g munis critica del partido-estado

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 G. MUNIS PARTI-ETAT STALINISME REVOLUTION ************** SOMMAIRE I. Le système écono miq ue rus se et la transition vers le comm uni sme II. Du bo lchévisme au stali ni sme III. Le Parti -Eta t e t la c ontre -révolution stali nienn e IV. Politique extérieure russe et stalinisme mondial V. La cr ise de la contr e-ré volut ion r usse part ie de la c rise du système capi tali ste  A ma femme, Arlette, à mes enfants, pour tous les enfants, tout es les femmes, tous le s hommes du monde. G. Munis

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El texto en cuestión aborda el análisis de la formación del régimen bolchevique y el desarrollo del Estado totalitario basado en el dominio del partido único.

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  • G. MUNIS

    PARTI-ETATSTALINISME

    REVOLUTION

    **************

    SOMMAIRE

    I. Le systme conomique russe et la transition vers le communisme

    II. Du bolchvisme au stalinisme

    III. Le Parti-Etat et la contre-rvolution stalinienne

    IV. Politique extrieure russe et stalinisme mondial

    V. La crise de la contre-rvolution russe partie de la crise du systme capitaliste

    A ma femme, Arlette, mes enfants, pour tous les enfants, toutes les femmes, tous les hommes du monde.

    G. Munis

  • ILE SYSTME CONOMIQUE RUSSE et la

    TRANSITION VERS LE COMMUNISME

    Le rtablissement rapide et la croissance du capitalisme occidental aprs la guerre, la paralysie gnralise du proltariat et son atonie idologique, la monte, aprs la puissance amricaine, de la puissance russe et lextension de son stalinisme en Europe et en Asie, lquilibre de la terreur nuclaire, labsence dune lutte pour la rvolution mondiale, la prsence si tardive et ractionnaire de tant de nationalismes, le dsarroi thorique, lorsque ce nest pas la dchance, des partisans de la rvolution proltarienne, autant de phnomnes troitement lis entre eux. Ils sont en vrit co-dtermins, mais leur dterminisme rciproque apparat la plupart des gens masqu, entirement fauss par une mystification seme tous vents depuis un demi-sicle, celle de la nature socialiste du systme de proprit russe. Le fait qu lorigine de cette mystification se trouve une rvolution, ou plutt, pour parler avec exactitude, une formidable tentative de rvolution communiste mondiale, rend le mensonge encore plus fourbe et odieux.

    La dmystification doit tre le premier pas dune dmarche thorique qui prfigure le renversement de lactuelle situation, dautant plus quelle doit sattaquer non seulement au stalinisme et ses clients, mais encore la plupart de leurs ennemis, accrochs des notions fausses, mortes ou mcanistes, et quil doit en rsulter un tableau nettement dessin du cours ractionnaire des vnements bauchant une stratgie rvolutionnaire lchelle internationale.

    Aucun rgime na jamais joui, hors de ses frontires, dun prestige aussi tendu que le rgime russe. Malgr leurs critiques, ses opposants eux-mmes y ont souvent contribu, tandis que ses inconditionnels et sympathisants transformaient ses spoliations, ses meurtres, ses forfaits contre le proltariat russe et international, ses abjectes calomnies contre ses adversaires en autant de mesures de salut. Et ce nest pas encore fini ! Ce rgime a soumis le proltariat une intense exploitation, double de pnurie alimentaire, et de la plus troite surveillance policire, allant jusqu la surveillance de la pense ; il a condamn des travaux forcs des dizaines de millions dhommes ; en a excut des centaines de milliers dautres sans procdure judiciaire ; tortur physiquement et moralement des personnes pour obtenir des aveux ; organis les procs les plus falsifis de lhistoire ; extermin mthodiquement les Bolchviks de 1917 ; envahi la Pologne et les tats Baltes en accord avec lAllemagne fasciste, conqute avalise par les tats-Unis, avec de surcrot cinq pays et la moiti de lAllemagne ; enfin - et je me limite au plus vident - aprs avoir prt main-forte Hitler, ce rgime pousse ses partis la dfense nationale dans le Bloc amricain, y rgimente le proltariat, loblige rendre ses armes, la guerre peine finie, lattle la productivit et revigore ainsi le systme chancelant bien plus que le plan Marshall. A leur retour de Moscou, Thorez et Togliati furent les vrais sauveurs du capitalisme occidental, nullement ltat-major yankee-anglais, ni de Gaulle.

    Rien nimporte. LURSS, pays du socialisme (1) est toujours porte aux nues par une monstrueuse et incessante propagande, aussi obscurantiste que les faits mmes quelle falsifie, cache, dforme ou glorifie. On devait sy attendre, car les partis pseudo-communistes sont faonns corps et mes, pour le pass, le prsent et le futur, par le systme social rgnant en Russie, dont on dfinira ici la nature. Mais cette propagande est surtout destine rallier une future intelligentsia , limage de celle qui tient son quartier gnral au Kremlin, les ouvriers et les individus honntes ne pouvant plus tre qu moiti dupes, pas pendant longtemps et plus du tout ds que le parti et lintelligentsia ont escalad le pouvoir. Elle remplit auprs des travailleurs la mme fonction de bourrage de crne que la propagande bourgeoise. Le stalinisme sait, par Marx lui-mme, que lignorance des ides rvolutionnaires dans le proltariat est une ncessit pour lextraction de la plus-value. Il est vital pour lui de planifier cette ignorance.

    Mais, aprs tout, le stalinisme joue son rle. Ce sont les tendances critiques son gard, mme anti-staliniennes,

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  • qui portent la responsabilit de ce quun fort mouvement ouvrier ne se soit pas dress contre lui. Parmi elles, la faute la plus lourde choit aux trotskistes, dont les arguments se recommandant de Trotski et de Lnine, impressionnent davantage les jeunes et les attachent des positions conservatrices. La dnonciation la plus complte et la plus hardie de la bestialit du rgime stalinien (ce nest dailleurs mme plus le cas pour aucune tendance trotskiste actuelle) ne peut mener nulle part, hormis lmasculation politique, du moment quon la dissocie du rgime social, et dune apprciation critique de la Rvolution russe. En effet, pour le trotskisme la bureaucratie stalinienne est une chose et la proprit des instruments de production en est une autre toute diffrente. Cest donc sa notion URSS tat ouvrier dgnr , o sinscrit cette ahurissante diffrenciation, quil faut considrer tout de suite.

    On connat les arguments des trotskistes : le rgime politique est mauvais, voire ractionnaire, le systme conomique bon, malgr les distorsions que le premier lui impose, il faut combattre celui-l tout en dfendant celui-ci, la nationalisation et la planification tant leurs yeux le mode de production le plus progressif de lHistoire. Bref il ne faut pas jeter lenfant avec leau du bain . Et en consquence dfense inconditionnelle de lURSS contre tous ses ennemis extrieurs.

    Au dbut des plans quinquennaux, ces arguments pouvaient avoir et ont eu en effet une certaine porte. Il nen reste pas moins quon avait trop vite fait didentifier la dsignation et la chose dsigne, et nglig les facteurs essentiels, nous allons le voir. Mais aujourdhui, aprs 45 ans de cette planification l, aprs tout ce quon sait de lconomie russe, ce quon nous cache obstinment comme ce quon nous dit de faux et de vrai, quelle relation avec la notion rvolutionnaire de planification et avec le socialisme peut-on lui trouver ? Ceux qui croient encore en voir une sont, hlas, la merci du Kremlin. Certes il na pas rtabli la proprit prive, il parle toujours planification, socialisme et mme dfense de la rvolution. Les inconditionnels, eux, rptent comme un cho quelque peu brouill : ce que nous dfendons cest le reste de la rvolution, pas la bureaucratie . Ils ne comprennent pas que leur prtendu reste de la rvolution est le bouillon de culture nourricier du despotisme stalinien. Napolon III, lui aussi, avait coutume de dire : mon nom est insparable de la Rvolution . Or, lconomie de son poque tait incontestablement issue de la rvolution bourgeoise, tandis quil ny a pas eu de proprit, ni de planification socialistes issues de la Rvolution dOctobre.

    Mais admettons hypothtiquement, pour les besoins de linterprtation thorique et parce quil faut combattre ladversaire sur son propre terrain, que la nationalisation et la planification telles quelles ont t pratiques depuis le premier jour en Russie, proviennent dune rvolution socialiste. Quel doit alors tre le point de dpart pour analyser le phnomne russe, le caractre objectif de la planification, ou le caractre objectivo-subjectif du pouvoir politique, dont la tendance contre-rvolutionnaire tait reconnue par Trotski ? Les dfenseurs de la Russie partent de la planification qui aurait d, daprs eux, se dbarrasser du pouvoir politique au fur et mesure de ses propres rsultats, ou bien soudain, par une rvolution politique. Or, la bureaucratie stalinienne ne se laisse pas cataloguer facilement sous la dnomination dexcroissance quils lui dcernent. Son pouvoir politique naurait eu aucune chance de se maintenir sil ne devenait pas une objectivation superstructurale du systme conomique. Si bien que, mme du point de vue des analyses de Trotski, la loi dialectique de transformation de la quantit en qualit devrait tre largement confirme au bout de 50 ans de la plus absolutiste des dominations bureaucratiques.

    Il ny avait, en ralit, nulle ncessit, nulle possibilit dune telle transformation, parce que, sur le terrain dune rvolution socialiste, il est impossible que le pouvoir politique et lconomie se dplacent dans des directions opposes. Mais il ne faut pas anticiper.

    Louvoyant entre la gauche et la droite, les divers rgimes de lHistoire bass sur la proprit prive, ont eu des manifestations politiques qui exprimaient leurs caractres progressifs. Le capitalisme a pu concder, sous la pression des luttes ouvrires, sinon volontairement, le suffrage universel, le droit dorganisation et de grve, la libert de presse et ce quon appelle les garanties individuelles. Il na jamais t un rgime doppression pour la bourgeoisie. Mais si lon admet lexistence dune vraie planification en Russie, on y dcouvre, sur la base du systme le plus progressiste, le plus ractionnaire des rgimes politiques dont on garde mmoire, comparable au fascisme hitlrien lpoque moderne et dans lantiquit la phase la plus despotique de lEmpire Romain. Mme hors de toute autre considration, on serait oblig de reconnatre que lconomie russe ne garde aucun rapport avec le socialisme. Autrement, on jetterait par-dessus bord la conception matrialiste de la socit et de lHistoire. Dveloppement conomique et dveloppement politique prendraient des directions opposes, lHistoire serait alors

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  • le chaos incomprhensible de Schopenhauer.

