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FREUD ET JUNG : UNE RENCONTRE INACHEVÉE Hester McFarland Solomon L'Esprit du temps | Topique 2002/2 - no 79 pages 139 à 151 ISSN 0040-9375 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-topique-2002-2-page-139.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- McFarland Solomon Hester , « Freud et Jung : une rencontre inachevée » , Topique, 2002/2 no 79, p. 139-151. DOI : 10.3917/top.079.0139 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Esprit du temps. © L'Esprit du temps. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 80.11.224.233 - 14/06/2011 10h29. © L'Esprit du temps Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 80.11.224.233 - 14/06/2011 10h29. © L'Esprit du temps

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FREUD ET JUNG : UNE RENCONTRE INACHEVÉE Hester McFarland Solomon L'Esprit du temps | Topique 2002/2 - no 79pages 139 à 151

ISSN 0040-9375

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-topique-2002-2-page-139.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------McFarland Solomon Hester , « Freud et Jung : une rencontre inachevée » ,

Topique, 2002/2 no 79, p. 139-151. DOI : 10.3917/top.079.0139

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Topique, 2002, 79, 139-151.

INTRODUCTION

Qu’il y ait eu entre Freud et Jung une rencontre, importante, riche et stimu-lante pour l’un comme pour l’autre, est un fait incontestable. Ils ont collaboréintensivement pendant six années, pendant une période décisive dans l’histoirede la psychanalyse. Pendant ce temps ils ont partagé une amitié d’une profondecomplexité psychologique dont le meilleur témoin se trouve sans doute dans lerecueil des 359 lettres qu’ils ont échangées entre 1906 et 1913. Il est vraisem-blable que, psychologiquement parlant, leur profonde relation personnelle a plusou moins été basée sur une relation père-fils (Jung étant de 19 ans plus jeune queFreud). La relation père-fils évoluera cependant beaucoup au fil des ans, car lebesoin de l’un pour l’autre était différent. La dynamique qui s’est développéentre eux sera telle qu’après avoir nommé Jung le «dauphin » dès le début de leurrencontre, Freud le déclarera « fou » six années plus tard (Kress-Rosen, 1993, p.12). Leur relation s’est terminée brusquement en 1913. Avant leur rupture il y aeu entre eux une longue période de difficultés à propos des questions théoriques,essentiellement centrées sur la notion axiale de la libido, sa nature et sa fonction,ainsi que sur la question de l’origine de la religion. J’y reviendrai plus tard. Cesdisputes théoriques témoignent de leurs très grandes difficultés psychologiques,auxquelles s’ajoute le problème bien connu de l’autorité sur lequel insistait Freud.

Si Freud insistait pour que son adepte, élu dauphin, héritier du père de lapsychanalyse, ait une attitude de dévotion vis-à-vis de sa théorie psychanalytique,il avait mal jugé le jeune Jung. Depuis le fameux rêve que Jung avait fait à 12ans où il avait vu Dieu laisser tomber un excrément sur la cathédrale de Bâle, lapossibilité d’une obéissance aveugle à n’importe quelle figure d’autorité était

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devenue impossible. En effet, les caractéristiques de base de la personnalité deJung étaient très exactement ses capacités créatrices et innovatrices, liées à uneintelligence et un désir de savoir profond et authentique : elles auraient été à lasource de son amour pour Freud. Là s’originerait leur problématique, tout aumoins celle de Freud. Il ne faut pas oublier non plus que Jung se trouvait aucœur de l’établissement scientifique et médical européen, en tant que Directeurclinique de l’Hôpital Burgölzli, à l’époque l’un des trois grands hôpitaux psychia-triques les plus importants d’Europe. Jung jouait aussi un rôle très actif en tantque professeur à l’Université de Zurich. Par contre, Freud s’est trouvé rejeté del’établissement, pour plusieurs raisons dont peut-être la plus importante étaitqu’il était juif et, de surcroît, aux yeux de cet établissement, l’auteur de la « sciencejuive », la psychanalyse.

De notre point de vue maintenant, au tournant du siècle, cent ans plus tard,nous pourrions nous demander pourquoi ils n’ont pas pu trouver un moyen dese retrouver et de se rapprocher. Il se peut qu’il leur était impossible de serapprocher après s’être fait tant de peine et de mal, et de revenir à leur premièrecollaboration, basée comme elle l’a sûrement été, sur tant de respect et d’enthou-siasme réciproques, et, j’ose le dire, d’amour.

Nous, les analystes qui les avons suivis et pour qui leurs œuvres constituentnotre patrimoine clinique et théorique, continuons à être marqués et encombréspar cette rupture tragique. Face à leur histoire, qui est aussi notre histoire, de colla-boration enthousiaste et de méfiance, de rencontre passionnée et de rencontremanquée, nous avons un choix : nous pouvons choisir de tourner la tête etd’essayer de l’ignorer, ou bien choisir d’y faire face. Les uns choisissent de sedétourner de cette malheureuse histoire de rencontre et de non-rencontre. Nouspouvons les entendre, par exemple : « je ne connais pas le vocabulaire » ; « jen’ai pas le temps d’essayer de comprendre un autre modèle de la psyché » ; ouencore « cela ne m’intéresse pas ». Mais il y a les autres, peut-être moinsnombreux, dont notre réunion témoignerait : nous qui choisissons d’essayer d’yfaire face et de trouver le sens de cette rencontre, que je dirais inachevée, plutôtque manquée. Peut-être pourrions-nous même pousser les choses un peu plus loin.Car en faisant de l’autre tradition notre « autre », l’occasion ne nous est-elle pasdonnée d’approfondir la connaissance de nous-mêmes.

