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Document généré le 14 sep. 2018 01:37 Cinémas Freud et l’« intuition cinégraphique » : psychanalyse, cinéma et épistémologie Mireille Berton Histoires croisées des images. Objets et méthodes Volume 14, numéro 2-3, printemps 2004 URI : id.erudit.org/iderudit/026004ar DOI : 10.7202/026004ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cinémas ISSN 1181-6945 (imprimé) 1705-6500 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Berton, M. (2004). Freud et l’« intuition cinégraphique » : psychanalyse, cinéma et épistémologie. Cinémas, 14(2-3), 53– 73. doi:10.7202/026004ar Résumé de l'article Cet article propose, sur la base d’un bref bilan historiographique, d’envisager les réseaux de relations entre psychanalyse et cinéma selon une modalité nouvelle qui croiserait ces deux sphères « jumelles » dans une optique épistémologique. La démarche de l’auteure consiste à interroger la façon dont la théorie psychanalytique met en jeu quelque chose qui relève du dispositif cinématographique. Il s’agit alors d’embrayer le syntagme « psychanalyse et cinéma » sur le terrain d’une étude plus large de l’épistémè dans laquelle il s’inscrit et qui fait implicitement fonctionner le cinéma à l’intérieur même du champ psychanalytique, tout en l’émancipant, l’afranchissant de son statut d’« auxiliaire ». Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Cinémas, 2005

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Document généré le 14 sep. 2018 01:37

Cinémas

Freud et l’« intuition cinégraphique » : psychanalyse,cinéma et épistémologie

Mireille Berton

Histoires croisées des images. Objets et méthodesVolume 14, numéro 2-3, printemps 2004

URI : id.erudit.org/iderudit/026004arDOI : 10.7202/026004ar

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Éditeur(s)

Cinémas

ISSN 1181-6945 (imprimé)

1705-6500 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Berton, M. (2004). Freud et l’« intuition cinégraphique » :psychanalyse, cinéma et épistémologie. Cinémas, 14(2-3), 53–73. doi:10.7202/026004ar

Résumé de l'article

Cet article propose, sur la base d’un bref bilanhistoriographique, d’envisager les réseaux de relations entrepsychanalyse et cinéma selon une modalité nouvelle quicroiserait ces deux sphères « jumelles » dans une optiqueépistémologique. La démarche de l’auteure consiste àinterroger la façon dont la théorie psychanalytique met en jeuquelque chose qui relève du dispositif cinématographique. Ils’agit alors d’embrayer le syntagme « psychanalyse et cinéma »sur le terrain d’une étude plus large de l’épistémè danslaquelle il s’inscrit et qui fait implicitement fonctionner lecinéma à l’intérieur même du champ psychanalytique, tout enl’émancipant, l’afranchissant de son statut d’« auxiliaire ».

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

Tous droits réservés © Cinémas, 2005

Freud et l’« intuitioncinégraphique » : psychanalyse,

cinéma et épistémologie

Mireille Berton

RÉSUMÉ

Cet article propose, sur la base d’un bref bilan histo-riographique, d’envisager les réseaux de relations entrepsychanalyse et cinéma selon une modalité nouvelle quicroiserait ces deux sphères « jumelles » dans une optiqueépistémologique. La démarche de l’auteure consiste àinterroger la façon dont la théorie psychanalytique meten jeu quelque chose qui relève du dispositif cinémato-graphique. Il s’agit alors d’embrayer le syntagme « psy-chanalyse et cinéma » sur le terrain d’une étude pluslarge de l’épistémè dans laquelle il s’inscrit et qui fait im-plicitement fonctionner le cinéma à l’intérieur même duchamp psychanalytique, tout en l’émancipant, l’afran-chissant de son statut d’« auxiliaire ».

ABSTRACT

On the basis of a brief historiographic analysis, this arti-cle examines the network of relations between psycho-analysis and cinema by using a new method of inquirythat crosses these “twin” spheres from an epistemologi-cal perspective. The approach consists of questioningthe way in which psychoanalytic theory is put into playin response to the cinematographic apparatus. Thismeans examining the syntagm “psychoanalysis and cin-ema” on the larger field of the study of the episteme inwhich it is inscribed: an episteme which implicitlymakes cinema function within the psychoanalytic fieldjust as it liberates it from its “auxiliary” status.

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La psychanalyse de Sigmund Freud estune grande base cinégraphique.

Ramain 1926a

Aussi lapidaire qu’énigmatique par son excès de concision,cette formule du Dr Paul Ramain, médecin initié à la psychana-lyse freudienne, critique musical et cinéphile, auteur de plu-sieurs articles sur la « psycho-physiologie de l’art cinématique »,reflète l’essentiel de l’opinion répandue à son époque sur lanature des liens unissant psychanalyse et cinéma. En effet,suffisamment tôt dans l’historiographie du cinéma, les rapportsentre ces deux sphères (prétendument) « jumelles », car émer-geant simultanément au tournant du XXe siècle, ont été essen-tiellement envisagés sous l’angle d’une « subordination » ducinéma aux acquis psychanalytiques. Probablement encouragéspar la diffusion, dans les années 1920, de la psychanalyseappliquée pratiquée par des émules de Freud 1, certains acteursdu discours critique et théorique sur le cinéma épouserontégalement cette tendance qui vise à concevoir le film commeespace d’expérimentation permettant d’éprouver la pertinencedes thèses freudiennes. En appelant de ses vœux la créationd’« une symphonie onirique visuelle », Ramain (1926) proposeune idée qui se répandra avec succès dans les milieux cinéphi-liques : la réalisation de films obéissant aux mécanismes quirégissent notre inconscient, l’onirisme se présente comme critèreabsolu dans l’évaluation qualitative d’une œuvre d’art et commefinalité suprême du cinéma. Bien qu’il admette la possibilitéd’une réciprocité d’influences — à parts égales — entre le rêveet le film, il accorde toutefois toujours une certaine préséanceaux processus inconscients auxquels il attribue les fonctionsprimordiales de source d’inspiration et d’étalon de mesure pourle film.