    Largument de lexcroissance provisoire, le Deus ex machina que le trotskisme fait intervenir ici, scroule par sa propre inconsistance. En premier lieu, le caractre provisoire du rgime politique ne lui octroie aucunement la possibilit de mener de lavant une conomie rvolutionnaire tandis quil devient lui-mme de plus en plus ractionnaire. En second lieu, si la gestion conomique de la bureaucratie tait tant soit peu positive, cela se serait reflt dans sa politique intrieure et extrieure, surtout pendant et aprs la guerre. Le contraire saute aux yeux. En troisime lieu, le recours cet argument ne dmontre et naide comprendre quoi que ce soit sur la nature du systme russe, mais en change nous claire sur la pense de ceux qui lavancent. En effet, ils nadmettront lexistence du capitalisme que le jour o ils dcouvriront une classe de propritaires individuels. Cest--dire jamais, parce que le vieux capitalisme lui-mme tend liminer la bourgeoisie ; il a fait dj bon march dune bonne partie de celle-ci.

    Par ailleurs, la prtendue antinomie entre planification et bureaucratie, cest--dire entre systme conomique et rgime politique repose sur une ide plus gnrale, celle de la priode de transition entre le capitalisme et le communisme. Les dfenseurs de la Russie croient donner ainsi une explication scientifique des carts de lconomie socialiste par rapport ce quelle devrait tre, et mme des crimes du pouvoir. II nen est rien. Au contraire, cest l quapparat la vulnrabilit et la mprise des analyses de Trotski, devenue adultration droitire du concept rvolutionnaire chez les trotskistes actuels et chez certains marxologues rudits comme Naville. La priode de transition (Marx lappelait phase infrieure du communisme), quon limagine courte ou longue, doit tmoigner de sa propre nature, cela va de soi, par une progression continue vers la disparition des classes, clef dune libert individuelle et collective inaccessible sous le systme du salariat, mme libral. Or, les diffrenciations sociales se sont multiplies avec les plans quinquennaux, et la terreur policire ne connat pas de relche. La dmocratie la plus fruste est intolrable aux despotes du Kremlin. Lespoir dun conflit entre la nature du systme conomique et la bureaucratie, supposs contradictoires, sest rvl radicalement faux.

    Il y avait, ds le dpart, erreur grave supposer lexistence dun hiatus entre le systme conomique et la bureaucratie, entre la structure et la superstructure, leur unit, leur concordance dintrts permettant seules, au contraire, leurs affirmations respectives. Autrement dit, lindustrialisation de la Russie, si pousse quon limagine, ne peut et ne pourra jamais delle-mme, par simple rsultat mcanique de sa fonction, venir bout du rgime bureaucratique.

    Pour creuser cette ide, il faut se pencher sur la notion de bonapartisme, applique par Trotski au rgime politique russe, et toujours utilise tort et travers par ceux qui se rclament de lui. Elle tablissait un paralllisme insoutenable entre la Rvolution Franaise et la Rvolution Russe. Le Bonapartisme de la premire doit donc tre immdiatement analys.

    En tant que subversion sociale, en tant quaction pratique de lHomme sur son histoire, la Rvolution Franaise ne fut pas luvre de la Bourgeoisie, mais principalement celle des masses pauvres des villes et des serfs fodaux. La destruction complte et rapide des survivances conomiques fodales et de lappareil politique de la monarchie absolue, naurait eu lieu (cest le cas de beaucoup dautres pays, capitalistes depuis trs longtemps) sans la conqute, par les artisans et les ouvriers, du droit dinsurrection, ce dont le proltariat moderne devra tenir compte dans de futures situations post-rvolutionnaires. Grce ce droit, les quartiers pauvres de Paris arrachrent une mesure aprs lautre la majorit modre de la Convention, souvent aux Jacobins eux-mmes, allant jusqu faire une incursion dans le pouvoir politique en proclamant le gouvernement rvolutionnaire et en instaurant la domination de la Commune, appele des rpercussions lointaines et fcondes. Voil comment la rvolution dmocratico-bourgeoise franaise russit atteindre son propre achvement, cas unique, et ce qui nous donne parfois comme une fragrance de la future rvolution socialiste mondiale.

    Mais la domination politique des masses pauvres devait tre phmre, car elles noccupaient pas encore la place ni les fonctions indispensables pour imprimer la socit une orientation communiste, le capitalisme lui-mme tant peu dvelopp. Cependant, des mesures conomiques diriges contre certains bourgeois furent adoptes. Cest un fait soulign par Mathiez que le coup dtat de Thermidor clata lorsque le Comit de Salut Public voulut mettre en application une loi dexpropriation au bnfice des indigents qui affectait bon nombre de spculateurs et de nouveaux riches. La Commune et les masses pauvres en gnral, dj brides par Robespierre,

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  • furent rduites limpuissance, mais elles avaient ananti jamais la monarchie absolue et le fodalisme.

    Le processus de rorganisation sociale et politique qui a lieu entre Thermidor et lpoque bonapartiste proprement dite, ne peut tre considr que comme la dmarche de stabilisation de la rvolution bourgeoise. Le Bonapartisme ne niait pas celle-ci, ne dtruisait pas son uvre. Il lui donnait la lgitimit juridique et le calme politique indispensable au dveloppement de lconomie capitaliste dbarrass dentraves. Sous ses lauriers militaires et son clat dempereur parvenu, Napolon cachait le sordide dun systme dont la progression exigeait que les masses urbaines fussent loignes du pouvoir et enfermes dans lordre dfini par lesclavage salarial et la dictature des capitalistes. Bref, tant donn que la capacit des moyens de production lchelle franaise aussi bien que mondiale empchait toute perspective socialiste, les ouvriers et les artisans, les Sans-Culottes en gnral, devaient tre loigns des affaires de la bourgeoisie, aprs avoir dtruit lancien rgime. Ils ne bnficieraient plus que des bribes du dveloppement de la socit capitaliste. Thermidor entreprit cette uvre et le Bonapartisme lacheva. Tout se passe comme si la rvolution bourgeoise avait besoin dun thermidor et dun bonapartisme, son contenu essentiel la portant dvelopper une classe propritaire des instruments de production et du pouvoir politique et une classe de salaris dpourvue des deux.

    Tout autre est leffet dun Thermidor, sans parler dun bonapartisme; sur une rvolution proltarienne, mme du type ambigu qui fut celui de la rvolution russe. Et non seulement leffet mais aussi lorigine, il faut le dire ici sans anticiper sur ce que lon lira plus loin propos de la prise du pouvoir par les soviets en octobre 1917. Il est videmment impossible, et lheure actuelle stupide, de considrer le pouvoir russe comme un bonapartisme de la rvolution communiste, comme son affirmation juridique ou comme provisoirement indispensable au destin ultrieur du socialisme. Le systme de production et de distribution que la Rvolution franaise devait porter au fate tait consubstantiel la bourgeoisie, et la ncessit de mettre au pas les classes au-dessous delle appela le bonapartisme, qui apparat ainsi comme une manation directe du capital. Non seulement la bourgeoisie rencontrait donc des classes sa gauche, mais elle les produisait. Or, le proltariat ne trouve et ne peut produire aucune classe au-dessous de lui et sa gauche, le systme de production et de distribution quil doit instaurer exigeant la suppression de toutes les classes, la sienne y comprise. Du sein du proltariat peuvent se dtacher, cela va de soi, des couches se situant au-dessus de lui qui loppriment et lexploitent, mais pour ce faire elles doivent sopposer avec plus dacharnement encore que la bourgeoisie au proltariat et au socialisme, car aucun autre moyen ne leur permet dy parvenir. En somme, pour une rvolution ouvrire un thermidor reprsente une dfaite totale ; il ne peut pas procder de son systme conomique. Il y a incompatibilit entre lune et lautre, lencontre de ce qui sest pass pendant la Rvolution franaise.

    Les thermidoriens de 1794 continuaient tenir un langage rvolutionnaire, alors quils coupaient court laction rvolutionnaire proprement dite et mettaient le cap vers la consolidation du capitalisme. En ce sens la notion de thermidor est trs utile pour rendre compte du processus ractionnaire observ en Russie. Si le Thermidor de la rvolution bourgeoise ntait pas en mesure davouer ses intentions, ce qui induisit en erreur de nombreuses personnes dont un des tous premiers futurs communistes, Gracchus Babeuf, plus forte raison celui de la rvolution russe, car il a surgi lencontre de lhistoire.

    Dans ces limites, et uniquement dans ces limites, la notion de Thermidor est utile et trs loquente. Elle indique un mouvement droite, au sein de la rvolution, colport par des rvolutionnaires qui ne se lavouent pas ou qui ne le voient pas, et conduisant, en France au libre dveloppement de laristocratie de largent, en Russie la contre-rvolution, labsolutisme conomique et politique de la haute bureaucratie.

    Par contre, la notion de bonapartisme nest applicable quelque aspect que ce soit de cette contre-rvolution. Le seul trait commun entre le rgime de Bonaparte et celui de la Russie, consiste en la dfense de leurs positions respectives contre la restauration de lancien pouvoir et contre les masses. A ceci prs que, frappant sa droite et sa gauche, le bonapartisme sen tenait strictement aux intrts de la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, tandis que le stalinisme sattaque directement au proltariat, clef mme de la socit communiste. Et sil soppose aussi la bourgeoisie, cest pour se lincorporer ou pour la rduire sa merci, car il est loin den nier le systme comme Bonaparte niait lancien rgime. Le bonapartisme, cela a t rpt souvent, arbitre entre deux classes en lutte pour le pouvoir. Napolon Bonaparte arbitrait entre la vieille noblesse et la bourgeoisie. Il se targuait dtre le rconciliateur national. Mais le despotisme stalinien ne trouve mme pas les lments ncessaires un tel arbitrage. Les restes de la bourgeoisie il les a vite assimils ; le proltariat, lui, a t soumis une condition voisine de

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  • lesclavage.

