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Frédéric Soulié

LE COMTE DETOULOUSE

(deuxième partie)

1834

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I

CASTELNAUDARY

À Castelnaudary, le château du seigneur,comme partout, dominait la ville, construitesur le penchant d’une colline peu élevée. Cechâteau était une vaste enceinte de murs etde fossés renfermant de nombreuses tours etdes bâtiments considérables, ayant lui-mêmeune forteresse intérieure appelée la tour et quidominait le château comme le château domi-nait la ville, et comme la ville dominait les fau-bourgs, et les faubourgs la campagne. C’étaitpour ainsi dire la féodalité figurée en pierre.

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Il y avait deux jours que l’affaire de Tou-louse avait eu lieu. On voyait affluer à Cas-telnaudary des troupes de toutes sortes et detous les comtés, marquisats, vicomtés et du-chés des deux Gaules, comme on les nommaitencore à cette époque. Il y en avait mêmede l’Allemagne, tant le besoin de combattrepour l’amour de Dieu s’était emparé des popu-lations. Les unes, poussant le zèle jusqu’à cou-rir en Afrique par des pays sans chemins, ac-complissant des marches que nos armées lesmieux disciplinées et les mieux convoyéesn’oseraient tenter par des routes bien tracées ;d’autres, moins audacieuses et averties dumauvais état des affaires chrétiennes en Pa-lestine, se réduisaient à la croisade albigeoise.Presque toutes s’approvisionnaient d’exac-tions, de crimes, de vols, que les quarante joursde service sous les ordres des légats du papedevaient effacer.

Sur le sommet de cette tour de Castelnau-dary, une réunion de chevaliers, où se trou-

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vaient plusieurs femmes, examinait depuis lemilieu du jour l’affluence de ces troupes si di-verses. Il y avait parmi toutes les personnes quiregardaient un sentiment de tristesse, outre ce-lui de la curiosité.

L’obscurité où se trouvait déjà la plainemonta jusqu’au sommet de la tour au momentoù Bouchard de Montmorency venait de signa-ler sur la route de Toulouse une cavalcade, peunombreuse à la vérité, mais forte, serrée, com-posée d’hommes et de chevaux seulement, etne traînant à sa suite ni bagages sur des mu-lets, ni femmes, ni enfants retardant par leurmarche débile la marche rapide des hommesde guerre.

— N’est-ce pas votre époux ? dit tout basBouchard à la comtesse de Montfort, qui étaitprès de lui. Voilà comme il marche d’ordinaire,avec peu d’escorte, mais bien armée et déga-gée de toute entrave.

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La comtesse parut troublée ; elle regardalongtemps, puis répondit après un long soupir :

— Non, ce n’est point le comte. Ses mes-sages qui m’ont arrêtée dans cette ville et quim’y annoncent la réunion de nos plus fidèlesalliés me montrent son arrivée comme encoreéloignée. Il doit aller jusque dans le Quercy etdans toutes les villes qui lui sont encore dé-vouées pour y rassembler tout ce qu’il y trou-vera de chevaliers désireux de conquérir desterres et des châtellenies, afin d’assembler unenouvelle armée qui lui permette de frapper laProvence au cœur en s’emparant de Toulouse.Vous m’avez fait trembler en me disant quec’était lui, car ce ne pourrait être qu’un mal-heur qui le ramenât si vite.

Elle s’arrêta et réfléchit un moment, puiselle reprit en laissant percer une larme dans leregard qu’elle adressa à Bouchard :

— Un malheur ou un soupçon.

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— Un soupçon ! dit Bouchard en baissantla voix. Le comte de Montfort a trop à penserà lui-même pour s’occuper à soupçonner safemme.

— Il est trop vrai, dit Alix ; peu lui importeque celle qui porte son nom pleure dans la so-litude et meure dans l’abandon ; mais il lui im-porte que ce nom garde le respect de tous leschevaliers ; et si quelque bruit médisant étaitparvenu jusqu’à lui, crois-moi, Bouchard, l’or-gueil lui donnerait toutes les fureurs de la ja-lousie, et alors malheur à toi !

— À moi ! dit Bouchard avec dédain ; Si-mon de Monfort, avec ses comtés d’hier, peutfrapper impunément de l’effroi de son pouvoirces nobles de Provence sortis en quelquesheures de sa volonté de suzerain ; mais Bou-chard de Montmorency est un nom qui, au mi-lieu de l’armée de Simon, est une forteresseplus puissante que les châteaux qu’il a conquis.

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— Sans doute, dit Alix, il ne pourrait ni tecondamner ni t’accuser comme ton chef ; maisSimon est un homme qui sait comment on ob-tient justice d’un homme l’épée à la main.

— Alors, dit Bouchard, malheur à lui !

— Et moi, dit la comtesse, moi ?

— Oui, Alix, reprit doucement Bouchard,pour toi, et toi seule, je me tairai et serai pru-dent. Pour toi, et toi seule, je subirai les raille-ries de ta fille et les bravades d’Amauri. Pourtoi, j’assisterai, sans les dénoncer au roi Phi-lippe-Auguste, à toutes les épouvantables exé-cutions de ton époux. Ne te l’ai-je pas promis ?

— La nuit approche, dit Alix, je vais des-cendre dans le château : il faut que je m’in-forme quel sera ce soir le nombre de mesconvives ; car j’ai ordre de donner à chacun deceux qui arrivent une hospitalité digne d’eux etdu comte. Je suppose que le chef de cette ca-valcade est de ceux qui doivent trouver placedans ce château et à notre table.

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La comtesse se retira, et chacun la suivit.Elle conduisit et laissa dans une vaste salletous ceux qui étaient avec elle sur le sommetde la tour ; et des serviteurs ayant apporté desflambeaux, il se forma divers groupes de che-valiers, les uns causant ensemble dans lescoins les plus sombres, d’autres rangés autourd’une femme qui semblait ne pas les voir etécoutait attentivement le récit que lui faisaitun homme dont l’extérieur annonçait un deces prêtres armés qui n’étaient pas la partie lamoins nombreuse de l’armée des croisés. Ce-lui-ci, malgré l’épée qu’il portait, n’était passans doute de ceux qui se signalaient par uncourage à toute épreuve, car son récit, où iltremblait, semblait attester qu’il n’avait pasmoins tremblé dans l’action qu’il racontait.Tout à coup un éclat de rire de Bérangère l’in-terrompit brusquement. Ceux des chevaliersqui l’entouraient se penchèrent vers elle,comme admis, par cet éclat bruyant, à la confi-dence de cette conversation jusque-là secrète ;et les autres, arrêtés dans leurs entretiens par-

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ticuliers par ce rire continu, s’approchèrent ens’informant du sujet de cette gaîté si infati-gable.

— Écoutez… écoutez… sires chevaliers, di-sait Bérangère en interrompant chacune de sesparoles pour faire retentir la salle de nouveauxéclats. Écoutez… vous souvient-il de ce che-valier faïdit que nous rencontrâmes il y aquelques mois à la porte de Carcassonne ?Comment s’appelait-il donc, sire de Mauvoi-sin ? Vous devez savoir son nom, au moins parcelui de sa sœur ?

— Qui donc ? répondit Mauvoisin ens’avançant.

— Ce chevalier que vous n’avez pas osédésarmer ; vous savez qui je veux dire. Amauri,aidez donc la mémoire de votre ami, qui mesemble l’avoir perdue quoique nous soyonsavant souper.

— Qui cela ? dit Amauri : cet homme queje n’ai point puni moi-même de son insolence

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par respect pour le service qu’il a rendu à mamère ?

— Celui-là, répondit Bérangère, que vousn’avez pas puni parce qu’il vous a fait peur àtous.

— Le sire de Saissac ? dit Bouchard.

— Celui-là même, répondit Bérangère d’unton âcre et dédaigneux, celui-là, mon noblecousin Bouchard, que vous avez si bien re-connu à cette dernière circonstance. Eh bien !messires, je vous annonce qu’il est mort.

— Tant mieux ! dit brusquement Mauvoi-sin.

— Et je vous apprends aussi qu’il est res-suscité.

Ce mot frappa d’étonnement toute l’assem-blée, non à cause du fait, que personne ne crut,mais à cause de la figure pantoise de Foulques,qui répéta d’un air désespéré et sévère :

— Ressuscité !

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Des acclamations de toutes façons ac-cueillirent cette assertion de Foulques ; mais iln’en fut point troublé, et, après avoir laissé setarir l’élan de gaîté que cette nouvelle fit jaillirde toutes parts, il reprit avec une convictiontriste, mais profonde :

— Rappelez-vous les paroles d’Albert, etses menaces à la porte de Carcassonne, rappe-lez-vous cette stupeur surnaturelle dont il atta-cha, pour ainsi dire, vos mains à la bride de voschevaux et vos épées dans leurs fourreaux, etécoutez-moi !

Il fit alors le récit de ce qui s’était passédans l’église de Saint-Étienne, puis il ajouta :

— Occupé que j’étais à ce moment desmoyens d’abattre l’autorité du comte de Tou-louse, je ne remarquai pas assez cet événe-ment inouï. Mais maintenant qu’il porte sesfruits, maintenant que la fortune du comte deMontfort, jusque-là si croissante et si irrésis-tible, s’entrave à chaque pas et tourne contre

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lui jusqu’à ses victoires, je crains que quelqueinfernale puissance, quelque esprit fatal et pluspuissant que les forces humaines, ne soit entrédans le cœur de ses destinées comme le verdans la racine des plantes, et ne les ronge pourles faire avorter à l’heure où elles promettaientune belle moisson.

— Vous êtes toujours jongleur et poète,messire Foulques, dit Bérangère, et vous cou-vrez vos faibles pensées de paroles somp-tueuses. Mais, enfin, avez-vous revu ce sirede Saissac parlant, agissant, renversant les ar-mées de mon père ? Et ne pourriez-vous pasplus justement expliquer le peu de succès deses entreprises par la nonchalance de sesmeilleurs chevaliers, dont les uns usent lapointe de leur poignard à graver des chiffresamoureux sur les pierres des remparts, ajouta-t-elle en regardant Bouchard, et dont les autresne disputent d’autre palme que celle de videren une nuit plus de pintes de vin qu’il n’en fau-drait à la soif de dix hommes ?

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Elle adressa cette dernière phrase à Mau-voisin et à Amauri, qui répondit aigrement :

— Sans compter ceux qui se dévouent aunoble métier de ramasser votre gant, de vousconquérir un nid de faucon perché sur quelquerocher escarpé, ou d’aller insulter le passantqui vous déplaît, pour le battre s’il est manantou bourgeois, et le défier s’il est chevalier, quelqu’il soit, de la langue française ou proven-çale ; et tout cela pour que vous leur tendiez lamain.

— Et pour qu’ils la baisent respectueuse-ment, dit Bouchard.

— Mon cousin, dit Bérangère avec hauteur,si je fais des esclaves avec un baiser sur mamain, je ferais peut-être des guerriers en ac-cordant ce qui ne sert à d’autres qu’à faire deslâches.

Bouchard pâlit, et Amauri, qui, malgré sahaine pour lui, devina la cause de sa pâleur, in-terrompit sa sœur :

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— Silence, Bérangère, cria-t-il ; votrelangue est comme celle d’une vipère : c’est untrait empoisonné.

— C’est un trait au moins et qui porte coup,répliqua Bérangère. Voilà ce qui vous étonne etvous fâche, vous qui ne savez plus ce que c’estqu’un trait qui frappe et qui va droit au but.

Amauri allait répondre lorsque Bouchard deMontmorency ajouta avec un air railleur :

— Pourquoi avoir interrompu votre sœur,Amauri, au moment où peut-être elle allait en-fanter une armée de héros en promettant àleurs baisers autre chose que sa main.

— Oui, messire, dit Bérangère avec colère,je puis promettre beaucoup, tenir mes pro-messes et ne pas manquer à l’honneur ; carmon cœur, ma foi, ma main sont libres ; je puispromettre tout cela à celui qui sera reconnu lemeilleur chevalier de la croisade ; et pour com-mencer, je donnerai le nom de mon chevalier

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à celui qui me rapportera le corps du sire deSaissac mort, ou qui l’amènera vaincu s’il vit.

— Nous nous y engageons, s’écrièrent plu-sieurs voix, qu’il faille le vaincre par les absti-nences, comme un démon, ou le terrasser avecla lance, comme un vivant.

Mauvoisin ni Bouchard n’avaient répondu àcet appel. Bérangère, les regardant tous deux,leur dit :

— Vous avez peur des morts, sire de Mau-voisin, et ce combat vous paraît difficile, n’est-ce pas ? Quant à vous, mon beau cousin…

— Quant à moi, dit Bouchard, je n’ai pointpeur des méchants esprits, mais je dédaigne deles combattre.

À ce moment, la comtesse entra et suspen-dit la conversation en disant :

— Je vous annonce que nous aurons ce soirparmi nos convives le sire Laurent de Turin,dont le comte nous a tant parlé.

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— Ah ! s’écria Bérangère, ce vaillant desvaillants, qui méprise, dit-on, si fort Françaiset Provençaux qu’il tue ceux-ci comme deschiens et dédaigne de porter la croix desautres ; celui dont on dit que les richesses sur-passent celles des plus puissants souverains.Certes, il va avoir de quoi se moquer de notreséjour et de notre accueil ; de notre séjour der-rière les murs d’une ville quand la guerre courtla campagne ; de notre accueil dans une salleenfumée et dont les sièges sont de misérablesescabelles.

— Grâce à vous, il y a assez de raillerieen ces lieux, dit Amauri, sans en souffrir denouvelle, et nous avons encore des épées pourcouper court aux insolences d’un homme quelqu’il soit, fût-il le favori de mon père, fût-il levôtre !

— Certes, dit Bérangère, à moins que le sireBouchard ne permette qu’il devienne celui dema mère, je crains bien que vous ne lui trou-

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viez aucun droit à vos respects ; mais peut-êtresaurait-il en acquérir par lui-même.

— À nos respects et à vos faveurs, n’est-ce pas, dit Amauri, s’il veut devenir votre es-clave ?

— Oui, vraiment, dit Bérangère en élevantla voix, c’est pour lui comme pour tous ; levainqueur du sire de Saissac sera mon cheva-lier, et pour qu’il ne l’ignore pas, je le lui ap-prendrai.

— Ma fille, dit la comtesse, que Bouchardavait instruite du récit de Foulques, oseriez-vous parler aussi légèrement au sire Laurentde Turin, que vous ne connaissez pas, et vousexposer vous-même à ses railleries en ayantl’air de prêter créance à un conte inventé dansquelque intention pernicieuse ?

— Ceci est pour vous, messire Foulques,dit Bérangère ; on traite votre histoire de mé-chante invention.

— Sur mon âme !… dit Foulques.

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— Prenez un autre garant, dit Bérangère enl’interrompant ; ma mère ne croit pas à l’âmede ceux qui l’ont double. Vous voyez qu’en cecile trop n’est pas assez.

— Ma sœur, dit violemment Amauri, mamère peut croire à l’enfer lorsque vous parlez,car vous êtes un démon de méchanceté.

— Un démon, soit, dit Bérangère ; c’est cequ’il faut pour combattre un ennemi comme lesire de Saissac. Je le voudrais voir pour m’es-sayer avec ce mauvais esprit, comme l’appellemon cousin Bouchard.

À peine elle achevait ces mots que deux es-claves en habit grec et portant des flambeauxde cire ouvrirent la grande porte de la salle,et Laurent de Turin entra sur leurs pas. Tousles regards se tournèrent vers lui, et ceux dequelques-unes des personnes présentes y de-meurèrent attachés comme par un charme in-vincible. C’étaient la comtesse de Montfort,Bouchard, Amauri, Foulques, Mauvoisin et sur-

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tout Bérangère qui demeurèrent frappés decette singulière stupeur. La comtesse, dont lapolitesse renommée avait un accueil plein degrâce pour tous ceux qui le méritaient parquelque renom ou quelque mérite, demeura at-tachée à son siège. Laurent s’avança vers elle,et, posant un genou en terre, il lui dit aveccourtoisie :

— La comtesse de Montfort refusera-t-ellede tendre sa main à baiser à celui à qui sonépoux a souvent donné la sienne en signe defraternité ?

La comtesse, dont les regards ne pouvaientse détacher du visage de Laurent, lui tendit samain, qui tremblait, et lui dit d’une voix émue :

— Si vous êtes le sire Laurent de Turin, d’oùme connaissez-vous ?

— Ah ! répondit Laurent, en regardant Bou-chard avec un sourire, et en parlant si bas quela comtesse seule put l’entendre, celle qui res-semble si bien au beau portrait qu’en a fait le

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plus charmant trouvère de la langue d’oïl nepeut être méconnue par un homme qui aimeles belles rimes et qui croit aux amours sin-cères.

— Messire !… dit la comtesse, le visagerouge, en retirant vivement sa main.

— Qu’a-t-il dit ? s’écria Amauri, en s’appro-chant insolemment.

— Messire Amauri, dit Laurent en se rele-vant, je disais à votre mère que le comte deMontfort m’avait chargé pour elle d’un mes-sage secret.

La surprise de la comtesse, à l’aspect deLaurent, l’audacieuse allusion par laquelle ils’était mis de lui-même dans sa confidence, etce message secret annoncé tout haut ne luilaissèrent pas la présence d’esprit de contre-dire Laurent. Celui-ci, sans paraître s’inquiéterde l’étonnement qu’il causait, alla vers Béran-gère, et, s’approchant d’elle, il lui dit :

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— En vérité, je ne sais comment obtenir magrâce pour mon manque de foi envers vous.

— Envers moi, messire ? lui dit Bérangèreavec son arrogance accoutumée : je ne sachepas que vous me l’ayez offerte, et puis attesterque je ne l’ai point acceptée.

— S’il en est ainsi, permettez-moi de vousremettre ce gage, dit Laurent tirant un anneaude son doigt et le remettant à Bérangère, quipâlit en le recevant.

Elle ne fut pas maîtresse d’un premier mou-vement, et s’écria :

— Qui vous a remis cela ?

— Je vous le dirai, madame, quand vous se-rez seule pour m’entendre.

Amauri, qui suivait tous les mouvements deLaurent avec une anxiété irritée, s’approcha denouveau, et dit avec colère à Laurent :

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— Messire Laurent, il n’est rien que vousayez à dire à ma sœur que tout le monde nepuisse entendre.

— Vous vous trompez, messire Amauri, ditLaurent : il y a des paroles que je dois dire ensecret, comme il y en a que je dois entendreen secret, ne seraient-ce que celles qui doiventêtre répétées dans la nuit de Noël, quand le coqaura chanté trois fois.

Ce fut le tour d’Amauri d’être confondu ; ilregarda Mauvoisin, qui ne pouvait se lasser deconsidérer Laurent, et qui demeurait anéantià l’aspect de ce visage, qui était et qui n’étaitpas complètement celui de l’homme dont cha-cun s’entretenait si gaiment un instant aupara-vant. Quant à Foulques, il était comme lié à lafigure de Laurent ; il la suivait de ses regardsbéants, se tournant, se penchant, se reculant,allongeant la tête, selon que Laurent allait ouvalait. Le chevalier le regarda à son tour et luidit, après un moment de silence pendant lequelil sembla tout à fait fasciner l’âme de Foulques :

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— Messire évêque, ne voulez-vous pointdonner votre bénédiction à un chevalier armépour la sainte cause du Christ ?

L’évêque sauta en arrière à cette parole etrenversa l’escabelle sur laquelle il était assis.La plupart des chevaliers présents ne compre-naient rien à cette scène de stupeur, car aucun,excepté ceux que nous avons nommés, n’avaitassisté à la scène de la porte de Carcassonne ;aucun ne pouvait deviner ce que cette appari-tion avait à la fois d’étrange et de menaçant.Un silence glacé s’empara de toute cettejoyeuse assemblée. Laurent, qui d’abord avaitempêché par ses paroles cet effroi d’être re-marqué, Laurent se tut, et parut blessé de l’ac-cueil qu’il recevait. Bouchard, qui seul avaitgardé quelque sang-froid, intervint dans cetrouble général et aborda le sujet avec unefranchise qui renouvela l’embarras au lieu de ledissiper.

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— Sire Laurent, dit-il au chevalier, vous pa-raissez étonné de la façon dont on accueille unchevalier de votre renom ?

— Messire de Montmorency, dit Laurent enl’interrompant, je me fâche de peu de chose etne m’étonne de rien, et j’avoue que l’effet dema venue ici aurait lieu de me paraître insul-tant si je n’étais assuré qu’on m’écoutera plusfavorablement en secret que devant cette nom-breuse assemblée. Or, comme je ne veux pasinterrompre plus longtemps les joyeux proposet les rires qui éclataient dans cette réunionavant mon arrivée, je me retire et pense que jen’emporte avec moi ni la joie qui l’animait niles magnifiques projets que l’on y faisait contrel’ennemi commun.

Laurent se retira à ces mots, mais la gaîténe reparut pas, et, chacun, plongé dans sesréflexions particulières, ne pensait point àrompre le silence qui avait suivi ces paroles.Enfin, un chevalier, le sire Norbert de Châ-tillon, dit en riant :

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— Mais cet homme est donc un sorcier quinous tient sous un charme infernal ?

— Norbert ! s’écria Amauri d’un air sombre,ne parlez pas de cet homme ; il est inutile d’endire un mot, soit pour le louer ou le blâmer :cet homme est l’ami de mon père, c’est tout ceque nous avons besoin d’en savoir. Le soupernous attend.

Personne ne trouva un mot à répondre, nila comtesse de Montfort, ni Mauvoisin, niFoulques, ni Bérangère, qui, l’œil fixé sur l’an-neau que lui avait remis Laurent, ne sortaitpoint de sa rêverie. Gui de Lévis fut obligéde l’avertir plusieurs fois que l’on allait passerdans la salle du banquet. Les yeux de tous leschevaliers étaient fixés sur elle. Elle s’en aper-çut, releva vivement la tête, et, jetant un coupd’œil hautain sur ceux qui l’entouraient, ellesecoua, pour ainsi dire, ces regards curieux quis’attachaient à son visage.

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— Allons, mes chevaliers, dit-elle, vous meregardez comme des écoliers qui attendent unordre de leur maître. Je pense vous en avoir as-sez donné pour aujourd’hui ; il vous reste à lesaccomplir.

— Et nous le ferons, madame, dit Norbert,et nous vous amènerons, dans son cercueil, s’ilest mort, dans une cage, s’il vit, l’illustre sirede Saissac.

— Norbert ! s’écria Amauri, je vous ai dit dene pas parler de cet homme.

— De quel homme ?

— Du sire de Saissac.

— C’est que tout à l’heure c’était deLaurent, ce me semble, reprit Norbert en riant.

— Eh bien ! répliqua Amauri, ni de l’un nide l’autre.

Il s’arrêta et reprit presque avec violence :

— Venez donc, venez donc, le banquet vousattend !

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— Mais votre frère est fou, dit Norbert à Bé-rangère en se penchant vers elle ; il est fou, caril n’est pas ivre. Qu’a-t-il donc avec ces deuxhommes ?

Bérangère n’écoutait pas et ne réponditpoint. Tout le monde était sombre, jusqu’àBouchard, qui était déjà avec la comtesse dansla salle du souper, et que celle-ci avait informédes paroles que Laurent lui avait adressées àvoix basse. Le repas fut triste ; Mauvoisin y futeffrayant ; il se gorgeait avec fureur de vin etd’aliments, mais sans pouvoir arriver à cetteivresse joyeuse qui le rendait si bon conteuret si plaisant convive quand on l’excitait ; levin tournait en abrutissement. Bérangère es-saya quelques efforts de sarcasme et de gaîtéqui retombèrent dans un silence lourd et glacé.Foulques ne mangeait point et se signaitconvulsivement à chaque mets qui lui était of-fert ; la comtesse était absorbée ; Bouchard nepouvait lui-même s’arracher assez à sa préoc-cupation pour s’occuper de celle de la com-

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tesse. Amauri, les deux coudes appuyés sur latable, sa tête dans ses mains, était comme unhomme frappé d’une épouvantable nouvelle.Enfin, Norbert de Châtillon, après avoir tentéà plusieurs reprises d’engager la conversation,rompit encore une fois ce silence morne ens’écriant :

— Décidément, le diable est parmi nous.

À ces mots, comme à un cri d’alarme, lespersonnes que nous avons dites se levèrentspontanément de leurs sièges, le corps tendu,l’œil hagard, comme un chien averti de l’ap-proche d’une bête fauve par son cri sauvage ;tous portèrent des regards effarés autourd’eux. La comtesse posa la main sur son cœurqui battait à soulever les broderies de perles desa robe de velours, et d’une voix fortement al-térée :

— Messires, l’heure du repos est sonnée, ceme semble ; retirons-nous.

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— Tout cela était si extraordinaire que per-sonne ne fit remarquer que le second servicedu souper n’avait pas encore été placé sur latable.

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II

AMOUR POSSIBLE

La nuit qui suivit cette soirée fut une nuitd’insomnie pour tous ceux à qui Laurent de Tu-rin avait adressé quelques paroles. Bérangères’indignait que quelqu’un fût instruit d’un se-cret qu’elle croyait enfermé entre elle et le roid’Aragon. Ce qui augmentait son dépit, c’étaitle nom de celui qui possédait ce secret. Tantôtdans sa pensée elle frémissait de colère de ceque Laurent de Turin, ce beau et dédaigneuxchevalier, dont elle comptait faire un de sescomplaisants, se fût vaniteusement réduit aurôle de messager et de confident protecteur ;

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d’autres fois, en se rappelant les engagementsqu’elle avait pris avec Pierre, elle s’alarmait duparti que Laurent pourrait en tirer contre elle.Mais comme en tout, Bérangère rapportait àelle les choses et les événements, elle s’occupatrès peu de ce qui faisait l’effroi des autres, decette ressemblance inouïe de Laurent de Turinavec Albert de Saissac.

C’était là au contraire le plus cruel effroi deMauvoisin et d’Amauri de Montfort. Laurent deTurin savait aussi leur secret. C’était une cer-titude épouvantable ; mais ce Laurent de Tu-rin était-il simplement ce qu’il disait être ? Cedoute était horrible. Dans l’esprit des deux che-valiers croisés, il y avait une sorte d’inquié-tude sinistre qui tenait du délire de la fièvre :c’était comme un cauchemar où l’on voit deuxhommes dans un, où l’on entend deux nomsdans un mot. Alors ils se disaient :

— Est-ce Laurent ? est-ce Albert ? Puis ilfallait ajouter : — Comment sait-il notre se-cret ? Ces questions se heurtaient, se mêlaient,

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se confondaient dans leur pensée, et de tout ceconflit il résultait une espèce de fantôme ma-gique qui les tenait sous sa puissance et au-quel ils ne trouvaient aucun moyen d’échap-per, pas même celui d’un assassinat, car ilsdoutaient qu’on pût tuer cet homme, qui avaitété vu dans un cercueil et qui savait le secretd’un autre homme mort dans un incendie. Cefut la même anxiété qui tint éveillés toute lanuit Amauri et Mauvoisin, mais non point en-semble. Tous deux avaient honte de leur ter-reur ; tous deux frémissaient de laisser échap-per l’épouvantable secret de la nuit de Noël.

Ce n’était pas ainsi chez la comtesse : pen-dant que les autres s’agitaient, furieux et im-puissants, dans leur solitude, elle trouvait uneconsolation à ses frayeurs. Une voix aimée larassurait doucement. Il était minuit, et un deces nombreux détours pratiqués dans les vieuxchâteaux pour les surprises de guerre avaitconduit Bouchard jusque dans l’appartementde la comtesse. Lorsqu’il arriva, elle était à ge-

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noux sur la marche de son prie-Dieu, mais ellene priait point ; ses mains appuyées sur le borddu pupitre et le corps rejeté en arrière, ellesemblait s’être arrêtée dans l’effort qu’elle avaitfait pour se lever, saisie en ce moment par unemain plus forte ou par une pensée poignantequi l’avait clouée à sa place.

Si légers que fussent les pas de Bouchardlorsqu’il traversait l’étroit corridor qui précé-dait la chambre, si discrets que fussent lesgonds de la porte qui l’y introduisait, Alix en-tendait le moindre bruit de ces pas ou de cetteporte lorsque Bouchard venait les autres fois,et alors elle se cachait dans l’ombre des ri-deaux de son lit et devenait timide et trem-blante comme une jeune fille. Ce jour-là ellen’entendit rien, et lorsque Bouchard, étonnéet alarmé de son immobilité, l’appela douce-ment :

— Alix !

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— Elle se retourna violemment, mais sansse relever, et, demeurant toujours à genoux,elle se laissa aller à crier follement :

— Grâce ! grâce ! messire, ne lui dites rien.

— Alix, reprit Bouchard, épouvanté de cetrouble, c’est moi ; regarde, c’est moi.

Il la releva. Alix le regarda un momentcomme sans le voir ; puis la pensée du présentsembla rentrer dans son regard : elle reconnutBouchard, et un sourire et une larme parurentà la fois sur son visage, et elle lui dit en se lais-sant aller, la tête baissée, vers le siège où il laconduisait :

— Bouchard, nous sommes perdus !

— Alix, lui dit Montmorency, quelle terreurinsensée t’a accusée la présence de cethomme ?

— Tu pensais donc à lui, toi aussi, reprit lacomtesse, puisque tu devines si bien que c’étaitlui qui m’épouvantait ?

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— C’est l’effroi qu’il semble inspirer auxautres plutôt que lui-même qui m’occupe ; c’estsurtout celui qui t’a frappée qui m’alarmait.

— Ne t’ai-je pas répété les paroles qu’il m’adites et ne trembles-tu pas comme moi ?

— Alix, dit Bouchard, il n’est pas de calom-nies qu’on ne fasse taire en leur mettant pourbâillon la lame d’une bonne épée.

— Mais, enfant, reprit Alix tristement, ce nesont pas des calomnies qu’il faut faire taire, cesont d’affreuses vérités. Que veut dire ce mes-sage secret de mon mari confié à cet homme,dont le premier mot me parle de ton amour ?

— Eh bien ! demain nous le saurons, et de-main nous prendrons un parti.

— Et quel parti pourrons-nous prendre sic’est une condamnation que le comte m’envoiepar ce terrible messager ?

— Oh ! s’écria vivement Bouchard, quelquerigoureux que soit Montfort, il ne condamnera

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pas ainsi, sur un simple soupçon, sur un bruitinfâme, celle dont la vertu a mérité les respectsdes plus nobles suzerains de la France.

— Oh ! reprit Alix doucement, c’est doncquelque chose que la vertu, puisque le cou-pable s’y appuie pour ne pas périr tout de suitedans son crime ! Enfant, qui invoque ce que j’aiété pour me défendre de ce que je suis, ne vois-tu pas que tu m’as condamnée plus sévèrementque Montfort ne pourrait le faire ?

— Alix, reprit Bouchard, si tu m’aimaiscomme je t’aime, le remords trouverait-il placeen ton âme et regretterais-tu déjà le bonheurque tu m’as donné ?

— Bouchard, je regrette le bonheur que j’aiperdu, car j’ai honte de celui que j’éprouve.

— Honte ! s’écria Bouchard, oh ! je te faisdonc honte !

— Oh ! tu ne me comprends pas, Bou-chard : toi, tu es un enfant, tu m’as aimée,tu m’aimes ; c’est de ta jeunesse d’aimer fol-

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lement, c’est de ton noble cœur d’aimer quiest souffrant, c’est de ta hautaine fierté d’aimermalgré les plus sérieux dangers ; mais moi…

— Toi, reprit Bouchard, qui voulais détour-ner les pensées d’Alix, tu m’as aimé parce queje t’aimais.

— Douce raison à ton âge, dit Alix, folle etinexcusable au mien. Oh ! tu ne sais pas tout ceque je souffre.

Bouchard, dont la loyauté ne pouvait trou-ver de mauvais raisonnements contre une sijuste repentance, Bouchard demanda aux ca-resses de l’amour ce désir qui empêche d’en-tendre le remords s’il ne le tue pas ; mais Alixle repoussa, et, baissant les yeux, elle devintrouge et tremblante.

— Oh ! qu’as-tu donc, Alix ? s’écria Bou-chard, douloureusement étonné. Qui te faitpeur ? Cet homme ? il périra. Ton époux ? Je temettrai à l’abri de sa vengeance. Je suis Fran-çais, moi, Français, entends-tu ? de ceux que

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l’on n’a pas jetés en pâture à sa sauvage ambi-tion, comme ces troupeaux de Provence. Oh !viens, Alix, ne cache pas tes yeux, ne détournepas ton front. Qu’as-tu, mon Dieu, qu’as-tu depleurer ainsi et de me repousser avec terreur ?

Alix sanglotait et ne répondait pas ; sonbeau visage, humilié, semblait dire qu’un re-proche fatal et qui parlait en elle la raillait amè-rement de son amour. Bouchard reprit :

— Mais est-ce donc cet homme qui t’épou-vante ?

Alix secoua lentement la tête.

— Est-ce ton époux ?

Alix leva les yeux au ciel comme pour ré-pondre que ce devrait être lui, mais sa voix ré-pondit :

— Non.

— Mais qu’est-ce donc enfin ?

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Alors la comtesse, se tournant en face deBouchard et le regardant avec un air de pro-fond désespoir sur elle-même, lui dit :

— Regarde-moi, Bouchard ; enfant, re-garde-moi.

— Oh ! tu es belle !

— Tais-toi, oh ! tais-toi. Sais-tu, Bouchard,que tu n’étais pas encore né, que mon filsAmauri reposait sur ce sein où tu reposes, toi ?

Bouchard baissa les yeux.

— Tu me comprends maintenant ? Et bien !oui, j’ai honte de mon bonheur. N’est-ce pas,enfant, que de t’aimer c’est un amour odieux ?Tu me parles de l’effroi que m’inspire ce nou-veau venu, du malheur dont mon époux peutme frapper. Certes, c’est affreux. Mais ce mal-heur, si épouvantable qu’il fut, je le braveraispour ce qu’il porte avec lui de désespoir etd’infamie ; mais j’en mourrai pour ce qu’il aurade honteux et de moqueur. La comtesse deMontfort, la grave et prudente comtesse de

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Montfort, suivant au loin son jeune amant devingt ans, maudite comme une fille impru-dente, quand sa fille attendait sa bénédictionmaternelle ! Comprends-tu cela ? Oh ! ce n’estrien de mourir sous le fer, mais mourir sousla raillerie et le dédain, flétrie d’un mot quime reprochera moins mon crime que ma dé-raison !… Et tu t’affliges, toutes les fois que tuviens dans cette chambre, de ma résistance,de mes prières, de ma froideur ! Cet embarrasd’accepter tout l’amour qu’on inspire et derendre tout ce qui vous brûle ; cet embarrasqui est la céleste et gracieuse pudeur des bellesjeunes filles, c’est la honte grossière et mal-adroite d’une femme qui sent la folie de sa fai-blesse. Oui, Bouchard, ce mot : « Je t’aime, »que tu me demandes si souvent à genoux, cesbaisers que tu cherches, ils sont si jeunes surtes lèvres qu’ils m’épouvantent sur lesmiennes.

— Eh bien ! dit Bouchard en l’interrompantet en souriant doucement, je te dirai, si tu

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veux, le jour où tu es née. Je te compterai tesannées avec rigueur, et puis tu me suivras, là,devant cet acier poli ; là, tu te regarderas ; etdis-moi si Bérangère a cette beauté parfaite, cefront pur et blanc, ces cheveux noirs et riches,ces lèvres fraîches d’amour, ces yeux si fierset si doux, ce sein virginal de beauté, cettemain si frêle, ces pieds si délicats, tout cet êtresi beau que Dieu en protège la pureté commecelle de son œuvre chérie ; et puis il restera deton âge, Alix, que tu es belle, la plus belle entretoi et ta fille. Oh ! ce n’est pas d’aimer qui estfolie à ta beauté, ce serait de ne pas t’aimer quiserait insensé à moi ; mais je t’aime, mais tu esbelle, mais tu le vois.

Puis, la comtesse, rouge et troublée, se ca-cha dans les bras de Bouchard et lui dit avecun bonheur qui la dominait, quoiqu’elle laissâtéchapper quelques larmes :

— Oui, je suis belle et tu m’aimes, Bou-chard ! et puis, s’il faut mourir, tu me pleureras,enfant, tu diras que je n’étais pas une odieuse

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femme, comme la dame de Penaultier, dontl’avide beauté a dévoré la jeune fleur de Sa-bran ; tu diras que je t’aimais d’un amour saintet dévoué. Las ! Bouchard, quand tu m’es ap-paru parmi les pleurs où me laissaient l’aban-don de mon époux, la dissolution de mon filset la haine de ma fille, je t’ai écouté pour ceque tu m’as apporté de douces consolations ;et quand tu as commencé à mêler à ta ten-dresse si noble tes éloges sur ce qui me restaitde beauté, j’en ai souri comme d’une erreur deton affection pour mes chagrins ; puis quandj’ai vu que c’était un amour pour moi, j’ai étépresque fière ; et quand je me suis donnée àtoi, je t’ai donné non pas ce que j’avais et quej’estimais peu, mais ce que tu voulais et que tudésirais tant ; et maintenant que tu m’aimes as-sez pour être heureux, oh ! je serais ingrate dene pas te dire que je t’aime et que moi aussi jesuis heureuse de toi, enfant, heureuse commema jeunesse et mes rêves n’ont jamais été.

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Cette tristesse d’Alix, qui tant de fois avaitalarmé Bouchard, ce combat pudique d’unefemme qui retient le voile qui devrait être re-fermé à jamais comme une jeune fille retientcelui qui n’est pas encore tombé, cet amourqui avait toujours peur de se livrer, avaientun charme adorable et étaient sauvés du mal-heur d’être une sotte coquetterie par l’admi-rable beauté de la comtesse. La pudeur nemessied qu’aux messalines ridées ; alors elleest une portion du fard et du blanc dont ellesse plâtrent. Quand les délires de la nuit les ontfait tomber, ce qui reste après est hideux.

Quand l’amant fut rassuré sur l’amour, ilchercha d’autres inquiétudes dans les parolesde Laurent de Turin, mais lui seul pouvait ap-prendre où devait aller le trait qu’il avait pourainsi dire posé sur l’arc. Ce danger lui-mêmes’effaça bientôt devant la curiosité qu’inspiraitcet étrange personnage, et le croyant ennemi,on se résolut à le traiter en ennemi.

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— Écoute, dit Bouchard, cette ressem-blance me préoccupe sans m’épouvanter. Jesaurai quel est cet homme, quels sont ses des-seins, dans quel but il est ici ; permets-moid’assister à l’entretien qu’il t’a demandé, etlaisse-moi l’interroger.

— Je ne puis, dit Alix, c’est un message demon époux qu’il m’apporte. Et que penserait cechevalier s’il voyait qu’entre mon époux et moiil n’y a rien de secret pour un autre ?

— Eh bien ! dit Bouchard, je serai dans lachambre voisine, et au moindre mot blessantsorti de sa bouche…

— Sa bouche, dit Alix, ne répétera que lesparoles du comte de Montfort, et la comtessede Montfort doit les entendre, quelles qu’ellessoient, avec soumission et respect.

— Cependant, dit Bouchard, je ne veuxpoint te laisser seule avec cet homme. Cethomme m’épouvante.

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— Tu as raison, cet homme nous sera fatal.Tu sais, quand tu es entré et que tu m’as trou-vée à genoux devant mon prie-Dieu, la tête ap-puyée sur le pupitre, je m’étais laissée aller àun vague sommeil ; à ce moment, imagine-toique je crus le voir devant moi, comme un dé-mon insolent, me dépouillant toute nue et memontrant ainsi à la risée des hommes.

— Toi ?

— Moi ou Bérangère, je ne sais ; c’était uneépouvantable vision de deux fantômes, dontl’un, qui était une femme, se débattait sous lamain terrible d’un être surnaturel. Puis monfils et Mauvoisin étaient mêlés à tout cela ; lecomte aussi.

— Alix, c’est le délire d’un rêve.

— Je l’ai cru un moment quand l’effroi m’aéveillée, mais au moment où j’allais me rele-ver, j’ai été saisie de la soudaine pensée quec’était un avertissement du ciel qu’une pareille

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vision venue après la prière et devant l’imagede Dieu.

Bouchard ne répondit pas d’abord, car ilrougissait de partager le trouble de la com-tesse. Enfin, il lui dit :

— N’oublie pas de me redire cependantchaque parole de cet homme.

Le lendemain, Mauvoisin et Amauri étaientde bonne heure dans l’appartement de Laurentde Turin. La comtesse lui avait fait dire qu’ellele reverrait au milieu du jour, et Bérangère l’at-tendait dans une cruelle anxiété.

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III

LAURENT DE TURIN

Quand Amauri et Mauvoisin se présen-tèrent chez Laurent, il était près d’une tablechargée de mets délicats. Derrière lui, un es-clave enfant le servait avec une attention quidevait prouver ou le despotisme du maître oule dévouement de l’esclave : c’était Manfride.Goldery était aussi dans la salle, surveillantde l’œil l’arrangement des mets sur la table.Quoique Laurent fût seul, trois escabelles, troisgobelets, trois couteaux annonçaient qu’on at-tendait deux convives. Quant aux assiettes,elles étaient fort rares à cette époque et se

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remplaçaient volontiers par une croûte de fortepâtisserie où l’on servait chacun et que les plusgloutons finissaient souvent par manger. Unérudit de ce temps-là n’aurait pas fait la fautede croire que les Troyens mangèrent des tablesen bois de chêne.

— Nous vous dérangeons, messire, ditAmauri en entrant.

— Vous voyez qu’il n’en est rien, mesbraves chevaliers ; dit Laurent en riant, car jevous attendais.

— Nous ! répondirent-ils avec étonnement.

— Eh ! ne vous ai-je pas invités hier soir,messires ?

— Invités ! dit Amauri, que la colère et lacrainte commençaient déjà à gagner.

— Invités ! répéta Mauvoisin, qui se repen-tait déjà d’être entré.

— Il le faut bien, messires, puisque vousêtes venus. Allons, allons, asseyez-vous. Est-ce

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que vous avez fait quelque mauvais rêve quivous a fait oublier mon invitation ? Eh bien !je bénis le bon esprit qui vous a inspiré l’idéede venir. Holà ! Goldery, offre à laver à ces sei-gneurs. Ripert, présente-leur l’aiguière et l’es-suie-mains.

— Messire Laurent de Turin, dit Amauri ense reculant, nous ne sommes point venus pournous asseoir à votre table, mais pour avoiravec vous une explication.

— L’explication, quelle qu’elle soit, vous se-ra accordée après le repas ; mais, sur monâme ! car j’en ai une, messires, bonne ou mau-vaise, sauvée ou damnée, j’en ai une ; sur monâme ! dis-je, vous n’obtiendrez rien de moi àjeun.

— Messire, dit Amauri, voulez-vous nousoutrager par une si étrange réception ?

— Étrange ! répliqua Laurent ; je la croyaisloyale et pleine de franchise. Peut-être en usez-vous avec plus de réserve dans votre pays de

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France ; dans le mien, on se dépêche de seconnaître et de mener joyeuse vie ensemble.Qui diable sait à quoi nous serons réduitsquand nous serons morts ? L’enfer est large,messires.

— De par les cornes de Satan ! s’écria Gol-dery, nous n’y avons jamais été ou plutôt nousn’y serons jamais aussi sèchement grillés quene le seront les côtes de porc que j’ai mises surle feu, si vous conversez encore longtemps aulieu de vous mettre à table.

— Eh bien ! s’écria Mauvoisin, qui, n’ayantpas pris l’occupation de répondre à Laurent,avait pu juger de la sotte figure que faisaitAmauri, eh bien ! mangeons. À table ! mes-sires, et, fût-ce le fidèle cochon de saint An-toine dont on va nous servir les côtes, j’enmangerai.

— Cet effort de courage et d’estomac en-traîna Amauri, et ils s’assirent tous trois à latable préparée. Mais cette résolution n’était

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pas tellement libre de toute crainte, qu’au cride satisfaction que laissa échapper Goldery, lesdeux chevaliers ne relevassent la tête commes’ils avaient ouï l’exclamation joyeuse d’un dé-mon qui prend un moine flagrante delicto ; puis,en voyant son sourire, ils trouvèrent quel’écuyer avait les dents plus longues, plus ai-guës, plus fortes que ne pouvait les avoir unhomme, et tous deux devinrent pâles.

— Ripert ! s’écria Laurent, verse à boire ;voilà ces dignes chevaliers à qui le cœurmanque de faim et de soif.

Le page s’approcha, et il se trouva si gra-cieux, si frêle, si beau pour un page, qu’il de-vint par sa beauté un objet presque aussi ter-rible que Goldery par sa laideur. En ce mo-ment, Mauvoisin crut voir toute la tentation ar-mée contre lui.

— N’est-ce pas qu’il est beau, sire de Mau-voisin ! plus beau que la plus belle jeune fille decelles qui vous ont donné la joie de leurs bai-

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sers ! Aussi ne le céderais-je pas pour la maî-tresse la plus riche et la plus noble de France.

Un soupçon moins diabolique, mais plushideux, traversa la tête d’Amauri et celle deMauvoisin, et tous deux se regardèrent furti-vement. Cependant le repas était servi, et lefait d’être resté déjà un quart d’heure en pré-sence de Laurent sans que quelque prodige sefût opéré, l’odeur des mets, le vin dans les go-belets, décidèrent les deux chevaliers à fairebonne contenance. Mais, tandis que Laurentparaissait s’abandonner sans réserve aux in-tempérances de la table, Amauri et Robert lesuivaient prudemment, pensant que, si peuqu’ils fissent, ils seraient toujours en avantavec un être comme Laurent, dût-il boire unepinte de vin contre chaque gobelet qui leur se-rait versé. Pourtant, à leur grand étonnement,ils virent bientôt s’aviner l’expression et la pa-role de Laurent ; il balbutiait et riait de ne pou-voir parler clairement. Vainement Golderysemblait vouloir le retenir, vainement le page

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se laissait demander du vin deux fois avantde verser, Laurent devenait bruyant, emporté ;il menaçait en chancelant, se servant du dosde son couteau pour couper et répandant lessauces sur la table ; c’était une véritable et saleivresse. Les deux chevaliers, attentifs à cettepreuve de faiblesse humaine, et nous disonshumaine en ce sens que ce mot vient d’homme,les deux chevaliers devinrent assurés et fortsdu sang-froid qu’ils croyaient avoir gardé. L’und’eux, Amauri, sur un signe de Mauvoisin, selaissa aller à dire :

— Assurément, messire Laurent, jamais,dans un repas, on n’engagea plus joyeusementpar l’exemple ses convives à y prendre part.

— Taisez-vous, dit Laurent, en se balançantd’un air déjà privé de raison, vous êtes des ri-bauds de gueusaille ! Que saint Satan vous em-pale sur chacune de ses cornes, car vous n’êtesbons qu’à mettre à une maladrerie, et non àvous asseoir à une table honorable. Dis donc

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Goldery, hé ! Goldery ! que nous a donc dit cedamné sorcier ?

Goldery prit un air embarrassé et répondit :

— Eh ! mon maître, je ne connais pas desorcier.

— Comment ! drôle, tu ne connais pas desorcier ! tu ne connais pas maître Guédon deMontpellier ! cet enfant de Satan, ton cousin-germain, qui m’a prêté plus de sacs qu’il nepousse de branches de houx sur l’aride mon-tagne des sires de Saissac, les protégés de cebrave Mauvoisin ; ah ! tu ne connais pas cedamné juif ?

— Messire, dit Goldery avec impatience, eten jetant un coup d’œil singulier sur les deuxchevaliers, songez devant qui vous parlez.

— Eh ! s’écria Laurent, qui se tenait à peinedroit sur son siège, eh ! ce sont eux, les voilà,les deux joyeux compagnons qu’il nous avaitpromis, les deux débiteurs de la nuit de Noël,qui devaient nous tenir tête à la table, au jeu,

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partout. Bénédiction sur eux ! ce sont dessaints que je ferai canoniser à mes frais.

— Quoi ! s’écria Amauri, vous connaissez lejuif sorcier ?…

— Si je le connais, dit Laurent, qui, toutà fait ivre, bavait ses paroles, je le connaiscomme se connaissent les voleurs, les sorciers,Goldery et Satan.

— Eh ! quel jour l’avez-vous vu ? dit Mau-voisin.

— Pardieu ! je l’ai vu… Quand donc l’ai-jevu ?

Puis il se prit à rire d’un air où l’hébétementde l’ivresse était déjà mêlé à un commencentde sommeil, et il continua :

— Je l’ai vu une nuit qu’il avait été brûlé.

Il se remit à rire du même ton.

— Une nuit qu’il avait été brûlé ! s’écrièrentensemble Mauvoisin et Amauri.

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— Oui, par deux imbéciles qui s’imagi-naient qu’on peut brûler Satan…

Les deux chevaliers se reculèrent avecépouvante.

— Oh ! l’histoire est singulière… C’étaientdeux chevaliers croisés… À boire, esclave…Deux croisés vendus au diable… À boire, labelle… Deux infâmes coquins… À boire… Unscélérat et un lâche… À boire, Manfride,femme, à boire.

— Messires, dit Goldery, veuillez-vous reti-rer ; quand mon maître est dans cet état, il ditdes choses si étranges…

Amauri et Mauvoisin, stupéfaits, répon-dirent à voix basse :

— Non, nous voulons entendre.

— Entendre ! s’écria Laurent, en faisant ef-fort sur son ivresse pour se redresser et re-prendre un air de hauteur et de sang-froid ;écoutez donc.

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— Mon maître, cria Goldery, n’oubliez pasvotre serment.

— Quel serment ? fils de Satan, dit Laurentd’un air furieux : quoi ? la promesse que j’aifaite à Guédon de profiter de ma ressemblanceavec un lâche Provençal pour faire peur à deschevaliers de France, plus lâches encore ! Audiable le sorcier et le serment ! je suis Laurentde Turin, et n’ai besoin que de mon épée pourépouvanter mes ennemis. Où sont-ils ? je lesexterminerai, et le sorcier aussi, et toi aussi.

Et en parlant ainsi, il se démenait tellementqu’il se laissa tomber et ne fit plus que grom-meler quelques mots inarticulés. Goldery insis-ta près des deux chevaliers pour les faire reti-rer. Comme ils sortaient, Amauri dit à Mauvoi-sin :

— Voilà donc le somptueux et élégantLaurent de Turin ! c’est un sale et honteuxivrogne. Tout son secret, c’est d’avoir eu re-

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cours, comme nous, à cet infâme qui aura par-lé.

— Mais, reprit Mauvoisin, comment a-t-ilparlé ? Comment a-t-il pu le voir le lendemaindu jour où nous avions cru enfermer dans l’in-cendie notre secret et nos engagements ?

Goldery, qui les suivait, les approcha, et lesretenant un moment dans la salle qui précédaitcelle dont ils sortaient, leur dit avec un air deraillerie suppliante :

— Messires, vous connaissez le secret demon maître, ne le dites à personne, surtout, ca-chez qu’il ait des rapports avec Guédon, et quela jeune esclave…

— Sais-tu que cette esclave est admirable-ment belle ?

— Hélas ! dit Goldery avec une hypocritecomponction.

— Et sans doute elle est malheureuse avecun pareil maître ?

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— Qui ne le serait pas avec lui ? répliquaGoldery.

— Alors, pourquoi ne pas le quitter ?

— Le quitter ? dit Goldery en tremblant ;oh ! celui qui lui a touché lui est enchaîné ; lequitter, hélas ! ce n’est pas le fuir, car il n’estpas un endroit si caché où sa haine ne puisseatteindre celui qu’il soupçonnerait de le trahir.

— Mais enfin, dit Amauri, quel est cethomme ?

— Cet homme, si c’est un homme, réponditGoldery ; ce chevalier, si c’est un chevalier…

Au moment où il allait continuer, Laurentde Turin rentra calme, frais, parfumé, magni-fiquement vêtu ; et s’adressant aux deux che-valiers, il reprit son air railleur, à l’étonnementqu’ils montrèrent à sa vue.

— Pardonnez-moi, messires, de ne pouvoirvous tenir tête plus longtemps ; voici l’heure

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où il faut que je me rende près de la comtessede Montfort. Un mot, sire de Mauvoisin.

Il le prit à part et lui dit :

— Quand vous voudrez vider quelquesbons flacons de vin, ne venez pas avec un simauvais convive. Amauri est un homme à nousvendre à son père, s’il y trouvait le moindre in-térêt ; il me suffit qu’il soit persuadé que je saisson secret pour qu’il respecte le nôtre.

Il se retourna vers Amauri, et, lui prenantle bras et l’entraînant hors de la salle, il lui dittout bas :

— Comment venez-vous me demander uneexplication sur un sorcier avec un imbécile quicroit aux revenants ? C’est avec du vin qu’onremplit une âme et un corps comme le sien ;mais entre gens qui ont un but plus élevé, etje sais quel est le tien, il faut s’entendre seul àseul.

Puis il les quitta tous les deux, sans que nil’un ni l’autre fussent plus éclairés sur ce qu’il

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pouvait être, mais sans qu’ils eussent envie dese confier leurs soupçons ; car à chacun d’euxil avait serré la main en signe d’amitié et d’in-telligence, et chacun pensait seul être appelé àsa confidence.

Cependant, à l’étonnement inquiet que fai-saient naître en eux toutes les actions de cethomme s’ajoutèrent l’étonnement que leur cau-sa l’ivresse grossière du repas et le calme im-médiat qui lui avait succédé. Laurent s’éloignaet se rendit chez Bérangère, qui pour la pre-mière fois sentit, à l’aspect d’un homme, unembarras et une crainte qui, dans une âmecomme la sienne, ne pouvaient avoir d’issueque dans un sentiment de haine ou de pré-férence. L’entretien que Laurent eut avec ellea besoin d’être expliqué, car il éclairciraquelques points obscurs de ce récit.

— Merci, sire chevalier, lui dit Bérangèredès qu’il l’eut saluée, merci de m’apporter lemot de l’énigme que vous m’avez proposéehier.

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— Il était cependant facile à trouver, ditLaurent en souriant, et si vous aviez pensédepuis hier, un instant eût suffi à vous expli-quer complètement ce que vous appelez cetteénigme.

— J’avoue, messire, que ce sont jeux d’es-prit que je laisse volontiers aux femmes ou auxchevaliers qui s’enjuponnent de leurs occupa-tions, comme fait mon gracieux cousin le sireBouchard, et que c’est d’autres pensées que jenourris dans mon cerveau, quand il veille. Dis-pensez-vous donc de faire une galanterie d’uneconfidence ou d’un message, et dites-moi fran-chement de qui vous tenez cet anneau.

— Soit, dit Laurent ; je le tiens d’un hommechargé de vous le remettre de la part de Pierreavec des paroles que le galant souverain del’Aragon a cru devoir renfermer dans la mesurerimée des vers de la langue d’oc, afin que lapensée en demeurât plus fixe et ne pût s’atté-nuer dans les termes variables d’un discoursordinaire, en effet, un discours ordinaire s’al-

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tère par un mot changé ou mal redit, et à ladixième personne il ne reste plus rien de l’in-tention, au lieu qu’un tenson comme celui-cis’implante net et complet dans la mémoire, etse transmet fidèlement.

— Eh ! voyons le tenson, dit Bérangèreavec impatience ; les louanges du roi d’Aragonsont choses si banales que, si je vous le de-mande, c’est plutôt pour vous faire accomplirvotre message que pour l’entendre. Voyons letenson.

— Par Dieu ! madame, dit Laurent, le roid’Aragon vous rend trop de justice pour vousenvoyer les galanteries banales qu’il prodigueaux autres femmes ; aussi n’est-ce point galan-terie que ce qu’il vous adresse, à moins qu’iln’en soit de l’amour comme de la cuisine, ainsique dit mon valet Goldery, qui prétend qu’il n’ya que deux bonnes choses dans un repas, cequi chatouille le palais et ce qui l’écorche, lemiel et le piment.

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Bérangère devint rouge, et prenant un airaussi chargé d’impertinence jouée qu’elle puten ajouter à son impertinence native, elle répli-qua :

— Eh bien ! messire, servez-nous le plat pi-menté du sire Pierre. Comme je ne suis pas au-trement friande de la cuisine d’amour, j’espèreque le piment ne m’écorchera pas plus que lemiel ne me chatouille ; voyons.

— Soit, dit Laurent ; le voici écrit de la mainde Sa Majesté.

— Écrit ? dit Bérangère.

— Écrit, répondit Laurent, avec le chant no-té sur lequel le disent les hérétiques de Tou-louse.

Bérangère pâlit de rage, bien qu’elle ne sûtencore ce que contenait d’insolence le parche-min que venait de lui remettre Laurent ; maisce mouvement invincible de dépit essaya de secacher bientôt sous la raillerie ordinaire de lajeune comtesse.

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— Eh bien ! dit-elle, vous le chevalier auxmérites séducteurs, vous qui passez pour jon-gler et chanter aussi bien que pour frapper etcrier en avant, dites-moi ce tenson avec sonchant. Il faut bien que je l’entende de quel-qu’un.

Ce dernier mot découvrit à Laurent la pen-sée de Bérangère. Ce quelqu’un qui, sans luifaire l’insulte directement, viendrait la luitransmettre, ce quelqu’un devait être l’objetimmédiat d’une haine qui, sans cela, n’auraitpu se prendre qu’à un absout. Laurent prévit etbrava ce résultat, et, mettant un genou à terre,il répondit à demi-voix :

Ores sachez, pour être en amour bien appris,Qu’à chaque chose il faut son prix.À la ribaude en feu qui se joue avec joie,Laissez sans marchander toute votre monnoie ;À celle qui rechigne et dit : « Comment ! en-

cor ? »Un par chaque baiser comptez vos deniers d’or ;À dame qui se pâme à bout de résistance,

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Sans dire grand merci, ne rendez l’existence ;À la none qui prie et pleure en refusant,Rendez prière et pleurs de même en tout fai-

sant ;À doux amour caché faut amour et mystère,Et d’amour fier de vous, que votre amour soit

fière ;À dame de vertu qui vous aura dit : « Non ! »Gardez amour, s’il peut : gardez respect si non ;Mais à celle qui belle et d’esprit et de corpsFait d’amour un serment de haine et de dis-

cords ;Fière, veut qu’on la venge et folle qu’on la

serve,Et parmi vingt amants sans amour se conserveÀ celui dont le cœur d’elle seule est épris,À Bérangère, enfin, il faut haine et mépris.Car faut savoir, pour être en amour bien appris,

Qu’à chaque chose il faut son prix.