D’une manière générale, le développement ultérieur du débatconsacré à ces deux histoires « parallèles » (Bergstrom 1999)semble avoir donné raison à Paul Ramain, puisque, dans lamajorité des cas, les mariages entre psychanalyse et cinémacélébrés par l’historiographie du cinéma témoignent d’une

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relative fidélité au principe de fonctionnement unilatéral, ladoctrine freudienne bénéficiant presque toujours du privilèged’« enseigner » quelque chose au cinéma. Fondée, la plupart dutemps, sur le principe de l’analyse textuelle des films à l’aune desprocessus psychiques tels qu’ils sont décrits par la psychanalyse,la littérature apparue depuis sur ce sujet est dominée par deuxtendances voisines, mais néanmoins distinctes. La premières’attache, dans le sillon tracé par Ramain, à démontrer la com-plicité existant entre les mécanismes du film et les mécanismesinconscients, en ayant recours, par exemple, à l’interprétation decertains procédés filmiques, comme le fondu enchaîné ou lasurimpression, en ce qu’on peut créer une analogie entre cesprocédés et ceux qui régissent le travail du rêve, comme ledéplacement ou la condensation, notions explicitées par Freuddans la Traumdeutung. Cette approche pense alors découvrirdans les procédés du langage filmique une réédition desmécanismes sur lesquels se construisent les rêves, les lapsus, lesfantasmes et autres productions inconscientes.

Alors que cette orientation peut être qualifiée de « forma-liste », la seconde va plutôt porter sur l’interprétation ducontenu des films à travers la grille de lecture offerte par lathéorie psychanalytique et ses grands thèmes destinés à rendrecompte de la constitution du sujet, le plus connu étant lecomplexe d’Œdipe. Cette démarche consiste à repérer lesmotifs, mythes, schémas et autres structures psychiques àl’œuvre dans la diégèse filmique, afin de mettre au jour, parexemple, son contenu profond (le contenu latent), ce « sous-texte » étant considéré comme aussi signifiant, si ce n’est plus,que le contenu filmique explicite et apparent (le contenumanifeste). Ces deux variantes de psychanalyse appliquée àl’analyse du film mettent donc l’accent sur l’efficacité des instru-ments fournis par la doctrine freudienne pour comprendre lasignification profonde du film, que ce soit en ce qui concerneson fonctionnement textuel, narratif ou diégétique.

Si les théories — désormais classiques — du spectateur et dudispositif cinématographique élaborées par Jean-Louis Baudry etChristian Metz dans les années 1970 ont offert une réellealternative à l’analyse textuelle en observant de près l’insertion

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du sujet percevant dans un dispositif, considéré, pour l’un,comme le produit d’une idéologie, et, pour l’autre, comme unemachine à produire de l’imaginaire 2, il faut cependant noter quele couple cinéma-psychanalyse, ainsi que son corollaire film-rêve, continuent, de nos jours, d’être appréhendés en termesd’isomorphisme et de subordination du premier au second. Eneffet, depuis une dizaine d’années, les divers travaux consacrésaux relations entre ces deux champs reprennent grossièrement,sauf omission involontaire de notre part, les trois grands axesdélimités ci-dessus. Les premiers — qui forment le groupe leplus important — partent du principe que cinéma et psycha-nalyse opèrent sur un terrain commun concerné par la questionde l’image, du fantasme, du rêve et de l’affect, et choisissent desaisir leurs rapports de manière à créer une analogie entre le filmet le fonctionnement psychique. Cette approche comparativeproduit le plus souvent des analyses filmiques visant à décelerdans le fonctionnement textuel du film des procédés ou desconcepts dégagés par la théorie psychanalytique 3.

Cette pratique du repérage systématique de la « psyché » dufilm est reprise, sous forme de variante, dans un deuxième typede travaux qui étudient des films déployant toute une série deréférents à la psychanalyse entendue au sens large : séquencesoniriques, récits de rêve, figures de psychanalystes ou de psy-chiatres, scènes de cure, personnages névrotiques ou métaphoresvoilées des principes de base de la psychanalyse. Tous ces motifssont alors perçus comme autant d’illustrations d’une disciplinequi a élevé le cinéma au rang d’allié privilégié dans son entre-prise de vulgarisation 4. Dans une troisième catégorie, enfin,entrent toutes les théories du spectateur construites par lesétudes culturelles d’orientation féministe qui, au contraire desdeux premières, n’emploient plus la psychanalyse comme outild’analyse du texte ou du contenu filmique, mais comme instru-ment au service de la compréhension des relations métapsy-chologiques, sociales et culturelles qui s’engagent entre l’objet-cinéma et le sujet percevant. S’intéressant tantôt aux processusd’identification que le film déclenche chez le spectateur, tantôt àla question du genre soulevée par le cinéma dominant, cesouvrages passent par la psychanalyse pour dénoncer un modèle

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de positionnement du sujet au sein de l’idéologie patriarcale oualors pour mettre en exergue les mécanismes inconscients de ladifférence sexuelle 5.