    L se trouve le plus important problme de notre poque. La bureaucratie stalinienne dfend incontestablement la nationalisation des moyens de travail ou proprit tatique, ainsi que sa planification. Mais cette proprit na rien de socialiste, ni, par consquent, les plans qui la commandent. On ne peut davantage la considrer comme un premier pas en direction du communisme, car une rvolution ouvrire doit prendre pied demble sur un terrain conomique socialiste, moins quelle ne parte vaincue. A ce sujet, il faut rappeler une erreur fondamentale de Trotski, laquelle nchapprent ni Lnine ni les meilleurs bolchviks. Pour lui la proprit tatique avait t instaure par la Rvolution, tout en reconnaissant quelle ntait pas encore la proprit socialiste. Y aurait-il donc un troisime type de proprit, qui ne serait ni capitaliste ni socialiste ? Alors il deviendrait impratif de reconnatre lexistence dune nouvelle classe de propritaires qui devrait rgner sur la socit pour un temps indtermin. Le dnouement du drame historique auquel aboutit le capitalisme ne reviendrait pas au proltariat, mais la classe identifie avec ce nouveau type de proprit. On est ainsi pouss, quon le veuille ou non, vers la thorie du collectivisme bureaucratique, pure vacuit. Jy reviendrai, mais il convient dajouter que cette classe suppose, surgirait pour ainsi dire du jour au lendemain et serait ractionnaire ds ses dbuts.

    Trotski perdait de vue sa propre thorie de la rvolution permanente, dont la premire phase se droula en octobre 1917 et immdiatement aprs, mais dont la seconde, la phase socialiste, neut jamais lieu. La proprit dtat ne fut pas du tout luvre de la rvolution, mais au contraire, du non aboutissement de la rvolution sa phase socialiste, celle-ci devant se caractriser, non par la proprit dun organisme quelconque, tat, syndicat ou parti, mais par une possession directement communiste des instruments de travail permettant lappropriation individuelle du produit du travail social. La distribution ingale des produits prsuppose dans tous les cas, disait Marx, une distribution ingale pralable des instruments de travail. Impossible dy chapper par des subterfuges sur la priode de transition. En un mot : toute rvolution qui concentrerait la proprit dans ltat (ou dans les syndicats, ce qui reviendrait au mme) se condamne du mme coup. On ne saurait trouver une meilleure ligne de dmarcation des rvolutionnaires lheure actuelle.

    La bureaucratie stalinienne fait corps lexprience est l - avec la proprit dtat quelle soumet un plan. Se la reprsenter comme ballotte entre le proltariat et la bourgeoisie ou entre le socialisme et le capitalisme, est une norme bvue. En Europe, la bourgeoisie mit des sicles surgir comme classe structure. En Russie elle ne peut mme pas ressurgir, la majorit crasante de la richesse ayant t cre sans elle. Il reste, surtout la campagne, de petits propritaires de lopins, voire des koulaks. Mais ce nest pas par le truchement de lagriculture quune restauration bourgeoise pourrait avoir lieu. La majorit des paysans ont t rduits la catgorie de travailleurs salaris, dans les tablissements dtat dits kolkhoses et sovkhoses. Leur situation, cependant, nest pas tout fait la mme que celle des ouvriers de la ville. Elle tient quelque peu de la situation des serfs fodaux, dont le temps de travail tait nettement divis : une partie non paye pour le seigneur, une autre partie pour eux. Ainsi les kolkhosiens donnent ltat une partie importante de leur temps de travail, qui ne leur est pay quen partie, et ils consacrent leur petit lopin le temps qui leur reste, le produit de ceux-ci leur appartenant. Toutefois, la bureaucratie reprsente lextrme droite dans le tableau des classes et des couches sociales russes. Elle se comporte comme telle, et il ne saurait y avoir dautre ennemi quelle pour les travailleurs de lindustrie comme pour ceux de la terre.

    Cette ralit tant incontestable, certains dplacent le problme laire internationale. Ce serait entre la bourgeoisie et le proltariat du monde que la bureaucratie stalinienne basculerait et l quelle dfendrait encore ce qui reste de la rvolution, face aux tentatives imprialistes dimposer manu militari la proprit bourgeoise. Cette lucubration fournit au moins ses inventeurs un alibi leur permettant de passer par-dessus les faits les plus criants. Quelques exemples entre mille : le Kremlin est le principal coupable de la dfaite du proltariat aprs la Rvolution russe et de la victoire de Franco. II savait pourtant que cette dfaite entranerait la guerre imprialiste. Plus concrtement, le Kremlin permit linstallation de Hitler au pouvoir en donnant ses vassaux allemands ordre de ne pas le combattre, alors mme que Hitler ne pouvait pas manquer denvahir la Russie un moment donn. En pleine guerre, Hitler offrit plusieurs fois la paix aux imprialismes occidentaux, afin dassurer la dfaite de la Russie. Ils rejetrent cette offre. Ce sont donc eux qui ont sauv les prtendus restes de la Rvolution. Mais si ces restes avaient exist, ils auraient de toute vidence accept les propositions dHitler, lincompatibilit des systmes de proprit capitaliste et socialiste dominant de trs loin toutes les rivalits imprialistes, cest--dire lintrieur du mme systme.

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  • Il nexiste donc rien, ni lintrieur ni lextrieur de la Russie, qui lie la bureaucratie stalinienne au proltariat. La guerre a t et sera toujours pour elle une manire de dfendre sa proie, lexploitation du proltariat russe, et de mettre la main sur dautres proies, autant que le lui permet sa force militaire. Maintenant, il est temps dexaminer le systme conomique autour duquel montent la garde : la gigantesque arme russe, une autre arme de policiers et de mouchards, les partis staliniens de tous les pays, toutes sortes de despotes archaques des pays arrirs, sans parler des intellectuels de gauche et des tenants de l tat ouvrier dgnr .

    Pour mieux situer la question et distinguer aussi bien la fort que les arbres, il est indispensable de rappeler la notion rvolutionnaire de planification, laisse toujours de ct lorsque lon parle des plans russes. Elle a un rapport trs troit avec la priode de transition du capitalisme au communisme, derrire laquelle sabritent les dfensistes.

    Si le mouvement ouvrier a parl, depuis Marx, de soumettre lconomie post-rvolutionnaire un plan de production, cest prcisment pour assurer la traverse la plus rapide de cette priode, la socit pleinement communiste devant fonctionner spontanment comme un tout tendant lharmonie. Il ne sagit nullement de lever ou damoindrir telle ou telle contradiction interne du capitalisme : crises de surproduction, concurrence entre capitalistes, entre trusts ou entre nations, contradictions structurales entre valeurs dusage et valeurs dchange. La planification post-rvolutionnaire doit aller tout droit la suppression du systme capitaliste et de ses suites. Elle doit en finir avec la contradiction entre la forme de production actuelle et les intrts immdiats, aussi bien quhistoriques, des travailleurs. Bref, la planification est un instrument pour faire faire volte-face lconomie, gage unique de la future civilisation communiste.

    Il ny a pas de faux-fuyant qui tienne : le systme de proprit pendant la priode de transition doit tre le mme quen plein communisme, autrement, o serait la rvolution sociale ? Mais admettons, pour les besoins de la polmique avec tous les sovitophiles (en fait russophiles) quentre la conception thorique et la ralit puisse se produire un dcalage dont les interstices seraient remplis diversement, selon chaque situation concrte, sans que la situation post-rvolutionnaire ne renverse la vapeur. Dans le cadre de la Russie, toujours selon les arguties des dfensistes, la bureaucratie stalinienne remplirait les interstices mis en vidence par ces dcalages et elle trouverait l, tout la fois, la base de sa diffrenciation du proltariat en tant que bureaucratie et le lien de sa fonction sociale, en tant que bureaucratie ouvrire, avec la fonction historique du proltariat.

    Il est premire vue impensable et rpugnant dadmettre un lien quelconque entre la bureaucratie stalinienne, dont la pourriture collective et individuelle, sociale et psychique a dpass toutes les bornes, et la fonction historique du proltariat. Mme Trotski a ni ce lien depuis 1933, lencontre de ses disciples daujourdhui. Cependant, il faut ici mettre un frein la sensibilit, bien quelle soit lune des composantes les plus solides de la dialectique matrialiste, pour porter lobjectivit jusquaux limites de laberration.

    Quiconque est un peu renseign, sait quen Russie le proltariat na dautre participation au pouvoir politique que celle que lui fait subir la terreur policire ; quil est rigoureusement cart de la direction des plans ; soumis une forme dexploitation plus inique que dans les vieux pays capitalistes ; quil ne peut pas avoir recours la grve sans encourir la rpression ; que sa part dans la distribution du produit du travail est minime et toujours impose, cependant que la bureaucratie sentoure dun faste oriental. On ne pourrait accepter, la rigueur, le bien-fond des ides dfensistes, que si la bureaucratie, malgr sa cupidit et ses innombrables crimes, orientait lconomie vers lgalit des possibilits matrielles et culturelles. Sans cela il ne sagit pas de planification, mais dun plan quelconque, qui laisse intact les fondements et lobjet de la production, dun plan dlibrment conu pour ne pas satisfaire les besoins des hommes. Auquel cas la socit peut tre en transition vers o lon voudra sauf vers le communisme.

    Le maquignonnage et lescamotage des statistiques, pratiqus depuis le premier plan quinquennal, a toujours cach les ralits conomiques les plus importantes pour le proltariat, mme exploit. On nous offre surtout des indices de croissance industrielle, encore que sujets caution. Malgr tout, mystification politique aidant, les progrs conomiques de lURSS bernent lheure actuelle de nombreux militants, pas seulement trotskistes. Mais il y a encore dautres dupes : conomistes et savants rassis y trouvent eux aussi leur compte. Cela devient, comme disait Engels propos de lantismitisme, un motif dexaltation pour les imbciles. Au lieu de la croissance en gnral, de celle de certaines industries, ou mme les exploits spatiaux, ce quil est indispensable de connatre

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  • est le niveau et le mode de consommation des travailleurs. L-dessus les statistiques sont peu prs muettes, et pour cause ! Ce niveau de consommation est trs bas malgr lamlioration conscutive au gain des guerres, et en plus hirarchis lextrme. Il ny a pas de congrs ou de confrence conomique qui ne se propose damliorer les systmes de salaire , cest--dire, darracher chaque ouvrier plus de production pour chaque rouble pay. Quant au mode de consommation, il est donn, il est impos par le salaire. Aucun ouvrier ne peut consommer plus quil ne gagne, selon la loi de rationnement du capitalisme. Dans de telles conditions, cette conomie ne peut faire le moindre pas vers le socialisme. Elle tient de lconomie dirige, non de la planification socialiste.