Lorsqu’il eut fini, Bérangère, qui l’avaitécouté les dents serrées et les yeux fixés surlui, demeura longtemps muette. Elle cherchaitune résolution à prendre contre cet homme qui

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venait de lui répéter insolemment la satire duroi d’Aragon et la lui avait si froidement enfon-cée au cœur. Cependant sa vanité la retenaitde traiter Laurent comme un misérable ; elles’imaginait que ce chevalier n’avait pu se char-ger de ce message et le lui rendre si librements’il n’avait en lui quelque dessein secret ; ellene pouvait se persuader qu’il y eût un hommequi osât appuyer le doigt sur la blessure et lalui faire sentir seulement dans le but de répéterfidèlement ce qu’il devait dire. Alors, sans quit-ter Laurent des yeux, elle lui dit :

— Et que pensez-vous de ces rimes, sireLaurent de Turin ?

— Je pense qu’avec deux vers changés,cette chanson serait excellente, et que si elle fi-nissait ainsi vous l’approuveriez :

Qui prétend qu’on la venge et qui veut qu’on laserve,

Et qui garde sa vie, et son amour conserveÀ qui viendra, la nuit, jeter dans son giron

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La couronne et le chef de Pierre d’Aragon.

— Est-ce vrai que vous le ferez ? s’écria Bé-rangère en se dressant l’œil enflammé d’uneterrible joie.

— Est-ce vrai que tu seras à moi ? ditLaurent en lui prenant la main.

— À toi, répondit Bérangère, homme ou dé-mon, chrétien on mécréant, noble ou serf, à toi,quand tu m’apporteras la tête du roi d’Aragon.

— Que l’enfer se réjouisse, dit Laurent, tum’appartiendras !

À cette sauvage exclamation, Bérangère sesentit pénétrée d’effroi, même au milieu de sacolère ; elle se recula de Laurent et lui dit :

— Mais qui êtes-vous ?

— Bérangère, lui dit Laurent d’un ton où ré-gnait un profond sentiment d’exaltation, je suisun homme qui ai fait de ton amour la seule am-bition de ma vie, un homme qui brave peut-

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être pour toi le saint respect qu’on doit auxchoses les plus sacrées, un homme dont lessiens disent peut-être qu’il est un traître et uninfâme, un homme qui rit sur une tombe et quibaiserait la main qui l’a frappé, et qui frappe-rait au cœur celui qui l’a appelé son frère ; unfurieux dont la rage devait avoir un cri de mort,et qui l’a changé en une prière d’amour. Oh !les insensés, qui parlent famille et patrie, et quite rencontrent. Ils n’ont plus d’autre patrie queles lieux où tu habites, d’autre famille que celledont tu es l’orgueil. Ne me demandez jamaisrien, madame, oh rien ! et ne me faites pas de-venir plus fou que je ne suis. Ne savez-vouspas des hommes qui ont tué leur père pour leuramour ? Oh ! taisez-vous, et que je ne sois pourvous que l’homme qui vous vengera et à quivous avez promis d’être à lui.

— Quoi ! reprit Bérangère, seriez-vous cequ’ils soupçonnent ? Et votre amour pour moiirait-il à ce point d’oublier le massacre de…

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— Bérangère, reprit Laurent avec impa-tience, tu veux la tête du roi d’Aragon, tu l’au-ras ; laisse les morts dans leur tombe et les sot-tises de la peur à l’évêque Foulques. Je suisLaurent de Turin : il faut que je m’appelleLaurent de Turin pour toi, car je m’appelle ain-si pour ton père, et si tu veux de la vengeance,il ne faut pas qu’il puisse croire que j’en pour-suis une autre. Montfort ne comprend plusl’amour ni la haine.

— Mais le sire Albert ?… dit Bérangère.

— Je m’appelle Laurent de Turin, reprit lechevalier avec une impatiente persévérance ;le sire Albert de Saissac est couché dans satombe ; ne l’en évoquez pas.

Puis il s’arrêta, et quittant l’air grave dont ilavait parlé jusque-là, il reprit avec une singu-lière expression :

— Madame, ne demandez pas à un hommecompte des folies qu’il peut faire pour vous ap-procher. Ce serait un trop long chapelet à dé-

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vider ; vous ne devez savoir que les nobles ac-tions qu’il a tentées et qu’il tentera pour vousplaire. J’ai beaucoup osé pour avoir le droit devous obéir. J’ai fait quelque chose du nom deLaurent de Turin pour qu’il pût compter par-mi ceux de vos esclaves. J’arracherais la cou-ronne du roi de France pour vous la mettre aufront, si vous deviez pour cela m’appeler votreseigneur.

— On n’appelle de ce nom que son suzerainou son époux, dit Bérangère à Laurent ; mais ilest un autre nom qui le vaut bien.

— Et quel est-il ? reprit Laurent.

— Je le dirai, messire.

À qui viendra, la nuit, jeter dans mon gironLa couronne et le chef de Pierre d’Aragon.

— Et jusque-là ? dit Laurent.

— Jusque-là, messire, dit Bérangère en selevant, j’aime les chevaliers galants et respec-

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tueux, joyeux en propos, prodigues en fêtes,prêts à tout ordre, dévoués à tout caprice. Jeles aime ainsi, tenez-vous pour averti.

Puis, considérant Albert avec une assu-rance singulière, elle ajouta :

— Jusque-là, je ne serais pas fâchée que ce-lui que je dois récompenser un jour pût meplaire plus que cette foule de soudards ou deniais qui peuplent ce château.

— Béni soit Dieu, madame, dit Laurent, dem’avoir donné de si minces rivaux !

Il la salua et se retira. Une heure après, ilétait auprès d’Alix, qui le reçût avec une sortede retenue craintive. Laurent l’aborda avec unrespect si vrai ou si admirablement joué qu’ellese rassura un peu d’abord ; mais lorsqu’il com-mença la conversation par cette phrase :

— Madame, je ne sais trop comment enta-mer le sujet qui m’amène, elle reprit tout sonembarras et presque toute sa frayeur.

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— Parlez, lui dit la comtesse, je suis prête àvous entendre, du moment que c’est au nom demon mari que vous me parlez.

— C’est qu’en vérité, reprit Laurent, ce n’estpas en son nom que je parle, c’est au mien.

— Ai-je quelque chose à entendre de vous ?reprit Alix.

— Oui, madame, ajouta Laurent ; mais pourl’entendre favorablement, il faut croire à masincérité, et la première garantie que je puissedonner pour l’obtenir, c’est une trahison.

— Une trahison, messire ?… je ne vouscomprends pas.

— Eh bien ! reprit Laurent, après un mo-ment d’hésitation, voici ce que m’a dit Mont-fort le jour de mon départ : « Laurent, lestristes succès qui depuis quelque temps pour-suivent mes armes ne sont pas le plus cruelde mes chagrins. Je connais les luttes avecla mauvaise fortune : contre elle le plus grandcourage, c’est le plus long ; le plus sûr de

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vaincre, c’est le plus patient ; et j’ai éprouvéplus d’une fois que lorsqu’elle vous tient le ge-nou sur la poitrine et le couteau sur la gorge,on lui fait lâcher prise avec une piqûre d’épine.Mais ce qui me ronge et me laisse sans forcecontre mes ennemis, c’est la douleur que jeporte en moi, c’est le ver qui tue le chêne,que l’orage ne peut briser, c’est la honteuseconduite de ma famille. »

La comtesse pâlit à ces mots et baissa lesyeux, car Laurent lui avait lentement et préci-sément dirigé ces mots dans le cœur, commeun homme qui, versant une liqueur d’un vasedans un autre, n’en laisse tomber qu’un léger fi-let, de peur que le flot ne se heurte aux bords etn’en laisse rejaillir au dehors. Alix cependant,préparée à tout, retrouva dans l’espérance d’unmalheur achevé la dignité qu’elle n’eût pas gar-dée contre une simple humiliation ; car la na-ture est ainsi faite, on l’accable bien plus ai-sément avec un mépris qu’avec une persécu-tion. La comtesse, persuadée qu’à elle seule

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s’adressaient les plaintes du comte transmisespar Laurent :

— Eh bien ! messire, est-ce tout ?

— Non, madame, dit Laurent : veuillezm’écouter ; et si vous pouvez, ajouta-t-il avecun sourire singulier, écoutez-moi dans mes pa-roles et non dans votre pensée. Le comte m’aencore dit : « Je sais que ma fille, qu’assuré-ment je ne soupçonne pas d’une faiblesse, carelle n’a pas assez de cœur pour être faible, jesais que, forte de sa froideur, elle scandalisechacun de la liberté de ses discours et de sesactions. La plupart n’ont pas, pour l’apprécier,la connaissance profonde de cet égoïsme quila préserve d’aimer tout autre qu’elle, et beau-coup de ceux qui me sont dévoués croientqu’une telle licence de paroles et de vanteriene peut venir que d’une pareille licenced’amour et de faiblesses. Si mes amis pensentainsi, que ne doivent point penser mes en-vieux, que ne doivent point dire mes ennemis ?J’ai longtemps hésité sur ce que je devais faire.

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La rigueur serait à la fois maladresse et injus-tice ; maladresse, car en punissant Bérangèrede ses imprudences j’aurais l’air de croire à descrimes véritables ; injustice, car véritablementelle n’est pas coupable. »

La comtesse écouta sans interrompreLaurent ; puis, comme il s’arrêta de lui-même,elle lui dit froidement :

— Est-ce là tout ?

— Non, dit Laurent, le comte s’est plaint en-core de…

Il s’arrêta.

— De qui ? dit la comtesse, devenue tout-à-fait résolue.

— De son fils, répondit Laurent. Oui, ma-dame, de son fils, qui traîne dans les orgies destavernes et dans l’amitié des débauchés le nomde Montfort, armé pour la sainte cause de la re-ligion.

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— Messire, dit Alix froidement, j’ai peur demon jugement en pareille chose. Le peu de res-pect, je dois dire l’inimitié de ma fille pour moi,m’ont trop blessé le cœur pour que je ne fussepas peut-être pour elle plus sévère que je n’aidroit de l’être ; et peut-être aussi l’amour demon fils pour moi, qui a résisté à tout ce qu’ilpeut avoir à se reprocher d’égarement, me fe-rait lui pardonner bien des choses. Si donc lecomte vous a chargé de me donner la tâched’une surveillance active sur eux, répondez-luiqu’il n’y a que l’autorité forte d’un père quipuisse arrêter les malheurs et la déconsidéra-tion qu’il redoute pour son nom.

— C’est, madame, reprit Laurent fort em-barrassé, qu’il ne m’a point chargé de vous de-mander cette surveillance ; c’est à moi-mêmequ’il l’a confiée.

— À vous ? dit Alix, blessée d’être excluede ses droits de mère au moment même où elleles abdiquait.

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— À moi, madame.

— À vous qu’il ne connaît peut-être paspour ce que vous êtes, à vous une telle sur-veillance sur mon fils et ma fille ?

— Sur tous ceux, répondit Laurent en re-gardant sévèrement la comtesse en face, quicompromettent la gloire du nom de Montfort.

— Messire, s’écria la comtesse indignée,vous m’insultez !

— Écoutez-moi jusqu’au bout, madame, re-prit Laurent en souriant tristement. Qui que jesois, je ne suis à la merci de personne, pasplus à celle de votre époux que de tout autre.Ma vie est à moi ; ma pensée, à moi ; mesactions, à moi. Sans lien sur cette terre queje puisse considérer comme indestructible, sile bien ne m’est pas une nécessité pour mefaire aimer, le mal ne m’est pas un besoin nonplus ; cependant, dans ce désœuvrement demon être, il me reste un souvenir qui m’a tou-jours fait l’ami de ceux qui l’ont réveillé en

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moi. J’avais un père, madame ; demeuré librequand il était encore jeune, je suffisais à satendresse et à son orgueil de père, mais nonpoint aux fougueuses passions de sa jeunesse.Il ne voulut pas me donner, par un second ma-riage, des frères qui ne seraient entrés dansmon affection que par une porte à moitié fer-mée ; il demeura veuf ; mais il aima. Il aimaune femme : ah ! madame, c’étaient les plusnobles et saintes grâces de la beauté ; c’était uncharme si doux et si pur, un si puissant bon-heur que l’amour de cette femme, qu’on ou-bliait que cet amour était un crime ; car cettefemme, madame, elle était mariée.

La comtesse reprit toute sa confusion et setut.

— Mon père l’aima et fut aimé ; mais iln’était pas seul à donner son cœur et à offrir savie pour lui plaire, et le rude et hautain amourde mon père fut oublié pour celui d’un poèteaux douces paroles emmiellées. Or, écoutezmaintenant : cette femme était si célestement

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bonne, si naïvement facile à aimer, que monpère la pleura sans la haïr, et qu’un jour queson époux, armé d’un soupçon trop certain,courait pour la surprendre au rendez-vous oùelle était avec son nouvel amour, mon père ycourut pour les sauver et lui dire : « Adélaïde,ton mari me suit. »

— Adélaïde ! s’écria Alix, Adélaïde, la vi-comtesse de Béziers ! Ainsi vous êtes…

— Madame, reprit le chevalier, je suisLaurent de Turin ; le nom d’Adélaïde est com-mun parmi la noblesse d’Italie, et l’histoired’une femme belle et qui aime est assez vul-gaire pour se rencontrer sous le ciel de la Pro-vence et sous celui de ma patrie.

Cette dernière partie de la phrase deLaurent ramena Alix à la pensée de sa propresituation ; elle fit comme Laurent, et prenantla conversation dans le sens d’allusion qu’il luiavait donnée, elle continua :

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— Ainsi votre père a dominé sa jalousie aupoint de sauver celle qui l’avait trahi ?

— Oui, certes, Madame, dit Laurent, et tou-jours j’ai trouvé que c’était de lui la plus nobleet la plus haute action qu’il eût faite, et, sur latombe de cette femme qui fut la joie de monpère, j’ai juré à la Vierge, mère de Dieu, queje l’imiterais si je me trouvais en pareille situa-tion.

La comtesse considéra Laurent d’un airétonné et craintif, et lui dit presque en trem-blant :

— Quoi ! sire Laurent, vous l’imiteriez ?Vous l’imitez peut-être ?

Laurent sourit tristement.

— Oh ! non madame, tant de bonheur n’estpas donné au pauvre Laurent de Turin ! oh !non ! je n’ai pas à protéger une perfide, et,quoique vous soyez belle de la beauté desdéesses, noble comme était celle qu’aima monpère, aimée comme elle l’était, je n’ai pas

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même un désir à sacrifier à votre salut. C’estinouï, n’est-ce pas, de vous apprécier pour ceque vous valez, et de ne pas mettre sa vie àvotre merci ? Car ne pas vous aimer, c’est nepas vous connaître ; mais il ne faut pas deman-der à l’arc brisé de lancer des flèches, ni aucœur muet de parler d’amour ; non, madame,non ; de l’histoire de mon père, il n’y a devrai pour moi que ceci, qu’un homme m’a dit :« Laurent, je la soupçonne ; » et que moi, je disà cette femme soupçonnée : « Prenez garde ! »

— Messire ! messire ! s’écria la comtesse, etquand vous a-t-il dit cela ?

— Quand je suis parti, madame.

— Et il vient avec le soupçon dans le cœur !

— Il vient avec la confiance que si je luidis : « On a menti », il le croira ; et, sur monâme, madame, je dirai : « On a menti. »

— Oh ! messire ! dit Alix en cachant seslarmes dans ses mains, ah ! mon malheur est

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grand, car j’ai honte de vous être reconnais-sante !

— Ne le soyez pas, dit Laurent avec émo-tion ; oh ! j’ai tant souffert, moi, tant subi detortures sans pitié, que je n’oublierai pas qu’unjour vous m’avez regardé sans dureté ni mé-pris.

— Vous, messire ? vous ? Mais expliquez-vous, au nom du ciel ! oh ! qui êtes-vous ? Vousdevrais-je le salut de ma réputation après le sa-lut de ma vie ? N’êtes-vous pas…

— Je suis Laurent de Turin, répondit le che-valier froidement ; je suis un homme qui vousaime, parce que vous êtes bonne, un hommequi estime le sire Bouchard, parce qu’il estbrave et juste ; on m’a dit de vous perdre, j’aijuré de vous sauver ; c’est un vœu fait au ciel,fait à la Vierge, qui fut tout amour. Oui, j’ai juréde vous sauver ; mais non pas en ennemi, enhomme qui, un fer rouge à la main, fait unenoire blessure sur une blessure saignante pour

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la guérir, mais en ami qui a su ce que c’estqu’aimer. Que Bouchard demeure, madame ;que les propos haineux s’acharnent contrevotre bonheur, je ne vous demande qu’unechose, c’est de leur opposer un rempart demystère ; de ce rempart, j’écraserai quiconqueélèvera la voix contre vous. Voilà ce que j’avaisà vous dire ; vous voyez maintenant pourquoij’ai trahi Montfort ; ne trahissez pas ma trahi-son, et ne lui dites pas que je suis plus votreami que le sien.

Laurent sortit, à ces mots, dominé par uneémotion si profonde, que la comtesse le laissapartir sans penser à avoir avec lui une pluscomplète explication. Bouchard vint la re-joindre, et longtemps ils cherchèrent à péné-trer les intentions secrètes de cet homme ; et,certains qu’il pouvait les perdre, ils résolurentde s’abandonner à lui. Quelque temps après,Laurent était dans son appartement, seul, ab-sorbé dans ses pensées, souriant cruellement àquelques-uns, à ceux qui lui traversaient inces-

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samment la tête. Goldery était devant lui qui leconsidérait ; fatigué de ce long silence, le bouf-fon finit par lui dire :

— Eh bien ! maître ?

Eh bien ! dit Laurent en se levant avec unejoie sauvage, ils sont à moi ; à moi, entends-tu ? Ils me sont livrés dans ce qu’ils ont de pluscaché et de plus honteux dans le cœur. Je suisdéjà plus que leur ami : je suis leur complice.Je les tiens en laisse par leurs passions ; je lestraîne à ma suite par elles ; par elles, je les atta-cherai aux sangles de mon cheval et je les vau-trerai dans le sang et dans la fange. Exécrationsur eux, Goldery, exécration !

— Mon maître, dit Goldery en l’interrom-pant, c’est étonnant comme, en ce moment,vous avez la voix et le visage du sire Albert deSaissac.

Laurent se calma soudainement, et, regar-dant autour de lui, il reprit froidement :

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— Tu as raison ; Laurent de Turin n’a quede dures paroles dans le cœur. N’est-ce pas,esclave ? ajouta-t-il en regardant Manfride, as-sise sur un coussin, et qu’il avait heurtée etpresque renversée dans l’explosion de sa fréné-sie joyeuse, n’est-ce pas que Laurent de Turinétait un homme froid et compassé ?

— Laurent de Turin, reprit Manfride enbaissant les yeux, n’avait pas donné à sa vie unbut si éloigné ou si élevé qu’il ne prit pas gardeà ceux qu’il fallait fouler aux pieds pour y arri-ver.

Après ces paroles, elle se retira.

— Maître, dit Goldery, cette femme vousperdra.

— Goldery, dit Laurent, elle m’aime.

— Mon maître, reprit le bouffon, la ven-geance qui a franchi une montagne peut trébu-cher à un caillou de la route ; ce qui vous prendau pied vous renverse mieux que ce qui vousfrappe à la tête ; prenez garde, mon maître.

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— Eh bien ! je lui parlerai, Goldery.

— Et que lui direz-vous ?

— Mes projets.

— Savez-vous ce qu’elle en comprendra ?Que vous aimez quelque chose plus que vousne l’aimez, elle ; voilà tout.

— Et que faire alors ?

— Mon maître, jetez hors de la route lecaillou où vous pouvez trébucher.

— Ah ! misérable, ce serait infâme.

— Eh ! eh ! dit Goldery en riant du doublesens qu’il attachait à ses paroles, il faut queLaurent de Turin soit vengé !

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IV

EXTRÊME RÉSOLUTION

Sans suivre jour à jour le développementde la situation où se trouvait Laurent de Turin,il faut dire cependant qu’à quelque temps deson arrivée il était parmi les chevaliers de Cas-telnaudary le plus recherché de tous par lesgens dont il avait voulu se faire l’ami. Alix etBouchard le traitaient avec cette affectuositéqui annonce une intelligence commune d’inté-rêts intimes, une harmonie complète de sen-timents. Plus assurés, pour ainsi dire, de leurbonheur secret, ils s’observaient bien plus en-semble qu’ils ne l’avaient fait jusque-là. Au lieu

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de ces regards indiscrets que deux amants nepeuvent retenir lorsqu’ils n’ont qu’eux-mêmespour confidents ; au lieu de ces paroles à voixbasse, imprudents entretiens épiés par les cu-rieux, chacun d’eux s’entretenait tout bas avecLaurent, et, soit qu’Alix l’écoutât quand Bou-chard venait de lui parler, ou que Bouchardl’entretint après Alix, il semblait aux deux inté-ressés qu’ils avaient causé ensemble.

Bérangère, la fière Bérangère, avait elle-même subi le charme de cet homme mal défini,où elle voyait assurément le plus somptueux etle plus renommé chevalier de la croisade, et oùson orgueil aimait à chercher un insensé, quieût dû être un ennemi, et qu’un amour force-né pour elle avait fait complice des bourreauxde son père. Plus qu’une autre, elle avait sou-vent et directement essayé de faire expliquerLaurent ; mais il paraissait si cruellement bles-sé de cette curiosité, il répondait si froidementqu’il avait réduit le passé, le présent et l’avenirde sa vie à une seule pensée, à celle d’être ai-

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mé de Bérangère ; il était si hautement son ad-mirateur et son esclave dans le présent ; il l’en-tourait si magnifiquement d’hommages splen-dides et de flatteries, et promettait pour l’ave-nir une si belle vengeance de l’insulte faite àBérangère, qu’elle supposait aisément que lepassé lui avait été donné de même en sacrificepar un abandon complet des griefs les plus vio-lents, et que la honte de ce sacrifice empêchaitseul Laurent d’en faire un public aveu.

— Vingt fois son orgueil voulut s’en donnertriomphe ; mais, de ce côté, Laurent restait in-attaquable, comme si, après avoir intéressé lavanité et la colère de Bérangère, il se gardaitquelque chose pour le dernier lien qu’il voulaitlui imposer. Cependant celle-ci se laissait allermalgré elle à l’enivrement public d’un hom-mage si éclatant, et à l’applaudissement secretd’un amour capable d’avoir brisé les plus saintsdevoirs et négligé les plus terribles ressenti-ments. D’ailleurs, soit humeur, soit habileté,il y avait, dans la conduite de Laurent, des

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heures de désespoir dont elle traduisait le se-cret à sa manière.

Pour elle, c’étaient des cris de remords quis’élevaient en lui et le venaient épouvanter,dans son amour, des misères de son père et dela mort funeste de sa sœur. Dans cette suppo-sition de l’état de l’âme de Laurent, le cheva-lier lui-même changeait complètement d’êtreet de nom, et devenait certainement Albert deSaissac, le chevalier faïdit, pris d’une folle pas-sion, apostat à tout ce qui est vénéré dans cemonde, et qui, pour abriter son amour contreles craintes du comte de Montfort et la haineméfiante des croisés, avait insolemment jouéla comédie de sa mort et s’était fait un nouvelhomme, avait entrepris une nouvelle vie, unenouvelle gloire, pour lui plaire. Et alors cetteaudace la ravissait ; cet esprit aventureux luisemblait seul digne de la comprendre ; maisalors aussi elle n’était pas assurée sur la forcede la résolution d’Albert ; elle tremblait qu’unrepentir de sang ne le rejetât parmi les siens.

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De ce désir de conserver un pareil chevalieret de cette crainte de le perdre naissaienttoutes les faiblesses et toutes les fautes d’unvéritable amour, si un véritable amour n’enétait déjà né. Puis il arrivait que le soir, dansles assemblées accoutumées de la comtesse,Laurent racontait si franchement sa vie passée,ses voyages dans les pays lointains ; il riaitsi joyeusement des regards épouvantés deFoulques, que tout le rêve qu’elle avait bâtis’écroulait, et que son amant n’était plus queLaurent de Turin. Mais, dans cette autre sup-position, c’était encore un si singulier carac-tère, qu’elle pouvait, même à ce titre, tremblerde le voir porter ailleurs ses hommages.

Enfin, des deux côtés, soit qu’il fût Laurentou Albert, il restait toujours sur lui un si im-pénétrable mystère, que la curiosité venait enaide au penchant de Bérangère. Quelquefoismême la pensée d’une existence surhumainese mêlait aux autres pensées de Bérangère, et

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lui faisait de Laurent une occupation de tousles moments.

Quand un homme est arrivé à ce pointd’être l’occupation constante d’une femme, àquelque titre que ce soit, il est plus près de sonamour que celui qui semble y avoir des droitsréels, si tant il est que quelque chose soit undroit à l’amour, si ce n’est l’amour lui-même.Avec une âme comme celle de Bérangère, il se-rait difficile de donner le nom d’amour au sen-timent que Laurent lui inspirait ; mais, soit cu-riosité, soit orgueil, soit vengeance, elle avaitdonné à Laurent des droits que nul autre nes’était acquis sur elle : sa raillerie contre samère se taisait ou demandait devant lui grâcepar un mot flatteur pour lui-même, lorsqu’elles’échappait malgré sa présence ; il était solli-cité d’être d’une cavalcade où les autres sol-licitaient d’être admis ; elle s’enquérait de sonabsence, qui la rendait, sinon triste, du moinschagrine ; elle boudait, quoiqu’elle ne pleurâtpas, qu’il négligeait d’être sans cesse près

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d’elle ; enfin il ne lui manquait plus, pour ai-mer, que d’être jalouse : elle le fut.

Du côté de Mauvoisin et d’Amauri, c’étaitune amitié presque fraternelle avec Laurent.C’étaient avec tous deux de longues nuits d’or-gie de table, où on riait des choses les plussaintes ; puis, secrètement, avec Amauri, desprésents magnifiques et des espérances im-menses de pouvoir à partager ensemble. Enmême temps, il semblait que toutes les craintesdes deux chevaliers eussent été calmées parune explication plus franche que celle du pre-mier jour ; une folle idée de profiter d’une res-semblance avec un mort pour les épouvanterun moment du secret que lui avait livré le sor-cier juif, et tout paraissait clair aux yeux desdeux débauchés, qui trouvaient en Laurent unjoyeux compagnon, dont la bourse et la santéétaient intarissables. Cependant il avait laisséà chacun d’eux leur part de crainte : c’étaitl’existence de ce sorcier qu’ils croyaient avoirfait disparaître dans l’incendie de la maison,

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et Laurent savait endormir ou éveiller cettecrainte, selon qu’il en avait besoin.

Cependant le récit de Foulques avait circu-lé ; quelques chevaliers et le menu peuple descroisés en avaient appris quelque chose. L’his-toire du corps d’un chrétien occupé par un es-prit de ténèbres paraissait une chose fort vrai-semblable à leur superstition, et, dans beau-coup d’endroits, Laurent ne pouvait passersans être désigné du doigt comme un maudit,ou évité comme un pestiféré. Les uns faisaient,à son approche, des signes de croix, et ilsétaient aussi étonnés que scandalisés de voirLaurent leur rire impertinemment au visage,sans contorsions ni signes d’épouvante ;d’autres avaient eu l’audace de s’approcher parderrière et de lui jeter de l’eau bénite, ets’étaient enfuis pour ne pas être atteints par lesmouvements convulsionnaires qui éclateraientà cette sainte aspersion : c’était la prudenced’un mineur qui vient d’attacher l’amadou en-flammé à la charge de poudre qui va faire voler

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un édifice en éclats. Mais Laurent ne s’en aper-cevait pas, ou, s’il s’en apercevait, c’était pourbâtonner le manant qui avait taché son beaupourpoint ou sa cape de velours.

De tout cela, il résultait une espèce d’êtreindéfini, moins qu’un démon, plus qu’unhomme, et, s’il m’est permis d’expliquer ce ca-ractère par comparaison à ces êtres de fatalitécréés par la littérature fantastique, je pourraisdire qu’il y avait dans Laurent une raison d’êtreou de paraître un homme à part, que n’ontpoint nos héros modernes.

Le besoin de surnaturel qui tient incessam-ment la nature humaine a imaginé l’homme fa-tal avec l’enchantement de sa voix vibrante etle vampirisme de son regard, qui suce l’âme etla dessèche. Ce dandy vêtu de malheur et quilaisse toujours quelque lambeau de son infor-tune pendant à la vie de ceux qui l’ont frôlédans son terrible passage et qui, cependantn’en garde pas moins entier, comme celui duChrist, son suaire de désespoir ; ce dandy du

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roman intime est l’immatérialisation du vam-pire physique, du démon réel de nos vieilleshistoires.

Mais si la foi de nos pères aux êtres surna-turels avait ce côté d’erreur qu’elle admettaitdes impossibilités, elle avait cela de raison-nable qu’elle s’appuyait sur des choses phy-siquement saisissables si elles eussent existé.Ainsi le vampire était un être inexistant, maison l’appliquait très lucidement. Il sortait deterre, s’introduisait sur la couche vierge desjeunes filles, et de ses lèvres impures il buvaitle sang de leur cœur. Le remords n’était pasune de ces profondes et dévorantes penséesqui rongent l’existence et dansent dans votreinsomnie ; le remords s’habillait en revenant etvenait d’une main froide tirer les rideaux devotre lit et vous parler à l’oreille. Cette puis-sance de pressentiment qui de nos jours faitde certaines âmes un objet de doute sur leurnature mortelle pour ceux à qui on les repré-sente, cette intuition de l’esprit était alors un

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art, une science écrite dans certains livres etpratiquée par des sorciers. Une parole amère,un regard singulier, une pâleur souffrante, nefaisaient d’un homme, il y a six siècles, qu’unmalade morose et non point un être fantas-tique.

Mais être mort et ressuscité, avoir un desagents de Lucifer en personne dans le corps,faire du bout du doigt un ulcère incurable à lapeau de celui qu’on touchait, tout cela n’exis-tait pas si vous voulez, mais c’était la conditionnécessaire pour être admis parmi les êtres àpuissance surhumaine.

À ce compte, Laurent avait laissé àFoulques le soin d’établir sa réputation, et ce-lui-ci s’en était acquitté plus merveilleusementqu’il ne pensait. Aux récits de Foulques il fautajouter l’esprit d’envie des chevaliers demoindre importance, qui supportaient impa-tiemment qu’un nouveau venu eût concentrésur lui les préférences de toute la maison deMontfort, assez inégalement réparties pour

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que chacun pût espérer d’en prendre sa part,et l’on concevra alors qu’il se fût fait contreLaurent une sorte de parti qui attendait le re-tour de Simon pour lui dénoncer ce chevalier.Sur ce point, l’accord était unanime ; mais il yavait débat sur les motifs de la dénonciationet sur les résultats. Foulques ne parlait d’autrechose que de le livrer aux évêques comme sor-cier et de le brûler vif. Les chevaliers désiraientqu’il fût abandonné aux prévôts d’armes etpendu comme traître.

En appui de cette haine et de ces accusa-tions venaient les désastres de la cause de lareligion depuis que cet homme avait paru par-mi les croisés, et ici peut-être est-il besoin deretourner en campagne et de battre un peula plaine et les monts pour apprendre où enétaient les affaires des Albigeois et des Fran-çais.

L’Œil sanglant avait eu raison : l’heure pa-raissait sonnée de la délivrance ; les malheursde la faiblesse avaient tellement dépassé les

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malheurs possibles de la résistance que ledésespoir était venu encourager toutes les po-pulations de la Provence. Disons même quedans ce livre, si nous avons plus négligé quedans l’ouvrage qui le précède le récit des évé-nements historiques, c’est que nous ne noussentons pas la force d’écrire au bout de cha-cune de nos pages : « Et le château ayant étépris par les croisés, les femmes, les hommeset les enfants furent massacrés sans qu’il enrestât de vivants que ceux qui parvinrent às’échapper à la faveur de la nuit. » Ces mêmestableaux, toujours répétés, eussent fatigué noslecteurs de l’ennui des redites et du dégoût decette orgie de massacre.

Mais à l’époque où nous sommes arrivés,la Provence, flagellée jusqu’aux os par l’épéede ses conquérants, se retournait saignante etfurieuse, et si c’était encore une arène demeurtres, ce n’était plus du moins une tuerie debouchers : c’était une lutte de soldats. La prévi-sion de l’Œil sanglant s’accomplissait avec une

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rapidité qui permettait déjà de marquer le jourde la chute de Montfort.

D’abord les deux comtes de Foix, ceux deToulouse et de Comminges, avaient laissé ha-bilement passer Simon de Montfort dans leslieux où ils auraient pu le combattre et l’ar-rêter. Depuis deux mois, grâce à cette ma-nœuvre, il harcelait le Quercy, portant presquetoujours avec lui le triomphe de son ambition.Sans doute il eût mieux valu l’attaquer de frontet le vaincre. Mais tant de luttes répétéescontre lui avaient tellement appris aux sei-gneurs de la Provence que là où était Montfortla victoire n’était possible que pour lui, qu’ilsne voulurent pas risquer leur dernier effortcontre un si puissant adversaire, et le jugeantinvincible de sa personne, ils tentèrent deprouver que sa cause ne l’était pas. Aussi, tan-dis qu’il soumettait Rodez, Cahors, les comtesde Foix se levèrent soudainement ; ils se préci-pitèrent sur tous les corps épars de croisés quisillonnaient leur patrie de la Provence, les dé-

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truisirent avec une audace et une activité in-ouïes, reprirent quantité de châteaux sur leursennemis, et après avoir balayé les campagnes,vinrent, à la tête d’une armée immense, quis’était levée de terre comme par enchante-ment, poser le siège devant Castelnaudary.

C’étaient toutes les forces de la croisadequi s’y étaient concentrées, mais désarméesde leurs chefs, et que les comtes provençauxcomptaient détruire avant que Simon pût leurporter l’activité et le génie de son commande-ment. Le coup était décisif, et les mains qui lefrappaient l’eussent rendu mortel à la conquêtesi elles n’eussent été entravées par la mêmefaiblesse et la même duplicité qui avaient per-du le vicomte de Béziers, et peut-être aussi pardes raisons dont nous seuls pouvons rendrecompte. Mais nous n’avons pas à considérerl’histoire face à face ; nous n’avons pas la pré-tention de la suivre dans sa marche jour à jouret d’en raconter les incidents ; elle ne nous luitque par le reflet dont elle éclaire les acteurs

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que nous mettons en scène, et s’il nous est per-mis de faire une comparaison, nous ne la li-sons pas pour ainsi dire dans le livre où elleest écrite, mais dans le visage de ceux quitiennent le livre ; ou, si vous le préférez, nousne voulons dépeindre l’orage ni dans son ma-gnifique incendie ni dans ses bruissements ter-ribles, mais nous voulons en donner une idéepar la physionomie de ceux qui l’écoutent.Nous laissons à d’autres les vastes et savantesdescriptions du choc du dehors pour resterdans les observations plus modestes de l’effetqu’il produit sur quelques individus. Abandon-nons donc le récit des attaques forcenées descomtes de Foix et de leurs rapides succès, etvoyons ce qu’ils produisaient dans le cercleétroit où nous avons enfermé nos lecteurs.

Montfort, à la tête de quelques chevaliers,abandonna son pillage et sa soumission duQuercy, marcha seul ou presque seul vers lepoint menacé, trompa la vigilance de Roger-Bernard et se jeta hardiment dans Castelnau-

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dary. Au bruit de son arrivée, Raymond se sen-tit pris d’une de ces terreurs superstitieuses quiconsidèrent certaines luttes comme des impos-sibilités, disposition singulière qui fait braver àdes cœurs médiocres les dangers les plus re-doutables et qui laisse les plus braves guer-riers sans courage contre la fatalité indomp-table que leur imagination se crée. Raymondfût sur le point d’abandonner le siège de Cas-telnaudary dès qu’il apprit que Simon étaitdans le château ; mais Roger-Bernard arrêta lecomte de sa volonté de fer, et il lui dit en pleineassemblée :

— Sire comte, je ferai bâtir un mur infran-chissable autour de nous ; soyons enfermésavec Simon de Montfort dans une arène où ilfaudra que l’une de nos deux fortunes demeureà terre. Ce mur sera mon épée et celle de mesmontagnards, et je jure Dieu que tout fuyardqui voudra passer dessus ou dessous n’a la têtesi haute ou ne la pliera si bas que je ne l’at-teigne.

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Raymond demeura donc dans le camp,mais ce ne fut plus avec le même courage nila même espérance : Simon était un fantômeque Raymond n’osait regarder en face. Simon àgenoux et chargé de fers eût fait reculer Ray-mond debout et armé. C’était un pouvoir ma-gnétique. Napoléon l’a possédé contre l’Eu-rope ; Simon l’avait contre le comte de Tou-louse. Cependant du côté des comtes de Foixle siège fut poussé avec cette activité qui naîtsurtout du succès.

En effet, depuis un mois, Simon, harcelédans le château, voyait diminuer chaque jourses moyens de défense. Dès les premières at-taques de Roger-Bernard, le bourg s’était delui-même livré aux ennemis de Simon et l’avaitrepoussé dans le château. Vainement celui-ciavait-il plusieurs fois repris le bourg ; à chaquefois l’obstination acharnée du comte de Foixs’était remise dans cette position, d’où il inter-ceptait à Simon tout secours d’hommes et devivres. Le dernier désastre de ce genre avait

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porté au comble la confiance des Provençauxet la détresse de Montfort.

Six mille Allemands, venus à travers laFrance, avaient pénétré jusqu’à quelqueslieues de Castelnaudary. Simon, averti par desémissaires qui avaient trompé la vigilance deRoger-Bernard, se tenait prêt à faire une vi-goureuse sortie dès que les six mille Germainsseraient en vue de Castelnaudary. Mais ce futvainement qu’il les attendit ; les deux comtesde Foix s’élancèrent à leur rencontre et les at-tirèrent dans une embuscade par les mêmessignes qui devaient les avertir de la venue deSimon à leur rencontre. Ils les exterminèrentjusqu’au dernier, et l’on eût pu remarquer à lafin de ce carnage épouvantable, que ce n’étaitplus le délire du combat qui frappait sans par-don, mais une sorte de prudence qui ensevelis-sait avec tous ces ennemis exterminés le secretde leur défaite et de la manière dont ils avaientété surpris.

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La nouvelle en arriva bientôt à Castelnau-dary et y répandit une consternation qui allatroubler jusque dans leurs intérêts les plus ca-chés ceux pour qui les succès de Montfortn’avaient été jusque-là que l’objet très secon-daire de leur pensée. Presque tous s’aperçurentque son existence était la première conditionde la leur, bien qu’ils eussent détaché leursvœux des siens ; pour Amauri, plus d’ambitiongrossière et de plaisirs brutaux si son père étaitchassé de la Provence ; pour Bérangère, plusde vengeance et de triomphes vaniteux ; pourAlix, peut-être aussi plus d’amour caché et per-du dans les fracas et le délire des succès de sonmari. Ce fut dans ces circonstances qu’eut lieula scène que nous croyons devoir rapporter.

Le soir de cet événement, Montfort, aprèsavoir longuement visité le château de Castel-naudary, compté les hommes, pesé les vivreset, sans flatterie pour sa position comme sansdésespoir, supputé ses moyens de défense,rentra dans l’appartement qu’il occupait dans

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la tour principale et fit appeler auprès de lui lepetit nombre de ceux en qui sa confiance étaitcomplète : d’abord ceux de sa famille, puis Guide Lévis, Bouchard, Foulques et Laurent.

Quand tous furent assemblés, silencieux etinquiets de ce qui allait arriver, Simon leur fitun signe pour les inviter à s’asseoir, et, demeu-rant seul debout au milieu d’eux, il commençaen ces termes :

Nous avons pour huit jours de vivres, noussommes cent vingt chevaliers, il y a mille ser-gents et deux mille hommes de pied dans lechâteau, et nous sommes investis par une ar-mée de soixante mille Provençaux. Leurs ma-chines sont prêtes, et si demain elles ne ren-versent les murs, dans huit jours la famine lesaura désarmés : or, si Dieu ne nous sauve, noussommes perdus. Dans cette circonstance, quepensez-vous qu’il faille décider ?

— Sire comte, dit Gui de Lévis, si pour dé-fendre cette ville il faut mourir par l’épée ou la

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faim, je suis prêt ; si pour en sortir par capi-tulation il faut abandonner ma terre de Mire-poix, elle est à vous : voilà tout ce que je puisdire de moi. Quant à celui des deux partis qu’ilvous plaira de m’imposer, permettez-moi den’en point discuter : c’est votre gloire et votrenom qui y sont intéressés ; c’est à vous seul àles assurer comme vous l’entendrez.

— Sire de Lévis ! s’écria Foulques, ce n’estpoint cela que vous demande le comte deMontfort ; nul ne doute de votre dévouement ;mais il s’agit d’un avis salutaire, et je penseque, puisqu’il m’a fait appeler en sa présence,il voudra bien écouter le mien.

— Parlez, dit Montfort.

— Il faut d’abord, dit Foulques, faire unedifférence entre ceux dont les services n’ontété qu’une espérance de fortune et ceux dontl’appui a été un sacrifice des biens et des avan-tages qu’ils possédaient. Que les premierstiennent leurs volontés esclaves de celle de

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leur seigneur, c’est juste ; mais ceux qui ontbeaucoup apporté dans la fortune d’un allié ontle droit de sauver les restes de ce qu’ils y ontaventuré. Donc, d’après ce que vient de dire lesire comte, il me paraît impossible de résisterplus longuement, et je pense qu’il serait hono-rable et prudent de rendre la place en stipulantles droits de chacun.

— Et quels sont les droits qu’il vousconviendrait de stipuler, maître Foulques ? ditMontfort avec humeur.

L’évêque sourit aigrement à cette questionet répondit au comte :

— Messire comte, je parle des vôtres oude ceux de vos chevaliers ; les miens sont àl’abri de toute discussion ; il n’y a ni chef niarmée, sous quelque bannière qu’ils marchent,qui puissent faire que je ne sois pas l’évêque deToulouse et aujourd’hui et à toujours, c’est-à-dire tant que je vivrai.

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— Oui-dà ! tant que vous vivrez ? ditLaurent en regardant Foulques d’un air gogue-nard, et vos droits pourraient bien, d’ici à huitjours, mourir d’inanition. D’ailleurs, ajouta-t-il sérieusement, nous discutons comme s’il yavait ici un parti à prendre ; avant tout, il fautsavoir si le seul qui nous reste n’est pas une dé-fense désespérée.

Pourquoi cela ? dit Foulques.

— Pourquoi ? reprit Laurent. Parce quevous êtes dans les mains de ceux qui ont étédans les vôtres, et à qui vous n’avez accordéni grâce ni traité en pareille circonstance. Lessupposez-vous plus généreux que vous ?

— Sinon plus généreux, du moins plus ti-mides, dit Montfort ; c’est d’eux-mêmes queme vient cette proposition de traité.

— D’eux ! s’écria Laurent, dont le trouble ledomina un moment ; des comtes de Foix et deComminges ?

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— De leur suzerain, du comte de Toulouse,reprit Montfort.

Un sourire de mépris fut la seule réponse deLaurent, qui rentra dans son silence.

— Bouchard, dit le comte de Montfort,vous, qui ne m’avez point dit votre avis, quepensez-vous qu’il faille faire ?

— Mon oncle, dit Bouchard, si le nom deMontfort n’était allié à celui de Montmorencyet si sa gloire n’était une partie de notre patri-moine commun, je vous eusse fait la même ré-ponse que Gui de Lévis ; mais il ne m’en vou-dra pas si à son dévouement j’ajoute celui d’unconseil : je pense qu’il faut traiter, puisque celaest possible.

Laurent sembla grincer des dents à cetteparole. Bouchard continua :

— Messire comte, je ne ferais point cetteproposition si ce n’étaient que des hommes quifussent enfermés dans cette forteresse, mais ils’y trouve des femmes, et s’il arrivait que la

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place tombât dans les mains des Provençauxaprès une attaque où nous péririons tous, n’ou-bliez pas, sire comte, ce qui a été fait à Lavaur ;n’oubliez pas ce qui s’est passé à Saissac, carnos ennemis s’en souviendront.

Laurent avait écouté Bouchard avec uneimpatience qui n’avait point échappé au regardde Montfort. Quelque effort qu’il fit pour pa-raître tranquille, il laissait percer dans lacontraction de ses lèvres une rage qui ressem-blait trop à une espérance déçue pour ne pasêtre facilement devinée. Montfort continua endirigeant ses paroles du côté de Laurent :

— Et qui sait, messire, si cette vengeancen’est pas plutôt le véritable but des Provençauxque la victoire elle-même ?

— Mais, dit Laurent avec violence, ils ne leprouvent pas en offrant de traiter.

— Mais d’autres, dit Simon, le prouventpeut-être en s’y opposant.

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Tous les regards étaient portés versLaurent. Il s’aperçut de cette attention, et,contraignant toute émotion, il répondit froide-ment :

— Qui donc a refusé de traiter ?

Il avait compris que cette assemblée pou-vait être un piège ; il devina les soupçons deMontfort et lut dans le regard furtif deFoulques que c’était lui qui les lui avait inspi-rés. À ce moment toute une autre espérances’était montrée à lui ou plutôt un tout autreplan de conduite. À celui qui eût pu porterle flambeau dans les ténèbres de cette âmeeût apparu une volonté d’arriver à tout prixau but qu’elle s’était donné ; mais en craintede se fourvoyer dans le sentier qu’elle avait àprendre, cette volonté s’arrêta tout net et lais-sa à d’autres à décider la marche des événe-ments, se réservant de les suivre ensuite à lapiste ou de se porter à leur rencontre, selon sesintérêts. Laurent donc se remit sur son siège,

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et, posant sa tête sur sa main, sembla se laisseraller à ses sombres pensées.

Montfort le regarda quelque temps, et,après avoir échangé un coup d’œil avec lespersonnes présentes, il s’adressa directement àLaurent :

— Eh bien ! lui dit-il, sire chevalier, quel estvotre avis en cette circonstance ?

— Mon avis ? dit Laurent, je n’en veux pasavoir. Sire comte, c’est une charge bien lourdeque la vie ; et il y a des hommes pour qui lepoids en est d’autant plus insupportable qu’illeur est mal attaché sur la tête et que, de mêmequ’un casque faussé, il les blesse de quelquecôté qu’ils veuillent le porter. J’en suis là, sirecomte, et j’avoue que quelquefois mon couragey succombe. J’ai cependant fait beaucoup pourne pas être seul dans ce monde à subir lacharge que le sort m’a jetée, et, sans vouloirla faire partager à personne, j’ai eu la folie decroire que ceux à qui j’avais prêté mon appui

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dans les dangers et les espérances de leur viene me laisseraient pas sans appui dans les plusrudes passages de la mienne.

Il se tut un moment, après avoir pour ainsidire accentué ses paroles d’un regard lent ettriste qu’il jeta sur ceux qui l’entouraient. Unsilence glacé répondit seul à cet appel. Amaurisemblait embarrassé ; la comtesse jeta un re-gard timide sur Bouchard, et Bérangère semordit les lèvres avec dépit. Montfort les exa-minait avec soin ; puis il dit à Laurent :

— Et quels sont ceux à qui vous avez prêtéappui et qui ne vous tendent pas la main àcette heure ?

Laurent se leva et d’un nouveau coup d’œilil interrogea les personnes présentes ; tous lesyeux se baissèrent sous le sien. Alors, regar-dant Montfort en face, il répliqua vivement :

— Vous me demandez qui m’abandonne àcette heure. Eh bien ! le premier de tous, c’estvous.

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Les autres respirèrent.

— Moi ? dit le comte.

— Vous, qui, ayant dans votre armée unchevalier qui pour votre cause a jeté sa vie auxcombats et secouru votre pénurie de ses tré-sors, n’avez pas eu un mot pour le défendrecontre les lâches délations de quelques en-vieux et les craintes ridicules d’un prêtre imbé-cile.

Cette accusation de l’accusé produisitd’abord le résultat ordinaire à cette tactique ;la nécessité de se défendre détourna Montfortde ses premières intentions, et il répondit avecembarras :

— Quel chevalier ai-je abandonné dont lesservices fussent tels que ceux que vous venezde dire ?

— Quel chevalier ? dit Laurent. Moi ! et s’ilfaut vous dire les noms de tous les acteurs decette scène, les envieux pourraient s’appeler ici

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le sire de Lévis, et le prêtre imbécile, Foulques.N’est-ce pas vrai, comte de Montfort ?

— Messire Laurent, reprit vivement lecomte embarrassé, vous supposez…

— Messire Laurent, s’écria en même tempsGui de Lévis, vous m’outragez !

— C’est un blasphème que parler ainsi d’unsaint évêque, dit Foulques.

— Me suis-je trompé ? reprit Laurent.

Le comte de Montfort se tut ; puis il ajouta :

— Si ce qu’on m’a dit est vrai…

Il s’arrêta.

— Eh bien ! que vous a-t-on dit et qui vousl’a dit ? reprit Laurent.

Le comte ne répondit pas.

— Ah ! je le sais maintenant, dit Laurent.Ce qu’on vous a dit est si insensé que vousn’osez le redire ; ceux qui l’ont dit sont silâches qu’ils n’osent le répéter.

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— Eh bien ! s’écria Gui de Lévis, j’ai dit et jerépète que vous êtes un traître !

— Un traître !… répéta Laurent en portantla main à son épée.

— Oui, reprit Foulques, encouragé par lasortie de Gui, un traître, un damné, un héré-tique !

— Comte de Montfort, dit Laurent d’un airoù le mépris s’ajoutait à un rire mal retenu,faites, je vous supplie, appeler votre médecinpour ces deux femmes : pour cet évêque, afinqu’il le traite pour sa folie ; pour ce chevalier,afin qu’il lui donne les soins qu’exige unhomme à qui j’arracherai la langue qui a pro-noncé sur moi le nom de traître.

— Sire Laurent, dit Montfort avec autorité,l’épée n’est pas le juge de pareilles accusa-tions ; la trahison n’a plus droit de la porter,et tenez-vous pour assuré que si ce qu’on ditest vrai, il n’y aura d’autre vie que la vôtre quipaiera le nom de traître que vous avez mérité.

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— Et, dit Laurent en reprenant son sang-froid, quelles sont ces accusations ? Voyons,sire de Lévis, voulez-vous bien me les faireconnaître ?

Ce fut le tour de celui-ci d’être embarrassé ;il hésita un moment et répondit avec brusque-rie :

— C’est sur la foi du saint évêque Foulquesque j’ai parlé.

— Eh bien ! maître Foulques, repritLaurent, qu’avez-vous à me reprocher ? Parlez.

— Oui, dit Foulques avec une résolution fu-rieuse, telle qu’on voyait que le saint évêquecroyait faire le plus grand acte de courage dumonde, oui, je parlerai, je dirai tout. D’abord…

Il s’arrêta, il fit le signe de la croix et reprit :

— D’abord, fils du démon, je te maudis ! Ar-rière, Satan ! Anathème sur ta tête damnée !

Laurent se prit à rire, et le comte de Mont-fort dit avec humeur :

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— Sire évêque, ce n’est point de cela qu’ils’agit, mais des faits que vous voulez révéler etqui doivent confondre le sire Laurent. Allons,parlez. Que savez-vous contre lui ?

— Eh bien ! dit l’évêque en tremblant, cethomme n’est point le sire Laurent de Turin.

— Qui suis-je donc ? reprit Laurent.

— Vous êtes Albert de Saissac, dit l’évêqueavec un tel effort de courage qu’il en devinttout pâle.

— Quoi ! celui qui est mort ! s’écria Laurenten éclatant de rire.

Cette gaîté n’ébranla point le sérieux despersonnes présentes. Il semblait y avoir contreLaurent une détermination bien prise ou bienimposée de se tenir en garde contre toutesles tentatives d’échapper à une explication for-melle.

— Non point celui qui est mort, s’écriaMontfort avec colère, mais celui qui, à la porte

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de Carcassonne, a dit tout haut que, soit par lepoison, soit par le fer, soit par ruse ou guerre,il vengerait son père et sa sœur. Voilà qui vousêtes, messire Laurent, ou plutôt qui l’on vousaccuse d’être : répondez. Quelque malheur quele sort nous envoie, nous ne le subirons passans avoir puni le traître qui nous l’a attiré ense glissant parmi nous.

— Quoi ! dit Laurent, cette fable a trouvécréance dans l’esprit du comte de Montfort ;cette folie, qui m’avait paru un si joyeux ridi-cule à ajouter à tous ceux de cet évêque jon-gleur, c’est le chef de la croisade, le plus habileet le plus terrible chevalier de la France, qui s’ylaisse surprendre. Ah ! messire comte, jamaison ne perdit en un instant une plus grande foien un grand courage que je ne le fais à cetteheure. Permettez que je me retire et que jedésavoue un service dont je m’étais fait gloiresur un renom assurément bien usurpé.

À ces mots, Laurent se leva ; mais, à l’ins-tant même, Montfort, Bouchard, Amauri et Gui

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de Lévis tirèrent leurs épées et se placèrententre lui et la porte, tandis que la comtesse deMontfort et Bérangère se rapprochèrent l’unede l’autre, silencieuses et presque intelligentesde leur danger commun. Pour la première fois,elles confondirent dans un sentiment de peurleurs âmes, si peu accoutumées à sentir en-semble. Le doute du parti que Laurent allaitprendre troublait plus d’une conscience ; ilpouvait, après en avoir appelé à la reconnais-sance de Montfort, s’adresser à l’espèce decomplicité qui existait, du moins par la confi-dence, entre lui et des coupables qui l’aban-donnaient ; il pouvait vouloir perdre qui n’osaitle secourir ; et assurément aucun ne l’eût osé,car Montfort, en avertissant sa femme et sesenfants qu’il voulait enfin éclaircir les doutesqu’il avait sur Laurent, les avait impérieuse-ment avertis qu’il prendrait comme preuve desbruits répandus contre lui toute intercessiond’eux en sa faveur. Ces paroles, Montfort lesavait prononcées avec un de ces regards qui

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portent avec eux plus de soupçons qu’on n’enlaisse percer dans le discours.

Pour tout le monde la situation était depuislongtemps pénible : à ce moment elle devintaffreuse. En effet, Laurent s’était arrêté et de-meurait immobile. Il avait d’abord porté unregard curieux sur le visage de la comtesseet sur celui de sa fille, qu’il vit assez trem-blantes pour comprendre qu’elles obéissaient àun ordre plus fort que leur volonté ; il considé-ra ensuite Bouchard, qui semblait l’encouragerà se disculper, et Amauri, qui, les yeux baisséset l’air sombre et résolu, paraissait n’attendrequ’un signal pour égorger Laurent, à la pre-mière parole qui eût pu compromettre le secretqu’il portait en lui.

Non-seulement la vie de Laurent, mais lapensée inconnue de cet homme se trouvaienten danger, sa pensée, son espérance, sonœuvre inachevée ; et ce fut elle qui devint lesujet de la méditation où il s’arrêta un moment.

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En toutes choses que l’homme fort se pro-pose, le but une fois atteint, il prend un tempsde repos : court, si la marche a été facile ; pluslong, s’il a fallu y dépenser beaucoup deforces ; éternel, quand il en a fait l’unique inté-rêt de sa vie. Ainsi, mourir n’était pas la crainteabsolue de Laurent : c’était mourir avantd’avoir mené à exécution la pensée secrète deson âme qui était à la fois son désespoir et sarage. Dans les quelques minutes de son immo-bilité, il pesa le destin de tous ces gens qui l’en-touraient, l’honneur de la comtesse de Mont-fort, celui de sa fille, la vie d’Amauri, celle deBouchard, qui ne lui furent point obstacle parla pitié qu’il éprouva de les briser, mais qui l’ar-rêtèrent par l’incertitude où il était de les briserassez cruellement. Puis, il pensa que dans laroute qu’il avait à parcourir il était arrivé à unde ces abîmes qu’il fallait franchir à tout prix,et, inexorable qu’il était dans la résolution qu’ilavait prise, il se décida à le combler, fût-ce decadavres, mais il voulut avant choisir les vic-times. Il répondit donc à Montfort :

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— Sire comte, ne pensez pas que je mecroie en votre pouvoir parce que vous êtesquatre hommes armés contre un chevalier sansdéfense. Outre l’épée que je puis tirer du four-reau pour briser les vôtres, ce sont des parolesque je puis faire sortir de mon cœur, tellesqu’elles feraient tomber vos poignards à mespieds ; cependant, je me tairai sur les autres etje parlerai sur moi. Mais pour que je le fassesincèrement, je veux que vous soyez sincèreavec moi. Est-il vrai qu’on vous a offert de trai-ter ?

— Sur l’honneur, dit Montfort, je te le jure.

— Entre hommes qui s’interrogent l’épée àla main et le doute au cœur, il n’y a aucuns ser-ments possibles, Montfort ; je te demande despreuves.

— Tu railles ! s’écria Montfort.

— Sur l’honneur, dit Bouchard vivement, lecomte de Toulouse a envoyé un messager se-cret.

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— Silence, Bouchard ! dit Montfort ; avez-vous à répondre aux questions d’un hommesoupçonné de trahison.