Dans tous les cas de figure envisagés plus haut, le dialoguequi s’établit entre cinéma et psychanalyse — et entre les diffé-rents niveaux qui respectivement les constituent — semblesurtout se cristalliser autour de questions touchant aux ana-logies formelles, thématiques, structurelles, sémantiques, etc.qui les rapprochent 6. De fait, même si certains auteurs onttenté de dépasser les simples constats de ressemblance ou d’ho-mologie, ce pan des études cinématographiques se fondemajoritairement sur des postulats qui attribuent au film le rôlede parangon de la vie psychique, ou alors qui assimilent leparcours du personnage dans le film ou la place du spectateurface à l’écran aux stades traversés par le sujet psychanalytiquedans la construction de son identité. Après ce bref bilanhistoriographique, qui ne rend certainement pas compte detoutes les approches existantes, il s’agit pour moi de proposerune reformulation de la jonction psychanalyse-cinéma qui nerelève ni d’une analyse textuelle ni d’une théorie du spectateurétayées à la lumière de la psychanalyse. L’objet de cet articleconsiste donc à ouvrir une autre voie d’accès possible à l’étudedes liens entre ces deux sphères, et cela à travers un bref exposéde l’hypothèse qui oriente une réflexion, développée dans uncadre plus large, sur les rapports entre psychanalyse et cinémadans une optique épistémologique.

La fonction modélisante du dispositif cinématographiqueAu lieu d’entreprendre une lecture linéaire et « mécanique »

de ces liens, je propose, pour ma part, de les « désemboîter » afinde les ressaisir de manière plus articulée en croisant, au moyend’une étude d’ordre épistémologique, deux histoires dans leursfondements scientifiques et culturels. En effet, l’approche épis-témologique, sensiblement négligée jusqu’à aujourd’hui, peutapporter des éléments de réflexion certainement plus productifsque ceux qui se dégagent d’une analyse du fonctionnementlangagier de l’un à l’aune de l’autre, le cinéma étant le plussouvent assujetti au dogme psychanalytique. Je cherche donc à

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opérer à la fois un renversement et un déplacement deperspective en regard des procédures habituellement admisesdans le cadre d’une recherche sur les liaisons entre psychanalyseet cinéma. En effet il s’agit, d’une part, de redistribuer les rôlestraditionnellement attribués à la psychanalyse et au cinéma pourrestituer à ce dernier une fonction, non pas illustrative, maismodélisante au sein de la théorie psychanalytique. D’autre part,il s’agit de se placer, non plus sur le plan d’une confrontation dedeux systèmes textuels voisins, mais sur celui d’une étude croiséede deux champs épistémiques ayant établi des connexionsredevables à l’histoire de la pensée scientifique, au sens oùl’entend Gaston Bachelard (1999). Car si, à la fin du XIXe siècle,la parenté entre le film et le rêve s’impose avec la force d’uneévidence aux yeux de certains auteurs qui perçoivent la contem-poranéité de leur naissance comme une justification supplé-mentaire à leur comparaison 7, il est frappant de constater que,bien plus rarement, le cinéma a été présenté comme modèle del’appareil psychique. Il n’est, dès lors, plus question d’aborder lefilm comme imitant le rêve, mais au contraire de se demanderen quoi le rêve peut être apparenté à un film, et surtout pour-quoi l’appareil psychique est appréhendé par la psychanalysecomme une sorte de cinéma « privé » logé dans notre cerveau. Lecinéma devient, dans cette optique, une référence pour lespsychanalystes qui tentent d’expliciter le fonctionnement dupsychisme décrit par Freud comme un modèle — une « fic-tion », écrit-il parfois — constitué de différents systèmes ouinstances impossibles à localiser d’un point de vue anatomique.Ma stratégie a donc pour but, en partie, d’aller au-delà dupostulat d’équivalence entre rêve et film envisagé dans un sensessentiellement univoque — le premier servant de source ausecond —, afin d’étudier, au contraire, comment et pourquoi ledispositif cinématographique (et pas seulement le film) a pufournir aux psychanalystes un bagage méthodologique, termino-logique, descriptif, et donc épistémologique, essentiel à l’analysedu fonctionnement de l’appareil psychique, c’est-à-dire com-ment il a servi de modèle à l’élaboration d’une théorie dupsychisme conçu comme un appareil à projeter des images surun écran, et cela depuis Freud jusqu’à des théories psycha-

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nalytiques contemporaines. Dans l’impossibilité de développerde manière extensive cette question, je peux toutefois tracer àgrands traits les contours d’une telle problématique.

En effet, il me faut à ce point attirer l’attention sur le fait quele cinéma a souvent interpellé des psychanalystes qui l’appa-rentent à une sorte de machine fabriquant en masse de l’ima-ginaire, à un engin capable de reproduire nos images mentales,voire à une prothèse technique susceptible de prolonger notreappareil psychique. Un examen des différents types d’écrits con-tenant des indices de cet intérêt pour le dispositif cinémato-graphique comme actualisation d’une machinerie fantasmatiquepermet, notamment, de mettre en exergue un phénomèneconsistant à annexer au cinéma une fonction centrale dansl’élaboration d’une culture visuelle dominée par un fantasmed’« omnivoyance » et d’objectivation du visible, ainsi que desouligner la portée du cinéma comme modèle au sein d’unediscipline particulièrement touchée par la question de l’image etde l’imaginaire.

Cette étude devrait dès lors permettre de montrer que lecinéma occupe une fonction singulière dans l’élaboration de lathéorie de l’appareil psychique telle qu’elle apparaît dans lamétapsychologie freudienne, ainsi que dans la psychanalyse de laperception, orientation développée depuis les années 1950 parles héritiers de Mélanie Klein qui tentent, pour leur part, dedéfinir la production d’images psychiques (et oniriques) sur labase d’une comparaison entre le dispositif cinématographique etl’appareil psychique envisagé dans ses modalités perceptives. Enétablissant une filiation entre les premiers textes psychanaly-tiques contenant des allusions au cinéma en tant que parangonde l’appareil psychique, jusqu’aux théories contemporainesportant sur la psychanalyse de la perception, il est possible desuivre le parcours d’une lexicographie que des psychanalystes setransmettent les uns aux autres, tout en la soumettant à desremises en question, des approfondissements ou des développe-ments successifs. Chaque fois, le dispositif cinématographique— avec, au centre, l’écran de projection — dessine la ligne d’ho-rizon au regard de laquelle les divers auteurs jaugent leur maté-riel clinique et théorique.

