales s’avérait indispensable et l’instauration de chtes d’électeur éviterait bien des écarts. La Commission électorale se mit au travail afin de répondre à certaines de ces exigences (13). Au mois d’octobre 1995, une campagne nationale d’inscription sur de nouvelles listes électorales fut engagée. L’opération fut poursuivie en août 1996 avec une réouverture des registres d’inscription. Une carte d’identité fut établie pour chaque électeur (14). En 1992, on comptait 8’2 millions d’électeurs inscrits. Ils seront 9’2 millions en 1996, dont 69,3 % âgés de moins de 40 ans et 49,5 % de femmes. 100 O00 personnes furent recrutées et formées afin d’encadrer le double scrutin dans les 20 O00 bureaux de vote prévus. Les représentants des partis poli- tiques furent associés aux différentes opérations de la consultation.

Ces modifications des modalités d’exercice du droit de vote, la profonde altération du paysage politique, les vicissitudes économiques marqueront d’un sceau tout particulier cette échéance électorale de 1996. L’institutionnalisation progressive de la transition démocratique en fera des élections d’un nouveau type.

Le pauwoisp en gu Au mois d’août 1996, les grandes manœuvres électorales démarrèrent. Vers le milieu de septembre, le dispositif des forces politiques était définitivement fixé. Le NPP sera le premier à faire connaître ses intentions. I1 décida du principe d’une alliance de circonstance, la << Grande Alliance >>y avec les nhmaïstes du PCP. Il fut convenu que l’un des dirigeants du NPP, J.K. Kufuor, briguerait la Présidence ; le vice-prési- dent sortant, K. Arkaah, serait son colistier au nom du PCP. Mais les deux partis ne réussiront pas à s’entendre sur un programme électoral, ni sur un projet de gouver- nement. Ils ne parviendront pas non plus à s’accorder sur des candidatures uniques pour les élections législatives, le NPP présentant finalement 179 candidats, le PCP 116. Kufuor choisira d’ignorer totalement ses alliés, menant sa campagne, entouré de ses seuls partisans, sous les couleurs du NPP. La << Grande Alliance >> se révélera bientôt n’être qu’une imposture et une chimère.

Puis, ce fut au tour d’un autre courant de l’opposition, le PNC nkrumaïste, qu’anime l’ancien président de la III” République, Hilla Lirnann, d’arrê- ter sa position. Refusant de se fondre dans une alliance des forces de l’opposition, il choisit de présenter son propre candidat à la Présidence, le docteur E. Mahama, et 127 candidats à la députation.

Dans le camp du pouvoir, la mise en place d’un dispositif de campagne s’avéra particulièrement laborieuse. Privé de toute alliance, le NDC se voyait contraint de mener la course en solitaire. La candidature de Rawlings, qui ne faisait guère de doute, fut rendue officielle. Ce dernier choisit pour colistier un pro-

(1 l) New Patriotic Party, The Stolen Verdict Ghana November Presidential Elections, NPP, Accra, 1993. A. Boahen, << A Note on Ghanaian Elections )>, Africarl Affairs, no 94, Londres, avril 1995, p. 277-280. K. Afriyie-Badu, J. Larvie, Elections 96 in Charia. Parf I, Friedrich Ebert Stiftung Electcral Commission,

Accra, 1996. (14) Dans les capitales régionales, les cartes comportent une photo d’identité. Dans la plupart des autres cir- conscriptions, une simple empreinte digitale est prévue.

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fesseur de droit, devenu haut-fonctionnaire du régime, J. Mills, connu pour sa fidé- lité au NDC et pour sa sensibilité nkrumaïste. La désignation des candidats NDC ilu Parlement fut un exercice interminable du fait du choc des ambitions. Elle provoqua des dissensions et des rancœurs. Le NDC sera le seul parti à présenter des candidats dans la totalité des circonscridtions. Le schéma qui se dessina pour le scrutin prési- dentiel était celui d’un affrontement triangulaire, trois candidats seulement (Raw- lings, Kufuor, Mahama) prenant le départ. Cependant, il se transforma en un duel opposant Rawlings à Kufuor. Pour le scrutin législatif, le paysage avant la bataille était plus confus. 800 candidats se disputèrent les 200 sièges en compétition. Mis à part la soixantaine de candidatures indépendantes, huit partis politiques se mirent sur les rangs. Leur représentativité était variable et leurs ambitions inégales. L’affronte- ment global s’ annonça fondamentalement comme un antagonisme bipolaire, NDC contre NPP.