Monfort, reprit Laurent, je tiens plus ta for-tune dans mes mains que tu n’y tiens lamienne. Prouve-moi qu’on t’a offert de traiter,et tu sauras ce que tu veux savoir, tu serasce que tu veux être. Écoute, reprit-il avec unaccent cruel, tandis que ses dents claquaient,prouve-moi cela, et puis tu verras. Je suis enton pouvoir ; tu peux m’égorger avant que jene sorte de cette chambre et faire que ce quetu vas me faire entendre ne passe dans monoreille que pour me suivre dans le silence de latombe. Eh bien ! prouve-moi qu’on t’a offert detraiter ; fais cela, Montfort, je t’en supplie !…tu verras… tu verras…

Après ces mots, Laurent parcourut lachambre avec une sorte de fureur exaltée, puisil s’arrêta tout à coup et reprit avec rage :

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— Des preuves ! ah ! donne-moi despreuves !

Il y avait quelque chose de si sombre etde si terrible dans le désespoir de Laurent queMontfort, après l’avoir considéré un moment,lui dit :

— Eh bien ! je te les vais donner.

Laurent s’arrêta et devint pâle comme si onlui annonçait une épouvantable nouvelle. Onsentait, à cet effroi qui le prit, qu’il doutaitqu’on pût lui accorder ce qu’il demandait avectant de rage. Mais cet effroi n’était pas celuique s’imagina Montfort. Ce n’était pas la peurde ne pouvoir s’échapper de sa situation, c’étaitl’épouvante d’être forcé d’y échapper par lemoyen qu’il avait résolu.

Sur un signe du comte de Montfort, Amauriétait sorti. Sur un nouveau signe, chacun remitl’épée dans le fourreau et reprit sa place en si-lence. Montfort, soucieux, continua à demeu-rer debout. Quelques minutes s’écoulèrent ain-

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si. Les regards n’osaient pas même s’entretenir.Chacun se taisait, les yeux baissés. Amaurirentra ; deux hommes le suivaient. Laurent seretira dans l’ombre de l’angle le plus écarté.Avec ces deux hommes entrèrent quatre es-claves de ceux que les chevaliers croisés pourla Terre-Sainte avaient ramenés de la Pales-tine, muets, armés d’un coutelas, qui, large,terrible et pesant, était un sûr instrument desupplice, quoiqu’il eût été une mauvaise armede combat.

Les deux hommes qui, les premiers, étaiententrés avec Amauri étaient Arregui, le cheva-lier borgne, ce misérable reste de cent cheva-liers, auquel Montfort avait laissé la vue parune insultante pitié et à titre de conducteurd’un troupeau de mutilés, et David Roaix, lebourgeois de Toulouse, le chef de la confrérienoire. Le choix de ces deux messagers étaitune preuve plus convaincante de la situationfâcheuse de Montfort que ce qu’il en avait pudire lui-même. Arregui envoyé à Montfort, et

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David Roaix en présence de Foulques, étaientdéjà une menace pour ceux qui étaient forcésde traiter avec eux. Lorsqu’ils furent entrés,Montfort s’adressa à eux rapidement et commepour ne pas donner à sa pensée le temps defaire ce triste retour :

— Maîtres, leur dit-il, vous voici en pré-sence de ceux qui doivent décider sur vos pro-positions ; répétez-les, et ils vous diront leurréponse.

— Ne leur avez-vous point fait part de notremessage, sire comte ? dit David Roaix.

— Non, dit Montfort ; d’ailleurs, ils désirentl’entendre de votre bouche. Hâtez-vous, car ilfaut que la décision soit prompte, de quelquecôté qu’elle tourne.

— Eh bien ! messires, dit David Roaix, voicice que le comte de Toulouse, seigneur suzerainde cette contrée, propose au comte de Mont-fort :

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« Celui-ci dispersera et renverra l’arméedes croisés qu’il commande ; remettra auxmains du comte de Toulouse tous les châteauxde sa suzeraineté qu’il tient encore dans sesmains ; obtiendra, par son intercession et parla déclaration qu’il fera entre les mains des lé-gats, que toutes les accusations portées contrele comte de Toulouse sont des calomnies ; ilobtiendra, disons-nous, que l’interdit jeté surledit comte soit levé. Il livrera audit comtel’évêque Foulques, pour qu’il soit traduit auconcile des évêques de la Provence, commefauteur de discordes et de persécutions. »

— Blasphème ! s’écria Foulques.

— Laissez, laissez dire, reprit Montfort.Continuez, maître bourgeois. Ensuite ?

— « Il abandonnera tous châteaux actuel-lement en sa possession et appartenant auxcomtes de Foix ; il en fera de même pour ceuxde Comminges et de Couserans ; et à cesconditions il pourra quitter Castelnaudary et se

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retirer dans la ville de Carcassonne ou de Bé-ziers, dont la possession lui est concédée, tou-tefois après qu’il en aura fait raser les murs jus-qu’à leurs fondements, et qu’il aura reconnu lasuzeraineté du comte de Toulouse. En outre,il engagera ses terres de Montfort entre lesmains du roi de France à l’exécution loyale dece traité. »

À ce moment, Laurent se leva, et, du fondde l’appartement où il se tenait pour ainsi direcaché, il dit d’une voix altérée :

— Est-ce tout, maître David Roaix ?

— C’est tout, répondit celui-ci, frappé duson de cette voix.

— C’est tout, répéta Arregui.

— Et de qui êtes-vous les envoyés ?

— Nous sommes envoyés, dit Arregui, parle comte de Toulouse, les deux comtes de Foixet ceux de Comminges et de Couserans.

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— Et… reprit Laurent avec une hésitationsingulière, c’est bien tout ce qu’ils vous ontchargés de dire ?…

— Tout, répondirent les deux envoyés.

Laurent poussa un profond soupir de déses-poir, puis il reprit avec effort et d’une voix dontle tremblement annonçait qu’il était épouvantéde la réponse qu’on allait lui faire :

— Et ils n’ont rien stipulé en faveur dujeune héritier du vicomte de Béziers ?

— Rien, répondit Arregui en baissant lesyeux.

— Et, continua Laurent avec une amertumecroissante, personne n’a élevé la voix en sa fa-veur dans le conseil de vos comtes ?

— Personne.

Laurent se frappa le front et baissa la mainjusqu’à ses yeux comme pour en arracher unelarme qui lui faisait mal. Puis il continua, lavoix vibrante entre ses dents serrées :

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— Et pour nul autre châtelain des comtésde Carcassonne et de Béziers il n’a été deman-dé réparation et justice ?

— Pour nul autre.

— Quoi ! dit Laurent, dont chaque mot de-venait plus serré à la gorge, plus profondd’amertume. Quoi ! rien pour Guillaume de Mi-nerve !

— Rien.

— Pour… il s’arrêta ; pour Pierre de Caba-ret ? Quoi ! rien ?

— Rien.

— Rien pour personne ! s’écria-t-il enfin ens’avançant tout à fait, en se montrant à DavidRoaix et à Arregui, qui, d’abord terrifiés parl’expression épouvantable de son visage, lefurent encore plus en reconnaissant des traitsqui devaient être écrits dans leur mémoire àcôté d’épouvantables malheurs. Ils baissèrentles yeux et répondirent d’une voix sourde :

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— Non, rien !

Laurent, à ce mot, tressaillit et ferma lesyeux comme pour se mettre seul avec lui-même ; ses traits devinrent tirés et pâlescomme ceux d’un mort, il demeura ainsi im-mobile. Puis, laissant tout à coup échapper desa poitrine un soupir que semblait emporteravec lui tout le désespoir de sa situation, il ré-pondit doucement :

— Alors, c’est bien, c’est assez.

Et d’un geste il fit comprendre au comte deMontfort qu’il pouvait renvoyer ces hommes.Le comte leur dit de se retirer, et tout à coupLaurent se retrouva avec ceux qui l’avaient in-terrogé. Alors il s’avança vers Montfort et luidit :

— Et maintenant, que voulez-vous de moi ?Un nom, un vain son que je ne veux plus en-tendre prononcer. Folie ! je vous offre pour ga-rantie de moi-même, plus qu’une parole, plusque des serments : je vous offre l’extermination

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de cette armée qui nous entoure ; ce n’est plusune défense désespérée, ce n’est plus un traitéhonteux, c’est la victoire et la vengeance ; cen’est plus la comté désarmée et vassale de Car-cassonne ou de Béziers, c’est la comté souve-raine et puissante de Toulouse et de Provence.Les voulez-vous ainsi sans autre explication ?Je n’en puis donner et n’en donnerai pas. Main-tenant, décide. Accepte ou fais-moi tuer ; maisn’oublie pas qu’en mourant je puis te laisser aucœur une morsure de vipère qui te tuera aussi.

Montfort, surpris de cette proposition, duton dont elle lui était faite, jeta autour de luinon plus ce regard soupçonneux qui cherchaità deviner les plus secrètes pensées des autres,mais ce coup d’œil embarrassé qui demandeconseil. Il n’en fallut pas tant pour déterminertous ces intérêts cachés qui l’entouraient à lepousser à ce qu’ils souhaitaient. Amauri fut lepremier qui s’écria :

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— Acceptez, mon père ; c’est le salut devotre gloire et de notre cause. Le sire Laurentde Turin est notre meilleur soutien.

— Acceptez, dit Bouchard ; puis il ajoutatout bas : Que nous importe un secret qui tientpeut-être à un vain respect pour les jugementsdes hommes, qui auraient droit de condamnerdans Albert de Saissac ce qu’ils honorerontdans Laurent de Turin !

— C’est peut-être un vœu de religion, ditdoucement la comtesse.

— Ou d’amour, dit Bérangère en s’appro-chant de son père et en jetant un regard d’or-gueil sur Laurent.

— Oui, lui dit Simon en souriant, je sais quetu es belle ; et vous, Bouchard, Amauri, je saisque la gloire de mon nom vous est chère. Vousaussi, Alix, je suis assuré de votre amour. Ehbien ! qu’il en soit comme vous voudrez.

Après ces mots le comte de Monfort s’ap-procha de Laurent et lui dit :

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— Je me livre à toi, Laurent ; que faudra-t-ilrépondre à ces envoyés ?

— Répondez-leur, sire comte, répliqua lechevalier, que vous leur apporterez vos su-prêmes volontés dans la ville de Toulouse, ra-sée et démantelée, ayant à votre droitel’évêque Foulques et à votre gauche le sire Lé-vis de Mirepoix, votre sénéchal. Et puis, s’il lefaut, sire comte, je vous dirai mon nom dansl’église de Saint-Etienne, à côté du cercueilvide que Foulques a refusé de bénir, et où vouspourrez me coucher pour l’éternité si je vous aitrahi d’un mot dans les promesses que je vousfais.

Le comte de Montfort, comme tous ceuxqui ont pris un parti après une longue hésita-tion, suivit sa résolution plus aveuglément qu’iln’eût fait peut-être s’il avait moins tardé à laprendre, et sur la foi des paroles de Laurent, ilfit transmettre aux deux envoyés l’insolente ré-ponse que le chevalier lui avait dictée.

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— Maintenant, sire comte, dit tout basLaurent à Montfort, qu’il n’y a plus à prendreque des résolutions de guerre, il suffirait de laprésence de ces chevaliers dans cette salle.

Montfort invita sa femme et sa fille à se re-tirer, et les cinq chevaliers demeurèrent seulsavec l’évêque Foulques.

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V

COMBAT DE CASTELNAUDA-RY

À l’issue de cette conférence, qui dura plu-sieurs heures, Bouchard de Montmorency quit-ta le château, et Gui de Lévis le suivit quelquetemps après. Chacun partit accompagné d’unpetit nombre de chevaliers choisis. Ni l’un nil’autre ne s’expliqua sur la cause d’un départ siprécipité et, dans la pénurie d’hommes où setrouvait Montfort, on jugea que ce n’était quepour de puissants motifs qu’il s’était séparé deses meilleurs et de ses plus fidèles chevaliers.

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Une circonstance non moins extraordinairefit soupçonner quels pouvaient être ces motifs.Le peu de vivres que renfermait le châteauet qu’on estimait pouvoir suffire aux besoinsde huit jours furent distribués en abondancecomme inutiles à ménager. On supposa quele lendemain devait être un jour décisif, queMontfort avait abandonné le système de dé-fense lent et funeste qui rongeait son arméepar la faim et par des combats sans résultat.L’ordre que chacun reçut de se tenir prêt pourle lendemain fit du soupçon de l’armée une cer-titude qu’elle comptait voir se réaliser au pointdu jour.

Cependant lorsqu’une partie de la journéese fut écoulée sans autre soin de la part deMontfort que de visiter ses hommes d’armes etde s’assurer de leur bonne tenue, on commen-ça à croire qu’il s’agissait d’une fuite pendant lanuit, et bientôt des signes de mécontentementéclatèrent parmi les chevaliers comme parmiles soldats. Quelque désespérée que fût la posi-

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tion du château, les croisés ne pouvaient s’ac-coutumer à l’idée de le quitter par la fuite. Uncombat, fût-ce une défaite, fût-ce la captivité,fût-ce l’égorgement d’eux tous, leur semblaitpréférable à la honte de fuir devant ces Pro-vençaux jusque-là traités par eux comme unbétail immonde. Ces murmures cependant nes’adressèrent point directement à Montfort, ilsattaquèrent Laurent, à l’influence funeste du-quel ils attribuaient tous les malheurs de l’ar-mée. En outre de cette fâcheuse dispositiondes esprits, Laurent avait laissé s’envenimer àcôté de lui une haine sur laquelle il n’avait ver-sé ni le baume de la flatterie ni celui de l’es-pérance. Entre tous les intérêts de vie et demort qu’il traînait à sa suite, il avait oublié qu’ilavait blessé un orgueil de prêtre et de poète ;Foulques s’en était souvenu, et, grâce à lui,les clercs répandus dans les rangs des soldatsn’étaient pas les moins ardents à murmurer età menacer.

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Montfort, les ayant entendus tandis qu’ilparcourait les rangs des soldats, se tourna versLaurent, qui le suivait, et lui dit :

— À ceux-là aussi il faudra donner un gage.

— Eh bien ! répondit Laurent, je leur don-nerai la victoire.

— Sire chevalier, répliqua le comte, depuistrop longtemps ils sont habitués à la tenir demes mains pour vous en faire honneur si aisé-ment.

— Quel gage demandent-ils donc ? repritLaurent. Ne sera-ce pas assez de cette foule deProvençaux restés sur le champ de bataille etque j’y coucherai de mon épée ?

— Assez pour moi, dit Montfort, mais pasassez pour eux.

— Et que leur faut-il encore ? dit Laurent ens’arrêtant comme un homme qui craint de faireun pas de plus dans une voie où il est maladroi-tement engagé ; que faut-il donc ?

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— Rien que ce que je ferai moi-même siDieu nous accorde la victoire, repartit Mont-fort, et je ne pense pas que vous ayez à vousalarmer en vous engageant à faire comme je fe-rai.

— Soit, dit Laurent après un moment de ré-flexion ; vous faites bien de me rappeler quevos actions sont un modèle qu’il me fautsuivre. Allons.

Pendant ce temps, les murmures des sol-dats s’étaient accrus insensiblement ; bientôtils éclatèrent en invectives animées contreLaurent de Turin. Les prêtres, mêlés aux che-valiers et aux archers, les excitaient avec vio-lence, et bientôt toute cette rumeur se conden-sa en un immense cri :

— Mort au traître ! mort au damné !

Montfort voulut apaiser ce bruit et fit signequ’il allait parler ; mais les soldats, avec cetterage prévoyante de la colère, qui refuse d’en-

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tendre toute raison de peur de s’en laisser per-suader, les soldats continuèrent à crier :

— Mort ! mort à Laurent, le traître et ledamné !

Déjà même les rangs s’ébranlaient ; leslances et les épées menaçaient Laurent ; unseul audacieux qui eût osé s’élancer jusqu’à luiet le frapper, et c’en était fait de sa vie. Non pasque Montfort, non pas qu’Amauri, qui le sui-vait, non pas que Laurent lui-même n’eussentfait tomber à leurs pieds le premier qui se fûtprésenté, vingt qui l’eussent suivi ; mais c’enétait fait de tout ordre, et qui sait si les soldats,dans leur exaspération, n’eussent pas confonduMontfort dans l’arrêt porté contre Laurent, si lecomte eût voulu défendre celui-ci ?

Simon, en toute autre circonstance, n’eûtpas hésité à jeter ce chevalier comme uneproie à la fureur de ses soldats ; en effet, il leuravait souvent donné davantage, car le servicede tous ces hommes était volontaire, et il fal-

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lait les payer de quelque prix que ce fût. Long-temps ç’avait été par la victoire, au bout delaquelle étaient le pillage et le butin ; d’autresfois ç’avait été par la dévastation, par lemeurtre, sans autre résultat que le mal ; pardes supplices, par des bûchers, par toutes cesjoies féroces qui enivrent la superstition. Àcette heure, ce grand banquet d’orgies san-glantes était fermé ; une seule victime se pré-sentait à cette soif insatiable ; il était bien dif-ficile de la lui arracher ; il le fallait cependant,car Laurent portait en lui la dernière espérancede Montfort. Vainement celui-ci tentait dugeste et de la voix d’apaiser ce terrible tumulte,la clameur ardente et continue de ces millevoix couvrait la sienne, et il craignait égale-ment de se retirer ou de demeurer plus long-temps.

Au moment où tout paraissait désespéré,Foulques parut à l’une des fenêtres du châteauqui dominait l’enceinte où avait lieu cette es-pèce de révolte : son aspect fit diversion à la

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colère des soldats, et les acclamations qui l’ac-cueillirent partagèrent les voix, qui, jusque-là,avaient été réunies dans un cri unanime demort. À l’accueil que reçut l’évêque de Tou-louse, Montfort ne douta point que ce ne fûtlui qui fût l’instigateur de cette rébellion, et ilcrut qu’après l’avoir excitée il voulait se donnerla gloire de l’apaiser, tandis que lui, Montfort,avait été impuissant contre elle. Mais Laurentdevina mieux à quelle nécessité cédait le misé-rable évêque, lorsqu’il aperçut derrière lui Gol-dery et son page Ripert.

Et voici ce que le premier disait à Foulques,pendant que les soldats l’accueillaient avec delongs cris de joie :

— Écoute, maître évêque, ils sont là-bastrois mille qui croassent autour de ce vivantcomme des corbeaux autour d’un cadavre ;mais, fussent-ils cent mille, je te réponds qu’ilsne feront pas de mon maître un hachis plusmenu que je ne ferai de toi, si tu ne le tires deleurs griffes.

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— Sauve-le, saint évêque, disait Ripert en lesuppliant, sauve-le, et je vouerai à ton égliseun ciboire d’or garni de pierres précieuses.

Foulques n’avait répondu à Goldery que parun regard plein de haine ; mais lorsque Ripertlui parla, il fixa ses yeux sur lui et lui réponditdoucement :

— Enfant, si tu veux te faire clerc de monévêché et devenir mon camérier, je sauverai lavie à ton maître en cette occasion.

— Le vieux damné ! s’écria Goldery ; je poi-gnarderais Ripert de mes mains plutôt que dele laisser un seul instant dans les tiennes. Al-lons, hâte-toi, n’oublie pas que la porte est fer-mée et que chaque coup qui sera porté à monmaître retentira dans ton cœur, et, par saintSatan, mon patron, je te jure que l’écho sera fi-dèle !

Et aussitôt il montra à Foulques la pointed’un bon coutelas, d’autant plus effroyable quece n’était point une arme de guerre, et qu’il

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semble plus affreux de périr par un instrumentréservé aux usages de la vie que par celui dontla tâche est de donner la mort. Le coutelas deGoldery était celui dont il se servait pour fairecette excellente cuisine dont Foulques s’était sisouvent repu malgré sa haine contre Laurent ;et, par une singulière disposition de l’esprit,l’idée d’être dépecé comme un chevreuil ou unquartier de mouton n’entra pas pour peu dansl’horreur que lui inspira cette lame large et ai-guë, dont Goldery faisait scintiller la pointe àses yeux.

Foulques s’approcha donc de la fenêtre, etau premier signe il obtint ce silence que tousles efforts du comte n’avaient pu rétablir unseul instant. Il fut facile de voir par quel moyenl’évêque arriva si vite à ce résultat. Au mouve-ment qu’il avait fait, tous les clercs répandusparmi les soldats avaient mis à apaiser le tu-multe le même empressement que d’abord ilsavaient mis à l’exciter. Cette brusque transition

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n’échappa point à Montfort, et il murmurasourdement en s’adressant à son fils :

— Tant que nous n’aurons pas brisé cettechaîne qui nous tient aux pieds, nous ne feronsque trébucher dans cette voie qui devait nousmener si loin.

Cependant le silence était rétabli ; Golderyn’eut que le temps d’ajouter à voix basse :

— Tout à l’heure vous trinquerez ensembleà la même table dans ce monde ou à la mêmetable dans l’enfer.

Force fut à Foulques d’obéir à une injonc-tion appuyée d’un argument aussi significatifque celui de Goldery ; mais la haine del’évêque ne put se décider à faire le sacrificetout entier, même à la peur qu’il éprouvait,quoique ce fût le plus impératif des mauvaissentiments qu’il portait en lui. C’est que sahaine contre Laurent ne venait ni d’un dangercouru ni d’une trahison subie ; elle venait deson orgueil blessé ; et si l’on se rappelle que

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la robe épiscopale de Foulques recouvrait unfond de poète, on comprendra aisément, etsans qu’il soit besoin d’invoquer le témoignaged’Horace, que cette haine fût implacable. Lenom d’évêque imbécile sonnait incessammentà l’oreille de Foulques ; elle l’excitait comme laclochette attachée à la tête superbement stu-pide d’un mulet : aussi fit-il ce qu’il fallait pourle salut exigé sans compromettre sa ven-geance ; le calme était rétabli, chacun étaitprêt à l’écouter, et Foulques s’écria :

— Mes frères, une inspiration du ciel vientde me révéler que la vie de cet homme est né-cessaire à la victoire du Seigneur ; ne le frap-pez donc point, car il porte en lui la garantie denotre victoire.

Malgré l’autorité de Foulques, autorité quicontrebalançait celle de Montfort lorsqu’ils’agissait de religion, cette autorité n’arrêta pasde prime abord l’élan de colère qui avait agitéles esprits, car il n’est mains si faibles qui nepuissent dénouer le lien qui tient un cheval

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fougueux, et souvent il n’est bras si fort quipuisse l’arrêter. Quelques cris protestèrentcontre les paroles de Foulques, et l’évêque étaittrop habile pour n’en pas profiter : alors, pa-raissant subir comme une nécessité le tumultequ’il avait animé en secret, il compromit ladernière ressource de Montfort comme il avaitjoué la vie de Laurent, en se gardant le droit dedire qu’il n’avait pu mieux faire.

Frères, reprit-il, la victoire nous viendra parcet homme ; il l’a promis solennellement aucomte de Montfort et il a offert sa vie en gagede sa parole. Pour que ce gage ne soit pas illu-soire, voici à quelles conditions il a été ac-cepté. Pendant que vous combattrez les héré-tiques qui vous entourent, ce chevalier demeu-rera sous ma garde ; il y demeurera placé surla haute tour qui domine la ville et ses cam-pagnes ; je serai à ses côtés, et à ses côtés aus-si des hommes qui, au premier signal, à la pre-mière surprise de vos ennemis, le puniront desa trahison.

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— Maître Foulques, murmura Goldery, pourceci nous aurons un autre compte à régler ; sivous veillez de si près sur le sire Laurent, unautre veillera de plus près sur vous, et n’oubliezpas que si ce n’est moi, j’y mettrai le diable enpersonne.

Foulques, qui ne pouvait tout à fait se dé-pouiller du souvenir de la résurrection arrivéeà Saint-Étienne, Foulques devint tremblant ;mais quand il voulut regarder où était Goldery,il ne le vit plus à ses côtés. Pendant ce tempsles soldats, adoptant la promesse de Foulques,réclamaient à grands cris pour qu’on leur livrâtla personne de Laurent. Celui-ci, pour qui uneheure de répit paraissait toujours une res-source inépuisable, celui-ci dit tout bas àMontfort :

— Promettez-leur ma personne, sirecomte ; l’éloquence de Foulques leur prouveraplus tard que ce qui leur a semblé une nécessi-té est devenu bientôt inutile ; n’est-ce pas sonmétier de prêtre ?

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— Oh ! s’écria le comte avec humeur, laseule nécessité qui me soit prouvée, c’est cellede purger l’armée de ces furieux mitrés, quifont de la cause du ciel un chemin pour assou-vir leurs plus misérables passions.

— N’importe, dit Laurent, c’est au péril pré-sent qu’il faut suffire, et la victoire répondraaux périls à venir.

— Eh bien ! s’écria Montfort en pariant auxsoldats, j’engage ma parole à faire ce qui aété convenu, car le saint évêque sait bien quece qu’il vient de réclamer était une précautionque j’avais moi-même prise.

En parlant ainsi, Montfort avait pensé qu’ildétruirait l’effet de l’intervention de Foulques,par cela même qu’il montrerait comme éma-nant de sa propre volonté ce que l’évêque avaittramé à son insu ; mais Foulques ne se tint paspour battu et répondit d’un air de satisfaction :

— Sans doute cela a été convenu, et il aété convenu de même qu’aucun chrétien ne

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sortirait de cette enceinte pour combattre quelorsque ce gage serait donné à sa sûreté.

Montfort ne voulut point répliquer, de peurde se voir imposer de cette façon plus deconditions qu’il n’en pourrait tenir.

Le tumulte s’étant ainsi apaisé, Montfortrentra dans le château. Avant de faire venirFoulques devant lui, il s’entretint quelques mo-ments avec Laurent, et celui-ci lui déclara qu’ilétait prêt à souscrire à la condition dictée parl’évêque, pourvu toutefois que ce fût Montfortqui en demeurât l’exécuteur.

— Sire comte, lui dit-il, vous ne vous éton-nerez pas que je considère comme mon en-nemi celui qui s’est fait le vôtre, et que je neveuille pas remettre ma vie entre ses mains.

— Sire Laurent, lui répondit Montfort, leshommes comme Foulques sont puissants parune arme dont nous sommes bien niais de nepas nous servir ; laissez passer cette journée,et sur mon Dieu je jure que je le détrônerai de

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son autorité d’évêque mieux qu’il ne m’a dé-pouillé de mon droit de chevalier. Toutefois,pour commencer, n’acceptons point vis-à-visde lui la condition qui nous est imposée sansrésister longuement : un trop prompt consen-tement lui ferait naître des soupçons, et, pourcommencer notre rôle, il faut bien l’étourdir unpeu de la vanité d’un triomphe.

Nous n’avons pas à rapporter l’explicationqui suivit, la colère jouée de Montfort, les refusobstinés de Laurent, et la joie de Foulques lors-qu’il crut les avoir réduits à faire ce qu’il vou-lait. Dans l’ivresse du gros de la victoire il nes’aperçut pas qu’on lui en avait soustrait les dé-tails. Ainsi c’étaient les quatre muets esclavesde Montfort qui devaient veiller sur Laurent.La nécessité de ne distraire aucun guerrier dela faible armée de Castelnaudary, vivement re-présentée par le comte, avait amené Foulquesà faire lui-même cette proposition. De même,il n’avait pas aperçu qu’à côté de lui devaientse trouver Alix et Bérangère, dont les ordres

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parleraient peut-être plus haut que les siens.L’aspect de ces deux femmes invoquant le cielprès de lui devait enflammer, lui avait-on dit, lecourage de l’armée, et Foulques n’y avait pointvu autre chose ; il n’avait pas entendu non plusces paroles de Montfort à Laurent :

— Sire chevalier, je vous donnerai à un pro-tecteur qui n’aime point Foulques : Bérangèresera près de vous.

Et le sourire du comte en prononçant cesmots les commenta de manière à en traduire ladernière phrase en celle-ci :

— Je vous donnerai un protecteur qui vousaime.

Laurent répondit à ce sourire par un regardde joie qui semblait trahir celle de son cœur.Lorsque chacun fut retiré dans son apparte-ment, Goldery demanda à son maître où enétaient ses espérances. Celui-ci lui réponditavec cet air sombre qui se répandait sur son vi-sage dès qu’il était seul avec les siens :

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Maintenant je conspire avec le généralcontre l’évêque, et le père s’est fait le confidentde mon amour pour la fille.

— Merveilles ! merveilles ! s’écria Goldery,demain ils sont à nous corps et âme. Et pour-tant misère sur moi qui ne suis qu’un homme etqui ne pourrai tourmenter que leur corps ! Quene suis-je le diable pour tenir leur âme et la dé-chirer à plaisir !

— Goldery, dit Laurent en apercevant Ri-pert qui les écoutait et en avertissant sonécuyer du regard, le secret qu’on agite toujoursainsi au bout de ses paroles finit par se faire dé-couvrir, comme un pennon étranger au milieud’une bataille.

— Oh ! reprit Goldery étourdiment, ce n’estpas moi qui parlerai jamais de l’excès de votreamour pour Bérangère.

Soit que Goldery eût dit cela pour cacher levéritable secret de Laurent sous un secret in-venté, soit qu’il eût un motif que son maître

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ne put deviner, toujours est-il que ces parolesfirent un cruel effet sur le malheureux Ripert.Toute Manfride reparut dans la pâleur qui cou-vrit le visage du jeune page, elle s’éloigna sansprononcer une parole, et Goldery murmura enla voyant sortir :

— Oh ! cette femme, cette femme !

— Que veux-tu dire ? répliqua Laurent.

— Toute faible qu’elle est, reprit Goldery,elle sera le léger souffle de vent qui détournedu but la flèche la mieux lancée.

Laurent arrêta un moment les yeux sur Gol-dery et lui dit en cherchant à pénétrer jusqu’aufond de son cœur :

— Tu hais Manfride, Goldery.

Celui-ci se tut ; puis, souriant amèrement, ilrépondit :

— Si je la hais, belle et noble comme elleest, c’est parce qu’elle peut être un obstacle àvos desseins. Oui, reprit-il avec un accent sin-

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gulier de colère, ce qui est résolu dans le cœurde l’homme doit être accompli, et malheur àqui peut y mettre obstacle !

Alors chacun demeura seul avec lui-même,et ce fut à cette heure sans doute que dans cetentretien de l’homme avec sa pensée il y eutquelques vérités de dites, car tous ceux quenous avons vus agir et parler en cette circons-tance, tous s’étaient menti les uns aux autres :Foulques quand il parlait d’intérêt du ciel ;Montfort, lorsqu’il paraissait flatter l’amour deLaurent ; tous deux, quand ils semblaient cé-der à Foulques ; Laurent, dont toute la vie étaitun mensonge, et Goldery lui-même, dont peut-être le maître eût découvert avec épouvantel’intime pensée. Manfride seule peut-être necachait rien et n’avait rien à cacher que desdouleurs et le désespoir qui rongeait sa jeu-nesse dévouée.

Mais qui peut répondre qu’une âme aussicruellement altérée par la solitude et l’âpretédu chemin qu’on lui fait parcourir ne cède enfin

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à la soif qui la dévore et ne demande à la ven-geance l’ivresse que lui avait promise l’amour ?Toutefois chacun, préoccupé de ses propresdesseins, ne se gardait pas le temps de sur-veiller ceux des autres, et tous marchaient en-semble à un but différent sans que chacun pen-sât qu’il pourrait être un obstacle que son en-nemi ne craindrait pas de briser, comme lui-même n’eût pas craint de briser son ennemi.

Le lendemain vit enfin le jour où devait sedécider la fortune de Montfort.

À ce moment les prétentions de chacun,leurs craintes personnelles, leur défiancemême, se confondirent dans une attente pleinede terreur. Foulques désira le triomphe deMontfort, et Montfort, quelque confiance qu’ileût dans Laurent, pensa que la précaution del’évêque n’était pas sans utilité.

Le soleil était à peine levé que deux messa-gers venus, l’un de la part de Bouchard, l’autrede celui de Gui de Lévis, annoncèrent que la

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première ruse proposée par Laurent avait en-tièrement réussi. Les deux comtes de Foix,faussement avertis que de nouvelles troupescroisées venaient au secours de Castelnaudary,les unes du côté de Toulouse, les autres du cô-té de Carcassonne, s’étaient portés à leur ren-contre.

Le vieux comte Raymond Roger poursuivaitBouchard, qui devait le ramener habilementsous les murs de Castelnaudary vers le milieudu jour, et son fils Roger Bernard s’acharnait àla poursuite de Gui de Lévis, chargé de l’atti-rer dans le même piège quelques heures plustard. Quand Montfort reçut ces nouvelles, ilétait sur la tour du château qui dominait laville et ses faubourgs ; Foulques y était aveclui ; Amauri, Bérangère et la comtesse avecLaurent. On avait amené Goldery et Ripert,responsables comme leur maître du succès deses promesses. Pour la première fois, Béran-gère se trouvait en présence de ce jeune es-clave grec, dont Mauvoisin lui avait si souvent

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vanté la beauté d’un ton railleur ; mais, à sesyeux de femme, il ne fallut pas les indiscrétionsétudiées de Laurent, pour qu’elle conçût unsoupçon qui éveilla sa jalousie en la blessantau plus terrible endroit de son cœur, à son or-gueil. Cependant, l’intérêt de l’action qui allaitse passer ne lui permit pas d’approfondir cettepensée aussi avant qu’elle l’eût voulu, et elleprêta l’oreille à Laurent, qui disait en ce mo-ment à Montfort :

— Vous le voyez, sire comte, ce que j’aiannoncé est arrivé, et la nouvelle ne peut enêtre douteuse, car elle vous est venue par lesmessagers que vous avez vous-même choisis.Maintenant il me reste à tenir ma dernière pro-messe.

À ce moment, le chevalier s’avança sur lebord du mur, et montrant du doigt le campdes Provençaux, il dit d’une voix impérative,quoique peu élevée et comme s’il parla à quel-qu’un qui fût près de lui :

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— Voici l’heure où je t’ai ordonné de fairedéserter au comte de Toulouse les faubourgsqu’il tient et le camp dont ils sont entourés.

Chacun était tellement attentif aux gesteset aux paroles de Laurent, qu’ils ne virent pointLibo, le chien du chevalier, gagner rapidementl’escalier de la tour et disparaître sur un signede Goldery.

Près d’une heure se passa sans que rien té-moignât que l’ordre ou le message de Laurenteût produit quelque effet.

Montfort commençait à craindre d’avoir en-voyé Gui et Bouchard dans quelque embus-cade où ils périraient, tandis que lui-même,privé de leur appui et de celui des chevaliersqui les avaient suivis, restait dans une positionoù les troupes seules du comte de Toulouseeussent suffi pour enlever le château. Laurentlui-même n’était pas sans quelque inquiétude ;le moindre accident, la colère d’un soldat quieut voulu exercer sur un faible animal la haine

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qu’il portait à son maître, un rien pouvait ar-rêter le messager qui lui avait si souvent servià trahir les croisés pour les Provençaux et qui,maintenant, lui servait à trahir les Provençauxpour les croisés, ou plutôt à les trahir ensemblepour lui-même. Goldery devina l’inquiétude deson maître, et, s’étant approché de lui, il lui dittout bas :

— Maître, je l’ai vu passer.

Foulques, qui avait réuni sur Laurent toutel’attention de ses soupçons, entendit ce mot ets’écria vivement :

— Qui avez-vous vu passer ?

— Eh ! par Dieu ! dit Goldery en riant, lediable, maître Foulques, et je ne le connaîtraispas depuis longtemps, que je l’aurais deviné, àla ressemblance qu’il a avec vous.

Peut-être en aurait-il mal arrivé à Golderyde cette plaisanterie, si le mouvement tumul-tueux qui éclata tout à coup dans les faubourgsde Castelnaudary et dans le camp n’eût attiré

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l’attention de tout le monde. Bientôt on vit sor-tir par les portes qui donnaient sur la routede Mirepoix les chariots attelés de bœufs etles mulets chargés ; bientôt une litière, bientôtaprès le vieux Raymond, à cheval à côté decette litière.

Si les yeux de Laurent eussent pu percersous ces rideaux fermés, ils y eussent vu, nonpas une femme en pressant la marche avec ter-reur, mais un enfant de douze ans qu’on y avaitenchaîné et dont l’abattement, à défaut de cris,accusait la lâcheté de son père : cet enfant étaitle jeune comte de Toulouse. En voyant le dé-part du comte, Montfort leva la main pour don-ner le signal, mais Laurent l’arrêta en lui di-sant :

— Le désordre de la retraite n’est pas en-core assez avancé pour que la honte de fuir nepuisse les arrêter ; attendez.

Cette attente ne fut pas longue ; bientôt onvit pêle-mêle chevaliers et citadins, hommes

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d’armes et manants s’échapper tumultueuse-ment des portes du faubourg, tous se dirigeantdu côté de Mirepoix et évitant avec soin laroute de Toulouse et celle de Carcassonne. Oncomprenait qu’une terreur adroitement organi-sée leur avait montré le séjour du camp commedangereux et les routes de Toulouse et de Car-cassonne comme non moins dangereuses. Àpeine si les moins empressés emportaient leursarmes.

À cet aspect, Laurent s’écria :

— Il est temps !

Et Montfort ayant agité en l’air son épée,les trompettes qui étaient dans le château écla-tèrent toutes à la fois ; tous les hommesd’armes qui s’y trouvaient répondirent par lecri de guerre de Montfort, et toutes les portess’ouvrirent ensemble pour précipiter la garni-son du château sur cette armée épouvantée.

Si l’histoire ne nous fournissait le témoi-gnage de cette fuite inouïe du comte de Tou-

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louse, qui, averti par de fausses nouvelles queles comtes de Foix avaient péri tous les deuxdans leur poursuite contre les croisés, avait surl’heure abandonné son camp, il serait à peinecroyable qu’avec plus de trente mille hommesqui lui restaient encore, il n’eût pas tenté l’as-saut de la forteresse et n’eût pas essayé dechanger son rôle en vainqueur. Mais cette ac-tion, où fut encore une fois perdue la causede la Provence, est trop notoirement signaléepour que nous ayons à expliquer le succès dela ruse de Laurent autrement que par la pu-sillanimité du comte. Déjà sa fuite et la nou-velle qu’il lui donnait pour prétexte avaient je-té dans l’armée une de ces paniques plus ter-ribles que les plus terribles ennemis. Le mou-vement qui s’opéra dans le château n’eutd’autre but que de l’augmenter encore ; Mont-fort se garda bien d’abord d’une sortie impru-dente, car il pouvait arriver que la faiblesse vé-ritable de l’attaque ralliât les soldats que lescraintes d’une attaque sérieuse avaient disper-sés.

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Déjà tout était désordre dans le faubourg,bientôt tout y fut épouvante et fuite, et deuxheures ne s’étaient pas écoulées que cette ar-mée, se ruant par les portes et se dispersantdans les campagnes, abandonnait une positionoù elle était maîtresse du reste des croisés etde leurs chefs. Quelques-uns des fuyards seportaient sur la route de Carcassonne et deToulouse ; mais Gui et Bouchard s’étaient ha-bilement posés entre Castelnaudary et lescomtes de Foix qui les poursuivaient ; cesfuyards rencontrèrent donc d’abord les croiséset crurent à la défaite des deux comtes. Ainsi,à peine le jour était-il au tiers de son coursque Montfort s’était rétabli dans les faubourgsdont on l’avait chassé, et qu’il y attendait lescomtes de Foix pour les prendre dans cette ter-rible embuscade.

— Sire de Montfort, lui dit Laurent, j’ai, jepense, tenu mes promesses, c’est à vous à fairele reste : le piège est tendu, Raymond Roger etson fils y tomberont ; mais n’oubliez pas qu’ils

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peuvent encore dévorer la main qui tentera deles achever, et que c’est à vous à terrasser lestigres que j’ai attirés dans l’arène où nous se-rons tous enfermés ; n’oubliez pas que je n’aiplus à répondre de ce qui peut arriver.

— Tu te trompes, dit Foulques : je ne saisde tes promesses qu’un mot, c’est la victoire, etjusqu’à ce qu’elle soit décidée en notre faveur,ta tête nous en répond.

À cette parole de Foulques, Laurent s’adres-sa à Montfort et lui dit :

— Comte, est-ce là comme vous tenez vospromesses ? Prenez-y garde, celui qui a eu lepouvoir de disperser les troupes du comte deToulouse peut les rallier contre vous ; qui a puvous sauver peut vous perdre.

— Ne t’ai-je point dit, répondit tout basMontfort, que tu étais en sûreté dans ce lieu ?Mais n’oublie pas qu’il faut à nos soldats ce queFoulques leur a annoncé, et que, jusqu’à ce quela victoire me les ait rendus dévoués comme

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ils l’étaient, il est encore assez puissant sur euxpour m’enlever leur obéissance.

Laurent s’étonnait qu’un homme réduit aucruel esclavage que subissait Montfort eût puarriver à de si grands résultats. Il admirait parcombien de ruses, de soumissions, il lui avaitfallu échapper à cette inquisition qu’il lui dis-putait tous ses moyens de succès, et il pensaità cette parole de Goldery : « Que celui dont lafortune a franchi les abîmes et les montagnes,trébuche quelquefois à une pierre du chemin. »

Chacun était demeuré pensif au sommet dela tour, lorsque tout-à-coup on vit à l’horizonun gros de cavaliers accourant à toute bridedu côté de Castelnaudary : c’était déjà Bou-chard vivement poursuivi par le vieux comteRaymond Roger. La fuite était désespérée, lepeu de lances qui avaient accompagné Bou-chard ne pouvaient manquer d’être complète-ment détruites si elles étaient atteintes par lesProvençaux avant d’avoir gagné les portes dufaubourg où elles devaient trouver asile et où

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le comte de Foix les poussait avec acharne-ment, croyant les précipiter sous la main ducomte de Toulouse. De même que le vieuxcomte de Foix était le plus avancé des Proven-çaux qui poursuivaient les croisés, de mêmeBouchard était le premier à fuir. Prudent etcalme malgré sa jeunesse, il attirait le comtede Foix sur ses pas ; puis, lorsqu’il l’avait dé-taché de sa troupe, il se détournait, l’arrêtaitquelques instants et ne reprenait la fuite quelorsque lui-même était menacé d’être envelop-pé par le corps de chevaliers qui suivait lecomte à petite distance, sans pouvoir égaler larapidité de sa poursuite. Par ce manège, sou-vent répété, il arriva que la colère des Proven-çaux devint une sorte de rage de ne pouvoiratteindre ce chevalier qui semblait se jouerd’eux ; il arriva que chacun, désireux de l’at-teindre, voulut profiter de la vitesse particu-lière de son cheval, dépassa son rang et ne tintplus aucun ordre ; enfin il arriva que, lancésainsi pêle-mêle, n’ayant plus de chef qui pûtles retenir, ils se précipitèrent dans le faubourg

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sans s’étonner qu’aucun des leurs n’en sortitpour arrêter les fuyards et les écraser entredeux rangs d’ennemis.

Ainsi furent franchies les portes de la pre-mière enceinte, ainsi les portes de la seconde,et lorsque les Provençaux arrivèrent au pieddu château, leur course vint se briser contreun mur de lances qui leur en barra l’entrée ense fermant sur Bouchard. À l’étonnement queleur causa cette résistance, au trouble qu’ellejeta dans leurs rangs déjà brisés, se joignit letrouble et l’étonnement d’une attaque qui toutà coup les saisit de toutes parts. Amauri étaitdescendu du sommet de la tour, et se jetantau fort de la mêlée, il avait poussé le cri deguerre de Montfort et l’avait écrit en largesblessures sur le corps de ses ennemis ; maisce que Laurent avait prédit arriva. Tout tombéqu’il était dans le piège, le vieux comte de Foixfit plus d’une fois reculer ses ennemis ; plusd’une fois il alla chercher dans les rangs les vic-times qu’il s’était choisies ; et c’est parce que la

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chronique le rapporte, parce que des écrivainsprovençaux et français racontent ce courage,que nous osons le répéter, tant il semble inouï.

Au moment le plus désespéré de sa défense,le vieux Raymond Roger aperçut au premierrang des croisés quatre chevaliers dont lecasque, surmonté d’un panache vert, lui appritque c’étaient les quatre fils du chevalier de Lo-kré, qui avait présidé à l’exécution de la châte-laine de Lavaur.

— Sur mon Dieu ! s’écria-t-il en s’adressantà ceux qui l’entouraient, il me semble qu’il nenous reste pas grand temps pour accomplir lesvœux que nous avons faits au ciel ; mettez-vous donc en mesure pour ceux que vous aurezpu jurer ; que Dieu m’accorde un quart d’heure,et mes comptes seront réglés avec lui.

En achevant ces mots, il s’élança vers l’undes quatre chevaliers au panache vert, et luipoussant sa lance au cœur il l’étendit à terremort comme si la foudre l’eût frappé. Après

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ce coup, le vieux comte rentra dans les rangsde ses chevaliers ; et là, opposant son bouclieraux attaques dont on l’accablait, il suivit del’œil les trois chevaliers au panache vert quis’acharnaient autour de lui ; lorsque le mou-vement du combat eut laissé un espace libreentre le comte et l’un de ses ennemis, il sortitencore une fois du rang, et encore une foisun chevalier tomba mort sons le choc de salance. Ainsi deux fois encore le vieux RaymondRoger, rentré parmi les siens, comme un tigredans sa tanière, s’en échappa deux, fois et lesdeux autres fils du sire de Lokré tombèrent àchaque coup.

Si le mouvement tumultueux du combatétait horrible à voir au pied du château, lesmouvements intérieurs de ceux qui l’obser-vaient du sommet de la tour ne seraient peut-être pas moins horribles à décrire.

Comment suivre dans ses craintes et dansses espérances forcenées le cœur de Laurent,pour qui chaque homme tombé parmi les croi-

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sés était une vengeance partielle, qui pouvaitperdre cependant sans retour l’atroce ven-geance qu’il s’était réservée ? Et puis à toutcela il se mêlait de ces sentiments natifs, quela réflexion tue ou que la nécessité comprime,mais qui s’éveillent et se relèvent lorsque lespectacle d’un courage héroïque fait pénétrerdans le cœur l’enthousiasme plus avant que laréflexion ou la nécessité. Ainsi Laurent, calmeau commencement de ce combat, daignait àpeine y baisser les yeux ; mais lorsqu’il vit ladéfense désespérée du vieux comte ; lorsqu’ilvit ce vieillard, qui avait été le compagnon dejeunesse de son père, suffire si glorieusementà sa vieillesse, il le suivit des yeux avec an-xiété ; chaque coup frappé par Raymond Ro-ger sembla répondre à la soif de sang qui dévo-rait Laurent ; la rage du vieillard devint sa rage,sa vengeance devint sa vengeance ; et lorsquequatre fois différentes il vit le vieillard s’élanceret frapper, à chaque fois un mouvement de joieféroce bondit dans son cœur ; il éclata d’abordpar un sourire, par un geste animé, puis par un

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profond soupir de joie, enfin par un véritablecri de triomphe.

Si l’anxiété de Montfort ne l’eut lui-mêmeattaché à l’effort des combattants, c’en étaitfait de Laurent ; toute sa haine contre les croi-sés s’était un moment écrite sur son front ; heu-reusement, seul entre eux tous, Foulques nel’avait point quitté des yeux, et lorsqu’il lui criaviolemment :

— Oh ! traître ! tu bois des yeux le sang desFrançais !

Montfort ne comprit qu’à moitié le reprocheque Foulques adressait à Laurent, et n’entenditque ces paroles de Goldery :

— Certes, le sang français peut se boire desyeux ; mais j’aimerais mieux boire celui desProvençaux avec l’épée.

— Ah ! s’écria Montfort, le vieux tigre vientde s’adresser au jeune lionceau ; il a frappéAmauri sur son casque, et celui-ci lui a mis

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la réponse au cœur. Voyez ! le vieillard reculetout saignant.

— Oui, oui, dit Laurent ; mais le vieillardreste debout sur ses arçons et Amauri chan-celle sur son cheval.

Soit dérision contre les Français, soit or-gueil du courage de ses compatriotes, Laurentprononça ces paroles avec une telle amertumeque Montfort à son tour s’imagina y voir unemenace.

— Malheur sur toi ! s’écria-t-il en tirant sonépée, malheur sur toi si tu nous as attirés dansun piège.

— Montfort, répliqua Laurent, je t’ai dit queles tigres de Foix retourneraient la tête. Prendsgarde, car le plus jeune n’est pas encore arrivé.

— Eh bien ! répliqua Montfort avec fureur,malheur sur toi si nous sommes vaincus !

Il s’élança du sommet de la tour, et à la têtede quelques chevaliers qu’il tenait en réserve,

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il se précipita dans la mêlée, et sa force pro-digieuse, son renom, son courage, tout cet en-semble qui en avait fait la terreur de la Pro-vence, jetèrent parmi les chevaliers proven-çaux un mouvement de crainte qui les fit recu-ler.

À ce moment, Bouchard de Montmorency,que la fatigue avait éloigné un instant du com-bat, s’y précipita du côté de Montfort, et lesProvençaux reculèrent plus rapidement qu’ilsn’avaient fait reculer les croisés. Assaillis detoutes parts, serrés comme une grappe de cui-rasses, ils allaient roulant dans cette multitudequi les entourait, en s’amoindrissant à chaqueminute de quelques chevaliers tombés. C’étaitune torture épouvantable que l’aspect de cecombat : Laurent fermait les yeux pour nepoint voir, il détournait la tête ; mais une forceinvincible ramenait sa tête et rouvrait ses yeuxsur ce faible bataillon que la rage des croisésdémolissait homme à homme.

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Ce que Laurent avait voulu, il l’obtenait ;cette victoire promise à Simon allait s’accom-plir sous ses yeux par l’anéantissement desmeilleurs chevaliers de la Provence, commes’accomplit le naufrage de quelque beau vais-seau. Le cercle des ondes qui le harcèlent, quibattent ses lianes et les déchirent, grimpent àses bords et l’inondent, ce cercle se resserrepeu à peu et se ferme enfin sur le navire dispa-ru, et il ne se montre plus rien que le bouillon-nement des eaux qui jettent au ciel leur crêtevictorieuse, comme pour proclamer leurtriomphe. Ainsi c’en était fait bientôt du vieuxRaymond Roger ; le cercle des croisés se rétré-cissait autour de lui, et on peut dire que, par uneffet magique, il serrait de la même étreinte etdéchirait des mêmes coups les quelques cheva-liers du comte de Foix et le cœur de l’insatiableLaurent. Tous ceux de la tour, pendus aux cré-neaux, suivaient ce combat avec une horribleanxiété, lorsqu’un cri parti de l’horizon dominale bruit des armes et fit lever la tête à ceux quioccupaient le sommet de la tour. C’était Gui de

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Lévis attirant le jeune comte de Foix dans lepiège où allait périr son père. Laurent le vit, etencore dominé par ce sang de la Provence quicoulait dans ses veines, pris d’admiration pourla défense furieuse du vieux comte de Foix,perdant encore une fois, dans l’enivrement dubruit des armes, le souvenir du rôle qu’il s’étaitimposé, il s’écria d’une voix éclatante :

— Courage ! voici Roger Bernard qui vient.

À ces mots, sur un signe de Foulques, lesesclaves muets tirèrent leurs larges damas.

— Traître ! cria l’évêque, je t’avais deviné.

Mais, d’un autre signe, Bérangère arrêta lesesclaves, et Goldery, qui avait pâli au premierinstant, reprit sa présence d’esprit, et de savoix aigre et perçante, il s’écria en se penchantvers les combattants :

— Oui, courage, courage ! finissez-en avecle père, car voici le fils qui vient.

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Et avec ce fils venaient Gérard de Pepieux,l’Œil sanglant, Comminges, assez de bons che-valiers pour faire une victoire de ce qui devaitêtre une fuite. Montfort redoubla d’acharne-ment contre le vieux comte, car il avait été for-cé de déployer contre lui seul les forces qu’ilavait cru pouvoir réserver pour accabler sonfils. Vainement Raymond Roger essaya de per-cer la foule qui l’entourait pour aller prévenirRoger Bernard, tous ses efforts se brisèrentcontre les lances qui le tenaient prisonnier ; caril ne s’agissait plus de l’abattre, les chevaliersqui eussent pu le faire, Montfort, Amauri etBouchard, venaient de se porter à la rencontredu jeune comte de Foix.

Comme ils avaient fait pour son père, ilsfirent pour lui, ils le laissèrent s’engouffrer àla poursuite de Gui de Lévis, dans ce faubourgqu’il croyait occupé par les siens ; mais commeil était le dernier à attirer dans le piège, à peineen eut-il dépassé la porte avec quelques-unsdes siens que les croisés la fermèrent après lui,

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et ce ne fut à vrai dire qu’un lion de plus danscette cage où il fallait mourir. Au dehors de laville restèrent l’Œil sanglant, Comminges, Gé-rard de Pepieux et quelques cavaliers harassésqui les rejoignaient de moments en momentshors du faubourg.

Les deux comtes de Foix s’étaient entendus,tous deux s’étaient réunis, et à leur tour ils fai-saient reculer Montfort et les siens vers l’unedes parties du château où ils n’eussent pascraint de le suivre. Ainsi toutes les promessesde Laurent étaient accomplies, et cependant ilsemblait devoir périr par ce qu’il avait entre-pris pour se sauver ; car dans sa haine il avaitmal calculé le courage des uns et des autres.La victoire semblait échapper à la trahison, etavec elle s’en allait la vengeance : chaque pasdont reculait Montfort approchait le couteaude la tête de Laurent. Le sourire insultant deFoulques faisait percer la joie de son triomphesur la pâleur qui, en même temps, venait té-moigner son épouvante. C’est le combattant

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qui, sous l’épée qui va le frapper, tient un poi-gnard sur la gorge de son plus mortel ennemi.Les deux coups descendront en même temps,il y aura presque à la fois vengeance et mort,et la joie de l’une et la terreur de l’autre, mê-lées sur le visage de Foulques, étaient épou-vantables à voir. Alors, le désespoir s’emparade Laurent, alors il mesura tout ce qu’il avaitfait pour cette vengeance incertaine et incon-nue, qui lui avait paru seule digne de lui ; alorsil regretta de ne pas l’avoir bornée à celle quiest du domaine de tous les hommes, à la mortde ses ennemis. Il se débattait en lui-mêmeentre ce désespoir sauvage et un reste furieuxde ses espérances insensées. Bérangère étaitprès de lui avec Alix ; il pouvait se précipitersur ces femmes, et avant que les bourreaux quil’entourent eussent pu l’arrêter, il pouvait leurbriser la tête sur l’angle des créneaux, ou jeterleurs corps au milieu du combat. Il y pensaiten les regardant ; mais il trahissait sa penséed’une année entière, et il restait immobile decorps et de résolution.

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Au milieu de cette lutte avec lui-même, par-mi ces cris de mort qui montaient jusqu’à lui,dans ce fracas des armes qui roulaient commeun orage, il était là, hagard, incertain, le corpstendu comme s’il eût été tiré de tous côtéspar des mains de fer ; il ne voyait plus rien, nien dehors, ni même en dedans de lui-même ;il était arrivé à ce paroxysme de rage oùl’homme meurt ou devient fou, lorsqu’un cri,dont il reconnut la voix, l’éveilla de cette épou-vantable agonie.

— À toi, Albert ! à toi ! cria l’Œil sanglant.

Et ce cri monta du pied de la tour jusqu’àson sommet, comme une flèche qui eût traver-sé l’air.

— Albert ! s’écrièrent avec étonnementceux qui entouraient Laurent au sommet de latour ; et Foulques recula à ces mots en faisaitsigne aux muets de s’emparer de Laurent.

— Oui, s’écria celui-ci dans le délire de sarage, Albert de Saissac !

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— Oui, répéta une voix plus frêle, Albert deSaissac.

Et Ripert, qui s’était placé devant le cheva-lier, lui jeta une large épée et un poignard qu’ilavait cachés dans l’angle de la tour, et en leslui jetant il s’écria :

— Albert, Albert, ce sont tes frères qui t’ap-pellent !

Ce mot, ce geste, décidèrent presque l’in-certitude de Laurent. Il mesura Bérangère d’unœil farouche et pensa à la tuer.

— Laurent de Turin, lui dit celle-ci ens’avançant audacieusement jusqu’à lui, notremarché est rompu.

À ces mots, il crut entrevoir la possibilité desa vengeance secrète, et il s’arrêta.

Laurent était arrivé à l’un de ces sommetsde la vie où il faut se précipiter d’un côté oud’autre sans espoir de regravir le sentier qu’onaura choisi. À peine si sa vengeance, qui,

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comme un point lumineux, l’avait sûrementguidé jusque-là, lui apparaissait encore. Il étaitcomme un homme qui a longtemps nagé dansla mer vers un fanal qui lui indique le port ;arrivé aux ressacs des rochers qui bordent lacôte, ballotté par le bouillonnement des flots,la force lui manque là où elle lui était le plusnécessaire : le cœur suffoqué de fatigue, lescheveux dégoutants de l’eau de la mer, sa di-rection lui échappe ; il ne voit plus son fanal,ou si sa lueur lui apparaît encore, elle vacilleincertaine et tremblante à travers l’écume desvagues et l’eau salée qui lui dévore les yeux ;elle danse à l’horizon tantôt à droite, tantôtà gauche, tandis que le misérable nageur sedéchire la poitrine aux pointes aiguës des ro-chers. Alors, s’il a un ami, s’il a un ennemi, siune vengeance ou si un dévouement veille àses côtés, il y a une main qui le tire à terre ouune autre qui le plonge dans la mer ; pour Al-bert de Saissac, ainsi battu de ses idées, de sarage, de son désespoir, il se trouva près de luideux voix, dont une lui répéta :

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— Albert, ce sont tes frères qui t’appellent !

Tandis que l’autre lui disait :

— Laurent, Laurent, tu m’avais promis latête du roi d’Aragon !

L’une le poussant au port, l’autre le replon-geant dans l’abime.

— Entends ! entends ! cria Ripert, ils ontgravi les remparts, et pendant que le combats’acharne au loin, les voilà qui brisent la portede la tour !

On les entendait en effet.

— Ma mère ! s’écria Bérangère en s’élan-çant vers elle, ma mère, il faut mourir !

Alix tomba à genoux. Laurent regardait, etBérangère, levant un poignard sur sa proprepoitrine, dit aux esclaves, en leur montrant samère :

— Vous la frapperez à la tête quand je seraifrappée au cœur.