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Une telle entreprise m’autorise alors à poser les jalonsnécessaires à l’analyse de la parenté fonctionnelle et structurelleentre l’enveloppe visuelle du Moi — concept le plus récentélaboré par la psychanalyse de la perception et étayé par lepsychanalyste Guy Lavallée (1999) — et le dispositif cinéma-tographique. Les notions d’écran psychique, de projection,d’hallucination ou de pellicule du rêve, renforcent ainsi l’hypo-thèse selon laquelle la théorie psychanalytique confère au ci-néma une place importante dans son effort pour expliquer demanière cohérente et concise le mécanisme de production desimages mentales, qu’elles soient nocturnes ou diurnes.

Cinéma et psychanalyse : pour une étude épistémologiqueAu-delà de ce simple retournement de situation où le cinéma

est pris comme référent de la psychanalyse, il me paraît essentielde déplacer le tandem psychanalyse-cinéma sur un terrain« neutre » qui n’appartienne en propre ni à l’un ni à l’autre, c’est-à-dire de le situer dans le cadre d’une étude de l’épistémè danslaquelle ils s’inscrivent, afin de mettre à jour les notions, lesmodèles, les substrats idéologiques ou philosophiques qui onttransité entre ces deux pôles majeurs du savoir et de la culturemodernes. En s’intéressant à l’aspect « machinique » et métapsy-chologique du cinéma à la lumière de la psychanalyse, c’est ladélimitation d’un objet carrefour qui est visé. En effet, l’étudedu dispositif cinématographique comme modèle épistémolo-gique dans l’histoire de la psychanalyse aux XIXe et XXe sièclespeut contribuer à la constitution d’une épistémologie du cinémaentendue comme l’étude du développement de l’objet-cinéma etde son émergence dans l’histoire des cultures visuelles.

À travers l’élaboration de différentes sortes de regards, deconsommation d’images et des schèmes de production actifs ausein de systèmes de pensée historiquement déterminés, lecinéma participe à un discours visant à construire des modèlesperceptifs qu’il est possible de rencontrer également dans l’éten-due circonscrite par la psychanalyse. En démontrant commentla psychanalyse travaille « en aveugle » à la constitution d’uneépistémè du cinéma, nous pouvons donner un état du détermi-nant épistémologique sous-jacent aux thèses cherchant à

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expliciter les modalités du fonctionnement de l’esprit humainsous la forme d’un « appareil » destiné à produire des imagesmentales au moyen d’un processus projectif. Notre hypothèseprincipale, jusque-là, consiste donc à dire que la psychanalyseintègre de manière explicite le cinéma dans diverses formula-tions théoriques de l’appareil psychique.

Toutefois, si l’assignation par la psychanalyse de référentspositifs (au sens photographique du terme) permet de préciser etde construire une série de modèles cinématographiquesfacilement repérables, il convient également d’exhumer desdonnées apparaissant « en négatif » dans certains textes psycha-nalytiques, et cela afin de mettre au jour l’existence de modèlesou d’appareils de vision reproduisant les mécanismes du cinéma,sans pour autant qu’il y soit fait explicitement allusion. Ladécouverte de représentations qui, sans être nommées commetelles, se révèlent néanmoins dans une pensée par des effetsindirects, autorise, dès lors, à penser que certaines notions ouconceptualisations à l’œuvre, par exemple, dans la théoriefreudienne de l’appareil psychique, témoignent de la prégnance,à un niveau plus « souterrain », d’un certain modèle cinémato-graphique. À partir de là, une discussion des premiers écritsfreudiens appliquée à repérer l’existence d’un appareil cinéma-tographique à l’aide de ses corrélats, de ses effets ou de sespropriétés, représente, selon nous, une première étape possibledans le cadre d’une telle recherche.

Le cinéma, les métaphores optiques et la métapsychologie freudienne

Afin d’étayer cette hypothèse, nous proposons d’esquisser undébut de réflexion à partir de la métapsychologie freudienne et,notamment, de l’usage de métaphores renvoyant à l’optique. En1899, attelé à la rédaction de la partie la plus théorique deL’Interprétation des rêves — le célèbre chapitre VII sur la méta-psychologie du rêve —, Freud construit un modèle énergétiquedu psychisme défini comme l’espace constitutif du rêve, et celaen faisant appel à une métaphore à la fois optique et photogra-phique qui lui permet de comparer l’appareil psychique aumicroscope, au télescope et à l’appareil photographique. Après

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avoir décrit les détails de son organisation topique et de sonactivité, Freud conçoit l’appareil psychique sur un modèle fictifdifférencié en systèmes (ou instances) orientés les uns parrapport aux autres et parcourus d’impulsions excitatives, « ma-chinerie » mentale qui possède une sorte de configurationspatiale impossible, cependant, à situer anatomiquement. Voicice qu’il en dit :

L’idée qui nous est ainsi offerte est celle d’un lieupsychique. Écartons aussitôt la notion de localisationanatomique. Restons sur le terrain psychologique etessayons seulement de nous représenter l’instrument quisert aux productions psychiques comme une sorte demicroscope compliqué, d’appareil photographique, etc.Le lieu psychique correspondra à un point de cetappareil où se forme l’image. Dans le microscope et letélescope, on sait que ce sont là des points idéauxauxquels ne correspond aucune partie tangible del’appareil. Il me paraît inutile de m’excuser de ce que macomparaison peut avoir d’imparfait. Je ne l’emploie quepour faire comprendre l’agencement du mécanismepsychique en le décomposant et en déterminant lafonction de chacune de ses parties […]. Représentons-nous donc l’appareil psychique comme un instrument,dont nous appellerons les parties composantes : « ins-tances » ou, pour plus de clarté, « systèmes ». Imaginonsensuite que ces systèmes ont une orientation spatialeconstante les uns à l’égard des autres, un peu comme leslentilles du télescope (Freud 1971, p. 455).