Rawlings entra dans le vif de la campagne à la mi-septembre en se lançant sur le terrain. Comme première étape d’un tour du Ghana qui devait le conduire, pour une pleine semaine, dans chacune des dix régions, il sillonna en pro- fondeur 1’Upper West, s’arrêtant dans chaque district, visitant les villages, multipliant les inaugurations et les rencontres. Kufuor suivit son exemple en commençant par les régions méridionales.

De la fin septembre jusqu’à l’avant-dernière semaine de novembre, le NPP, offensif, sembla avoir le vent en poupe. Localement, il déploya un intense effort de mobilisation et d’agitation. I1 conforta ses positions en Ashanti et renforça ses assises dans les villes. I1 se rallia des fractions importantes des couches moyennes ou aisées, attira les entrepreneurs, les commerçants, les cadres, les intel- lectuels. De façon plus surprenante, il parvint à enrôler une partie non négligeable de la jeunesse, notamment des jeunes << diplômés >> en mal d’emploi. Se formant en groupes d’action, ces jeunes devinrent localement le fer de lance de l’offensive du NPP. Ils imprimèrent à sa campagne un caractere spectaculaire, tapageur, agressif, qui contrastait avec les temes prestations publiques de Kufuor.

Rentrant tardivement dans la bataille dans nombre de circons- criptions, le NDC apparut plus timide, plus lent à se mobiliser. Localement, il se montrait discret, sur la défensive. Par sa présence, par sa pugnacité, Rawlings réus- sissait toutefois à mobiliser, à convaincre, à entraîner. A quinze jours du scrutin, le nombre des indécis restait considérable. Le sort des élections ne semblait pas défini- tivement scellé. L’opinion la plus répandue’était que le Président sortant avait de fortes chances de l’emporter. En revanche, il ne paraissait pas exclu que l’opposition s’assurât Ia majorité au Parlement.

Dans une seconde séquence, plus brève, qui correspondit en ‘gros aux deux demières semaines de la joute électorale, l’opinion bascula. Plusieurs facteurs expliquent ce très perceptible renversement de tendance. Les carences et les ambiguïtés du message de Kufuor irritèrent. Le ton outré, provocateur imprimé à la campagne par son parti, qui bascula dans le désordre et la violence, inquiéta. La fadeur de Kufuor tranchait avec le brio de Rawlings. Comparé au message politique équivoque, négatif, inconsistant de Kufuor, le discours du pouvoir paraissait clair, cohérent, mesuré, responsable. Au fil des jours, la campagne du National Democra- tic Congress se fit plus efficace. I1 pouvait mettre à son service les moyens de I’Etat, et bénéficier des réseaux d’influence et des instruments de pression des structures décentralisées. A mesure que l’on se rapprochait du jour du scrutin, la tension se relâcha. Le NPP se fit plus discret, comme si s’amorçait un reflux.

La dernière séquence coïncida avec l’heure du choix. Le 7 décembre à l’aube, des files d’attente se fon&rent devant les bureaux de vote. Un calme impressionnant s’installa. Les Ghanéens semblaient avoir placé la consultation sous leur responsabilité. Les opérations se déroulèrent dans le calme, la discipline, le

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silence. L’organisation du scrutin se révéla le plus souvent efficace et les incidents furent rares. Les contestations seront d’ailleurs peu nombreuses. Les missions d’observateurs s’accorderont à constater l’organisation satisfaisante et l’apparente régularité du scrutin. La nuit venue, chacun se terra chez soi, semblant retenir son souffle. Cet état de veille, cette immobilisation de la vie sociale durèrent jusqu’au mercredi soir, lorsque furent diffusés les résultats officiels. L’activité redevint aussi- tôt normale, comme si le pays se sentait libéré du spectre de la violence ou de la guerre civile qui hantait bien des esprits. I1 n’y eut ni heurts, ni règlements de comptes à l’annonce de la victoire de Rawlings et de son parti.

Les logiques de li’opinion Mettre en parallèle’ afin de les comparer, les résultats des élections de 1992 et ceux de 1996 n’aurait guère de sens. Le corps électoral, avec un million d’électeurs sup- plémentaires, n’est pas identique. La participation diffère considérablement. Aux pré- sidentielles, elle fut de 48,3 % en 1992, et de 76,s % en 1996. Le boycott par les par- tis d’opposition du scrutin législatif du 29 décembre 1992 s’était traduit par une abs- tention massive, le taux de participation tombant à 29 %. L’exceptionnelle mobilisa- tion de l’électorat en 1996 s’explique par le fait que l’issue de la partie apparut incer- taine jusqu’au dernier moment.