En effet, ici je m’avance personnellement : pour moi, je ne peux pas êtrecomplètement « psychanalyste jungienne » (si je peux le dire ainsi), sans uneconnaissance intime et une étude poussée des bases et des développementsthéoriques de mes collègues, les « psychanalystes freudiens ». C’est un vrai désir,le désir de connaître l’autre participe du désir d’une meilleure connaissance demoi-même. Si je m’étais détournée de l’étude de mon intime autre, je seraismoins moi-même. En disant ceci devant cette assemblée, j’annonce aussi monthème d’aujourd’hui : en parlant de désir, je veux indiquer une liaison entre la

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pulsion sexuelle, un amour basé sur une identification libidinale que Freud aappelé « amour heureux », et un autre amour plus différencié qui peut mener àla création culturelle – et là est exactement la question qui a menée Freud et Jungà leur rencontre passionnée et à leur rupture définitive.

J’ai cité le « désir » très consciemment car c’est une référence à une idéephilosophique qui touche aux bases même de la pensée européenne de nos jours,de notre compréhension de la vie. En disant cela je fais allusion à l’idée de Hegel,dont l’œuvre était certainement connue et de Freud et de Jung. Je veux parler dudouble aspect qu’Hegel donne au désir, en tant que pulsion primordiale, le« souffle de la vie » : à la fois le désir pour l’autre, et aussi, mais paradoxalement,le désir d’être soi-même, ce que les jungiens appellent le soi. Pour Jung, ceprincipe dialectique est inhérent à la fonction transcendante, ou pour le direautrement, au principe téléologique qui est à la base de la transformationpsychique et donc du processus d’individuation, mouvement d’où, pour Jung,s’originent aussi la pulsion sexuelle et la pulsion culturelle.

Après leur rupture tragique Freud et Jung s’étaient chacun focalisés sur deuxaspects différents de la psyché, cependant liés et complémentaires. Freud s’inté-ressait au passé personnel du patient (Jung parle de la méthode réductive de lapsychanalyse), pour étudier et élaborer des contenus de l’inconscient, structuréspar les événements psychosexuels, tel qu’ils se révèlent dans le présent de lacure – conception renforcée par les concepts du retour du refoulé et de lacompulsion de répétition. Donc, comme l’avait décrit Jung, le traitement sera basésur la méthode réductive. De l’autre côté, avec son intérêt sur les images et lessymboles de l’inconscient collectif, Jung s’était concentré sur le niveau le plusprimitif chez l’être humain, ce qui cependant constitue son avenir, son devenir,en tant qu’imprégné du principe téléologique. Cette étude de Jung sera appro-fondi avec son travail avec les psychotiques et les schizophrènes. Pour Jung lessymptômes ont souvent aussi une fonction symbolique, c’est-à-dire qu’ils sontporteurs de sens et de valeur psychiques utilisables pour la transformation futurede la vie psychique du patient. En tant que tels ces symboles prennent la formedes images culturelles mais aussi spirituelles. Ceci constitue dans le traitementjungien, la méthode prospective. Il nous est possible de voir que l’inconscientpersonnel de Freud et l’inconscient collectif de Jung forment un tout qui pourraitservir de base à une intégration de notre compréhension de la vie psychique pournous autres cliniciens. Pourquoi cette intégration n’a-t-elle pas pu se faire ? Est-ce que nous réunis aujourd’hui, pourrons-nous répondre à cette question ?

Tournons-nous maintenant vers le texte proposé pour cette journée : SigmundFreud présenté par lui-même (en anglais, An Autobiographical Study). Ce beautexte, lucide et structuré, publié en 1925 en allemand (avec un post-scriptumajouté en 1935), a été commissionné par une maison d’édition allemande qui avaitpour projet de publier des monographies sur la médecine contemporaine « en

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autoprésentation ». Le but était d’offrir au public des « contributions dues à desmédecins réputés dans leur spécialité et exposant les orientations et les résultatsde leurs travaux. » (p. 11, texte français) Le texte de Freud fut un exemple parmivingt-sept autres publications.

