gérard tiry - approche de l'Événement

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    APPROCHE DE

    L'EVENEMENT

    par

    Grard TIRY

    1969

    Editions ETRE LIBRE

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    Introduction

    Le philosophe du XIVe sicle Buridan avait imagin l'hypothse d'un ne se trouvant sur la place du march, aussi affam qu'assoiff, et plac trs gale distance entre un seau d'avoine et un seau d'eau. L'ne sollicit par deux impulsions de mme valeur ne pouvait choisir et mourait entre les deux seaux, de faim et de soif.

    Cette fable n'aurait aucune chance de se raliser et l'ne, aussi peu dou qu'on le considre gnralement, ragirait de faon survivre. La raison en est simple : le monde dans lequel il existe n'est pas soumis des lois statiques s'appliquant avec rigueur. Le comportement des tres est dynamique dans un monde soumis des changements constants. Les ractions que nous prouvons la chaleur, la faim, la soif sont de seconde en seconde diffrentes. Plus exactement, elles sont relies entre elles par un film continu, entran lui-mme par un flot renouvel de sensations.

    Mais l'homme possde la facult d'imaginer des lois par lesquelles il fragmente la ralit et partant de ces lois de crer le problme , c'est--dire une sorte de nud dans l'espace-temps. Artificiellement l'esprit arrte le cours des vnements et cre un tat absolu qui est une fiction. Cette fiction risque d'tre une source de msaventures et d'erreurs, si la conscience n'est pas veille au fait qu'il s'agit l d'une construction mentale.

    L'ne possde cette supriorit de ne pas crer de lois et de ne pas poser de problmes qui seraient autant d'crans entre le mouvement de la vie et lui. Il est directement branch sur le monde changeant des vnements et risque fort d'apparatre moins but que le philosophe.

    Si l'on imagine un instant, Buridan dans la situation o il a plac l'ne, on ralise qu'effectivement il mourrait de faim et de soif en s'imposant un rbus insoluble, sans prendre garde qu'il est la fois le gelier et le prisonnier. Il ressemblerait alors trangement celui que l'on a pu considrer dans certaines circonstances comme le plus sot animal .

    L'homme peut en effet raliser cette trange exprience qui consiste mourir pour des opinions qu'il s'est imposes ou qu'il s'est laiss imposer. L'histoire est en partie le rcit des exploits accomplis pour satisfaire des notions de patrie, de religion, d'conomie, d'idal... Si l'on tablissait la liste des personnes qui se sont sacrifies pour des ides ou qui ont oblig d'autres personnes se sacrifier pour ces mmes ides, celle-ci serait impressionnante. Ne nous moquons pas ! Dans un ouvrage o il analyse le phnomne de la, guerre Gaston Bouthoul crit ceci : Tel qui sourit au souvenir de ceux qui se battaient pour une phrase de Saint-Augustin est prt se faire tuer pour une thorie politique qui lui tient cur .

    Si nous analysons la fable de Buridan nous nous apercevons qu'il existe une diffrence de nature entre le problme imagin par le philosophe et la vie. Mais de nos jours, quelle dfinition pouvons-nous donner la vie ? Comment pouvons-nous exprimer avec prcision le monde dans sa totalit prsente ?

    Le terme vnement est celui qui, au niveau actuel de notre connaissance, rend le mieux compte du phnomne de la vie tel qu'il peut tre considr un moment dtermin.

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    Partant de l'vnement, l'homme effectue diverses oprations qui lui permettent d'imaginer un ordre dans l'univers. Dans une premire opration, il distingue des objets, c'est--dire, qu'il dtache arbitrairement certains faits de leur environnement. L'objet n'tant pas observable dans le mouvement, il arrte ce dernier et dcoupe une tranche de vie. L'objet est donc slectionn ; prenons un exemple : l'Anapurna.

    Dans une deuxime opration, l'homme distingue dans certains objets une proprit commune et les classe suivant des ensembles ; par exemple : les montagnes de plus de 2.000 mtres, les hommes blonds, les vieillards.

    Enfin, il met en vidence des structures, qui sont un ensemble de relations dans un ensemble d'objets. La structure d'une socit, ce sont les liaisons qui existent entre les diffrents groupes, la structure du corps humain est constitue par les relations existant entre les systmes nerveux, sanguins, musculaires, etc...

    Dans ces structures la vie passe, c'est l'vnement.

    Nous voyons que, partant de l'vnement, dans lequel nous puisons nos distinctions, nous cherchons reconstruire ce dernier. Les structures sont une tentative d'approche pour dcrire l'vnement mais ne sont pas ce dernier. Son essence chappera toujours une reprsentation intellectuelle.

    Dans l'exemple de Buridan, il est clair que la vie ne passe pas dans les structures. Cependant, le fait le plus important observer est que notre philosophe identifie ses constructions mentales au phnomne de la vie. C'est ce que nous faisons lorsque nous adhrons des systmes philosophiques, politiques, conomiques, etc... Si nous tions suffisamment vigilants nous conserverions la conscience que nos formulations sont faites propos de la vie mais qu'elles ne sont pas la vie. Sans cette conscience, la rvolution, qui consiste et substituer un nouveau systme un ancien, nous laisse au mme niveau de comprhension.

    Pour tudier la vie, il nous faut en arrter le mouvement, nous devons la figer sous peine de ne pouvoir l'examiner scientifiquement, mais, ce faisant, l'essentiel nous chappe. La possibilit qui nous est donne d'immobiliser dans notre mental ce qui reste dynamique en dehors de lui, nous permet de crer des situations fictives dont nous examinerons deux aspects.

    Nous avons observ que d'une part l'esprit isolait telle partie ou telle autre de l'vnement, il suit donc un chemin qui le conduit de l'unit vers la diversit ; d'autre part il se sclrose dans la notion d'objectivit.

    Buridan immobilise lne sur deux impulsions d'gale valeur. Le fait d'ignorer le mouvement lui permet de distinguer les instincts de l'animal de ses autres facults, de les diviser en faim d'une part et soif de l'autre, de les galiser et d'annoncer la mort puisque la situation demeurera inchange.

    Il ne faut pas relguer cette fable au XIVe sicle en protestant que nous avons dpass ces modes de raisonnement. La situation est bien actuelle, je n'en veux pour preuve que cet

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    interview paru rcemment dans un quotidien o une femme dclare aimer autant son mari que son enfant. Il est souhaiter qu'elle ne se trouve jamais gale distance des deux. On ne peut faire le compte des sentiments avec une balance. Il est dangereux d'immobiliser la vie sur un quilibre et de se placer l'extrieur en arbitre. Certains adverbes tels que : autant , peu peu , aussi , apparaissent, lorsqu'on les analyse, bien suspects (elle est aussi intelligente que belle !).

    La vie sociale est tisse de cette habitude que nous avons d'galiser les deux plateaux de la balance avec des choix prtablis selon l'application errone du principe que les mmes causes produisent les mmes effets. Ceci gale cela : tel crime ne peut tre accompli que pour telle raison, il vaut telle peine ; pour penser ainsi cette personne doit tre folle !

    La division la plus simple est celle qui consiste, partant de l'unit, sparer le monde en deux et obtenir ainsi un systme dualiste : bien ou mal, beau ou laid, grand ou petit, juste ou injuste, amour ou haine, etc... Il faut tre dou d'une grande vigilance pour ne pas sparer, ou d'une grande intuition pour rconcilier les opposs un niveau diffrent.

    C'est un dconditionnement important que de savoir se librer du choix. Un proverbe oriental l'exprime en ces termes : Ne contemple en toutes choses qu'une, c'est la seconde qui te fourvoie. Prenons deux exemples :

    Nous tablissons une distinction entre la culture littraire et la culture scientifique en mettant en opposition dans la communaut intellectuelle l'esprit littraire qui prend des dcisions d'ordre politique, social et parfois conomique, et l'esprit scientifique au caractre inhumain auquel on reproche de changer l'homme, travers la technique, en robot. Dans son essai : Littrature et Science , Aldous Huxley montre que les deux langages sont diffrents. La science utilise un langage extentionnel, des dfinitions, une terminologie objective et des symboles quantitatifs. La littrature utilise un langage intentionnel et s'intresse au subjectif et au qualitatif. Si ces langages diffrents paraissent appeler une pratique de la pense oppose, il ne faut cependant pas perdre de vue que cette opposition n'apparat que sur le plan symbolique dont le plan verbal constitue l'aspect le plus important. Nous sommes partis de l'unit et il dpend d'une certaine flexibilit de l'esprit de ne pas demeurer prisonnier des divisions qu'il a labores. Cependant en nous-mmes et dans la socit o nous vivons, les barrires leves entre le scientifique et la littrature sont plus hautes qu'on ne croit. Elles sont autant d'obstacles notre participation au mouvement de la vie.

    On oppose galement la philosophie orientale et la philosophie occidentale ; or la technique de survie et de crativit qui s'impose aux orientaux et aux occidentaux par la rflexion est la mme, quoique les conditions puissent nous apparatre parfois diffrentes. En fait, la mme pense se prsente dans chacune des civilisations un niveau diffrent. La forme d'interrogation est diffrente. L'Orient pose la question de savoir pourquoi les choses existent, comprhension intuitive de l'vnement, semblable celle qui a t la ntre jusqu' la fin du XVIe sicle. L'Occident cherche savoir comment les choses existent. Certains pays asiatiques comme la Chine changent actuellement d'interrogation. Les questions varient mais la ralit demeure, ce qui est exprim par le quatrain bouddhique suivant :

    Vraiment, il n'existe ni Est ni Ouest !

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    Existe-t-il un Sud et un Nord ? L'illusion renferme le monde, l'illumination l'ouvre de tous cts .

    L'application la vie de concepts statiques peut revtir des aspects plus subtils. C'est ainsi que l'on peut galement sparer dans le temps en traitant les situations prsentes par rapport un avenir hypothtique ou un pass historique. Les rigidits politiques que l'on observe dans la majorit des pays se justifient par la recherche d'un idal lointain dfini pour de nombreuses annes. Elles provoquent souvent un retard considrable dans l'amlioration dsire, car on ne peut dissocier la rigidit politique, des rigidits conomiques et humaines. Un homme ne peut tre rigide politiquement et tre flexible du point de vue cratif. Les objectifs atteindre sont galement des formes de l'immobilisme. Ceux qui sont dfinis par les pays socialistes, capitalistes et par les dictatures sont autant de faons d'viter l'instant prsent et les difficults actuelles en se justifiant par la recherche d'un avenir incertain embelli par l'imagination. When a great ship cuts through the sea, the waters are always stirred and troubled. And our ship is moving toward new and better shores . (Extrait du discours sur l'Etat d'Union du Prsident Johnson, janvier 1968).