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Laurent regardait toujours, l’œil fixe,comme ceux dont la pensée est absente ou pa-ralysée.

Enfin ! enfin ! s’écria Ripert, la porte crie etgémit ; encore un moment, ils seront ici.

Bérangère fit un mouvement, les esclavesavancèrent d’un pas. La comtesse se releva,épouvantée, livide, éperdue.

— Quoi ! s’écria-t-elle, mourir !

— Comtesse de Montfort, lui dit sa fille,mourir ici, voilà l’ordre de mon père ; mouriravant que ceux qui ont tant d’outrages à ven-ger ne soient venus venger sur nous leursmères et leurs sœurs !

— Oui ! oui ! s’écria la comtesse en baissantla tête, tu as raison.

Laurent regardait encore, mais sa pensées’était enfin arrachée à sa torpeur. Son œil s’al-luma d’un éclat terrible, et alors il sourit ets’écria :

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— Oh ! vous ne mourrez pas ainsi !

— La porte est brisée ! s’écria Ripert ; voicila vengeance qui monte.

— Non ! non ! s’écria Laurent avec un ac-cent de triomphe et en brandissant sa largeépée, voici la vengeance qui descend !

Et appelant Goldery, qui depuis l’attaque del’Œil sanglant avait tenu Foulques en respect,Laurent se précipita dans l’escalier de la tour,et entraînant à sa suite quelques chevaliers quien gardaient le premier étage, il fit reculer,dans son terrible élan, l’Œil sanglant, Gérard,Comminges, tous ceux qui croyaient venir à sadélivrance.

En effet, de la campagne où il était resté,l’Œil sanglant avait reconnu Albert de Saissacau sommet de la tour. L’aspect des esclavesnoirs qui l’entouraient et dont l’emploi était sibien connu, lui avait prouvé que le chevaliery était comme un gage promis à la mort encas de défaite. S’éloignant alors de l’endroit du

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faubourg où rugissait le combat des comtes deFoix et de Montfort comme le choc des lavesdans le cratère d’un volcan, il avait gagné uneporte oubliée, et, ayant pénétré dans le fau-bourg, il avait marché droit à la tour qui domi-nait en maîtresse la ville tout entière.

Ce ne put être que par une de ces conster-nations soudaines qui prennent au dépourvules meilleurs courages lorsqu’ils voient tournercontre eux l’espérance sur laquelle ils avaientle plus compté, ce ne dut être que par un deces épouvantements subits qui font douter dece qu’on voit, que Laurent parvint sans douteà faire reculer devant lui l’intrépide soldat quidéjà touchait aux premières marches de latour.

L’Œil sanglant recula ; ceux qui le suivaients’enfuirent en le voyant reculer, chaque cou-rage demeurant ainsi à sa respective hauteur,les plus braves fuyant quand l’Œil sanglant re-culait ; aussi se trouvait-il presque en face d’Al-

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bert de Saissac, et celui-ci eut le temps de luicrier :

— Frère ! tu diras à tes comtes que je mesuis souvenu de celui qu’ils ont oublié.

Et laissant l’Œil sanglant en face de la tour,dont la porte se referma bientôt, Albert se pré-cipita au fort de la mêlée en criant :

— Laurent ! Laurent ! à la rescousse !

L’Œil sanglant le regarda courir au combat,et après être resté un moment immobile, ils’éloigna. Lorsqu’il fut à quelque distance de latour, il dit à David Roaix, qui était resté près delui :

— Maître David, vous vous êtes fait le mes-sager d’un traité de lâcheté et d’abandon ;avez-vous reconnu celui que vous avez aban-donné ?

— Oui, dit maître David, mais je tiens enma maison le gage qui me répond de sa trahi-son. Les croisés ont laissé place dans le cœur

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du vieux de Saissac à la vengeance des Proven-çaux.

— Traître ! premier traître de tous, dit l’Œilsanglant à voix basse et les dents serrées, ser-viteur bien digne de l’infâme duplicité de tonmaître, sur mon âme ! tu ne diras le secret d’Al-bert à personne.

Et à l’instant même il frappa David du re-vers de son épée. Celui-ci en tombant lui cria :

— Infâme ! que te donneront les croiséspour ma mort ?

— Maître David, lui dit l’Œil sanglant, ils neme donneront ni le comté de Béziers ni celuide Carcassonne, que ton maître avait offert àSimon de Montfort. Ce n’est pas à lui que Buata promis de les rendre.

— Toi ! s’écria David, toi !…

Et comme il allait prononcer ce nom, quel’Œil sanglant lui avait dit tout bas, un coup depoignard le cloua dans sa gorge, et le mystère

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de cette vie se cacha encore une fois dans lamort.

Pendant ce temps, l’attaque impétueuse deLaurent, de Goldery et de quelques chevaliers,avait changé en défaite la lutte acharnée quidepuis une heure jonchait de morts le sol en-sanglanté du faubourg. Comme une pierre lan-cée par une baliste, Laurent, poussé par la rageextravagante qui le tenait, laboura et traça unlarge sillon dans les rangs des Provençaux.L’inattendu de ce secours sorti de cette cita-delle qui semblait épuisée, porta parmi les Pro-vençaux le doute qu’elle n’enfermât encored’autres ennemis prêts à se ruer sur eux ;d’ailleurs, dans cette lutte qui durait depuis uneheure, la réflexion avait succédé à ce premierbesoin de la défense, qui n’avait calculé queles coups à porter. L’absence du comte de Tou-louse, l’occupation du faubourg par les croisés,avaient révélé aux comtes de Foix une trahi-son si bien tramée qu’ils en redoutaient uneplus grande encore, et qu’ils pensèrent à sau-

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ver leur vie, seul espoir qui restât à la Pro-vence. Ils reculèrent en bon ordre ; le seul se-cours que l’Œil sanglant put ou voulut leur por-ter fut de leur ouvrir une porte pour la fuite.Ils s’y précipitèrent, et après eux Laurent deTurin, et après lui Montfort, Amauri, Gui, Bou-chard, tout le faible reste des chevaliers croi-sés. Encore cette fois, si nous n’avions le té-moignage de l’histoire, unanime à raconter cefait, nous n’oserions dire ce qui arriva.

Quelques-uns de ceux qui avaient brisé laporte, dépassés par l’irruption des Provençaux,qui fuyaient, se trouvèrent mêlés parmi lescroisés, qui les poursuivaient.

Dans ce premier moment de tumulte etsous ces armes brisées qui ne disaient plus leparti de celui qui les portait, emportés par ledésir de sauver leur vie et se sentant au milieude leurs ennemis, ils essayèrent de les tromperen se mêlant plus complètement encore à eux.Ainsi ils se mirent à pousser le cri des croisésen disant :

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— Montfort ! Montfort !

— Si vous êtes pour lui, frappez donc pourlui au lieu de crier, leur dit le sénéchal de Mire-poix.

Alors ces Provençaux, mêlés aux croisésvainqueurs, s’élancèrent à la poursuite des Pro-vençaux dispersés et vaincus. Les uns profi-tèrent de cette feinte complicité pour changerleur attaque en une fuite moins dangereuse ;d’autres, étourdis de ce qu’ils faisaient ainsisans réflexion, frappèrent réellement leursfrères. L’Œil sanglant n’en profita que pours’approcher de Laurent et lui dire :

— Frère, il faut maintenant un autre abri ànotre père ; je n’ai plus que les ruines du châ-teau de Saissac à lui offrir.

— Eh bien ! moi, dit Laurent, je lui ouvriraile palais du comte de Montfort.

La poursuite devenait dangereuse. Com-minges et Gérard de Pepieux avaient ralliéquelques fuyards. Montfort arrêta ses cheva-

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liers. Les comtes de Foix, emportés par leurcourse, arrivèrent jusqu’à Comminges, et là ilsapprirent de lui ce que lui-même tenait dequelques soldats de l’armée du comte de Tou-louse, la fuite et la désertion de celui-ci. Peut-être la rage d’avoir vu s’échapper leur proie aumoment où ils croyaient la tenir, vaincue par lafaim, les eut ramenés au combat avec les che-valiers que Comminges avait rassemblés ; maisla rage plus forte que leur inspira la défectiondu comte les poussa à l’abandonner, à aban-donner la Provence entière, et tous deux, lepère et le fils, sans vouloir prendre part à la dé-libération que Comminges voulait engager surce qu’il restait à faire, partirent sur-le-champ, àla tête de quelques cavaliers, pour rentrer dansleur comté de Foix et s’enfermer dans leur in-expugnable forteresse. Comminges et Gérardde Pepieux voulaient les y suivre, mais RogerBernard leur répondit :

— À chacun son salut, messires ; il y a enProvence une épidémie de trahison que nous

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ne laisserons avec aucun de vous pénétrerdans notre château.

Ainsi se dispersa cette puissante armée, quiavait tenu le salut de la Provence dans sa mainet qui le laissa échapper pour de longues an-nées. Tout s’en alla, chevaliers, bourgeois, ma-nants, trop heureux de ne pas porter écrit surleur front qu’ils avaient tenté de sauver la pa-trie. Les champs et les sentiers qui entouraientCastelnaudary furent trouvés parsemésd’armes et de vêtements abandonnés ; chacunrentra dans la demeure qu’il avait quittée ety attendit la punition de son courage lorsqu’ilne put l’éviter par la fuite. Ainsi les uns s’éloi-gnaient de Castelnaudary vaincus, épouvantés,plus désespérés que jamais, et les autres y ren-traient joyeux et vainqueurs, calculant déjàl’asservissement complet de la Provence.

À ce moment de joie, les serments d’amitié,les effusions de reconnaissance ne manquaientpas à Laurent. Montfort l’appelait son fils,Amaury son frère, Bouchard lui serrait la main,

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et Gui de Lévis lui-même lui demandait pardonde ses soupçons.

C’était un délire affreux que la vie deLaurent. Après ces combats, ces cris, ces hur-lements de mort qui avaient tourné autour delui pendant deux heures et l’avaient frappé devertige, ces joies qui l’entouraient, ces cris detriomphe, cette turbulence expansive de la vic-toire le mordaient au cœur plus cruellementencore. Il répondait à ceux qui l’interpellaientet le félicitaient ainsi avec une frénétique imi-tation de la joie qui l’entourait, délire funestequi le faisait rire et crier. Goldery, qui com-prenait que cette exaltation devait finir parquelque éclat de la pensée de Laurent, jetadans ce bouillonnement de ses pensées une pa-role froide, autour de laquelle elles se conden-sèrent, comme la vapeur sur la lame glacéequ’on plonge dans l’atmosphère d’une chau-dière.

— Heureux le père d’un pareil fils ! heu-reuse sa sœur ! lui dit Goldery.

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Laurent à ces mots reprit toute son âme ; lebut de sa vie se remontra lucide, étincelant àson horizon ; et sans s’occuper du chemin qu’ilavait laissé derrière lui, ce courage infatigablene mesura que le chemin qu’il avait à parcou-rir.

Cependant, sous le faix de sa lassitude, uneheure de repos, une heure pour plonger dansune eau de glace sa tête et son corps qui brû-laient, un moment pour respirer, un momentpour essuyer ses yeux, un moment pour raffer-mir son pas, il eût payé cela bien cher. Maisil ne l’obtint pas de son implacable destinée ;il ne put pas s’asseoir sur la borne milliairequ’il avait atteinte à travers tout ce carnage ; etlorsqu’il y touchait de la main, il lui fallut re-prendre sa route, il lui fallut marcher encore.Montfort et ses chevaliers avaient atteint lesportes de Castelnaudary, et là, Montfort, s’ap-prochant de Laurent :

— Mon fils, lui dit-il, aujourd’hui tu as misun pied sur la marche du trône où je veux

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monter ; aujourd’hui tu es devenu pour moi,non pas le premier des chevaliers, car tu l’étaisdepuis longtemps, mais le plus fidèle de mesamis, ce dont j’ai peut-être douté. Si je te vou-lais laisser à la place où tu es, ma certitude se-rait suffisante ; mais à la place où je veux temettre, il faut aussi qu’elle soit la conviction del’armée. Maintenant tu es une partie de moi-même ; il ne faut pas qu’on puisse m’attaquerpar toi. Je t’ai promis de détrôner cette autoritéde fanatisme restée aux mains des évêques :en la détrônant pour moi, je ne dois pas lalaisser exister contre celui que je veux appelermon fils ; imite-moi donc, et apprends que lepremier courage d’un ambitieux n’est pas devaincre ses ennemis, mais de vaincre le méprisqu’ils lui inspirent.

Laurent comprenait mal le but des parolesde Montfort ; mais lorsqu’il le vit dépouiller sesarmes, déchausser ses pieds, dénuder sa tête,jeter son épée loin de lui, et une croix dansla main, les pieds nus dans le sang, la tête

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nue sous le soleil, s’avancer avec humilité versla principale église de Castelnaudary, il com-prit comment Montfort entendait réunir danssa main l’autorité de général et celle de vicairedu Seigneur.

Il considérait Montfort, qui, le voyant im-mobile, s’approcha encore de lui.

— Laurent, lui dit-il encore, ne laisse pasde porte ouverte à la calomnie de Foulques etn’oublie pas qu’il pourrait encore arriver jus-qu’à rendre impuissante l’amitié que je porte-rais à celui que le peuple regarde comme unmaudit de Dieu.

Laurent sourit dédaigneusement, mais Gol-dery s’approcha de lui et lui dit à voix basse :

— Maître, rien n’est fait quand tout n’estpas achevé.

Alors Laurent, se dépouillant aussi de sesarmes, les pieds nus et la tête découverte, seplaça à côté de Montfort, et marcha avec luivers l’église. Pendant ce temps, ni Ripert, ni

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la comtesse, ni Bérangère n’avaient quitté latour du château ; ils avaient mieux comprisque personne que c’était à Laurent que la vic-toire était due. À la longue anxiété qui les avaittenus durant le combat succédèrent des senti-ments bien divers. Foulques, qui n’avait pas at-tendu le retour de Montfort et qui n’avait pasété témoin du spectacle d’humilité qu’il éta-lait aux yeux du peuple, était descendu de latour pour s’avancer au devant de lui et troublerle triomphe de Laurent par le récit de ce quis’était passé sur la tour. Bérangère, revenue deses craintes, remonta sur son insupportable va-nité ; elle s’attribua tout ce que Laurent avaitmontré d’incertitude et ensuite de résolution,et comme toute joie qui entrait au cœur decette femme ne semblait pouvoir la satisfairequ’autant qu’il en jaillirait une douleur pour unautre, elle dit à Ripert :

— Enfant, tu remercieras ton maître, et tului diras que Bérangère lui garde le prix qu’ellelui a promis.

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— Quel prix ? dit Ripert en attachant surBérangère un regard qui semblait la dévorer.

— Celui, dit Bérangère, qu’il a demandé à lafemme pour qui le courage est le premier titreà l’amour.

Elle s’éloigna, et Ripert, demeuré seul, lasuivit des yeux et murmura sourdement :

— Elle l’aime donc !

— Je ne sais, dit Alix qui avait observécette scène, je ne sais si elle l’aime, mais elle tehait.

— Et lui, s’écria Ripert en se rapprochantvivement de la comtesse, l’aime-t-il ?

— Maintenant, répondit celle-ci, mainte-nant que je t’ai vu, je ne le conçois pas.

La comtesse se retira à son tour, et Ripert,ou plutôt la malheureuse Manfride demeuraseule au sommet de cette tour, qui ne dominaitplus que la solitude et le silence.

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VI

RIPERT

Lorsqu’un homme s’est dit : « J’arriverai àce but ; » lorsque ce but, fût-il honorable, ilveut l’atteindre à tout prix, cet homme calculed’avance combien il lui faudra donner de joursde sa vie, combien d’heures de son repos, com-bien il devra sacrifier d’amitiés et surmonter dehaines ; mais presque toujours cependant lesexigences de la route dépassent ces prévisions.Si, avant de partir, il avait exactement comp-té tout ce qu’il sentira de douleurs et tout cequ’il en sèmera autour de lui ; s’il avait suppu-té tous les crimes qu’il lui faudra commettre,

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tous les combats qu’il aura à supporter, nuldoute qu’aucun ne s’engageât dans un voyagesi aventureux. La vie elle-même, si à vingt anselle pouvait nous être révélée dans tout sonavenir, avec tout ce qu’elle nous amènera dedéceptions, avec ce vide égoïste où, passé qua-rante ans, l’homme demeure avec lui-même,bien appris qu’aucune affection ne tient à luique par des liens sordides, des désirs vaniteuxou des besoins de désennui, trop heureux s’illui reste alors, voyageur isolé, un enfant, unfils, sur la tête duquel appuyer sa main af-faiblie, appui trompeur qui lui manque ets’échappe souvent dès qu’une passion l’ap-pelle ; oui, certes, avec cette fatale prescience,la vie la plus ordinaire paraîtrait aux hommesun effroyable désert à parcourir, et la plupartreculeraient avant de s’y engager. Mais d’unepart l’espérance traîne l’homme jour par jourjusqu’à sa tombe, et d’une autre part une sorted’avarice de sa propre existence lui fait teniraux jours dépensés comme aux jours qui luirestent ; alors ce singulier sentiment fait aussi

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que, pour ne pas perdre le temps employé àune mauvaise chose, il donne à cette mauvaisechose plus de temps encore qu’il ne lui en fau-drait pour en accomplir une bonne. Maladroitgérant de sa fortune, pour sauver quelques mil-liers d’écus qu’il regrette, il donne des millionsà dévorer à une ruineuse entreprise ; maladeimbécile, pour ne pas laisser un doigt à la sciedu chirurgien, il laisse gagner tout son corpspar la gangrène.

C’est là qu’Albert en était après le combatde Castelnaudary. Joueur forcené, il avait me-né sa partie à ce point que ce n’était qu’en je-tant sur le tapis presque tout ce qui lui restaitau monde, qu’il pouvait espérer la gagner.Alors aussi il lui arriva cette chance ordinairequi persécute les hommes ainsi posés, c’estque le sort lui arracha les choses mêmes qu’ilavait cru mettre hors de chance ; c’est que,semblable à ces banquiers de pharaon dontl’œil semble deviner au fond de votre pochela pièce d’or que vous y avez cachée pour la

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faim du jour et celle du lendemain, et dontle regard de serpent l’attire pour la livrer auxchances d’une carte, au jour du malheur, lesort vient vous demander, quand il a tout ob-tenu de vous, un sacrifice que vous aviez jugéimpossible à exiger et impossible à faire, et quecependant il exige, et que vous faites cepen-dant. Ce n’est point parce qu’après le retour ducombat Laurent s’en alla pieds nus à travers laville pour aller remercier Dieu dans son templede l’affreuse victoire qu’il venait de donner auxcroisés, ce n’est pas parce qu’à genoux sur lapierre il fut obligé de mêler sa voix aux chantsde triomphe des persécuteurs de son pays ; cen’est point parce qu’il se sentit aussi torturé du-rant cette calme cérémonie que durant l’agita-tion du combat, qu’il subit cette suprême tor-ture : il avait fait la part large au malheur. De-puis le jour où Montfort avait reçu devant luile message d’Arregui et de David Roaix, il avaitbien senti que le sacrifice tout entier de sa vieextérieure devait être publiquement donné à savengeance ; mais il avait cru que cela suffirait

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à son enjeu : il s’était trompé, et la pièce d’or,cette suprême ressource qu’il avait juré qu’ilgarderait intacte, il fallut la livrer.

Quelques heures s’étaient passées ; pen-dant ce temps Montfort et les chevaliersavaient gagné l’église ; Foulques, placé devantla porte, toujours prêt à retenir l’interventionde Dieu à son profit, s’apprêtait à demander àMontfort et aux autres un acte de soumissionet d’humilité. C’eût été beaucoup que de pou-voir l’imposer ; ce fut donc un cruel désappoin-tement que de voir prévenus les ordres qu’ilcomptait donner. Laurent lui-même, grâce à laprévoyance de Montfort, ôta à l’évêque toutprétexte de censure, et Foulques, maladroite-ment poussé par son désir d’introduire partoutl’autorité de l’Église, fut obligé de se résignerà l’éloge de l’humilité des chevaliers. Ils en-trèrent dans la nef, et les soupçons de trahisonqui enveloppaient Laurent depuis longtempss’étant, pour ainsi dire, noyés dans le sang qu’ilvenait de verser, il parut à tous les yeux

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comme le plus dévoué et le plus saint chevalierde la croisade, lorsque son apparition dansl’église eut dissipé la foi crédule de la multitudeà une sorte d’existence diabolique et surnatu-relle.

À l’accueil que Laurent reçut des chevalierset du peuple au sortir de la cérémonie, il crutenfin sa position gagnée, et quelques sacrificesqu’elle lui eût coûtés, il les regrettait peu, parceque, après tant d’efforts, il se croyait en mainde quoi reprendre sur ses ennemis plus qu’il neleur avait donné. Mais cette joie, toute pleinede remords qu’elle fût encore, ne devait pasdurer longtemps, et Laurent, surpris par uneexigence nouvelle au moment où il croyaitavoir satisfait à toutes, fut sur le point deperdre le fruit de tous ses sacrifices en refusantun qu’il eût peut-être compté pour bien peu,quelques mois avant, dans la masse de ceuxqu’il avait faits. Répétons-le encore, c’étaitl’homme épuisé de richesses, réduit à sa der-nière pièce d’or.

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C’était le soir, c’était dans l’appartement dela comtesse de Montfort ; il y régnait une deces joies confiantes où chacun prend en bonnepart tout ce qui arrive, où tout le mondesemble être dans la confidence de chacun etprêter ses soins ou son inattention à son bon-heur. Ainsi, dans un coin de cette salle, Amauriet Robert de Mauvoisin agitaient des dés etfaisaient retentir la salle des exclamationsbruyantes du jeu. Alix, retirée avec Boucharddans la profonde cavité d’une croisée, lui cau-sait d’amour et lui disait tout ce qu’elle avaiteu à souffrir sur cette tour, d’où elle l’avaitvu combattre, sentiment pieux et caché auquelpersonne n’avait pensé et que nous-mêmesavons oublié d’observer dans cette turbulentebacchanale de passions violentes. Terreurs etjoies qui ne répondaient que d’un cœur à uncœur et qui n’occupaient les propos oisifs dela croisade que lorsqu’il lui manquait des récitsde combats, de meurtres ou d’incendies. Mont-fort, entraîné lui-même par cette joie qui inon-dait tout ce qui l’entourait, Montfort raillait son

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fils sur sa maladresse ou son malheur à ce jeupour lequel il avait tant de fois voulu le mau-dire, et malgré ce qu’il avait entendu rappor-ter des soins assidus de Bouchard pour la com-tesse et de la reconnaissance de celle-ci, il sou-riait quelquefois en passant devant leur entre-tien et ne s’alarmait point de ne pas l’entendre.Et dans cette indulgence inouïe du bonheur, iltrouvait peut-être que la comtesse était belle,assez belle pour être aimée par un si noble che-valier que Bouchard, et, par un ménagementinstinctif de sa propre joie, sa pensée s’arrêtaitlà et n’ajoutait rien qui fût mêlé d’amertumeà ce moment. De même, le cercle de cheva-liers qui se pressait d’ordinaire autour de Bé-rangère s’était éloigné peu à peu pour la laissercomplètement à l’amour de Laurent, pour qu’ilpût dire et demander, et qu’elle pût répondreet donner. C’était enfin une de ces heures oùc’est pour ainsi dire l’air qui est heureux et oùle bonheur se respire avec lui.

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Mais à celui dont la poitrine enfermequelques blessures profondes, il n’est pointd’air qui ne se corrompe et qui ne vienne lebrûler ; ainsi pour Laurent toute cette joie tour-na en désespoir. Il était assis près de Béran-gère, et dans le regard de cette femme, qu’ilflattait doucement, il lisait les premières pro-messes de cet amour vaniteux qu’il avait faitnaître ; mais combien cette espérance qu’on luioffrait était légère et lui fut vendue cher !

— Beau sire Laurent, lui disait Bérangère,je vous dois le premier aveu et peut-être le plusgrand que puisse faire une femme ; sire cheva-lier, je crois à votre amour.

Était-ce habileté, était-ce la tendressequ’éprouvait enfin Bérangère pour l’hommequ’elle aimait aux conditions qu’elle avaitmises à son amour, qui inspira ce mot à cettefemme ? Nous l’ignorons mais de tous ceuxque peut prononcer celle à qui on a voué savie, le plus doux, à mon sens, n’est pas : « Jevous aime » ; c’est : « Je crois que vous m’ai-

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mez. » Le premier est plus ardent, l’autresemble plus saint.

— Oui, reprit Bérangère, je crois que vousm’aimez ; aujourd’hui vous m’en avez donnédes témoignages trop éclatants pour que j’enpuisse douter, et cependant telle est l’aviditéd’un cœur de femme, qu’il m’en faut un nou-veau gage bien futile, bien léger, que vous etmoi pouvons seuls comprendre.

— Oh ! dit Laurent, parlez, madame ; quelsnouveaux dangers faut-il tenter ? À peine sortidu combat, je puis y retourner pour vous.

— Non, dit Bérangère en l’interrompant, cene sont pas de tels sacrifices qu’il me faut.

— Qu’y a-t-il au monde, dit Laurent, quipuisse flatter votre envie et que des trésorspuissent payer ?

— Ce n’est point encore cela, ajouta Béran-gère en souriant à Laurent, et, s’il faut vous ledire, d’un homme comme vous ce n’est pas làce qu’une femme désire obtenir. Est-ce un sa-

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crifice, en effet, de combattre pour moi, vousqui combattriez pour le plus misérable de vosdroits s’il vous était contesté ? Quel sacrificey a-t-il à répandre à mes pieds des présentsdont le faste coûte si peu à votre immense ri-chesse ? À vrai dire, ce n’est qu’à un hommetimide ou pauvre qu’il faudrait tenir comptede pareils dévouements ; mais à l’homme quidonne beaucoup de ce dont il a encore davan-tage, il y a à demander ce qui véritablement se-ra un sacrifice, car cela le privera du peu qui luireste en cette chose.

Laurent, à la fois alarmé et surpris de celangage où parlait un véritable amour, car enamour les exigences sont des engagements,Laurent ne savait que répondre, et cependant,poussé qu’il était par sa destinée, il promit cequ’on ne lui avait pas encore demandé. Il sup-posa quelque nouvelle action bien ennemie dela Provence, bien dévouée à la cause des croi-sés, et de ce côté il avait pris son parti.

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— Soit, dit Bérangère, je prends votre pa-role comme un gage que vous êtes tout à moi,mais non pas cependant pour vous forcer à latenir absolument si ce que j’ai à vous deman-der vous semblait impossible.

Encore une fois Laurent protesta que rienn’est impossible à celui qui aime. À ce mot,Bérangère pénétra perfidement dans le sanc-tuaire où dormait la dernière espérance deLaurent, que celui-ci croyait non seulement in-abordable, mais, qui mieux est, inconnue.

— Quoi ! reprit la jeune comtesse, rien n’estimpossible à celui qui aime, pas même de sedétacher d’une autre affection ?

Laurent ne comprenait point encore.

— Oui, reprit Bérangère, se détacher d’uneaffection probablement bien longue, tous lesjours présente, attentive, dévouée ; une affec-tion en face de laquelle on peut sentir ses joieset ses chagrins dans toute leur nudité, se sépa-rer de cette affection pour un vain caprice de

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femme, dont l’amour n’est encore qu’une espé-rance et peut, comme une espérance, être ir-réalisable et trompeur ; se séparer d’un cœurqui vous accompagne pour un cœur qu’onpoursuit, est-ce possible, sire Laurent, est-cepossible à votre amour ?

Pendant qu’elle parlait ainsi, Bérangèresondait de son regard doucement cligné le re-gard sombre et fixe de Laurent ; celui-ci avaitcompris Bérangère. Cependant, dans la situa-tion singulière où il se trouvait, il se pouvaitqu’il allât trop loin dans la supposition qu’ilavait faite, et il se résolut à se faire presser pasà pas.

— Hélas ! lui répondit-il, madame, vousaviez raison en disant que vous me demande-riez de ce dont j’ai peu. Le sacrifice d’une af-fection me serait doux à vous faire si j’en sa-vais une dans ma vie qui valût la peine d’êtreregrettée. Hélas ! dans cette province, qui n’estpoint ma patrie, malgré l’erreur qui me fait je-ter sur la tête par mes amis et mes ennemis un

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nom qui n’est pas le mien, n’ayant ni familleni amitié que je puisse trahir, quelle affectionpuis-je quitter qui me rattache à ce monde, sice n’est la vôtre ?

— Aussi est-ce au sire Laurent que je de-mande ce sacrifice, à celui qui, comme vousme le dites, n’a ni famille ni amitié à abandon-ner ; et, bien que je veuille croire que nulle af-fection profonde hors la mienne ne vous at-tache à ce monde, je vous demanderai celle quivous reste, si petite qu’elle soit, mais inappré-ciable, puisque c’est la seule qui vous reste.

Ce n’était pas l’habitude de Bérangère d’ar-river par tant de détours à une chose qu’elleeût franchement désirée ; mais il était facilede voir que c’étaient les explications qui pou-vaient résulter de sa demande qu’elle recher-chait plus que l’objet de la demande lui-même.

— Eh bien ! dit Laurent, qui s’obstinait àne pas vouloir comprendre, pour ne pas mon-trer l’importance de ce qu’on allait lui deman-

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der par l’alarme subite qu’il avait ressentie ; ehbien ! madame, que vous faut-il ? Est-ce l’in-dulgente affection que m’ont témoignéequelques chevaliers, celle que me porte votrepère et que votre mère partage avec lui, qu’ilme faut sacrifier ? Je m’en détacherai si vousvoulez et ne les compterai plus pour rien.

— Oh ! dit Bérangère, ce n’est pas dansvotre vie présente que sont les liens quipeuvent vous être difficiles à briser ; il y a dansvotre vie passée un frêle objet qui me tente, unêtre qui pour vous n’est peut-être qu’un souve-nir, un gage d’une affection qui n’est plus, etc’est celui-là qu’il me faut.

— Parlez, madame, dit Laurent, j’ai peine àvous comprendre ; mais je puis vous assurerque mon dévouement ira plus loin que mon in-telligence.

Cette constante retenue de Laurent semblaalarmer Bérangère sur l’importance qu’elleavait attachée à ce qu’elle désirait, et ne

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voyant rien qui l’avertit de la peine que le che-valier avait à lui obéir, elle fut sur le pointd’abandonner sa demande. Cependant elle es-saya encore et elle reprit :

— Convenons que vous disiez vrai, qu’il nevous reste rien à quoi vous teniez profondé-ment, vous jugerez cependant que j’ai raisonde vouloir m’en assurer. Tenez, supposez quevous eussiez mis à mes pieds, vous si riche,quelques magnifiques présents étincelants d’oret de diamants, et que je vous demandassecomme gage plus sincère de votre foi un misé-rable anneau oublié à votre doigt ; me le don-neriez-vous ?

Laurent, sentant le coup s’approcher et en-veloppé malgré lui dans les astucieuses pré-cautions de Bérangère, ne put que répondreévasivement :

— Pourquoi souhaiter ce que je ne puisfaire ? vous le voyez, ni mes armes, ni mes

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mains, ni mon cœur ne gardent un souvenird’amour que je puisse dépouiller pour vous.

— Eh bien ! dit Bérangère, que ce que jevais vous demander soit une affection véritableet directe, ou toute autre chose, je l’attends devous. Elle s’arrêta et continua avec une sortede résolution :

— Je ne vous le cache pas, j’aime votreamour, parce qu’il est une soumission, et quela soumission du cœur le plus élevé de toutela chevalerie me place plus haut que personne,en me mettant au-dessus de lui ; mais, reprit-elle d’une voix qui s’émut visiblement, cetriomphe est pour la vanité publique, il me fautle mien, il me faut celui de mon cœur, celui demon amour, celui de ma jalousie.

Bérangère était visiblement agitée en pro-nonçant ces paroles ; sa main tremblante avaitrencontré celle de Laurent, qui la serrait avectendresse, et elle la lui abandonnait.

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— Écoutez, continua-t-elle avec le mêmeaccent déterminé qu’elle avait déjà pris, cejeune Ripert, cet esclave que vous aimez, il fautme le sacrifier.

Comment ! répéta Laurent, sacrifier cet en-fant, le frapper, le…

— Non, dit Bérangère avec impatience, cen’est pas cela ; je veux cet esclave, il faut me ledonner. Ce n’est pas, j’en suis assurée, une deces misérables créatures qui se vendent dansles marchés de la Grèce ; c’est quelque protégéd’une femme aimée, quelque orphelin resté aupied du lit d’une maîtresse morte, quelqueconfident échangé avec une noble fille deConstantinople, et que vous avez gardé, aprèssa trahison ou la vôtre, comme le premier bou-quet que vous lui avez surpris ou le derniergage qu’elle vous aura envoyé. Un esclave quin’a d’autre valeur que le prix dont on l’a payé,quelles que soient sa grâce et sa jeunesse,n’inspire ni n’éprouve l’attachement qui vousunit. Enfin, Laurent, que je me trompe ou non,

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que j’aie créé à plaisir une fable impossible ouque j’aie deviné juste, il me faut cet esclave,car, vous le savez bien, dans un cœur jaloux,ce qu’on croit est aussi puissant que ce qui est.Laurent, il me faut cet esclave.

La franchise de l’aveu de Bérangère étonnaLaurent au point de l’empêcher de voir plusloin que ses paroles ; il ne soupçonna pas quela femme qui avait pu en dire tant n’osât diretout ce qu’elle pensait, si elle pensait autrechose ; il ne lui vint pas à l’esprit que Béran-gère eût deviné Manfride sous l’habit de Ri-pert.

— Eh quoi ! lui dit-il, est-ce à ce titre seule-ment que vous voulez posséder Ripert ? L’af-fection que je lui porte est vraie ; mais dansune vie comme la mienne, soumise à la capti-vité, à la délation, à la calomnie, on eût pu sup-poser que le dévouement d’un enfant avait pusuffire à lui mériter mon affection plus que nel’eussent fait des services d’amour, et, s’il fauttout vous dire, de tous les sentiments que je lui

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dois, la reconnaissance est sans doute le pre-mier.

— Ainsi, dit Bérangère avec amertume,vous me refusez ; je savais bien que j’avais de-viné juste ; oh ! vous pouvez garder mainte-nant vos hommages fastueux et vos projets devengeance ; sais-je s’ils ne vous profitent pasplus qu’ils ne vous coûtent, et ne vois-je pasque je n’ai rien à espérer là où mes désirs neseront pas d’accord avec les vôtres !

En disant ces mots, Bérangère se leva pours’éloigner ; Laurent la retint, et lui dit :

— Si je pouvais croire que ce sacrifice mevalût, en retour, l’assurance de cet amour quiest mon unique espoir, certes, je ne le refuse-rais point, et véritablement je n’ai point refusé ;Bérangère, Ripert sera à vous, mais il faut enfinque quelque chose me paie de cet amour quidonne tout sans compter.

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— Ah ! dit Bérangère, vous estimez donc cesacrifice bien grand, que vous le mettez à sihaut prix ?

— Je l’estime, répondit Laurent, ce quevous l’estimez vous-même, c’est-à-dire la seulechose par où je puisse vous prouver combien jevous aime ; vous-même avez réduit à si peu cetémoignage que j’avais puisé dans mon absoludévouement, que je me rattache au seul dontvous fassiez quelque cas ; et sais-je même si unjour cette tête du roi d’Aragon, que je vous aipromise, vous ne la refuserez pas comme unefacile victoire que mes devoirs de soldat suffi-raient à m’imposer ?

— Oh ! pour cela, dit Bérangère, dont lestraits reprirent leur dureté à cette dernièrephrase, oh ! pour cela, je vous l’ai dit, je seraiau meurtrier de Pierre d’Aragon, fut-ce le bour-reau.

Puis elle reprit tristement :

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— Mais ce que je vous demande au-jourd’hui, vous le voyez bien, Laurent, ce n’estni pour la vengeance ni pour l’orgueil, c’estpour l’amour alarmé ; puis, elle acheva d’unevoix étouffée et en détournant les yeux, pourl’amour jaloux.

Ce fut pour Laurent un singulier étonne-ment que cet aveu. Il avait désiré l’amour deBérangère, l’amour de cette fille insolente qu’ilcomptait toujours dominer par la vanité ; mais,lorsque apparut tout à coup à lui une passionréelle, si réelle qu’elle s’humiliait jusqu’àavouer sa faiblesse, alors une douleur nouvelleet confuse vint s’ajouter aux douleurs réellesde Laurent. « Encore un amour vrai et peut-être pur à briser, se dit-il, encore une existencedevenue sainte par cet amour à fouler auxpieds dans la fange et le sang. » Mais, monDieu, qu’avait donc rêvé Laurent de si épou-vantable à accomplir, qu’il lui prit un éblouis-sement douloureux, et que les larmes luivinrent aux yeux en entendant ces paroles de

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Bérangère ? Il la regardait, et, dans cette bellejeune fille émue et triste, qui se tenait à côtéde lui, les yeux et le front baissés, il ne re-connut plus l’orgueilleuse héritière de Mont-fort, dont l’insolence avait été le premier épe-ron qui l’avait lancé dans la fatale carrière qu’ilparcourait. Il ne savait que répondre ; il doutaitde lui, de la justice de sa cause, lorsqu’un inci-dent, de ceux qui poussent les hommes à leurdestinée, de ceux qui semblent accuser le cielde complicité dans nos crimes, lorsqu’un pareilincident vint déterminer sa volonté.

Goldery parut à l’entrée de la salle ; il étaitaccompagné d’un chevalier vêtu de toutes sesarmes et la visière baissée.

— Sire Laurent, dit-il, voici un étrange mes-sager ; il porte en ses mains un écrit qui vousest adressé, et paraît ne vouloir le remettrequ’à vous, car il a refusé de me le confier.

Le chevalier s’avança jusque auprès deLaurent de Turin, et, sans prononcer une pa-

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role, il lui remit le parchemin roulé qu’il tenaitdans sa main. Par un pressentiment singulierde terreur, Laurent ne s’avança point au-de-vant du chevalier, et le laissa s’approcher del’endroit où il était assis seul avec Bérangère ;il prit l’écrit qui lui était présenté, après avoirconsidéré avec crainte ce corps de fer qui étaitposé droit et immobile devant lui ; il brisa lecachet du message, et n’y lut que ces mots :

« À Laurent de Turin, de la part d’Albert deSaissac. »

Une tache de sang, qui servait à imiter unœil, servait de signature à ce peu de mots.Laurent releva son regard sur le sombre mes-sager, et, avec ce regard, tandis que Bérangèredétournait la tête, par ce sentiment de discré-tion polie qui évite de porter les yeux sur unmessage qu’on vient de recevoir, avec le re-gard de Laurent, se leva la visière du casquedu chevalier. Dans l’ombre de l’embrasure oùétaient Laurent et Bérangère, rien ne parut,aux yeux de celui-ci, des traits de cet étranger,

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qu’une double rangée de dents blanches,longues et décharnées. Laurent se leva soudai-nement, approcha son visage à la hauteur decelui qui venait de se découvrir, et, avant queson regard rapide eût pu l’inspecter complète-ment, la visière se baissa devant lui. C’est que,sur ce visage, il n’y avait plus de traits à recon-naître ; c’est que c’est avec une autre vue quecelle des yeux qu’il en fallait comprendre l’ex-pression. On ne saurait dire si le cri que poussaLaurent de Turin et l’immobilité qui le tint à saplace, tandis que le chevalier s’éloignait lente-ment, furent un sentiment d’horreur ou un sou-dain réveil de la pitié où il allait s’endormir ;mais, lorsqu’il se rassit prés de Bérangère, sarésolution était prise, il n’y avait plus d’incer-titude dans son cœur ni dans ses traits ; car,après avoir dominé le trouble de son premierétonnement, il lui dit d’une voix flatteuse et oùl’amour semblait seul parler :

— Bérangère, vous m’avez demandé Ri-pert ; eh bien ! que cet esclave soit à vous ;

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qu’il vous appartienne sans condition : un motde vous l’a payé plus cher qu’il n’a jamais pume coûter ; vous m’aimez, n’est-ce pas ?

— Je ne sais, dit Bérangère avec un sourireenchanteur, mais je suis heureuse, car main-tenant, et seulement maintenant, je crois quevous m’aimez.

Et comme il faut à l’amour un moment derepos toutes les fois qu’il a fait en avantquelques pas importants, Bérangère se leva,rayonnante de joie, pour se mêler à la conver-sation des chevaliers autour de son père, et elley trouva sa mère qui rougissait aux éloges queMontfort donnait à la valeur de Bouchard ; etelle s’écria, avec une joie si franche qu’elle ef-faça le sens moqueur qu’en une autre occasionon eût supposé à ses paroles :

— Allons, allons, je vois que tout le mondeest heureux ce soir.

Ce mot était arrivé à tout le monde, exceptéà celui à qui les indifférents le crurent direc-

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tement adressé, et la haine de Foulques ne s’ytrompa pas.

— Oui, dit-il, tout le monde est heureux,excepté peut-être le sire Laurent de Turin, àmoins qu’il ne cache son bonheur sous cet as-pect farouche et préoccupé.

En effet, le chevalier, demeuré à sa place,les yeux fixés sur le papier qu’il tenait dans samain, semblait pris de pensées qui lui tordaientle cœur.

Montfort en fut alarmé, et, avec un empres-sement amical, il s’approcha de Laurent et luidit :

— Qu’avez-vous, messire ? Ce message est-il une fâcheuse nouvelle ?

Laurent, rappelé à lui par ces paroles, se re-mit soudain et répondit en souriant :

— Non, dit-il, c’est un ami qu’un frère re-commande à un frère.

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— Et, dit Foulques, c’est peut-être un devoirdifficile à remplir.

— C’est un devoir, dit Laurent en regardantBérangère, mais c’est un devoir heureux et queje vais exécuter.

Puis, prenant la main de la fille de Montfort,il lui dit doucement :

— Demain, Ripert vous portera la preuveque mon amour est le plus sûr de vos esclaves.

Puis il s’éloigna, et, soit volontairement,soit par mégarde, il laissa tomber aux pieds deFoulques le message qu’il avait reçu ; celui-cis’en empara, et il allait le cacher dans son sein,quand Bérangère s’en aperçut.

— Sire évêque, lui dit-elle, n’est-ce point lemessage qu’on a porté tout à l’heure à sireLaurent de Turin ?

— Sans doute, dit l’évêque embarrassé, etc’était pour le lui remettre.

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— Ou plutôt, dit Montfort avec hauteur,pour le lire en secret et y chercher matière àquelques nouvelles dénonciations.

— Eh bien ! oui, dit Foulques avec colère,c’est pour vous prouver que cet homme estvotre ennemi et le nôtre ; ouvrez ce message,sire de Montfort.

— Oh ! s’écria celui-ci, honte à qui peutsoupçonner un homme après de semblablesservices ! Je ne lirai point ce papier et je le brû-lerai à la flamme de ce flambeau, dût-il renfer-mer mon arrêt de mort.

Puis, il regarda sa fille et ajouta :

— À moins qu’une autre personne que moi,et qui peut-être a encore des doutes à éclaircir,ne veuille y chercher la preuve du dévouementqu’elle inspire.

— Moi, dit Bérangère en souriant et en pre-nant doucement le papier des mains deFoulques, je ne doute de rien.

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Et approchant le message secret d’un flam-beau, elle l’y brûla lentement. Mais, avant qu’ilfût consommé, elle avait eu le temps d’y lireces mots :

« À Laurent de Turin, Albert de Saissac. »

Et sa vanité naturelle, jointe à la vanité deson amour, les commenta ainsi : certes,l’amour de Laurent de Turin est un noble etbeau triomphe, mais celui d’Albert de Saissacest une de ces victoires inouïes qu’il a été don-né à peu de femmes d’obtenir sur un cœur.

Puis, chacun se releva heureux du présent,plus heureux encore de l’avenir. Le seulLaurent sortit le cœur serré de cette joie com-mune.

Tel est souvent le résultat des choses queles hommes poursuivent le plus ardemment.Au but qu’ils se posent, ils rêvent le repos etn’y trouvent que le désespoir. Ainsi, le premierjour où Laurent de Turin parut au château deCastelnaudary, objet de haine ou de soupçon

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pour tous ceux qui l’habitaient, il troubla parsa présence et par l’audace de ses propos tousceux dont il avait quelque chose à craindre, etla nuit qui suivit ce jour, il la passa paisible-ment, tandis que pour les autres elle fut pleined’angoisses.

Au jour que nous venons de raconter,Laurent était arrivé à ce qu’il avait si ardem-ment souhaité, à la confiance de Montfort, àl’intimité de sa famille, à l’amour de Béran-gère ; il tenait en main, si nous pouvons parlerainsi, les rênes de sa vengeance, et cependantla nuit qui suivit ce jour fut pour ses ennemisune nuit de sécurité et de repos, et pour lui unenuit de luttes et de cruels déchirements.

Quand il fut rentré dans son appartement,dans un coin de la salle où il prenait d’ordinaireses repas, il vit assis le vieillard mutilé qui luiavait apporté le message de l’Œil sanglant ; ilcourut vers lui pour lui témoigner sa joie de lerevoir, mais le regard du vieux Saissac, cetteseule expression de l’âme qui restât à son vi-

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sage, l’arrêta soudainement. Le père et le filsse prirent à se regarder, et celui-ci devina en-fin qu’il y avait doute dans l’esprit du vieillardsur la sincérité des actions de Laurent. Dèsl’abord, il en fut choqué, et bientôt, pensant enlui-même à la route extraordinaire qu’il avaitsuivie, il comprit qu’on put se tromper sur sesintentions, et dit au vieux Saissac :

— Eh bien ! mon père ?

— Mais le père ne répondit pas, et son re-gard demeura fixé sur le visage de Laurent. Ce-lui-ci, que tant d’événements avaient rendu im-patient, tourmenté de ce regard implacable quine le quittait pas, oubliant tout son passé sousla préoccupation du présent, reprit vivement :

— Parlez donc !

Le geste du vieillard fut triste. Peut-être nemarquait-il qu’un doute profond, qu’un besoind’être rassuré, mais cette pantomime réveillatout à coup les souvenirs de Laurent, et il crutlire dans le geste de son père ces mots cruels :

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— Tu as beaucoup oublié si tu as oublié queje ne puis pas répondre.

— Pardon, mon père, pardon, repritLaurent, mais je ne puis rien vous dire.

Il se leva et se promena activement dans lachambre : une impatience convulsive l’agitait,il venait de mesurer tout à coup le nouvel obs-tacle que la présence de son père lui apportait,les soupçons qu’il ne pourrait ni dissiper ni mé-priser ; ce censeur permanent de sa conduite,qui ne pouvait en comprendre le motif ou qui,peut-être, ne l’approuverait pas, tout cela exci-tait l’irritabilité du chevalier au point que, sansdiscussion, sans paroles amères, sans contra-diction, il s’exalta peu à peu.

— C’est impossible, disait-il, je ne puis riendire, et vous ne pourriez me comprendre ; j’aimis mon but au-delà de vos espérances ; jeme soucie fort peu de l’opinion des lâches quim’ont abandonné et vous aussi ; je ferai ce queje dois, ce que j’ai résolu, et malheur à qui se

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mettra en travers de ma route, car il faut quecela soit ! J’ai trop sacrifié, et je vais trop sacri-fier encore, pour que cela reste dans les termesd’une vengeance vulgaire ; je ne puis rien dire ;mais cela est ainsi.

Pendant ce temps, le vieux Saissac suivaitson fils du regard, et cette immobile inquisi-tion, qui ne se détachait pas un moment du vi-sage de Laurent, qui n’éclatait ni en reprochesni en explications, et ne donnait au chevalier nil’occasion de répondre ni celle de se défendre,cette poursuite obstinée pénétrait le cœur deLaurent comme un aiguillon qu’on eût toujourspoussé plus avant dans sa plaie. Alors, arrivéau comble de l’irritation, voyant qu’il ne pou-vait être compris, et ne voulant peut-être passe faire comprendre, il s’écria :

— Oh ! mon père ! qu’êtes-vous venu faireici ?

Le vieillard se leva, et, baissant la visière deson casque, s’apprêta à sortir du château ; mais

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Laurent, s’élançant après lui et le retenant vi-vement, lui dit d’une voix suppliante :

— Demeurez, mon père, je vous dirai tout,ou si je ne puis tout vous dire, retenez bien ceciet souvenez-vous-en toutes les fois que vousdouterez de moi. Le jour où vous croirez vé-ritablement que je suis un traître, ce jour-là,faites de moi sans pitié ce qu’on a fait de vous ;et maintenant demeurez et soyez patient, je lesuis bien, moi.

Après ces mots, Laurent appela Goldery etlui confia son père, puis il demeura seul et s’as-sit pour prendre un moment de repos. La las-situde de son âme et de ses membres était ar-rivée à ce point qu’il ne pouvait soutenir nison corps ni sa pensée, et l’on peut dire que,comme le serf que le fouet de son maître achangé en bête de somme et qui se coucheà côté du faix qu’il doit transporter, aimantmieux mourir que de marcher, Laurent essayade se coucher aussi à côté du fardeau de savie. Mais l’heure n’était pas venue. À travers ce

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lourd affaissement qui le tenait tout entier, unvague besoin d’action l’agitait encore, commeaprès une longue route il semble qu’on ait en-core besoin du mouvement qui vous a empor-té. Il lui restait aussi cette inquiétude d’unechose inachevée : il ne pouvait dire ce quimanquait au travail de cette journée, mais ilsentait l’appel d’un engagement pris et auquelil ne pouvait répondre. À moitié insensé, lut-tant contre le sommeil de fatigue qui le domi-nait, il murmurait tout bas en regardant autourde lui :

— Quoi donc encore ? qu’y a-t-il encore ? ily a quelque chose encore.

Et le souvenir qu’il cherchait se réveillasoudainement par le soin même qu’il voulutprendre de l’écarter. Il appela Ripert pour pen-ser à autre chose, et, comme par un enchan-tement particulier, il se prononça à lui-mêmele nom qui portait avec lui sa plus cruelle dou-leur. Laurent se leva soudainement, et avec unsinistre éclat de voix il répéta :

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— Ripert ! ah ! c’est Ripert !

Il s’arrêta et réfléchit un moment, et là,comme un homme qui consomme sa ruine etqui ne veut pas avoir à recommencer deux foisle paiement d’une dette qui le dépouille à nu, ilse dit tout bas :

— Finissons-en aujourd’hui, aujourd’hui oujamais.

Alors il appela Ripert, mais l’esclave ne ré-pondit pas, et Goldery étant accouru aux crisde son maître, Laurent apprit que Ripert n’avaitpoint paru depuis l’heure du combat. C’était unde ces jours marqués dans la vie des hommescomme un centre fatal où convergent tous lesdésespoirs pour les frapper atrocement ; à tantde douleurs passées se joignit l’épouvante de ladisparition de Ripert, et cet enfant, cette Man-fride, cachée sous un habit d’esclave, redevintsoudainement tout ce qu’elle avait été pour Al-bert de Saissac.

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Tout ce dévouement passé, que dans le dé-lire de sa nouvelle vie Laurent de Turin n’avaitpas trouvé à se rappeler, tout ce dévouementabîmé dans le flot de mauvaises passions quiagitaient le chevalier, se remontra à lui et sur-nagea dans cet orage comme eût fait un ca-davre oublié et que la mer reporte à sa surface.Alors il crut voir Manfride pâle, mourante, luitendant les bras, prête à disparaître pour ja-mais, et le premier mouvement de Laurent futde la sauver.

Il courut partout, il s’informa de tous côtés,mais, dans ce tumulte de la journée, personnene l’avait vue. Laurent parcourait incessam-ment les remparts, les cours, les fossés, et trou-vait les soldats endormis du sommeil que lui-même leur avait procuré et qu’ils ne daignaientpas rompre pour répondre à ses questions. Enmarchant ainsi au hasard, il arriva près de lahaute tour d’où il avait vu le commencementdu combat, et, dans le silence de la nuit, il crutentendre une voix qui parlait au sommet ; mais

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quoique cette voix semblât s’adresser à quel-qu’un, elle parlait seule et rien ne lui répondait.Cette voix était celle de Robert de Mauvoisin.Poussé par un sentiment dont il serait diffi-cile de désigner la première cause, inquiet del’absence de Manfride, irrité de ce qu’elle pûtêtre en butte aux railleries de Mauvoisin, oupeut-être encore plus irrité de ce qu’elle pou-vait l’écouter plus favorablement, Laurent gra-vit rapidement la tour, mais il la gravit avecprécaution, en étouffant le bruit de ses pas ;arrivé à ce point d’être jaloux ou plutôt decraindre une trahison, de supposer que la ven-geance pourrait inspirer à Manfride un crimedont il n’eût pas osé accuser son amour, attri-buant ainsi au sentiment qui le dominait uneégale puissance sur toutes les âmes.

Enfin il atteignit les dernières marches quitenaient à la plate-forme sur laquelle parlaitMauvoisin ; son instinct avait bien avertiLaurent, Manfride était là, et c’était à elle ques’adressaient les discours de Robert.

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— Esclave, lui disait-il, est-ce que le maîtrequi t’a vendu à Laurent lui a de même venduton âme ? Qu’est-ce que l’esclavage du corps,qui peut se racheter par quelques pièces d’or, situ as gardé la liberté de ton cœur ? Engage-moicelle-là, et demain, au lieu d’être rangée parmiles valets de Laurent, tu seras une femme libreet tu auras des esclaves à ton tour qui t’implo-reront et te demanderont grâce.

En entendant ces mots, Laurent se sentitpris d’une suffocation de rage qui lui serra lagorge. Quoi ! cet homme, qui avait posé sur sasœur la flétrissure mortelle de sa débauche, cethomme touchait par ses paroles à l’amour puret saint de Laurent. En cette occasion, la ven-geance manqua à celui-ci, tant elle lui parutau-dessous de l’outrage ; c’était si peu de choseque de tuer cet homme, que Laurent s’arrêtapour écouter encore. Manfride n’avait point ré-pondu, et Mauvoisin continua ainsi :

— Oh ! pardonne-moi si, t’ayant aperçueseule et délaissée sur cette tour, je suis venu

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vers toi ! c’est que j’ai compris combien tu de-vais souffrir et que je sais que tu auras plus àsouffrir encore. Je le vois, pauvre fille, du fondde ta misère tu t’es élevée jusqu’à aimer ce-lui qui s’appelle ton maître, et aujourd’hui qu’ilen aime une autre, tu souffres comme si tonamour était égal au sien ; eh bien ! ce n’est làque ta première douleur. C’est affreux d’êtreainsi rejeté de l’asile où l’on avait caché sa vie ;mais quelque chose de plus affreux te menace,Amauri t’a reconnue comme moi ; mais, tan-dis que je t’entourais des vœux de mon amour,il portait sur toi les désirs de sa débauche ; ila résolu de te demander à Laurent, de t’ache-ter pour te posséder, esclave de lit destinée àpasser de baisers en baisers. Moi aussi, je veuxt’acheter, mais pour que ta liberté te revienne,n’espérant et ne voulant de toi que ce que tareconnaissance voudra me donner en retour.

Manfride ne répondit rien encore. Un mo-ment Laurent désira, ou qu’elle fût faible et ac-ceptât l’affranchissement qu’on lui proposait,

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ou que dans sa fierté elle en appelât à l’appuide son maître de l’insulte qui lui était faite ;mais Manfride se tut. Était-elle déjà arrivée àce désespoir de ne plus prendre souci ni deson honneur ni de sa vie ? Son âme était-elledéjà assez brisée par la douleur qu’on put lafrapper encore sans y réveiller une plainte ? Ille crut ainsi. Un moment il avait pensé justesur le désespoir de Manfride, c’est lorsque, ren-du à sa tendresse pour elle par l’inquiétudeque lui causait son absence, il avait supposéqu’elle pouvait vouloir se venger. Ce ne futqu’un éclair durant lequel il s’oublia lui-même.Mais la présence de Mauvoisin le ramena à lapoursuite de ses seuls désirs, et, dans cette ma-nie insensée de vengeance qui le préoccupaitsans cesse, il compta qu’il fallait aussi une ven-geance à cette douleur de Manfride, dont il ac-cusait les autres parce qu’ils l’avaient forcé à lafaire naître. Alors, dans son ambition de suffireà tout et de se porter fort, pour ainsi dire, desintérêts de tout ce qu’il aimait, il ajouta l’in-sulte de Mauvoisin à ses griefs, sans consulter

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celle qui en souffrait. Seulement, repris par sapensée de toutes les heures, oubliant l’inquié-tude qu’il avait éprouvée pour Manfride, ou-bliant qu’elle n’avait pas bu comme lui cettelarge coupe de douleurs qui l’avait enivré, ilpensa que l’exagération de sa vengeance, queson épouvantable complication, excuseraienttout ce qu’il aurait sacrifié pour y parvenir ;un raffinement hideux, effroyable, apparut àson esprit, et sans en calculer la possibilité, sefiant à sa force pour l’exécuter du moment qu’ill’avait conçu, il en éprouva une joie furieuse.Mauvoisin dit à Manfride :

— Esclave, penses-y, c’est demainqu’Amauri compte t’obtenir de Laurent, etLaurent te vendra, n’en doute pas ; car l’amourqu’il a pour Bérangère lui persuadera de flatterson frère pour obtenir son appui près d’elle.Veux-tu être à moi plutôt qu’à lui ?

— Ni à toi ni à lui ! s’écria Laurent en mon-tant tout à fait sur la tour ; cette esclave estpromise à Bérangère, elle lui appartiendra.

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Puis, s’approchant de Mauvoisin, qui s’étaitreculé à l’aspect de Laurent, et, avec ce sourirefamilier de deux débauchés qui se com-prennent, il lui dit tout bas :

— Ne désespère pas, Robert, elle sera à toi ;mais tu sais ce qu’il faut céder au caprice desfemmes ; Bérangère a voulu cette esclave, Bé-rangère s’en fatiguera, et alors…

Il sourit encore et reprit :

— Laisse-moi avec elle.