    Dans la socit bourgeoise, la reproduction largie seffectue en partant des intrts de la classe propritaire, ce qui en fait une accumulation de capital, soit de travail non pay, ou, sous sa forme de biens, une accumulation des produits soustraits leurs producteurs. Pendant la priode de transition, de mme quen pleine socit communiste, la reproduction largie des instruments de travail doit seffectuer en partant des ncessits matrielles et culturelles de la socit, la socit devant tre comprise ds lors, non loppos de lindividu, cas actuel, mais comme le lieu naturel de son panouissement. Cest ainsi que le capital accumul deviendra non-capital : des instruments de travail collectif domins par les hommes.

    Marx a donn dans son oeuvre fondamentale la formule de la reproduction capitaliste : c + v + pl, ou c dsigne le capital constant ou instrument de production, v le capital variable, salaires ou moyens de subsistance pour les travailleurs et pl la plus-value ou valeur ajoute dans le processus du travail, une partie de celle-ci tant consomme par les capitalistes, une autre allant se capitaliser pour laccroissement de la production. Cet accroissement passe ainsi ncessairement par laccumulation largie du capital. Dans la socit bourgeoise, c ne saccrot que dans la mesure o les capitalistes ralisent la plus-value en coulant les marchandises o elle est incorpore. Mais cet coulement - on le voit depuis des dcennies - peut tre facilit par la destruction pure et simple dune partie de la production, afin de maintenir le haut niveau des prix. Cest uniquement en une certaine proportion de c que v augmente aussi. Au contraire dans une conomie planifie (sous-entendu non capitaliste) laccroissement de c dpend uniquement des ncessits de v, qui embrasse la totalit de la population, et de la grandeur de pl. Un pareil renversement supprime les rapports de production capitaliste : c nest plus capital, v cesse dtre le prix de la force de travail qui rduit la portion congrue la majorit de la population, tandis que pl se prsente sous forme de biens nouvellement crs prts pour la consommation individuelle et collective. Il ny a plus de bnfices, cest--dire du travail dautrui appropri par des bourgeois, des fonctionnaires ou des institutions. Toute reproduction largie doit donc tre planifie comme rponse aux exigences directes de lensemble humain constituant la socit. En dautres termes, pendant la priode de transition llargissement de la consommation prside la reproduction largie (lancien capital constant).

    Le rapport des facteurs conomiques contenus dans la formule c + v + pl est dfinitivement chang. Il convient de souligner encore la diffrence, afin de voir nettement ce qui se passe en Russie. Sous le capitalisme, v, salaires ou moyens de subsistance pour les travailleurs, est toujours rduit au minimum indispensable relativement aux conditions rgnantes sur le march du travail. Loin dintervenir comme un facteur dterminant dans les projets de production, il nest que lun de ses rsultats. En ce qui concerne pl, la plus-value ou valeur nouvellement cre, qui tombe dans les mains des dtenteurs de la plus-value antrieure ou capital pralablement accumul, elle est en grande partie gaspille par eux et va dautre part sajouter c comme investissements additionnels, mais uniquement pour lui faire rendre encore de la plus-value. Tout le processus de la reproduction largie dpend, sous le capitalisme, de pl, plus concrtement, de lappropriation de tout le produit du travail social par les propritaires des instruments de travail. De l les contradictions inhrentes au capitalisme, lchelle nationale aussi bien quinternationale.

    La premire catgorie de contradictions peut tre considrablement attnue moyennant le contrle ou la concentration des capitaux par ltat, ou la vu depuis la seconde guerre mondiale mais les contradictions entre les divers capitalismes ou groupe de capitalismes ne font que ressortir davantage, jusqu menacer le monde dextermination. Et par ailleurs, plus le dirigisme (ou si lon veut la planification fonde sur la dualit capital-salariat), stend, plus il semble efficace, et plus dchirante devient la contradiction entre le systme mondialement considr et le dveloppement social, savoir, entre la forme production-distribution actuelle, et les besoins de tout un chacun, entre une technique hautement dveloppe et la classe des salaris. Bref, cest la contradiction entre la civilisation capitaliste sous tous ses aspects et le progrs humain, dont les possibilits sont grandioses et la ralit aussi mesquine quopprimante. Le dirigisme, lencontre de la planification sous sa

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  • conception rvolutionnaire, calcule dans ses plans la non satisfaction des besoins ; ou ce qui revient au mme, il calcule sur la base de laccumulation largie du capital. Nous retombons toujours sur la croissance de c travers la succion de pl par une catgorie sociale. Quon en donne pour justification la dfense patriotique, la modernisation, lintrt gnral, lindustrialisation ou mme le socialisme, il sagit toujours de la mme supercherie.

    Lapparition du dirigisme est lun des phnomnes les plus importants de lhistoire contemporaine. II est troitement li au rsultat ngatif de la lutte du proltariat mondial entre les deux guerres. Je reviendrai sur son aspect politique la fin de cet ouvrage. Maintenant, ce qui importe est de saisir son contenu matriel. Le dirigisme est un expdient de la socit capitaliste aux abois. Son dveloppement antrieur permettait et exigeait, dj, le passage lorganisation du communisme, lencadrement cre par le capitalisme tant dsormais trop troit et contraignant sous tous les rapports. Sitt que ce point est atteint, toute volution ultrieure est dclin, et tout dveloppement nouveau se fera sur une base nouvelle (2).

    Or, cette base nouvelle exclut les rapports conomiques, ainsi que les rapports entre les hommes et la nature et entre les hommes eux mmes, manant de la dualit capital-salariat. Le dirigisme remplit prcisment le rle de conservation de ces rapports hrits du pass. Sil accrot le potentiel capitaliste, cest aux dpens du dveloppement individuel et collectif, en puisant la nature et lhomme. Toutefois, nul dclin na commenc, lencontre de ce que pensent tant de marxistes vulgaires, par la destruction du potentiel conomique. Dans ce domaine il est, avant tout, un dcalage grandissant entre ce que le vieux systme accomplit et ce que pourrait accomplir un nouveau systme, la possibilit non ralise entranant une dcomposition de toutes les valeurs cres par lancienne civilisation, depuis les murs jusquaux rgimes politiques. Le dirigisme est lexpression non plus aveugle et chaotique du capital, mais relativement consciente de ses propres lois. A laide de celles-ci, il attnue ses contradictions internes et prtend voiler la contradiction historique le rendant incompatible avec lavenir social. Mais quoi quil fasse, il exacerbe cette dernire au plus haut point. Cest ainsi que le gigantisme du capital accumul accable tout le monde de plus en plus. Il suppose une ngation de ce qui fit le grand essor de la civilisation capitaliste. Enfin le dirigisme est ractionnaire parce quil taie lexploitation et, loin de transformer la ncessit en libert, enchane lhomme davantage la ncessit, et il appelle le totalitarisme. En supposant quil finisse par crer un type diffrent dorganisation sociale, celui-ci serait pire et non meilleur que lancien systme capitaliste.

    Si la reproduction largie ne seffectue pas partir dun solde de travail social indispensable au progrs, mais de ce mme solde administr par une seule catgorie dhommes, il continue dtre ou il devient une plus-value (pl) de leur proprit, et la planification socialiste savre impossible. Un plan dexploitation peut videmment tre conu en partant des intrts des exploiteurs. II ne sagit pas alors de rendre libres les conditions de travail et de vie, mais de les maintenir sous la coupe de lancien systme, instruments et produits du travail devenant de plus en plus trangers aux producteurs. Presque tous les pays font aujourdhui des plans de ce genre o linitiative prive est subordonne celle de ltat, commis de la collectivit capitaliste et capitaliste lui-mme. Lquivalence de ces plans est aussi confirme par les conditions quils imposent la classe ouvrire, sans parler du fait peu connu que des dirigistes russes et chinois, en tudient sur place, en Occident, les mthodes dlaboration et dapplication. Cest que, des trois termes de la formule (c + v + pl), c est toujours passif, quel que soit le systme. La reproduction largie peut uniquement prendre son impulsion, soit de lintrt dune minorit dhommes tapis derrire pl, soit de lintrt cours et long terme de la masse humaine comprise dans v. Dans ce dernier cas seulement, cela va de soi, il en rsultera une planification au sens rvolutionnaire du terme, en rupture avec la valeur dchange, tout le reste ntant que programmation rtrograde. En rsum, le dirigisme, la manire russe ou occidentale, est la planification ce quune boussole en position verticale est une autre boussole lhorizontale.

    Aucun dpassement rvolutionnaire nest possible sil ne supprime pas la contradiction entre les biens de consommation ou valeurs dusage et ces mmes biens en tant que valeur dchange ou marchandise. Autrement dit sans couper court la vente et lachat de tout ce qui existe. Qui ignore que cette vnalit, qui stend jusquau savoir et aux consciences, prend sa source dans la vente (achat pour le capital) de la force de travail ? En finir avec le salariat est donc une condition sine qua non. Cependant il faut rappeler, pour parer un danger peu perceptible, mais non inexistant, que les esclaves ne touchaient pas de salaire. Pour quune autre forme dexploitation ne sinstaure il faut que la matrise des instruments de travail, des produits et de la socit toute entire, passe lensemble des travailleurs, lexclusion de toute couche sociale particulire ou institution.

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  • Lintervention de la rvolution proltarienne doit entamer la solution du problme en faisant disparatre pl en tant que plus-value manipule sa guise par une minorit. Alors pl ne sera que le produit nouvellement cr et voulu, destin largir la consommation immdiate et la capacit de production ultrieure. Le point dappui de la formule c + v + pl, cest--dire, la dynamique mme de la production, change de pl v. Il ny aura plus personne pour accaparer pl, ni par consquent c. Les travailleurs dominant lun et lautre de ces termes cesseront eux-mmes dtre une classe, et la critique rvolutionnaire de lconomie politique aura abouti la ngation de celle-ci par un systme de relations sociales o ltre humain, dbarrass des multiples contraintes qui le rabougrissent, pourra donner sa mesure.

    La distinction entre production dinstruments de travail (biens dquipement dans le jargon actuel) et production de biens de consommation doit prendre, depuis le premier jour de lorganisation communiste, un aspect tout diffrent. Sous le capitalisme, la reproduction largie part des ncessits de la section instruments de travail, tandis que la planification ne peut calculer leur largissement quen partant de la section biens de consommation. La diffrence est radicale et implique elle seule tout le concept de planification pour la consommation. En dehors delle aucun besoin dindustrialisation ne peut se faire sentir qui ne comporte ou ne r-introduise la fonction essentielle du capital : lextraction de plus-value.