Par l’emploi de cette métaphore optico-photographique,Freud, d’une part, affermit la prospérité d’un modèle antérieurau cinéma — la photographie — largement diffusé à cetteépoque, et, d’autre part, l’applique à une théorie dont lestenants et les aboutissants n’auront une véritable incidence qu’aucours du XXe siècle. En effet, nous pourrions penser — tout enosant défier les lois de l’orthodoxie historiographique —qu’apparaissant vingt ou trente ans plus tard, la psychanalyseaurait trouvé dans l’appareil cinématographique (en lieu et placede l’appareil photographique) le paradigme idéal à la conceptionde l’appareil psychique. Le recours au modèle cinématogra-phique associé à la définition d’un espace où se forment les

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images oniriques et mentales, bien que jamais formalisé en cestermes par Freud, apparaîtra néanmoins comme pertinent dansl’esprit de certains de ses successeurs issus d’une génération néeavec le cinéma.

Cette formidable « intuition » freudienne à propos d’un appa-reillage optique produisant des images psychiques méritetoutefois que l’on s’y attarde, d’autant plus qu’elle ne cessera deprospérer dans l’histoire de la psychanalyse au XXe siècle. Au-delàde la dimension allégorique de la rhétorique freudienne, letraitement de la métaphore photographique laisse transparaîtreune conception de l’appareil psychique qui présente, comme lesouligne André Green (1972), des correspondances saisissantesavec le cinéma. Dans le texte capital et annonciateur de sanouvelle thèse sur l’appareil psychique, Esquisse d’une psychologiescientifique, Freud expose l’image d’une « machine » très biencaractérisée du point de vue économique — en décrivant lesprocessus psychiques comme des états énergétiques vecteurs etquantitativement déterminés entre un pôle sensitif (pôle de laperception) et un pôle moteur (pôle de l’action motrice) —,mais sans donner à cet appareil les limites favorisant sa « clô-ture » (Green 1972) et déterminant sa topologie.

Contenant une refonte des principes théoriques de l’Esquisse,L’Interprétation des rêves représente une véritable rupture épisté-mologique dans l’œuvre de Freud, car en optant pour un mo-dèle optique basé sur un point de vue topologique, il abandonnele modèle neurologique basé sur un système « ouvert » constituéuniquement d’une extrémité sensitive et d’une extrémitémotrice fonctionnant selon le trajet de l’énergie psychique, etdonc examiné uniquement selon un point de vue économique.En s’inspirant des appareils optiques, Freud donne ainsi dupsychisme un schéma cohérent et fermé sur lui-même, car,comme eux, le psychisme comporte des foyers (le système despensées du préconscient) faisant office de pôle moteur, ainsi quedes lieux de formation d’images (système des images de l’incons-cient) constituant le pôle perceptif de l’appareil 8.

L’espace psychique — qui est aussi l’espace du rêve — pré-sente une configuration topographique et économique prochedu dispositif cinématographique car il est pensé comme un lieu

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où s’établissent également des rapports entre trois élémentsconstitutifs des composantes techniques de la projection : le pôlemoteur (les sources pulsionnelles de l’appareil psychique)correspondrait au projecteur du dispositif cinéma ; la projection(l’énergie pulsionnelle) correspondrait au faisceau lumineux duprojecteur ; et le pôle perceptif (la surface psychique de l’écrandu rêve) correspondrait à l’écran cinématographique. Ainsi, lesimages du rêve produites à l’intérieur de cet espace psychiquefermé sur lui-même, à l’instar d’une salle de cinéma, apparais-sent « comme un film projeté sur un écran blanc » (Green 1972,p. 175-176). À une différence près, toutefois, puisque si l’espacedu rêve se présente comme un espace multifocal contenantdiverses sources de désir (sources pulsionnelles ou corporelles)convergeant vers un même « film onirique », au cinéma, au coursde la projection « standard » d’un film, on ne compte qu’uneseule « source », celle représentée par l’appareil de projectionsitué dans la cabine.

Ainsi, à la lecture de certains passages de l’œuvre de Freud, unvocabulaire renvoyant à des associations syntagmatiques et à desréseaux paradigmatiques communs entre l’appareil psychique etun appareil optique se laisse déchiffrer quasiment de lui-même. Ilest possible en effet de déceler dans le discours freudien unethématique qui excède le simple niveau analogique pour intégrerdans la théorie du psychisme une dimension optique (la forma-tion d’images) et une dimension dynamique (le flux pulsionnel)également familières du cinéma. Les deux « machineries », parexemple, travaillent dans l’ombre puisqu’elles fabriquent desimages derrière le spectateur, ou du moins à partir d’un site dérobéà son regard, produisant un flux d’images à l’insu du spectateurqui n’a sous les yeux qu’un lieu d’inscription et non un lieu dediffusion. Comme la projection du film, le travail du rêve est« mis au service de la figurabilité, il est invisible comme les doigtsdu montreur de marionnettes derrière l’écran du rêve. Il ne peutêtre qu’inféré » (Green 1972, p. 172). Bien qu’il me faille ad-mettre, avec Green, que Freud a probablement pensé davantage àla lanterne magique qu’au cinéma comme machine à produire dufiguratif, il ne fait aucun doute que la notion de projection sur unécran psychique doit beaucoup au dispositif cinématographique.