Aux yeux des Ghanéens, l’enjeu primordial de ces élections fut le pouvoir présidentiel. I1 en résulta une tendance forte à la personnalisation du débat public. Au fil des jours, la campagne se transforma insidieusement en un duel oppo- sant Rawlings et Kufuor. Dans cette joute, Rawlings l’emporta haut la main. Dans neuf des dix régions, il arriva en tête, souvent très largement. Ce fut le cas tout spé- cialement dans la Volta (94’5 %), 1’Upper West (75’6 %), 1’Upper East (69 %), la Northern Region (62,l %), le Brong Ahafo (61’7 %). Le candidat du NPP, Kufuor, rallia 40 % des suffrages, soit une performance bien supérieure à celle de Adu Boa- hen en 1992 (30’3 %). Mais il ne devança Rawlings que dans une seule région, l’Ashanti, y gagnant 65,s % des voix. En dépit d’une campagne jugée brillante, le candidat du PNC, Mahama, n’atteignit pas, avec 3 9% des suffrages, la moitié du pourcentage de Limann en 1992 (6’7 %). Dans une seule région, Upper West, il arriva en deuxième position, devançant le challenger du NPP. On put observer, dans les derniers jours de la campagne, le glissement vers Rawlings de nombre d’électeurs du PNC qui jusque-là donnaient leur préférence au docteur Mahama. Ce phénomène est la manifestation d’une tendance plus générale poussant la majorité de l’électorat nkrumaïste à se porter sur Rawlings. L’alliance en trompe-l’œil passée entre le NPP et le PCP n’eut guère d’efficacité électorale. Kufuor ne sut pas se gagner le soutien des nostalgiques de Nkrumah. Paradoxalement, Rawlings, qui semblait au départ isolé, sortit finalement du scrutin comme le seul rassembleur.

Le Parlement résultant du boycott de l’opposition aux élections législatives de décembre 1992 constituait un bloc monolithique. Avec 189 élus, la domination du NDC était sans partage. Les autres formations de la coalition soute- nant Rawlings ne comptaient que 9 députés. Siégeaient enfin 2 candidats indépen- dants. En 1996 I’électorat confirma la domination du NDC, qui s’assure la majorité absolue de 133 députés (15). Obtenant 60 sièges, le NPP s’affirme comme la force principale de l’opposition. Avec 5 députés seulement, le PCP fait les frais de son ral- liement au courant upiste. Quant au PNC, avec un seul élu dans la Northern Region, il subit les effets de l’attraction exercée par Rawlings. Sur les 57 candidats indépen- dants inscrits initialement, aucun ne sera élu.

(15) Les Clections legislatives se sont diroulées normalement dans 199 des 200 circonscriptions. Dans la cir- conscription d‘ Afigya-Sekyere, dans l’Ashanti, elles furent ajournees, un recours en justice bloquant le scrutin.

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D’une façon générale, les élections législatives furent le reflet de la présidentielle. L’active campagne conduite par Rawlings à travers tout le pays donna un élan puissant aux candidats de son parti. Toutefois, dans sept circonscrip- tions, les candidats du NDC seront battus alors que Rawlings y obtenait personnelle- ment la majorité. Ces rares exceptions traduisent les réactions de rejet d’un candidat local impopulaire ou discrédité (16). L’empreinte de la bipolarisation globale, oppo- sant Rawlings et le NDC d’un côté, Kufuor et le NPP de l’autre, s’inscrira à l’avenir dans les débats parlementaires.