Ce texte n’est donc pas une autobiographie classique, alors que celle de Jungest vraiment un texte qui révèle beaucoup de sa vie personnelle ainsi que de savie professionnelle, un texte où l’on trouve aussi ses idées théoriques et cliniques,donc une œuvre très vivante et très réfléchie, une œuvre de sa grande vieillesseécrite avec sa secrétaire,Aniela Jaffe. Le texte de Freud est plutôt une expositionraisonnée du développement de ses idées, avec par-ci par-là de petites touchesde références à sa vie personnelle, ainsi qu’à sa vie professionnelle en tant quepersonnellement vécue. Évidemment on ne va pas en vouloir à Freud de ne pasavoir fait ce qu’il n’a pas fait, étant donné les conditions de cette publication.Néanmoins, nous pouvons regretter qu’il ait omis d’exposer les bases de laproblématique de leur rencontre remarquable mais inachevée, vieille seulementde onze ans quand il a rédigé cet ouvrage.

Donc pour continuer, je me propose de vous offrir mes réflexions sur certainspassages du texte de Freud concernant surtout la rencontre personnelle avec Junget leur collaboration. J’émettrais ensuite quelques hypothèses sur leur relationpersonnelle qui a connu tant de difficultés. Pour commencer ma réflexion, jevais citer un passage qui se trouve dans l’édition anglaise mais qui est absentede l’édition française, puisqu’il fait partie de la note éditoriale rédigée par JamesStrachey. Je l’ai traduit moi-même, ce n’est donc pas une traduction officielle.

Comme [Freud] l’indique dans le premier paragraphe, il a inévitablementreparcouru le terrain déjà traversé dans son papier «Sur l’histoire du mouvementpsychanalytique » (1914d) écrit dix ans plutôt [vous remarquerez que c’était unepetite année après la rupture avec Jung]. Pourtant, comme le montrera une compa-raison entre ces deux textes, sa disposition actuelle est tout à fait différente. Lespolémiques qui avaient envenimé l’ouvrage antérieur se sont maintenantévanouies dans l’insignifiance. Freud s’est montré capable de rendre compte,avec un esprit calme et entièrement objectif, de l’évolution de ses idées scienti-fiques. (SE XX, pp. 4-5, trans. H Solomon)1

1. Le texte en anglais est le suivant : «Thus Freud’s study is essentially an account of hispersonal share in the development of psycho-analysis. As he himself points out in the openingparagraph, he was inevitably going over much of the ground which he had already traversed inhis paper «On the History of the Psycho-Analytic Movement (1914d) some ten years before.Nevertheless, as a comparison between the two works will show, his present mood was a verydifferent one. The controversies that embittered the earlier paper had now faded into insignifi-cance and he was able to give a cool and entirely objective account of the evolution of hisscientific views. » (SE XX, pp 4-5)

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Nous qui ressentons toujours vivement les suites sismiques de leur rupture,comment allons-nous comprendre cette déclaration ?

Je vous propose maintenant d’explorer quelques passages du texte de Freudqui sont en rapport direct, mais aussi implicite, sur sa rencontre avec Jung, pourtenter de mieux comprendre la polémique qui a envenimé ses sentiments enversJung à l’époque de leur rupture.

LA RENCONTRE SCIENTIFIQUE

Dans l’exploration de l’inconscient Freud, tout comme Jung après lui, a tisséla structuremême de la psychanalyse, à partir de deux sources : celle de sa propreclinique (les « communications abondantes » de son inconscient, comme il en faitréférence dans le volume XIX, p. 39), ainsi que celles de ses patients. Dans sonautobiographie, il insiste sur sa position d’autodidacte, car « il n’y avait pas debonne occasion de se former, il fallait être son propre professeur. » (texte franc.p. 20 ; texte angl. p. 11). Freud s’identifiera toujours au rôle de pionnier solitaire.Il n’acceptera que les conclusions tirées de ses propres recherches intérieures oude celles de ses patients.Qu’il fut juif, combatif et dominateur dans un certain sens,fort intelligent et innovateur sans doute, mais tenu à l’extérieur dumilieu scienti-fique et médical de son époque, qu’il ait connu des restrictions financières, voilàdesperspectivespersonnelles qui sedécouvrent dans sonautobiographie àplusieursreprises,même s’il n’y fait que légèrement allusion, d’un tonun tout petit peu amer.

On peut facilement supposer combien la fidélité de Jung lui a été importante,personnellement mais aussi du point de vue de la survie de la psychanalyse et desonacceptationpar lemilieu scientifique. Jung faisait exactementpartiedecemilieusi convoitéparFreud.Grâceà sesbrillantes capacités scientifiques et aux recherchesfaites avec sescollèguesà l’hôpital duBurghölzli, Jungapudémontrer lespremièrespreuves de la valeur scientifique des concepts à la base de la psychanalyse. Il amontrépar ses expériences faites avec le test des associations : premièrement, l’exis-tence même de l’inconscient ; deuxièmement, le mécanisme de refoulement quidomine la dynamiqueentre le conscient et l’inconscient ainsi que les relations entrele ça, le moi et le surmoi ; et troisièmement, la notion de complexe selon laquelleles expériences internes se regroupent dans la mémoire inconsciente autour desgrands thèmes universaux. Jung va fonder la théorie axiale des archétypes sur lanotionde complexe. Pour lui, chaque individu aura unnombrede complexes baséssur son expérience personnelle. De sa part, Freud va fonder une grande partie de lathéoriepsychanalytique surunseul complexe, qu’il nommera le complexed’Œdipe,nomemprunté au travail de Jung sur les complexes, et dont le contenu sera tiré, pourla plupart, de sa propre analyse. Notez que le complexe d’Œdipe est traité commeun complexe universel, et Freud en parle en termes archaïques et typiques, donccommeunarchétype, termequi d’ailleurs ne sevoit pasdans levocabulaire psycha-nalytique, mais qui se trouve à la base de la pensée jungienne.