    Les sacrifices demands en vue d'un monde meilleur, d'un ge d'or, les encouragements remettre demain, cela fait partie, c'est un fait connu, du programme de tous les gouvernements. Cela justifie d'activer les dsirs des individus, de flatter leur personnalit, leur vanit ; la production n'ayant aucun avenir si les besoins ne sont pas d'abord crs puis renouvels. L'conomique ne peut assumer le rle qui est d l'humain et l'on ne peut, sans perptuer des troubles sociaux majeurs, rejeter indfiniment dans le lointain la place qui est due l'tre.

    La recherche humaine s'est donc oriente jusqu' nos jours vers la fragmentation de l'vnement. L'ide sous-jacente tait que l'on approchait du mystre de la vie en observant des fractions toujours plus petites de ses manifestations. Nous assistons actuellement un renversement de tendance. Cette mme recherche est entre dans une phase de rintgration, que nous avons, individuellement, les plus grandes difficults suivre, lis que nous sommes nos habitudes de pense. Ce que nous savons est loin d'tre intgr dans notre comportement.

    La science, par le fait de son application dans la technique, est soumise des vrifications constantes. Le souci d'une meilleure adquacit a conduit renoncer aux sparations qui loignaient l'esprit de la ralit. Pour approcher de l'vnement, les chercheurs ont intuitivement conu la runion dans des concepts communs de la matire et de l'nergie, de l'espace et du temps, du psychique et du somatique.

    Les sciences humaines suivent la mme voie. Si la fragmentation des tches a atteint son apoge dans la priode industrielle du dbut de ce sicle, nous assistons de nos jours une forme d'adaptation plus proche de la vie. Ce que le professeur Georges Friedmann appelait : le travail en miettes s'est rvl avoir un taux de rentabilit assez bas, parce qu'il excluait de nombreux facteurs humains. Il en rsulte que les ouvriers ne sont plus placs dans des chanes, mais la prparation du travail et que les tches tendent se diversifier.

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    Un autre exemple nous est donn par la mthode connue aux Etats-Unis sous le terme de cross-fertilisation , les universits, les chercheurs, les industriels et l'administration ont rompu des barrires qui paraissaient dfinitives pour mettre en commun de faon constante leurs donnes cratives.

    L'ducation permanente qui doit l'vidence s'instaurer est un autre exemple du passage du statique au dynamique. Il est vident que l'acquisition des connaissances ne peut tre limite l'poque de l'adolescence. Des priodes de recyclage permettent de suivre l'volution des nouvelles recherches. Mais il ne semble pas que cette initiative corresponde au meilleur ajustement. En fait il ne s'agit pas d'augmenter les connaissances et d'enrichir la mmoire qui possde une facult d'adaptation discutable. Si l'ducation survit encore ce niveau, nous pouvons prvoir que cette conception disparatra. Toutes les structures qui, par manque de flexibilit, ignorent la vie et ne tendent pas vers l'vnement sont voues la disparition ; notre pense, qu'elle soit scientifique ou philosophique, se vrifie par la meilleure adaptation la vie.

    Une tude intressante a t ralise par A. Kaufmann et J. Cathelin dans leur livre Le gaspillage de la libert sur les donnes d'un monde flexible. Les auteurs suggrent que : Ds l'cole, la non-spcialisation (la dspcialisation pour ceux dj atteints) doit commencer avec l'entranement au Shifting c'est--dire la facult de passer aisment d'une activit une autre, c'est--dire l'acquisition de l'adresse mentale. Classes et programmes n'ont pas lieu de s'appesantir sur telle discipline particulire et les dtails de celle-ci, mais au contraire devraient ouvrir devant chaque lve le plus grand ventail possible de savoir humain. C'est pouvoir connatre les choses immdiatement et par soi-mme qu'on doit les entraner : nul besoin de les savoir d'avance et de manire morte, quand on possde la mcanique de l'analyse structurelle des choses . Les tudiants actuels seront bientt dpasss par des thories nouvelles, aucune connaissance n'est plus certaine et comme le conseille le psychologue Carl Rogers, la seule chose que nous puissions enseigner actuellement c'est apprendre apprendre.

    Connatre intellectuellement qu'il convient de rconcilier ce qui a t spar est une chose, comprendre ce que cela implique pour l'tre en est une autre. Nous avons appris spcialiser nos facults et par l mme compartimenter nos connaissances. Nous avons des connaissances pour le corps, pour l'esprit, pour l'me, pour le cur, nous en avons pour les relations sociales, familiales, sexuelles, etc... Comme voie de consquence, nous avons perdu notre unit. Aprs avoir distingu, apprendre repolariser demande une certaine souplesse.

    Nous devons savoir prendre conscience du changement, ce sont nos crispations et nos rigidits qui nous empchent d'adhrer celui-ci. Il ne s'agit, pour connatre le sens de l'homme intgr, ni d'effectuer une synthse, ni de jeter des ponts entre les diffrentes disciplines, mais de retrouver le temps o la conscience unie engage la totalit de l'tre.

    Il est vident que, pour rechercher la structure de la pense, nous allons au cours de cet essai nous trouver dans l'obligation d'arrter le mouvement et de diviser. L'analyse l'exige. L'important est de ne pas perdre de vue que les intellectualisations propos de la pense, ne sont pas la pense. Les prises de conscience effectues au contact de la vie ont un got totalement diffrent.

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    Les attitudes intellectuelles statiques trouvent leur justification dans la notion d'objectivit. Nous percevons les problmes comme faisant partie du monde extrieur. Si nous considrons que nous avons atteint un degr objectif, il est inutile de nous agiter plus longtemps. A partir du moment o nous sommes arrivs au but nous pouvons rester passifs. Mais le temps des certitudes admirables et de la vrit objective est rvolu. Notre poque a pris conscience de la relativit de la pense et de sa subjectivit.

    Nous savons que les prceptes d'Aristote avaient entran l'esprit humain tenter d'expliquer pourquoi les choses arrivent. Nous savons galement que la science moderne base sur le contrle exprimental est ne le jour o Galile s'est content d'expliquer comment elles arrivent. Notre ambition est plus modeste, mais les progrs raliss ont dmontr que cette modestie tait payante. Nous avons donc renonc savoir ce que sont les choses et il faut semble-t-il abandonner la prtention que des instruments de mesure plus perfectionns nous disent un jour pourquoi les choses sont ainsi. On peut connatre certains effets de l'lectricit, mais on ne sait rien de son essence.

    Nous avons pris conscience que nous tions dfinitivement spars du monde extrieur et que, observateurs, nous dformions toujours l'objet de notre observation. Cette constatation avait dj t faite dans l'antiquit, puisque Dmocrite crivait : le doux, l'amer, le froid et le chaud, les couleurs, toutes ces choses n'existent que dans notre jugement et non dans la ralit .

    Einstein a t plus loin en montrant que l'espace et le temps sont des formes d'intuition de notre conscience, mais n'ont pas de ralit objective en dehors de la faon dont nous les concevons : il n'y a aucune signification dans l'affirmation du temps d'un vnement, chaque corps de rfrence a son temps propre . Le temps et l'espace sont des crations subjectives. Le professeur Robert Tournaire dans un avant-propos au livre de Robert Linssen Spiritualit de la matire crit : Aujourd'hui nous allons beaucoup plus loin : la notion d'un temps en soi s'estompe encore davantage, et la suite de considrations rcentes sur le cosmos, on envisage une annihilation pure et simple du temps. Le moins que j'en puisse dire en rsum, c'est que le temps n'est pour l'homme qu'un aspect du mouvement, et les notions de pass, de prsent, de futur, ne sont que des dgradations conceptuelles qui encombrent bien inutilement notre conscience . Dans la fable de Buridan, c'est bien le mouvement qui est exclu.

    Le problme ne consiste pas dlimiter la frontire entre la subjectivit et l'objectivit, mais se rendre compte que cette dernire n'est qu'une nouvelle cration de l'individu. Nous pensons savoir dans certains cas comment les choses arrivent et nous pouvons reproduire des expriences en laboratoires, celles-ci russissent parce qu'elles sont trs grossires. En fait, la physique des quanta, qui rvle que l'nergie est mise en petites portions discontinues, nous dmontre par voie de consquence qu'il n'existe pas un lien certain entre la cause et l'effet.

    Ralisant que nous ne savons pas pourquoi les choses arrivent, sans espoir d'acqurir cette connaissance majeure et pour combler le vide qui nous effraie, nous avons invent les croyances. Le croire est dangereux, il constitue une explication priori partir de laquelle

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    les circonstances vont tre ajustes, les faits interprts. Nous devrions pourtant tre circonspects en prenant conscience de la diversit des croyances qui se sont succdes depuis que l'humanit existe.

    L'ordre du monde se trouve dans notre esprit ; l'univers dans lequel nous pensons, n'est pas celui dans lequel nous vivons. Ce dcalage est la cause de nos drames quotidiens. Le jour viendra o, l'homme faisant confiance son tre vritable ne sera plus sa propre victime, o il restera conscient de ses constructions mentales et ne les confondra plus avec l'vnement, o il surmontera l'ide qu'une croyance, un idal, une foi dtermins peuvent assurer son salut. On peut affirmer que, tre raliste, c'est ne pas se crer de ralit, ou encore, dfaire au fur et mesure les ralits que nous inventons.

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    STRUCTURE DE LA PENSEE

    Je me souviens d'une personne se retirant d'un groupe de discussion aprs avoir dclar : Pouvez-vous me prouver que je ne rve pas ? Si vous ne le pouvez pas, il n'y a aucune raison pour que je choisisse une ligne de conduite de prfrence une autre ! Je serais curieux de connatre comment elle a rsolu ce problme ? Nous nous sommes tous un moment donn pos cette question avec plus ou moins d'intransigeance. Elle est essentielle puisqu'elle efface d'un seul coup toutes les autres, et nous devons la rsoudre moins que nous ne prfrions nous cacher la tte dans le sable.

    Le monde extrieur tel que nous le concevons et tel qu'il parat alimenter nos sensations, existe-t-il ? Quelle preuve en avons-nous ? Ne s'agit-il pas d'une illusion, ne vivons-nous pas un rve ? Plongs dans notre rve, sans priode intermdiaire de rveil, sommes-nous mme de nous rendre compte de notre situation ?

    Le problme n'est certes pas nouveau et rappelons les termes dans lesquels l'exprimait Descartes : Nous douterons, en premier lieu, si de toutes les choses qui sont tombes sous nos sens, ou que nous avons jamais imagines, il y en a quelques-unes qui soient vritablement dans le monde : parce que nous savons par exprience que nos sens nous ont tromps en plusieurs rencontres, et qu'il y aurait de l'imprudence nous trop fier ceux qui nous ont tromp en plusieurs rencontres, quand mme ce n'aurait t qu'une fois ; comme aussi parce que nous songeons en dormant et que, pour lors, il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinit de choses qui ne sont point ailleurs et que lorsque l'on est ainsi rsolu douter de tout, il ne reste plus de marque par o on puisse savoir si les penses qui viennent en songe sont plus fausses que les autres .