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Le cinéma, la mémoire et le MoiCette courte analyse de la dimension « cinématographique » à

l’œuvre dans la première métapsychologie freudienne connaîtcertains recoupements avec l’étude que consacre Mary AnnDoane à la problématique de la temporalité à une époque où lamodernité s’explicite en termes de surabondance, d’accélérationet d’intensité de stimuli perceptifs venant du monde extérieur(Doane 1999 et 2002). Établissant une connexion entre lachronophotographie, le cinéma et la psychanalyse à travers lesnotions du temps et de la modernité qui lui ont donnénaissance, Doane interprète l’invention du cinéma, d’une part,et la conceptualisation de la mémoire réalisée par Freud, d’autrepart, comme l’expression d’une même tendance visant àrésoudre, à la fin du XIXe siècle, le problème posé par l’emma-gasinage et la représentation des flux perceptifs activés par unmonde moderne fait d’une prolifération d’objets, d’images, desons, de mouvements, de lumières, etc. Selon elle, les expé-riences de Marey sur la mesure et la capture du temps, et paral-lèlement la théorisation de l’appareil psychique menée par lapsychanalyse naissante, soulèvent, chacune selon des modalitésqui leur sont propres, des questions concernant la nécessité decanaliser et de contenir cette débauche de sens générée par unesociété industrielle à la fois chaotique, menaçante et sursaturée.Dans ce contexte, le cinéma serait parvenu à résoudre le pro-blème de la représentation du temps qui s’est posé de manièreparticulièrement aiguë dans les champs de la chronophoto-graphie et de la psychanalyse. Considérant l’appareil cinémato-graphique et la mémoire, telle qu’elle est conçue dans la théoriefreudienne, comme des sortes de « réservoirs » typiques de lamodernité, Doane avance l’idée selon laquelle ces « instru-ments » seraient destinés à donner au temps un contenant, unestructuration et une lisibilité permettant de conjurer l’angoisseprovoquée par un excès d’impressions et de chocs plurisen-soriels, tout en les neutralisant à des fins d’hygiène mentale.

Pour étayer son hypothèse concernant la psychanalyse, elles’appuie sur certains textes de Freud traitant du fonctionnementde l’appareil psychique, et tout particulièrement des rapportsqu’entretiennent l’inconscient et le conscient avec le concept de

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la mémoire, le premier étant conçu comme un lieu d’enre-gistrement des traces mnésiques parvenues du monde extérieur,le second étant présenté comme un lieu échappant au temps,donc absolument antithétique par rapport à la notion destockage des stimuli perceptifs (Freud 1950, 1971 et 1981).Analysant comment la notion du temps a été traitée par Freuddans sa métapsychologie, elle souligne combien cette questionn’a cessé de le préoccuper tout au long de sa vie pour l’amener àconstruire toutes sortes de modèles permettant de représenter demanière adéquate le fonctionnement de la mémoire. Cepen-dant, sans vouloir remettre en question la pertinence de cetteétude dans son ensemble, il me paraît nécessaire d’attirerl’attention sur un point particulier de l’argumentation de Doanequi souffre, par moments, d’une terminologie un peu flottante.En effet, il semblerait, si je la lis correctement, qu’elle ait ten-dance à confondre tantôt inconscient et mémoire, tantôt appa-reil psychique et mémoire, réduisant les premiers à la seconde.Opposant, avec raison, le conscient, siège des perceptions parlequel l’appareil psychique est en contact avec le monde exté-rieur, à l’inconscient, siège du refoulé fonctionnant comme unemachine à inscrire le temps et à protéger l’organisme contre unesurcharge de stimuli, Doane ne recourt pourtant que rarement àla notion clé d’appareil psychique qui constitue le véritable objetde la théorisation freudienne et qui devrait servir de point dedépart à une réflexion sur ce sujet.

Selon moi, ce n’est pas tant le problème de la mémoire quipréoccupe véritablement Freud que la volonté de donner dupsychisme une cartographie permettant de présenter l’appareilpsychique comme un espace divisé en différentes zones ousystèmes séparés par des parois tantôt étanches, tantôt per-méables — notamment en fonction de la force de la censure. Enétablissant un schéma structuré et organisé du psychisme, paressence invisible, informe et impalpable, il cherche alors àreprésenter de manière concrète, donc par le truchement d’undiscours, un lieu indéterminé anatomiquement 9. Ni physique nibiologique, cet appareil psychique qui a essentiellement valeurde modèle s’articule en différentes substructures contenant, àleur tour, une série de matériaux — les activités ou les pro-

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ductions mentales — tout aussi inorganiques et immatériels.Constitué en différents systèmes (Inconscient, Préconscient,Conscient) — qui sont autant de localisations symboliques —et contenant différentes instances (Ça, Moi, Surmoi), l’appareilpsychique peut être ainsi envisagé comme un dispositif destiné àtransmettre et à transformer le flux d’énergie psychique dégagépar les opérations mentales définies avant tout en termes écono-miques. Il y a donc chez Freud l’idée d’une disposition internede différents lieux psychiques ayant une fonction particulièredans la distribution et la gestion de l’énergie psychique. Danscette représentation géographique des constituants de l’appareilpsychique, l’inconscient doit être compris comme une structurecapable d’emmagasiner toute une série de contenus psychiquesqui peuvent provenir de différentes instances, telles que le Ça, leMoi et le Surmoi. Si la mémoire est en grande partie incons-ciente, c’est-à-dire que les traces mnésiques sont contenues dansle système inconscient (Ics), ces traces peuvent aussi traverser labarrière qui sépare l’inconscient et le préconscient (Pc) pourredevenir des contenus psychiques susceptibles d’êtreappréhendés par la pensée consciente (système Pc-Cs), parexemple sous la forme de mots. L’appareil psychique s’apparentedonc à une machinerie complexe dont la fonction principaleconsiste à réguler les relations entre différents systèmes, certainspartageant des propriétés, d’autres non. Dans cette perspective,la mémoire ne correspond pas vraiment à l’un des constituantsde l’appareil psychique, mais prend la forme de traces mnésiquesqui peuvent être conscientes ou inconscientes selon les circons-tances.