Les deux chevaliers se serrèrent la main, etMauvoisin descendit de la tour. Laurent s’ap-procha de Manfride ; elle avait le dos appuyéaux créneaux de la tour ; ses mains croiséespendaient devant elle, et l’on peut dire que leregard sans vie et sans expression de ses yeuxpendait aussi, comme si elle n’eût pas eu laforce de le porter plus loin que ses pieds.

— Manfride, lui dit doucement Laurent,c’est moi, j’ai à te parler ; écoute-moi et n’ou-

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blie ni ce que je t’ai promis ni ce que tu m’asjuré après l’incendie du camp de Toulouse.

Manfride leva les yeux sur Laurent commesi elle n’avait pas entendu ; elle les baissa aus-sitôt, et si ce regard n’eut été doux et calme, ill’eût crue folle de la voir s’obstiner ainsi dansson silence. Mais son étonnement s’accrut en-core lorsque Manfride, lui posant doucement lamain sur le bras, lui dit d’une voix assurée :

— Albert, quel est ce jour ? quel est le jouroù nous sommes ?

— Aujourd’hui, dit le chevalier, c’est le pre-mier jour d’octobre.

— Bien, dit Manfride.

Puis elle compta sur ses doigts, et lors-qu’elle eut fini, elle secoua tristement la tête.

— Alors, dit-elle, j’aurai vingt ans, c’estl’âge prédit ; c’est bien long, n’importe.

Puis elle ajouta en s’adressant à Laurent :

— Que voulez-vous de moi, maître ?

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— Manfride, lui dit celui-ci doucement,c’est à toi, Manfride, que je parle et à qui jeviens demander secours et appui.

Oh ! il fallait que son âme fût bien déchirée,puisqu’à ce mot de Laurent elle ne répondit paspar une effusion de larmes et de promesses.

— Maître, reprit-elle, Manfride n’est plus icipour vous secourir ; mais Ripert y est encoreresté pour obéir à vos ordres.

Cette parole irrita Laurent, à qui il semblaitque chacun devait comprendre ce qui se pas-sait en lui, et que chacun devait s’y associeravec la passion qu’il y mettait. Il lui réponditdonc avec hauteur :

— Sache donc que demain tu seras l’es-clave de Bérangère.

— Soit, dit Manfride sans témoigner niétonnement ni déplaisir ; soit, demain.

Tout manquait à Laurent, tout, jusqu’à la ré-sistance de cette femme qu’il avait espérée et

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qui l’accabla de sa soumission ; et lui-même,épouvanté de ce qu’il avait demandé et de cequ’il avait obtenu, il s’écria douloureusement :

— Toi, Manfride ! toi, l’esclave de Béran-gère ! toi, mon salut, ma vie, mon amour ! oh !c’est impossible !

— Non, dit Manfride, toujours calme, tou-jours douce et résignée ; non, rien n’est impos-sible à la vengeance.

— Oh ! tu m’as donc compris ? s’écriaLaurent, à qui ce mot parut une explicationsuffisante de la conduite de Manfride.

Insensé, qui ne soupçonna pas qu’en par-lant ainsi ce n’était peut-être déjà plus les ef-forts de Laurent qu’elle calculait, mais les sienspropres ; égoïste furieux, qui oubliait qu’il por-tait en lui un mal qui se gagne, véritable foupris de rage, qui mordait autour de lui sanspenser que son venin pouvait empoisonnerd’autres âmes ! S’il n’avait pas été aussi aveu-glé qu’il l’était, c’est lui qui aurait compris la

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pensée de Manfride séparée de la sienne, carelle ne répondit à ces dernières paroles ni parun geste, ni par un mot, ni par un sourire.

Alors ils quittèrent ensemble la tour, en-semble comme ils ne l’avaient pas été depuislongtemps, Manfride appuyée sur le chevalier.Elle ne se défendait plus de ses soins, touteprête à se donner encore comme elle s’étaitdonnée autrefois, laissant sa bouche aux bai-sers de Laurent, son beau corps à ses étreintes,ayant de son côté jeté la pudeur jalouse ensacrifice à ses projets ; et Laurent, qui depuissix mois n’avait pu approcher de cette femmequi l’avait tant aimé, sans qu’un frisson la prît,sans que les larmes lui vinssent aux yeux, sansqu’elle le repoussât avec des sanglots et des re-proches, Laurent ne comprit pas que pour luiabandonner ainsi son corps il fallait qu’elle eneût complètement séparé son âme.

Alors le jour montait à l’horizon, et l’onpeut dire que cette aurore commença une nou-velle vie et une nouvelle fortune pour tous

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ceux qui habitaient le château de Castelnauda-ry. Pour Montfort, ce fut la reprise de ses es-pérances ambitieuses, qui la veille pendaientsur l’abîme qui devait les engloutir ; pour Bou-chard et Alix, ce fut une sécurité de leur bon-heur, jusque-là si alarmé ; pour les deux dé-bauchés, Amauri et Mauvoisin, ce fut la cer-titude de nouvelles débauches ; pour Laurent,ce fut l’achèvement calme et sur un sol uni deprojets que jusque-là il avait menés à traversles précipices et les sentiers les plus dange-reux. Dieu seul savait ce qu’était cette nouvellevie pour Manfride, et nous-mêmes nous n’ose-rions le dire. Nous, narrateur fidèle de cette fu-neste histoire, nous ne sonderons point le vol-can avant l’heure ; nous en dirons seulementles grondements sourds, les commotions fu-rieuses, jusqu’au moment où ce foyer profond,plein de laves, bouillant d’incendies cachés,éclata dans une nuit funeste, jetant autour delui du feu, des flammes, du sang, des fers calci-nés et des cendres qui recouvrirent un linceulmortuaire, ces funestes événements que nous

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exhumons aujourd’hui de la tombe, où ils ontdormi pendant des siècles.

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VII

PATRIE ET VENGEANCE

Si ce livre était destiné à être le récit d’his-toires amoureuses, il nous faudrait suivremaintenant Bérangère et Laurent dans lesnombreux entretiens où l’amour de l’une ré-pondit pas à pas à la séduction de l’autre. Si,après les mouvements violents qui ont agitéjusqu’à présent les personnages que nousavons mis en scène, nous voulions peindre cesmoments de calme qui, même dans la positionla plus cruelle, s’emparent de l’homme aprèsde dures fatigues, nous dirions par quels soinsjournaliers, par quelles flatteries incessantes

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Laurent parvint, sinon à dompter, du moins àenchaîner l’orgueilleuse Bérangère. À le com-parer aux agitations qui l’avaient précédé, cetemps fut pour Laurent un temps de repos :ce repos était, à la vérité, comme celui desmalheureux condamnés chinois qui, enfermésdans une cage qui n’est pas assez haute pourqu’ils puissent s’y tenir debout, ni assez largepour qu’ils puissent s’y coucher, finissent ce-pendant par y trouver le sommeil.

C’est un des magnifiques privilèges de lanature que cette invincible puissance du som-meil après de rudes travaux. Le marin, qui acombattu pendant trois jours une mer furieuseet qui a vu son navire écharpé s’en aller parlambeaux, dort sur le radeau où la mort est en-core plus menaçante ; le soldat, qui trois joursdurant a combattu debout en face de l’ennemi,dort sur l’affût du canon qui tonne à son oreille.Ce repos que la nature a départi au corps, ellel’a donné aussi à l’esprit, et soit qu’il faille leconsidérer comme un bienfait providentiel qui

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prend soin de réparer nos forces pour de nou-velles fatigues, soit qu’on doive le regardercomme le complément de la misère humaine,qui ménage le cœur de l’homme pour ne pasle tuer tout d’un coup, et lui accorde ce répitcomme le bourreau au torturé pour accomplirle sacrifice, toujours est-il que c’est la destinéecommune.

Comme tous les hommes, Laurent en profi-tait ou la subissait : il avait trouvé après ce jourfatal du combat de Castelnaudary des jours si-non de repos, du moins d’anéantissement, et,si nous pouvons reprendre la comparaison quenous avons dite plus haut, de même que lecondamné chinois applique toute l’ingéniositéde son esprit à trouver la position la meilleuredans la cage où il est enfermé, de mêmeLaurent avait mis toute la souplesse de sonesprit à se bien poser dans la nécessité où ilétait emprisonné. La morale humaine n’est paschose si mathématique qu’elle ne prête l’ap-pui d’excellentes raisons à toutes les causes, et

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Laurent en était venu vis-à-vis de lui-même aupoint de justifier, au nom des sentiments lesplus sacrés, la vie coupable qu’il menait, et cechapitre nous fera voir à quels appuis il avaitrecours pour faire de sa position quelque chosede supportable.

Nous n’essaierons pas de montrer parquelle déviation il parvint à ce résultat, maisnous dirons comment il y vivait à l’aise, troismois après le jour où il avait un moment trouvéimpossible d’y vivre.

Depuis longtemps les croisés, ou plutôt cequ’on pouvait appeler la cour des croisés,avaient quitté Castelnaudary ; une garnison yavait été laissée, et la comtesse de Montfort,suivie de sa famille, était entrée à Carcas-sonne. Pendant ce temps, le comte avait courula campagne, repris et rasé les châteaux quiavaient profité de l’insurrection de la Provenceet s’étaient tournés contre lui. Si, à cetteépoque, il avait possédé une nombreuse ar-mée, c’en était fait du comte de Toulouse et de

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sa suzeraineté, mais les troupes de Montfort,renouvelées de quarante jours en quarantejours par les populations croisées du nord et del’est des Gaules, ne pouvaient parvenir à pré-senter un ensemble respectable : presque tou-jours elles perdaient en pèlerins dont le vœuétait accompli autant qu’elles gagnaient en pè-lerins qui voulaient accomplir un vœu pareil.

Déjà même cet arrivage de soldats vaga-bonds diminuait sensiblement. Dans les pre-miers moments, les prédications d’Arnaud etde Dominique avaient apporté dans cetteguerre une passion qui pouvait rivaliser aveccelle qui entraînait toute la noblesse à passerles mers ; mais cette passion s’était éteinteavec le zèle des prédicateurs. Ceux-ci, en effet,comptant avoir trouvé ce que probablementils demandaient à cette croisade, se reposaientdans leurs victoires. Dominique fondait descouvents, et Arnaud, élu archevêque de Nar-bonne, ne se souciait plus de risquer saconquête contre les vaincus, et croyait mieux

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l’assurer en menant ses nouveaux sujets com-battre les Maures sous les ordres de Pierred’Aragon. En même temps que ce refroidisse-ment religieux était arrivé le refroidissementde l’esprit de conquête. Les premiers venusavaient si largement moissonné sur cette terrede Provence, que ce qui restait à piller ne ten-tait que les plus ignorants ou les plus misé-rables. Il n’est pas inutile de remarquer cepen-dant que si les hommes du peuple manquèrentà l’aliment de cette guerre, les hauts chevaliersn’y firent point faute.

Les premiers, en effet, n’avaient d’autre es-pérance que le pillage des villes et le sac deschâteaux, et de ce côté tout avait été fait àfond ; les seconds, au contraire, pouvaient ygagner des châtellenies, des vicomtés, des sei-gneuries de tout rang, et il restait à la Provencela terre, que les premiers croisés n’avaient puemporter. De cela il résulta qu’à partir du com-bat de Castelnaudary, l’armée de Montfort nefut plus une de ces innombrables troupes qu’il

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fallait compter par cent mille, désordonnée etsans art de la guerre ; ce fut un corps peu nom-breux de chevaliers accompagnés d’hommesd’armes expérimentés, avec lequel il put vivresur ce pays ruiné et se porter rapidement par-tout où le danger se levait. Avec si peu de res-sources et malgré sa victoire de Castelnauda-ry, il n’est point douteux cependant que, perdupresque seul au milieu de ces populations en-nemies, il eût fini par être écrasé par leur pres-sion seulement, si elles s’étaient encore levéescontre lui. La force d’inertie de toute la Pro-vence eût suffi même pour l’anéantir, et la dé-fense faite par les seigneurs à leurs vassaux deporter des vivres aux croisés eût réduit ceux-ci à ne combattre que pour la nourriture dechaque jour ; mais aucune union n’avait sur-vécu à la défaite de Castelnaudary, ni celledes chefs pour combattre ensemble, ni celle dupeuple pour obéir ensemble.

Chacun s’était fait le juge de ses moyens desalut. Les comtes de Foix étaient rentrés dans

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leur château, se fiant à la difficulté presque in-surmontable des chemins qui y conduisaient ;là, de leur inaccessible rocher, ils laissaientcourir librement les troupes armées de Mont-fort, ne s’en inquiétant qu’autant qu’elles au-raient pu les atteindre. Le comte de Toulouse,retiré dans sa ville, laissait de même envahirchacune de ses possessions, protégé non paspar l’inaccessibilité de Toulouse, mais par l’in-suffisance des moyens de Montfort pour enfaire le siège. Comminges, qui n’avait plus quelui-même à cacher, restait seul dans la cam-pagne avec quelques hommes dévoués, harce-lant çà et là les bourdonniers qui sortaient durayon de la protection de Montfort, se retirantensuite partout où il pouvait trouver un asiled’une nuit. Couserans avait imité les comtes deFoix, et Aimeri de Narbonne, en se soumettantà Arnaud, son nouvel archevêque, avait trouvédans son abandon des intérêts de la Provenceune meilleure protection que dans les armes.Ainsi Montfort, tout faible qu’il était, agrandis-sait et asseyait plus solidement sa conquête

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qu’il n’avait pu le faire jusque-là. Faible contrele pays qu’il attaquait, mais fort contre cha-cune de ses parties, il conduisait tous seshommes contre chaque château, il s’en em-parait, et pour qu’il ne lui échappât plus etlui fît en même temps secours, il le donnait àquelque chevalier de son armée, se créant desvassaux avant que lui-même fût assis à la placede leur suzerain.

Cette marche avait cela de si excellent quesi Montfort n’eût pas manqué par la mort à safortune et à celle de sa famille, peut-être sub-sisterait-il encore dans le Languedoc les tracesde cette suzeraineté à son sommet le plus éle-vé, comme il en existait encore en 1789 dansles rangs inférieurs de la féodalité. Peut-être lenom de comte de Toulouse resterait-il joint àcelui de Montfort, comme le titre de marquisde Mirepoix et les vastes domaines qui en dé-pendent étaient demeurés à la famille de Lé-vis ; mais Montfort n’eut pas le temps de placer

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la clef de cet édifice et de l’assurer sur la basequ’il établit avec tant de succès.

Comme c’est à d’autres temps qu’appar-tiennent ces considérations, nous ne les pous-serons pas plus loin, et nous reviendrons aumoment où Simon, vainqueur de toutes les pe-tites résistances, fut encore une fois appelé àjouer toute sa fortune dans un combat où laProvence tenta encore une fois son indépen-dance.

Peut-être trouvera-t-on dans le récit quenous allons mettre sous les yeux de nos lec-teurs une personnification des deux esprits qui,dans de pareilles circonstances, partagent sou-vent les populations envahies : celui qui sa-crifie à la satisfaction personnelle de ses pas-sions, patrie, honneur, devoirs sacrés, et celuiqui fait de la liberté du pays la couronne pourlaquelle il subit la misère, le mépris et, ce quiest plus héroïque peut-être, l’obscurité.

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Un combat venait d’avoir lieu à quelquedistance de Saverdun. Ce n’avait été que lechoc de quelques centaines d’hommes les unscontre les autres. Peu y avaient péri, car, danscet isolement des croisés et cette dépopulationde la Provence, les combattants se séparaientsouvent sans attendre leur défaite ou sans pro-fiter de leur victoire. Chacun, ménager de sonsang, ne le risquait plus dans des luttes qui nepouvaient amener que la mort d’hommes. Parune espèce d’accord commun, on semblait seréserver pour une action qui décidât de l’exis-tence du pays.

Quelques chevaliers conduits par Bau-douin, frère du comte de Toulouse et dont nousn’avons pas trouvé place à signaler la trahisonparmi toutes celles qui concouraient à la ruinede la Provence, quelques chevaliers, disons-nous, s’étaient avancés sur les terres descomtes de Foix pour tâter ce pays, et là,comme partout où manquait Montfort, les croi-sés avaient été battus. Les deux lions de Foix,

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sortis de leur repaire, s’étaient élancés sur eux,les avaient dispersés ; mais entre leurs mainssanglantes était resté le capitaine de cettetroupe, Baudouin de Toulouse.

Le premier mouvement de Roger Bernardavait été, dès qu’il l’eut reconnu, de le poi-gnarder sans miséricorde ; une main s’inter-posa entre Roger Bernard et Baudouin. Cettemain était celle de l’Œil sanglant, qui, arrivé laveille de Toulouse dans le château de Saver-dun, avait pris part au combat. Il était près deBaudouin, le considérait depuis quelque tempscomme un statuaire contemple le bloc demarbre d’où il veut tirer une œuvre achevée.L’Œil sanglant, en regardant Baudouin, sem-blait découvrir dans cet homme quelque chosede plus qu’un ennemi prisonnier qu’on pouvaitégorger ou rendre à la liberté. Ce fut sur cesentrefaites que Roger s’approcha de l’arbre au-quel Baudouin était attaché. À peine l’eut-il re-connu qu’il leva son poignard sur lui en criant :

— Ah ! traître ! traître ! Dieu est juste.

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À ce moment l’Œil sanglant s’élança entrele comte de Foix et Baudouin, et dit à Bernardd’une voix solennelle :

— Au nom du comte de Toulouse, dont cethomme est né le sujet, je te défends de le frap-per comme un chevalier ennemi pris dans unloyal combat.

— Fût-il le comte de Toulouse lui-même,répondit violemment Roger Bernard, je le frap-perai et le punirai, et ce n’est pas toi qui devraisélever la voix en sa faveur.

— Aussi, reprit l’Œil sanglant, n’est-ce pasen sa faveur que je m’interpose, c’est au nomde la Provence entière.

— Que m’importe la Provence ! reprit Ro-ger Bernard, je n’ai plus de liens qui m’at-tachent à elle ! et d’ailleurs que fait à la Pro-vence la vie de cet homme ?

— Que sa vie ne lui fasse rien, réponditl’Œil sanglant, c’est possible, mais sa mort luiimporte.

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— Eh bien ! dit Roger Bernard en s’avan-çant vers Baudouin, qu’il meure donc !

— Pas ainsi, dit l’Œil sanglant. Ceci n’estpoint la mort d’un traître, c’est le meurtre d’unennemi. Cet homme appartient à la justice ducomte de Toulouse, et moi, mandataire ducomte de Toulouse près de son vassal le comtede Foix, je ne permettrai pas qu’on le lui ar-rache comme tu penses le faire.

Roger Bernard, à cette déclaration faiteavec autorité, devint sombre, et un éclair dedéfiance contre l’Œil sanglant se montra surson visage. Cependant il s’efforça de restercalme et dit froidement à l’Œil sanglant :

— Écoute, voilà la seconde fois que tuviens, après une trahison du comte de Tou-louse, tenter mon dévouement à la cause dela Provence. Tu sais si à tout autre que toij’eusse permis de me prononcer en face le nomde Raymond. Celui qui s’appelle l’Œil sanglant,celui qui s’est appelé Buat après s’être appelé

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Jehan de Verle ; celui qui le premier et sous sonpremier nom a frappé de mort l’insolent Pierrede Castelnau, qui nous apportait les ordresd’Innocent III, celui qui ensuite, sous le nomde Buat, est seul resté fidèle au malheureux vi-comte de Béziers et ne l’a abandonné ni dans lecombat ni dans la prison ; celui qui aujourd’huis’est voué à sa vengeance et à son salut etau salut de son fils sans qu’un moment de savie ait démenti sa haine d’un côté et son dé-vouement de l’autre, celui-là Jehan de Verle,celui-là Buat, celui-là l’Œil sanglant, peut toutme dire, et je peux tout croire de lui. Maisécoute aussi à ton tour : la duplicité du vieuxRaymond m’épouvante plus que ta loyauté neme rassure, et quoique je sache à quel titre tuaimes ce misérable ou à quel titre tu lui par-donnes, n’oublie pas que pour moi son nom estcelui d’un traître et d’un lâche, et qu’en l’invo-quant, ce n’est pas la tête de Baudouin que tusauverais, c’est la tienne que tu mettrais en pé-ril.

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L’Œil sanglant sourit dédaigneusement àcette menace ; mais Roger Bernard n’y prit pasgarde et continua du même ton froid et résolu :

— Écoute encore : tu es venu me proposerune nouvelle alliance entre tous les comtes dece pays. Il est inutile que tu rentres dans maville pour avoir ma réponse. Ma réponse, lavoici : « Je ne veux pas. » Il n’y a plus de Pro-vence pour moi ; je ne connais ni comte deToulouse ni roi d’Aragon ; je ne connais plusque moi qui sois maître de mes volontés ; jene connais plus que ma terre à qui je doivemon sang en défense. Je tue cet homme parceque cet homme m’a attaqué : il n’a pas commisd’autre crime à mes yeux.

— Comte de Foix, reprit l’Œil sanglant, ilm’en coûte d’être obligé de te parler un autrelangage que celui de l’honneur. Je croyais qu’ily avait encore en toi quelque chose capable dese soulever au nom de Provence et au cri de li-berté. Il n’en est plus ainsi, il me faut ajouterce malheur à tant d’autres : soit donc. Mais je

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te parlerai un langage que tu dois encore com-prendre, celui de ton intérêt et de ton salut. Àcette heure la haine te domine plus que la rai-son, car tu es bien sincèrement persuadé quele comte de Foix sera toujours un vasselagedu comté de Toulouse, et qu’une fois Montfortmaître de notre grande cité, il aura bientôt éta-bli sur tes villes son droit de suzeraineté ! Maises-tu sûr qu’il veuille bien te compter parmi sesvassaux, et qu’il ne fasse de ta comté un donà l’un des chevaliers qui le suivent ? Or, si cen’est pour Raymond, que ce soit pour toi que tule défendes.

— Non, dit Roger Bernard, non ! Que je pé-risse et que le comte de Toulouse périsse, jete jure que cela me sera une grande joie. Queje survive, et que Montfort, devenu suzerainde Toulouse, me laisse mes terres, et je te jureencore que ce me sera un grand honneur qued’être le vassal d’un homme brave, digne de lacouronne et de l’épée qu’il porte. Non, vois-tu,c’est un parti pris. Je me suis souvent sondé le

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cœur pour y trouver de la pitié et de la colèreen voyant Montfort promener partout son in-solente conquête ; eh bien ! ni colère ni pitiéne s’y sont éveillées. Que veux-tu ! je n’aimeplus la Provence, non, je ne l’aime plus. Queme fait à moi ce pays qui s’abandonne, ce beaupays dont nous étions si fiers, cette Provencehéritière de Rome ? Non, vrai, je ne l’aime plus.Qu’elle soit la proie des Français, qu’ils lapillent et la dévastent, la malheureuse ! surmon âme ! je ne puis m’en soucier, et s’il enreste jamais un souvenir, qu’on dise que lecomte de Foix l’a abandonnée aussi, peu m’im-porte.

Il s’arrêta et reprit avec un amer sourire :

— Qu’importe la gloire à qui n’aura plus depatrie pour en être fier ?

En parlant ainsi, le rude Roger Bernards’était comme attendri, et sa voix avait quelquechose de cet accent d’un amant qui maudit, leslarmes aux yeux, la femme qui l’a trahi.

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— Ah ! s’écria l’Œil sanglant en s’emparantvivement de cette émotion, tu n’abandonneraspas notre pays, toi, le comte de Foix, toi, leseul soldat devant qui Simon craigne de com-battre ; toi, vers qui tout un pays se tourne lesmains jointes et les genoux à terre, tu n’au-ras certes pas moins de courage et de généro-sité que moi, pauvre soldat isolé, à qui la fa-talité n’a pas même donné un nom en patri-moine. Je te le dis sur mon honneur, la fautedu comte de Toulouse a été le résultat d’unetrahison dont il est innocent ; cette trahison,je t’en rendrai compte. Et peut-être en suis-jeplus coupable que lui, car c’est sur ma garan-tie qu’il se fiait aux messages qui tant de foisnous ont valu la victoire, et Dieu sait, s’il fallaitêtre juste, si tu n’aurais pas toi-même à te re-procher d’avoir oublié tes frères morts autantque Raymond lui-même. J’étais absent quandvous avez envoyé Arregui et David à Simon, etdis-moi, à qui avez-vous pensé alors ? À vous,et je pourrais vous accuser d’avoir abandon-né les plus nobles victimes de notre guerre ;

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mais je ne m’armerai pas de mes griefs contrequelques-uns pour perdre mon pays. Un autrel’a fait : Dieu fasse qu’il se repente ! Quoi qu’ilen arrive, la patrie reste encore à sauver. Ray-mond te redemande ton secours contre l’en-nemi commun, et il t’offre en retour tous lesgages que tu peux exiger en garantie de sa foi.

— Et le premier que tu m’apportes en sonnom, répondit Roger Bernard, dont les résolu-tions s’ébranlaient visiblement, c’est d’arracherà ma justice la tête de son frère, la tête d’untraître.

— Non, dit l’Œil sanglant, il te demande dela rendre à la sienne, et la sienne peut s’exer-cer ici même et par toi, que rien n’a encore dé-pouillé du titre de général de cette guerre, titrequi t’a été donné par l’assemblée des cheva-liers, des bourgeois et des manants de la Pro-vence.

— Eh bien ! dit le comte de Foix, qui se sen-tait vaincu, que ce soit ma justice ou la sienne

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qui s’exerce en ce lieu, c’est la mort de cethomme qu’il lui faut.

— Et tu as raison, dit l’Œil sanglant, c’est samort, sa mort ignominieuse.

Puis il s’approcha de Roger Bernard de fa-çon à n’être entendu que de lui seul :

— Enchaînons, lui dit-il tout bas, enchaî-nons le comte de Toulouse par un acte quimontre à la Provence qu’il n’y a plus de traitépossible entre lui et ses ennemis.

Pendant qu’il expliquait au comte de Foixce qu’il devait faire en cette circonstance, Ro-ger Bernard l’écoutait les yeux baissés. Enfin, ilreleva la tête et lui dit :

— Eh bien ! soit, je ferai ce que tu veux au-jourd’hui, et enfin, à l’heure où tu me le diras,je serai prêt encore, je tirerai l’épée ; mais n’ou-blie pas que nous allons jouer la dernière par-tie de la Provence, n’oublie pas que son salutest notre premier devoir, et coupable serait ce-lui qui, par faiblesse ou par orgueil, lui ôterait

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une seule chance. Va trouver Pierre d’Aragon ;qu’il vienne, qu’il soit notre chef ; s’il le faut, jelui obéirai.

Puis, tendant la main à l’Œil sanglant, il luidit avec une émotion profonde :

— Je te remercie. Va, nous la sauverons,cette belle patrie ; elle sera libre, grande etfière, et quand du fond de mon château, deve-nu vieux pendant qu’elle redeviendra jeune etflorissante, je la verrai riche et féconde, je sensque je me trouverai heureux et que j’éprouve-rai quelque orgueil parmi mes rochers nus àvoir ainsi grandir cette belle province, que j’aiappelé ma mère et que peut-être alors je pour-rai appeler ma fille.

Après ces paroles, il s’approcha du groupequi retenait Baudouin captif, et dit à quelquessoldats :

— Qu’on pende cet homme aux branchesde ce chêne !

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La destinée du vaincu était tellement écrited’avance à cette époque, que personne ne son-geait à y échapper. Aussi Baudouin ne cria-t-il ni grâce ni merci pour sa vie, mais il pro-testa avec énergie contre le genre de sa mort.Le droit de représailles eût pu servir d’excuseà l’exécution de Baudouin s’il n’eût été dans lapensée de l’Œil sanglant de faire un autre droitde cette exécution, et sur le lieu même l’actesingulier que voici fut rédigé et lu au coupable :

« Baudouin de Toulouse, frère et vassal ducomte de Toulouse, ayant trahi sa foi enversson suzerain par son alliance avec les Français,a été dégradé comme chevalier et penducomme traître. »

Cet acte de justice, dans une forme presquerégulière, au milieu d’une lutte où toute mortn’était que meurtre, surprit plus que n’eût pule faire l’embrasement d’une ville ou l’anéan-tissement d’une armée. Les soldats qui l’enten-dirent s’entre-regardèrent, étonnés de voir quel’on donnât une raison à la mort d’un homme.

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Il sembla que cette simple forme d’autorité lé-gale annonçât une grande force d’exécution, etles soldats se demandèrent tout bas si Mont-fort était vaincu et Raymond paisible posses-seur de sa comté.

Immédiatement après la lecture de l’arrêt,on pendit Baudouin, et le jugement, tel quenous venons de le rapporter, fut cloué sur letronc de l’arbre où était le cadavre.

Après cette exécution, Roger Bernard repritla route de Foix, et l’Œil sanglant dirigea lasienne vers Carcassonne. Ainsi, ce fut par cetamour du pays, par cet amour qui nous fait te-nir à l’honneur d’un nom générique avec plusde force souvent qu’à celui de notre proprenom, que se renoua cette coalition de cheva-liers de la Provence pour réhabiliter le titre dechevalier provençal.

Partout où l’Œil sanglant s’adressa, partout,soit par flatterie, soit par la menace du mépris,il éveilla aisément ce sentiment. Comminges,

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Couserans, Aimeri de Narbonne lui-même, Gé-rard de Pepieux et tous ces châtelains vassaux,qui n’eussent plus rien tenté pour leur salutpersonnel, se retrouvèrent du courage et desespérances pour tenter le salut de la patrie. Cefut donc plein de confiance que l’Œil sanglantarriva à Carcassonne et pensa y trouver l’ap-pui le plus certain de cette dernière tentative.Il y arriva quelques jours après la nouvelle del’exécution de Baudouin.

Cette nouvelle avait produit l’effet qu’il enavait attendu ; la colère de Montfort, en l’ap-prenant, avait dépassé toutes les bornes. Cen’était pas la mort d’un de ses chevaliers quil’irritait, c’était la condamnation flétrissanteécrite au front de l’homme qui trahissait sesdevoirs. Il était avec Laurent de Turin lorsquecette nouvelle arriva, et quand le messager quil’apportait lui eut remis le parchemin sur lequelétait écrit le jugement de Baudouin, il ne puts’empêcher de remarquer la pâleur qui vint aufront de Laurent lorsqu’il le regarda.

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C’est que, dans le délire de cette guerre, oùchacun marchait au hasard et sans loi et dé-lié de tous serments, personne n’avait comp-té jusque-là l’abandon de la patrie pour uneinfâme trahison. Jusque-là, rien n’avait crié àLaurent de Turin, comme à tant d’autres : « Tues l’enfant de cette terre, le fils de cette mère,et, quels que soient tes desseins secrets, tes in-térêts personnels, ton injure à venger, la pre-mière injure est celle de ta mère et de tonpays. » En voyant pâlir Laurent, que Montfortsavait lui être attaché par des liens bien puis-sants, sans qu’il pût soupçonner quelle en étaitla cause, le comte devina combien de fidélitésdouteuses pourraient être ébranlées par ce ju-gement, lorsque celle de Laurent en semblaitétonnée. Pour mesurer la portée du coup, ilappuya sur la blessure qu’il avait faite, et ditrailleusement à Laurent :

— Il est heureux pour moi que tu ne soispas un de ceux de cette province qui ont prisparti dans mon armée, car je comprends qu’au-

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jourd’hui ce serait une douleur atroce pour toique de voir flétrir ton amitié pour moi du nomde trahison, et d’entendre traiter ton couragede crime, tes exploits d’assassinats…

Il s’arrêta.

— Mais tu n’es pas Provençal, n’est-ce pas,Laurent ? ajouta le comte en le pénétrant deses regards. Ce jugement t’importe peu, et,dans cette guerre, ta position a cela d’heureux,qu’étranger à la France et à la Provence, tune peux être appelé traître par ton pays, dequelque côté que tu te ranges.

Le trouble de Laurent n’avait été que passa-ger, et il répondit :

— Sire de Montfort, il y a une cause enverslaquelle je ne serai jamais traître.

Puis il referma le calme de son âme sur cetinstant de trouble, comme le flot redevient uniau-dessus de l’esquif qui l’a sillonné et qu’il aenglouti dans son sein.

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Ainsi fut-il tant qu’il demeura sous les re-gards qui l’observaient ; mais, à l’heure où il setrouva seul, tout cela lui remonta à la pensée,et il retomba encore une fois dans un de cesdécouragements qui peut-être l’eussent fait dé-vier de sa route, si quelque intervention n’étaittoujours venue à propos pour l’y maintenir parla crainte de paraître céder à une autre volontéque la sienne.

Depuis une heure il était assis, la tête ca-chée dans ses mains, silencieux dans son ap-partement désert, lorsque Goldery vint lui an-noncer qu’un inconnu désirait lui parler. Lepremier mouvement de Laurent fut d’avoirpeur de cette rencontre. Dans toutes les po-sitions fausses de la vie, tout ce qui n’y estpas habituel épouvante facilement. Le secondmouvement de Laurent fut d’espérer que cenouveau venu l’arracherait à ses propres pen-sées. Il ordonna qu’on l’introduisît, et, lorsquecelui-ci parut devant lui, Laurent, ayant recon-

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nu l’Œil sanglant, s’écria, par un sentimentqu’il serait bien difficile d’expliquer :

— Goldery, va chercher mon père !

C’était, et ce ne pouvait être que commeune excuse de la conduite qu’il avait tenue,qu’il faisait ainsi appeler ce vieillard. À ce mo-ment peut-être, il eut voulu faire exhumer etposer entre lui et l’Œil sanglant le cadavre desa sœur et les ruines de son château dévasté.

— Je te comprends, dit l’Œil sanglant, et jete l’eusse demandé moi-même si tu ne m’avaisprévenu. Que le véritable juge de cette causedécide entre nous !

Comme il achevait ces paroles, le vieuxSaissac entra dans l’appartement, et le pas hâ-tif avec lequel il s’avança vers l’Œil sanglant,fut le seul témoignage par où on put découvrirla joie qu’il éprouvait à le revoir. Ils se pres-sèrent les mains pour se donner et se rendreassurance de leur affection réciproque, et lejeune homme dit alors au vieillard :

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— Écoutez-nous maintenant, mon père, etdites ce qu’il est convenable de faire à chacunde nous deux. Depuis trois longues années, iln’est pas un des habitants de cette provincequi n’ait à venger quelque malheur qui lui aété infligé par les croisés ; de tous ces mal-heurs, le vôtre est le plus grand sans doute,et sans doute il mérite une vengeance parti-culière, mais, à ce titre, chacun étant le jugedans sa propre cause, chacun peut croire qu’ila le droit de prendre soin de ses intérêts sanss’occuper de l’intérêt commun : ainsi a faitLaurent.

— Et c’est ainsi que je ferai encore ! s’écria-t-il avec violence. Je devine vos projets, ne meles dites pas, je n’ai plus dans le cœur la volon-té de les servir, et peut-être n’aurais-je pas laforce de les cacher. Vous venez sans doute meparler du salut de la Provence : il s’agit encore,n’est-ce pas, de garder au comte de Toulouse,au comte de Foix et aux autres leurs suzerai-netés intactes, pour qu’ils puissent plus aisé-

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ment faire peser sur leurs vassaux leurs insa-tiables exactions ? Vous appelez cela amour dela patrie ! Que Raymond, que le comte de Foixle comprennent ainsi, cela doit être ; que toi-même, jeune homme que tu es, tu croies en-core à ces devoirs créés pour la grandeur desuns et l’esclavage des autres, cela ne m’étonnepas ; mais moi, j’en juge autrement.

L’Œil sanglant voulut interrompre Laurent ;mais celui-ci, qui se sentait le besoin de parlerpour ne pas entendre ce qu’on voulait lui dire,continua vivement :

— Ne m’interromps pas : je n’ai plus rien àdemander à ce que tu appelles mon pays. Cene sera point mon père qu’il peut me rendre ;jamais je ne porterai si haut la fortune ducomte de Toulouse et de ses alliés, pour qu’ilsredonnent à ce vieillard ce que ses ennemis luiont arraché. Regarde-le : la main de Dieu y se-rait impuissante ; ils ne me rendront non plusni ma sœur morte ni le vieux château de monpère démoli ; et moi, je ne veux pas leur prê-

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ter ce qu’ils ne peuvent me rendre. Va dire àtes princes que, lorsqu’on aura rasé leurs châ-teaux, mutilé leur père et outragé leur sœurjusqu’à la mort, va leur dire qu’alors nous pour-rons nous comprendre.

L’Œil sanglant voulut encore parler, maisLaurent, l’arrêtant de nouveau, dit violem-ment :

— Les lâches ! ils ont offert à Montfort detraiter quand il était en leur puissance et queje l’avais mis à leur merci, au point qu’ils pou-vaient rendre à lui et aux siens mort, torture,outrage, mutilations, tout ce qu’ils nous ont faitsubir ; mais ils out tout oublié, les infâmes !Dans ce traité qu’ils préparaient, qu’ont-ils de-mandé ? Ils ont demandé le maintien de leursdroits et l’humiliation de Montfort. Mais cetenfant que tu as juré de défendre ; maisGuillaume de Minerve égorgé ; mais Pierre deCabaret pendu aux créneaux de sa tour ; maiscette population de Béziers tuée jusqu’à sonplus faible vieillard et à son plus petit enfant ;

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mais Guiraude écrasée sous les pierres ; maismon père, qui est aussi le tien ; mais toutesces voix, les unes mortes dans la tombe, lesautres éteintes dans les mutilations, ils les ontoubliées, les infâmes ! Va leur reporter le nomde traître qu’ils m’envoient sans doute par tabouche. Enfant déshérité de leurs souvenirs, lavengeance est le seul patrimoine que je puisseconquérir pour y reposer mes vieux jours ; ehbien ! j’en ai besoin, et, lorsqu’ils seront dansleurs tours et dans leurs châteaux à compterles champs qu’ils auront conservés, les têtesd’homme et de bétail qui leur resteront encore,moi, je compterai les malheurs que j’aurai faits,et je serai plus joyeux qu’ils ne le seront.

Lorsqu’il eut fini, le vieux Saissac s’avançavers lui, mais les mille pensées qui l’agitaientne pouvaient trouver de langage pour se faireentendre. Cependant, au milieu de ses mou-vements désordonnés, où le raisonnement nepouvait se montrer aussi lucidement qu’eût pule faire le récit d’une action, il trouva encore

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quelques gestes pour parler à son fils ; il se dé-signa d’abord lui-même, montra les unes aprèsles autres les mutilations qu’il avait subies, ets’étant ainsi mis en scène, il mesura par terrel’espace d’une tombe, il la montra du geste eny jetant son manteau, comme il l’avait jeté surle cadavre de sa fille, et puis, se désignant en-core du doigt, désignant du doigt cette place,cette place et lui-même, l’un après l’autre, elled’abord, lui ensuite, puis tous deux ensemble,il secoua lentement la tête.

Laurent regarda cette pantomime d’un airsombre ; sans doute il en devina le sens, etsans doute aussi il voulut échapper à ce qu’onlui ordonnait, car il dit sèchement en s’éloi-gnant :

— Je ne vous comprends pas.

— Mais moi, je le comprends, dit l’Œil san-glant ; je le comprends : il veut te dire quesa propre mutilation, que sa fille morte, queson château dévasté, que l’abandon même des

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comtes de Provence, il oubliera tout pour le sa-lut de la patrie.

Et le vieux Saissac approuva, de ce mouve-ment de tête qui était devenu sa plus puissanteparole, les paroles de l’Œil sanglant.

Mais il était trop tard, et s’il faut dire lavérité, ce n’était plus son père que vengeaitLaurent, ce n’était plus la justice de sa causequi le guidait, c’était sa propre passion à la-quelle il obéissait, c’était la vengeance qu’ilvoulait, c’est cette soif insatiable et qui dé-prave tous les sentiments, qu’il fallait satis-faire. Il gardait encore comme raison de saconduite le malheur d’où il était parti ; mais, àl’endroit où il était arrivé, ce n’était déjà plus cemalheur qui le poussait. Pour rendre cette ob-servation plus facile à comprendre, il en étaitcomme d’un homme qui cherche dans le vinl’oubli de quelque douleur, et qui, lorsque ladouleur est déjà loin, ne peut plus sortir ni del’ivresse ni de la débauche où toute sa natures’est corrompue.

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Par une sorte de fatalité, l’Œil sanglant em-ploya contre Laurent l’argument qui, avec uncaractère comme le sien, devait, plus que touteautre raison, le faire persévérer dans le desseinqu’il avait formé.

— Et ne crains-tu pas, lui dit-il, que ceuxqui t’aiment le plus, que ceux qui croientt’avoir deviné ne finissent par douter de toi etne soient portés à croire que ce n’est point lavengeance qui te conseille, mais bien plutôt unamour insensé ?

— Oh ! s’écria Laurent avec une joie sau-vage, le croyez-vous ? Le crois-tu, toi ? Bénisoit le sort s’il en est ainsi ! je n’espérais pas unsi grand succès.

— Je ne le crois pas, dit vivement l’Œil san-glant ; ni moi ni ton père ne le croyons !… maisd’autres.

— D’autres ! reprit Laurent ; tu ne m’asdonc pas compris ? Je te dis qu’il n’est per-sonne au monde pour qui je voulusse sacrifier

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la moindre de mes résolutions. Je te le disencore, je ne suis ni Provençal ni Français ;j’ai dépouillé jusqu’au nom de mon père pourn’être rien. Je suis un homme seul en face deses ennemis ; je suis une bête fauve parmi deshommes et qui est de sa nature altérée de leursang ; voilà ce qu’ils ont fait de moi. Oh ! jevous comprends, vous autres : vous avez étéamenés à vos misères de ce jour pas à pas ;vous ne comptiez chaque perte que d’après cequi vous restait de la perte dernière, et nonpoint d’après ce que vous possédiez d’abord.Vous êtes comme un homme qui avait douzeenfants et douze châteaux, à qui on assassineun enfant et à qui on brûle un château, et quise dit : « Ce n’est qu’un enfant et un châteaude perdus, il m’en reste onze ; » et il s’arrangepour vivre avec onze ; puis, quand il perd en-core un de l’un et de l’autre, ce n’est encorequ’un enfant et un château, et il se contentede dix ; puis il vient ainsi à neuf, puis à rien,s’abrutissant et s’endurcissant à la souffrancepar l’habitude de souffrir. Votre ruine vous est

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venue ainsi ; mais moi, je ne suis pas descendulentement dans l’abîme, j’y suis tombé à piedsjoints ; et à ce moment, je te le dis, frère, c’estcomme si tout mon être s’était brisé, car quandje me suis relevé, je ne me suis plus senti dansl’âme aucun des sentiments qui vous restent ;je n’ai eu qu’un cri : « Vengeance ! ven-geance ! » Et ce cri, il a été pour ainsi dire re-tentir dans l’écho qui est au bout de ma route ;il s’y répète avec acharnement, et tous les ma-tins il me semble qu’une voix, que je ne puis at-teindre, me crie : « Vengeance ! vengeance ! »J’y marche depuis longtemps, et j’y marcheraijusqu’à ce que cette bouche se taise, jusqu’à ceque je lui donne sa proie à dévorer et qu’elles’endorme repue de sang et de crimes ; alorsje dormirai aussi, car, mon Dieu ! je suis déjàbien las ; déjà je sens que ma tâche est plusforte que l’intelligence des autres hommes quime maudissent, plus forte que moi-même, si jen’avais appelé à mon aide le mépris et la hainede tout ce qui n’est pas moi.

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— Voilà donc, dit l’Œil sanglant, ce que tues devenu !

— Et ce que je veux rester.

— Adieu donc, reprit l’Œil sanglant…Adieu, frère, – adieu ; nous sommes ennemis.

Laurent se recula à ce mot : il avait beaudire, il avait beau exposer avec fureur sesmaximes coupables, se les répéter à l’oreillepour s’en étourdir chaque fois que la nécessitéle forçait à accomplir une de leurs terriblesconséquences, il éprouvait que ces liens, qu’ilcroyait ou qu’il disait brisés, lui tenaient sen-siblement au cœur. Il voulut appeler son or-gueil au secours de sa résolution, mais il neput pas ; l’Œil sanglant n’était pas un puissantde la terre, un homme dont l’abandon eût l’aird’un retrait de protection ; ce n’était pas unsentiment qui le dominait, c’était une affectionobéissante qui se retirait de lui ; ce n’était pasune de ces amitiés dont on ne vous a pas plutôtmis le marché à la main qu’on répond sèche-

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ment : « Comme il vous plaira. » D’ailleurs, cetabandon ne s’était exprimé ni avec colère niavec humeur ; la voix de l’Œil sanglant étaitprofondément triste en lui disant : « Noussommes ennemis, » et Laurent ne put s’empê-cher de s’écrier :

— Toi aussi !

Puis il descendit à lui reprocher son aban-don, tant sans doute il lui était douloureux.

— Toi !… Buat… lui dit-il en l’appelant d’unnom qu’il croyait puissant. Toi !… et cepen-dant ce vieillard est aussi ton père… cevieillard… cette fille morte, c’était ta familleaussi, et tu oublies tout cela.

— Je me rappelle la patrie avant eux, ditl’Œil sanglant. Laurent se mordit les lèvres,quitta le ton d’affection qu’il avait pris et ré-pondit avec colère :

— Soit donc, nous sommes ennemis.

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Il sortit. Le vieillard le regarda s’éloigner,puis il considéra Buat. Ou vit un moment qu’ilhésitait entre ces deux hommes. Buat était res-té ; mais il ne voulut mettre dans la balance au-cune parole en sa faveur, il se tut. L’anxiété duvieillard continuait ; enfin son regard s’arrêta silongtemps sur Buat que celui-ci crut qu’il allaitvenir à lui ; mais le vieux Saissac détourna satête tout d’un coup, et sans qu’on pût lire sursa physionomie mutilée quel sentiment le do-minait, il alla vers la porte par où Laurent étaitsorti.

— Suivez-le, car c’est pour vous qu’il estcoupable, dit l’Œil sanglant.

Le vieillard haussa les épaules.

— Qui sait ? voulait-il dire.

Puis il s’arrêta et recommença son incerti-tude.

Tout à coup il appuya la main sur son frontcomme pour y reconnaître un souvenir qui ve-nait de s’y présenter. L’Œil sanglant crut devi-

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ner qu’il avait trouvé un moyen de s’assurer dela bonne foi de son fils. Oh ! entre les malheursde la mutilation faite à ce vieillard, le plus af-freux fut d’avoir une pensée qu’il ne put expri-mer par des paroles, et qui ne vînt pas s’ins-crire sur le sourire fatal de sa bouche ; car sil’Œil sanglant eut pu deviner ce qui venait dese présenter à lui, il ne se fût pas éloigné tran-quille et triste seulement de la funeste résolu-tion de son frère.

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VIII

NOUVELLE ÉPREUVE

Ou nous nous sommes trompé dans le sensmoral que nous avons voulu donner à ce récit,ou le lecteur a dû y voir un nouveau déve-loppement d’une pensée déjà produite dansle premier livre que nous avons publié : c’estque la vengeance est un terme toujours cou-pable à donner à la solution de la vie, c’estqu’il n’est sentiments d’aucune sorte qui ne pé-rissent sous l’épouvantable exigence de cettepassion, lorsqu’on la laisse pénétrer dans lecœur, et qu’au lieu de la combattre à sa pre-mière morsure on lui permet d’introduire dans

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le sang son virus mortel : alors elle devient unerage incurable contre laquelle la mort seule estun remède infaillible.

Ainsi Laurent venait de se détacher encored’une des espérances de sa vie, car, au boutde sa vengeance, il n’est pas vrai qu’il eût mis,comme il le disait, le désespoir et la solitude. Ilcomptait bien, une fois sa faim apaisée, retour-ner aux affections qu’il avait toujours mises enréserve pour ses jours de repos. Après cettenouvelle rupture avec un homme qu’il avaittrouvé si intelligent de son âme tant qu’elleavait gardé une juste mesure dans ses projetsde vengeance, il retrouva plus d’affection en luipour les liens qui lui restaient en ce monde.Mais, par une ordinaire disposition du cœur,avec un plus vif désir de les conserver, il setrouva plus de facilité à les rejeter, s’il en étaitbesoin, pour arriver à son but, soit qu’à mesurequ’il en approchait il en fut plus ébloui, soitqu’il pensât qu’il ne pouvait absoudre tout cequ’il avait fait qu’en faisant encore plus, à

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condition de réussir ; soit que le cœur prenne,comme tous les organes de l’homme, l’habi-tude de répéter facilement un acte accomplidéjà plusieurs fois.

C’est une des conditions de notre sujetd’être obligé de passer incessamment des sa-crifices politiques ou plutôt publics de Laurentà ses sacrifices intimes.

Laissons donc l’Œil sanglant aller decontrées en contrées renouer l’alliance des sei-gneurs de la Provence, et revenons dans cechâteau de Carcassonne, où Laurent vivait leplus souvent près de Bérangère, évitant desuivre le comte de Montfort dans ses excur-sions, bien moins pour s’épargner de verserle sang de ses compatriotes que pour ne pasperdre un moment favorable à la cause qu’ils’était proposée.

Dans un des chapitres précédents, nousavons dit comment Laurent avait sacrifié Ri-

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pert à Bérangère, comment il avait donné cetesclave à la fille de Montfort.

La facilité du triomphe de Bérangère dimi-nua pour elle l’importance qu’elle y mettait, etlui fit croire qu’elle avait trop craint la rivalitéde cet esclave. Bérangère était bien à peu prèsassurée que c’était une femme ; mais la hau-teur ambitieuse du cœur de la jeune comtesselui donnait à cet égard des sentiments qui, chezun cœur plus faible, eussent pu s’expliquer parla ténuité exquise d’un sentiment passionné.Bérangère pardonnait cette femme à Laurent,parce qu’elle était esclave, comme une femmed’un amour profond pardonne quelquefois àcelui qu’elle aime une maîtresse parce qu’elleest courtisane ; seulement celle-ci souffre de saconcession et répugne à s’en rendre compte ;elle ne se dit pas formellement ce que Béran-gère n’eût pas craint d’émettre à haute voix sielle avait eu à s’expliquer sur cette facilité ; ellen’ose formuler en phrases claires les raisons de

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son indulgence ; enfin elle n’eût pas tenu celangage :

Il y a dans l’amour d’un homme deux désirsauxquels une femme peut satisfaire, celui deson cœur, qui s’adresse au cœur ; celui de lapossession, qui s’adresse à la beauté. Dansl’amour où l’amour est tout, il y a indivisibilitédans l’abandon de la femme, indivisibilité dansle vœu de l’homme. Mais du moment qu’uncalcul ou intéressé ou philosophique s’y mêleen quelque chose, la distinction que nousavons faite devient possible ; possible, commenous l’avons dit, pour ce qu’on peut appelerla femme métaphysiquement amoureuse, quidonne à l’âme le privilège de mériter seuled’être acceptée et rendue ; possible à la femmehautaine et ambitieuse qui, ne voulant de sonamant que sa volonté pour esclave, se souciepeu de ce qu’il fait des passions corporelles desa jeunesse ; possible à celle qui raisonne as-sez froidement sa passion pour considérer unemaîtresse possédée, mais non aimée. Cela lui

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sauve la perpétuelle sollicitation des désirs deson amant déjà satisfaits ; cela prévient de soncôté une faiblesse, après laquelle elle sent queson rôle de souveraine se changerait en celuid’esclave.

Telle avait été la pensée de Bérangère aprèsavoir obtenu Ripert de Laurent. Elle ne se futpas même étonnée de lui voir choisir une autreesclave ou une autre maîtresse, et plusieursfois elle fût sur le point de lui rendre cellequ’elle pensait ne lui être de rien dans le cœur,calculant qu’une autre pourrait se trouverpeut-être qui, par une habile séduction, détour-nerait quelque chose de l’amour de Laurent.Cependant mille petits mouvements de jalou-sie s’y étaient opposés, et l’idée d’obtenir deLaurent jusqu’à sa chasteté vint la décider àgarder Ripert près d’elle. C’était une nouvelledomination à essayer, et du moment que Bé-rangère considéra la chose sous cet aspect, elley attacha une grande importance. De tout celail arriva cependant un état de choses qui pro-

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tégea, par une dernière fatalité, la situation dechacun de manière à la rendre assez tolérablepour qu’elle n’éclatât pas en explications quieussent tout compromis. Bérangère ne maltrai-ta point Ripert, ou plutôt elle le laissa en uncoin de sa maison sans trop torturer son cœurpar sa présence, ses railleries ou sa pitié feinte.Ce sentiment fit aussi qu’elle ne s’expliqua ja-mais sur ce qu’elle supposait de Manfride, caralors une explication nette de ce qu’elle étaitfût devenue nécessaire. Bérangère en évitait lerésultat. Ripert était donc à peu près recon-nu comme une femme déguisée, mais on letraitait comme un homme. Quelquefois Béran-gère avait laissé percer ce secret par la pré-sence de Ripert dans son appartement à desheures et durant des soins qui n’admettent quedes femmes. Il en était de Manfride comme deLaurent : on savait à peu près leur vrai nom,mais on attendait qu’un événement le révélâttout haut.

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En même temps que cette conduite de Bé-rangère laissait à Ripert ou plutôt à Manfridequelque repos de son âme, elle livrait la pauvreenfant à des tourments d’une nature plus gros-sière, sinon aussi douloureuse : c’était l’inces-sante poursuite d’Amauri et de Mauvoisin.Laurent l’ignora longtemps ; trop heureux devoir l’oubli où on laissait Ripert, jamais il neprononçait son nom, de peur d’amener l’atten-tion sur lui. Mais il fut soudainement éveillé dece repos par un événement où le sort impla-cable lui fit sa part de douleurs plus large qu’àcelle même qu’il croyait sacrifier. Ainsi s’amas-saient les ressentiments de Laurent, ainsi gros-sissait la dette qu’il voulait faire payer à ses en-nemis, ainsi devenait-il plus acharné à en exi-ger le paiement et à le poursuivre de toutes sesforces et à travers tous les obstacles.

Un jour qu’il était dans l’appartement deMontfort, il discutait avec lui sur les moyensd’achever cette conquête qui échappait à l’am-bition du comte par l’absence même de dé-

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fense, et Montfort s’alarmait au bruit sourd quise répandait déjà de toutes parts que les re-lations des seigneurs se renouaient. Il venaitd’apprendre que Pierre d’Aragon était enfin deretour de sa guerre contre les Maures, et il enéprouvait un dépit d’autant plus violent quePierre apportait avec lui non seulement laforce numérique et matérielle de son armée,mais encore la force morale d’un chef jusque-là invaincu et qui revenait vainqueur d’uneguerre dont on disait que les faits d’armesavaient été prodigieux. En face de Pierre,Montfort n’avait plus cette supériorité de vic-torieux qui lui rendait si facile d’abattre la ré-volte des seigneurs habitués à être vaincus :c’était une lice où un égal entrait en lice enface de lui. Les Provençaux pouvaient espéreren Pierre d’Aragon, et les croisés n’avaient pasvis-à-vis de lui cet avantage inouï du méprisde son ennemi qui d’un côté est un si puissantauxiliaire à l’audace, et de l’autre à la défaite.Laurent reconnaissait comme Montfort ce dan-ger, mais, en même temps, il lui faisait obser-

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ver que c’était le dernier obstacle à surmon-ter, et que Pierre d’Aragon vaincu, toute espé-rance désertait à jamais la Provence, et quecette dernière ressource, qui alimentait encorela défense des seigneurs, quelque faible qu’ellefût, une fois épuisée, il n’aurait plus rien à com-battre devant lui, tant le découragement abat-trait alors ses ennemis les plus acharnés.

— Quant à cette puissance morale dePierre, ajoutait-il, il y a un moyen d’en détruirel’ascendant et de le détruire avant la bataille oùvos armées se rencontreront. Ce moyen, à laréussite duquel je puis encore me dévouer, levoici.

Comme il allait continuer, des cris aigus sefirent entendre dans la salle voisine de celleoù se trouvaient les deux chevaliers, et bientôton y entendit les voix en tumulte de quatreou cinq personnes. Laurent et Montfort y cou-rurent et aperçurent dans un coin Ripert trem-blant, mais l’œil enflammé de colère, pâle,mais résolu, quelque chose de la peur qui ins-

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pire le courage d’une action désespérée ; aumilieu, Amauri et Mauvoisin : le premier hale-tant comme un homme qui a fait une longuecourse ; le second, le front sombre, comme undogue qui gronde et bout de l’envie de se jeterà la gorge de son ennemi ; debout et entre euxBérangère et Alix, dont la présence semblaitavoir arrêté les deux jeunes gens.

À l’apparition de Laurent, Ripert avait faitun mouvement pour se précipiter vers lui. Unregard de celui-ci l’avait cloué à sa place. Aupremier aspect de cette scène, le comte devinaà peu près de quoi il s’agissait.

Simon savait mieux qu’aucun autre qu’il y ades explications où il ne faut commettre ni ladignité de son âge ni son autorité de père. Iln’ignorait pas ce qu’était Ripert ni pourquoi cetesclave était passé entre les mains de Béran-gère ; il n’ignorait pas non plus les poursuitesde Mauvoisin et d’Amauri, mais il cachait soi-gneusement qu’il en fût instruit. Du momentqu’on eût soupçonné qu’il avait tout découvert,

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il lui eût fallu prendre un parti sévère commechef et comme père de famille ; il ne le vou-lait pas, il lui convenait de laisser à Bérangèretoute sa tyrannie sur Laurent. D’ailleurs, dispo-ser de quelque chose qui appartenait à Béran-gère, c’eût été peut-être l’engager à faire autre-ment qu’elle ne faisait. Il se contenta donc dedire avec humeur :

— N’y a-t-il pas, messires, d’autres endroitsplus convenables pour vos joyeux amuse-ments : faites en sorte de ne pas nous troublerdavantage dans nos discussions. Sire Laurent,ajouta-t-il, je vais visiter les nouveaux pèlerinsqui nous sont arrivés, nous reprendrons plustard notre entretien.