    Descartes propose une rponse celui qui conduit ses penses par ordre . Nous sommes puisque nous doutons .

    On peut se demander si ce doute n'est pas lui-mme un rve dans un rve et dans ce cas il n'existe pas de rponse logique cette question, qui porte d'ailleurs en elle le germe de sa propre destruction. Il faut en effet exclure que nous puissions avoir connaissance de notre tat de rve. A partir de ce postulat tous les efforts sont vains. Pourquoi sommes-nous en mesure de poser la question ? Pouvons-nous imaginer que le rveur ait parfois le sommeil plus lger, ce qui lui permet de saisir son tat de faon fugitive ?

    Pourtant nous avons la conscience de notre existence et de celle d'un monde logique. Admettre le rve c'est renoncer l'ensemble de la pense.

    Il n'est pas inutile de poser nouveau cette question. Elle nous met en prsence du fait suivant : nous sommes jamais enferms l'intrieur de nous-mmes ; une muraille infranchissable nous spare de l'extrieur. Notre appareil sensoriel n'est que rcepteur, il ne fait qu'enregistrer les vibrations qui lui parviennent avant de les dcoder. Pour apprhender la ralit, la pense est limite par sa forme mme. D'une part nous slectionnons et notre image du monde dpend de la qualit de notre rception, d'autre part, nous interprtons les signaux

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    capts. Nos perceptions ne nous restituent pas une image fidle de l'vnement ainsi que le ferait un miroir. Ce que nous percevons n'est pas identique ce qui existe. L'homme procde une reconstitution dans laquelle le sujet est plus important que l'objet qui lui chappe. Ainsi que le fait observer Henri Pieron : Nous pouvons pleinement nous rendre compte que nos appareils sensoriels ne constituent pas des fentres s'ouvrant sur le monde extrieur, et qu'enferms dans notre caverne subjective, nous n'observons mme pas les ombres des passants qu'invoquait le symbole platonicien .

    Personne n'est susceptible de vous prouver que vous tenez ce livre entre vos mains. Comment justifier la fragmentation de l'vnement en monde intrieur et monde extrieur. Il ne s'agit en ralit que d'une distinction entre nos sensations d'un monde vcu et l'objectivation de ce monde vcu. A partir du moment o nous dfinissons, o nous nommons l'vnement qui nous est sensible nous le rejetons dans une partie invente que nous appelons l'extrieur de nous. Mais la prise de conscience se situe un niveau auquel l'individu ne se distingue pas de l'vnement global mais o il fait partie de ce dernier.

    L'attitude de cette personne tait logique mais strile. Nous ne pouvons avoir de preuves, mais une intime conviction.

    Nous nous trouvons donc au dpart devant la ncessit d'un pari : nous posons le principe que nous ne rvons pas. Nous choisissons cette hypothse qui est la seule fertile ; par ce pari, nous nous plaons ncessairement sur le plan mtaphysique, la mtaphysique ayant pour objet de spculer sur ce qui chappe aux sens.

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    CHAPITRE I

    Sensation et Subjectivit

    Suivant un adage connu : Il n'y a rien dans l'intellect qui n'ait auparavant t dans les sens , si nous pouvions imaginer un individu dpourvu depuis sa naissance d'appareil sensoriel, ce dernier n'aurait aucune vie mentale. La sensation est la source partir de laquelle coule notre pense. S'il advenait que la source se tarisse, la pense ne pourrait plus se renouveler. Il ne resterait que le lit de la rivire morte : mmoire des sensations passes.

    Ce que notre appareil sensoriel capte de l'vnement, n'est pas la reprsentation objective de la vie ; essayons par un exemple de pntrer le sens de cette affirmation trs simple. Nous plaons une rose rouge dans un vase, nous la regardons et nous disons : Cette rose est rouge . Nous pouvons plonger la pice dans l'obscurit et nous poser la question : La rose est-elle toujours rouge ? Si nous sortons de la pice, la rose est-elle encore rouge ? Quelle sera la couleur de la rose si nous introduisons dans la pice un ami daltonien ?

    En fait le rouge n'est pas dans la rose, il est en nous. Les choses n'ont pas des proprits, mais des activits, contrairement ce que pensait l'ancienne physique qui prenait pour lments les qualits. Les anciens prtendaient en effet btir le physique partir des qualits sensibles telles que la pesanteur, le chaud, le froid, le sec, l'humide. Ces qualits n'appartiennent pas aux choses, elles ne sont que les sensations cres en nous par les activits en provenance de ces choses. La faon correcte de s'exprimer consisterait dire : je ragis par une sensation de rouge . Le fait a son importance. Nous verrons, en effet, en tudiant le monde verbal que nous ne pouvons pas nous exprimer d'une manire errone tout en ayant la prtention de penser juste.

    Nous connaissons scientifiquement ces principes, mais notre langage incorrect a cr un conditionnement tel, que nous acceptons difficilement de prendre notre compte les qualits dont nous dcorons le monde extrieur. Il existe une observation classique qui permet de prendre conscience de ce fait : elle consiste placer une main dans un rcipient d'eau froide et l'autre main dans un rcipient d'eau chaude et ensuite de les mettre toutes deux dans un rcipient d'eau tide ; l'eau tide paratra chaude pour l'une des mains et froide pour l'autre. Nos ractions sont fausses depuis trop longtemps pour que la ralit de nos comportements ne nous apparaisse pas trange.

    Raymond Ruyer cite cet exemple dans son livre : Paradoxes de la conscience : Au cours de son vol spatial Gagarine a vu des couleurs qu'aucun il humain n'avait encore jamais vues . (Les journaux) c'est videmment une sottise puisque Gagarine ne pouvait voir que les couleurs du spectre visible pour l'homme. Mais que ce soit l une sottise, ne justifie pas le Kantisme. Un tre ne peut tre inform que dans le cadre de sa propre forme : l'criture ne peut dpasser la page !

    Il existe par consquent une certaine activit au niveau de la rose. Cette activit donne naissance des ondes ou particules qui atteignent l'il et y dcomposent une substance qui donne la sensation de rouge. Les thories de la vision sont du type photochimique. Elles sont

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    bases sur l'hypothse de la dcomposition de la lumire absorbe d'une substance photosensible situe dans lil. Quelle que soit d'ailleurs la thorie invoque, le rouge se forme dans la rtine o se trouvent, rappelons le chiffre, 110 130 millions de btonnets et environ 7 millions de cnes, ces derniers intervenant directement dans la vision de la couleur.

    La rtine est le lieu o se transforme l'nergie vibratoire des photons lumineux qui ne pourrait tre perue directement, en nergie lectronique. Robert Linssen dans son livre Spiritualit de la matire fait observer que la rtine remplit une fonction d'organe transducteur, dispositif dont le rle consiste transformer une information ou un signal d'une catgorie en une information ou un signal d'une autre catgorie. La nature en fournit de nombreux exemples : les rayons du soleil (nergie photonique) sont transforms en nergie lectronique par la chlorophylle.

    De nombreuses observations rendent accessible le fait que la couleur perue n'est pas une proprit de l'objet. On sait qu'en faisant tourner la lumire du jour une spirale d'Archimde en noir, on observe des anneaux colors, les couleurs changeant avec la vitesse de rotation. Les toupies avec lesquelles jouent les enfants donnent des sensations de couleur variant galement avec la vitesse.

    L'tude des anomalies de la vision permet de prendre galement conscience de ce fait. Le chimiste anglais Dalton signalait la fin du dix-huitime sicle une anomalie de la vision des couleurs qu'il avait observe sur lui-mme. Dans certains cas, le spectre du rouge est raccourci, de sorte que le sujet n'est pas sensible cette couleur. Dans d'autres cas, l'orange, le jaune et le vert sont confondus. Le daltonien est dcel au moyen d'examens de la vue, car il a peu de chance de se rendre compte lui-mme de ses dficiences. En effet, son ducation lui a appris que les feuilles des arbres sont vertes, sauf en automne lorsqu'elles tombent, et que le feu rouge de signalisation est en haut du tableau, et de toutes faons un autre endroit que le vert ; ce qui fait qu'il SAIT mais ne voit pas.

    Le temps intervient dans la sensation, son importance peut tre observe dans la vision liminaire. Quand un stimulus trs faible dure plus d'un certain temps, il perd son efficacit. Lorsque l'il s'adapte une luminance trs leve, on observe aprs extinction de la source, une volution caractristique de la sensibilit rtinienne.

    La notion de couleur est donc purement subjective et il n'existe aucun quivalent physique en dehors de la frquence des ondes lectromagntiques.

    L'oreille distingue des vibrations sur une chelle d'environ 9 octaves soit de 30 20.000 vibrations par seconde. Elle remplit galement la fonction d'un organe transducteur. En effet, la hauteur d'un son caractrise par une note n'a d'autre quivalent physique que la frquence d'une onde de compression se propageant dans un milieu. Cette onde de compression ne deviendra bruit que si elle est traduite par un systme auditif prsent. Il n'existe donc pas de bruit dans la nature, et en particulier pour reprendre un exemple connu, lorsqu'un arbre tombe dans une fort o il n'y a personne.

    L'odorat et le got sont relatifs aux qualits chimiques du monde qui nous entoure. Le toucher est d au rle transducteur de rcepteurs cutans de types diffrents.

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    Les sensations nous renseignent galement sur notre propre corps qui est le sige d'activits dont certaines plus diffuses et souvent difficiles localiser nous viennent de nos organes internes.

    Nous pouvons donc exprimer la constatation suivante : toutes les substances qui donnent naissance aux sensations sont actives, ces dernires sont donc le produit d'un mouvement.

    Que faut-il penser des illusions des sens ? Reproduisons comme exemple l'illusion d'optique de Muller Leyer :

    Le segment a est de mme largeur que le segment b mais parat plus long. Le terme illusion d'optique devrait tre abandonn, car il comporte une erreur. Nos sensations ne sont pas la copie d'une ralit objective, il ne peut donc y avoir d'illusion. Toute sensation est base sur les circonstances de l'vnement qui la provoquent et sur les proprits de nos sens. Les illusions d'optique s'expliquent par des ractions diffrentes des stimulations de caractres diffrents. La figure a est diffrente de la figure b, les sensations sont donc diffrentes. L'erreur ne trouve pas non plus son origine dans les sens, elle provient de ce que nous isolons arbitrairement une partie des deux figures reprsentant pour nous la longueur.