Géographiquement et sociologiquement, le choix des électeurs traduit de sensibles disparités. Dans trois régions (Upper West, Upper East, Volta), le NDC rafle la totalité des sièges. Dans trois autres (Northern Region, Brong Ahafo, Central Region), il domine très largement. Dans les régions méridionales, si le NDC arrive en tète dans chacune d’entre elles, la lutte fut plus disputée, Le NDC réalisa une excellente performance dans la Central Region. Ses positions se maintiendront dans la Westem Region. Ce sera dans celle-ci, qui fut le point de départ de la croi- sade poIitique de Nkrumah en 1947, que le PCP, en gagnant 4 sièges, manifestera son existence. Sur Greater Accra (13 sièges allant au NDC, 9 au NPP) et dans YEas-, tern Region (15 au NDC, 11 au NPP), le rapport des forces paraît plus équilibré. Dans la région d‘Accra, le NDC a fait ses meilleurs résultats dans les zones rurales (Shai, Ningo-Prampram notamment), dans les quartiers populaires, et plus spéciale- ment parmi Ia population des Zongo (par exemple, Ashaiman ou Ayawaso East). Dans les quartiers plus aisés, le NPP a étendu son influence. Dans une seule région, l’Ashanti, le NF’P se retrouve en première position, avec 27 sièges, sans parvenir tou- tefois à effacer totalement la présence du NDC, qui obtient 5 sikges. Cette région, au particularisme politique affirmé, est la seule où le NPP a réussi à capter le vote rural. Le NPP gagne 78 76 de ses sièges dans trois régions seulement (Ashanti, Eastern Region, Greater Accra), Tout en imposant son hégémonie dans la région ashantie, le NPP s’assure de solides positions dans les grandes agglomérations urbaines. Il l’emporte dans Ia moitié des capitales régionales : Sekondi-Takoradi, Cape Coast, Koforidua, Kumasi, Sunyani. I1 s’assure la victoire dans plusieurs villes importantes (Tema, Yendi, Mpraeso, Nkawkaw ...).

Les régions septentrionales, le Brong Ahafo, la Volta, la popu- lation des Zongo ont dairement exprimé leur volonté d’interdire au NPP l’accès au pouvoir d’Etat. Massivement, cette partie de l’électorat s’est portée sur Rawlings et sur le NDC. Hormis dans le cas de l’Ashanti, les zones rurales ont confirmé large- ment leur attachement au pouvoir établi. Le NDC a démontré qu’il constitue la seule force politique disposant d’une assise véritablement nationale.

On peut être tenté de rechercher dans les carences et les ambi- guïtés de l’opposition les raisons principales de son échec. Des logiques négatives, de rejet, de répulsion, auraient en définitive inspiré la majorité de l’électorat. Plu- sieurs Cléments convergents sembleraient le suggérer. Le NPP témoigna de son inca- pacité à éclairer les perspectives d’une véritable alternative politique. Le refus de Kufuor de présenter les lignes directrices d’un programme cohérent de gouvemement firent douter de son aptitude à exercer les fonctions de chef de 1’Etat. En particulier, sa réticence à formuler toute proposition économique, sa soumission sans réserves aux programmes d’ajustement structurel rendirent peu crédibles ses promesses de création d’emplois, de relance de I’économie, de propagation de la richesse et du bien-être. I1 ne parvint pas non plus à effacer les traits négatifs qui entachent, dans la

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(16) Ce fut le cas à Wenchi East ob le porte-parole du NDC, corrompu notoire, ne bénéficiait pas même du soutien des militants de son propre parti. Quant B Ibn Chamba à Birnbilla, il fut la victime de la ranccrur des Nanumba qui n’avaient pas oubli6 son attitude équivoque lors du conflit local de 1994. Ce n’est que fort exceptionnellement que l‘image personnelle positive d’un candidat f i t la différence, comme ce sera le cas pour Christina Churcher, du NPP, qui remportera le siège de Cape Coast.

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mémoire de nombreux Ghanéens, la tradition upiste. Les avatars de la << Grande Alliance >> vinrent ranimer la suspicion. En se refusant finalement à signer tout pacte électoral avec ses aIliés du PCP, tout en continuant à entretenir l’idée de l’Alliance, le NPP afficha sa duplicité. Trahi, désorienté, inquiet, dupé, le courant nkrumaïste devait se rallier majoritairement à Rawlings. Lorsque la violence s’installa de façon préoccupante en Ashanti, dans 1’Upper East, dans le Brong Ahafo, à Tamale et dans plusieurs quartiers d’Accra, pour culminer dans la cité de Kumasi vers la fin novembre, le NPP fut perçu comme le premier responsable. Le spectre de la guerre civile qui s’empara des esprits eut l’effet d’un déclic. Les hésitants prirent parti. Des reclassements s’opérèrent, les glissements venant surtout grossir les rangs des parti- sans du NDC. Rawlings émergea comme le meilleur garant de la stabilité et de l’unité nationale.

Les réactions de rejet et de méfiance ne furent cependant que l’une des multiples tendances en mouvement dans l’opinion. En effet, sous ces logiques négatives percent d’autres logiques, plus positives, de mobilisation, de conviction, d’adhésion, de ralliement.