Laurent s’inclina sans répondre, et Mont-fort sortit sans que le silence qui s’était établi àson entrée fût interrompu par personne. Maisà peine fut-il à quelques pas de l’appartement,que Bérangère dit avec hauteur à Mauvoisin età Amauri :

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— Eh bien ! messires, qu’y a-t-il ? quelle in-solence ou quel outrage avez-vous fait à notreesclave qu’il vienne ainsi près de nous en pous-sant des cris et en réclamant notre protection ?Certes, sire de Mauvoisin, c’est bien osé à vouset à vous aussi, mon frère ! Croyez-vous qu’onpuisse impunément m’insulter dans ceux quim’appartiennent, et pensez-vous que je nesache à qui m’adresser pour avoir satisfactionde vos injures ?

— Oh ! s’écria Laurent avec un emporte-ment et une joie où se montra peut-être trop lasincérité de son offre, oh ! madame, rien de cequi vous appartient ne sera impunément outra-gé, si c’est moi que vous voulez charger de pu-nir vos offenses !

Bérangère s’était vivement retournée du cô-té de Laurent. Les mauvaises pensées lui ve-naient d’instinct. Elle promena ses regards deLaurent à Ripert, et répondit au chevalier avecune amertume visible :

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— Sont-ce bien mes offenses, sire Laurent,qui vous trouvent si prompt en cette circons-tance ?

Les deux chevaliers, pour ainsi dire défiéspar les paroles de Laurent, avaient d’abord pa-ru les prendre pour leur compte et se chargerd’y répondre ; mais lorsqu’ils virent la tournureque Bérangère leur donnait, ils préférèrent lais-ser Laurent se défendre contre une attaque quiavait plus de chance de succès que la leur.D’ailleurs, une issue favorable pour eux pou-vait sortir de cette explication, et ils la guet-tèrent avec soin. Cependant Laurent avait ré-pondu à la jeune comtesse :

— C’était parce que vous aviez appelévôtres les injures faites à cet esclave que j’enavais fait les miennes ; du moment que vousles pardonnez à ces deux braves chevaliers, jen’ai plus à leur en vouloir et je cours rejoindrevotre père ; tout cela ne vaut pas la peine des’en occuper.

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Ces paroles avaient été dites avec un sou-rire de prière qui eût apaisé les soupçons detoute autre que de Bérangère ; mais elle venaitde former un projet sur ces soupçons, et ellese résolut à le mettre sur-le-champ à exécu-tion. Rien ne lui avait échappé, ni les regardsde Laurent à Ripert ni la colère qui avait unmoment dominé le chevalier ; alors sa jalousie,assoupie, mais non éteinte, et ses doutes, ou-bliés, mais non perdus, se réveillèrent et seretrouvèrent soudainement en elle. Elle arrêtaLaurent comme il allait sortir, et lui dit :

— En vérité, vous avez raison, cet esclavene vaut pas la peine de troubler vos occupa-tions non plus que les miennes ; il ne vaut pasla peine de désunir plus longtemps deux che-valiers amis ; j’en veux finir et lui donner unmaître qui le protège non seulement contre lesoutrages, mais même contre la pensée de l’ou-trager.

Laurent put croire un moment que ces pa-roles de Bérangère concluraient à lui rendre Ri-

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pert, et il crut y deviner un piège contre le-quel il se mit en garde, et répondit donc froide-ment :

— Je pense alors que vous ferez mieux dele garder, car je ne sache personne plus ca-pable de le protéger.

Laurent s’était trompé sur la pensée de Bé-rangère, et par cette erreur il lui donna lieu derépondre :

— Vous croyez, sire Laurent ? Craindriez-vous par hasard que si j’en faisais don à monfrère ou au sire de Mauvoisin, ces deux cheva-liers ne pussent le mettre à l’abri de toute ten-tative ?

Il fallait que Laurent eût accoutumé biencruellement son visage à taire les mouvementsde son âme, car il demeura impassible à cesmots, qui cependant lui frappèrent le cœurcomme autant de pointes acérées et brûlantes.Il ne regarda pas Ripert, il eut peur de l’ex-pression qu’il supposait trouver sur son visage.

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Ce fut encore un malheur, car s’il eût pu ylire la froide et horrible insensibilité qui y de-meura empreinte, il eût jugé qu’il y avait aufond de cette impassibilité quelque résolutionaussi forte, aussi fatale que la sienne, puis-qu’elle avait la même puissance de se déroberaux regards ! Laurent cependant tenta un effortpour le salut de Ripert et l’adoucissement de sapropre torture. Horrible situation ! ce fut dansun doux et moqueur reproche d’amour qu’il futobligé de chercher un moyen d’y parvenir.

— Est-ce là, dit-il à Bérangère, l’estime quevous faites de mes présents, que vous les don-niez au premier qui les désire ?

— Oh ! s’écria Mauvoisin, qui en cela vinthabilement au secours de la jeune comtesse,ce n’est point un don que nous sollicitons dela noble Bérangère ; mais si parmi les richesétoffes que j’ai rapportées de mes pèlerinageset de mon séjour à Constantinople, si parmimes belles haquenées quelques-unes lui pa-

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raissaient dignes de lui payer cet esclave, je lesoffre à son choix.

— Ma sœur ne vendra point cet esclavepour quelques misérables étoffes ou quelqueshaquenées éreintées ! s’écria vivement Amauri.Elle y mettra un prix plus élevé, un prix queseul je puis lui offrir : c’est un don de la com-tesse de Leicester, mon honorée aïeule, c’estun collier de perles d’Orient qui vaut à lui toutseul une fortune, et que je lui offre en paiementde cet esclave.

— Un collier de perles ! s’écria Mauvoisin,un collier de perles qui vaut une fortune, et tule possèdes encore ! par Dieu ! c’est jouer demalheur !

— Oh ! c’est que mon frère oublie de vousdire que ce collier est dans les joyaux de mamère, et qu’il n’a pas osé le lui redemanderpour en enrichir le trésor de quelque juif.

— Eh bien ! je parie mon âme qu’il est en-gagé pour le jour où il pourra le reprendre.

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— L’enjeu de votre pari n’est pas plus ac-ceptable que le paiement de mon frère, dit Bé-rangère.

— Et vous oubliez peut-être, dit Alix, quis’était rapprochée de Ripert, vous oubliez queje suis là et que peut-être je me refuserai àrendre à mon fils ce collier pour un tel usage.

Ces paroles d’Alix engagèrent presque Bé-rangère à accepter pour contrarier sa mère ;mais un mot de Laurent la ramena à son des-sein.

— Et puis, dit-il en continuant sur le tond’un doux reproche, ce n’est pas pour le vendreque la fille du comte de Montfort refuse dedonner cet esclave.

— Vous avez encore raison, sire Laurent,répondit-elle en clignant les yeux, je ne veux nile donner ni le vendre ; mais il me prend unefantaisie : c’est de savoir jusqu’à quel point estpuissante la passion qui tient si fort au cœurcertains chevaliers. Je parle du jeu. Voyons,

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messires, que voulez-vous jouer avec moicontre mon beau Ripert ?

— Tout ce que vous voudrez, répondirent-ils.

— Je joue mon droit d’aînesse, s’écriaAmauri en riant.

— Et moi, mon héritage paternel, ajouta demême Mauvoisin.

— Je n’y mets pas un si haut prix, dit Bé-rangère en observant sans cesse Laurent d’unregard à moitié fermé. Sire Mauvoisin, mettezau jeu votre haquenée andalouse, et vous, monfrère, vos deux faucons d’Écosse, et je joue,moi, inhabile, contre vous, maîtres passés,mon esclave Ripert.

Laurent regarda Ripert, il espéra qu’il feraitune objection à cet arrangement ; mais l’es-clave ne bougeait de sa place ; seulement unsourire dédaigneux répondit au regard deLaurent.

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— Voilà où tu m’as mise, disait ce sourire.J’ai promis d’obéir, j’obéis.

— C’est convenu ! s’écrièrent les deux che-valiers.

— Allez donc chercher des dés.

— Ce serait un grand malheur si nousétions sortis tous deux sans dés dans notreescarcelle, dit Mauvoisin ; je pense que nousirions plutôt au combat sans casque.

Et tous deux tirèrent des dés en mêmetemps.

Celui qui eût pu à ce moment désunir leslèvres de Laurent aurait vu ses dents serréesles unes sur les autres à briser du fer ; celui quilui eût mis la main sur le cœur l’aurait sentibattre sec et inégal comme celui d’un hommeque la fièvre de la mort brise de ses atteintesredoutables. Cependant il demeurait immobileet silencieux, ne semblant prendre aucun inté-rêt à ce qui se passait en ce moment. La com-tesse prit pitié de lui ou de Ripert et s’avança.

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— Fi ! mon fils, n’avez-vous pas honted’étaler si odieusement vos habitudes vi-cieuses ? et vous, ma fille, ne rougissez-vouspas d’engager une partie qui ferait horreur auxplus indignes débauchés de cette armée ?

Toute l’insolence de Bérangère se réveilla àcette leçon, et elle répondit à sa mère :

— Eh ! madame, que vous importe ? le sireBouchard n’est pas de la partie.

La comtesse devint pâle d’indignation ;mais elle en était réduite à ce point que com-prendre l’insulte, c’était presque la justifier.Cependant elle répondit sèchement :

— Le sire Bouchard n’a que faire ici ; maismoi, j’y exerce peut-être encore quelque auto-rité, et je vous défends…

— Vous me défendez !… s’écria Bérangèreen interrompant sa mère avec une arrogancefurieuse.

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— Non, pas à vous, reprit amèrement lacomtesse, je défends à Amauri de tenir cetteindigne partie.

— Merci ! merci ! s’écria Mauvoisin, je seraile seul tenant ; soit, je mets deux faucons d’Ir-lande de plus à mon enjeu ; ils valent bien ceuxd’Écosse, je vous jure.

— Eh bien ! dit Bérangère, dont la penséedominante était en ce moment d’éprouverLaurent plutôt que de braver sa mère, eh bien !soit. À nous deux, sire de Mauvoisin, à moins,reprit-elle en s’adressant à Laurent, que le sirede Turin ne veuille courir la chance de rega-gner un esclave qu’il aimait beaucoup, je crois.

— Jouez pour moi, dit tout bas Amauri.

Laurent n’avait encore trouvé en lui nulmoyen de sauver Ripert, et celui-ci, toujourstaciturne, toujours immobile, ne lui donnait au-cune occasion de s’interposer : la victime nevoulait pas secourir le bourreau ; mais le bour-

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reau ne voulait pas non plus sauver la victimeau prix de sa propre espérance. Il se tut.

— Eh bien ! lui répéta Bérangère, ne vou-lez-vous pas être de cette partie ?

Ce que Laurent cherchait depuis long-temps, le moyen qui devait faire sauver Ripert,il le possédait, peut-être l’avait-il en ses mains ;mais il ne pouvait assez maîtriser son âmepour arriver à une réflexion salutaire ; il nevoyait en ce moment que Manfride devenuel’esclave de Mauvoisin, appartenant de droit àsa débauche et réduite à demander un asile àla mort contre sa souillure. Tout son sang re-fluait vers son cœur ; toute sa force suffisait àle tenir debout sans chanceler. Une seule idéelui était venue, c’était d’assassiner Mauvoisins’il gagnait. Bérangère, étonnée du silence deLaurent et soupçonnant quel en était le sujet,répéta sa question et ajouta :

— Trouvez-vous qu’on fasse injure à un es-clave qui vous a appartenu de le jouer contre

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une haquenée et deux faucons ? et vous, quisavez mieux que nous toute sa valeur, estimez-vous qu’on peut perdre pour lui ce que l’on di-sait valoir tous les trésors de ce monde ?

Le ton aigre et ému dont cette observationfut faite rappela à Laurent le but de Bérangère ;la fin de sa phrase était trop directe pour que lesens lui en échappât, et, implacable dans sa ré-solution, il jeta Manfride aux chances du sort.Que ce mouvement fût complet et sans retouren son âme, ce n’est point assuré ; mais il le pa-rut dans la réponse de Laurent.

— Je trouve au contraire, dit-il en gardantpour lui la pensée de sa parole, je trouve quel’enjeu du sire de Mauvoisin est plus grandqu’il ne pense. Quant à être de la partie pourmon comte, je ne me soucie pas de risquerquoi que ce soit pour ravoir un esclave dont jene veux plus.

Peut-être avait-il forcé l’expression de sonabandon pour faire comprendre à Manfride

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qu’il n’était que joué. Il lui croyait encore dansl’âme assez d’amour ou d’estime pour lui pourqu’elle ne crût pas qu’il fût à ce point barbareet lâche. Il voulut voir s’il était compris, et ren-contra sur le visage de l’esclave la même froideimpassibilité qui y régnait depuis le commen-cement de cette scène. Il en fut épouvanté.À ce moment, il eût préféré y voir une ragedésespérée et méprisante, il eût su ce qui sepassait en elle ; mais Manfride aussi avait fer-mé son visage sur son cœur, et il restait im-pénétrable, même à Laurent. Cette découverterendit à celui-ci son horrible torture ; il se re-prit à penser qu’il assassinerait Mauvoisin siMauvoisin gagnait.

La partie commença.

— Ma sœur, voici mes dés ; ils sont heu-reux, dit Amauri.

— Merci, et tant mieux pour vous, dit Bé-rangère.

— Pourquoi, ma sœur ?

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— Vous le saurez. Sire Mauvoisin, com-ment jouons-nous ?

— Au plus haut point, dit Mauvoisin.

— Non, dit Bérangère, ce n’est point assezlong, on n’a point le temps de se reconnaître.

Puis elle ajouta en posant ses regards surLaurent comme un anatomiste pose une loupesur les fibres dénudées d’un animal écorché vifpour en compter les vibrations :

— Je n’aurais pas le temps de m’amuser.

Elle s’amusait. Laurent vivait dans une pen-sée où tout ce qui se fait d’ordinaire à la surfacephysique de l’homme s’opérait mystérieuse-ment. La voix interne de cette vie secrète répé-ta :

— Elle s’amuse ! Je m’en souviendrai.

— Alors, dit Mauvoisin, jouons à celui qui,en trois coups de torton, amènera le plus prèsde vingt-quatre.

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— Soit, dit Bérangère. J’aime mieux le tor-ton ; il y a quelque chose de plus attachant aumoment où il tombe et roule ses derniers tours.

Mauvoisin était muni d’un torton à huitfaces, avec les points noirs gravés depuis unjusqu’à huit sur chacune de ses faces.

— Je commence, dit Bérangère, et je vaisle lancer de façon qu’il tourne assez longtempspour qu’Amauri adresse une bonne prière auciel afin que je gagne, car en ce cas il y auraquelque chose pour lui.

Le torton tourna.

— Qu’est-ce donc ? dit Amauri.

— Devinez.

— La haquenée ?

Le torton tournait.

— Peut-être.

— Ce seront les faucons ?

— Peut-être mieux.

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— Ah ! voilà l’instant fatal.

Le torton tournait encore ; mais en chance-lant et en s’appuyant sur ses coins, il se roulaencore deux ou trois tours et s’abattit sur le cô-té en se balançant.

— Huit ! cria Amauri avec triomphe envoyant la facette la plus noire s’arrêter presquesous son œil.

Le torton, comme mû par un dernier tres-saillement de force, roula sur lui-même et ga-gna une facette.

— Un ! cria Mauvoisin.

Laurent le regarda à la gorge et au cœur :deux bonnes places pour un poignard.

— À vous, messire, dit Bérangère.

Le torton roula encore.

— Mon frère, tant pis pour vous ! vousn’avez point prié, vous n’aurez rien.

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— Un diable si je priais qui que ce soit, ré-pondit Amauri, pour la jument andalouse oules faucons de Mauvoisin.

— Qui vous a dit que ce fut cela que je vou-lusse vous donner ?

— Qu’est-ce donc ? dit Amauri l’œil en feu.

Le torton tomba.

— Sept ! dit Mauvoisin. Sept à un.

— À moi, répliqua Bérangère en reprenantle torton.

Mais, au moment de le faire tourner entreses doigts, elle se pencha vers Laurent, et, leregardant amoureusement, elle lui dit :

— Tirez pour moi, sire Laurent.

— Cela n’est pas permis, dit Mauvoisin.D’ailleurs, le sire Laurent est d’un bonheurcruel quand il le veut.

— Ce seul coup, dit Bérangère.

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Mauvoisin devint sombre ; il n’était pas sûrque Laurent ne fût pas un démon déguisé enhomme. Cette pensée lui vint à l’esprit, et il ré-pondit rapidement :

— Je ne joue pas contre… contre le sireLaurent.

Laurent lui répondit en lui-même :

— Tu joues contre Albert de Saissac, misé-rable !

On peut dire qu’à ce moment Mauvoisinétait mort.

— Eh bien ! je vais tirer, dit Amauri.

— Volontiers, dit Bérangère ; le voulez-vous, sire de Mauvoisin ?

— Soit, dit celui-ci.

Amauri prit le torton.

— Ah ça ! que me donnerez-vous ? dit-il.

— Vous verrez.

— Est-ce un des objets engagés ?

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— Vous verrez.

Et à chacune de ces réponses elle regardaitLaurent, qui souriait de la curiosité d’Amauri.C’était une force surhumaine.

Le torton roula encore.

— Ma sœur ! ma sœur ! dites-moi ce quevous voulez me donner.

— Tout à l’heure. Sire Laurent, mettezquelque chose sur mon jeu, ajouta-t-elle.

Il lui prit envie de lui arracher les yeux et deles jeter sur la table, mais il se tut.

— Huit ! s’écria Amauri avec une joiebruyante.

— Huit et un font neuf, dit Mauvoisin ; j’enai sept et deux coups de torton contre un ; jeparie que j’amène plus de quatre au premiercoup.

— Deux marcs d’or contre un, dit Amauri.

— Soit, reprit Mauvoisin.

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Ils mirent les marcs d’or sur la table : le tor-ton tourna.

— Oh ! les joueurs ! dit Bérangère. Ap-proche-toi donc, Ripert, reprit-elle. N’es-tu pascurieux de savoir qui sera ton nouveau maîtrede ces deux chevaliers ?

Ripert vint se planter derrière Mauvoisin,en face de Laurent. Celui-ci ne détacha pas lesyeux de la table.

— Que voulez-vous dire ? cria Amauri ; queparlez-vous d’un nouveau maître pour Ripert ?

— Sans doute, dit Bérangère, toujours at-tentive au visage de Laurent ; si Mauvoisinl’emporte, Ripert lui appartiendra ; si je gagne,je vous le donne.

Laurent ne remua pas ; mais il se prit à pen-ser comment il tuerait Amauri si Bérangère ga-gnait, car avec Mauvoisin l’affaire était facile :une insulte, un duel, et tout était dit. Mais tuerle fils de l’homme dont il lui fallait être l’ami, lefrère de celle qu’il adorait ; toutes ses fibres in-

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ternes remuaient si violemment que malgré luises lèvres remuèrent ; sa pensée y arriva jus-qu’à y produire le frémissement de quelquesmots auxquels la voix manqua cependant.

— Goldery l’empoisonnera, dit silencieuse-ment ce mouvement de sa bouche.

Le torton tomba.

— Deux ! cria Amauri.

Et il prit d’abord l’or gagné. Magnifique pri-vilège du joueur ! ce ne fut qu’après qu’ils’écria :

— Oh ! ma sœur, vous aurez le collier deperles. Neuf à neuf ; je gagnerai, voici le coupdécisif.

— Ma revanche des marcs d’or, dit Mauvoi-sin.

— Volontiers, dit Amauri.

— Huit marcs d’or que tu n’amèneras pascinq ?

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— Les voilà.

Laurent s’éloigna.

— Vous n’êtes pas curieux de savoir qui ga-gnera ? dit Bérangère.

— Oh ! dit Laurent, je m’intéressais à lapartie par rapport à vous.

Et il alla causer avec la comtesse. Béran-gère demeura stupéfaite. Il eût paru moinstranquille s’il eût joué quelques écus d’or. Ellese leva aussi et quitta la partie.

Le torton tourna ; il amena cinq.

— J’ai gagné ! cria Amauri.

Et il prit l’or.

— Vous avez gagné Ripert ? dit Bérangèrede loin.

— Non, dit Amauri, huit marcs d’or. Voici lecoup qui va décider de Ripert.

— Entendez-vous, sire Laurent ? dit Béran-gère.

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Il riait avec la comtesse, à laquelle il racon-tait sans doute quelque joyeuse histoire. Bé-rangère fut tout à fait rassurée.

Mauvoisin fit de nouveau tourner le torton.Laurent n’y prenait plus d’attention ; il avaitdécidé ce qui lui restait à faire. Le torton ame-na cinq, les points étaient égaux.

— Partie remise ! s’écrièrent les deux che-valiers.

— Partie perdue, messires, dit Bérangère,car je ne recommencerai pas. Je garde Ripert.

Elle avait bien voulu éprouver et torturerLaurent, mais elle ne tenait pas à servir la gros-sière passion des deux chevaliers.

Ils réclamèrent vainement ; elle refusa avecl’obstination d’une femme désagréable dont lerefus est devenu fâcheux à quelqu’un et qui s’yobstine. Les deux chevaliers insistèrent ; maisMauvoisin ayant parlé de rattraper les marcsd’or qu’il venait de perdre, ils reprirent leur jeu,et quelques moments après, l’œil tendu sur les

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dés et l’or qui roulaient sur la table, ils avaientcomplètement oublié Ripert.

« Oh ! pensa Laurent en les regardant, n’ai-je donc pas au cœur une passion aussi puis-sante et aussi absolue que celle du jeu ? carla mienne me laisse des remords et des sou-venirs, et la leur les dévore complètement. Àcette heure, si Manfride appartenait à l’und’eux, il la jouerait contre un sac d’écus, etmoi, j’ai hésité à la jouer contre ma ven-geance ; je n’ai pas leur courage. »

Bientôt Montfort rentra, et Bérangère quittala salle où ils étaient. Cependant lorsque Ripertsortit, Laurent s’approcha et lui dit :

— Si l’un de ces deux chevaliers t’avait ga-gnée, qu’aurais-tu fait ?

— Je me serais donnée à lui, sire Laurent ;je suis l’esclave fidèle de mon maître, quel qu’ilsoit, vous devez le savoir.

Ce fut le premier mot qui avertit Laurentque Manfride rêvait une vengeance. Laurent se

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promit d’y réfléchir. Le temps lui manqua, voi-ci comment.

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IX

BATAILLE DE MURET

La nouvelle d’une générale réunion de tousles comtes de la Provence venait d’être portéeà Simon ; encore une fois il était réduit à re-mettre au sort d’une bataille tout ce qu’il avaitconquis depuis quatre ans de guerre. Pierred’Aragon était à la tête de cette nouvelle coali-tion, et sur la foi de ce vainqueur des Maures,tous les restes épars de la puissance proven-çale, tous ces lambeaux de peuples séparés parles sillons de meurtre et de dépopulation queSimon avait creusés partout où il était passé,se réunirent et se serrèrent ensemble. Par une

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sorte d’intelligence commune, chacun des en-nemis qui allaient se trouver en présence laissaà l’autre le soin de ramasser tout ce qu’il pou-vait avoir de forces. Tous les corps des croisés,dispersés sur une surface immense de pays,regagnaient le point central où Montfort leuravait donné rendez-vous, sans que les troupesde Provençaux, qui de même se dirigeaientvers le camp du roi d’Aragon, les inquiétassentdans leur marche. Cela ressemblait absolu-ment à un duel où les adversaires vont sur leterrain désigné dans la même voiture, en se fai-sant politesse pour y monter et en descendre,comme s’il s’agissait d’une fête.

L’activité de Simon, celle de ses chevaliers,celle de Laurent surtout, furent employéespendant un long temps à ramener tout ce qu’onpouvait distraire des garnisons des châteaux.Durant deux mois entiers, ce fut à peine siquelques escarmouches eurent lieu entre destroupes qui souvent se suivaient presque côteà côte sans se chercher. Une seule action, plus

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remarquable par ses suites que par le fait lui-même, prouva à Montfort, et plus particulière-ment à Laurent, que ce dernier effort de la Pro-vence avait été calculé de manière à ne laisserà personne aucun esprit de retour. Le comteRaymond, en se dirigeant vers les Pyrénées,rencontra sur son chemin le château de Pu-jol, que d’abord il voulut éviter. Mais quelquestroupes en étant sorties pour l’inquiéter il tentade l’emporter, et en deux jours réduisit les as-siégeants à se rendre à discrétion. Encore cellefois, son caractère de ne jamais tout risquerde sa fortune l’engagea à traiter avec les assié-geants. Roger Bernard y crut voir une arrière-pensée de trahison, et le conseil où se dis-cuta cette question eût probablement amenéune dissolution de cette grande ligue, si l’Œilsanglant n’avait appuyé vivement l’opinion ducomte de Toulouse. L’activité, la constance, lecourage de cet homme, la confiance qu’onavait dans les ressources de son esprit et lesvues ultérieures qu’on lui supposait constam-ment, et qui presque toujours faisaient d’un

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événement en apparence fâcheux un événe-ment qui servait les intérêts de la Provence,toutes ces raisons entraînèrent l’opinion desautres chevaliers, et il fut décidé que les as-siégés de Pujol seraient reçus à capitulation etqu’on leur accorderait la vie sauve. Soixantechevaliers se rendirent donc à discrétion etfurent dirigés vers Toulouse ; mais à peine yfurent-ils arrivés sous la conduite de l’Œil san-glant, qu’ils furent tous attachés à la queue deleurs chevaux, promenés par toute la ville etensuite pendus aux créneaux des murs. L’Œilsanglant, en faisant faire cette cruelle repré-saille, publia partout qu’il obéissait aux ordresexprès du comte de Toulouse.

La nouvelle de cette exécution arriva enmême temps au camp du roi d’Aragon et à ce-lui de Simon, qui à ce moment se trouvait àCastelnaudary. Dans le camp de Simon, elleproduisit à la fois une consternation et une irri-tation extrêmes. Les conquérants virent qu’onleur rendait une guerre sans merci, telle que

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celle qu’ils avaient faite ; et oubliant que c’étaitde cette façon qu’ils avaient agi en pareille cir-constance, ils jetèrent des cris d’exécration surle comte de Toulouse. Il est remarquable quedans cette guerre, les croisés, protégés pourainsi dire par la mission divine qu’ils sem-blaient remplir, avaient été presque partoutménagés par ceux qui les combattaient, tandisqu’eux-mêmes ne mettaient aucun frein à leursmeurtres et à leurs brigandages ; il en arrivaqu’ils s’accoutumèrent à ces ménagements del’ennemi comme à un droit acquis ; comme ilentre dans les habitudes d’un homme qui em-prunte toujours sans jamais rendre, d’oublierses dettes et de s’étonner comme d’une in-justice de la première réclamation qu’on luiadresse.

Dans le camp des Provençaux, la nouvellefit un merveilleux effet, et Raymond fut vive-ment félicité. Les comtes de Foix se doutèrentde la raison secrète de cette exécution : ellerentrait dans la série de moyens qu’avait mis

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en œuvre l’Œil sanglant pour compromettre lecomte de Toulouse sans retour, et qui avaitcommencé par le supplice de Baudouin. Il fal-lut que Raymond acceptât les éloges de bonnefoi de la plupart des seigneurs et les ironiqueslouanges des comtes de Foix. Quand l’Œil san-glant arriva au camp, il y eut entre lui et lecomte une explication dans laquelle celui-cifut obligé d’entendre les reproches mérités quesa conduite lui avait attirés ; de cette explica-tion nous ne rapporterons que ce qui est né-cessaire à l’intelligence de celle histoire. Lecomte, dans un moment d’impatience, s’écriaavec colère :

— N’est-ce pas à toi que nous devons la dé-faite de Castelnaudary, à toi qui m’avais dit deme fier aux messages de ce Laurent qui suit lafortune de Montfort ?

— Eh ! lui répondit l’Œil sanglant, ces mes-sages ne vous ont-ils pas valu la victoire tantque vous avez marché dans la voie que je vousavais tracée ? Ne vous ont-ils pas valu l’incen-

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die du camp de Montfort, la destruction desAllemands venant au secours de Castelnauda-ry ? Mais trois jours seulement j’ai été forcé devous quitter, et tout aussitôt vous avez voulutraiter avec vos ennemis : alors l’homme quivous eût rétabli sur votre trône de comte aabandonné qui l’abandonnait. Ne vous avais-jepas dit à quelles conditions Albert s’était vouéà nous ? Qui le premier y a manqué ?

Le comte ne répondit pas à cette question,mais il répliqua après un moment de silence :

— Eh bien ! j’avertirai Simon de la présencede ce traître dans son armée, et il le punirapour moi et pour lui.

— Ah ! dit l’Œil sanglant, Albert n’est plustraître à Simon ; et, d’ailleurs, vous ne ferez pascela, car il y aurait un traître en tout ceci, celuiqui vous aurait confié le secret de Laurent, etce traître a déjà arrêté une indiscrétion par uncoup de poignard ; si vous voulez, je vous diraiqui a tué David Roaix.

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— C’est toi ! s’écria le comte de Toulouse.

— Pensez-y, comte Raymond, je sors d’avecvotre fils : ah ! quel noble comte nous aurionssi vous lui laissiez enfin l’héritage qu’il ne rece-vra peut-être que trop tard !

— Malheureux ! tu me menaces.

— Entre vous et moi, dit l’Œil sanglant, ily a l’ombre de ma mère qui m’arrête ; maispour Dieu ! n’y placez pas celle de mon frèreAlbert qui m’appelle ; c’est assez du noble vi-comte tué par votre trahison : je ne vous par-donnerais pas celui-ci.

Et l’Œil sanglant quitta le comte sans quecelui-ci osât répondre à cet homme, qui étaità lui seul plus puissant que les plus nobles dela Provence ; car il n’avait rien à compromettreque sa vie, et comme il la jouait tous les jours,c’était le seul enjeu qu’il acceptât de ceux quiavaient à traiter avec lui. Il eût poignardé Ray-mond à l’instant, si Raymond ne lui eut étéutile par l’amour singulier qu’avaient pour lui

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les Toulousains, amour qui les faisait se lever àsa voix dès qu’il réclamait leur assistance.

Bientôt cependant toutes les forces desdeux armées se trouvèrent réunies, celles deMontfort à Fanjeaux, celles de Pierre d’Aragonà Saverdun. Il s’agissait de savoir où aurait lieula rencontre. Pierre, à la tête d’une armée demille chevaliers et de quarante mille fantas-sins, désigna le lieu de combat en s’avançantjusqu’à Muret et en mettant le siège devant cechâteau. L’esprit contraire à celui qui avait per-du les Provençaux dans la précédente tenta-tive les perdit dans celle-ci. Une crainte super-stitieuse de Simon les avait presque toujoursparalysés dans leurs plus terribles efforts ; uneconfiance extrême de Pierre en sa fortune arri-va au même résultat.

Dès les premiers jours du siège, il était fa-cile à Pierre d’enlever Muret et de détruire lestrente chevaliers qui l’occupaient, ainsi quequelques centaines d’hommes d’armes quiobéissaient ; mais il fit sonner la retraite dès

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qu’il vit le premier faubourg enlevé, et répondithautainement à ceux qui lui reprochèrent cettefaute :

— Messires, c’est ma manière de sonner latrompette pour faire appel à mes ennemis. J’aieu cette courtoisie pour le roi infidèle Mira-molin, d’attendre qu’il eût rassemblé toute sonarmée pour l’écraser en un coup ; je ne feraipas autrement vis-à-vis d’un chevalier chré-tien. Que penseriez-vous si dans un duel unhomme attaquait son ennemi au moment oùcelui-ci attache son casque ? Ce serait trahi-son. Je viens de frapper sur le bouclier ducomte de Montfort ; je lui laisse trois jourspour répondre à l’appel.

Ces sentiments étaient dans la nature che-valeresque du roi d’Aragon ; ils étaient aussidans l’ivresse de ses précédents succès. Il étaitambitieux de cette gloire personnelle qui faitd’un homme le principe du salut public. Il eûtpeut-être donné à Simon l’avantage de le com-battre d’homme à homme, si tous les Proven-

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çaux ne l’avaient détourné de cette idée en leflattant du nom de grand capitaine, pour luifaire dédaigner celui de vaillant chevalier. Maisce grand capitaine, qui, s’il avait été victorieuxde Simon, eût peut-être abandonné à d’autrestout le fruit de sa victoire, – parce qu’il n’y au-rait pour lui nulle gloire à vaincre un adver-saire mal préparé, donna à Simon le temps derassembler tous les soldats qu’il pouvait. Aubesoin, Pierre eût distrait de son armée la dif-férence qui existait en sa faveur, pour faire unvéritable champ clos de cette rencontre.

Simon ne se fit point attendre.

Nous suivrons ici exactement les renseigne-ments de l’histoire : nulle invention ne pourraitajouter à leur singularité, et nul récit, si ce n’estcelui des contemporains, ne serait probable sion le supposait inventé.

Simon s’avança vers Muret ; en passant àl’abbaye de Bolbonne, il rencontra l’abbé dePamiers, qui, l’arrêtant dans sa marche, lui fit

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une terrible description de l’armée de Pierre etl’engagea à se retirer ; mais Simon, tirant alorsde sa poche une lettre qui lui avait été remisepar un de ses agents, la fit lire à cet abbé ;dans cette lettre, Pierre d’Aragon écrivait à unedame de Toulouse que, pour l’amour de sesbeaux yeux, il voulait chasser Montfort de laProvence et lui amener esclave et servante lafière Bérangère, dont elle avait eu la folie d’êtrejalouse. Après que l’abbé eut lu cette lettre, Si-mon lui dit avec l’accent inspiré qu’il affectaitdepuis la prise de Castelnaudary :

— Croyez-vous que celui qui combat pourune si vaine cause puisse anéantir l’œuvre deDieu ? Ceci est la condamnation de Pierred’Aragon.

Il adressa ces derniers mots à Laurent et luiremit la lettre. Laurent fit un signe d’assenti-ment ; on eût dit que le comte connaissait lesengagements de Laurent envers Bérangère, etcertes il les connaissait. Peut-être aussi savait-il par quels liens tenaient à lui quelques autres

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chevaliers, et peut-être particulièrement Bou-chard de Montmorency ; mais ce que Laurentjetait de sacrifices à la poursuite de sa ven-geance, peut-être Simon le jetait-il au succèsde son ambition. Qui peut savoir les secretsd’une passion aussi forcenée ?

Le jour même, Simon continua sa route etparut devant Muret. Sur l’heure il voulut at-taquer l’armée de Pierre d’Aragon ; mais lesmeilleurs chevaliers et Laurent surtout le sol-licitèrent de donner du repos à ses troupes,et les deux armées dormirent en face l’une del’autre, sans presque se surveiller, chacune sepréparant au combat du lendemain. Dès quel’aurore parut, Simon fit ranger ses troupes au-tour d’un autel élevé au centre de son camp ety déposa son épée ; puis, lorsque la messe futdite, il la reprit en s’écriant :

— Mon Dieu ! c’est pour vous que je l’ai ti-rée ; je la reprends, plein de votre force et sûrde la victoire qui m’attend.

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Puis, la secouant fièrement, il reprit avec unaccent de triomphe :

— Soldats ! cette épée est celle de l’ar-change Michel ; elle brûle et frappe : Bouchard,envoyez un messager à la comtesse de Mont-fort pour lui apprendre que la bataille est ga-gnée.

Des cris de joie et d’enthousiasme répon-dirent à cette parole de Simon, et, tout aussi-tôt, il ordonna qu’on se préparât à l’attaque.Il s’approcha de son cheval pour le monter ;mais le superbe animal se cabra et le renversa.Les Provençaux, qui s’étaient rangés en ba-taille sur le penchant d’une colline, poussèrentde grands éclats de rire, et les croisés témoi-gnèrent par quelques mots qu’ils considéraientcela comme un mauvais présage. L’histoire aconservé le mot de César tombant au momentoù il abordait la terre d’Afrique, et rendant laconfiance aux Romains intimidés en leurcriant : « Je prends possession de cetteterre ! »

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La même faculté de présence d’espritsemble être donnée par le ciel à tous les carac-tères ardents qui poursuivent une grande am-bition. Simon répara l’effet de sa chute, et, s’ap-prochant de son cheval, il lui dit en plaisan-tant :

— Ah ! je ne t’avais pas dit pourtant qu’ilfaudrait poursuivre les fuyards jusqu’aux mursde Toulouse.

De nouvelles acclamations accueillirent cetà-propos, et les troupes prirent leur ordre debataille. En face du corps que commandait Si-mon en personne étaient déployées les ban-nières d’Aragon. Le corps des chevaliers arago-nais et catalans formait l’avant-garde, et deuxcorps de troupes placés sur les flancs, mais enarrière de ce corps d’élite, étaient confiés auxordres de Raymond d’un côté, et des comtesde Foix de l’autre.

Il semble qu’une singulière fatalité, qui setraduisait presque toujours à cette époque par

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l’intervention de Dieu, marquât d’un cachetd’imprudence et de folie toutes les résolutionsdes Provençaux. Par un caprice singulier,Pierre d’Aragon avait quitté les armes resplen-dissantes sous lesquelles il combattait d’ordi-naire, pour en revêtir d’obscures, tandis qu’ilavait fait endosser les siennes à l’un de seschevaliers, brave, croyait-il, mais non pas decette bravoure qui a un nom de roi à porter,une couronne sur le cimier de son casque. Lesécrivains du parti des croisés dirent que ce futcrainte d’être reconnu et poursuivi par Simonde Montfort ; ce fut seulement une manie defaire mieux qu’un autre n’avait fait. Il avait ap-pris, en revenant en Provence, quelque chosede la singulière histoire d’Albert de Saissac ; iltrouva grande et étrange la vie de cet hommequi avait suffi à la gloire de deux noms, et luiaussi, croyant avoir assez fait pour le nom dePierre d’Aragon, voulut créer une gloire à partau chevalier vert ; et il se vêtit d’armes vertespour se faire donner ce nom, pour que, après labataille, on sollicitât le roi d’Aragon de récom-

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penser cet inconnu qui avait contribué puis-samment à la victoire.

L’Œil sanglant était seul dans la confidencede ce déguisement, et ne l’avait point combat-tu ; il savait qu’en outre des efforts de Simon,Pierre d’Aragon serait le but des efforts d’unhomme dont il connaissait la valeur obstinée,la force suprême, et les engagements de sangpris sur un tenson de poésie que lui-même luiavait livré.

Donc le combat commença.

D’un côté, tous les chevaliers de Montfortétaient réunis en un corps qui, lancé par luicomme une masse, devait aller frapper de sonchoc redoutable le centre de cette armée, la di-viser et se promener ensuite comme un tau-reau pour heurter ensemble chaque corps sé-paré. Montfort avait tellement placé son espoirdans cette tactique, qu’il avait laissé dans Mu-ret ceux de ses chevaliers sur la ténacité des-quels il ne comptait pas assez. Quant à ceux

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dont il supposait que l’ardeur les entraîneraitpeut-être à disjoindre cette masse compacte,il les avait mis à quelque distance pour s’élan-cer là où ils voudraient. Le premier choc fut siterrible, raconte un chroniqueur, qu’on crut en-tendre dix mille bûcherons attaquant ensembleune forêt des coups redoublés de leur hache.

Tout l’effort des croisés se porta sur l’en-droit où l’on voyait les bannières du roi d’Ara-gon et où l’on croyait voir le roi d’Aragon lui-même. Le premier choc fut vaillamment sou-tenu ; mais les deux Montfort et Gui de Lévis,pointant à l’endroit où ils voyaient scintiller lesarmes de Pierre, s’élancèrent en même tempscontre le chevalier qui les portait. Cet inconnueût suffi à l’attaque commune de quelqueshommes contre un homme ; mais, en voyantl’acharnement qui se dirigeait contre lui, il fitreculer son cheval dans les rangs des cheva-liers aragonais, qui se refermèrent sur lui, seprésentant bravement à l’épée des croisés,mais déjà surpris et mécontents de cette re-

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traite de leur chef. Au moment où ces deuxcorps serrés l’un contre l’autre se déchiraientà grands coups d’épée, comme deux tigres qui,avant de se prendre corps à corps, s’entame-raient la peau de leurs griffes de fer, un hommes’élança sur le flanc des Provençaux en y fai-sant une large trouée, tandis qu’un Aragonais,se jetant avec la même fureur dans les rangsdes croisés, perçait également ce murd’hommes jusque-là si impénétrable.

Simon cria, en voyant le premier qui passadevant lui comme la foudre :

— C’est Laurent. Ah ! le roi d’Aragon est là.

Et comme il faisait un dernier effort pour lesuivre, il se sentit frappé d’un coup si violentqu’il chancela sur son cheval, et que l’étriersur lequel il s’appuya en fut brisé. Il faillit tom-ber ; et si le second coup du chevalier vert, carc’était lui, eût pu l’atteindre, c’en était fait deSimon ; mais un mouvement violent de tous leschevaliers arrêta celui-ci, et le cri de :

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« Le roi d’Aragon fuit ! »

lui fit détourner la tête. Vingt coups le frap-pèrent à la fois. Ils semblèrent tomber sur unroc, car un moment il resta immobile sans op-poser que son dédain et sa force aux coups dehache et d’épée qui martelèrent son bouclier etsa cuirasse.

— Le roi d’Aragon fuit ! à la rescousse ! ré-pétèrent les chevaliers.

Une voix, partie du milieu des Aragonais,répondit :

— Ce n’est pas lui, il est meilleur chevalierque ce lâche. Nous sommes trompés.

C’était la voix de Laurent.

— Merci ! sire chevalier, répondit une autrevoix du milieu des croisés ; merci ! tu connaisPierre d’Aragon, le voici.

C’était la voix du chevalier vert, qui se fitreconnaître à ce noble mouvement pour le roi

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d’Aragon lui-même, et à l’instant même ils’élança contre Laurent.

Mais le chevalier de Turin était un plus ter-rible ennemi que Montfort. Il se fit un largepassage devant le roi, et Laurent attendit aumilieu des Aragonais mêmes leur plus intré-pide chevalier. Le roi frappa, et Laurent reçutsans fléchir le choc de sa terrible épée ; s’ar-mant alors d’une massue énorme, il le frappa àla tête et le sépara de son cheval comme on faitvoler d’un coup de baguette la tête d’une fleurqu’on détache de sa tige. Le roi tombé, Laurentdescendit avant que Pierre eût le temps de serelever, et lui posant le pied sur la poitrine, ildéfendit sa victime contre les attaques achar-nées des chevaliers qui le voulaient arracherà la mort, car Pierre respirait encore et faisaitde vains efforts pour se soustraire au poids quil’écrasait. Les chevaliers aragonais et catalans,occupés à cette attaque pour ainsi dire intes-tine, veillèrent moins bien à la conservation dece rempart que les croisés ne pouvaient enta-

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mer, et Simon, remis sur son cheval, se ruantde nouveau contre eux, les ébranla et les fitreculer. Cependant, c’en était fait des croisésmalgré ce premier avantage, car les corps ducomte de Toulouse, se déployant sur les flancs,commençaient à les envelopper. Laurent seul,au milieu des combattants, le pied sur la têtedu roi, semblait encore hésiter à achever savictoire, lorsqu’il aperçut les deux comtes deFoix d’une part, Comminges et l’Œil sanglantde l’autre. Il baissa les yeux sur la victime, etun rapide mouvement de pitié le prit au cœur ;mais le cri de guerre des comtes de Foix reten-tit, et Laurent releva la tête. Il tourna un mo-ment sa large massue autour de lui, et ayantfait un espace vide, il tira sa longue épée et laplanta au cœur du roi d’Aragon en l’y laissant ;puis, s’appuyant de la main gauche, tandis qu’ilbrandissait sa massue, il se prit à crier d’unevoix retentissante :

— Fuyez, Toulousains, le roi d’Aragon estmort.

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À ce cri, la rage des croisés s’accrut ; lecourage des chevaliers aragonais, déjà troublépar la fuite de leur faux roi, épouvanté par lamort de Pierre, chancela tout à fait, et une nou-velle et furieuse attaque de Montfort décidaleur débandade. Peut-être si ce malheur fut ar-rivé sans que les troupes des comtes Raymondet de Foix eussent remué, elles eussent atten-du de pied ferme l’attaque des croisés contreelles, mais cette déroute les surprit au momentoù ces troupes étaient déjà moins serrées parle mouvement de marche qu’elles avaient faitpour secourir les Aragonais. Les plus braveshésitèrent au cri de Laurent, et les plus lâchesayant commencé la fuite, tout le corps ducomte de Toulouse, composé de bourgeois,mal accoutumés à garder un ordre de bataille,tourna le dos au même instant et s’enfuit enpoussant de grands cris.

Les comtes de Foix et leurs intrépides mon-tagnards s’arrêtèrent. « Trahison ! trahison ! »cria Laurent. Ce cri fut aussi funeste que l’avait

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été l’annonce de la mort du roi, car il arrêtal’effort des comtes de Foix, et cette méfiancecontinuelle qui était le fond de leur caractèreles empêcha de réparer un malheur qui n’étaitpas irréparable. Les comtes de Foix restèrentimmobiles et reculèrent en bon ordre, tandisque la fuite emportait au loin toutes les troupestoulousaines et que la poursuite emportait lescroisés sur leurs traces. Ceux-ci passèrent touscomme un torrent autour de Laurent, qui, tou-jours immobile comme une statue de fer sur unpiédestal, dédaigna de se mêler à cette pour-suite, ayant accompli ce qu’il avait promis etne voulant pas faire davantage. Un hommeperça comme lui ces flots de croisés, mais ense précipitant à son encontre, et arriva jus-qu’aux comtes de Foix, qui demeuraient seulsavec leurs hommes sur le champ de bataille,tandis que le combat et le massacre des Tou-lousains fuyaient au loin. Cet homme abordales comtes de Foix, et, à son geste animé, ilfut facile de voir qu’il exhortait les comtes à seprécipiter à leur tour à la poursuite des croi-

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sés. Mais on put voir aussi qu’ils refusaient dele suivre, et bientôt, tournant tranquillement labride de leurs chevaux, ils reprirent au petitpas le chemin de leurs montagnes.

Une heure n’était pas écoulée depuis lecommencement de cette affaire, qu’à l’endroitoù elle avait commencé et qui un momentavant fourmillait de troupes, il ne restait plusque des morts et deux hommes debout :Laurent avec son roi d’Aragon sous les pieds ;l’Œil sanglant, qui avait laissé partir les comtesde Foix et qui, à quelque distance, semblaitmesurer la hauteur du chevalier qui était im-mobile devant lui. Tous deux se considérèrentainsi quelque temps. Puis enfin l’Œil sanglants’approcha, il tenait son épée et Laurent samassue. Mais ils ne levèrent leurs armes ni l’unni l’autre. L’Œil sanglant regarda Laurent long-temps en silence. Celui-ci tourna ses yeux au-tour de lui comme pour lui montrer ce champde carnage et de défaite. Puis ils se regardèrentencore face à face.

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— Est-ce fini ? dit l’Œil sanglant.

— Pas encore, répliqua Laurent.

Ils reprirent leur silence et se regardèrentencore.

— Frère, dit l’Œil sanglant, où noussommes-nous vus la première fois ?

— Sur le cadavre de notre sœur outragée etdevant notre père mutilé !

— Frère, où nous reverrons-nous ?

— Dans le château de Saverdun, à la pre-mière nuit de Noël, sur le cadavre d’une filleoutragée et devant un père mutilé !

— J’y serai, frère, dit l’Œil sanglant.

— Je t’y attendrai, répondit Laurent.

Puis l’Œil sanglant s’éloigna, et Laurent,terrible gardien de son roi mort, resta deboutsur le champ de bataille jusqu’à ce que le soirramenât Montfort de la poursuite des Toulou-sains.

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X

UN TRIOMPHE

Deux mois s’étaient écoulés, et les croiséss’étaient emparés ou plutôt étaient entrés dansla ville de Montpellier, car la bataille de Muretavait abattu sans retour toute idée de résis-tance dans la Provence. Les cloches de la villesonnaient comme pour une joyeuse fête, et lapopulation était en un mouvement inaccou-tumé. La place de l’Hôtel-de-Ville fourmillaitd’hommes, de femmes et d’enfants, et l’onvoyait qu’il se préparait un grand événementou plutôt quelque pompeuse cérémonie, carl’Hôtel-de-Ville avait ouvert et pavoisé toutes

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ses fenêtres, où se montraient des têtes gra-cieuses de femmes et de cavaliers comme demagnifiques tableaux dans des cadres depierre noire. À la principale étaient Alix etquelques dames avec Bouchard, mal remisd’une blessure reçue au combat de Muret. Àune fenêtre plus étroite et voilée par une largetenture de soie, deux têtes se montraientseules de temps en temps. La fenêtre hauteet étroite était encadrée de colonnettes qui lasurmontaient en ogive, et au-dessus de cetteogive un large trèfle donnait du jour à quelquemisérable chambre ou à quelque coin oubliéde ce vaste hôtel. Cependant une tête s’étaitglissée dans cet étroit espace, tant la curiositéétait, à ce qu’il semble, excitée par ce qui allaitse passer. Mille murmures s’élevaient de laplace, et mille propos joyeux, partis des fe-nêtres de l’hôtel, flottaient à leur surface et lescoupaient quelquefois de longs éclats de rire.

Tout à coup, par une des rues qui débou-chaient de l’angle de l’hôtel, une nouvelle foule

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se précipita sur la place et refoula celle qui s’ytrouvait déjà ; une rumeur bruyante s’éleva detoutes parts ; les personnes qui étaient aux fe-nêtres de l’hôtel, se penchèrent en avant, et uncri général dit : Les voici ! »

À l’instant, la fenêtre voilée dont nousavons parlé se découvrit ; Bérangère etLaurent y parurent seuls, l’un à côté de l’autre,et au-dessus d’eux, comme une tête de chéru-bin au-dessus d’un groupe de Raphaël, s’avan-ça, par l’ouverture du trèfle, le visage de Ripert.Presque aussitôt les premiers rangs d’un im-mense cortège envahirent la place en longeantles murs de l’Hôtel de Ville, et Bérangère, s’ap-puyant sur la balustrade de la fenêtre, dit àLaurent, en souriant :

— Allons, mon beau chevalier, venezcontempler votre ouvrage.

— Le vôtre, dit Laurent en s’approchant, levôtre, et maudissez Dieu de n’avoir pas fait laProvence plus grande, car le cortège serait plus

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long et j’aurais le temps de vous mieux dire ceque je n’ai pas encore osé.

— Eh bien ! commencez vite, répondit Bé-rangère ; quels sont ces hommes qui passentavec leurs robes d’hermine et leurs capucesnoirs ?

— Ce sont les consuls d’Albi qui viennentjurer obéissance au comte de Montfort ; celuiqui marche à la tête est le sire de Puivert, dontle fils a péri en combattant avec le vicomte deBéziers.

— Digne père ! dit Bérangère en riant ; etceux qui les suivent avec une dalmatique àtrois rangs de galons d’or ?

— Ce sont, reprit Laurent, le sénéchal et lesjuges-mages de Carcassonne qui apportent ausire de Montfort l’hommage de cette cité.

— Connaissez-vous celui qui nous consi-dère d’un air étonné ?

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— C’est l’ancien argentier du vicomte Ro-ger.

— Fidèle serviteur ! répéta Bérangère surle même ton de raillerie qu’elle avait employéd’abord.

Le cortège passait, et ceux qui le compo-saient marchaient silencieusement vers l’églisede Maguelonne, où le comte de Montfort, assissur un trône splendide, les attendait pour re-cevoir l’hommage de presque toutes les villesde la Provence soumises à son pouvoir. Ainsipassèrent les envoyés de Montauban, de Pa-miers, de Hauterive, de Narbonne, de Castres,et à chaque groupe, Bérangère lançait quelquejoyeuse épigramme. Bientôt il s’en approchaqui portaient de longues robes vertes avec unesorte de mitre.

— Et ceux-ci ? dit Bérangère.

— Les magistrats de Fanjeaux.

— Bien, reprit la fille de Montfort, il n’estresté que dix hommes vivants dans cette ville,

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et je pense qu’en voilà dix qui se viennent sou-mettre à la suzeraineté du comte. Mon père nepensait pas alors qu’il fît tuer des vassaux sisoumis.

D’autres passèrent encore, puis il se trouvaun espace vide, et Bérangère demanda pour-quoi. La figure de Laurent, jusque-là paisible etpresque joyeuse, s’assombrit, et il répondit :

— Cette place devait être celle où se se-raient placés les sénéchaux des terres de Sais-sac.

— Et, dit Bérangère en se retournant, ilssont absents ?

— Non, dit Laurent, c’est qu’il n’est pas res-té un homme vivant pour faire la lâcheté devenir baiser la main de l’exterminateur de sesfrères.

— Vraiment ! dit Bérangère en clignant sesyeux et en les jetant sur Laurent.

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Celui-ci se tut. Bérangère lui tendit la mainet lui dit en souriant :

— Baisez la mienne à genoux, sire Laurent.

Et pendant que cet espace vide passait,Laurent se mit à genoux et baissa la main de lafille de Montfort. Laurent, qui avait penché satête sur la main de Bérangère, la releva tout àcoup vivement. Quelque chose était tombé surson cou et l’avait presque brûlé. Il y porta lamain : c’était comme une goutte d’eau. Par unmouvement singulier, il porta sa main mouilléeà sa bouche : cette eau était amère comme unelarme. Il regarda en haut, mais il ne vit rien.

Le cortège passait toujours.

— Quels sont ceux-ci, mon chevalier ? de-manda Bérangère d’une voix qui hésita un mo-ment, soit qu’elle craignit la réponse, soit quele baiser de Laurent l’eût étonnée d’une émo-tion à laquelle elle n’était pas accoutumée.

Le chevalier se pencha pour les voir, carils venaient de loin, et dans cette position son

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corps appuyait doucement sur celui de Béran-gère ; son bras semblait l’entourer, elle nes’écarta point.

— Ceux-ci, dit Laurent, sont les prévôts deCastelnaudary.

— Où vous avez si vaillamment combattu ?

— Où pour la première fois, dit Laurentsans changer de position, j’ai dit à la fille deMontfort que pour l’amour d’elle je ferais sibien qu’elle ne pourrait former un désir qui nefût accompli. Ceux-ci qui passent, Bérangère,sont des envoyés d’une ville où la mort voustenait embrassés dans une armée d’ennemisimplacables.

— Et vous nous avez sauvés !

— Je t’ai sauvée, Bérangère, voilà tout ;sauvée parce que je sais ce que c’est quel’ivresse de la victoire et de la vengeance ;parce que dans ma vie de soldat j’ai vu lesépouvantables joies du pillage et de l’ivresse.Ne me remercie pas, car si je n’avais pu pré-

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cipiter dans la défaite des ennemis qui nousmenaçaient, je t’aurais peut-être tuée, tuée surl’heure.

— Je te crois, Laurent, dit Bérangère ense soumettant presque avec complaisance à lapression du corps de Laurent ; mais aussi, jeme serais tuée.

— Par un vain honneur, Bérangère, je l’aientendu, et non peut-être comme ta mère seserait tuée pour Bouchard.

— Vous n’êtes pas mon amant, sire Laurent,dit Bérangère en se relevant.

— Je le serai quand je voudrai, réponditLaurent en souriant.

Bérangère le regarda avec colère.

— Oui, répéta Laurent, quand je voudrairappeler à Bérangère ses engagements, quandje lui dirai : « J’ai tenu ce que j’ai promis ; c’estvotre tour. »

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— Ainsi, répliqua Bérangère, est-ce ainsique vous l’entendez ?

— Oh ! non, reprit Laurent avec feu. Re-garde ces hommes qui passent, ce sont les ca-pitouls de Toulouse qui apportent à ton pèreles clefs de leur ville, et qui viennent le re-connaître pour seigneur ! Vois plus loin cettemagnifique compagnie d’évêques mitrés quiviennent, au nom de la Provence, l’intronisercomte de Toulouse, marquis de Provence, ducde Narbonne, comte et seigneur de cent villesseigneuriales ! Toutes ces grandeurs qu’il vaposer sur sa tête, peut-être les lui ai-je donnéesplus qu’il ne croit, et pourtant je ne veux delui aucune récompense. Ce matin j’ai refusél’investissement de quatre fiefs dont il avaitvoulu me faire suzerain : c’est que je n’ai rienfait pour lui. Pour toi seule cette guerre a étéune victoire dont il se couronne ! regarde ! re-garde là-bas, plus loin, vois ce chariot traînépar quatorze chevaux : c’est là que repose lecorps de celui qui t’a outragée, et dont ton

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père se fait un trophée d’autant plus éclatantqu’il l’entoure d’honneurs funèbres où sa vani-té triomphe. Que ton père se hausse sur le cer-cueil d’Aragon ! moi, je suis monté le premiersur son cadavre ; mais tu ne sais pas pourquoi.

Bérangère regarda Laurent d’un air étonné.

— Non, Bérangère, ce n’est pas pour t’ob-tenir de ta fidélité à remplir tes engagements,comme si je réclamais le prix d’une partie ga-gnée. Crois-tu que je sois de ces amants qui dé-sirent une femme qui se donne à une volontéd’homme, parce qu’elle a fait une récompensede sa possession ? Non, et s’il doit en être ainsi,adieu mon bonheur et mes rêves, adieu mabelle ambition ! Oh ! non, ce n’est pas là ce quej’ai rêvé !

Sur la fin des paroles de Laurent, Bérangèreétait tremblante et émue ; l’oppression de sapoitrine la laissait respirer péniblement ; sesdents claquaient d’un tremblement fébrile ;son regard, humide et perdu, disait qu’à ce mo-

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ment autre chose que la vanité s’éveillait danscette grande et forte jeune fille ; cependant ellene répondit pas.

— Bérangère, reprit Laurent, tu ne me com-prends pas ; songe qu’avant que ce cercueilne soit passé sous nos regards il faut que nosâmes se soient jointes dans un même avenir.Tu ne sais pas tout encore, et je ne puis pas en-core tout te dire.

Bérangère le regarda avec plus d’assurance.