    Nous avons observ que les sens transformaient une forme d'nergie qui se trouve dans la nature et qui ne peut tre directement apprhende par l'homme en une autre forme qui sera utilise par l'organisme. Par consquent la subjectivit commence au niveau des sens. L'homme n'est pas un miroir rflchissant le monde Ses sensations ne lui donnent pas une copie conforme de ce qui l'entoure. Lorsque l'on considre que chaque organisme physico-chimique humain est diffrent, on ne peut s'tonner que chaque auditeur coutant une mlodie rceptionne une musique diffrente, qu'un peintre plac devant un paysage en donne sa version.

    Non seulement la sensation transforme l'vnement, mais elle n'est pas tout l'vnement. Alfred Korzybsky en jetant les bases de la Smantique Gnrale a mis en vidence que la sensation reprsente un premier niveau d'abstraction. Les organes des sens sont trs limits et ne captent qu'une partie infime des messages. Il suffit pour en prendre conscience d'voquer la multitude de systmes rcepteurs que l'homme a invent pour transformer des stimulations directement irrecevables par les sens, en sources d'information cinma ultra-rapide restituant au ralenti des images prises dans un temps trs bref, cinma au ralenti, s'coulant pendant des mois, par lequel nous voyons des mouvements imperceptibles l'il, comme la croissance d'une plante. Le microscope, le tlescope, les appareils de dtection, etc. Ces inventions montrent que les sens sont infirmes pour scruter le monde qui nous entoure. A l'aide d'instruments de plus en plus perfectionns, l'homme dcouvre constamment de nouvelles activits. Ceux-ci sont encore bien faibles. Il est impossible de

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    concevoir le nombre d'activits que renferme la pice o nous vivons : il s'y trouve simultanment des ondes venant de la terre entire, de l'espace ; nous pouvons en capter certaines avec des rcepteurs appropris ; les activits photoniques stimulent nos sens sans arrt, chaque infime partie de matire correspond une nergie.

    Nous n'abstrayons donc qu'une partie de l'vnement. Si mme, nous imaginions de remplacer notre rtine par un microscope et notre systme auditif par un appareil plus perfectionn, nous vivrions cependant un certain niveau d'abstraction qui serait videmment moins lev et plus proche de la ralit. En changeant de niveau d'abstraction dans l'chelle des observations, nos sensations seraient totalement diffrentes de ce qu'elles sont au niveau d'abstraction de nos sens. La table que nous utilisons et qui nous semblait immobile et compacte nous apparatrait en mouvement et non homogne.

    Un schma simple permet de figurer les niveaux dabstraction :

    Il existe un diagramme plus complet dans le livre de Korzybsky intitul Science And Sanity pour illustrer le chapitre consacr la conscience d'abstraire. Nous observons que le mot reprsente lui-mme une abstraction de la sensation.

    Korzybsky a mis en vidence que les niveaux d'abstraction les plus levs se trouvaient les plus loigns de l'vnement et que les moins levs comportaient le maximum de renseignements touchant la ralit, ce qui implique un ordre naturel dans les oprations de la pense. Nous verrons par la suite les consquences que nous pouvons en tirer. Citons de nouveau la conclusion de Henri Pieron dans son ouvrage La sensation, guide de vie , Les sensations constituent les symboles biologiques des forces extrieures agissant sur l'organisme, mais qui ne peuvent avoir avec ces forces plus de ressemblance qu'il n'y en a entre ces sensations mmes et les mots qui les dsignent dans le systme symbolique du langage servant aux relations sociales, interhumaines .

    Nous raliserons mieux l'importance de la sensation en prenant conscience qu'elle est galement sentiment et image. Un aspect de la rponse que le stimulus provoque chez nous est l'motion, parfois appele sentiment. Il est facile, quoique nous y prtions souvent peu d'attention, d'observer l'aspect motionnel de la sensation. Il n'est pas possible de regarder un coucher de soleil par un soir calme sans se rendre compte que la sensation est galement motion. Le fait est plus facile observer lorsque l'agent extrieur est violent : un bruit soudain, une bousculade dans la rue. Mais il se manifeste aussi de faon plus subtile, c'est alors qu'on le nomme sentiment : lorsque deux personnes se rencontrent pour la premire fois, il existe, avant que la raction ne soit trouble par une intervention de l'intellect, mais lorsqu'elle a t ressentie l'tat brut, l'indication d'affinits ou de rpulsions instinctives. Les

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    sensations-sentiments sont le meilleur contact que nous puissions tablir avec l'vnement La sensation est galement image, l'ensemble de celles que la mmoire a pu conserver constitue notre imagination. Les aveugles de naissance et ceux qui il manque l'usage d'un sens, sont dans l'impossibilit d'imaginer les aspects correspondant ceux que donnerait le sens dont ils sont privs.

    Il est probable comme l'crivait William Blake que : Si les portes de la perception taient nettoyes, toute chose apparatrait l'homme, telle qu'elle est, infinie . Ces portes sont constitues par nos sensations-sentiments-images qui sont nos seules sources d'information, notre seule possibilit de renouvellement. Elles sont d'autre part nos seules relations avec le prsent, c'est--dire avec l'vnement. Nos perceptions et toutes les autres activits mentales se nourrissent de la mmoire.

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    CHAPITRE II

    Perception et Objectivation

    Nous pouvons donc nourrir notre psychisme de l'exprience prsente, en prenant le got de nos sensations ; ce comportement est rare. Nous pouvons au contraire nous reporter l'exprience antrieure qui transforme, aussitt qu'elles se manifestent, les sensations en perceptions. Le terme perception sera donc employ pour dsigner l'intervention de la mmoire sur les donnes des sens.

    Nous recherchons instinctivement dans nos souvenirs, la ressemblance, l'analogie ; les objets, les vnements, sont connus parce qu'ils sont reconnus. Si nous jetons un coup d'il autour de nous, nous voyons des objets familiers : tables, chaises, tapis ; si nous regardons par la fentre nous voyons aussitt des arbres, des maisons, des montagnes. L'tiquette est l, prsente, avant mme que nous puissions prendre conscience de cet assemblage de masses colores qui se forme en nous. Si nous ralisons l'inpuisable richesse des sensations, nous voyons que la mmoire constitue un appauvrissement. Elle dvore la sensation dont le rle se borne dclencher son processus par quelques signes sommaires. Elle rduit ce qui constitue l'imprvisible en srie de cas-types, il se dgage de cette habitude une impression de platitude et d'ennui.

    Valry exprimait cette constatation dans les termes suivants La plupart des gens y voient par l'intellect bien plus que par les yeux. Au lieu d'espaces colors, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchtre, en hauteur et troue de reflets de vitres est immdiatement une maison pour eux : la maison !... Ils peroivent plutt selon un lexique que d'aprs leur rtine, ils approchent si mal les objets, ils connaissent si vaguement les plaisirs et les souffrances d'y voir, qu'ils ont invent les beaux sites... Ils ne font ni ne dfont rien dans leurs sensations.

    Dans l'chelle des abstractions, la perception se trouve plus loigne de l'vnement que la sensation. La mmoire qui est l'essence de la perception a en effet procd une slection svre.

    La perception se traduit en outre, par un phnomne d'objectivation. Avec la sensation-sentiment-image nous sommes en prsence d'un processus qui est peru comme interne par l'organisme, se manifestant d'une faon riche et confuse. Lorsque la perception se substitue la sensation nous ressentons une extriorisation du mme processus. La couleur rouge n'est plus en nous, mais dans la rose ; le bruit ne trouve plus sa source en nous, mais dans l'arbre. Par appauvrissement l'vnement extrieur est rduit un objet limit. C'est ce moment que nous objectivons en imposant au monde que nous voulons connatre des proprits, des qualits que nous avons nous-mmes crs. L'empreinte de l'habitude est ce point profonde qu'elle se traduit pour nous par une certitude. En fait, semblables au daltonien en prsence du feu rouge, nous ne ressentons pas les choses de cette faon mais nous les savons. Cette objectivation se traduit dans le langage, puisque nous disons : la rose EST rouge, l'eau EST chaude, les hindous SONT mystiques. Ce qui correspond proprement une

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    illusion. Objectiver sans prendre conscience qu'il s'agit d'un procd, ne peut tre qu'une attitude primitive ; elle consiste et croire aux esprits c'est--dire faire habiter chaque objet qui nous donnons la vie par un esprit malin, une sorte de gnie qui en fait n'est que la cration de notre mental.

    Ce que nous cherchons, c'est obtenir une vision qui ait pour nous un sens. Nos prsuppositions sont prtes enregistrer certains aspects de la vie et en liminer d'autres. La Smantique Gnrale formule cette constatation en disant que nous sommes intentionnels. L'intention est le rcit que nous avons faonn et que nous essayons de vivre. L'exprience est anticipe, la connaissance de l'vnement en devient htive, dforme. A la limite nous retrouvons galement l'illusion. Si nous attendons une personne, nous percevons certains bruits dans la rue comme des bruits de pas. Nous croyons connatre ce que nous allons percevoir, qui constitue cependant une exprience unique, sans pass.

    Nous ne devons pas pour autant mconnatre l'importance de la mmoire. Nous ne pouvons dpendre uniquement des stimulations sensorielles. Notre vie dpend galement de nos connaissances, de nos habitudes, de notre imagination et par consquent de notre mmoire, mais celle-ci ne doit intervenir qu'au moment utile pour ne pas touffer notre adaptation aux ralits changeantes de l'vnement. Le danger est d'autant plus grand que le recours la mmoire reprsente une forme de paresse qui consiste s'abandonner aux parties les plus mcaniques de la vie intellectuelle. On a tabli un parallle entre la mmoire des cerveaux lectroniques et celle de l'homme, il n'est pas vain de supposer que la tche d'emmagasiner le savoir humain puisse tre un jour confie la machine.

    Il existe un autre aspect de la mmoire que nous pourrions appeler le vieillissement. Il intervient lorsque nous donnons un rle privilgi au pass au dtriment du prsent. Il est remarquable que pour les enfants dont la somme de connaissance est pauvre, le temps s'coule lentement. Au fur et mesure o l'homme vieillit, le temps se rtrcit et semble passer trop vite. Pour cet homme-l, les vnements ne se distinguent plus, mais se ressemblent.

    Pour tudier la faon dont le pass se survit, la psychologie traditionnelle tablissait une distinction entre la mmoire physique dnomme habitude et la mmoire mentale dsigne sous le nom de connaissance. L'habitude tant la reproduction d'un acte et la connaissance, la reconnaissance travers le souvenir. Mais qu'il s'agisse de la reproduction d'un acte ou d'un tat mental, le processus est le mme. La connaissance-habitude est inscrite dans la structure psycho-somatique de l'homme. Il n'est pas possible de dissocier les deux lments en considrant que le mental et le physique voluent dans des sphres indpendantes.