    Mme la cration dindustries de guerre contre un encerclement capitaliste rel, non fictif comme ctait le cas en Russie partir du stalinisme, dclencherait de nouveau le mcanisme commenant la section instruments de production, derrire laquelle se cacherait vite, sinon pralablement, une coterie de matres avides. Une rvolution na que faire de la dfense nationale ; son salut est dans la lutte victorieuse du proltariat des autres pays, de ceux qui pourraient lattaquer tout dabord. La guerre entre peuplades et groupes sociaux joua un rle dcisif dans lapparition des classes et de ltat. Le proltariat ne peut se servir que de la guerre civile. Par ailleurs, les armements lectroniques et thermo-nuclaires suffisent faire tomber dans le domaine de la dmence toute tentative de victoire militaire dune rvolution. Dans chaque pays, ces armes doivent tre paralyses de lintrieur, et les armes dissoutes.

    Pour les besoins de la dmonstration, il faut avoir recours limage de la socit de transition donne par Marx dans la critique du programme de Gotha (3). Pendant les premiers cycles de la reproduction planifie, la socit devra prlever du produit total :

    1 - une quantit de produits de consommation pour la population approximativement gale celle destine aux mmes fins avant la rvolution ;

    2 - une quantit dinstruments de production pour remplacer lusure de ceux qui existent, quantit qui se trouve incorpore aux produits obtenus ;

    Lexcdent, produit nouvellement cr (pl ou travail non pay sous le capitalisme) Marx le divise en deux parties, lune allant grossir les instruments de travail, lautre devant amliorer la consommation immdiate des travailleurs. II indiquait ainsi, dun ct, que dans la socit de transition les produits perdent le caractre de marchandise, et dun autre ct que par rapport lobjectif communiste, la rpartition est le but, la proprit collective et la planification les moyens. A ce sujet, une concession peut tre faite aux dfenseurs de la Russie. Ils nen seront que plus faciles contrer. Admettons que la totalit du sur-travail social soit utilise comme instruments de production, sans aucune amlioration pour les travailleurs. Le problme de la rpartition se poserait ensuite avec plus dampleur et dacuit. Mme si nous allons jusqu supposer quau dbut tout le sur-travail social apparat sous forme dinstruments de production, de machines, il est impossible de considrer plusieurs cycles conomiques sans que de laccroissement rpt de lancien c ne vienne une plus large et meilleure consommation. Il ne sagit pas seulement de la satisfaction immdiate dune classe ouvrire que lconomisme moderne - se rclamant toujours de Marx, il est vrai - msestime avec une dsinvolture toute savante ou toute plate, mais des conditions matrielles qui doivent conditionner une lvation ininterrompue du niveau culturel et technique, non de la socit considre dans sa traditionnelle division, travail manuel - travail intellectuel, mais de chacun des individus qui la composent. A dfaut rien dessentiel naura t chang. Il est devenu indispensable de prciser que cette lvation la fois matrielle et culturelle devant dcouler de la planification, na absolument rien voir avec les leurres de la dfense du niveau de vie de la classe ouvrire . Ce dont il sagit cest de mettre un terme la vente de la force de travail qui produit et reproduit, jour aprs jour, cette classe et son exploitation. Il faut sattaquer

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  • la cause, non ses effets. Aussi longtemps que la consommation et le savoir dpendront du prix de la vente de la force de travail, on ne sortira pas de loppression. La priode de transition devra donc se caractriser, avant tout, par une consommation en rupture avec le prix de la force de travail. La loi de la valeur doit tre brise pour ne laisser que la valeur dusage, mesurable, non en prix, non en argent, mais en besoins concrets, gamme illimite.

    Pour les conomistes russes qui ont leur charge la tche de justifier le systme, la loi de la valeur sapplique la priode de transition, dite socialiste, Staline en personne avait fait cette dcouverte , alors quil remplissait les camps de concentration de millions dhommes et quil assassinait des centaines de milliers dautres quils soient ou non partisans de la rvolution. Ces conomistes ne se soucient pas de nous dire quand, dans ce cas, elle disparatra ou commencera disparatre. Et pour cause : il faut, en premier lieu, renverser le pouvoir et toutes les institutions quils servent. La misre de leur argumentation dcoule spontanment de la nature du systme quils justifient. Quand ils calculent en argent les bnfices des entreprises, les investissements, etc... ce nest pas, comme ils le prtendent, une manire de comptabilit sans rien de commun avec celle des autres pays. Tout simplement, ils ne connaissent que la forme capitaliste de comptabiliser, ce qui est explicitement confirm lorsquils disent que les bnfices vont ltat, un tat qu linstar dun bourgeois quelconque ils identifient la socit ( ltat du peuple tout entier ). En effet, par lintermdiaire de cet tat ils touchent, avec 15 ou 20 millions de bureaucrates leurs semblables, des dividendes, en espces et en nature, sur les bnfices extraits de la diffrence entre ce qui a t pay louvrier comme prix de sa force de travail, et le produit total de ce travail. La rgle qui prside tous les plans quinquennaux : tirer de chaque rouble investi le maximum de bnfices possibles , commande lconomie partout. Ce genre de comptabilit est insparable du systme et inversement.

    Toutefois, il est vain de vouloir rfuter le mensonge dlibr ; on ne peut que le mettre au pilori. Les conomistes russes sont de vulgaires mercenaires. En change, les affirmations des non-staliniens qui voudraient nous faire croire quil y a l, sous-jacent, malgr tout ce que lon peut dire, quelque chose de socialiste, doivent tre contestes. Pierre Naville fournit aux diverses nuances des dfenseurs de la Russie largumentation la plus savante. Cest donc ses arguments quil faut envisager maintenant. Son exgse serre des uvres de Marx, dans Le Nouveau Leviathan , ne nous intresse pas ici, sauf la partie concernant le destin de la plus-value en priode de transition. Il russit dans ce domaine bien mieux que les tcherons vnaux du Kremlin. Car daprs Naville galement, la loi de la valeur, quelque peu modifie, sappesantit encore sur le stade infrieur du communisme, tel un malfice que les hommes sefforceraient en vain de conjurer, la machine conomique elle-mme tant le grand sorcier rdempteur. II prend appui sur Marx, cela va sans dire. Et il ne donne pas dans la btise de prsenter la socit russe comme quelque chose de ressemblant lesquisse donne par Marx dans la Critique du Programme de Gotha. Il dit mme le contraire explicitement. Pourtant il parle de socialisme dtat, socialisme tant pour lui synonyme de premire phase du communisme. Mais il ne russit associer des termes aussi ennemis lun de lautre quen faisant de la Russie une socit en transition... vers la socit de transition au communisme (et ce depuis prs de 50 ans !). La reculade est de taille et implique une vue rvisionniste nouvelle, avec le double sens conomique et politique de lancien rvisionnisme rformiste. Il sexplique lui-mme :

    Lorganisation de la production et des changes dpend de certains rapports de production, cest--dire, aussi des rapports de classes, en dfinitive dune certaine forme dappropriation semi-collective du produit et du sur-produit. Cest de cette appropriation quil faut partir. Il est vrai quen URSS elle a lieu dune faon autre que dans le capitalisme priv ; mais elle existe encore dune forme non-socialiste, parce que nous sommes dans un socialisme dtat, born tous gards, et ce socialisme natteint de loin pas le niveau des rapports thoriques dcrit par Marx. Tout au plus en fournit- il certaines prmisses. (4)

    Nous nous trouvons donc bien en-de de la socit de transition. Naville concde - au stalinisme - que les prmisses en question supposent dj de srieuses transformations mais, - on vient de le lire - il ne sagit que des prmisses de la priode de transition vers le communisme : en clair, de celles qui sont cres par le capitalisme tout court et qui existent lchelle mondiale depuis bien des annes. Sans elles la rvolution de 1917 naurait jamais eu lieu.

    Dun autre ct, la cohrence de la dfinition cite est loin dtre satisfaisante. Elle nous parle dune appropriation du produit et du sur-produit en Russie, qui se ferait dune faon autre que dans le capitalisme priv , tout en reconnaissant quelle est non-socialiste .

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  • Ni capitaliste ni socialiste donc. Autre est un mystre et cela suggre plutt le collectivisme bureaucratique . Cependant, Naville se dfend daccepter cette ide, aussi bien que celle dun capitalisme tatique. Alors, il dcouvre que lappropriation non socialiste est le fait dun socialisme dtat , sans que la faon autre soit pour autant claircie. Que dissimule donc cette appropriation semi-collective du produit et du sur-produit, ce qui veut dire de tout ? En fait dappropriation il ne peut sagir que du sur-produit accumul ou mang par les administrateurs (plus-value), le produit ncessaire correspondant la somme des salaires, mme si ltat doit dabord dtenir cette somme. Qui donc participe moiti ou tant soit peu lappropriation du sur-produit ? Les travailleurs ? Naville nirait pas jusqu laffirmer. Or, il ne saurait y avoir une autre justification ce semi-collective . En dehors de la classe ouvrire il ny a que les serviteurs de ltat, appareil conomique compris. Ce sont eux, qui sapproprient le sur-produit, dune manire semi-collective on peut ladmettre, puisque cest divers degrs et que cest seulement une minorit dentre eux qui dcide. Mais le mcanisme quils mettent en marche pour ce faire est, et ne peut pas ne pas tre, celui du travail salari, production de marchandises comprise, comme pour le capitalisme priv.

    En attendant de traiter la nature de ltat russe et sa position dans le monde il faut souligner que Naville est amen sa conclusion contradictoire par un article de foi qui tient lieu de vrit axiomatique, savoir la nature de la rvolution russe. Il la donne en effet comme indiscutablement socialiste, manque de rigueur flagrant dans un ouvrage qui se veut de sociologie marxiste scientifique. L-dessus se greffe la conception thorique de la priode immdiatement post-rvolutionnaire, et donc celle o, toujours daprs la critique du programme de Gotha , le droit, et donc la rpartition des produits, conserve les stigmates, du droit bourgeois. Cependant, que vient faire ce stade infrieur du communisme sinon effacer tous les stigmates, qui ne sont pas, soit dit en passant, le droit bourgeois tout cru, loin de l ? II est donc impratif de caractriser ce stade, non par les traces du pass tant rabaches, alors quil ne sagit l que dune composante secondaire, mais par la dynamique de sa composante essentielle, lorganisation du communisme.