Chez Doane, cette réduction quelque peu abusive du psy-chisme à la mémoire reflète, d’après nous, une valorisationexcessive, dans la pensée freudienne, de la question du temps,car c’est précisément la dimension temporelle de l’appareilpsychique qui entre seule en résonance directe avec cette étudesur la modernité au tournant du XXe siècle. Mais elle s’expliqueégalement par le malaise suscité par le fait que Freud conçoitl’appareil psychique bien plus en fonction de l’espace que dutemps, donnée que Doane reconnaît, sans pour autant que celle-ci la détourne de sa réflexion, centrée sur la temporalité. Afin de

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bien comprendre les enjeux de cette assimilation du cinéma à lapsychanalyse, ainsi que le rôle joué par la définition spatiale del’appareil psychique, il n’est pas superflu de rappeler brièvementla manière dont Freud construit le postulat de ce dernier, et celadepuis l’Esquisse de psychologie scientifique (1895) jusqu’à l’Abrégéde psychanalyse (1946), en passant par la révision, dans les années1920, de la première topique (Ics-Pc-Cs), complétée et affinéepar la trilogie Ça-Moi-Surmoi. Durant toutes ces années, Freud,en effet, demeure fidèle à sa conception de l’appareil psychiqueen tant que « dispositif, articulé et articulable », réglant le fonc-tionnement de la vie psychique comme un appareillage permet-tant « de visualiser les processus [psychiques] dans un espace, quien représente les déplacements de forces et de quantités » (Assoun2000, p. 25). Selon moi, plus que la première topique de l’appa-reil psychique envisagée par Doane, c’est la seconde topique, avecson concept central du Moi, qui livre un matériau intéressantpour une analyse de la « collaboration » entre le dispositifcinématographique et l’appareil psychique, et cela d’autant plusque l’opposition conscient/inconscient — bientôt considérée parFreud comme incomplète car ne donnant qu’une vision partiellede l’organisation psychique — sera progressivement nuancée parune seconde topique.

Déjà, en 1895, Freud donne, dans l’Esquisse d’une psychologiescientifique, une première définition du Moi en le décrivantcomme une structure limitative du psychisme, apte à recevoirdivers contenus, qui, d’une part, est chargée d’entraver l’écoule-ment libre des quantités d’excitations à l’intérieur du psy-chisme, et, d’autre part, doit contenir ce même flux d’excita-tion psychique. Destiné à gérer les contacts et les échangesentre monde intérieur et monde extérieur et jouissant d’unedouble sensibilité — l’une tournée vers le monde des souvenirs,l’autre tournée vers le monde perceptif —, le Moi est considérécomme une entité corporelle à la fois englobante et superficielle(placée à la surface de l’appareil psychique), mais égalementcomme une structure protectrice ayant pour but de filtrer lesquantités d’excitations exogènes ou endogènes. Freud conçoitdonc l’appareil psychique sous la forme d’une enveloppe psy-chique à double couche : une couche externe servant à préserver

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l’appareil psychique de l’intensité des excitations et, parconséquent, destinée à faire écran ; une couche interne servantsimultanément à filtrer la quantité des excitations que la coucheexterne a laissé passer et à recevoir les excitations d’origineinterne, faisant ainsi office de surface d’enregistrement de cesinformations.

La conception métapsychologique de l’appareil psychiquechez Freud coïncide, nous le voyons, sur plusieurs points avec, àla fois, l’appareil cinématographique qui enregistre sur unepellicule sensible, située à l’intérieur d’un boîtier, des impres-sions lumineuses transmises par un système optique médiatisantles rapports entre une intériorité et une extériorité, et avec le dis-positif cinématographique qui mobilise un espace agençant uneactivité perceptive spécifique, qui mime une structure cumulantune fonction enveloppante, contenante, pare-excitative etcommunicative. Avec cette fonction pluridimensionnelle, le Moi— et non pas tant la mémoire, comme le suggère Doane —apparaît comme la structure appropriée pour l’identificationd’un registre fonctionnel commun au cinéma et à l’appareilpsychique.

La dimension « cinégraphique » de la psychanalyseSauf erreur de ma part, l’essai de Mary Ann Doane constitue

l’unique tentative de sortir des sentiers battus en matière deconceptualisation des liens entre psychanalyse et cinéma.Démontrant que Freud, en dépit de sa résistance farouche aucinéma, élabore un modèle d’appareil psychique dont la fonc-tion principale coïncide avec celle de l’appareil cinématogra-phique consacré, lui aussi, à la représentation du temps et àl’entretien du fantasme d’immortalité (c’est ce que Doane dit)qui habite l’homme moderne aux prises avec les nouvellestechnologies — sources à la fois d’émancipation et d’aliéna-tion —, Doane opère la tentative la plus décidée en directiond’un renouvellement de point de vue sur les entrelacs historico-épistémologiques formés par la psychanalyse et le cinéma. Iln’en reste pas moins qu’une telle étude se doit de tenir comptede la double dimension spatiotemporelle qui caractérise aussibien le psychisme que le cinéma.