— Ne me regarde pas ainsi, dit Laurent, outu sauras toute mon âme. Véritablement, Bé-rangère, c’est une alliance monstrueuse de dé-sirs que ceux qui me dévorent. Oh ! pourquoies-tu si belle ? pourquoi si haut placée ?

— Que voulez-vous dire ? reprit Bérangère,véritablement surprise.

— Tiens, vois, dit Laurent, dont l’accent setroublait sensiblement. Je voudrais te devoirtout et en même temps que tu pusses tout medevoir de même. Je voudrais que tu te don-

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nasses à moi, chevalier sans renom, et je vou-drais aussi t’asseoir à côté de moi sur un trône.

— C’est difficile, dit Bérangère d’un air deraillerie triste ; car l’état de Laurent avaitquelque chose d’effrayant, autant par l’incohé-rence de ses discours que par le hagard de saphysionomie.

— C’est possible ! dit Laurent d’une voixcreuse et ardente.

— Possible, répliqua Bérangère, que je medonne à un chevalier sans renom, et que cechevalier me fasse asseoir sur un trône ?

Laurent ferma les yeux comme pour assem-bler, ou plutôt, diviser ses idées, qui, à la foistendues sur deux objets, les voyaient ensemblesans pouvoir les exprimer à la fois. En ce mo-ment, le cercueil entra sur la place, et les nom-breux habitants de Montpellier se mirent à ge-noux : on entendit une sourde prière bourdon-ner sur la place ; la comtesse de Montfort elle-même s’agenouilla à la fenêtre où elle était, et

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on en fit autant à toutes celles qui regardaientpasser le cercueil de Pierre d’Aragon. À uneseule, un homme et une femme demeurèrentdebout, et par-dessus toutes ces voix, dont laprière n’avait pas de son articulé, de mots sai-sissables, une voix nette et froide, celle deLaurent, dit à la fille de Montfort :

— Vois-tu, Bérangère, ce cercueil quimarche vers la tombe ? c’est le cercueil du plusbrave chevalier de la chrétienté, c’est le cer-cueil d’un roi ! Ce chevalier, ce roi, je l’ai tuépour satisfaire ta vengeance ; je l’ai tué, et samort n’est que la clef de voûte de l’édifice decadavres et de sang que j’ai élevé pour t’obéir.Si, dans ce funèbre édifice, je te comptais parleurs noms de seigneurs et de princes tousceux dont je l’ai bâti, tu frémirais !

— Je le crois, Laurent, dit Bérangère ; nullefemme n’a obtenu d’un homme ce que j’ai ob-tenu de toi.

— Pour cela, tu m’as promis d’être à moi.

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— Oui, dit Étrangère, effrayée de la solen-nité de ces paroles, je l’ai promis.

Laurent la regarda en face et lui dit froide-ment :

— Regrettes-tu ta promesse, Bérangère ?

— Je la regrette.

— Eli bien ! dit Laurent, je te la rends.

— Merci ! oh ! merci ! s’écria Bérangère,joyeuse et exaltée, merci, Laurent ! Je suislibre à présent, n’est-ce pas ?

Et elle se recula de la fenêtre et en rejeta lerideau devant elle.

— Libre, répondit Laurent.

— Je ne te dois plus rien ?

— Plus rien.

— Je ne serai ni déloyale ni ingrate si je techasse ?

— Ni déloyale ni ingrate.

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— C’est bien, dit-elle.

Alors elle regarda Laurent longtemps etcomme pour lui plonger ses paroles dans lecœur ; ses yeux, illuminés d’une joie éblouis-sante, dévoraient le visage du chevalier ; unesorte de rire presque insensé fit frémir seslèvres et montrer l’éclat de ses dents.

Maintenant, dit-elle, je t’aime !

Oh ! s’écria Laurent avec transport, tu m’ascompris !

Et il la prit dans ses bras. Elle y demeura !

Je t’aime, reprit-elle, et je suis à toi, à toiquand tu voudras, car maintenant je puis medonner.

Oh ! l’orgueilleuse fille avait été prise à lavanité par une astuce plus profonde que lasienne : c’est que Laurent avait appris, depuisqu’il la connaissait, que le jour où il réclameraitses droits comme une loi ils lui seraient refu-sés. Un baiser scella cette union. Un cri parti

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du sommet de la fenêtre y répondit, et un chantde mort, entonné par les prêtres qui accompa-gnaient le cercueil de Pierre d’Aragon, éclatasur la place. Laurent parut l’écouter.

— Voici le cercueil, dit-il.

— Que nous importe ? dit Bérangère.

— Viens, reprit le chevalier, tu vas le sa-voir.

Ils reparurent à la fenêtre.

— Bérangère, lui dit-il, sur ce cercueil quipasse, ne vois-tu rien qui te fasse envie ?

— Non, Laurent. Autrefois, peut-être, j’au-rais désiré d’y monter en triomphe pour dire :« Voici mon ouvrage ! » Maintenant, je n’aiplus d’autre ambition que la tienne.

— Et tu n’y vois rien pour mon ambition ?

— Je n’y vois, dit Bérangère, qu’un sceptreet une couronne.

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— Est-ce que la dépouille du vaincu n’ap-partient pas au vainqueur ?

— À toi, Laurent ?

— À nous, Bérangère.

Elle le regarda.

— Comment ? lui dit-elle.

— Souviens-toi du combat de Castelnauda-ry et de la bataille de Muret ; alors j’ai pu ceque j’ai voulu.

— Et tu veux maintenant ?…

— Bérangère est un beau nom de reine. Lecortège est passé ; viens à l’église de Mague-lonne, voir comment ton père reçoit l’hom-mage que lui apportent les vassaux que je lui aidonnés. Nous apprendrons ensemble.

Ils sortirent.

Le soir venu, Laurent disait à Goldery, aumoment où celui-ci semblait prêt à monter àcheval pour un long message :

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— C’est au château de Saverdun qu’auralieu cette fête. Va le visiter. Assure-toi de ladisposition des appartements, que nul cri nepuisse être entendu hors de cette chambre ;que les mains de fer de ce lit de torturespuissent enchaîner la force d’un lion ; que lepoison soit prêt ; que l’Œil sanglant soit averti ;que ton rôle soit appris ; que mon père s’ytrouve ; c’est pour la nuit de Noël.

Goldery monta à cheval.

— À propos, où était Manfride durant lecortège ?

— Dans la chambre retirée où vous m’aviezdit de la retenir.

— C’est bien ; elle y sera aussi.

Laurent s’éloigna, et Goldery, le suivant desyeux, répéta :

— Oui, messire, elle y sera.

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XI

LE CHATEAU DE SAVERDUN

Enfin le comte de Montfort était le vain-queur de la Provence ; enfin il demeurait seul,debout et armé, au milieu de ces populationsà genoux et vaincues. La tempête qui avaitfailli emporter sa fortune s’était brisée contrelui-même, comme l’orage qui ne peut ébranlerle chêne vigoureux qui domine la campagne.Mais de même que cet arbre roi, lorsqu’il arésisté aux vents déchaînés et à la foudre enfureur, peut périr quelquefois sous la morsurepersévérante et inaperçue du ver qui s’attaqueà sa racine, de même Simon, contre qui

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s’étaient ruées vainement toutes les armées dela Provence, pouvait tomber sous l’effort lentet désespéré de l’ennemi qui s’était attaché àlui.

Pour Laurent, si le rôle qu’il jouait n’étaitpas une trahison de sa propre cause, le tempsétait venu où Montfort lui appartenait tout en-tier ; il n’avait plus à partager avec d’autres lagloire de sa chute ; il avait enfin devant lui sonennemi comme il l’avait désiré. Peut-être aus-si les circonstances étaient-elles devenues cequ’il les fallait à son insatiable rêve de ven-geance. Nulle espérance n’avait survécu auxdésastres de la bataille de Muret : le roi d’Ara-gon mort, le comte de Toulouse disparu, lescomtes de Foix soumis, et la capitale de la Pro-vence abattant elle-même ses murailles pourlaisser entrer son vainqueur à l’aise. Jamaisl’ambition de Simon n’avait pu rêver autantqu’il avait acquis ; enfin il était puissant, heu-reux, assis sur ce trône de comte de Toulouse,moins élevé peut-être que celui du roi de

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France, mais plus largement posé sur sa base.Ce fut alors que Laurent, lorsque Montfort sor-tit du concile qui lui remit la suzeraineté de laProvence, lorsqu’une députation de bourgeoisde Toulouse fut venue lui porter, à genoux, lesclefs de la ville savante, et lorsque toutes lescités vassales de cette grande cité eurent sui-vi leur souveraine dans son esclavage, ce futalors que Laurent s’écria :

— C’est à moi maintenant qu’il appartient !

Cependant, toujours aveuglé par cet orgueilde suffire seul à ses propres projets, il dédaignale peu de cœurs infatigables qui sous les piedsdu vainqueur cherchent encore la place où ilspeuvent le frapper : Laurent fit dépendre d’unmot le succès d’une entreprise qui intéressaittant de millions d’hommes. Ce fut une fautepeut-être, et peut-être aussi était-ce le seulmoyen d’arriver à son but. Le vrai tort deLaurent ne consista point à mal calculer lesévénements : il se réduisit à ne pas tenircompte des passions qui vivaient autour de lui.

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Il en est de cela comme d’un grand problèmede mécanique qui paraît résolu dans toutes sesparties et auquel on applique une grande forced’action et qui, au moment de la mise enœuvre, périt par la résistance d’un petit rouagedont on a dédaigné d’apprécier la force. En ef-fet, Laurent avait tout prévu, tout calculé : lesmoindres détails étaient admirablement arran-gés ; un seul fut oublié, un seul, et toute la puis-sance de cette grande machination se brisa àce petit obstacle.

Le lendemain de la tenue du concile deMontpellier, on proclama à son de trompe partoute la ville, et, pendant les jours suivants,dans toutes celles qui étaient dans un rayon devingt lieues, que, par Laurent de Turin, il se-rait tenu au château de Saverdun une cour plé-nière avec lices et carrousel, une cour d’amouren langue française et en langue provençale, etque, pendant les trois jours que durerait cettefête, tous chevaliers et dames qui s’y présente-raient seraient magnifiquement logés, et nour-

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ris au château de Saverdun par ledit chevalierLaurent de Turin.

Nous n’avons pas à expliquer ni à rejetersur la barbarie des temps le prodigieux accueilqui fut fait à cette nouvelle après tant de mal-heurs subis. Les exemples récents nous ont ap-pris comment on s’enivre dans le foyer dévas-té de ses pères, comment on chante près deleur tombe, comment on danse les pieds dansle sang ! Les bals furieux et les orgies déver-gondées qui ont suivi la Terreur sont au moinsun exemple, s’ils ne sont pas une explication.

Il arriva donc que de tous les côtés de laProvence on se dirigea vers le château de Sa-verdun, où le plaisir allait se relever aprèss’être si longtemps caché sous les ruines. Fran-çais et Provençaux s’y rendirent également, etles uns et les autres surent trouver dans leurfortune épuisée, dans leurs populations à moi-tié éteintes, telle ressource pour le luxe d’unefête qu’ils n’avaient pu en arracher pour la né-cessité d’une guerre. Aussi, dans les temps de

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paix et de prospérité, jamais réunion ne futplus brillante, jamais concours plus nombreux,jamais hospitalité plus magnifique. Le châteaude Saverdun était ouvert à tout venant, et, parune prévoyance infatigable, il ne manquait àpersonne ni logement convenable ni splen-dides festins. Le but de cette fête hautementannoncé était un hommage à la fortune deMontfort, et Laurent, le plus dévoué de seschevaliers, voulait être le premier de tous à cé-lébrer son suzerain de la manière la plus écla-tante.

Dire des fêtes pour ne parler que de leursdétails et de leur extérieur doré, c’est une ma-tière si magnifiquement exploitée que nous nenous hasarderons pas à les décrire après tantde belles descriptions. Quoique les jeux duchâteau de Kenilworth soient de trois sièclespostérieurs à l’époque qui nous occupe, nousretomberions dans une sorte d’imitation oùl’original nous écraserait trop, malgré les traitsparticuliers que nous pourrions y glisser, pour

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que nous osions tenter cette lutte. Ce ne se-raient pas les mêmes noms ni le même genrede personnages ; mais le tumulte d’une fouleinnombrable recevant l’hospitalité dans unvaste et gothique château ne saurait être mieuxreprésenté. Figurez-vous des bateleurs et desjongleurs à la place des comédiens ; des châte-lains indépendants dans leur vassalité au lieudes courtisans d’Élisabeth. À la place de cettedomesticité titrée qui suivait les grands du sei-zième siècle, représentez-vous pour les uns lesécuyers, les hommes d’armes et leurs chefs,pour d’autres les esclaves venus de la croisade,et ce sera, aux vêtements près, avec quelquesdifférences de noms, le même aspect tumul-tueux et bourdonnant dans cette immense en-ceinte de bâtiments et de vastes cours ; à l’ex-térieur, la même curiosité de la classe pauvre,toujours avide de voir les plaisirs dont elle paieles frais, et toujours repoussée avec une égalebrutalité : ce seront les mêmes injures auxportes, le même fracas dans les arrivées, oùchacun cherche à paraître le plus splendide ;

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ce seront encore les serviteurs qui se croisent,les écuyers qui se vantent de leurs maîtres, lamême prodigalité de vins et de festins, les trou-peaux immolés tout entiers pour cette vasteconsommation, les provisions de toute unecontrée, de tout un pays et de tout un mois, en-levées pour paver une table et gorger quelquesconvives pendant quelques jours.

Une autre crainte bien sincère nous interdi-ra aussi de représenter le carrousel et la passed’armes qui eut lieu dans le préau du château.Que faire après le poème d’Ivanhoé qui ne soitun reflet éteint de cette belle représentationoù luttent Richard Cœur-de-Lion, Ivanhoé et letemplier Guilbert de Bois-Briant ? D’ailleurs, ceque le lecteur accepte volontiers au commen-cement d’un livre, ces développements de cos-tumes, de décorations, d’habitudes étranges,lui paraîtrait peut-être fastidieux à l’instant oùnous sommes de ce récit. Nous négligeronsdonc ce qui ne tient pas, pour ainsi dire, auxentrailles de la passion que nous avons voulu

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peindre, et nous arriverons vite aux deux der-niers jours, qui furent à la fois la conclusion dela fête et celle de cette histoire.

Lorsque les luttes de la force et de l’adressephysiques furent terminées, le jour se levapour les combats d’esprit et de savoir. Demême que toutes les couronnes du carrouselet du tournoi avaient été déposées aux piedsde Bérangère pour être remises par elle auxvainqueurs, de même elle fut proclamée reinede la cour d’amour. Si Bérangère eut été unefemme d’un esprit facile à s’enivrer, on eût puexpliquer, par le charme des applaudissementsqui l’entouraient, cette sorte d’aisance assu-rée, hautaine et bienveillante à la fois, avec la-quelle elle acceptait le nom de reine. Elle jouaitpour ainsi dire son rôle avec une bonne foi etpresque un sérieux qui eût été une grâce char-mante dans un cœur où l’on eût pu supposerl’ivresse d’une joie d’enfant. Mais, en la voyanttelle qu’elle se montrait depuis quelques jours,ordonnant comme maîtresse aux lieux où elle

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habitait et disposant de tout, des heures desbanquets et des réunions, du rang que chacuny devait tenir, du choix des habitations, de l’or-donnance des journées, avec cette liberté d’es-prit et de commandement qui ne semble ap-partenir qu’au vrai droit de commander, la plu-part attribuaient à sa vanité ridicule la facilitéavec laquelle elle semblait tenir en souveraineune place où, à vrai dire, elle n’était que par lagalanterie du sire Laurent.

Si ceux qui expliquaient ainsi cette manièred’être de Bérangère avaient mieux connu cettefemme, ce n’est point cette solution qu’ilseussent donnée à ce qu’elle faisait. Elle conve-nait assurément à une vanité médiocre ; maisà l’orgueil de Bérangère, il fallait de plus fortesraisons que l’événement d’une fête ou le plaisirde jouer un rôle, pour s’y montrer si souverai-nement à l’aise ; il fallait qu’elle s’y crût desdroits sincères et avoués, sinon par tous, dumoins par elle-même. Ainsi c’était avecconscience qu’elle disposait de la richesse de

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Laurent, de son hospitalité, comme si elles luieussent appartenu, et ce titre de reine ne luisemblait facile que parce qu’elle avait la foi quebientôt il lui serait sérieusement et solennelle-ment donné.

Alix ne se montrait point jalouse de toutesces préférences ; elle ne comprenait pas la viecomme sa fille. Plus belle jadis, plus aimée en-core que Bérangère, douleur ou joie, elle avaitporté tous ses sentiments le front baissé. Sestriomphes ne lui auraient plu que pour plaireà un autre, et celui-là avait une âme commela sienne, une âme qui cherchait le mystère etqui pensait que le ciel ne jette point à l’hommeassez de bonheur pour qu’il ne le serre pasavec soin dans le plus secret de son existence.Montfort recevait en roi ces fêtes qu’il croyaitsi bien pour lui, qu’il les laissait accepter par safille. Il y avait en lui quelque chose de cet or-gueil d’un maître à qui on n’ose offrir un pré-sent, qui souffre qu’on le fasse à son enfantpour ne pas désobliger son serviteur.

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On était à la veille de Noël ; un froid sec etclair avait jusqu’à ce moment favorisé les jeuxqui devaient se passer en plein air. Le soir, ons’était quitté dans la vaste salle d’armes, qui te-nait tout le rez-de-chaussée des bâtiments quiservaient de lien aux deux principales tours. Lelendemain, et sans que le travail des ouvrierseût troublé le sommeil de ceux qui occupaientle château, cette salle se trouva disposée en unvaste amphithéâtre qui tenait trois côtés de lasalle, en laissant tout autour un espace pourcirculer ; le fond en était occupé par des gra-dins au plus haut desquels se trouvait un trônepour Bérangère et des sièges pour les damesqui devaient juger le mérite des concurrentssous son autorité. Des tentures d’une richesseinaccoutumée couvraient les murs et les gra-dins ; un immense brasier, allumé au milieu del’espace libre où devaient se présenter les jon-gleurs, donnait une chaleur suffisante et char-geait l’air de la vapeur des parfums que les es-claves y jetaient sans cesse. Les maux de nerfsn’étaient point encore inventés à cette époque,

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et des femmes qui la plupart du temps voya-geaient à cheval, à travers les misérables che-mins qui coupaient alors la Provence, étaienthabituées à d’assez rudes fatigues pour ne pass’évanouir pour un peu d’air lourd qu’il leurfallait respirer ; l’immensité des salles rendaitaussi à cette époque cet inconvénient peu sen-sible. C’est d’ailleurs encore une habitude deces climats, où la chaleur protège pendant silongtemps ses habitants, de ne pas mettre decheminée dans les pièces où on se réunit leplus souvent, et quoique je sois ce qu’on ap-pelle un jeune homme, je me rappelle encore letemps où, à la table de ma mère, où s’asseyaitune nombreuse famille, nous dînions avec unvaste brasier au-dessous de cette table pour ré-chauffer les convives, et je n’ai pas souvenirque personne en fût incommodé.

Lorsque le jour fut à peu près arrivé à samoitié, toute la population de l’immense châ-teau descendit des appartements qu’elle occu-pait et vint se ranger sur les gradins de l’am-

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phithéâtre. Les épaisses fourrures brillaient detoutes parts sur les draps brocardés d’or etd’argent. Comme aujourd’hui, les moins distin-gués arrivèrent les premiers et un peu en tu-multe pour obtenir la meilleure place parmi lesgradins les plus élevés. Ceux qui devaient oc-cuper les gradins d’en bas, et dont les placesétaient marquées, entrèrent plus tard et avecassez de lenteur pour se faire regarder pendantqu’ils gagnaient les places. Celle qui devaitprésider à la fête se fit attendre, comme il ar-rive toujours.

On a beau se débattre pour trouver à desépoques éloignées des manières différentes decelles de nos époques contemporaines, il y acertaines choses qui, dans tous les temps, sepassent de même, et non-seulement dans lespassions profondes qui dominent l’hommesous quelque régime qu’il vive, mais dans cer-taines habitudes de la vie usuelle. Après tout,l’homme est un animal dont l’organisation pri-mitive lui impose certaines règles de sociabili-

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té dont les premiers linéaments se retrouvent àtous les âges de sa civilisation. Si vous enleviezde l’Ars amatoria d’Ovide les noms propres deshabitudes, c’est-à-dire au serviteur le nom d’es-clave, au spectacle celui de cirque, et quelquesautres, vous croiriez que c’est un livre faitd’hier pour l’instruction des séducteurs de la fi-nance et du Pont-aux-Choux.

Cependant Bérangère, accompagnée de samère, de la dame de Penaultier, des comtessesde Narbonne et de Couserans, de quelquesautres de moindre rang, arriva au milieu de lasalle et prit place sur son trône. Déjà les jon-gleurs et les trouvères qui voulaient prendrepart aux concours étaient dans la lice qui étaitau pied de cet amphithéâtre. Ils étaient nom-breux et appartenaient la plupart à la Pro-vence. Parmi ceux-là se faisait remarquerPierre Raymond le Preux (le Vaillant), qui avaitécrit un livre contre les hérétiques : c’était unbrave soldat aussi, qui avait porté en Syrie laguerre contre les infidèles. Il faisait honneur

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de ses tensons à Jausserande del Puech, nobleet belle dame de Toulouse, qui de la place oùelle était assise l’encourageait du regard. À cô-té de lui était appuyé sur un page d’une fi-gure hideuse, espèce de nain qui portait unlivre recouvert d’huis de cèdre, Hugues Bru-nenes, riche alors des bienfaits du roi d’Aragon,et qui plus tard se fit religieux par désespoir den’avoir pu obtenir les faveurs de Madonna Ga-lienne, fière bourgeoise d’Aurillac, qui se van-tait de descendre de l’illustre médecin Clau-dius Galianus, autrement dit Galien. Près decelui-ci, Pierre d’Auvergne, déjà vieux, et Gui-raud de Borneil, qui lui enleva le titre de plusdocte troubadour de la langue d’oc, qu’il avaitporté jusque-là. Accoudé sur sa large épée, lefront et l’air sûr de lui-même dans toutes lespasses où peut se trouver un homme, se tenaitPons de Capducil, bon chevalier d’armes, galant,beau parleur, et sachant également bien trouver,violonner, chanter et, comme il le disait lui-même, encore mieux prouver. C’était une sorte

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d’Hercule qui chantait vaniteusement sesdames. Un jour qu’on le blâmait de cet orgueil,il répondit naïvement : « Faut à mon épée deuxennemis, à mon estomac deux dîners, à monamour deux belles. » Celles qui se partageaientalors ses hommages étaient Adélaïde de Mer-cœur et Marie de Ventadour. Nous citeronsencore Guillaume de Saint-Dizier, fort amou-reux et fort aimé de la belle marquise vicom-tesse de Polignac, à laquelle il adressait seschansons en s’y appelant du nom de Bertrand.D’autres, de moindre renom, Béranger de Pala-zol, Guillaume de Rainols, Pierre de Bargeac etbeaucoup qu’il serait inutile de nommer, com-posaient cette brillante réunion.

Bientôt chacun prit la place qui lui appar-tenait de droit ou qu’il avait pu conquérir ; au-dessous de Bérangère était assis Laurent dansun splendide vêtement de soie, objet de cu-riosité pour tous les invités ; derrière elle Ri-pert, qui s’apprêtait à exécuter ses moindresordres. Dans un banc peu élevé et dans un coin

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retiré de la salle, Bouchard de Montmorency,et sur un siège à part, qu’il occupait autanten qualité d’évêque que de jongleur honoraire,Foulques, qui paraissait semblable à ce vieuxlutteur que l’âge a fait asseoir à la place de jugeet qui serre ses poings et roidit ses membres àchaque coup bien adressé qu’il voit porter sousses yeux. Les prix étaient posés sur des cous-sins devant Bérangère : le premier et le plusbeau était une couronne d’or garnie de pierre-ries ; le second, un poignard magnifiquementtravaillé ; le dernier, une lyre d’argent. Enfinle tumulte de l’entrée, des remarques, des ad-mirations, des médisances, s’étant un peu cal-mé, Bérangère se leva, et annonçant que la liceétait ouverte, elle dit que la question à traiterétait celle-ci :

Quel est le vrai amour ?

Cette question parut merveilleusementchoisie, et tout aussitôt chacun prit un air ré-fléchi pour se faire des idées et se préparer aucombat.

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Cependant une autre cérémonie devait pré-céder la lutte : il fallait que l’intervention d’unprêtre appelât la bénédiction céleste sur lescombattants, pour soutenir ceux dont la foiétait sincère contre le talent de ceux qui neréussiraient que parce qu’ils avaient plus d’es-prit que les autres. Ce n’était pas une invoca-tion sans quelque sainteté que celle qui, mêmedans ces jeux d’esprit et de galanterie, implo-rait le ciel pour le vrai amour, qui dans ce casétait ce qu’en une autre lutte on eût appelé labonne cause. Foulques était l’homme qui étaitappelé ce jour-là à donner cette bénédiction.Comme nous l’avons dit, tout le cœur du jon-gleur battait sous la croix de l’évêque. Il se le-va, et, après une courte prière, il appela la bé-nédiction du ciel sur les âmes sincères ; puis,s’adressant au troupeau poétique qui s’était in-cliné devant lui, il ajouta d’un ton où l’onvoyait rire l’esprit à travers la componction dela tenue et de la voix :

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Aï prou prégat lé Sant-EspritDe bous baïla carga d’esprit ;Mai aïssiez bertat fé al cor,S’abant lé veni Creator,L’esprit né bous es pas bengut,Gaitats lé prix coumo perdut.

(J’ai assez prié le Saint EspritDe vous donner beaucoup d’Esprit ;Mais eussiez-vous une foi sincère dans le cœur,Si avant le veni, CreatorL’esprit ne vous est pas venu,Considérez le prix comme perdu.)

Cette allocution dite d’un ton presquerailleur, les mains jointes et les yeux baissés,fut applaudie avec enthousiasme ; le petit ri-dicule qu’un évêque jetait sur le Saint-Espritparut tout à fait de bon goût et fit briller unéclair de poésie sur le front mitré de Foulques ;il se rassit au milieu des sourires des plus bellesdames, des applaudissements des chevalierset des cris d’admiration des poètes, qui trou-

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vèrent occasion de louer quelqu’un sans dan-ger, et qui l’exploitèrent au profit de leur ré-putation d’impartialité. Toujours autrefoiscomme aujourd’hui.

Ce petit incident passé, les noms desconcurrents furent livrés au sort, et la luttecommença. Longtemps, et, comme il arrive leplus souvent, tout ce qui fut dit sur la questionproposée ne fut qu’une apologie à côté del’amour que chacun ressentait pour sa dame ;les premières furent écoutées avec quelque fa-veur ; mais Bérangère, dont le nom n’arrivait àla conclusion d’aucun de ces tensons ou syr-ventes, commença à froncer le sourcil et à cau-ser à voix basse avec les personnes qui l’entou-raient ; bientôt les vers de tous les concurrentscontinuant sur ce ton, le dépit se montra visi-blement dans la tenue de Bérangère, dans l’im-patience qu’elle montrait en écoutant, dans leremercîment sec et bref dont elle répondait àchaque concurrent qui avait fini, dans l’appellent et à moitié bâillé qu’elle faisait au nou-

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veau ; enfin, poussée à bout par la majusculeimpertinence de Pont de Capducil, elle s’écrialorsqu’il eut achevé :

— Ah ! messires trouvères de la langue pro-vençale, vous êtes plus braves en poésie qu’enbataille, et vous ne désertez point votre patrie.

Puis elle continua, après avoir jeté autourd’elle un regard dédaigneux :

— Et votre victoire sera facile, assurément,car nul des chevaliers de la langue française,qui ont soumis la Provence par leur épée, netente de la vaincre par la parole et les rimes.

— Si la reine de cette cour, dit Boucharden s’avançant, veut m’admettre à l’honneur desoutenir la gloire de notre patrie, je le tenteraiseul contre de si puissants adversaires.

Bérangère salua gracieusement Bouchard,mais comme elle prévit que sans doute ce neserait pas encore de ce chevalier qu’elle ob-tiendrait ce qu’elle attendait, elle ne put s’em-

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pêcher de saupoudrer d’une cruelle ironie laréponse qu’elle lui fit :

— Soyez le bienvenu, lui dit-elle, sire Bou-chard, soyez le bienvenu à combattre seulcontre tous ces illustres trouvères ; noussommes habitués, de votre part, à des actionsque vous seul êtes capable de faire.

Et, en parlant ainsi, son œil relevé sous sapaupière baissée lança à travers les cils qui labordaient un regard qui alla s’attacher au frontd’Alix ; la comtesse s’en troubla presque, etl’attention déjà fatiguée de l’assemblée s’éveillatout aussitôt. On ne savait prévoir commentBouchard oserait chanter celle que tout lemonde lui donnait pour maîtresse en présencede son époux. Les hommes s’intéressèrent àlui en supposant que peut-être il faudrait quel’épée soutînt les chants qu’il allait commen-cer ; les femmes, que la vanité de Bérangèreblessait à tout propos, s’intéressèrent au che-valier qui, sans doute, allait venger celle quecette orgueilleuse insultait plus particulière-

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ment ; quant à Montfort, il jeta un regard sihautain sur l’assemblée qu’il prévint les re-gards qui eussent tenté de chercher son embar-ras sur son front.

Bouchard s’avança, prit une harpe qui avaitété déposée devant Bérangère, et chanta lesvers suivants en suspendant chaque strophepar des accords.

Non, l’amour vrai n’est pas l’amour bavard quichante

Son bonheur et ses fers,Met au front dévoilé de celle qui l’enchante

Sa couronne de vers ;

Celui qui dit : Voyez, elle est belle et je l’aime ;Aucune dans ces lieux

N’a sa voix enivrante et sa grâce suprême,Aucune ses beaux yeux ;

Nulle n’a son esprit qui sait remplir les heuresDe ses doux entretiens ;

Aucune n’est plus riche en royales demeures ;

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Nulle n’a plus de biens ;

Nulle n’a son grand nom auquel un roi de FranceEût voulu s’allier ;

Et moi, jongleur chétif et d’obscure naissance,Je suis son chevalier.

Cet amour n’est qu’orgueil, dont la vaine fanfarePrend le monde à témoin ;

C’est un feu sur le cœur allumé comme un phare,Pour être vu de loin.

C’est un miroir brillant où l’on se voit soi-même ;Un vin pour s’enivrer ;

Un trône où l’on se hausse, un jardin où l’on sèmeDes fleurs pour s’en parer.

L’amour vrai, c’est celui qui brûle et qui fond l’âmeD’un feu silencieux,

Comme l’or au creuset fond et brûle sans flammeQui resplendisse aux yeux.

L’amour vrai, c’est la fleur qui se ferme et se voileSous un ciel lumineux,

Et qui s’ouvre quand vient la clarté d’une étoile,

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Qui ne suffit qu’à deux.

L’amour vrai, c’est celui dont la joie ou la peineSe taisent à la fois ;

Ou qui parle si bas qu’on brûle à son haleineSans entendre sa voix.

C’est celui que l’on croit, celui qui se fait croireSans serment enflammé ;

Qui n’a qu’un avenir et ne veut d’autre gloireQu’aimer et qu’être aimé.

Et quant à ce prix d’or, oh ! moi, je l’abandonneÀ ceux qui le voudront,

Si son regard ce soir me promet pour couronneUn baiser sur mon front.

Dès le début de son chant, un murmuredoux et flatteur avait accueilli les premièresstrophes de Bouchard. Ce n’avait été, pour ain-si dire, que comme opinion littéraire qu’onl’avait d’abord accueilli ; en effet, lui seuls’adressait à la question généralisée ; puis,lorsqu’il développa cette pensée : que la vanité

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seule inspirait les chants qui se couronnaientd’un nom, toutes les femmes qui n’avaient pasété nommées et qui étaient dix pour une decelles dont on avait célébré la beauté ; lesfemmes, profitant de l’instant où les accordsseuls de la harpe ouvraient issue à leurs éloges,déclarèrent entre elles que rien n’était plusvrai, qu’il ne fallait pas être bien fière d’unamour si éclatant, et qu’il était imprudent d’yprendre foi. Tout cela ôtait à leurs rivales unpeu de l’éclat où elles se pavanaient. Maislorsque Bouchard définit l’amour vrai commeil l’entendait, ce fut un unanime concertd’hommes et de femmes ; un concert deshommes qui n’avaient rien dit, des femmesdont on n’avait point parlé. Les premiers se di-sant, par leur admiration pour Bouchard :

— Voilà comme j’aime !

Les femmes disant de leur côté :

— Voilà comme je suis aimée.

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À la dernière strophe, que Bouchard pro-nonça d’une voix émue et en baissant les yeux,les applaudissements éclatèrent de toutesparts, et les cris de l’auditoire demandèrent leprix pour Bouchard de Montmorency. Mais cetriomphe n’eut pas d’écho sur les gradins oùsiégeaient les juges. Bérangère devint pâle decolère, et voulant d’un coup arrêter cet élan eten exciter un autre, elle dit à voix haute et avecson impertinence ordinaire :

— Sire Bouchard, il n’y a qu’un prix pourchacun des trouvères qui seront le plus remar-qués en cette circonstance ; et comme il paraîtque vous êtes assuré du seul que vous ambi-tionnez, nous distribuerons les autres… si nulne se présente pour obtenir une couronne, qu’ilest au moins imprudent de promettre, quandon ne tente même pas de la gagner.

Ces derniers mots furent si directementadressés à Laurent, qu’ils troublèrent celui-cidans la sincérité des éloges qu’il adressait àBouchard. Il regarda Bérangère, et à la sombre

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expression de son front, il vit ce qu’elle voulait,ce qu’elle exigeait. Malgré l’aveu qu’il tenait decette femme, et qui semblait la lui avoir sou-mise, il savait qu’avec un caractère pareil ausien un dépit de vanité pouvait la lui arracher.Il se leva, et, prenant la harpe, il demanda le si-lence du geste, car depuis les paroles de Béran-gère, un murmure sourd et mécontent tenaittoute l’assemblée. Mais, au moment où il allaitparler, Ripert passa vivement de la place où ilétait derrière le fauteuil de Bérangère et lui ditavec une résolution où perçait cependant uneémotion qui ne pouvait être celle de la crainte,tant elle était accentuée :

— Un moment, sire Laurent, je veux rendrevotre triomphe plus beau ; et certes, il sera ma-gnifique, ajouta-t-il avec exaltation, si l’amourque vous voulez chanter est plus beau, pluspur, plus vrai que celui que je vais vous conter.

Laurent demeura interdit ; mais Bérangère,qui crut voir dans l’exaltation de Ripert et dansle trouble de Laurent une chance d’éclaircir le

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soupçon qui lui rongeait le cœur, lui dit avecvivacité :

— Chante, chante, mon jeune et bel es-clave ; chante, car c’est vraiment, ou du moinsje le crois ainsi, c’est vraiment dans les cœursjeunes et faibles qu’est l’amour vrai. Laurentreprit sa place ; un soucieux nuage obscurcitson front jusque-là radieux et superbe ; puisil regarda fixement le pauvre Ripert commesi ses regards lui lançaient une flèche qui dûtclouer les paroles à sa gorge ; mais Ripert sup-porta ce regard avec une intrépidité singu-lière ; et presque sans attendre le silence queles poètes laissent arriver d’ordinaire avec unerare complaisance, il tira quelques accordsfermes et rapides de la harpe et commençaavec impétuosité.

Maîtres jongleurs qui parlez en ce lieu,À vous ouïr tout amour n’est qu’un jeu ;C’est que chantez l’amour qu’avez en l’âme,Et l’amour vrai, c’est l’amour d’une femme.

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Pour le prouver ici sans discourir,J’en veux narrer un que j’ai vu souffrir.Un seul suffit, je n’en ai besoin d’autres,Un seul suffit pour effacer les vôtres.

C’était bien loin, c’était un chevalier,Dans un château retenu prisonnier.Sur son vaisseau tout chargé d’espérance,Riche et joyeux, il regagnait la France.

L’orage vient, et, comme un faible oiseauSous un vautour, se débat le vaisseauQu’un vent mordant déplume voile à voileEt jette au bord sous un ciel sans étoile.

C’était un roi qui régnait sur ce bord ;Après l’orage, il accueille d’abordLe chevalier, que sa traîtrise attire ;Puis il le prend avec son beau navire.

Ainsi souvent ce roi par trahisonEmplit son coffre et non point sa prison ;Vingt sont entrés, et pourtant à sa grilleD’aucun captif l’œil désolé ne brille.

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C’était aussi la fille de ce roiQui, dès le soir, le cœur battant d’effroi,Vit le captif aller vers cette porteDévorant tout sans que jamais rien sorte.

Souvent Hélène avait pleuré le sortDes malheureux envoyés à la mort.Mais de son père elle avait craint la rage ;Pour le dernier sa pitié prit courage.

C’est qu’en passant, tout chargé de liens,Il arrêta ses regards sur les siens,Et qu’elle crut y voir poindre une flammeComme une aurore à l’horizon de l’âme.

Il fait si beau voir lever le soleil !Qu’au doux rayon de ce matin vermeil,À toute joie elle se crut ravieS’il s’éteignait sans éclairer sa vie.

En quatre pas il fut près de la tour.Voir, plaindre, aimer et vouer son amour ;En quatre pas elle était son esclave ;Puis à son père elle court fière et brave.

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Il était seul ramassant son trésor,Ivre d’argent, joyeux et riant d’or.Elle l’aborde, et, lui mentant sans honte,Au roi son père Hélène fait un conte.

Elle lui dit : — Vous n’avez qu’un denierDu gros trésor de votre prisonnier,Car il a dit qu’un rocher du rivageEn tient caché mille fois davantage.

— Te l’a-t-il dit ? lui repartit le roi.— Il le disait en passant près de moi.— Ma fille, il faut l’interroger sur l’heure.— Faut tout avoir, mon père, avant qu’il meure.

Le roi court donc et dit : « Sire… » À quoi sertLe nom de sire ?… appelons-le Gobert.Dieu ! malgré moi ce nom me vient à l’âme ;Dieu ! sauvez-moi, c’est le nom d’un infâme !…

Manfride essuya quelques pleurs et conti-nua après un soupir profond :

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— Sire Gobert, dit le roi, si tu veuxSauver tes jours, à l’instant tu le peux.Dis-moi l’endroit où ta prudente adresseA sous le sable enfoui ta richesse.

— Soit, dit Gobert, j’ai ce conseil encorÀ te donner : c’est que le seul trésorÀ confier au sable de ton havre,Pour ton salut, traître, c’est mon cadavre.

Il disait vrai, car son trésor cachéÉtait un cœur qu’amour avait touché ;Et cœur qui ment dès l’abord peut sans douteDans l’avenir tout briser sur sa route.

Le roi voulut le livrer aux bourreaux.Hélène dit — Il faut, sous ces barreaux,Laisser au temps à briser son audace ;En moins d’un mois son âme en sera lasse.

Le lendemain, Gobert était vivant,Le jour d’après, encor le jour suivant ;Et, chaque jour, habile à le défendre,Hélène dit : — Mon père, il faut attendre.

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Ainsi deux ans, peut-on le concevoir ?De jour en jour et d’espoir en espoir,Elle enchaîna son père à ce mensongeQui l’attirait, puis fuyait comme un songe.

Mais vint enfin un péril plus pressant.Sur son navire un chevalier puissantVint demander Hélène en mariage ;Elle était belle et l’on la croyait sage.

Gobert est mort, dit-elle, si je pars.Lors elle va gager de toutes partsDes gens vendus à tout projet coupable.De quel projet l’amour n’est-il capable ?

Puis, à son père elle dit : — L’étrangerQui me demande aime à vous outrager,Et sous son faste il cache ses alarmes,Car il ne vient que suivi d’hommes d’armes.

Si vous voulez, à certain rendez-vous,Ce soir je veux attirer cet époux.Près de la tour je feindrai d’être lasse,Et de Gobert je lui donne la place.

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Pour celui-ci, je veux l’interrogerSeule ce soir, et, sans plus ménager,S’il ne dit rien, je ferai qu’il périsse.Que ne fait-on pas croire à l’avarice !

Le roi baisa sa fille et la bénit,Lui livra tout ; puis le soir réunitLes deux amants, qui préparent leur fuite.Les malheureux s’entendent tout de suite.

Le lendemain, Gobert, passé pour mort,Vint se cacher en armes sur le bordAvec les gens gagés par la princesse,Prêts à tout faire, à toute heure et sans cesse.

Le lendemain, le riche fiancéPrès d’elle allait, et d’un air empressé,Il lui disait mille mots d’amour tendre,Qu’avec bonheur elle semblait entendre.

Puis se troublant, elle lui répondit :— Vos gens sont là trop près de ce qu’on dit ;J’ai, sous leurs yeux, le rouge à la figure ;Venez ici, dans cette tour obscure.

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Ils entrent donc. Sitôt le roi survientAvec ses gens, le chevalier retient,Qui vainement s’étonne et qui dispute.Hélène alors s’échappe dans la lutte.

Vers son Gobert elle arriva bientôt ;Sur une barque ils montent aussitôtAvec leurs gens qui, penchés sur la rame,De leurs poignards cachent encor la lame.

Du fiancé le navire qui dortÉtait tranquille à deux milles du port.Gobert bientôt l’aborde plein de rage,Verse le sang et sème le carnage.

Tout fut vaincu. La voile ouverte au ventSe gonfle alors, et Gobert triomphantDit à genoux : — Je serais un infâmeSi devant Dieu ne te prenais pour femme.

Il le disait, mais Dieu seul sait qui ment.Mais n’est-ce pas amour, ce dévouement,Ce long combat, cette éternelle ruseContre un vieux père et qui deux ans l’abuse ?

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Oui, c’est amour, ce courage si long,Amour aussi ce courage si promptQui dans la mort jette une autre victime.Oh ! n’est-ce pas, c’est amour que ce crime ?

Mais ce n’est rien, non, rien que se donnerComme elle fit, rien que d’abandonnerPère, patrie, honneur, gloire, innocence.Oh ! l’amour vrai donne plus de puissance !

Il sait souffrir d’autres maux, croyez-moi,Qu’exil lointain, déshonneur, honte, effroi,Des maux si grands qu’on ne saurait les croire.Or, écoutez la fin de cette histoire.

Lorsque Gobert aborda son pays,Il retrouva tous ses biens envahis,Château détruit, malheur de toute sorte,Père en lambeaux, sœur outragée et morte.

Écoutez bien. Alors il vit aussiFemme qu’aucun ne toucha jusqu’ici.Qui choisit-il ?… son père ou cette femme ?…Dieu seul connaît le secret de son âme.

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Mais ce qu’il fit, écoutez, le voici :— Or, ton amour t’a mise à ma merci,Dit-il ; Hélène, obéis à cette heure.— Soit, mon Gobert, pourvu qu’il me demeure.

Ton nom à moi promis devant témoins.— Mon nom n’est plus. – Soit ; ton amour, au

moins.— N’ai plus d’amour. – Soit ; au moins ta pré-

sence.— Hélène, il faut supporter mon absence.

— C’est me tuer ! Mon Gobert, dis pourquoi.— Je ne veux pas de femme près de moi.— Comme un ami je suis prête à te suivre.— N’ai plus d’ami pour qui je veuille vivre.

— Dis : C’est mon page avec moi revenu.— Un page est noble et porte un nom connu.— Fais-moi soldat. – La femme n’est point

brave.— Ton serviteur. – N’en veux pas. – Ton es-

clave…

Il accepta. Jamais depuis ce jour,

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Il n’a tendu la main à son amour.Toujours son front, qu’il soit joyeux ou sombre,Froid devant elle, a passé comme un ombre.

Ce n’était rien : alors il était seulEn sa pensée ainsi qu’en un linceul.Elle se tut. Lors le cruel étaleSa vie heureuse aux pieds d’une rivale.

Ce n’était rien : Hélène, dans un coin,Se mourait seule et pleurait sans témoin.Elle se tut. Sûr de son esclavage,À sa rivale il la donne pour gage.

Ce n’était rien : elle espérait toujoursEt dans son cœur doutait de leurs amours.Elle se tut. À son oreille mêmeEnfin tous deux ont dit : « À toi… Je t’aime… »

Oh ! c’est affreux ! Se taira-t-elle encor ?Ce nom qu’un autre eût dit pour un peu d’or,Qui le tuerait sans retour et sur l’heure,Le dira-t-elle avant qu’elle ne meure ?

Moi, je vous dis : Hélène se taira ;

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Et puis enfin quand Hélène mourra,On écrira sur sa couche dernière :« C’est amour vrai qui dort sous cette pierre. »

Cette ballade, commencée avec force etéclat, et quelque temps soutenue par une sortede délire qui pouvait passer aux yeux dequelques-uns pour de l’exaltation poétique, de-vint plus calme au récit touchant des soinsd’Hélène pour sauver son prisonnier. Il sem-blait que la pauvre esclave se complût à lesrappeler, soit pour remuer des souvenirs aucœur d’un autre, soit pour baigner son âme bri-sée dans ces douces mémoires du passé. Enfin,lorsqu’elle arriva à la peinture de la résignationet des sacrifices de cet amour, sa voix, deve-nue ferme et brève, se soutint quelque tempsavec vigueur ; mais, à un mot, au mot je t’aime !elle fléchit tout d’un coup comme une plantebrisée, et ce fut à travers les larmes et les san-glots que s’achevèrent les dernières strophesde cette histoire.

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Tant que dura ce chant douloureux, ce nefurent ni applaudissements ni cris d’admirationqui l’accompagnèrent : ce fut une attentionavide, haletante, inquiète ; toute l’assembléecomprenait que c’était un récit vrai, une dou-leur éprouvée, qui parlait ainsi. L’histoire decelle qui chantait était partout, non seulementdans les paroles de son récit, mais encore dansl’accent de sa voix.

Mais ce sentiment général, quelque puis-sant qu’il fut dans cette assemblée, avait sescœurs à part, ses âmes propres qui en étaienttorturées. Le long mystère de la vie de Laurentvenait de se dérouler tout à coup aux yeux deceux qui avaient intérêt à la connaître. Mont-fort interrogeait sa femme du regard ;Foulques, Amauri, Bouchard, s’étaient rappro-chés et considéraient la mortelle pâleur deLaurent. Bérangère, les yeux fixés sur lui, sem-blait attendre un regard où elle pût lire sonsort. Cette esclave, dont elle n’avait fait en sonesprit qu’un jouet des désirs de Laurent, un

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peu plus que son chien Libo, un peu moins queson bouffon Goldery, cette femme était fille deroi, princesse courageuse, dévouée, ardente,belle ; elle avait sur le cœur de Laurent tous lesdroits que Bérangère croyait avoir seule, c’étaitune rivale à redouter. Il lui en fallait le sacri-fice, ou tout était un jeu de la part de Laurent.Elle le sentit et, elle le voulut. Quant au sire deTurin, c’était une statue immobile, froide. Il eûtpu être mort, car on n’entendait même pas lebruit de sa respiration. Un silence glacé tenaitla salle. Bérangère regardait Laurent, Laurentne regardait rien. Elle sentit qu’une fois encorecet homme discutait en lui sa propre vie, à la-quelle il avait enchaîné la vie de Bérangère ;car elle l’aimait, elle l’aimait de vanité, d’am-bition, de tout ce qui était puissant en elle. Ilétait à ses pieds, il pouvait entendre seul cequ’elle lui disait. Il fallait qu’elle eût en soncœur un vif besoin de cet amour, puisqu’ellese décida à lui adresser, sinon une prière, dumoins une question. Elle se baissa vers lui etdit à voix basse en l’avertissant en même

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temps par la pression de son genou, qui s’ap-puya à lui :

— Qui choisit-il ? son père ou cette femme ?

Ce vers de la ballade de Ripert, répété parBérangère, retentit à l’oreille de Laurentcomme un cri de réveil ; il tressaillit, regardaautour de lui… mais il n’alla pas plus loin, iln’en eut pas la force.

La fille de Montfort, à quelque degré queson âme fut atteinte de douleur ou d’amour, nepouvait assez se dépouiller de sa nature hau-taine pour rester plus longtemps dans son in-certitude ; elle se leva, et ce mouvement ap-pela les yeux de Laurent. Elle prit la couronneet la souleva du coussin où elle était placée ;elle fit signe à Ripert de s’approcher. Bérangèreavait mis toute sa force dans son mouvement,elle n’en eut pas pour parler. À ce moment,Laurent posa sa main sur celle de Bérangère,et d’une voix creuse et sourde, il dit :

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— Pas encore.

Il avait compris sa situation comme Béran-gère ; c’était encore un sacrifice à faire, il ne lerefusa pas. Puis il descendit les degrés, prit uneharpe, et l’œil fixe, le teint livide, la voix hale-tante, debout, roide, impassible comme l’angequi prédit le mal et lance les malédictions, ilarracha à la corde quelques sons terribles etsombres, lents et réguliers comme un glas demort, et débita d’une voix sans intonation etqui s’échappait par courtes expirations les versqui suivent :

Celui qui dit aimer et qui donne sa viePour la conserver pure et la faire admirer ;Celle qui dit aimer, et sur sa foi ravie,

Peut nous faire pleurer.

Ils n’aiment point d’amour, car l’amour vrai dévoreTous les vains sentiments auxquels l’homme est

lié ;Leur amour n’est pas tout, car il leur reste encore

La gloire et la pitié.

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Celui qui sait aimer, c’est le soldat qui briseLe serment prononcé sur son compagnon mort,Qui sert son meurtrier, et qui, sous sa traîtrise,

Ne sent aucun remord.

Celui qui, lorsqu’il voit son frère qu’on entraîne,Les deux pieds attachés sans pouvoir faire un pas,Vient à l’instant fatal qu’il va briser sa chaîne,

Pour lui lier les bras.

Qui, lorsque son pays, seul, à terre et sans glaive,Lui crie : À moi ! secours ! sous le pied du vain-

queur,Vient, tire son poignard, se baisse et puis l’achève

D’un seul coup dans le cœur.

Celui qui dit : Oubli sur la tombe fermée !Je ne dois pleurs ni sang à ceux qui ne sont plus ;Je ne les connais pas ; larmes, vengeance armée,

Sont des soins superflus.

Celui qui dit : Malheur à qui me fait obstacle !Frères, amis, pays, honte et malheur sur vous !Celui qui, sans rougir, met sa honte en spectacle

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Aux yeux railleurs de tous.

Celui qui dit : Mépris à la main qui me sauve !Honte et malheur sur elle ! Enfin celui qui dit,Les deux bras étendus sur une tête chauve :

Mon père, sois maudit !

Celui qui fait cela pour l’amour d’une femme,Dont la vie en lui seul peut toute s’enfermer ;Celui-là porte seul l’amour vrai dans son âme,

Celui-là sait aimer.

À ce dernier vers, Bérangère sentit queLaurent était à bout de voix et de force. Jamaisson orgueil n’avait espéré un si magnifiquetriomphe que cet aveu terrible et public dece qu’était ce Laurent, si brave, si superbe, sienvié ; un murmure indicible régnait dans lasalle, Bérangère se leva radieuse, et, prenant lacouronne d’or qui était devant elle, elle s’écria :

— Oui, c’est l’amour vrai, et il n’est prix quine soit dû à qui l’exprime si bien, – et qui le

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sent de même, ajouta-t-elle tout bas en sou-riant.

— Tout le monde se leva pour voir, il en ré-sulta un bruyant tumulte. Laurent s’approchaet mit un genou à terre.

— Voici la couronne d’or, sire Laurent, lacouronne de poésie, dit Bérangère, dont lavoix, dont le regard, dont la contenance res-plendissaient de joie.

Laurent se baissa pour recevoir cette cou-ronne, et dit à la fille de Montfort pendantqu’elle se penchait sur lui :

— Ce soir, veux-tu l’échanger contre unecouronne royale dans la salle des Trois-Lions ?

— Ce soir, oui, dit Bérangère, qu’uneivresse de bonheur et de triomphe emportait ;oui, répéta-t-elle en regardant Laurent avec unamour qui semblait assez fort pour braverl’univers. Oui, à toi ce soir… À toi !…

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Ces mots furent échangés vite et bas. Enrelevant les yeux, Bérangère vit Ripert qui laconsidérait attentivement et qui s’était appro-ché d’elle. Elle se recula vivement, et dit d’unair de joyeuse humeur :

— Il nous reste encore d’autres prix à don-ner. Je suppose que l’on me trouvera juste sij’accorde le deuxième à ce jeune et bel esclavequi raconte si bien l’amour d’une fille sans pu-deur, et le troisième à notre cousin Bouchard,qui a si bien l’art de parler en se taisant.

— Je ne veux point d’un deuxième prix, ditRipert avec colère.

— Esclave, dit Bérangère, vois ce que tu re-fuses.

— Un poignard ! s’écria Ripert. Oh ! un poi-gnard ! donnez, donnez !

Il s’en saisit aussitôt. Tous les regards del’assemblée s’arrêtèrent sur l’esclave.

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Laurent pensa à l’histoire du serf Gobert,dont Manfride lui avait donné le nom. Mais leregard de Manfride calculait ; il se sentit dutemps devant lui et marcha en avant.

Il n’est pas sûr qu’il n’y eût pas un momentd’attente où l’on espéra que Ripert se serviraitde ce poignard contre lui-même ou contrequelqu’un. Cela eût bien conclu le drame decette lutte de poésie. Il ne faut pas que notresiècle ait la prétention d’être seul à aimer ledrame : aussi l’aimait-on dès lors, mais vrai,actif, plutôt que raconté. Ripert resta immobileà considérer ce poignard. Cela dura trop long-temps, et la moitié de l’intérêt qu’il avait inspi-ré s’en alla ; on trouva même que son histoireavait été un peu longue, et comme un splen-dide festin attendait dans une vaste salle, ons’aperçut qu’il était déjà tard, et quelques voix,parmi lesquelles on entendit celle de Mauvoi-sin, crièrent : – À table !

Laurent vit et entendit tout cela sans qu’ilparût y prendre aucun intérêt ; il présenta la

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main à Bérangère et sortit. Toute la foules’écoula à leur suite, et bientôt il ne resta dansla salle que Ripert et un guerrier tout couvertde fer, qui, le dos appuyé à la muraille, sem-blait une de ces armures attachées à des man-nequins de bois qui servaient de décorationaux salles des châteaux de cette époque.C’était le vieux Saissac. Longtemps Ripert etle châtelain demeurèrent seuls sans prendregarde l’un à l’autre. Enfin un mouvement del’un d’eux ayant éveillé leur mutuelle attention,ils se regardèrent.

Souvent le vieillard avait vu ce jeune es-clave venir chez Laurent et l’avait remarquésans pouvoir s’expliquer pourquoi il lui sem-blait tout autre chose que ce qu’il paraissait.Souvent Ripert avait considéré avec effroi cemuet fantôme de fer, qui depuis le combat deCastelnaudary semblait veiller sur Laurent. Àce moment, ils sentirent qu’il y avait quelquechose de commun dans le sentiment qui lesavait fait demeurer seuls dans cette salle tout à

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l’heure si pleine et si animée. Ripert s’approchadu vieux chevalier, et le regarda comme pourarriver jusqu’à son secret sous cette enveloppede fer. Le chevalier demeura longtemps immo-bile, puis, tendant la main au jeune esclave, ill’attira avec force jusqu’à lui ; de l’autre main,il releva lentement la visière de son casque. Lehideux aspect du mutilé n’épouvanta point Ri-pert, ils s’étaient reconnus et compris ; Ripertregarda autour de lui et dit au vieillard :

— Venez, il faut que je vous parle.

Ils sortirent ensemble de la salle et enten-dirent en passant les cris de joie et le parlagebruyant de deux cents convives qui vantaientla magnificence et le rare mérite du sireLaurent de Turin.

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XII

LES DEUX MAUDITS

Lorsque Manfride et le vieux Saissac eurentquitté la salle où s’était tenue la cour d’amour,ils eurent ensemble une longue entrevue, puisils allèrent droit à l’appartement de Laurent.Un bruit de voix les arrêta à la porte ; c’étaientcelles de Laurent et de Goldery.

— Ainsi, disait le chevalier, tout est prêt ?

— Oui, tout.

— Ton rôle appris, ton costume exact !

— Vous avez pu en juger à Montpellier.

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— Tu as les écrits signés par Mauvoisin etAmauri ?

— Je les ai.

— N’oublie pas que d’ici à l’heure fatale jen’aurai pas le loisir de te revoir.

— Vous me l’avez déjà dit quatre fois.

— Maintenant, dit Laurent en sortant, queDieu me soit en aide !

Il sortit ; Manfride et le vieux Saissac en-trèrent ; ils trouvèrent Goldery les pieds ap-puyés sur le bord d’un brasier, où de tempsà autre il jetait quelques grains de parfumsdont il suivait ensuite la blanche et soyeusefumée. Une joie particulière brillait dans sesyeux ; à ce moment, il caressait assurémentla venue prochaine de la réalisation d’une es-pérance longtemps cachée et sans doute sou-vent déçue ; il fredonnait doucement et faisaitjoyeusement claquer ses lèvres, comme s’il sefût enivré d’un vin délicieux. Saissac et Man-fride étaient entrés sans bruit dans la

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chambre ; ils en fermèrent les portes ; puis levieux Saissac, tirant un large poignard, s’ap-procha doucement de Goldery, et le lui présen-tant à la gorge, il jeta le bouffon à terre et luimit les deux genoux sur la poitrine. La faci-lité avec laquelle Goldery se laissa renverser,le coup d’œil jeté en arrière qui l’avait avertide leur entrée et le sourire de joie qu’il laissaéchapper, semblaient dire qu’il n’était surprisqu’à bon escient et qu’il ne redoutait pas grandmalheur de cette surprise. Goldery considé-rait Manfride sans s’occuper des menaces duvieillard. Quoique renversé sous ses pieds, ilsemblait plus occupé de la présence de cettefemme faible que de la menaçante et hideusefigure du vieux chevalier.