    L'organisme humain doit survivre et se reproduire ; pour cela, il obit certaines lois. A l'tat pur, les sensations reues sont directement interprtes par l'organisme suivant le processus qui est mis en action : le got de l'aliment que j'ai dans la bouche dclenche le phnomne de la digestion.

    Le behaviourisme qui s'est inspir des travaux de Pavlov considre deux phnomnes : le stimulus et la rponse. Le stimulus est tout ce qui par l'intermdiaire des sens provoquera

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    une rponse dans l'organisme. Un coup reu dtermine une raction physico-chimique qui peut se traduire par la colre ou un rflexe. La rponse est la raction de l'organisme qui cherche s'adapter au stimulus, elle est oriente et conduit un ajustement, une adaptation. Par ajustement, il faut comprendre que l'organisme modifie son comportement de telle faon que le stimulus ne provoque plus de raction. Si j'ai soif, je me mets en qute d'une fontaine.

    Il existe de subtils liens entre les sens : la vue d'un aliment peut dclencher le rflexe de la digestion. Le toucher : nous prenons un fruit et constatons qu'il est mr. L'odorat : nous sommes sensibles au fumet. L'avertissement de l'un d'eux suffit drgler le mcanisme mis en mouvement. Je suis en prsence d'un met dont la prparation est agrable l'il mais mon odorat m'avertit qu'il est avanc , le processus s'arrte. Il est difficile de tromper un rseau aussi serr.

    Les rponses peuvent tre innes et faire partie de l'essence de l'individu ou tre apprises et dformes par l'habitude et les convenances sociales. Certains stimulus ne demeurent efficaces que grce la formation d'habitudes, provoquant des rponses qu'ils ne provoquaient pas d'abord : cela s'appelle le conditionnement.

    * * *

    Nous en sommes l au stade de l'animal qui est biologiquement parfait si ses habitudes n'ont pas t dranges, c'est--dire duques ou conditionnes.

    L'homme ne s'est pas content de cette tape, il a invent des symboles qui sont des figures ayant une signification conventionnelle et en particulier des mots pour exprimer des perceptions et les substituer ces dernires. L intervient le rle de l'ducation.

    D'aprs l'cole de Pavlov, le mot est la reprsentation de la sensation. La sensation est un signal, le mot est donc le signal d'un signal. La sensation de l'objet est remplace par le mot (qui contient lui-mme une image et une motion). Il produit le mme effet sans qu'il soit ncessaire que la sensation apparaisse, ou il s'intercale entre la sensation et la raction. C'est dans ce contexte que l'on peut parler de raction smantique. Nous ragissons aux mots qui reprsentent la sensation absente, si ces mots sont mal choisis, nos ractions sont fausses. Si je dis : les Amricains sont..., les Chinois sont... je ragis des mots. Cette femme qui dclarait aimer son mari autant que son enfant ragissait des mots qui s'taient substitus ses sensations-sentiments. Le procd est encore plus flagrant lorsque le mot reprsente une abstraction. Il existe par le fait de cette substitution, en dehors des avantages sur le plan de la communication, des inconvnients graves qui caractrisent, lorsque nous n'en sommes pas conscients, une des maladies dont souffre la pense. Nous devrions rester prsents cette ralit que le mot n'est pas la chose. Suivant la formule de Korzybsky : La carte n'est pas le territoire .

    Le mot qui se trouve dpos chez l'homme est li une image et une motion. Cet ensemble reprsente un tat idal de la sensation qui est suggre. Si nous entendons prononcer le mot th , ce mot appelle la sensation-sentiment-image d'une boisson que nous avons bue et dont le souvenir a fix le got et la couleur. Si nous ne connaissons pas l'objet reprsent par le mot, si nous n'avons jamais consomm de th, une image et une motion

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    naissent cependant lorsque le mot est prononc. Elles sont cres de toutes pices par analogie : dans l'exemple choisi, avec une autre boisson qui nous semble prsenter les mmes caractristiques. Il existe une rfrence nos connaissances, dans le cas mme o celles-ci ne sont pas le fruit d'une exprience personnelle. (Nous connaissons au moins par les romanciers, l'tat motionnel d'un homme dont la vie est menace). Si, ce moment, une tasse de th est servie, il s'tablit aussitt un tat comparatif entre la sensation prsente et la sensation idale reprsente par le Mot.

    Lorsque le mot remplace la sensation, la substitution est complte. Les sensations qui se renouvellent constamment en nous contiennent, nous l'avons vu, leurs charges motives et leurs images. Le mot a dj un pass, une histoire, il intervient donc avec sa charge motive propre et son image qui n'ont aucun rapport avec le prsent.

    Les mots peuvent reprsenter des choses concrtes et tre lis des motions et des images prcises : le printemps, la mer du nord, le soleil. Ils peuvent aussi reprsenter des abstractions et dans ce domaine le rle de l'ducation restera toujours dangereux. Les notions de patrie, d'honneur, de social, de militant, etc., sont lies des motions. Si l'on parle de Dieu un enfant, on cherchera suivant le pays ou la religion crer en lui un rflexe de crainte ou d'amour. Dans le mme ordre d'ide, le conditionnement par la publicit est rvlateur. Le mot et l'image substituent le got de l'eau minrale, suggrent sa saveur, sa fracheur et quoique les rapports semblent premire vue lointains entre ce produit qui parat inoffensif et le sexe, nous retrouvons invariablement l'image suggestive de la femme soit ct de la bouteille qui contient le prcieux liquide, soit l'intrieur de celle-ci. Le livre de Roland Barthes : Mythologies analyse les situations ainsi cres dans notre pense par l'abus de certains symboles.

    Lorsque nous parlons d'un mot-charg-de-sens, cela nous rappelle que la structure mot-image-motion revt une suggestion d'autant plus importante que les circonstances dans lesquelles elle est apparue sont exceptionnelles, ou bien qu'elle a t voque par des personnes dont on reconnat la supriorit : parents, ducateurs, crivains. Le mot dans ce cas sera surcharg d'motion. Pour certaines personnes le terme voyou peut avoir un sens aimable et gracieux, pour d'autres, il peut reprsenter une injure. Cette surcharge est vidente dans les mots dsignant des parties en lutte, par exemple : les partis politiques. Nous sommes souvent trop identifis pour prendre un recul suffisant et rester conscients du fait Ces mots explosifs ont un lourd pass dont nous devenons les victimes. Il est dit que les mauvaises penses viennent du cur, cet organe tant considr dans la littrature comme le centre de l'motion, en fait, ce qui caractrise la surcharge motive, c'est l'exagration qui est destine donner une vigueur nouvelle l'expression de faon jeter un poids supplmentaire dans la communication. Ce que nous avons dit de la surcharge en motion s'applique galement, cela va de soi, la surcharge en image.

    Le mot-image-motion n'est pas comme on le croit souvent un moyen d'exprimer ce que l'on pense ; en fait, il est la pense.

    L'cole behaviouriste qui se consacre l'tude des manifestations pouvant faire l'objet d'une observation scientifique, considre que ce que l'on appelle la pense n'est rien d'autre que le fait de se parler soi-mme. L'observation des jeunes enfants est sur ce point

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    rvlatrice. L'enfant manie continuellement des phrases mme lorsqu'il est seul, ses jeux sont comments, il nomme les actes qu'il accomplit, il dcrit haute voix les situations qu'il imagine. Lorsqu'il est ml des grandes personnes, il coute ou parle sans arrt pour manipuler des formes verbales. Les premiers exercices de lecture se font haute voix, puis, lorsque la socit a mis bon ordre ce bruit, les lvres sont simplement remues mais les mots continuent tre articuls en silence. La socit et les ducateurs apprennent l'enfant se taire ; les parents ont trouv cette formule : lorsque les grandes personnes parlent, il faut te taire ; les classes commencent par l'injonction silence ! Progressivement l'enfant apprend ne plus remuer les lvres (mouvement qui subsistera toujours chez certaines grandes personnes lorsque la tache, rdaction ou lecture, demandera beaucoup d'attention). Le langage devient subvocal par conditionnement. Mais si les lvres ont appris tre closes, les mouvements intrieurs subsistent. Dans le langage courant nous retrouvons l'expression : Se parler soi-mme , qui correspond la manifestation de la pense lorsque l'on est seul. Nous choisissons d'ailleurs souvent cette occasion un interlocuteur imaginaire, que nous essayons de convaincre.

    Des observations ont t faites chez des sourds-muets qui ont permis de trouver un comportement quivalent puisqu'ils se parlent eux-mmes en se servant des mouvements des mains.

    La pense correspond dans ces conditions une association de mots et les crations verbales neuves s'obtiennent en manipulant des mots jusqu' ce qu'une structure nouvelle intervienne, qui corresponde le plus exactement notre exprience intime.

    Ces constatations ont d'ailleurs t considrablement largies par les tudes de certains anthropologistes et en particulier Clyde Kluckholn qui fait l'observation suivante dans son livre : Mirror for man : chaque langage est une manire spciale de regarder le monde et d'interprter l'exprience... Chacun voit et entend ce quoi il a t sensibilis par le systme grammatical de son langage, ce quoi l'exprience l'a exerc observer. Ce systme est le plus insidieux, parce que chacun est inconscient que sa langue maternelle est un systme ; parler un langage, cela semble faire partie de la nature mme des choses .

    Nous ne pouvons communiquer ni penser sans employer un langage particulier qui influence en retour notre faon de penser.

    Certaines formes de pense existent dans certains pays parce que le langage appropri est prsent. Par exemple le terme grec levedia implique la fois la gnrosit, le courage, la beaut, etc... Il n'a pas son quivalent dans une autre langue et reprsente un ensemble d'attitudes et de sentiments qui ne se rencontrent pas chez d'autres peuples. Il en est de mme pour le terme anglais gentleman ou l'appellation mexicaine macho . En l'absence du vocable, il n'existe pas de ralit correspondante. La dfection de nombreux termes modernes, celui de structure par exemple, dans la plupart des langues rvle une lacune dans la comprhension que ce mot implique. Il n'est pas, ce propos, tonnant de constater que le sanscrit est la langue la plus riche en mots reprsentant des penses philosophiques.

    Les personnes qui apprennent une langue trangre connaissent les difficults que l'on rencontre traduire la pense et les sentiments auxquels nous a habitu la pratique du franais et trouver une quivalence. Une conception primaire consiste traduire au mot mot, les

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    effets sont souvent cocasses. La personne qui emploie cette mthode se rend compte rapidement que son interlocuteur est incertain sur ses sentiments. Par la suite, si cette mme personne pense directement dans la langue trangre, la construction des phrases et l'emploi des expressions appropries font natre une nouvelle faon de voir et de sentir.