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L’écriture métapsychologique de Freud dépend beaucoup, eneffet, de supports graphiques qui conceptualisent le fonction-nement des instances psychiques en termes d’espace. Comme lesouligne Paul-Laurent Assoun (2000, p. 32) : « […] l’impératiftopique imprime sa marque à la métapsychologie, commeexigence de figuration (Schilderung) de la psyché — ce qui vientà l’expression sous la forme matérielle du graphisme, c’est-à-direde schémas destinés à visualiser l’appareil psychique. » Laréférence omniprésente à un ordre spatial organisant l’activité desdifférents systèmes constitutifs de l’appareil psychique, ainsi quele recours à des métaphores « cartographiques », représentent desenjeux scientifiques majeurs dans l’effort de Freud pour donnerdu psychisme un schéma structuré et articulé. L’appareil psy-chique (et la description de son fonctionnement) « n’est donc pasqu’une “convention”, c’est un choix épistémologique et, plusmatériellement, une option anthropologique » (Assoun 2000,p. 30) qu’il s’agit de renvoyer à une pensée dépassant largementles frontières du domaine psychanalytique.

Et c’est sur ce plan qu’une étude des réseaux de relations entrepsychanalyse et cinéma peut apparaître, selon moi, méthodo-logiquement productive. Si la coïncidence — frappante s’il enest — entre les « naissances » respectives du cinéma et de lapsychanalyse se prête idéalement à toutes sortes de méditationssur la « gémellité 10 » de ces deux techniques réhabilitant le pou-voir de l’imagination et du rêve, il me semble importantd’extraire cette problématique d’une simple histoire de la formefilmique pour la faire accéder au niveau d’une histoire du ci-néma soucieuse d’épistémologie 11. L’essentiel de ma démarchevise donc à entrecroiser, sur un mode « inaccoutumé », les fils dedeux histoires si souvent rapprochées. Si Freud est le premier àesquisser un pas en direction d’une structuration « cinémato-graphique » de l’appareil psychique, les écrits de toute une sériede psychanalystes au XXe siècle apportent une confirmationsupplémentaire à notre hypothèse. Après Freud, en effet, ledispositif cinématographique contribuera à faire naître desconcepts indispensables à la construction d’un savoir clinique etthéorique, le cinéma apparaissant ainsi sous un jour nouveau,celui de « créancier » de la psychanalyse.

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En démontrant que celle-ci a contracté une dette auprès ducinéma au moins aussi importante que celle qui est mise en jeudans les approches « traditionnelles », mais en sens inverse, ils’agit de proposer une nouvelle manière d’envisager le cinémacomme outil épistémologique pour la recherche psychanaly-tique. En d’autres mots, mon objectif consiste à mesurer legradient « cinégraphique » à l’œuvre dans la psychanalyse afin deprésenter une alternative aux études qui assignent un senspsychanalytique à la machine et au langage cinématographiques,sans pour autant invalider ces pistes de recherche. Sur cesconstats et au terme de cet article, comment, dans une dé-marche liée à l’histoire du cinéma, résister à la tentation despéculer sur l’antériorité épistémologique du cinéma vis-à-vis dela psychanalyse dans la course à la « découverte » de l’appareilpsychique ? Comment ne pas être séduit par l’idée que le cinémaserait parvenu à « matérialiser » et à formaliser l’inconscient sousla forme objective du dispositif, avant même que la psychanalysene l’institue comme un objet pertinent sur les plans théorique etanalytique ? Ces questions méritent, selon nous, d’être posées.

Université de Lausanne

NOTES

1. Ernest Jones, par exemple, en publiant en 1923 ses Essais de psychanalyse appli-quée (Jones 1973), suit la voie tracée par Freud lui-même qui cherche, dès les années1910, à étendre la psychanalyse à la compréhension des phénomènes psychiques sainsou « normaux » par l’application de sa méthode à toutes les manifestations de lapsyché comme la culture, la littérature, l’art, approche qui, malgré les résistances et lesfrayeurs suscitées, marquera durablement la pratique et la critique d’art du XXe siècle.

2. Voir Baudry 1978 et Metz 1993.

3. Voir, par exemple : Alister et Hauke 2001 ; Gagnebin 2001 ; Regosa 2000 ;Sabbadini 2003.

4. Voir, par exemple : Gabbard et Gabbard 1987 ; Gabbard 2000.

5. Voir, par exemple : Lebeau 1995 ; Walker 1993.

6. Il existe toutefois une exception à cette règle : l’étude de Mary Ann Doane,« Temporality, Storage, Legiblity : Freud, Marey and the Cinema », publiée dansl’unique ouvrage qui esquisse un changement de direction dans la manière denégocier l’homothétie entre psychanalyse et cinéma (Bergstrom 1999), et que nouscommenterons plus loin.

7. On en a quelques exemples dans le no 50 de CinémAction (Dhote 1989).

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8. Freud (1971, p. 456-461) explique à ce sujet : « Toute notre activité psychiquepart de stimuli (internes ou externes) et aboutit à des innervations. L’appareil auradonc une extrémité sensitive et une extrémité motrice ; à l’extrémité sensitive setrouve un système qui reçoit les perceptions, à l’extrémité motrice s’en trouve un autrequi ouvre les écluses de la motricité. Le processus psychique va en général del’extrémité perceptive à l’extrémité motrice. »9. Notons au passage que d’autres auteurs (comme Christian Metz) ont suggéré

l’existence d’un lieu psychique, et non pas uniquement d’un temps psychique.10. Cette coïncidence historique ne doit pas, toutefois, faire illusion, car si ce« couple » de (faux) jumeaux est né d’une même « mère » — un XIXE siècle écarteléentre scientisme et merveilleux —, psychanalyse et cinéma ne partagent pas le même« père », puisque la première privilégie la parole (le principe de réalité) et le secondl’image (le principe de plaisir).11. Je reprends ici à mon compte la distinction opérée par Édouard Arnoldy entrehistoire de la forme filmique et histoire du cinéma. Voir à ce sujet Arnoldy 2002.

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