Les ressorts de I’k~l~~gllle public Même si l’on répugne à céder à la tentation des interprétations charismatiques, deux Cléments singuliers invitent à s’interroger sur la forte empreinte de Rawlings sur la vie politique ghanéenne.

L’agressivité iconoclaste de l’opposition, qui ne s’est pas relâ- chée depuis 1992, montre que celle-ci est obsédée par l’ascendant de Rawlings. Détruire son image est perçu comme le préalable à toute possibilité d’accès au pou- voir étatique. Cette hargne, qui vise directement la personne, plutôt que sa politique, qui tente indirectement de l’atteindre en s’en prenant à son épouse ou à ses proches, n’est-elle pas fondamentalement un aveu d’impuissance face à l’emprise politique inaltérée du chef de 1’Etat ?

Rawlings continue de fasciner une bonne partie de l’opinion, et c’est là un autre aspect qui intrigue vivement. Plus les attaques de l’opposition se déchaînent, plus sa stature s’en trouve rehaussée. Pour bien des Ghanéens, le Prési- dent reste personnellement au-dessus de tout soupçon. Les erreurs, les méfaits, les malversations proviendraient de son entourage et contreviendraient à sa volonté. Les remarques précédentes suggèrent avec insistance l’idée d’un indéniable coefficient personnel. A la figure du << Rédempteur B a succédé celle du chef d’Etat. A l’inverse de Nkrumah, Rawlings semble veiller à ce que ne s’institue pas un culte de la per- sonnalité. I1 ne s’est pas épuisé B riposter à chaque diffamation d’une presse à scan- dales. Les médias officiels (radio, télévision, les quotidiens Daily Graphic et Gha- naian Times) font toutefois une large place à ses interventions officielles et à son action d’homme public. D’autre part, il est soucieux d’imposer son image sur la scène internationale, Le prestige de Rawlings contribue à l’exceptionnel rayonnement du Ghana dans le monde, dont l’élection de Kofi Annan comme secrétaire général de l’ONU est le plus récent témoignage. I1 représente un incontestable atout pour le développement économique du pays.

Tribun et << Bon Pasteur )>

Rawlings est un tribun. Son type d’éloquence, direct, combatif, imagé, qui passe d’une langue à une autre, qui interpelle, invective, improvise, explique, qui poursuit obstinément son but et vise inlassablement B convaincre, a des accents bien particu-

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liers. Les uns se laissent porter par la clarté, presque didactique, du message, par le fait que l’orateur semble s’adresser à chacun pris en particulier, et qu’il renvoie tau- jours, à travers des détours ou des considérations générales, à l’expérience vécue et à la vie quotidienne. D’autres se montrent ulcérés par un style qu’ils perçoivent c o m e vulgaire. Le fait est que ce discours garde une forte efficacité et une remarquable force de conviction.

Rawlings est aussi G l’homme du peuple )>, c’est-à-dire qu’il est largement perçu comme tel, sa sensibilité aux préoccupations des milieux populaires lui ralliant de fortes sympathies. Proche du terrain qu’il parcourt en tous sens, présent là où surgit une crise, perpétuellement en quête de contacts directs, attentif au sort des paysans comme à celui des classes laborieuses des villes, son comportement tranche avec celui de l’élite, des Big Men. I1 n’est pas non plus celui du démagogue, jovial, mais fuyant. Se montrant soucieux d’effacer la distance qui sépare le pouvoir du villageois ou de l’homme de la rue, il donne parfois l’impression d’oeuvrer 5 l’ouverture d’un << espace public plébéien n. La légende de Rawlings le a Rédemp- teur D ne s’est pas totalement éteinte. S’y est substituée celle, moins religieuse, plus politique, du i< Réformateur D. Elle se réfère au bilan et à son dépassement, c’est-à- dire à l’action du chef d’Etat.

De façon plus prégnante émerge la figure du e Bon Pasteur >>, celui qui sait trouver le bon chemin, protéger la société de la violence, qui est le garant des institutions, de la paix, qui veille à redresser les torts, à assurer le bien-être du plus grand nombre, qui assume vis-à-vis des forces puissantes qui pèsent de l’extérieur le rôle du médiateur. Dans cette figuration quelque peu idyllique viennent parfois se glisser les accents et les impulsions du << meneur D. Ces multiples facettes composent une personnalité politique fort complexe, faite d’un alliage combinant le réformisme, le dirigisme, le césarisme et le populisme.