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Dès les premiers temps les attaques contre la psychanalyse consistaient àdire que les concepts de base n’étaient ni vérifiés ni vérifiables scientifiquement.Grâce à ses travaux sur le test des associations, Jung a pu faire sortir ces questionsdu champ des critiques scientifiques. Nous avons donc ici une des preuves del’importance de la rencontre entre Freud et Jung. Dès les premiers temps de leurrencontre, Jung a pu faire un don extrêmement important à la psychanalyse,c’est-à-dire à Freud, un premier don à cette figure de père si respectée dont Jung,psychologiquement, avait tant besoin. À ce père respecté, Jung offre ce dont cepère avait le plus besoin, je veux parler de la première validation scientifique dela psychanalyse. Rencontre manquée ? Je ne le crois pas.

Est-ce que nous avons des moyens qui nous permettrait, dans la perspectivede notre réunion, d’essayer de comprendre en quoi consistait le besoin psycho-logique de chacun de ces deux géants l’un pour l’autre ?

COMPLEXE PATERNEL OU COMPLEXE D’ŒDIPE

Freud avait inspiré le jeune psychiatre par ses premiers écrits psychanalytiques.Il est intéressant de noter que pour Jung le texte de base à cette époque étaitL’Interprétation des Rêves, publié en 1900.Après l’avoir lu à sa parution, Jung lerelira en 1903, au moment où il commençait ses premières recherches psychana-lytiques.Alors, dans ce texte, Freud aurait interprété ses propres rêves. L’apparenteouverture de Freud qui consistait à communiquer sonmonde intérieur à travers uneinterprétation publique aurait pu donner à Jung l’impression que Freud seraitdisponible à s’ouvrir et peut-être même encore d’avantage dans une relation plusintime.Cetteœuvre a inspiré et fécondé les premières pensées et recherches de Jungselon les concepts de la psychanalyse. La première communication qu’il fit à Freud,ce qui date le commencement de leur relation, aura lieu en 1906, à l’occasion dela publication d’un essai sur les expériences d’associations.

Une intense relation s’en est suivie. Mais, comme le dit Nicolle Kress-Rosen(ibid., p. 95), c’est « l’intensité contraignante de l’affection que Freud lui porteraaussitôt » qui aurait conduit Jung, schizoïde de nature, à adopter une approcheprudente. Jung a toujours eu besoin d’un peu d’écart entre lui et l’autre, par peurd’être dévoré ou bien déçu par l’autre. Mais, en même temps, comme elle lesouligne, un passage de l’autobiographie de Jung montre combien il respectaitet révérait même, Freud : « Freud était la première personnalité vraiment impor-tante que je rencontrais. Nul autre parmi mes relations ne pouvait se mesurer àlui. Dans son attitude, il n’y avait rien de trivial. Je le trouvai extraordinairementintelligent, pénétrant, remarquable à tous points de vue. » (Jung,Ma Vie, p. 176)

Nous savons qu’ils avaient convenu d’analyser leurs rêves lors de leur voyageen 1907 aux États Unis, pour l’université de Clark. Mais on connaît aussi ce

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moment décisif où Freud a refusé de faire part à Jung de ses associations par peurde compromettre son autorité. Il y a eu en plus un rêve fameux de Jung pour lequelFreud a imposé une interprétation que Jung ne trouvait ni valable, ni acceptable.Ce fut un rêve-pivot, signal de leur différence : Freud voulait une interprétationœdipienne ; pour Jung, le sens de son rêve était à trouver dans les bases collec-tives, archaïques et typiques (CW3, para 413). Voici le moment où l’on pourraitparler d’une rencontre manquée. La méfiance qu’éprouvait Jung vis-à-vis deFreud pourrait s’expliquer par l’attitude de son aîné : en se privant d’un libreéchange avec Jung et en se prévalant de son autorité, Freud aurait perdu laconfiance de Jung, beaucoup plus ouvert à des relations d’égal à égal. Mais enmême temps Jung cherchait chez Freud des ressources paternelles suffisammentrobustes, qui pourraient tolérer des échanges vigoureux.

Dans leur correspondance, Jung mentionne souvent son complexe paternelvis-à-vis de Freud. Il parait que c’était une expression qu’ils employaient entreeux dans un sens convenu – à Jung est donnée la place du fils, une place trèsélevée bien sûr car il était le fils préféré. Mais en même temps, s’il avait cetteplace, on peut comprendre combien Jung a pu se sentir piégé par le besoin qu’aeu Freud de trouver chez ce jeune héros, à la stature de beau et jeune psychiatrebrillant, celui qui sauverait la psychanalyse de sa désignation de « science juive ».Mais pour Freud, seul un héros totalement obéissant aux termes de la psycha-nalyse tels qu’il les avaient conçus pourrait être acceptable : demandecontradictoire.