    L-dessus, le salaire socialiste de Naville embrouille le problme autant quune quelconque participation aux bnfices . Sans parler du contresens de ces deux mots, quon ressent comme une injure, le salaire a beau tre, daprs le trac de Naville, un interchange social des travaux ou des facults ingales de travail, il ne permet pas dentrevoir un biais qui effacerait les diffrences de classe et la division mme du travail. Le dveloppement industriel et celui de la productivit, qui sont supposs produire cet effacement, devront obligatoirement aller de pair avec une appropriation des biens de consommation (depuis la nourriture jusqu lenseignement suprieur) qui casse la dpendance de tout salaire. Cest alors quon se mettra en route vers la disparition des classes (transformation qui se concrtise par la disparition du proltariat) et que les instruments de production, ainsi que ce dont chaque individu a besoin pour ne pas tre brim, se confondront avec la distribution et celle-ci avec le travail social et le temps libre. Leur sparation davec la force de travail est lorigine de lchange dquivalents (force de travail contre prix de la force de travail) ; elle ne saurait cesser que paralllement avec cette sorte dchange.

    Naville tire son ide dun salaire socialiste de ce fait indniable : le produit total du travail devra toujours surpasser celui de la consommation collective. Certes, et il en sera ainsi mme en plein communisme. Mais pour que ce sur-travail, quelle que soit sa grandeur, cesse dtre de la plus-value, de lexploitation de lhomme par lhomme, il faut que sa distribution, consommation immdiate et accroissement de la production comprise, assure la suppression du salariat. Les ouvriers et les fils douvriers ne manqueront pas de se trouver en situation dinfriorit, domins par des forces conomiques et culturelles trangres, aussi longtemps quils ne disposeront que dun quivalent de leur capacit de travail, mesure capitaliste par antonomase. Cest tout fait en dehors de cette mesure, par contre, que les diverses capacits physiques et intellectuelles se manifesteront, supprimant demble la division entre travail intellectuel et manuel, et par voie de consquence le rabougrissement de tous. Sans dsirs satisfaits pas dpanouissement. (5)

    Dans la critique du programme de Gotha Marx se propose surtout de rfuter les charlatans qui rclamaient le produit intgral du travail . Il envisage la priode de transition telle quelle aurait pu sortir du niveau de force de production son poque. Toutefois, il ne fait pas lombre dun doute que pour lui les stigmates du droit bourgeois sestomperaient au fur et mesure du redressement et de laccroissement de la production par les travailleurs eux-mmes, et quun droit ingal, sans quivalent, jaillirait. Il le dit explicitement : les lments de production sont distribus de telle sorte que la rpartition actuelle des objets de consommation sensuit delle-mme. Que les conditions de la production soient la proprit collective des travailleurs eux-mmes, une rpartition des objets de

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  • consommation diffrente de celle daujourdhui sensuivra pareillement . (voir commentaire n 3).

    En outre, les possibilits offertes par les connaissances techniques, dune part, et les besoins individuels dautre part, sont lheure actuelle incomparablement plus grandes que du temps de Marx. La journe de travail pourrait tre rduite de plus de moiti dans un court dlai, tout en multipliant par 4 ou par 6 le produit total, tandis que le fonctionnement mme de la socit rclame durgence le plus haut niveau culturel pour tous. Bref, les classes peuvent tre effaces trs rapidement quant leur soubassement conomique, celui qui est dfini par le droit. Seule la distribution culturelle mettrait plus longtemps prendre la forme communiste. En attendant, quon ne vienne pas nous parler de salaire socialiste. Cette normit ne saurait masquer la ralit de lexploitation, en Russie pas plus que dans une quelconque situation future.

    A prsent il est possible de parler avec certitude du systme conomique russe. Aucun de ses traits ne peut tre assimil ceux de la socit de transition vers le communisme. Les trois lments de la formule c + v + pl conservent pleinement et mme de la manire la plus brutale, leurs caractristiques capitalistes. Et pour cause : les plans quinquennaux ont suivi la lettre, ce qui ne veut pas dire avec la plus grande comptence, le mcanisme de laccumulation largie du capital dcrit par Marx, tout en ludant certains des obstacles de lancien dveloppement chaotique des capitaux privs. Si bien quon peut affirmer que ce capitalisme a t sciemment organis sur le modle pr-existant en Europe et aux tats-Unis. Marx et Engels disaient du Royaume de Jrusalem, fond par Godefroy de Bouillon en 1099 que son fodalisme tait plus complet que tout autre, car bti dlibrment (planifi, dirait-on aujourdhui), en prenant pour norme celui de la France. Ainsi les hommes du Kremlin ont mis profit les connaissances de Marx sur laccumulation du capital.

    En effet, nulle part laccroissement de c navait t men auparavant avec une telle rudesse par la partie de la population qui accapare pl et par suite tout le produit brut du pays. Elle dicte salaires et prix, en dehors de toute concurrence ; elle comprime les premiers et gonfle les seconds volont ; elle multiplie les catgories ouvrires ; elle rduit juridiquement lesclavage des milliers, des millions dhommes (camps de travaux forcs), punit les ouvriers lusine plus svrement que ne le faisait la bourgeoisie du XVIIIe et XIXe sicle, fixe dans les lieux de travail le proltariat tout entier, impose chacun un Carnet de Travail policier. Enfin, elle distribue parmi les siens une partie de la plus-value et r-investit lautre sa guise. Limmense majorit de la population ne dispose que du salaire (v). Loin dtre laxe de tout le processus conomique, loin de dominer pl et c, elle se trouve crase entre lun et lautre, un tel point quelle est en butte la rpression ds quelle esquisse la moindre rsistance conomique ou politique. Jamais aucune bourgeoisie neut sur les conditions dexploitation une emprise aussi complte, aussi despotique que celle des seigneurs du Kremlin. Mais quon ne sy trompe pas, ce sont les conditions mmes de la production capitaliste portes au paroxysme par des avatars historiques trs concrets dont je parlerai plus loin.

    La croissance conomique obtenue au prix de tant de misre, de rpression, dabaissement de la conscience collective et individuelle est, somme toute, bien pauvre, et elle apparat surtout dans le domaine militaire, toujours ngatif. Le Japon a fait bien mieux, mme avant la ddivinisation de la monarchie. Tout pays dEurope occidentale un peu industrialis a une productivit moyenne suprieure la Russie, sans parler de sa productivit agricole, encore au niveau des zones les plus arrires du Globe.

    Lengouement de tant de techniciens et intellectuels de gauche pour la Russie a en vrit de toutes autres raisons que lobservation des rsultats conomiques, moins encore celle des mthodes politiques. La dpravation de ces derniers dpasse souvent celles des mthodes fascistes, tandis que la simple croissance de lconomie ne pourrait tre bien mesure quen disposant des donnes relatives trois points essentiels

    1 - Quantit dheures de travail de toutes sortes mises en oeuvre pendant une priode donne. La dmonstration serait dautant plus vidente que lon choisirait une priode plus longue.

    2 - Partie de ces heures correspondant aux biens nouvellement crs, cest dire montant du sur-travail total (plus-value).

    3 - Partie de ce montant incorpor au dispositif de travail pour llargissement ultrieur de la production, avec spcification des secteurs.

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  • Les dictateurs du Kremlin ne seraient pas ce quils sont sils taient tant soit peu en mesure de nous fournir des donnes relatives ces 3 points au lieu de gaver le monde de chiffres de production truqus, ou qui, mme vridiques, ne signifient rien quant la ralisation du socialisme et trs peu quant lefficacit du capitalisme russe tout court. Cest que, dun ct, les biens nouvellement crs ont un rapport, trs faible avec la quantit dheures de travail utilises, que la consommation ouvrire a fait des progrs insignifiants et dun autre ct que les investissements sont minimes par rapport au taux de plus-value extorqu. Tout capitalisme occidental, et celui du Japon, devancent la Russie dans ces deux domaines.

    Pour excuser ou expliquer lexploitation intensive et extensive impose en Russie, certains ont parl dune accumulation primitive du socialisme dautres tout bonnement daccumulation primitive capitaliste. Mais le socialisme na que faire dune quelconque accumulation de capital. Ds quil est l, il sempare de laccumulation antrieure, et cet acte labolit. Dans la mesure o il se verra dans la ncessit de btir ses propres ressources industrielles, celles-ci procderont directement du travail command par la consommation des travailleurs, non de la vente contre un salaire, pour tout dire non dune force aline. Croire lheure actuelle que les travailleurs dun pays, mme arrir, ne peuvent rien faire sans se laisser extorquer une plus-value que dautres se chargeraient daccumuler tmoigne, pour le moins, dun envotement par la pense conomique du systme dexploitation.

    Quant laccumulation primitive capitaliste, elle tait largement accomplie dans la Russie tsariste. Le rgime stalinien ne la renouvelle ni ne la renforce. Il est vrai que ce rgime harcle le proltariat et les classes pauvres avec une sauvagerie qui na rien dapprochant, si ce nest celle de la priode primitive du capital en Occident, telle quelle a t dcrite par Marx. Tout de mme, il ny a aucun parralllisme significatif tablir. En Europe occidentale ce fut le commencement dune re de dveloppement social. En Russie il ny a rien de semblable qui commence, mais quelque chose qui dprit. Et ce qui dprit est le mme monde capitaliste dont lexpansion fut dclenche par laccumulation primitive. Toute philosophie de lhistoire nenregistrant pas ces faits savrera ractionnaire. Les cinquante dernires annes lont mis en vidence, en Russie et un peu partout dans le monde.

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  • II

    DU BOLCHEVISME AU STALINISME

    Lapparition du stalinisme lintrieur du bolchevisme donne lieu, depuis longtemps, aux interprtations les plus diverses sur les sources et la nature de lun et de lautre. Pour Moscou et ses clients le problme nexiste mme pas ; il y a continuit, quoique maille de ce quils appellent culte de la personnalit , celle du Moloch Staline en loccurrence. Pkin, par contre, rvre toujours le Moloch quil oppose comme paradigme ses successeurs... depuis que la querelle entre les deux capitales a clat. Rien qui doive tre pris en considration. Cest bien au-del de toute affirmation ou vellit stalinienne que se situe une vritable discussion.

    Le stalinisme surgit au sein du parti bolchevique. Il y a continuit de parti, cela est indniable. Mais cette reconnaissance est loin dclaircir le problme, elle ne le pose mme pas dans ses vritables termes. Ce quil sagit de savoir cest le pourquoi de cette continuit, comment elle sest ralise dans les faits et ce quil en a rsult. Le stalinisme et la socit russe actuelle, taient-ils contenus, ds lorigine, dans les ides et dans loeuvre du bolchevisme ? Le passage de celui-ci celui-l a-t-il t un enchanement rigoureux de cause effet ? Voil comment le problme doit tre pos.