    La barrire du langage est, en quelque sorte, celle de la pense. Les peuples asiatiques nous paraissent avoir des ractions imprvues, le mot tant d'une conception totalement diffrente, comme c'est le cas pour le caractre chinois. Mais nous sommes habitus estimer que la faon dont nous avons appris ragir est la meilleure, si ce n'est la seule conforme l'ordre naturel.

    Il existe un processus tenace qui tient une place importante dans la pense, lorsque celle-ci est base sur la mmoire, il s'agit de l'association d'ides qui, en fait, est une association de mots. Les mots-images-motions s'enchanent suivant les conditionnements qui se sont imposs : l't nous fait penser aux vacances, les vacances telle plage, telle plage tels jeux, etc... Nous ne pouvons parler d'conomie sans parler de conjoncture conomique. Ces formes d'associations constituent de vritables couloirs de pense et l'on prouve une extrme difficult les dissoudre dans son esprit. Flaubert en avait compos le dictionnaire des ides reues probablement pour les exposer au pilori et en dgoter jamais ses contemporains et, on peut le supposer, pour s'en dbarrasser lui-mme ; citons cet exemple : la musique adoucit les murs; exemple : la Marseillaise . Il ne semble pas avoir russi dans son entreprise puisque, il y a quelques annes, Daninos reprenait ce thme inpuisable.

    Une association de mots constitue donc ce qu'il est convenu d'appeler : une opinion. Cette manifestation nous apparat comme le gage de notre libert. Nous y sommes souvent attachs au point de prendre le risque de nous sacrifier pour elle, il semble que nous devrions plutt tre rservs son gard et veiller ce que son rle soit prcaire et limit.

    Partant de l'vnement, nous avons vu que la sensation ne permettait qu'un nombre restreint d'observations, que l'vnement dont fait partie l'observateur est soumis un changement constant (le got du vin que nous buvons n'est pas le mme au dbut d'un repas qu' la fin de celui-ci, entretemps nous avons chang et le vin galement), ces certitudes devraient nous rendre conscients de la relativit de nos constatations. Nos opinions ne peuvent se perptuer si l'on admet que le propre de la vie est le mouvement.

    Nous savons que la sensation reprsente un premier niveau d'abstraction et que le mot se trouve tre l'abstraction d'une abstraction; l'opinion qui est association de mots se situe un degr plus lev encore, son utilisation en vue de l'adaptation la ralit est donc trs relative, elle doit faire l'objet de constantes mises au point.

    Une autre caractristique de l'opinion est d'opposer la partie au tout, elle est le domaine des demi-vrits ; or il ne faut pas oublier que les demi-vrits sont aussi des demi-erreurs. Chaque mthode, crit Bachelard, est destine devenir d'abord dsute puis nocive , et Bertolt Brecht : dans la rgle dcouvrez l'abus .

    Il existe un phnomne curieux de projection que nous avons dj signal en tudiant la perception, il s'agit de l'objectivation ; nous le retrouvons dans la faon dont les opinions

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    s'expriment. Il consiste attribuer l'objet ce qui se passe en soi; Alfred Korzybsky a employ le terme self-rflexivit pour caractriser ce comportement. Il peut s'exprimer ainsi : l'opinion que j'ai d'une situation, n'est pas cette situation, celle que j'ai d'une personne n'est pas cette personne ; l'opinion reflte plus la personne qui l'exprime que son objet. La consquence en est grave en ce sens que nous agissons davantage par rapport aux opinions que nous avons de la vie que par rapport la vie elle-mme. Bernard Shaw crivait inversant une formule connue : Ne faites pas aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent, leurs gots peuvent diffrer des vtres .

    L'exprience qui consiste demander un certain nombre de personnes la dfinition de termes abstraits tels que ceux qui sont employs en politique, en philosophie, en religion, se heurte toujours la mme difficult : chacun met une opinion diffrente qui est la projection de sa forme de conditionnement. Le seul comportement raisonnable envers un mot qui reprsente une abstraction pure consiste non pas dfinir ce qu'il est mais ce qu'il fait. Porter son attention sur ce que les choses font plutt que sur ce qu'elles sont, dtermine une orientation extensionnelle de l'individu.

    L'opinion est une valuation qui contient une prsupposition, dans la majorit des cas, inconsciente : les femmes doivent rester la maison, elles conduisent mal, les enfants doivent aimer leurs parents, les hommes sont gaux, Dieu existe, la cuisine franaise est la meilleure, telle personne est rancunire. Lorsque nous valuons nous oublions que les chelles d'valuation sont en nous et non dans la nature. Nous portons en nous nos barmes bien avant que de les formuler, nous anticipons les vnements et cependant nous cherchons donner un caractre de gnralit ce que nous exprimons et engager l'humanit entire pour lui faire constater l'vidence que nous dsirons instaurer.

    Certaines de ces chelles d'valuation sont dposes en nous par la socit, nous en construisons d'autres en partant du postulat que les vnements se rptent. Cette anticipation nous fait superposer les images et manquer les lments nouveaux. Si ces derniers s'imposent, nous les rejetons (ce n'est pas l'vnement qui est stupide, qui ne cadre pas, mais mon valuation qui est fausse). Pour l'Europen, l'Espagne est un pays pauvre, alors que le noir d'Afrique Centrale la considre comme un pays riche; nous pouvons parler de sous-dveloppement propos de tous les pays, les problmes de chacun d'eux sont trangers les uns par rapport aux autres. Si nous ne prenons pas conscience de nos postulats nous avons tendance nous considrer comme des tres purs devant un phnomne connu alors que la situation est inverse. Un principe de la philosophie Zen nonc par Te Chan met en garde contre cette inconscience : Bornez-vous n'avoir aucune chose dans votre mental, ni aucun mental dans les choses .

    Il est difficile de se rendre compte quel point nos opinions nous tyrannisent. Un exercice salutaire consisterait adopter les opinions contraires celles que nous avons, nous nous apercevrions suivant une formule connue que le monde continuerait de tourner de la mme faon . Mac Namara avait l'habitude lorsqu'un problme se posait de demander chacun de ses collaborateurs trois solutions diffrentes, il ne s'agissait pas d'un concours destin rvler la rponse juste, mais dceler un certain nombre de solutions relatives les mieux adaptes.

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    S'il existe autant d'opinions que de personnes, la difficult reste pour un individu de savoir changer ses ractions et d'chapper ainsi aux conditions de vie qu'il se cre. C'est la partie de sa personnalit, dfinitive, sclrose, inadapte la flexibilit que requiert la vie en mouvement, qui isole l'individu. S'il est rejet, il en est le responsable. L'humoriste ironise juste lorsqu'il crit : c'est mon opinion et je la partage . On raconte qu'une interpellation de Sir Hicks au Parlement britannique provoquant chez Churchill un mouvement de rprobation, il dclara : Je vois que mon trs honorable ami hoche la tte, mais je ne fais l qu'exprimer mon opinion moi ! Et moi , rpliqua Churchill, je ne fais que hocher ma tte moi .

    On peut dfinir l'opinion comme un priori, elle caractrise l'attitude d'une personne qui a dfini une solution et l'a classe dans sa mmoire. Si l'on examine la question de plus prs, on se rend compte qu'une opinion ne peut tre considre uniquement comme le rsultat d'une activit de l'esprit selon l'ancienne distinction qui tait faite entre l'esprit et le corps. Il s'agit d'un phnomne psychosomatique ni vague ni instantan dont on peut tenter de suivre le droulement dans le systme nerveux.

    Les activits mentales : la sensation, le fait d'apprendre, de se rappeler, de choisir, d'valuer, ont un commencement dans le systme nerveux et suivent dans le rseau des nerfs une certaine course qui demande un certain temps. Nous pouvons difficilement nous imaginer quel point les routes sont varies, le systme nerveux humain tant l'un des plus complexes que l'on connaisse. Dans le cas de l'opinion, l'impulsion ne choisit pas et suit un chemin dj trac par les habitudes acquises. C'est sur ce trac que la vitesse est la plus grande et c'est pour cette raison qu'il faut se mfier des ides vite saisies, des livres lus rapidement et des nouvelles thories instantanment comprises. Cela demande un certain temps pour dbrancher les anciens tracs ; si l'on recherche la rapidit, c'est toujours au dtriment de la dcouverte, de la crativit et de l'adaptation. Le systme nerveux offre des possibilits immenses qui sont mal exploites.

    Un exemple de la manire dont nous fonctionnons m'est fourni presque quotidiennement par l'observation suivante : mon nom s'orthographie d'une faon inhabituelle mais simple ; puisqu'il ne comporte que quatre lettres. Dans toutes les circonstances o je dois donner mon identit, j'ai toujours le soin de l'peler de faon viter les erreurs ; malgr cette prcaution elles se produisent avec une rgularit troublante. Mes interlocuteurs sont habitus des noms tels que Thiry ou Thierry, etc... et le nom que je leur pelle passe dans leur systme nerveux par les anciens tracs. Ils entendent un bruit mais comprennent ce qu'ils savent dj. Le docteur Kelly, professeur l'Universit de l'Ohio crit ceci : Les processus d'un individu sont psychologiquement canaliss par sa faon d'anticiper les vnements et nous anticipons les vnements en btissant des copies des vnements passs . La dernire de mes expriences donnait ceci : Votre nom, s'il vous plat . TIRY et j'pelle distinctement T. I. R. Y. Je surveille la personne qui crit et cela donne Thiery; cette personne lve le regard vers moi et avec un sourire me demande : Un seul R?

    Une erreur semblable n'a souvent pas d'importance, cependant lorsque je veux faire rectifier, la confusion est complte, on rature, surcharge, recommence, jusqu'au moment o j'interviens en disant : non, attendez et j'pelle de nouveau, il est alors remarquable que la personne s'applique comme un enfant, formant avec soin ses premires lettres ; cette lenteur est le signe qu'un nouveau trac est exploit dans le systme nerveux. Je cite cet exemple personnel parce qu'il m'a t utile pour comprendre le processus, mais nous pouvons en

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    trouver de nombreux : il suffit de considrer les difficults que nombre de personnes ont encore aprs plus de dix annes effectuer des calculs en nouveaux francs.

    L'existence des circuits nerveux permet d'tablir une analogie entre la pense humaine et les cerveaux lectroniques. On peut reconnatre toute une srie d'adaptations semblables celles observes en cyberntique.