Dans ce court propos, il n’est pas possible d’introduire beaucoup de thèmes,mais je ne voudrais pas perdre l’occasion de mentionner la passion transféren-tielle et contretransférentielle qui s’est vécue parallèlement entre Jung et SabinaSpielrein, cette brillante patiente, devenue analyste, et finalement membre de laSociété psychanalytique de Vienne. La passion née entre eux se révèle en partiecomme une sublimation de celle qui se jouait entre Freud et Jung. Sabina devenaitla troisième personne d’une constellation triangulaire. Si à l’égard de Sabina, Jungest sorti du cadre analytique (jusqu’à quel point nous ne sommes pas certains),Freud jouera le rôle d’un père patriarche très ambivalent : s’il donne à Sabina desavis protecteurs, dans ses lettres à Jung, il parle d’elle avec une certaine condes-cendance, tout en l’excusant de toute culpabilité envers son ancienne patiente.Ici je fais simplement mention du nom qu’ont donné Sabina et Jung pour l’issuede leur union analytique – Siegfried – nom qui suggère le thème de l’héros,thème si important dans la relation entre Freud et Jung.

D’une autre perspective, David Lotto, psychanalyste américain, dans uneétude récente (2001), insiste sur la répétition chez Freud de relations triangulairesau service de la dynamique et des sentiments homosexuels. Il cite Freud qui ditlui-même : «... je dois (toujours) avoir un ami intime et un ennemi haï. J’aitoujours été capable d’en trouver de nouveaux, et souvent il est arrivé ... que ...

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ami et ennemi se retrouvent dans la même personne. » Cette polarité troublanteexpliquerait pour Lotto l’ambiguïté des sentiments homosexuels de Freud. Ilnous fait aussi remarquer que chez Freud, dans les relations triangulaires, l’agres-sivité contre la femme permettait un lien homosexuel parfait. C’est ce qui ceserait vécu entre Freud, Jung et Sabina Spielrein.

Alors, si c’est une question de relation manquée (et vous voyez que je trouvepréférable de la désigner comme inachevée), c’est que leur rencontre s’enra-cinait pour chacun dans des bases différentes. À ce propos, j’aimerais parler dela différence entre le complexe paternel, comme en parle Jung dans ses lettres àFreud, et le complexe d’Œdipe qu’avait élaboré Freud, et son identification aupère totémique patriarche. Freud, le père jaloux de la psychanalyse, s’est vucontraint de trouver un héritier justifiable, et il choisit Jung. Mais pour autant,en choisissant Jung, il a choisi quelqu’un qui fera des révisions radicales auxdoctrines qu’il avait créées. Freud n’a jamais pu donner à Jung la liberté dont ilavait besoin pour continuer ses recherches sur l’inconscient très primitif, voirpsychotique, et que Freud, en restant au niveau du complexe d’Œdipe, n’a paspu aborder. Freud n’acceptera jamais ses révisions, et donc ne cédera jamais surson autorité.

Pour sa part, Jung aurait cherché le rôle du fils préféré pour pouvoir recevoird’une figure paternelle, qu’il pourrait enfin vraiment respecter, la bénédiction àêtre lui-même. Comme nous le savons, son propre père, faible à ses yeux, lui étaitsource de déception, un pasteur consumé par le doute sur la religion qu’ilprofessait, donc incapable d’être vrai pour lui-même. Jung aurait cherché chezFreud, ce père respecté, qu’il lui accorde son autonomie afin de poursuivre sonpropre destin – ce thème du soi si jungien, que l’on ne retrouve pas chez Freud.Comme il avait dit dans une de ses dernières lettres à Freud : «On rend mal sondû à un maître quand on reste toujours seulement l’élève. » (Freud S., Jung C.G.,II, p. 303J).

Nous pouvons voir ici dans cette constellation d’attentes inconscientesréciproques, contradictoires et donc irréalisables, en quoi pourrait consister cetterencontre manquée, inachevée – nous pouvons même dire tragique. J’ose dire« tragique » d’abord pour nous qui sommes toujours marqués par les consé-quences souvent malignes de cet inachèvement ; et tragique aussi pour eux quil’ont vécue et qui n’ont pas pu trouver le moyen de surmonter leur probléma-tique, ni sur le plan personnel, ni sur le plan théorique. Le modèle dialectiquehégélien me revient à l’esprit, modèle qui est à la base de la théorie jungiennede la dynamique psychique : Freud et Jung sont restés dans un état d’oppositionsans pouvoir trouver de synthèse. Ils ont extériorisé le conflit en se séparant, et,comme dans les familles dysfonctionnelles, nous qui venons après eux, nouspouvons, si nous n’y prenons pas garde, continuer aveuglement à en être piégéset à le répéter.