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c homme d’Etat Rawlings fait communément figure d’exécutant modèle des programmes d’ajuste- ment structurel en Afrique. Les institutions financières internationales ont érigé l’expérience du Ghana en vitrine continentale exhibant la réussite des politiques de libéralisation sous contrainte. Le pouvoir ghanéen semble s’être approprié le discours économiciste et les visées 2 long terme du M I et de la Banque mondiale. On peut même déceler les affinités électives qui se tissent entre 1, approche technocratique, autoritaire, prescriptive de la Banque mondiale, et ce que la vision de Rawlings emprunte à l’ordre militaire, à savoir l’exécution scrupuleuse des directives, la pour- suite d’objectifs stratégiques, la fonction déterminante du commandement, le respect des hiérarchies, l’imposition de l’ordre et de la discipline dans la société. Toutefois, on découvre vite les discordances et les décalages. Ravi Kanbur, dans son étude pré- citée, déplore deux anomalies : le rôle moteur que continue d’exercer 1’Etat et le retard du processus de privatisations (17).

La centralité étatique est l’un des traits les plus saillants de l’originalité du cas ghanéen. Rawlings s’est refusé à abandonner les commandes. I1 a freiné les privatisations, protégé la fonction publique, ralenti le démantèlement du secteur public. I1 a su attirer des masses considérables de financements publics exté- rieurs, un flux annuel équivalant 8 % du PIB. Dans le même temps, les investisse- ments publics directement engagés par 1’Etat se sont maintenus à un niveau élevé (10 à 15 % du PIB), en dépit des mises en garde de la Banque mondiale s’inquiétant du creusement des déficits budgétaires. Lors d’une visite officielle au Ghana, en février 1997, du président de cette institution, J. Wolfensohn, Rawlings n’hésita pas mettre

(17) R. Kanbur, op. cif.

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en cause certaines des exigences de la Banque mondiale. Comme les autres pays afri- cains engagés sur la voie de l’ajustement, le Ghana est confronté à un dilemme entre les impératifs de l’ajustement et ceux de la justice sociale. Le pouvoir ghanéen ne paraît nullement disposé B << sacrifier le bien-être et la dignité des Ghanéens aux contraintes de l’ajustement D (18).

Rawlings donne la préférence aux couches populaires. L’insis- tance sur la modernisation et la promotion du milieu rural n’est pas de pure forme. Elle se traduit par des projets de développement, des réalisations d’équipements de base (électrification progressive des villages, amélioration des voies d’accès et d’éva- cuation des produits agricoles, ouverture d’écoles, de dispensaires, de points d’eau potable, soutien aux projets d’initiative locale). Visibles, ces actions entretiennent le soutien de la plupart des villageois à Rawlings et à son régime.

Dans les grandes agglomérations urbaines, l’ambiance est plus morose. La crise de l’ajustement frappe de plein fouet les milieux populaires et les couches intermédiaires des villes. Nombre de salariés ont été << redéployés B, et res- tent sans emploi. L’accès des jeunes au marché du travail est bouché. L’inflation, le démantèlement des systèmes de protection sociale engendrent la précarité et la dégra- dation des conditions de vie. Les programmes d’action, tel le PAMSCAD (Pro- gramme of Actions to Mitigate the Social Costs of Adjustment), initié en 1986 par la Banque mondiale pour << atténuer les coûts sociaux de l’ajustement D, se révèlent inopérants. Lorsque le mécontentement gronde, entraînant des grèves ou des mani- festations, le gouvernement apporte une réponse tardive, par contrecoup, comme ce fut le cas face à l’agitation sociale du printemps 1995. La préoccupation du pouvoir d’atténuer l’impact négatif de l’ajustement se traduit par des mesures compensa- toires : hausses des salaires, contrôle des tarifs des transports, investissements sociaux, programmes d’urgence ou d’aide sociale. Cependant, ces palliatifs sont insuffisants à effacer la désillusion et le renoncement.

Une autre priorité concerne la promotion des femmes, domaine où l’association qu’anime la First Lady est particulièrement présente. Des initiatives multiples stimulent l’activité des groupements de femmes en milieu rural et celle des femmes chefs d’entreprise. Des progrès ont été réalisés en matière de participation et de représentation des femmes dans la vie publique, que ce soit au Parlement ou au gouvernement.