    Prenons, titre d'exemple, deux cas mis en valeur par le Professeur Elwood Murray :

    Je vous parle et j'mets une opinion ; si je reois de vous un signal que j'analyse comme positif (feedback) cela m'amne renforcer ce que je dis ; j'ajoute des arguments et puisque je suis encourag, ces arguments seront moins serrs et tendront vers la facilit. Aux Etats-Unis, il existe un mot pour dsigner la personne qui est en principe d'accord avec son directeur, c'est le Yesman dont le comportement peut tre considr comme dangereux par son entourage qui sera amen se relcher. A l'inverse l'encouragement une certaine facilit peut tre bnfique en stimulant une imagination plus crative parce que moins traque, c'est la mthode du brain-storming imagine par Alex F. Osborne.

    Si au contraire ayant exprim une ide, j'analyse votre signal (attitude, parole, silence) comme ngatif, c'est--dire comme un refus, alors je ne vais pas de l'avant, je resserre mon argumentation, je la rends plus dense, plus cohrente, je me rapproche des faits. C'est en se contredisant et en fouillant la contradiction que l'on est le plus prs de se trouver du mme avis, par l'obligation qui s'impose de serrer davantage l'vnement.

    De mme que pour le mot, l'opinion comporte une charge motive et une image.

    La charge motive est vidente dans les opinions suivantes c'est inou comme les gens deviennent mufles , les jeunes manquent de tenue , la politique perdra les Franais , en particulier lorsque nous retenons la responsabilit de toute une classe d'individus ou de tout un peuple. Elle ne l'est pas moins dans les formules suivantes : l'Europe doit se faire , l'homme est n libre , les institutions dmocratiques sont les meilleures . Ce qui rend difficile le fait de changer d'opinion, c'est que la conscience doit tre suffisamment veille pour dcouvrir les charges motives et les dsamorcer.

    Nous avons vu que l'opinion tait un priori. Nous avons nos ides prconues sur la faon dont les personnes doivent agir ; si elles n'agissent pas suivant nos prjugs, elles sont antipathiques, dans le cas contraire elles sont sympathiques. Si nous disons Untel m'a du , c'est que nous attendions de lui une certaine faon de se comporter qu'il n'a pas ralis ; il semble nous avoir manqu personnellement. Une personne peut tre gne dans la conduite de son vhicule et ressentir une sensation-motion ; mais elle peut simplement craindre qu'un autre chauffeur excute une fausse manuvre sans que celle-ci se ralise, elle se livrera alors des opinions-motions bien connues des personnes habitues conduire. Certaines attitudes sociales sont estimes correctes et d'autres incorrectes. Nous avons en nous un schma idal de la faon dont l'homme devrait se comporter. Valry exprimait la constatation suivante : l'tat d'esprit de ngation devance souvent l'occasion de nier. Avant que tu aies parl, si tu m'es antipathique, ma ngation est prte, quoique tu doives dire, car c'est toi que je nie .

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    L'opinion-motion-image que l'homme peut avoir de la satisfaction de son dsir, la faon dont il avait envisag les vnements, l'image qu'il en avait cre, l'empchent souvent de s'adapter au prsent et de le raliser pleinement. Le passage du plan imaginatif priori, c'est--dire de l'opinion, au plan de la ralit correspond souvent une dception ; l'image-opinion qui est l'origine du dsir ne permet pas celui-ci d'tre satisfait. Les dceptions sont parfois graves et peuvent conduire au dcouragement et l'abandon Pour moi, je quitterais volontiers un monde o l'action n'est pas la sur du rve .

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    CHAPITRE III

    Essence et Personnalit

    Nous avons distingu l'tat dans lequel l'homme se nourrit de sensations-sentiments de celui dans lequel il voque le pass pour changer ses sensations en perceptions. La question se pose maintenant de savoir de quelle sorte d'homme il s'agit. En effet, les activits du monde externe ne sont pas rceptionnes ni perues de la mme faon par vous, par moi, ou par n'importe quel autre des organismes humains qui peuplent la terre par milliards. Nous constatons d'une part, avec un certain vertige, qu'il n'existe pas un tre qui nous soit identique ; nous sommes conscients d'autre part que chaque personne, face l'vnement, n'engage pas la totalit de son tre vrai, mais simplement une partie falsifie, dforme.

    Nous ralisons notre incapacit conserver au monde son originalit propre. En objectivant, nous dcouvrons ce que nous-mmes avons plac dans les objets, ceux-ci restent colls nous : nous sommes auto-rflexifs. Nos perceptions ressemblent ces photos sur lesquelles des touristes posent ct des monuments historiques, ils manifestent ainsi le rapport qu'ils crent entre eux et l'difice ; suivant la boutade de Voltaire : Dieu a cr l'homme son image, mais l'homme le lui a bien rendu ! Chacun de nous invente son dieu, son univers, ne fait que projeter sa pense, chacun construit les miroirs dans lesquels il se regarde.

    Prenant comme point de dpart ces constatations, la seule question qui ait un sens est celle de savoir qui se regarde. Nos sensations et perceptions sont des modifications de notre tre, notre regard doit par consquent traverser celui-ci, car il fait galement partie de l'vnement. L'humanit, reconnaissant depuis les temps les plus lointains l'vidence de cette recherche, a multipli les formules : Connais-toi toi-mme, tu connatras l'univers et les dieux . Regarde en toi, tu es le Bouddha. Le royaume des cieux est en vous .

    Le trait essentiel sur lequel insistent tous les interprtes de la Philosophia Perennis se rsume dans la formule sanscrite particulirement succincte : Tat Tvam Asi ( Tu es cela ). L'atman qui est le soi ternel se confond avec Brahman, le principe de toute existence. Les divisions par lesquelles nous oprons sur la nature reprsentent uniquement un systme de conventions, si nous abandonnons ce systme nous nous apercevons que notre moi n'est pas sparable du monde extrieur et forme avec lui un tout. Or, le tout ne peut tre class, il est inexprimable ; simplement : il est . Notre essence se trouve dans la mme situation que le tout , il n'existe pas de faon de l'exprimer ; seule une prise de conscience permet d'en faire l'exprience.

    Cet admirable extrait de l'Upanishad Chandogya raconte l'enseignement qu'un pre prodigue son fils qui vient d'accomplir de longues tudes trop livresques et qui revient chez lui infatu de son savoir. Le pre lui apprend ce qui ne s'enseigne pas dans les livres, cette connaissance grce et laquelle nous entendons ce qui ne se peut entendre, percevons ce qui ne se peut percevoir, et savons ce qui ne peut tre su .

    Apporte-moi donc un fruit de banyan, dit-il son fils.

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    Le voici, pre. Ouvre-le, qu'y vois-tu ? Quelques graines minuscules, pre. Brises-en une, qu'y vois-tu ? Rien du tout. Mon fils, dit le pre, cette essence subtile que tu n'aperois mme pas contient l'tre mme du grand banyan. Et tout ce qui existe a pour origine une telle essence. Cela est la Vrit, cela est le Moi et Toi, Svetaketu, tu es cela.

    Ensuite le pre donna et son fils un sac de sel en lui disant : Verse ce sel dans un vase plein d'eau, et apporte-le moi.

    Le fils obit et son pre lui dit : Maintenant donne-moi le sel que tu as mis dans l'eau.

    Mais le sel avait fondu. Gote l'eau la surface du vase, dit le pre, et dis-moi quel est son got. Elle est sale. Et au milieu du vase ? Sale. Et au fond du vase ? Sale galement. Il en va ainsi de ton corps, dit le pre : tu n'y perois pas la Vrit, mais elle y est partout. Et tout ce qui existe est dans cette subtile essence. Cela est la Vrit. Cela est le Moi, et Toi Svetaketu, tu es cela .

    * * *

    Tous les tres possdent une essence. Nous comprenons que la nature essentielle d'un chat est d'tre chat et qu'elle ne peut tre confondue avec celle d'un chien ou d'un oiseau. Dans la famille chat chaque individu possde galement une essence propre ; ceux qui ont lev plusieurs de ces animaux ont observ que les caractres taient diffrents. A la naissance de l'tre, l'essence s'inscrit dans une forme qui est destine se dvelopper suivant les possibilits inscrites dans sa nature. Le chat n'est pas prdispos et tre chat, il EST chat. En imaginant mme les influences les plus complexes du milieu, il ne deviendra jamais chien.

    L'enfant vit son essence, c'est juste titre que nous nous tonnons de sa fracheur, de ses mots, de ses dessins, de sa crativit, de la qualit de ses contacts. La faon dont il se manifeste lui appartient. Par la suite, lorsque la personnalit se dveloppe, il aime ce que, par ducation, la socit lui apprend et aimer. Les formes de la vie sociale s'imposent lui, il ressent par rapport elles, son inadaptation. L'ducation le meuble, cre des habitudes de pense, trace des routes dans le systme nerveux, effectue un travail d'implantation. L'enfant apprend aimer pour des raisons qui ne sont pas de lui, il ne peut bientt plus distinguer ce qui lui est propre de ce qu'il a acquis, autrement dit, des ractions qui sont devenues siennes par imitation. Aprs quelques tentatives de rvolte au cours de l'adolescence, il perd contact avec lui-mme. A partir de cette poque l'essence ne se manifeste plus que rarement, elle est touffe par la personnalit qui cr un destin diffrent de celui inscrit dans sa nature essentielle. C'est travers ce destin reconstruit que la vie sera juge et vcue.

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    L'essence est la vie mme, elle est vnement. La personnalit est construction mentale, elle est structure et ne peut atteindre l'vnement. Le contact avec ce dernier ne peut tre tabli qu travers une participation de notre essence.

    La psychologie religieuse est depuis longtemps ouverte ces problmes et nous trouvons des avertissements correspondants dans les crits orientaux et occidentaux :

    Rien ne brle en enfer que le moi (Thologica Germanica) Je vous le dis en vrit, quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un

    enfant n'y entrera pas (St-Luc). Eteindre l'individualit en cessant de nous identifier avec ses appartenances

    inauthentiques qui ne sont pas rellement ntres. Les activits venant du dehors traversent alors le calme de l'esprit comme un vol d'oiseau dans un espace sans vent . (Sri Aurobindo). Ces paroles nous paraissent essentiellement vraies, elles obligent effectuer un rappel vers les zones profondes de l'tre.

    Nous trouvons galement dans la philosophie bouddhique la prcision suivante : Il n'est dans le monde ni tort, ni vice, ni pch qui ne dcoule de l'affirmation du moi. Le moi est Mara le tentateur, le crateur du mal. Le moi promet un paradis frique... Vous aspirez au ciel, mais ce sont les plaisirs du moi que vous cherchez dans les cieux et c'est pourquoi vous ne pouvez voir la flicit du vrai et l'immortalit de la vrit. Celui qui cherche le moi, doit distinguer entre le vrai moi et le faux moi .