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Pendant la gestation de leur rupture Jung était immergé dans son travail surles sources inconscientes de l’expérience religieuse, dont la parution avec lesMétamorphoses et symboles de la libido (1912) sera la cause de leur rupturedéfinitive, en ce sens que cette œuvre consistait en une révision radicale de lathéorie freudienne de la libido. Pendant cette période, Freud avait décidé de seconfronter lui aussi à la question des sources de la religion. Ce sera Totem ettabou (1913). Tenté par les recherches de Jung sur les bases universelles et collec-tives de l’esprit religieux, Freud s’est lancé sur le même territoire, ne souhaitantpas se laisser déborder par Jung, comme le suggère Nicolle Kress-Rosen, etvoulant assurer les résultats d’une compréhension psychanalytique de l’espritreligieux. Dans une lettre àAbraham, il avait annoncé « qu’il connaissait déjà lasolution », avant même d’avoir fini les recherches préliminaires. Il aurait écrit àJung qu’il pensait que lui aussi trouverait la solution en termes psychanalytiquesœdipéens. Rien n’était plus éloigné de la réalité.

Alors pour Freud toute expérience religieuse sera basée sur une dynamiquede culpabilité venant du complexe d’Œdipe – le domaine des pères. Kress-Rosenle dit clairement : dans toute l’explication freudienne des bases et des sources desmanifestations psychiques religieuses, y compris la moralité, les femmes necomptaient que comme objets sexuels du père, et à sa suite des fils et de la horde.On voit bien comment la pensée de Freud s’organise autour du complexed’Œdipe, la théorie du mâle dominant et de la femme chosifiée. Pour Jung, aucontraire, la question des sources de l’esprit religieux est toute une autre histoire.Jung a toujours insisté sur l’importance du féminin dans la religion avec sesétudes sur Sophia, sur Marie, sur l’importance du couple, sur le roi et la reinedans le hierosgamos, le mariage sacré en tant que constellation psychique fonda-mentale. Plus tard dans l’histoire de la psychanalyse, cette insistance sur le couplecomme constellation archétypique trouvera une résonance dans la pensée psycha-nalytique britannique du concept de « parents combinés » (combined internalparental couple), tel que Klein, Bion, et d’autres l’ont décrit.

Dans une étude déjà publiée (Solomon, 2000), j’avais essayé de montrer quel’origine de la fonction éthique pourrait être trouvée dans la vision des « parentscombinés » : d’abord dans la capacité de la mère à sacrifier ses besoins narcis-siques en faveur des besoins du bébé, comme l’a décrit Winnicott en parlant de« la mère suffisamment bonne. » J’ai proposé qu’à partir de cette base se conju-guera l’expérience de la fonction de jugement et de réflexion paternels, souventsymbolisée en termes et en images masculines. Ainsi, suivant l’internalisationde ces deux expériences, l’enfant aura éventuellement un couple intérieur capablede « dévouement réfléchi et de réflexion dévouée. » J’ai proposé que c’est ceciqui constitue la base du sens du « soi éthique », et j’en avais conclu que c’est cettemême capacité qui, chez l’analyste, fait de la relation analytique une relationprofondément éthique.

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Notre questionnement sur la dynamique entre Freud et Jung et sur le pourquoide l’inachèvement de leur rencontre nous mène au problème double mais lié dela nature de la libido et la nature de l’expérience religieuse (spirituelle, artis-tique et culturelle). Freud avait trouvé diabolique et torturant le travail préparatoired’où naîtrait Totem et Tabou, bien qu’il ait clamé qu’il connaissait déjà la réponse.Il écrit à Ferenczi : «Le travail concernant le Totem est une cochonnerie. Je lisde gros livres qui sont sans véritable intérêt, car je connais déjà les conclusions,c’est mon instinct qui me le dit.’ (Freud S., Ferenczi, S. 249 F) Si la réponse étaitque le complexe d’Œdipe était à la base de l’expérience et de la pratiquereligieuse, il s’attendait à ce que Jung arrive à la même réponse. En 1911, Freudécrit à Jung : «... mon travail de ces semaines s’est rapporté au même thème quele vôtre, à savoir l’origine de la religion. Pour ne pas vous troubler, j’avaisl’intention de ne rien en dire. Mais comme j’ai vu à la première lecture de votreessai dans le Jahrbuch (...) que vous connaissiez mon résultat, toutes les cachot-teries tombent, à mon soulagement. Vous savez donc déjà que le complexed’Œdipe contient la racine des sentiments religieux. Bravo ! » (Freud S., JungC.G., II, p. 197, 270 F). En même temps, Freud continue à souffrir de son travailsur Totem et Tabou. Il écrit encore à Jung : «Avec mon travail sur le totem et lereste, ça ne va pas bien. J’ai tout de même bien peu de temps, et c’est aussi toutà fait autre chose de puiser dans des livres et des rapports, ou dans l’abondancede sa propre expérience. À cela s’ajoute que l’intérêt est affaibli par la convictionde posséder déjà à l’avance les résultats que l’on s’efforce de prouver. » (Ibid.,p. 234, 288 F) Pendant tout ce temps, Jung ne répond pas aux lettres de Freud.