    Pour dcouvrir la solution il faut commencer par dfinir avec exactitude la nature de la rvolution russe dans la situation mondiale de 1917, ce quon ne peut pas faire sans considrer avec attention les conceptions rvolutionnaires de lpoque.

    La guerre dclenche en 1914 fut la premire grande manifestation meurtrire de la porte mondiale des instruments de production ainsi que de leur incompatibilit avec la socit sous leur forme capitaliste et nationale. Elle marquait lheure de la rvolution communiste. A ce moment prcis la puissante deuxime Internationale pique du nez devant les ftiches patriotiques, acquiesce partout lunion nationale, se transforme en pourvoyeuse de chair canon. La plupart des anarchistes, commencer par Kropotkine, prenaient aussi partie dans le carnage imprialiste. Le proltariat international tait dfait sur toute la ligne, la pense rvolutionnaire disparaissait subitement. De rares groupes devaient reprendre lactivit internationaliste en comptant leurs adhrents par units. Ce qui aurait pu devenir une situation insurrectionnelle, depuis lAngleterre et la France jusqu lAutriche-Hongrie, lAllemagne et lEmpire tsariste, prit partout lallure dun nausabond sabbat patriotique.

    Il est vrai que depuis le Front populaire et la seconde guerre mondiale les staliniens et toute la cohorte des pseudo-anti-imprialistes, cautionns cette fois par bourgeois et gauchistes, sont en tat permanent de possession patriotique. Mais aprs leffondrement de 1914, la situation fut brusquement redresse en 1917, et la guerre civile contre la guerre imprialiste revenait lordre du jour. Linternationalisme, sans lequel le proltariat ne sera jamais que lattelage du capital, faisait surface nouveau et lzardait tout le systme. Ctait laube de la rvolution mondiale qui pointait dans la rvolution russe.

    Fausse lueur, espoir trompeur - nous disent aujourdhui des voix fles, nihilistes -. Non, puisque la vague rvolutionnaire dclenche en Russie, vingt ans aprs grondait encore en Espagne (juillet 36, mai 37) aprs avoir secou des dizaines de nations. Elle a t la plus vaste de lhistoire jusqu prsent, et ce, en dpit de Moscou, devenu entre temps centre dirradiation contre-rvolutionnaire. Ces faits nous introduisent de plain-pied dans la nature de la rvolution accomplie en 1917.

    Nul ne pouvait penser linstauration du socialisme dans lempire des tsars. La plupart des thoriciens, emmurs dans les ides reues sur lvolution des socits (fodalisme, capitalisme, socialisme), ny voyaient que lappel dune rvolution bourgeoise qui dvelopperait le capitalisme et les droits politiques limage de la France et de lAngleterre. Ils napercevaient pas lexistence dune socit mondiale dont lunit relle et potentielle tait, bien plus que son dveloppement ingal mme, le vritable levain rvolutionnaire. Ils napercevaient pas, ils ne souponnaient pas davantage, que la bourgeoisie tait devenue partout une classe ractionnaire que sa propre

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  • rvolution effrayait, et que la proprit prive ntait plus le principal gnrateur de lexpansion capitaliste. Mme le parti bolchevik, on le sait, tait pris au pige dun 1789 russe. Les thories rvolutionnaires peuvent aussi devenir conservatrices, on la vu maintes fois et lheure actuelle plus que jamais encore dans lhistoire.

    Cest incontestablement leur internationalisme, vigoureusement maintenu pendant la guerre, malgr quelques failles, qui a permis aux bolcheviks de se dbarrasser des schmas morts et de prendre une envole audacieuse. Abandonnant lide dune indispensable rvolution bourgeoise ils postulent la prise du pouvoir par le proltariat, en fonction dune rvolution socialiste imminente en Occident. Cest ainsi quen votant pour linsurrection arme, la premire motivation du Comit Central Bolchevik est celle-ci : la rvolte de la flotte allemande, expression extrme de la croissance dune rvolution socialiste mondiale dans toute lEurope . Oui, le spectre du communisme, banni par la capitulation de la sociale-dmocratie hanta de nouveau le monde.

    Cependant la prise du pouvoir par le proltariat ne constituait pas, en elle-mme, une rvolution socialiste; elle ntait que son allgorie, une rvolution politique, qui devait se prolonger jusquau socialisme avec le secours de la rvolution occidentale, directement socialiste elle. Marx ne stait pas fait une ide trs diffrente de la chute du tsarisme et de ses consquences possibles. Sinspirant de lui aprs la tentative de 1905, Trotski prconisait une rvolution permanente, partir de la rvolution dmocratique, que seul le proltariat tait en mesure de raliser. Lnine et la majorit des bolcheviks rallirent ce projet en 1917 lors des Thses davril . Ils prenaient donc appui sur lunit foncire du proltariat mondial, malgr le dveloppement trs ingal des diffrents pays. Lide dune tape rvolutionnaire bourgeoise et du dveloppement capitaliste comme condition dune rvolution proltarienne ultrieure tait abandonne, et, partir de ce moment, tenue pour irralisable, en Russie et partout. Au moment mme o la plupart des thoriciens de la IIme Internationale pliaient lchine devant le pouvoir de largent, un nouvel essor tait donn en Russie la pense et laction rvolutionnaires. On ne pouvait dsormais parler dune rvolution faite par et pour la bourgeoisie dans les pays arrirs ou pr-capitalistes sans donner dans la mystification. Si bien que Lnine lui-mme qualifia de ractionnaire le programme antrieur des bolcheviks, qui tait pourtant essentiellement son oeuvre. Personne, rien, mme pas leurs propres bvues postrieures ne pourra ravir aux bolcheviks ces mrites, uniques jusqu prsent, quoiquen disent leurs dtracteurs actuels.

    Aucune autre qualification que celle de rvolution permanente ne peut donc convenir au bouleversement doctobre 1917. Dautant plus quil fut dclench en fonction dune rvolution communiste juge imminente en Europe occidentale, ce qui navait rien dimaginaire. Aprs plus dun demi-sicle, un coup dil rtrospectif nous permet de cerner de plus prs les facteurs de cette rvolution permanente, et de la redfinir comme une rvolution politique, uvre du proltariat, dont les mesures sociales, communistes, apparatraient au fur et mesure de son propre dveloppement, en jonction avec la rvolution communiste en Occident. Sa dmarche conomique directe portait sur lexpropriation de la bourgeoisie et de la noblesse, sur le contrle ouvrier de la production prparant les travailleurs la gestion de toute lconomie. uvre norme par rapport lautocratie tsariste, mais encore rien par rapport au socialisme. Par contre, le pouvoir au proltariat dans les soviets, qui avait t la condition de ces mesures, les dpassait largement ; il navait de sens quen allant, sans solution de continuit, vers lavenir socialiste dont il tait le chiffre et qui, seul, lui confrait sa raison dtre.

    Il est indiscutable que le parachvement socialiste dune telle rvolution ne pouvait sourdre de ses propres avoirs, trs maigres et par-dessus le march anantis par la guerre imprialiste suivie de la guerre civile. Ctait sa propre rpercussion au-del de ses frontires qui devait les lui offrir. Dans lenceinte aussi vaste que ravage de ses frontires nationales la rvolution avait la route barre court terme, mais pas du tout si le proltariat international bousculait les frontires. Sa limitation intrieure reconnue au dbut par les bolcheviks, reprsentait nanmoins lbranlement de lhumanit dans sa marche vers le communisme.

    Cela ne veut pas dire que le catastrophique cours ultrieur des vnements soit entirement imputable lchec de la rvolution occidentale. Loin de l. Toute rvolution, y compris dans le pays le plus industrialis dpend, tt ou tard, de son prolongement dans lespace. Mais son maintien jusqu ce moment, qui peut ne pas tre immdiat, sera dtermin en grande partie, sauf intervention militaire extrieure, par une rigoureuse quit dans laccs de chacun aux biens de consommation disponibles. Et ne parlons pas de lquit politique qui engage, elle aussi, tout lavenir dun pouvoir rvolutionnaire. Mais ce nest pas encore le lieu de sattaquer lattitude des bolcheviks dans ces domaines.

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  • Un facteur plus que tout autre a obscurci la nature de la rvolution russe et par la suite celle du stalinisme : lexpropriation de la bourgeoisie. A force de se reprsenter le capital incarn dans les propritaires individuels, laspect tangible quil a adopt pendant des sicles, tous les rvolutionnaires ont nglig sa fonction sociale, tout comme si elle allait de pair avec la bourgeoisie et rien quavec la bourgeoisie. Mais ce qui commande la disparition du systme est lanantissement des rapports de production et de distribution nous par le capital, dont la prsupposition est une distribution des instruments de travail qui exclut totalement les travailleurs, forcs ds lors de vendre leur capacit de travail aux dtenteurs des instruments. Or, le capital peut revtir, outre laspect du bourgeois bien connu, une forme anonyme dans les socits par actions, ou encore plus impersonnelle et indivise dans ltat. Rvolution et contre-rvolution russes sont l pour nous lapprendre, et si lon ny prend pas garde, lhistoire prochaine pourrait nous pousser encore dans un autre pige, celui dun capitalisme abrit sous ce quon appelle autogestion, gr par des conseils ouvriers. Mme lencadrement ouvrier le plus dmocratique de lconomie ne sera rvolutionnaire que dans la mesure o il fera disparatre la classe ouvrire prcisment.

    La rvolution expropria bel et bien la bourgeoisie remettant tout le capital, instruments de production comme finances, entre les mains de ltat. Si ouvrier que les bolcheviks aient considr ltat cette poque, et ils ne manquaient pas de faire des rserves, ils ntaient qu moiti dupes de la signification dune telle mesure. Ils nignoraient pas que la nationalisation nest pas le socialisme, mais ils y voyaient lintroduction du socialisme, dautant plus quils comptaient sur la rvolution occidentale pour aller plus loin et quils se considraient eux-mmes comme les garants de lavenir socialiste, erreur grosse de consquences. Ils pouvaient certes prendre appui sur quelques considrations de Marx et Engels sur les nationalisations, mais au dtriment dautres bien plus significatives et qui convenaient intgralement au niveau des forces productives au XXe sicle. Bref, la rvolution russe sinstalle sur la contradiction entre un pouvoir politique proltarien devant faire corps avec la rvolution communiste, et une forme de proprit non bourgeoise, mais pas socialiste pour autant. Lun devait ncessairement lemporter sur lautre.