    Freud dfinit la notion de personnalit en distinguant tout d'abord le a constitu par les impulsions instinctives, par les ractions de l'essence, puis le moi c'est--dire la conscience que l'homme a de lui-mme, enfin le surmoi qui se constitue par adaptation aux exigences familiales et sociales. Au cours de sa vie le moi de l'individu est cartel entre son essence qui cherche se manifester et qui demande tre satisfaite a et le surmoi qui reprsente le personnage cr par la morale sociale.

    En vieillissant, il devient difficile de distinguer notre nature originelle des attitudes de compensation que la vie nous a imposes. Ds l'enfance, la socit sollicite de nous des talents que nous nous voyons dans l'obligation de contrefaire, des personnages paraissant mieux adapts la vie sociale. Adolescents, nous ne connaissons dj plus les traits de notre vrai visage et nous engendrons des causes contradictoires qui ne peuvent produire leurs effets en mme temps.

    Chacun de nous possde une essence propre qu'il est seul capable de contacter. Nous la ressentons confusment travers certains gots de nous-mmes qui ne peuvent tromper par leur authenticit, nous gardons l'espoir de raliser demain ses aspirations secrtes, mais pour le moment, cette ralisation nous parait impossible et contraire mme l'ordre social. Toutes les poques ont cherch discerner une prdestination chez les tres. Certaines socits les ont distingu suivant un systme de castes : les guerriers, les prtres, les marchands, etc... Les glises ont admis plusieurs voies de salut, reconnaissant ainsi que les individus taient diffrents et que des rgles communes ne pouvaient leur tre appliques. Le christianisme a distingu la voie de Marthe qui implique le salut par l'action pour ceux qui ont une disposition propre l'action et la voie de Marie qui implique le salut par la contemplation. Ces voies

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    diffrentes se sont matrialises dans les rgles de nombreux ordres religieux. Nous retrouvons une distinction parallle dans la description des types psychologiques tablie par Jung : le terme extraverti dsignant les personnes qui se caractrisent par une influence du sujet sur l'objet et celui de intraverti , celles qui laissent apparatre une dpendance du sujet par rapport l'objet.

    Ces catgories sont, malgr tout, troites puisque chaque individu est diffrent. La comprhension profonde que chacun peut obtenir de sa nature essentielle, qui est vnement, ne doit pas tre confondue avec les essais de classification de types psychologiques qui appartiennent au domaine des structures difies par l'esprit. Si nous prenons soin d'viter cette confusion, nous pouvons essayer de dfinir intellectuellement les exigences qui amnent la cration de la personnalit et les formes qu'elle revt.

    Les travaux effectus par le psychologue amricain Sheldon pour dterminer des types psycho-somatiques ont t publis sous le titre : Les varits de temprament . Ils constituent actuellement l'analyse la plus complte laquelle nous puissions nous rfrer. En voici les grands traits :

    Sheldon distingue trois composantes physiques et trois composantes psychiques qui sont apparentes et peuvent se retrouver l'tat pur, ou tre mlanges dans des proportions variables chez un mme individu : c'est le cas le plus frquent. Pour les composantes physiques, il distingue trois catgories : l'endomorphe, le msomorphe et l'ectomorphe.

    Chez l'individu qui prsente le type endomorphe, le systme digestif a une place prpondrante, il est gros. A cette constitution correspond un type de temprament appel viscrotonie. Le viscrotonique se caractrise par la relaxation, l'amour du confort et du bien-tre, la lenteur des ractions. Les plaisirs de la table tiennent dans sa vie une place importante ; il aime prendre ses repas en commun, car le second de ses traits est la sociophilie : il est avide d'affection, il aime se retrouver en socit, en famille, il fuit la solitude.

    Celui qui reprsente le type msomorphe pur se distingue par une musculature puissante, le squelette lui-mme est puissant. Le type de temprament correspondant s'appelle la somatotonie qui se caractrise par la recherche de la lutte, le besoin d'activit et l'amour de l'aventure physique. La personne est dure, agressive, aime risquer et dominer.

    Enfin celui qui correspond au type ectomorphe se reconnat par une constitution maigre, un squelette troit et des muscles peu apparents. Le temprament qui s'associe ce physique s'appelle la crbrotonie et se caractrise par l'introversion : retenue de l'attitude, recherche de solitude, manque d'adaptation sociale, rsistance l'habitude, imagination. Le monde extrieur le domine, il se retire en lui-mme restant attentif aux variations de sa conscience.

    Cette description relative aux varits de temprament tente de saisir la nature essentielle de l'homme, celle dont il hrite la naissance. Mais nous savons qu'il se forme chez l'homme au cours de la vie une personnalit base sur la mmoire. Celle-ci compense les facults qui semblent faire dfaut pour une meilleure adaptation la vie sociale, en improvisant des attitudes qui sont cres pal imitation.

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    Prenons un exemple : le crbrotonique est peu dou pour la vie en socit et pour l'action. Il souffrira de se sentir tranger aux mouvements qui agitent le monde, aux sentiments exprims sans retenue. Son attitude de fuite devant les contacts humains, le manque de facult d'expression, son introspection excessive seront autant de difficults qu'il aura vaincre s'il veut s'adapter. Il observera alors les personnes de son entourage qui lui paratront mieux armes pour la lutte sociale, il enviera ceux parmi ses contemporains qui semblent si bien insrs dans la socit : ceux qu'il ctoie, les personnages dcrits dans la littrature, ceux qui paraissent sur les crans. Insensiblement, il s'adjugera par imitation leur comportement. Masquant son tre rel, il crera une faade lui donnant la possibilit de paratre et l'illusion de tenir sa place , de tenir son rle , ou tout au moins la place et le rle qu'il aura imagins.

    Chaque poque organise ses mythes ; chacune exerce une pression sur les individus pour les amener crer une personnalit compensatrice. Il existe toujours un snobisme du sicle. A l'poque romantique il tait de bon ton d'observer un air alangui et de laisser soupirer son me. Au dbut de ce sicle la rondeur bonhomme du viscrotonique tait propose comme modle. L'homme d'action se trouve actuellement sur le pidestal : le somatotonique vit son poque, il n'prouve pas l'angoisse de l'adaptation, la socit l'attend. L'ingnieur et le sportif sont les piliers de sa civilisation, l'glise admettra les prtres-ouvriers. Mais s'il domine son poque, celle-ci, malgr tout ne rsoud pas tous les problmes, ayant cr ses mythes, il en est aussi la victime, jusqu' l'infarctus. L'quilibre qui rsulterait d'une expression libre des essences est rompu, d'autant plus que s'accrdite l'espoir de faire natre des penses justes par la seule vertu de l'action violente.

    La personnalit engendre des tensions, elle laisse cet arrire-got trange et dcevant de vivre ct de soi, de ne pas tre ce que l'on veut paratre. Les rencontres entre deux personnalits s'tablissent sur un plan factice. Lorsque l'tre vrai n'est pas engag, ces rencontres manquent de ralit et de profondeur, les relations se crent sur la base de modus vivendi et s'y enlisent. Dans le mariage, les contacts n'existent pas au niveau des sentiments, l'homme recherche la femme , celle dont il s'est fait une reprsentation idale, il tente de faire concider la ralit avec sa construction mentale plutt que de rester veill aux sentiments que lui inspire une personne prcise dans une situation vcue. Rciproquement la femme recherche l'homme . Il est certain que la situation ainsi cre ne sera jamais relle.

    Le choix d'un mtier lui-mme se fait sous la pression de la socit, les dsirs de l'individu correspondent en effet rarement aux impratifs conomiques et aux modes. Telle activit mieux adapte au temprament sera nglige, parce que juge insuffisamment rmunratrice ou considre comme un dclassement. Ayant construit une image de nous qui se durcit avec les annes, nous l'opposons la vie; nous nous statufions vivants, ce qui ne peut se raliser qu'en ignorant la ralit du mouvement. Nous avons besoin d'admirer notre image de la vie, nous avons besoin de hros, nous recherchons les honneurs et l'approbation.

    Mais il semble qu'il soit prfrable de suivre son propre Dharma, mme s'il parat plus humble qu'un autre. Il est essentiel de saisir que nous ne pouvons tre informs vraiment que par notre tre vrai : notre essence est seule capable de cette information. Elle se rvle par l'ensemble des sensations-sentiments et nous renseigne par la faon dont elle ragit ce

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    niveau. Elle est le domaine de la comprhension, elle participe au mouvement puisque par sa nature elle vit un continuel prsent.

    * * *

    Nous savons que l'homme possde la facult de concevoir dans son mental des situations statiques. Faisant abstraction du mouvement, il forme, grce sa mmoire, des modles de l'univers et de lui-mme. La personnalit est le domaine des perceptions et par consquent de la connaissance, au niveau de celle-ci, les activits provenant de l'extrieur ne dclenchent chez l'individu que la mmoire : les choses ne sont pas connues mais reconnues ; par ailleurs, en procdant des distinctions, notre connaissance devient plus riche et notre comprhension plus pauvre.

    Si nous faisons le procs de la personnalit et de la connaissance, il ne faut pas perdre de vue que l'un et l'autre sont indispensables la survie de l'tre. Ce procs ne vise qu' dfinir les limites et les conditions dans lesquelles leur exploitation doit intervenir. En effet, la personnalit et la connaissance qui se nourrissent d'elles-mmes sont mortes. Nous avons des perceptions-motions, rarement des sensations-sentiments. Cette situation nous met en dsquilibre avec notre moi profond, elle est oppose des relations authentiques avec la vie. Il est indispensable de saisir que la vritable personnalit se constitue partir de l'essence qui seule est active, au centre de la vie, de mme que la vritable mmoire perceptive se constitue partir des sensations qui sont nos contacts les plus directs avec l'vnement. Or, le plus souvent la personnalit, la mmoire, l'appareil perceptif ne font que se renforcer en se redigrant constamment dans un univers clos.

    Les formes de la personnalit sont multiples : le dsir du devenir, le schma du devenir, vivre sa vie , qui se traduit par la recherche du plaisir (seule la comprhension travers l'essence peut apporter la joie), construire une image esthtique de soi, cela fait partie de la personnalit. Le renoncement, l'attitude de sacrifice ne sont qu'un nouvel aspect de la personnalit, l'envers de la situation prcdente. Bachelard crivait : L'homme veut vivre une histoire il veut dramatiser son histoire pour en faire un destin . Nos connaissances ont augment dans des proportions fantastiques jusque dans le domaine des sciences humaines, nous n'en sommes pas plus sages ; les biens matriels ont augment dans les mmes proportions, nous n'en sommes pas plus heureux ni plus joyeux.

    On peut appliquer la personnalit ce qui a t dit pour les perceptions : elle se situe un niveau d'abstraction lev puisqu'elle trouve sa nourriture dans la mmoire. Elle se complait dans un monde trs abstrait o il est question d'amour de l'humanit, de notions de