Revenons à notre texte, écrit treize ans après cet épisode. Dans le chapitrequi touche aux développements théoriques faits par Freud pendant la période dela rencontre et de la collaboration avec Jung, il dit ainsi : « Je tiens personnel-lement en plus haute estime mes contributions à la psychologie de la religion ...Mon point de départ fut la coïncidence frappante des deux tabous réglementantle totémisme, à savoir de ne pas tuer le totem et de ne faire aucun usage sexueldes femmes du même clan totémique, avec les deux contenus du complexed’Œdipe, à savoir : écarter le père et prendre sa mère pour femme ... je pouvaisconstituer à partir de toutes ces composantes une hypothèse, ou pour mieux dire :une vision ...» (Freud, 1925, pp. 133-155).

En quoi consistait cette vision ? Dans les mots de Freud : « le père de la hordeprimitive avait ... accaparé pour lui toutes les femmes, tué ou chassé tous les filsdangereux en tant que rivaux. Mais, un jour, ses fils s’unirent et, ensemble, leterrassèrent, le tuèrent et le dévorèrent, lui qui avait été leur ennemi, mais aussileur idéal. » (Ibid., p. 115)Mais ceci fait que les fils « furent incapables de prendrepossession de son héritage. » (Ibid.). De cela émanera « la conscience coupablede l’humanité (le péché originel), par laquelle s’instaurèrent de manière conco-mitante organisation sociale, religion et limitation morale. » (Ibid.)Ainsi, commel’annonce Freud lui-même, la constitution de la religion se trouvera sur le terrain

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du complexe paternel et œdipien et construite sur l’ambivalence (Ibid., p. 116).Et pour finir, « c’est le père primitif en personne, redouté et haï, vénéré et envié,qui devint le modèle de Dieu. » (Ibid.). Avec ces passages se termine le proposde Freud. Il n’aura plus qu’à faire la liste d’autres applications de la psycha-nalyse, ce qu’il fait en quelques petits paragraphes, et ajouter le Post Scriptum,ce qu’il fera à l’occasion de la nouvelle édition parue en 1935. Dans ces dernierspassages qui sont écrits dans un style très vivant en comparaison avec les précé-dents, ou il élabore sa « vision » totémique du père dévoré, il me semble que, s’ildécrit sa vision de l’origine de la religion, il a quand même revisité les thèmesrelatifs à sa compréhension de ce qui s’est passé entre lui et Jung. Si le ton est« calme et entièrement objectif », comme le constate James Strachey, le contenuimplicite évoquerait la problématique de leur rencontre. Jung, de son côté, l’auraressentie tout autrement. Rencontre manquée, ou bien inachevée ?

Donc ces presque derniers passages importants de son autobiographie, en tantque réflexions sur l’écriture de l’œuvre qui l’avait tant tourmenté et entreprise aumoment où il sentait que Jung allait s’éloigner de lui et de ses principes psycha-nalytiques montrent combien Freud était toujours pris par les thèmes qui avaientdominé la période de sa relation avec Jung.Ces thèmes nous relient aux ceux abor-dés au commencement demonpropos. Pour conclure, je voudrais toucher au thèmedu narcissisme, sur lequel repose, à mon avis, l’inachèvement de la rencontre.

Le psychanalyste anglais Ron Britton a fait une distinction utile entre lenarcissisme libidinal et le narcissisme destructeur. Le premier est caractérisé parune défense contre des relations d’objets contraires, alors que le second est essen-tiellement profondément hostile aux relations d’objets (Britton, 2001). Il faitremarquer que Freud a ajouté une note en 1910 (n’oubliez pas que c’est à cetteépoque que les relations avec Jung devenaient préoccupantes) aux Trois essaissur la sexualité dont la première édition datait de 1905. En théorisant sur l’homo-sexualité masculine, Freud écrit : «... (ils) passent pendant les premières annéesde leur enfance, par une phase de courte durée où la pulsion sexuelle se fixed’une façon intense sur la femme (la plupart du temps sur leur mère) et qu’aprèsavoir dépassé ce stade, ils s’identifient à la femme et deviennent leur propreobjet sexuel. C’est-à-dire que, partant du narcissisme, ils recherchent des adoles-cents qui leur ressemblent et qu’ils veulent aimer comme leur mère les a aiméseux-mêmes. » (Freud, 1905, np. 162-163) Dans l’essai de 1914 Pour introduirele narcissisme (donc peu de temps après la rupture) Freud comprend que le faitde « tomber amoureux ... réduit le soi en faveur de l’objet dont l’amour réciproqueest le seul moyen de remédier à cette hémorragie de la libido. » (Britton, 2001,p. 5) Britton continue à citer Freud : « le retour de la libido d’objet au moi et satransformation en narcissisme représente, quoiqu’il en soit, à nouveau un amourheureux ; et, d’un autre côté, c’est aussi vrai qu’un véritable amour heureuxcorrespond à la condition première pendant laquelle la libido d’objet et la libidodu moi ne peuvent être distinguées. » (Freud S., 1914, pp. 99-100)