    La victoire du proltariat dans les principaux pays industrialiss aurait sans doute permis de rsoudre positivement cette contradiction inconciliable. Mais pour ce faire, il aurait fallu carter toute proprit dtat, sloigner de lexemple russe dans ce domaine. Les exigences de la situation en plus des ressources conomiques qui faisaient dfaut la Russie, auraient peut-tre impos des mesures directement socialistes. Cependant il ne faut pas oublier que chez les rvolutionnaires de lpoque rgnait, sur cette question, une opinion assez proche de celle des bolcheviks. Faisaient exception les anarchistes, mais ctait une exception ngative, puisquil sagissait pour eux, surtout, du libre change entre producteurs libres (6), ce qui nexclut ni la marchandise ni mme les classes. Toujours est-il que lextension ou la mort de la rvolution allait dpendre de lantagonisme entre son pouvoir politique et la forme de proprit tatique.

    La suppression du march et de la monnaie pendant le communisme de guerre avait intercal un facteur distributif de nature anticapitaliste, quoique situ un niveau trs bas. Il ne sagissait pas seulement dun expdient militaire destin disparatre aprs la guerre civile, comme laffirment encore mme des ennemis du stalinisme. Mesure empirique, improvise avec des moyens de fortune dans des circonstances extrmement graves pour la rvolution, elle sinspirait nanmoins du passage du Droit capitaliste un Droit socialiste annulant la valeur. Ce qui est dit ce propos par Marx dans la Critique du programme de Gotha ny tait point tranger. Dans la pense des bolcheviks, quils nont pas eu le loisir de coucher par crit, ce communisme devait sorganiser un niveau suprieur et stendre tous les domaines, aprs la dfaite des armes contre-rvolutionnaires. Mais toujours moyennant laide du proltariat occidental. Trotski a rappel plusieurs reprises ce dessein des bolcheviks. Lnine galement.

    Il est oiseux de supputer maintenant quel aurait pu tre le cours des choses au cas o ce dessein se serait ralis. Nonobstant, il faut souligner, pour la connaissance thorique et son application pratique venir, que le mode de production et jusqu la proprit, aurait d suivre la distribution pour devenir communiste. Celle-ci ne subissant pas les lois du march, et son amlioration quantitative et qualitative lapprochant davantage dune distribution communiste, elle se serait tendue jusquaux instruments de travail, qui sont le fondement de toute distribution. Lune et les autres auraient d tre alors soumises lensemble des travailleurs, non un organisme quelconque, moins encore ltat, qui se serait vu pousser du mme coup vers son vanouissement.

    Avant de tourner les yeux vers le virage du communisme de guerre la NEP (Nouvelle conomie Politique), si

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  • marquant tant dgards, il est indispensable de considrer lopinion qui dfinit comme bourgeoise la rvolution russe. Soutenue par la Gauche allemande et hollandaise, mais seulement des annes aprs leur conflit politique avec lInternationale Communiste et avec Lnine (7) cette dfinition est adopte prsent par certains groupes dits ultra-gauches, plus chauds par lexprience russe que mus par la rigueur thorique.

    La dfinition de la Gauche germano-hollandaise prend racine sur un fait indiscutable : ce nest pas la rvolution sociale, communiste, qui fut accomplie en 1917. Toutefois, elle ne peut pas contester quil y a eu rvolution. Conclusion dune logique formelle, mais aberrante : il ne peut sagir que de la rvolution bourgeoise, dautant plus que la Russie arrire, fodale , tribale, asiatique, etc., avait beaucoup de chemin parcourir avant de rejoindre les pays repus dindustrie et mrs pour le passage au socialisme. Encore lappui de cette logique formelle, une vrification non moins indiscutable : partir du premier plan quinquennal, laccumulation capitaliste largie, donc aussi lexploitation du proltariat, deviennent de plus en plus rageuses dans une Russie terrifie par la police.

    E pur si muove, (et pourtant elle tourne), doit-on rtorquer un raisonnement apparemment si solide. Sil est vrai que la rvolution ntait pas communiste et nacquit jamais ce caractre, son accomplissement tait luvre du proltariat, gagn par son secteur communiste, les bolcheviks. Hormis les dserteurs de la Socialdmocratie, qui sefforaient de faire sombrer la rvolution, personne ne nia lpoque ce fait, pas mme les futures composantes de la gauche germano-hollandaise. On pourrait objecter que les bolcheviks tournrent casaque, ou bien quil sagissait de bourgeois dmagogiquement dguiss en proltaires, peut-tre inconsciemment, puisquaujourdhui certains tirent parti du freudisme propos du refoulement, pour dcouvrir dans Lnine, depuis 1905; un psychisme bourgeois sous des apparences contraires. Quon se rappelle, ce propos, que ce fut prcisment Freud qui qualifia tous les rvolutionnaires en bloc dindividus rats, cest--dire, incapables de prosprer dans la socit bourgeoise. Encore faudrait-il montrer comment ces bolcheviks psychopathes ont russi faire plier lhistoire, et des centaines de millions dhommes normaux, jusqu leur faire partager leurs propres tares. On voit vite que les niaiseries psychanalytiques ne mnent rien. Le problme de la nature de la rvolution russe reste intact.

    Si Lnine et ses camarades ntaient que des rvolutionnaires bourgeois comme laffirme Pannekoek dans Lnine Philosophe et comme par ailleurs le laissent entendre Otto Ruhle et dautres, on devrait trouver en Russie une socit bourgeoise avec la proprit individuelle et le Droit connexe exig par la domination dune classe. Rien de semblable nest apparu, inutile dinsister. Ce qui a fourvoy la gauche germano-hollandaise cest de retrouver un capitalisme dtat l o elle sattendait, comme tout le monde, voir sorganiser la phase infrieure du communisme. De l elle tire, rtrospectivement, une rvolution bourgeoise passe inaperue universellement et dont limpossibilit objective en 1917 provoqua justement le caractre proltarien doctobre. Dailleurs, ltablissement et la consolidation du capitalisme dtat ne ressemble en rien une rvolution quelconque, mais bien une contre-rvolution, la plus terrible qui soit, car dirige contre la rvolution communiste en Russie et partout.

    Il ny a aucune difficult cette dernire interprtation. Au contraire, elle est dune cohrence sans interstices obscurs, avec le caractre proltarien, mais rest politique, de la rvolution. Celle-ci nayant pas atteint sa phase sociale, la base la plus solide de la contre-rvolution, politique elle aussi, tait ncessairement la proprit dtat, dautant plus que le capitalisme avait dpass cette date le stade individuel, sa croissance rclamant dsormais une trs haute concentration. Le proltariat russe fut pouss en avant par les possibilits mondiales des rvolutions communistes ; corrlativement, la contre-rvolution devait miser sur la plus complte concentration de capital. Elle devanait en cela le systme tout entier, de mme que le proltariat russe avait devanc le proltariat international. La dissymtrie entre rvolution et contre-rvolution est complte et dialectique.

    Ajoutez cela que lide dune rvolution bourgeoise en 1917 est incompatible avec celle de contre-rvolution postrieure. La stalinisme avec son capitalisme dtat serait une suite toute naturelle de la premire et un dveloppement social positif. Plus rien, partir de cette admission, ne soppose, au contraire, admettre dautres rvolutions similaires, dans les pays peu ou pas industrialiss. Le capitalisme aurait encore devant lui une longue priode de sant et dexpansion. Il serait vain, alors, de postuler o que ce soit la rvolution communiste. Cest ainsi que la gauche germano-hollandaise a fait fausse route, malgr la justesse de certaines de ses vues face Lnine, et quelle rode la pense de ses imitateurs actuels. Quant la Gauche italienne (bordiguisme) elle donne dans le mme absurde tout en poussant jusquau grotesque quelques-unes des positions des bolcheviks.

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  • Lanne 1921 fut cruciale. Les armes de la contre-rvolution bourgeoise et tsariste sont enfin vaincues. Mais la rvolution, elle, est de moins en moins vivante. Son effort titanique la extnue et ses propres fautes sont en train de prparer un dnouement contre-rvolutionnaire jamais imagin. Une vieille statistique de lInstitut Rockfeller, se rapportant cette priode, value la production russe 3% de celle de 1913, la dernire anne normale. On sait que devant les rquisitions forces du communisme de guerre les paysans refusent de produire au-del de leurs propres besoins, tandis que dans certaines rgions la famine abattait des milliers de personnes. Dans les villes, un rationnement misrable exasprait tout le monde, le march noir atteignait son comble et nouait subrepticement des relations avec des hommes de ltat, des syndicats, des soviets, du parti jusque dans certains commissariats du peuple.

    Cette situation intenable ne pouvait pas ne pas aboutir une crise. Sur elle viennent se greffer la rvolte de Cronstadt, la Nouvelle conomie Politique (la fameuse NEP) et les dcisions du Xe Congrs du parti bolchvik, mutation dont les rsultats politiques et conomiques, devaient savrer incontrlables et foncirement ngatifs.

    Il ny a pas lien de causalit entre Cronstadt et la NEP, comme lont cru certains. Bien au contraire, la rvolte et la rforme conomique ont une seule et mme cause. Lune est la protestation contre le gouvernement, rendu responsable de la situation ; lautre lacceptation, par ces responsables, dun changement longuement attendu et somme toute voulu ou bien reu par la grande majorit de la population, non seulement par les bourgeois et les petits-bourgeois, mais par les travailleurs de lindustrie aussi. Sans leffroyable famine qui ravageait le pays il ny aurait pas eu de Cronstadt. La meilleure preuve en est le caractre dsespr, local, et mme accidentel de la rvolte. Elle ntait pas laboutissement dun projet politique ou dun mouvement plus ou moins vaste, se proposant de sortir la rvolution de son impasse. Elle ne pouvait mme sattendre un soutien actif de la part du proltariat de Ptrograd, qui venait de dpenser peu avant son reste dnergie, dans des grves termines par les bolcheviks entre ngociation et rpression. Mme en acceptant comme bonnes les accusations des rvolts de Cronstadt contre les bolcheviks, il aurait fallu, pour tre en mesure de pousser la rvolution en avant, un large et persistant travail dopposition, lgal ou clandestin, aboutissant une action densemble fonde sur un programme communiste jusqu lchelle internationale. Les hommes de Cronstadt ne se posaient pas le problme. Leur pense tait circonscrite, comme celle des bolchviks mais de manire purement empirique, dans la nature politique de la rvolution. Le cri de libert dans les soviets ne pouvait pas tenir lieu de programme rvolutionnaire. Il tait justifi, il faut le dire sans rserve, mais lui tout seul et ce moment de famine sa ralisation aurait vraisemblablement abouti, une fois chasss les