La sollicitude de Rawlings pour l’amélioration des conditions d’existence et du niveau de vie des couches populaires est cependant fortement contredite par les contraintes de l’ajustement structurel. La relance de l’économie a entraîné l’émergence d’une classe de nouveaux riches, puissants, ambitieux, sans scrupules, - oublieux de leurs attaches sociales et peu soucieux de solidarités. Entre le projet social de Rawlings et la cristallisation des inégalités sociales se creuse un fossé que ne réussira pas B combler le seul discours politique.

Rawlings est habité par ¡’idée d’un Etat fort, d’un pouvoir concentré, actif, interventionniste, omniprésent, d’un poste de commandement unique jouant un rôle moteur d’impulsion et d’encadrement. A priori, une telle conception pourrait paraître en totale contradiction avec la rhétorique des institutions intematio- nales. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que l’attitude de la Banque mondiale vis-à-vis de l’instance étatique est empreinte d’une ambivalence fdncière. D’un côté, est poursuivi l’objectif stratégique du retrait de 1’Etat de Ia sphère de I’économie et d’autonomisation de la société civile. De l’autre, les considérations tactiques exigent de conjurer les risques politiques et sociaux d’une transition accélérée, ce qui sup- pose la présence d’un dispositif étatique puissant, directif, autoritaire. Seul un pou- voir fort serait B même d’imposer les contraintes de I’ajustement, d’en faire respecter

(18) DailJi Graphic, 13 février 1997.

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les disciplines. AU Ghana, comme en Ouganda, l’ajustement fut une remise en ordre dont résulta une revigoration de la puissance et de l’efficacité de l’instance étatique. Celle-ci se recomposa autour des fonctions primordiales d’exercice du pouvoir exé- cutif, à travers le chef de l’Etat, de commandement rigide de I’économie, par l’entre- mise du ministre des Finances, qui se vit conférer d’exorbitantes prérogatives, de contrôle de Ia société à travers les appareils d’encadrement et de répression. Les poli- tiques de décentralisation confortèrent l’emprise locale de 1’Etat. L’allégeance poli- tique des représentants du pouvoir exécutif qui dirigent les régions et les districts, l’incorporation dans les structures de 1’Etat des activistes des << organes révolution- naires s, des CDR en particulier, dotent le chef de 1’Etat de relais politico-adminis- tratifs au niveau local.

Rawlings rêvait de faire naître au Ghana une nouvelle culture politique. Sa vision de l’espace public était foncièrement le reflet inversé d’un modèle politique postcolonial qui avait, à ses yeux, conduit 1’Etat à la ruine et I’éco- nomie au chaos. C’est donc un rejet catégorique de l’empire des partis, de l’action des politiciens professionnels, d’une bipolarisation en trompe-l’œil de la vie publique. Ce sera la condamnation sans appel de cette excroissance tentaculaire, qui n’est que la manifestation des dysfonctionnements de l’Etat, que constitue le système du e kalabule D, cette nasse d’abus de pouvoir de toute sorte étouffant la société. L’élm que suscita le retour de Rawlings en 1982 dut beaucoup à sa résolution d’en finir avec l’univers du << kalabule B. La remise en ordre coïncida avec l’imposition d’un Etat d’exception, avec l’action des structures locales de mobilisation et d’enca- drement, << les organes révolutionnaires >>, qui rompaient avec la tradition bipartisane. La mission primordiale que s’assigna Rawlings fut la moralisation de la vie publique et la recomposition de la société. Toutefois, l’image en positif de sa conception reste floue, avec des références générales au << pouvoir à la base )) (Grass Roofs Power) et à la << démocratie de participation >> (Participatory Democracy). Lors de la mise en place des assemblées de district, en 1986 et 1987, Rawlings devait expérimenter localement des formes nouvelles de vie publique. Dans le champ restreint, balisé, des affaires de chaque district, toute expression partisane fut proscrite. Le débat se rédui- sit aux seules questions de la gestion et du développement. A l’instar du modèle poli- tique que Museveni entrevoyait pour l’Ouganda, Rawlings aurait souhaité étendre et reproduire à l’échelon national le type d’espace public contrôlé qu’il avait institué dans les districts. A partir de 1990, ce dessein se révélera caduc, l’attachement au modèle partisan ne s’étant pas éteint.