— Goldery, lui dit Manfride, quelle est lachose que tu désires le plus au monde ?

— Pour ce moment, dit-il, c’est d’être de-bout et libre.

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— Ne plaisante pas, bouffon, dit Manfride,et réponds.

— Comment voulez-vous que je répondeavec cette masse de fer sur l’estomac ! Ditesà cet honorable seigneur de me serrer un peumoins la gorge, et je répondrai.

Manfride fit un signe à Saissac, qui donnaun peu de liberté à Goldery.

— Ouf ! fit celui-ci, je l’aurais mangé toutcru qu’il ne m’aurait pas pesé davantage.

— Bouffon, dit Manfride, je n’ai qu’un ins-tant pour savoir ce que je veux savoir ; cetinstant passé, il m’importera que tu meuressi je ne sais rien. Tu me connais depuis l’îlede Chypre ; tu sais si j’hésite à tout oser pourréussir.

— Je le sais, madame, le sire Laurent deTurin me l’a raconté.

— Puisque tu me comprends, parle donc etsois sincère ; parle.

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— Sur quelle matière, madame ? Je puisparler sur beaucoup, et particulièrement sur lacuisine.

— Goldery, tu me comprends, réponds,l’heure passe, dit Manfride frappant du piedavec colère.

Goldery parut embarrassé ; cependant,sous le couteau qui le menaçait, il reprit son in-solence accoutumée et répliqua :

— Vous voulez sans doute que je vous disepourquoi on farcit les bartavelles et pourquoion larde le chevreuil ?

— Le couteau effleura la gorge, et Goldery,se secouant fortement, se dégagea presque deSaissac. Celui-ci se rejeta sur lui avec fureur,et, le tenant plus serré que jamais, lui tint lepoignard si près, que le visage de Goldery serembrunit et devint bientôt livide. Alors il ditd’un ton amer :

— Madame, il n’est bon service que je nevous aie rendu. Dernièrement encore, je vous

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ai procuré le plaisir de voir le cortège de Mont-pellier, lorsque mon maître m’avait ordonné devous en tenir éloignée ; je ne vous parle pasdes sentiments secrets du sire Laurent, que jevous ai dits à mesure qu’il me les confiait : c’estpeu, parce qu’il les étalait aux yeux de tous ;mais, pour vous obéir, j’ai laissé pénétrer à soninsu, dans ce château, des hommes qui se sontcachés dans l’appartement du sire de Saissacsous prétexte d’assister aux fêtes où ils n’ontpoint paru. Je crains maintenant que ce ne soitdans quelque fâcheux dessein. Et c’est pour merécompenser de cela que vous voulez m’assas-siner ?

— Tu as raison, Goldery, dit Manfride ;mais ce que tu as fait, je te l’ai payé, et ce quetu feras encore, je te le paierai.

— Je l’entends bien ainsi, murmura Golde-ry avec rage.

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— Tu menaces, misérable ! dit Manfride ;allons, réponds : Que se passera-t-il ici cettenuit ?

— Où ? dit Goldery d’un air soupçonneux.

— Dans la chambre des Trois-Lions.

Goldery ferma les yeux pour prendre unedétermination et répondit :

— Mourir pour mourir, j’aime autant péririci que de la main de mon maître ; je ne trahiraipas son secret.

— Si ce n’est que cela qui t’arrête, je ré-ponds de ta vie.

— C’est quelque chose ; mais qui me rendrama réputation de fidélité ?

Manfride lui jeta une poignée d’or. Goldery,malgré Saissac, dégagea un bras pour le ra-masser.

— Maintenant dis-moi tout, reprit-elle.

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— Madame, dit Goldery d’un air de pitié,dispensez-moi de rien vous dire, je ne suisqu’un serviteur dévoué qui obéit à son maître ;je vous plains, je ne puis rien de plus.

Manfride devint pâle.

— C’est donc un malheur pour moi ?

— Madame, répondit Goldery d’un air at-tendri, que Dieu vous protège, c’est tout ce queje souhaite.

— Finiras-tu ? dit Manfride tremblante.Que se passera-t-il dans la chambre des Trois-Lions ? Laurent y a donné un rendez-vous àBérangère.

— Et vous me demandez, madame, ce quise passera entre une jeune fille et un chevalierqui s’aiment ?…

Manfride serra ses mains avec rage, et Gol-dery l’observa avec une satisfaction cruelle. Dela terre où il était couché, il lui avait fait plus

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de mal qu’il n’en pouvait recevoir. Manfride seremit, et d’une voix sourde elle dit à Goldery :

— Après ?

— Après, quoi ? dit celui-ci d’un air railleur.

— Tuez-le ! s’écria Manfride avec colère,nous ne saurons rien.

Saissac leva le couteau. Goldery se roulapar terre, échappa au vieillard et fut deboutavant que celui-ci eût le temps de le ressaisir.

— Exécration sur vous ! dit-il en les regar-dant d’un air de tigre, c’est ainsi que vous agis-sez avec moi ! Ah ! père et fils, que l’enfer vousgarde !

Il s’élança sur le vieux Saissac ; mais avantqu’il l’eût atteint, un coup de poignard l’arrêta ;ce ne fut ni la violence du coup ni sa gravité, cefut l’étonnement qui rendit Goldery immobile,car c’était Manfride qui l’avait ainsi frappé. Il lamesura de l’œil et le vieux Saissac de même ;il regarda ensuite son sang couler de son bras,

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où le poignard avait pénétré ; il regarda encoreManfride. Elle devina qu’il prenait une résolu-tion ; elle courut à la porte qui communiquaitaux appartements intérieurs : quatre hommesarmés, précédés d’Arregui, entrèrent au signalqu’elle fit. Il passa vingt pensées différentes surle visage de Goldery. Un moment il parut prêtà s’élancer sur ces nouveaux assaillants et àvendre chèrement sa vie. Ce n’était pas unevaine espérance ; Goldery était brave et fort, etle bruit de ce combat pouvait attirer quelqu’unà son secours ; cependant il parut que Golde-ry ne prit pas grande confiance dans cette res-source, car il se jeta à genoux en disant d’unevoix lamentable :

— Ne me tuez pas, je vous dirai tout.

Encore ici, chacun, occupé de ce qu’il vou-lait, ne remarqua pas l’imperceptible sourire demépris et de triomphe qui rida les lèvres dubouffon.

— Parle donc, dit Manfride.

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— Eh bien, répondit Goldery, cette nuit, lesire Laurent, accompagné de Bérangère, doitquitter ce château.

Manfride roula son poignard dans sesmains.

— Où vont-ils ? dit-elle.

— Hélas ! madame, dit Goldery, l’amourn’est pas la première passion du sire Laurent.

Un éclair d’attente espérance brilla auxyeux de Manfride. Goldery reprit :

— Tous deux doivent gagner la frontièred’Espagne, accompagnés de deux cents cheva-liers attirés ici sous prétexte d’une fête et ven-dus aux largesses du sire Laurent ; en peu dejours ils seront en Aragon, et là, grâce aux in-telligences que le sire Laurent a su s’y ména-ger, il compte que la conquête de cette pro-vince ne lui sera pas plus impossible que cellede la Provence au comte de Montfort.

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Goldery se tut ; le geste de Saissac semblademander :

— Est-ce possible ? A-t-il eu cette pensée ?

— Ce que cet homme dit, répliqua Man-fride, explique ce que j’ai entendu ; Laurent aparlé d’une couronne royale.

Le vieux Saissac frappa la terre avec fureur.

— Et, reprit Arregui, il s’assure, par l’enlè-vement de Bérangère, l’appui de Montfort danscette entreprise. Ainsi cet amour n’est qu’ambi-tion.

— Le croyez-vous ? s’écria Manfride, dontla voix avait quelque chose d’implorant ; cen’est qu’ambition, n’est-ce pas ?

— La trahison est d’autant plus infâme, ditArregui.

— Quelle trahison ? s’écria Manfride ; oh !si c’est ainsi, je lui pardonne.

Le vieux Saissac s’avança et fit un geste siterrible que s’il eut prononcé les mots : « Mais

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moi je ne lui pardonne pas ! » ils eussent bienfaiblement exprimé sa pensée.

— Tout n’est pas perdu ! s’écria Manfride.

Elle reprit :

— Goldery, c’est à minuit qu’ils doivent setrouver dans la salle des Trois-Lions.

— À minuit.

— Par quel moyen Bérangère doit-elle s’yrendre ?

— Une des portes de cette salle conduit àson appartement.

— En a-t-elle la clef ?

— Je dois la lui remettre.

— Donne-la-moi.

— Pourquoi faire ?

— Que t’importe ?

Goldery fixa ses regards sur Manfride et ré-pondit par sa première question :

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— Pourquoi faire, madame ?

— Donne cette clef, ou je saurai l’avoircomme le secret de Laurent.

— Je vous la donnerai, répondit Goldery, sivous me dites l’usage que vous en voulez faire ;sinon, ajouta-t-il en s’armant d’une hache, vousne l’aurez pas.

— C’est ce que nous allons voir, dit Arregui.

Il s’avança l’épée haute.

— Ne versez pas le sang de cet homme, ditManfride, j’aurai cette clef.

Les yeux de Goldery s’épanouissaient d’unefuneste joie. Personne encore ne le remarqua,car à ce mot de Manfride, le vieux Saissac avaitsecoué la tête.

— Oh ! s’écria la noble fille, vous le permet-trez. Une fois encore laissez-moi lui parler ; iln’aime pas, il n’aime pas Bérangère ; c’est l’am-bition qui l’a égaré. Eh bien ! je suis la filled’un roi, d’un roi plus puissant que Montfort ;

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si c’est un trône qu’il lui faut, j’ai un trône à luidonner. J’irai, j’irai, vous dis-je, ou de ce pas jecours lui dénoncer vos projets.

Le bras du vieux Saissac arrêta Manfride etla rejeta rudement en arrière comme elle allaitpour sortir. Goldery se mit à ricaner ; Arreguile menaça. Goldery reprit froidement :

— En me tuant, vous n’aurez pas cette clefni celle qui ouvre sur la campagne par où ilsdoivent s’échapper ; car elles sont cachées làoù nul de vous ne pourrait les trouver ; maissi vous voulez permettre à cette femme d’ac-complir son projet et de ramener mon maître àde meilleurs sentiments pour elle, je vais les luidonner.

— Eh bien, dit Manfride à Saissac, une pourvous et l’autre pour moi. J’entrerai la premièredans cette chambre ; et si, une heure après, jene vous ai pas ramené Laurent, alors…

Elle s’arrêta ; puis elle ajouta avec une fa-rouche résolution :

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— Alors vous monterez.

— Soit, dit Arregui.

Le vieux Saissac consentit, et Goldery remitles clefs.

— Maintenant, dit Arregui, il ne faut pasque cet homme nous trahisse.

— Qu’on l’enchaîne dans cette chambre etqu’on le bâillonne pour qu’il ne puisse crier, ditManfride.

Goldery se laissa faire. Il pensa avoir fait as-sez de résistance pour qu’on crût qu’il ne cé-dait qu’à la force.

Tous ces gens marchaient chacun dans sapensée. Mais comment connaître celle de Gol-dery ? Lui seul n’avait pas de confident, et sou-vent il avait dit à son maître :

— Moi, si j’avais une vengeance à pour-suivre, je n’en dirais pas le but, au milieu de lamer, seul dans une barque, hors de la vue de

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toute terre habitée, si bas que le bruit de mavoix n’arrivât pas même à mon oreille.

Puis il ajoutait, en faisant une singulière ap-plication du mot :

— Verba volant ! l’hirondelle ne court pasplus vite d’un monde à l’autre.

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XIII

LA NUIT DE NOËL

À mesure que nous approchons de la catas-trophe de cette histoire, nous éprouvons unesorte de crainte à la raconter. Ce n’est pas quenous reculions devant la peinture du dénoue-ment que lui donnèrent les passions qui brû-laient au cœur des personnages de ce drame,c’est parce que c’est un cruel métier, quandon a le cœur tout plein d’un récit qui lui pèseet qu’on voudrait verser brûlant sur le papier,d’être obligé d’en préparer froidement la dé-coration pour qu’il puisse être compris. C’est,en vérité, comme un de ces longs entr’actes

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pendant lesquels l’auteur d’un drame voit dres-ser lentement l’édifice où va passer la dernièrepartie de sa pièce et pendant lequel le publicsiffle et cause en tumulte, perdant ainsi le peud’émotion que lui a donnée l’acte précédent.

En ce sens, c’était un grand art que lespièces complètement représentées dans unmême salon, et qui, ne laissant pas au specta-teur le temps de calmer ou de raisonner l’émo-tion qu’il venait d’éprouver, permettaient àl’acteur de le reprendre juste à l’endroit d’in-térêt où il l’avait amené. De même, c’est unegrande puissance pour le roman que cette ab-sence de description scénique qui fait que l’au-teur n’abandonne pas le cours de son sujetpour le loger, l’habiller et le faire marcher à lamode de l’époque qu’il décrit.

Si l’on nous demande pourquoi ces ré-flexions lorsque nous nous disons si pressé, levoici : c’est pour excuser les quelques lignesqui vont suivre.

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C’était au premier étage du château de Sa-verdun, une grande salle où était préparé unbanquet magnifique ; au bout de cette salle, unlong corridor aboutissant à une des tours an-gulaires du château ; dans cette tour, une vastechambre qu’on nommait la salle des Trois-Lions. Dans cette salle on entrait aussi par unescalier tournant qui ouvrait sur les apparte-ments de Bérangère et descendait jusque dansla campagne.

La messe de la nuit de Noël venait d’êtrecélébrée dans la chapelle du château. Selonl’usage, Montfort avait reçu et goûté le painet le vin de Noël, puis on s’était rendu à lasalle du festin. La nuit devait se terminer parle branle aux flambeaux, danse de cette nuitde réjouissance, et qui devait être exécutée pardes milliers de serfs, d’esclaves et de serviteursqui, chacun armé d’une torche, couraient surles pas de celui qui les précédait, sans pou-voir passer ailleurs qu’aux endroits où l’autreavait passé. Chacun s’acharnant ainsi à suivre

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son devancier, il en résultait une file de torchesqui, vue de loin et de haut, ressemblait à unelongue ligne de feu. Tout l’effet de cette danseconsistait dans l’habitude de celui qui la me-nait. Grâce à lui, elle se repliait en mille dé-tours, s’étendait sur une ligne droite, serpentaità travers les arbres et semblait quelquefois lestresser d’une bande de feu. Ce spectacle étaitinconnu aux Français, et ils en étaient fort cu-rieux, mais leur curiosité était encore plus ex-citée par la promesse que Laurent avait faite deleur procurer le plaisir d’un amusement égale-ment inconnu à la France et à la Provence. Cetamusement devait avoir lieu après le banquetde la nuit, perpétué jusqu’à nous sous le nomde réveillon.

L’immense table, préparée dans la grandesalle dont nous avons parlé, ne retentit long-temps que du murmure retenu des conversa-tions particulières, puis ce fut un brouhaha uni-versel où chacun monta le ton à l’unisson, puisenfin une véritable tempête sillonnée d’éclats

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de voix aiguës et qui partaient des joyeux bu-veurs qui, de même que des chevaux excitésdans une course, commençaient à s’emporteret à briser les mors.

— Par le ciel ! criait l’un, voilà du vin d’Es-pagne qui vaut une larme d’or par goutte. Lesire Laurent est un digne seigneur.

— Ce Normand est un rustre accoutumé àboire de l’eau de pommes pour du vin, ditLaurent à Mauvoisin, qui était près de lui ; envoici que je vous recommande.

Et il versa au chevalier une large couped’une liqueur suave et glacée.

— Noé n’était qu’un vigneron de manants,reprit Mauvoisin ; voilà du vin ! Encore ?

— Volontiers ! dit Laurent. En voulez-vous,Amauri ?

— Deux fois, répliqua celui-ci.

— Ma foi ! dit Laurent en souriant à ses voi-sins, je l’ai mis de notre côté ; il n’y a pas de

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trésors qui pussent payer de pareil vin s’il fal-lait en fournir à tous ces gosiers incultes quis’enrouent là-bas.

— D’ailleurs, répondit Mauvoisin, ce seraitbien perdu.

— À nous, et encore.

— Encore ! dit Amauri.

Ils burent, tandis qu’une autre voix criait aubout de la salle :

— J’en boirai huit pintes de plus quel’évêque Foulques, et s’il le faut, je parie vingtmarcs d’or.

C’était un vieux Allemand, rouge-violet etblanc-sale comme une betterave mal cuite.

— Ne te joue pas à un évêque, reprit un deses voisins, et surtout à maître Foulques.

— J’offre de boire le double de ce barbare,dit Foulques avec colère, et cela sans fixer cequ’il boira.

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— En ce cas, je retiens votre corps pourremplacer une tonne qui s’est défoncée dansmon cellier, dit Comminges.

— Mauvais marché ! l’évêque prend tout etne rend rien.

— Il rend le mal pour le bien cependant, ditun autre.

— Et les insolences à coups d’épée ! s’écriaFoulques.

— Oh ! l’évêque, vive l’évêque de Tou-louse ! dit-on de tous côtés avec de grandséclats de rire.

Ailleurs, et plus bas, on se disait à la déro-bée :

— Merci du ciel ! Laurent a volé la cou-ronne de diamants du saphi pour faire de tellesdépenses : Raymond de Saint-Gilles, le boncomte, était un mendiant à côté de lui.

— Il faut qu’il ait des terres qui produisentdes sous d’or au lieu de navets.

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— Messires, j’ai ouï dire qu’il y en a de cettesorte par un pèlerin qui a vu d’étranges pays.

— Eh ! le juif Ben Ésaü n’a-t-il pas laissé unécrit où il raconte qu’il a vu une contrée où lesarbres dégouttent une liqueur qui se change entopazes ?

— C’est un juif, je n’y ai point de foi.

— Toujours est-il que je ne voudrais pasêtre le créancier de ce Laurent : il sera ruinéavant huit jours. – Eh ! esclave ! nous n’avonspoint de vin. Je parierais qu’il finira par sevendre comme une lance pour vivre ; – dumeilleur ! – et qu’il mourra sur la paille. – Don-nez-moi ce faisan.

— Enfer et ciel ! disait Mauvoisin en se ba-lançant sur sa chaise, ce vin épanouit l’âmecomme le soleil ouvre une fleur. C’est dom-mage de le boire en si nombreuse compagnie.Vrai sang ! une nuit à quatre, avec deux ri-baudes et ce vin-là ! oh ! la belle nuit ! Je paie-rais une ribaude cent pièces d’or.

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Laurent sourit à ce propos.

— Bon ! dit Mauvoisin, vous riez. Qu’en dis-tu, Amauri ?

— Par la vierge Marie ! je ne vois que fillesdivines qui semblent danser sur nos têtes. Mer-ci de moi ! je donnerais mon père pour en at-traper une.

Et il se leva comme s’il voulait prendrequelque chose en l’air, et retomba sur la tableen riant comme un insensé.

— Mauvoisin, dit Laurent tout bas, on a cequ’on veut, quand on le veut.

— Bon pour vous, qui êtes lié avec Satan ;mais moi.

— Toi, dit Laurent, toi, je ne t’ai vu qu’undésir, et je sais que, si je l’avais eu, il y a long-temps qu’il serait satisfait.

— Quel désir ?

— N’as-tu pas envie de cette esclave quej’ai donnée à Bérangère ?

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— Oui, vraiment.

— Et tu ne l’as pas obtenue !… Maladroit…

Et il haussa les épaules.

— À cette heure même, reprit-il, si j’étais àta place…

— Que dis-tu ?

— Holà ! du vin… du vin… ces chevaliersne boivent pas. N’a-t-on rien à leur servir ?…Sire de Beaupréau, cette coupe ciselée vousparaît belle, elle est du fameux sculpteur Gian-netti… Acceptez-la.

— Que disiez-vous à Mauvoisin ? repritAmauri en accaparant à son tour l’attention deLaurent, il a l’air tout inquiet.

— Je lui disais, reprit Laurent, qu’à sa placeje saurais à l’heure qu’il est où est la femmequ’il désire et qui, parmi ces fêtes d’où elle estexilée, se cache dans un coin pour pleurer. Ah !messires Français, les vantés de la courtoisie,

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il n’y a pas un de vous capable de délivrer unami des criailleries d’une femme qui l’ennuie.

— Mais qui l’aime, reprit Amauri, voilà ledifficile.

— Sottises, reprit Laurent.

— Laurent, dit Mauvoisin ivre et furieux,dis-moi où elle est ?

— Bah ! au premier cri de la belle tu t’enfui-rais.

— Que Satan m’engloutisse si je suis ca-pable de distinguer un cri d’une prière !

— Eh bien ! alors, à la première prière tu temettrais à genoux.

— Dieu d’enfer ! j’ai vu crier et pleurer, ditMauvoisin, et cela m’importe peu.

— Une fille de roi…

— C’est d’autant plus magnifique ! fit Mau-voisin l’œil en rage.

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— Non, Amauri m’en voudrait. – Holà ! hé !qu’on renouvelle les coupes, qu’on en donne deplus grandes. Nous allons boire à la santé desbons chevaliers de la croisade. Au diable cettecoque d’œuf !

Il fit voler la coupe par-dessus sa tête ; tousl’imitèrent, et chacun cria un nom grotesque àsa coupe en la jetant au loin et en essayant d’ymettre de l’esprit, chose difficile.

— C’est un dé à coudre.

— C’est une cale de noix.

— C’est un calice d’ermite.

— Une mesure d’avare.

— Un gobelet de juif.

— Un éteignoir à pied.

— Un…

Puis tous ensemble :

— Des coupes ! des coupes ! ! descoupes ! ! !

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L’orgie prenait.

— Hâtons ! hâtons ! reprit Laurent, l’heurede notre grand amusement va commencer.

— À boire !

— Cinquante voix enrouées de vin et dechaleur crièrent :

— À boire ! ! !

Le tumulte recommença, et parmi le tu-multe les propos suivants :

— Quel est cet amusement ?

— Une sottise assurément ; ce qui est simagnifiquement annoncé est presque toujoursune tromperie.

— Iras-tu ?

— Je ne bougerais pas d’ici pour voir leChrist danser avec Satan.

— Il y a de bonnes raisons pour cela.

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— Laurent est un noble chevalier, voilà en-core un service entier de fruits et de pâtisse-ries.

— Ton ventre est un gouffre ; je n’ai plussoif.

— Ton gosier est pavé de fer ; ce vin m’adévoré le palais, je voudrais de l’eau.

— Qui a parlé d’eau ?

— Moi.

— Je t’exorcise : Vade retro, aqua !

— Hé !

— Ah !

— L’exorcisme opère.

— Vraiment ?

— Oui, mais le démon sort en vin.

— Pouah ! ! le sale animal ! !

— Quelle odeur ! !

— Où est-il ?

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— Sous la table.

— Mets tes pieds dessus, tu seras à sec.

— À boire ! s’écria Laurent.

— Laurent, dit Mauvoisin, un mot.

— Laisse-moi. À la puissance et à la gloireéternelle du comte de Montfort !

— Au comte de Montfort !

Ce fut un cri unanime ; et sous ce cri unevoix sèche et qui grattait la gorge :

— Laurent, où est-elle ?

Laurent regarda Mauvoisin ; celui-ci avaitl’air d’un tigre aviné. Laurent sourit :

— Encore un coup de ce vin.

— Duquel ?

— De celui-ci.

— C’est du charbon rouge fondu.

— Tu parles de femmes, et tu recules de-vant une coupe de vin ?

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— Donne.

Il but.

— Messires, encore une santé.

Tout le monde se leva.

— Laurent, où est-elle ?

— Tu m’ennuies.

— Elle est chez Bérangère, n’est-ce pas ?J’y vais.

— Prends garde d’insulter la fille de Mont-fort.

— Je la poignarderais si elle tentait de m’ar-rêter.

— Tu es un fou. – À la santé de la belle Bé-rangère !

Ils burent tous. Le bruit et les cris reprirentavec fureur, et la conversation de Mauvoisin etde Laurent continua à l’abri du tumulte.

— Où est-elle ?

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— Qui ?

— L’esclave.

— Qui peut le savoir ?

— Tu le sais.

— À quoi sert ? elle te hait.

— Oh ! oh ! oh ! rugit Mauvoisin.

— Qu’a donc Mauvoisin ? dit Amauri.

— C’est un niais.

— Que te dit Amauri ?

— Il veut savoir où est l’esclave.

— Exécration ! dit Mauvoisin en lançant àAmauri un regard furieux, que le trouble del’ivresse empêcha d’avoir cette fixité insolentequi finit par irriter les plus calmes, regard quieût cependant suffi pour déplaire à Amauri, silui-même eût eu la vue nette et claire.

— Pas de bruit, Robert, je t’en prie, ditLaurent à voix basse.

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— Je l’écraserai sous mes pieds s’il bouged’ici.

— Va-t’en, va-t’en.

— Lui ! cet ivrogne ! Amauri ! grommelaitMauvoisin par sourdes exclamations.

— Je crois qu’elle l’aimerait mieux que toi,dit Laurent tout en laissant tomber ses parolesparmi des sourires batteurs et des invitations àses convives.

— Écoute, Laurent, encore un mot et je letue.

— Tu n’as plus de raison, va-t’en, va-t’en.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas de sang répan-du à ma table.

— S’il bouge, je le tue… je le tue… je letue !…

Ces mots revenaient sans cesse dansl’ivresse de Mauvoisin, comme d’ordinaire il

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arrive aux ivrognes de s’acharner à répéter unemême pensée, incapables qu’ils sont d’en avoirdeux.

Laurent reprit d’un air de bonhomie sup-pliante :

— Que veux-tu, Robert, sa sœur lui a pro-mis cette esclave.

— Non, ce n’est pas possible.

— Elle le lui a si bien promis que l’esclaveattend Amauri dans la salle des Trois-Lions.

Puis, soudainement et comme par inspira-tion, Laurent se prit à rire aux éclats, en tenantde sa main de fer Mauvoisin, qui cherchait às’élancer du côté d’Amauri.

— Laurent, dit Mauvoisin les dents serrées,prends garde, Laurent !

— Ce serait un bon tour, laissa échappercelui-ci parmi ses rires.

Et il parla bas à l’oreille de Mauvoisin.

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La figure de Mauvoisin s’illumina d’une joiesauvage, comme le ciel s’éclaire du reflet d’unincendie.

— Oui… oui… oui… oui… répétait-il enécoutant, comme si à chaque mot il compre-nait mieux et voyait se dérouler devant luiquelque chose de merveilleux.

Puis il se leva.

— Non, c’est une plaisanterie, dit Laurenten riant de plus en plus.

— Une heureuse plaisanterie, dit Mauvoisinavec un rire de plus en plus hideux.

Il s’échappa de la main de Laurent, qui leretenait à peine, et il disparut de la salle par laporte qui menait à la salle des Trois-Lions.

— À boire ! cria Laurent avec une fureurjoyeuse, et comme pour distraire tout lemonde de la sortie de Mauvoisin ; encore unesanté. Chevaliers, à la noble Bérangère !

— Tu l’as déjà proposée.

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— C’est vrai, reprit-il avec une espèce desourire de pitié sur lui-même, je crois que jefais comme mes convives ; je m’oublie. Ehbien ! à la noble comtesse de Montfort !

On but, et presque toute la troupe avinéeretomba sur ses sièges plutôt qu’elle ne se ras-sit. Les uns battirent la table de leur front, ens’écorchant au bord des coupes et des pintes ;d’autres se renversèrent en arrière ; les unsrirent des tombés, les autres les repoussèrentrudement : il commença à y avoir du sang par-mi le vin.

— C’est un infernal tapage, dit Amauri ; onne s’entend pas.

— Tant mieux, on peut causer, dit Laurent.

— Tu ne t’en fais faute depuis une demi-heure avec Mauvoisin. Que te disait-il ?

— Une histoire stupide. Il faut enterrerMauvoisin dans un prieuré : il ne sait plusboire, il suinte le vin à la troisième pinte.

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— Il est allé se coucher ?

— Il aurait mieux fait d’y aller.

Laurent prêta l’oreille ; peut-être entendit-ilquelque chose d’extraordinaire au bruit confusde la salle du festin, car il poussa un profondsoupir. Son œil vibrait d’un éclat farouche,comme s’épanouissent à l’horizon les éclairsblanchâtres de juillet.

— Où est-il donc allé ? dit Amauri.

— Que font-ils là-bas ? reprit Laurent.

— C’est le comte de Blois qui chante.

— J’ai cru que c’était une crécelle enbranle. Que chante-t-il ?

— Qu’est-ce que cela te fait ? Où donc estMauvoisin ?

Un chœur d’une douzaine de voix râla aubout de la table un refrain de chanson inéga-lement commencé, comme une course mal ré-glée et achevée de même ; quelques-uns deschanteurs s’arrêtaient au second vers ;

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d’autres, arrivés à la fin, s’abattaient dans unrire stupide, comme s’ils avaient épuisé tout cequi leur restait de vigueur. Le comte de Bloisétait debout, droit comme un vaillant ivrogne,c’est-à-dire plus fier d’être seulement sur sespieds que d’être sur le sommet d’un rempartencombré de morts. Ces voix étaient, au milieudu tapage uniforme de l’assemblée, commeune mer qui gronde le roulement sourd de l’ou-ragan qui vient du bout du ciel.

— Que diable chante ce grand châtré ? ditLaurent ; on dirait que les chevaliers proven-çaux l’écoutent d’un mauvais œil.

— Laisse-les s’arranger entre eux, et dis-moi où est Mauvoisin.

— Est-ce que je le sais ? il m’a assourdi unedemi-heure de son bonheur.

— Quel bonheur ? dit Amauri, dont la voixdevint à l’instant sèche et enrouée de colère etde soupçon.

— Bah ! c’est un fanfaron, je ne le crois pas.

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— Quoi donc ? quoi ?

— Ne prétend-il pas qu’il a vaincu la longuerésistance de l’esclave de ta sœur ?

— Lui ! dit Amauri avec un grincement dedents… il a menti.

— Je le sais comme toi… Le butor est assezvaniteux pour être allé cuver son vin dans uncoin et dire après, d’un ton suffisant, qu’il étaità quelque galant rendez-vous.

— Un rendez-vous ! reprit Amauri.

— Bois donc.

— Non… Un rendez-vous, dis-tu ! avecqui ?

— Eh bien ! avec l’esclave aux bellesmains… Bois donc.

— Non… Un rendez-vous… où ?

— Celui-ci est parfait.

— Non, te dis-je… Où est-il ?

— Je vais porter ta santé.

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— Non… Laurent, où est-il ?

— D’abord, fais raison à la compagnie.

Et il lui versa une large coupe de vin.

— À la santé du noble Amauri de Montfort !

Amauri but d’un trait sans saluer ni ré-pondre aux coupes qui cherchaient la sienne.Le moment d’incertain silence que l’appel deLaurent rétablit laissa percer le grondementsourd de la chanson du comte de Blois, et onentendit distinctement :

Les Maures sont des païens,Les Provençaux sont des chiens.

Un tumulte effroyable s’éleva de toutesparts, et des cris de haine et de mort reten-tirent partout ; les épées brillèrent, les poi-gnards tirés se clouèrent sur la table par lapression des buveurs qui s’y appuyaient ; desinterpellations furieuses s’échangèrent ; les

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plus sales injures volèrent d’abord comme lestraits des armées qui s’attaquent.

— Ce misérable va nous faire égorger, ditLaurent en se levant.

— Où est Mauvoisin maintenant ? ditAmauri, que rien ne pouvait distraire.

— Laisse-moi.

— Non.

— Eh ! mon Dieu ! tu es ivre. Il est sorti parcette porte, tu as pu le voir comme moi.

Amauri s’élança par la même porte et dispa-rut.

Laurent s’écria d’une voix éclatante :

— Personne ici n’est insulté que moi ; Fran-çais ou Provençal je prends son injure. Comtede Blois, vous me rendrez raison.

— Quand vous voudrez.

— Il suffit.

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— Je te remercie, Laurent, dit le comte deMontfort, j’arrangerai cela demain ; mais il fautfinir cette orgie, ou il y aura du sang versé.

— Nous approchons de la fin, sire comte,dit Laurent en le dévorant des yeux.

Puis il continua avec force :

— Maintenant, messires, l’heure de notreamusement est sonnée.

Il y avait dans la voix et dans le geste deLaurent une contraction singulière ; c’étaitcomme le dernier effort d’un homme qui re-tient un cri qu’il s’est décidé à pousser et quile laisse encore vibrer dans sa gorge, pour qu’iléclate avec toute sa force. Laurent continua :

— Mais pour comprendre cet amusement,dont aucun de vous n’a eu d’exemple, il fautque je vous l’explique.

On se tut en ricanant ; on était déjà assezivre pour se moquer de celui dont on avait bule vin.

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— C’est, messires, un jeu à la manière desRomains d’autrefois.

— C’est un combat de lions, murmura unjongleur savant, ou un combat d’esclaves.

— C’est une représentation sur un théâtre,c’est une comédie, reprit Laurent.

Un cri de surprise et de joie accueillit cettenouvelle parmi les Provençaux, gens quiconnaissaient le mot théâtre et comédie ; lesFrançais se demandèrent ce que cela voulaitdire.

— Vous allez voir imiter par divers person-nages une action telle qu’elle s’est passée, ditLaurent, au lieu de l’entendre raconter simple-ment par un jongleur.

Les Français parurent ébahis ; les Proven-çaux mêlés avec eux se donnèrent la joie deleur expliquer comment cela se passait.

— Il faut voir, il faut voir, répondait-on detoutes parts.

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— C’est une belle histoire, dit Laurent, l’his-toire d’une vengeance !

Il regarda Montfort, qui l’observait.

— C’est un chevalier déshonoré, insulté,dont on a massacré les vassaux, mutilé le père,et qui rend l’outrage, l’insulte, la mutilation àcelui qui a permis qu’elle lui fût faite.

— Très-bien ! hurla la troupe.

— C’est un digne chevalier.

— Voilà comment il faut agir.

Mille cris, mille applaudissements répon-dirent à Laurent.

— Cela vous paraît-il bien ?

— Oui !… oui !… Vive le chevalier vengé !

— Venez donc voir, reprit Laurent. Comtede Montfort, passez le premier, c’est par ici.

Laurent avait un visage splendide de féroci-té repue.

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On se leva en tumulte ; Montfort reculad’abord sous le visage de Laurent ; puis il re-garda autour de lui ; il ne vit ni Mauvoisin, niAmauri, ni Bouchard.

Il les demanda.

— Ce sont les personnages de cette comé-die, dit Laurent.

Montfort se vit seul au milieu d’une troupehurlante, avinée, où il y avait autant de Pro-vençaux que de Français. Son cœur se serra, ilpâlit ; il ne comprit et ne devina rien, il n’eutaucune pensée, mais il eut peur.

— Par où, par où ?… criait-on de tous cô-tés.

— Par ici, dit Laurent. Comte de Montfort,venez donc. La voix de Laurent riait dans songosier.

Simon resta immobile, Laurent le regardaitsi effroyablement. Montfort doutait qu’il fûtéveillé. Il avait un froid de glace dans le cœur

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et une sorte de tournoiement funeste dans lecerveau ; mille fantômes de malheur passaientdevant lui sans qu’il pût en saisir un seul ; ilne comprenait pas son propre effroi ; assourdide cris, de mouvement, de rires, il se sentaitbruire les oreilles comme un homme qui rêvequ’il roule dans un gouffre au bas duquel rugitun torrent. Il n’avançait pas.

Enfin la foule qui se pressait derrière lui lepoussa. Laurent, qui tenait une torche, le pritpar la main et l’entraîna.

Montfort alla comme l’homme qui rêve.

— Quand je serai en bas, se dit-il, jem’éveillerai.

Toute cette foule clamante s’allongea dansun long et étroit corridor qui la soutenait danssa marche avinée. On arriva à une porte quis’ouvrit sous la main de Laurent, et on entradans une salle sombre d’abord, puis éclairéepar la torche de Laurent et par celles que

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d’autres chevaliers avaient emportées à sonexemple.

Arrivé à la porte, Laurent, par un mouve-ment violent, entraîna Montfort et s’élançavers le fond de la salle. D’un geste rapide il dé-tacha une corde qui tenait à la muraille, et unelourde grille de fer à claire-voie s’abattit entrelui et les chevaliers qui le suivaient. Tous seprécipitèrent aux barreaux de cette grille pourvoir.

C’était un spectacle inouï, un spectacle in-compréhensible, rien qui ressemblât à ce qu’onattendait.

De l’autre côté de la grille, deux hommesétendus à terre, vautrés dans le vin de leurivresse et dans le sang qui coulait de leursblessures ; au fond un cadavre de femme ren-versé sur un lit, les membres épars, déchirée,meurtrie, tordue, tressaillant d’un reste de vie,un spectacle hideux ! Laurent tenait sa torched’une main et traînait Montfort de l’autre. Dans

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cette cage de fer, cet homme riant et hurlant dejoie, et l’autre le suivant stupidement : c’étaitau-dessus de toute comparaison. Le tigre quipromène sa proie au bout de ses dents, le bour-reau qui rue sa victime au billot, n’ont rien decet épouvantable aspect. Laurent criait, riaitavec une sorte de rage folle et suffocante.

Oh ! sa joie, son rêve, son fantôme, qu’ilavait poursuivi à travers tant de crimes, delarmes et de sang ! il le tenait enfin ! enfin ! en-fin !

— Voyez-vous tous ? vois-tu ? criait-il ;Montfort, vois-tu ce chevalier ?

Et il le poussa du pied, et il riait.

— Ce chevalier, c’est ton soldat, ton ami.

Mauvoisin grommela en se roulant.

— Je lui ai donné les plaisirs qu’il aime etque tu approuves dans tes nobles capitaines,reprit Laurent bavant de joie. Je lui ai donné

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une fille noble à outrager et à marquer d’infa-mie et de débauche.

Montfort recula et se débattit ; mais nulleforce humaine n’eût retardé d’un pas la marchede Laurent : il eût emporté avec lui l’effortd’une armée.

— Viens donc ! s’écria-t-il en hurlant sonrire farouche. Regarde. Cet autre, c’est ton fils,qui est trop l’ami de Mauvoisin pour ne pasavoir partagé ses plaisirs. Le viol et l’ivressedans le sang !

— Oui, elle est à moi… à moi… à moi !…dit Amauri en se relevant l’œil hébété.

Mauvoisin se remua dans sa bauge d’or-dures et gronda :

— À moi d’abord, à moi, Amauri.

— Entends-tu ?… tous deux, l’un aprèsl’autre, tous deux, ton ami, et ton fils ! pros-titution et inceste ! Maintenant regarde cettefemme, c’est ta…

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À ce moment, elle se dressa comme unspectre et cria en levant les bras au ciel un criaigu, râleux, sauvage. Elle voulut marcher versLaurent, mais elle était retenue par des liensde fer. Alors elle trembla un moment, droitesur la pointe des pieds, comme une baguettede peuplier fouettée par le vent, et fit tressaillirrauquement les chaînes qui la liaient ; puis ellese brisa et tomba en répétant son cri râleux etsauvage.

Cette femme n’était pas Bérangère.

Désespoir !

Cette femme était Manfride.

Horreur !

Laurent laissa s’échapper sa torche et lamain de Simon.

Un silence épouvantable tenait tous lesspectateurs.

Laurent, cloué à sa place, sans geste, sansvoix, sans mouvement ; Laurent vivait sans

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doute, car il ne tombait pas ; mais rien ne ma-nifestait qu’il vécût.

Montfort comprit, sinon ce qu’il voyait, dumoins ce qui l’avait menacé.

C’était Bérangère qui eut dû être à la placede Manfride.

Pourquoi celle-ci s’y trouvait-elle et l’autrepoint ? Qu’importe ? il avait le temps d’y pen-ser.

Ce premier coup passé, on commença àmurmurer du côté des chevaliers.

Montfort sauvé, Montfort un moment stu-péfié par la crainte d’un danger qu’il ne pouvaitmesurer, reprit tout ce qu’il avait d’énergie, deprésence d’esprit, de résolution.

— Cet homme est devenu fou ! s’écria-t-il.Sortez, chevaliers, sortez.

L’ivresse s’était glacée au cœur de tout lemonde. Tout le monde s’écoula. Montfort restaseul enfermé avec Laurent. Il tira son poignard

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et s’approcha du chevalier. Celui-ci ne vit rienet n’entendit rien. Montfort leva son poignard,qui étincela aux yeux de Laurent. Laurent nebougea pas. Montfort douta s’il fallait tuer cecadavre, qui n’eût pas compris s’il mourait. Ilallait s’y résoudre cependant, lorsqu’un coupfrappé à une des portes de cette chambre l’ar-rêta. Il écouta la voix qui appelait : c’était cellede Bérangère. Montfort ouvrit, et Bérangèreentra, pâle mais résolue, s’avança vers sonpère et lui dit :

— Mon père, j’ai tout entendu, il me faut lavie de cet homme.

— Malheureuse !

— Il me faut sa vie, mon père…

— Pourquoi ?

— Ah ! s’écria-t-elle avec une rage indicible,parce qu’il faut que je me venge !

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Ce mot éveilla Laurent ; il tourna la têtecomme une boule sur un pivot et dit d’un tonlent et niais :

— C’est beau de se venger, voyez-vous.

Puis il se reprit à regarder le cadavre deManfride.

Montfort le regarda aux yeux, il n’y avaitplus d’âme. Il réfléchit un moment et dit à Bé-rangère :

— Nous verrons.

Alors d’un signe il lui ordonna de l’aider,et tous deux emportèrent par la porte des ap-partements de Bérangère Amauri et Mauvoi-sin, qui se débattaient en grommelant :

— Elle est à moi ! il me l’a donnée !

Puis Montfort, s’étant assuré que nulle forced’homme ne pourrait relever la grille et quetoutes les portes étaient exactement fermées,sortit avec Bérangère et laissa ce cadavre vi-

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vant face à face de ce cadavre mort, Laurentregardant Manfride.

Quelques moments après, les soldats deLaurent, répandus autour du château et guidéspar Goldery, qu’on avait trouvé enchaîné etbâillonné dans l’appartement de son maître etque cette circonstance excusa, aperçurent aupied de la tour où était située la salle des Trois-Lions, quelques hommes qui voulaient ouvrirla porte qui était sur la campagne, et les exter-minèrent sans pitié. L’un d’eux se défendit avecun courage furieux jusqu’au moment où Golde-ry le frappa par-derrière d’un coup terrible encriant :

— C’est de la part de ton fils !

Quand, au jour venu, on voulut reconnaîtreces hommes, il se trouva que l’un d’eux étaitArregui le Borgne ; les autres, trois bourgeois

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avait été, car il ne restait pas un trait humainsur son visage mutilé.

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de Toulouse ; quant au vieillard qui s’était sibravement défendu, personne ne put dire qui il

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XIV

POST-DÉNOUEMENT

Ce fut un jour de magnifique fête que le jourde l’entrée de Simon dans la ville de Toulouse.Il y arriva à la tête de ses nombreux cheva-liers, et ce fut par les murailles abattues qu’ils’empara solennellement de cette cité pour té-moigner qu’elle avait été vaincue, quoiqu’ellen’eût pas été prise, et s’il y a une cause au titrede ce livre, nous dirons qu’elle se trouve dansce résultat. L’histoire de la guerre des Albi-geois s’est divisée dès l’abord dans notre pen-sée dans celle des trois suzerains qui la sou-tinrent et y succombèrent l’un après l’autre : le

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vicomte de Béziers, dont nous avons dit l’his-toire, le comte de Toulouse, dont la chute futl’événement patent et immédiat de celle quenous venons de raconter ; et le comte de Foix,qu’il nous reste à représenter à nos lecteurs.Continuons. Ce fut donc un grand jour ; maisce qui en augmenta la magnificence aux yeuxde tous et qui en fit supporter le malheur auxToulousains, ce fut le rétablissement de Dieudans la cité longtemps maudite. De toutes lescérémonies qui eurent lieu pour la restitutiondes églises au culte du Seigneur, nous n’en ra-conterons qu’une qui eut lieu dans l’église deSaint-Étienne.

Au milieu de l’armée triomphante qui enva-hissait Toulouse marchait le clergé, couvert desoie et d’or, portant ses saints et ses reliquesdans leurs châsses précieuses. Au centre de cecierge, Foulques, la mitre en tête, la crosse pas-torale à la main, superbe, radieux ; à côté delui, Montfort à pied, et derrière, porté sur unbrancard, au milieu des chants des prêtres, de

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l’encens et des aspersions bénites, un cadavrerevêtu d’armes magnifiques.

— Ce cortège aborda l’église Saint-Étienne,demeurée ouverte depuis deux ans avec soncercueil vide au milieu de sa nef. Foulques yrentra le premier, et, s’agenouillant sur la pre-mière pierre de l’enceinte, il invoqua le Sei-gneur de rentrer dans sa demeure. Tout le cor-tège, à genoux, s’arrêta et répondit par desprières à cette invocation ; puis, aux chantséclatants d’un joyeux alléluia, l’église fut enva-hie et bientôt remplie jusqu’en ses angles lesplus reculés, jusqu’à toutes les hauteurs où puts’appuyer un pied ou s’attacher une main. Lecorps, qui était porté par huit clercs, fut déposédevant le cercueil vide, et Foulques, montantsur la chaire d’où il avait tonné l’excommuni-cation de Toulouse, parla en ces termes :

— Habitants de Toulouse, il vous souvientdu jour où je sortis de cette cité alors maudite,aujourd’hui purifiée par le fer et le feu. Ce jourde malheur vit s’opérer en cette église un pro-

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dige que Dieu a fait tourner à la honte de sesennemis et à la gloire de ses défenseurs. Il voussouvient du récit du comte de Foix et de la bé-nédiction qu’il me demanda pour ce cadavre.

Tous les yeux se portèrent sur le corps quiétait étendu devant le cercueil ; mais un seulsans doute le reconnut, car une seule voixcria :

— C’est Albert de Saissac !

— C’est Albert de Saissac en effet, ditFoulques, celui dont le corps, abandonné à lapuissance du démon, attend la bénédictiond’un prêtre pour être délivré de cette infernalepossession. Il vous souvient comment il a re-paru sur la terre sous le nom de Laurent de Tu-rin.

Un long murmure circula dans l’assemblée,et beaucoup s’armèrent d’un signe de croix.

— N’ayez nulle crainte, reprit Foulques ;Dieu n’abandonne pas aux entreprises du dé-mon ceux qui se sont voués à lui d’un cœur sin-

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cère. Le démon, en effet, habitait le corps decet homme ; mais Dieu, pour qui cet hommeavait combattu pendant sa vie, n’a pas vouluqu’il servit à faire réussir les ennemis de sa foi.Ainsi, chaque trahison tramée par le mauvaisesprit tournait au profit de notre sainte croi-sade ; ainsi Satan a été le premier agent dutriomphe du Seigneur.

Foulques s’arrêta, et ce qu’on savait de l’his-toire de Laurent de Turin circula dans l’assem-blée ; puis l’évêque continua :

— Aujourd’hui l’épreuve est terminée, et cecorps va être rendu à la terre, où il devrait dor-mir depuis longtemps. Chrétiens, priez pourlui !

Il s’agenouilla dans sa chaire ; les porteursmirent le cadavre dans le cercueil, et Foulquesentonna le Libera avec un éclat extraordinaire ;mille voix y répondirent, et l’encens se répan-dit en nuages qui montèrent jusqu’à la voûte ense roulant dans l’air.

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Lorsque ce chant fut terminé, l’évêque des-cendit, et, prenant une branche de buis dans unlarge bénitier, il s’approcha du cercueil et dit àvoix haute :

— Béni sois, vaillant soldat de la cause duChrist !

Puis vint Montfort, qui dit :

— Béni sois, noble chevalier ! adieu.

Puis Amauri, qui dit :

— Béni sois, fidèle ami ! adieu.

Puis Mauvoisin, qui dit :

— Béni sois, noble vengeur ! adieu.

Puis Bérangère, qui dit :

— Béni sois, cœur loyal ! adieu.

Puis Alix, qui jeta l’eau en détournant latête.

Puis Bouchard, qui passa silencieux.

Puis Goldery, qui dit :

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— Béni sois, excellent maître ! au revoir.

Puis beaucoup d’autres.

Et enfin un homme qui dit à voix basse :

— Béni sois, noble fils, noble frère ! espère.

Et un voile ayant été jeté sur le cadavre,l’église se vida lentement, et Montfort allaprendre possession du château narbonnais.

Le soir venu, un homme enveloppé d’unmanteau où brillait la croix des Français etportant une lanterne, pénétra dans l’église deSaint-Étienne. Il en fit lentement le tour, etaprès avoir reconnu que personne n’y était, ils’approcha du cercueil, en arracha le voile etdit à voix basse :

— C’est moi, maître.

Rien ne remua cependant, et Goldery, carc’était lui, ayant appuyé sa main sur la poitrinedu cadavre, reprit doucement :

— Tu n’es pas mort cependant, Albert deSaissac, sire Laurent de Turin : on ne meurt

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pas de faim dans un cercueil, plus vite quedans une prison, et je me rappelle être restétrois jours sans manger.

Il s’arrêta et sourit.

— Comme le cœur te bat vite, maître : tuespères, c’est bien. L’espérance, c’est la vie. Jeviens te délivrer, tu as raison. Comme ils t’ontlié et bâillonné ! tu ne peux crier ni bouger ; lesmisérables t’ont cousu les paupières ! C’est Bé-rangère qui a inventé cela. C’est beau, n’est-cepas ? Est-ce toi qui lui as donné des leçons devengeance ? Tu as fait une digne élève.

Il s’arrêta encore, toujours la main sur lecœur de Laurent.

— Oh ! que tu me maudis de mon éternelbavardage, maître ! combien me promets-tupour cela de coups de branche de houx ? com-bien pour punir un bouffon qui rit sur un cer-cueil ? Deux cents peut-être ; le temps dechanter une messe des morts, n’est-ce pas ?

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Compte-les bien, le nombre en sera bien grandquand tu seras libre.

Il s’arrêta encore.

— Ah ! méchant, reprit-il en ricanant, tu mefrappes du cœur ; le tien emporterait ma mainau passage s’il pouvait briser ta poitrine ; maista poitrine est de fer si ton cœur est de dia-mant : tu vivras encore pour m’entendre.

Tout à coup Goldery recula ; il crut en-tendre un léger bruit. Tout était silencieux, etl’église était muette comme la tombe. La lan-terne brillait rouge dans l’ombre, et sa lueur nedépassait pas un cercle de quelques pieds. Lebouffon se rapprocha du cercueil et dit :

— Non, les liens sont bons, les chaînes im-possibles à briser ; ce sont celles qui ont en-chaîné Manfride sur le lit destiné à Bérangèreet que j’avais si habilement fabriquées qu’ellesse fermèrent d’elles-mêmes et saisirent la vic-time à la ceinture au moment où elle passa laporte, et qu’elles la traînèrent et l’attachèrent

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au lit nuptial de Laurent. Une belle invention,n’est-ce pas ? nous avons passé quinze nuits àl’imaginer et quinze nuits à la disposer. J’en aifait un bel usage. Pauvre Manfride ! eh ! eh !eh ! pauvre folle ! qui me faisait menacer dupoignard pour aller où je voulais l’envoyer !…Elle voulait te ramener dans la bonne voie…Eh ! eh ! eh ! ta sœur et ta maîtresse… Tun’avais pas de fille ! c’est fâcheux.

Ah ! rage, exécration, désespoir !… vite…plus vite encore… ton cœur saute et bat avecfrénésie… brise donc ton bâillon… Attends…attends… tu mourrais ainsi ; c’est trop tôt, re-pose-toi.

Il releva sa main et s’assit à côté du cer-cueil ; puis il marmotta :

— C’est une belle histoire. Il y avait un che-valier qui avait un bon serviteur qui était unhomme, et ce bon chevalier battait cet hommecomme s’il eut été une bête de charge. Oh ! lebon chevalier, le vaillant chevalier !

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Il lui remit la main sur le cœur.

— À la bonne heure, maître, tu as le cœurcalme comme un jour de joie et de festin. À labonne heure, écoute bien. Le serviteur se dit :« Je me vengerai ; » mais le serviteur ne le ditqu’à lui ; il n’avait ni frère, ni père, ni ami, ets’il eût eu un père, un frère, un ami, il ne leleur aurait pas dit. Alors le serviteur attenditqu’une mauvaise passion s’éveillât au cœur dumaître. Ce fut la vengeance qui y sonna la pre-mière. La vengeance, maître, une belle chose,n’est-ce pas ? Alors le serviteur flatta la pas-sion de son maître. D’abord, il lui conseilla deprendre le nom d’un homme dont le chevalieravait volé la fiancée et le vaisseau. Après cela,c’était peu que de lui prendre son nom. Il s’ap-pelait Laurent de Turin celui qui sans doute estresté à Chypre dans la prison de Lusignan, dupère de Manfride. J’irai lui conter son histoiredepuis deux ans. Il ne se doute pas de tout cequ’il a fait, le pauvre homme !

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Goldery s’arrêta et se pencha sur la bouchede Laurent.

— Tu respires encore, maître, mais toncœur bat à peine. Tu t’endors, eh bien ! je vaiste bercer comme une bonne nourrice en te fai-sant un beau récit. Ce fut d’abord une joyeusecomédie jouée ici même avec un masque decire qui fondit au fond de ce cercueil. Te sou-viens-tu, maître, comme nous avons ri de lasottise de Foulques et des autres ? Oh ! la plai-sante histoire !… eh ! eh ! eh ! eh ! ris donc !Et le sorcier Guédon ? il était sage, le sorcier,t’en souviens-tu ? il te disait que la vengeanceest aveugle et folle. Eh !… eh !… eh !… eh !…,c’était un savant homme. Tu ne le crus pas,maître, et le serviteur s’en réjouit, car lorsqu’ileut fait goûter à son maître une goutte du vinde vengeance, le maître en fut si altéré qu’il sa-crifia tout pour désaltérer sa soif. Ainsi le servi-teur conseilla à son maître de trahir son pays,et le maître le fit. Il lui conseilla de trahir samaîtresse, et le chevalier le fit. Ah ! tu te ré-

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veilles : « Il ne le fit pas ! » veut dire ce cœurqui s’indigne ! il ne le fit pas au fond de sonâme, mais on le crut… mais sa maîtresse lecrut jusqu’à l’heure de sa mort ; sa belle etjeune maîtresse, qui s’était dévouée pour luiet qui est morte d’outrages et d’infamies ! Oh !que tu souffres !

Il lui posa la main sur les yeux.

— Ils sont gonflés de larmes, reprit-il ; maiselles ne coulent pas, les paupières sont biencousues. Tes yeux étouffent… Ah ! ah ! le bonmaître qui bat son fidèle serviteur !

Il lui reposa la main sur le cœur !

— Ta main frappait moins fort à Castelnau-dary et à Muret ; tu ne trahissais pas, il estvrai ; mais ton père le croyait, et il l’a cru jus-qu’au moment où je l’ai poignardé en lui di-sant : « De la part de ton fils ! »

Il écouta et sourit, on entendait quelquechose : le cœur à travers la poitrine.

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— Ferme, ferme !… plus vite… Il râle, toncœur… il se meurtrit, il se déchire… Pas en-core, il te reste une espérance ; il reste quelquepart un écrit de deux chevaliers qui pourrait al-ler troubler tes ennemis dans leur joie : celuioù un fils demande la mort de son père ; celuioù un brave avoue qu’il est un lâche… Lesvois-tu ?… Tu ne peux les voir, tu vas les sen-tir.

Et à la lumière de sa lanterne, Goldery lesalluma et les posa sur le visage de Laurent oùils brûlèrent en pétillant.

— C’est une belle flamme, maître, reprit-il ;la voilà qui grandit ; elle éclaire cette église ;maintenant elle pâlit ; maintenant elle s’éteint.

Il remit sa main sur le cœur, et la main sesouleva.

— Oh ! quel tonnerre dans ce cœur ! que decoups pressés !… Un, deux, trois… je ne les

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C’est que, lorsqu’on veut se venger de quel-qu’un, il ne faut le dire à personne.

— Pas même à la tombe ! dit une voix der-rière Goldery.

Et avant qu’il se fût retourné, une largeépée l’avait étendu à terre.

— C’est moi, dit la voix ; c’est moi, frère ;c’est l’Œil sanglant… Je t’ai vu vivre dans toncercueil à un tressaillement de ton visage.C’est moi… c’est moi…

Et en parlant ainsi il le déliait.

Mais, quand il eut fini, le cœur ne battaitplus.

L’Œil sanglant s’arrêta, et répétant le cri deBuat quand il toucha le cadavre du noble vi-comte de Béziers, il dit :

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compterais jamais assez vite… Et maintenantveux-tu savoir ce qu’il faut conclure de ceci ?…

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FIN.

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— À Montfort maintenant ! à Montfort tou-jours ! La vengeance ne dort pas toute ici !

Et il s’éloigna.

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a été édité par la

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— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Maria Laura, Denise, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Soulié. Frédéric, Œuvres com-plètes, Le Comte de Toulouse, Paris, Michel Lévyfrères, 1870. D’autres éditions ont été consul-

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tées en vue de l’établissement du présent texte.L’illustration de première page, Décès de Simonde Montfort au siège de Toulouse, 1883 est d’Al-phonse-Marie-Adolphe de Neuveville (Fran-çois Guizot (1787-1874), The History of Francefrom the Earliest Times to the Year 1789, Lon-don : S. Low, Marston, Searle & Rivington,1883, p. 515).

— Dispositions :

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Table des matières

I CASTELNAUDARYII AMOUR POSSIBLEIII LAURENT DE TURINIV EXTRÊME RÉSOLUTIONV COMBAT DE CASTELNAUDARYVI RIPERTVII PATRIE ET VENGEANCEVIII NOUVELLE ÉPREUVEIX BATAILLE DE MURETX UN TRIOMPHEXI LE CHATEAU DE SAVERDUNXII LES DEUX MAUDITSXIII LA NUIT DE NOËLXIV POST-DÉNOUEMENTCe livre numérique