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Ces deux idées sont essentielles pour mon propos : le narcissique libidinal estamoureux de lui-même d’une manière identique à celui qui est amoureux d’uneautre personne ; et « l’amour heureux», qu’est l’amour primaire, est fondé sur « lacondition première selon laquelle la libido d’objet et la libido dumoi ne pouvaientpas être différenciées. » Britton insiste sur le fait que ce soit « un objet externe ouinterne, la relation positive est conditionnée par l’élimination de la différence »(ibid., p. 6). L’équivalence entre les objets externes et internes et l’élimination dela différence constituent, comme je le suggère, les deux conditions décisives auxréponses affectives de Freud à l’égard de Jung et sont également lesmêmes condi-tions qui éloignèrent Jung de Freud. «L’amour heureux » que cherchait Freud estfondé sur la condition selon laquelle la libido d’objet et la libido du moi ne sontpas différenciés.Ainsi s’expliquerait pourquoi Freud ne pouvait pas accepter lesrévisions de Jung à sa théorie psychanalytique puisqu’alors il se seraitmontré dif-férent et séparé de Freud, doué d’une capacité d’autonomie à penser et à observer.Cela aurait aussimontré que la psychanalyse à laquelle Freud était profondémentidentifié n’était pas après tout totalement identifiable à Freud, puisqu’elle était dansle domaine public – elle n’était pas son inséparable possession. De plus celaexplique pourquoi, lors de leur voyage auxÉtats-Unis, Freud ne pouvait pas accep-ter de fournir à Jung ses associations à ses propres rêves, car alors Jung aurait pueffectivement faire des interprétations auxquelles Freud n’avait pas pensées lui-même, marquant ainsi une différence notable dans le monde interne de Freud.

Ce que je suggère c’est que Freud aspirait à trouver en Jung son jumeauintérieur désireux d’endosser le manteau de la psychanalyse sans en rien changer.En fait, il s’était choisi le successeur le plus digne et le plus compétent parmi ceuxqui se présentaient, mais il eut fallu qu’il soit capable d’accepter la séparation etla réelle signification d’un « autre » dans sa vie. Jung, à cause de ses propresdemandes internes, ne pouvait pas répondre à « l’amour heureux » que lui offraitFreud parce que cet amour, primaire, était basé sur une demande d’identification.L’inachèvement de leur relation consisterait donc dans le fait que l’amour et lesbesoins de l’un pour l’autre étaient fondés sur des demandes inconscientescomplètement différentes, sinon opposées.

CONCLUSION

En voyant en Jung son successeur, Freud était incapable de le voir autrementqu’un jumeau, un clone psychique. Il est incontestable que Freud avait ressenti unamour très vif pour Jung,mais il était fondé sur un narcissisme libidinal qui deman-dait à Jung d’être unmême. Ceci signifiait que Jung ne devait pas dévier des prin-cipes de base de la psychanalyse qui, à cette époque, était en rapport alors avecl’auto-analyse de Freud et avec pour résultat le complexe d’Œdipe. Freud cher-chait en Jung un « camarade d’âme», un jumeau avec qui il n’y eut aucune sépa-ration, aucune différence, et donc aucune révision de la psychanalyse !

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S’il avait été possible à Jung de ne pas dévier du chemin psychanalytique tracépar le père patriarche, Freud aurait pu à son tour identifier à ce héros son idéaldu moi. Il aurait pu se laisser aller dans les bras de son « camarade d’âme »,faisant ainsi de Jung à son tour, un père sur lequel il pourrait s’adosser. Noussavons qu’en fin de compte, bien tristement pourrait-on dire, que c’est sa filleAnna, identifiée à l’œuvre du père, à ses paroles mêmes, à sa bouche quis’occupera de lui au cours de sa dernière maladie. Elle poursuivra, à Londres, lalutte héroïque contre les révisions kleiniennes.

De son côté, Jung aurait cherché chez Freud la validation par un père trèsrespecté, le respect qu’il n’avait jamais ressenti en tant que fils.

Alors de cette rencontre entre Freud et Jung, inachevée sinon manquée,passionnante et créatrice le temps de sa durée, mais brouillée et troublée pard’énormes dynamiques inconscientes, qu’allons-nous faire, nous autres leurshéritiers ? Je crois que c’est à nous, en tant que génération suivante, d’en tirerles richesses qui sont certainement là dans la mesure où nous aurons le couragede les exploiter en explorant notre histoire commune. Espérons que cette fois-cinotre rencontre sera beaucoup plus durable et donc beaucoup plus fructueuse.

Hester McFARLAND SOLOMON

BIBLIOGRAPHIE

BRITTON R. (2001) Second toughts on narcissism, paper given to a Scientific Meeting ofthe British Association of Psychotherapists, London, December 2001.

FREUD S. (1925, 1935) Sigmund Freud présenté par lui-même. Paris : Éditions Gallimard.JUNG C.G. (1961). Ma Vie. Collections «Témoins », Gallimard.KRESS-ROSEN N. (1993) Trois Figures de la Passion. Paris : Springer-Verlag.LOTTO D. Freud’s struggle with misogyny, Journal of the American Psychoanalytic

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