Par les initiatives qu’il prit, à partir de 1992, Rawlings sut s’assurer la maîtrise du passage à un ordre constitutionnel, fondé sur l’existence des partis poiitiques, ordonné par des institutions et des règles démocratiques. Son mérite .fut de conduire une transition démocratique débouchant sur l’édification d’un dispo- sitif institutionnel et politique qui ne correspondait guère à ses convictions profondes, puis d’en accepter les contraintes et d’en garantir la stabilité. Paradoxalement, Ia réussite de Rawlings se traduisit par l’institution de cet ordre constitutionnel qui, par bien des traits, ressuscitait la culture politique traditionnelle, plus que par la création d’une culture politique neuve.

A cet Cgard, I’échec semble double. Tout d’abord, l’entreprise de purification de la vie publique s’essouffle, les structures politico-administratives de 1’Etat subissant une dérive affairiste. Le spectre du << kalabule >> réapparaît 2 l’horizon. Selon un observateur, se dessinerait le retour du syndrome du Big Man et du Small Boy, c’est-à-dire du rapport inégalitaire entre puissants et démunis. Les conditions mûrissent d’une reprise << des rapports incestueux entre la richesse et le pouvoir D (19). Par ailleurs, on assiste à la réapparition d’un polarisation bipartisane.

(19) P. Nugent, up. cit., p. 264.

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28 trimestre 1997 ’’ 2 11

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Ghana : l’effet Rawlings

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Le seul élément nouveau tient au fait que, depuis l’effacement du pôle nkrumaïste, l’antagonisme oppose désormais le NPP et le NDC. Or, la formation politique qui soutient Rawlings est loin d’être un véritable parti. C’est un réseau fortement lié aux structures politico-administratives, un conglomérat de factions idéologiques, de groupes de pression, de circuits d’influence. Sans la présence de Rawlings, sans l’appui de l’Etat, comment imaginer le NDC autrement que sans ressort ?

L’ascendant qu’exerce avec persistance Rawlings sur la vie politique ghanéenne ne semble pas près de s’épuiser. Cette remarquable stabilité est peut-être l’aspect le plus intriguant du <( facteur Rawlings B. Au terme de son présent mandat, il aura présidé aux destinées du pays sur une période continue de vingt années, ce qui, au regard de l’histoire mouvementée du Ghana postcolonial, constituera une sorte de record de longévité politique.

Si l’image forte de Rawlings n’a guère perdu de sa puissance d’attraction pour la majorité des Ghanéens, cette prégnance a son revers. Un bloc d’opinions s’est cristallisé qui exprime à son encontre une répulsion absolue. Le por- trait en négatif que fixe ce mouvement de rejet mêle, de façon disparate, les critiques, les griefs, les préjugés, l’exaspération, les rancœurs, les passions. I1 dessine la figure louche d’un despote impulsif et brutal, d’un apprenti sorcier ignare et incompétent, d un usurpateur démagogue et maléfique, d’un étranger dépourvu de toute légitimité. Les outrances de la charge, que viennent grossir les rumeurs et les attaques propa- gées par la presse d’opposition, en réduisent singulièrement la portée. Toutefois, près de deux Ghanéens sur cinq adhèrent à cette rebutante contre-image.

I1 serait par ailleurs bien erroné de placer la consécration de Jerry Rawlings sous le signe unique de la continuité. L’échec politique le plus fla- grant de l’opposition NPP ne fut-il pas révélé par son incapacité ii tracer des pers- pectives de renouveau ? Si bien que, paradoxalement, Rawlings émergea comme la force d’impulsion et d’initiative, comme le véritable porteur de l’avenir. Hantant les esprits dans les débuts de la campagne électorale, l’exigence de changement ne s’est pas spontanément dissipée dès l’annonce des résultats du scrutin. Ceux-là même qui votèrent pour Rawlings pressent aujourd’hui à un renouvellement du personnel poli- tique et à une purification de la vie publique. Ils attendent de lui qu’il apporte des correctifs aux incidences négatives des politiques d’ajustement structurel. Compte tenu de son rôle insigne sur la scène politique, il est tenu, lui personnellement, d’imprimer ce nouveau cours.

Rawlings assume son dernier mandat. Selon les termes de la Constitution, dans quatre ans, il lui faudra s’effacer, laissant derrière lui un chantier inachevé, un Ghana au beau milieu d’une longue et difficile transition. Mais n’est-ce pas seulement lorsqu’il aura quitté l’avant-scène du théâtre politique ghanéen qu’il deviendra possible de percevoir plus exactement la nature, la portée et les limites du << facteur Rawlings D ?