Le Manuscrit trouvé à Saragosse: le roman infini

François RossetUniversité de Lausanne

Paris, ENS – ITEM. 4 février 2020

Jean Potocki (1761-1815)

L’espace:

Un milieu : statut et habitus de l’aristocratie en Europe centraleL’instabilité de la république nobiliaire de PologneUn espace de limes : jonction / séparation, expérience de l’altéritéUn pays vaste et in-finiUn monde divers, dans l’espace et dans le temps

Le temps:

• La génération au cœur du grand tournant de l’histoire : Pologne 1768-1995, Genève 1782, Empire ottoman 1782-1808, Hollande 1787, France 1789-1795, Napoléon, Congrès de Vienne…

• Les arts : Guardi, Goya et Lampi, Mozart, Haydn, Glück, Cimarosa, Cherubini et bientôt Beethoven, Rossini…

• De grands interlocuteurs : Herder, Goethe, Klopstock, Staël, Genlis, Restif, Mercier, Volney, Barthélemy, J. de Maistre, le cardinal Borgia, Piattoli, Stanislas Auguste, Alexandre Ier, Mulay Yazid, Henri de Prusse, Jefferson, Zinzendorf...

• Le champ des connaissances :- Géographie (des cartographes aux aérostiers)- Histoire: les sommes (Montesquieu, Voltaire, Raynal, Gibbon,… Potocki)- L’’archéologie naissante la science de la chronologie- Histoire de la terre - L’orientalisme- Exégèse et critique de la Bible, histoire des religions (Lessing, Mauvillon, Creuzer)- Encyclopédisme

Giandomenico Tiepolo, Le nouveau monde, 1791

Une vie de roman

Enfance dorée, européenne (1761-1774)Éducation en Suisse (1774-1778)Officier autrichien – chevalier de l’Ordre de Malte: la Méditerranée (1778-1782)Premières passions pour l’histoire (1782-1784)Voyage en Turquie et en Egypte (1784)Un grand mariage (1785)L’Europe, la Pologne, la grande Histoire (1985-1796)Voyage au Maroc (1791)L’Allemagne et l’étude – probable commencement du MtàS (1792-1796)Voyage dans le Caucase (1797-1798)Second mariage; Ukraine, Italie, Vienne (1799-1804)Saint-Pétersbourg (1804-1810)Expédition de Chine (1805-1806)Retraite, solitude, travail – histoire, chronologie, MtàS (1810-1815)Suicide le 23 décembre 1815

L’Œuvre : Histoire, Politique, Théâtre, Voyages, Roman, Correspondance, Dessins

Attribué àF. Goya,1791

G.B. Lampi,1804

Manuscrit trouvé à Saragosse: biographie d’un texte

• La biographie dans le texte: des hommes-récits et des récits de parcours humains• La biographie du texte• La biographie du texte dans le texte

- L’Encyclopédie de Diègue Hervas- L’« Avertissement » de la version de 1810

• La biographie de l’auteur et l’histoire du texte

1. Etapes de la création

• 1791 : Voyage en Espagne et au Maroc

• 1794: Les Bohémiens d’Andalousie• « Version de 1794 » – journées 19-39 (2 documents: 1 ms autographe + une page

copiée)

• « Version de 1804 » – journées 1-45 (9 documents: ms autographes, copies ms, épreuves d’imprimerie: 1804-1805)

• « Version de 1810 » – journées 1-61 (11 documents: ms autographes, copies ms, imprimés de Paris de 1813 et 1814)

Inventaire des sources

• 22 documents dont:- 10 manuscrits totalement ou partiellement autographes- 8 copies manuscrites- 1 épreuve d’imprimerie- 2 éditions imprimées (partielles)

• Aucun document complet• Manuscrits en cahiers/décamérons• Papier anglais portant la date de fabrication en filigrane

La « Version de 1794 » ou protoversion

• Une collection d’histoires divisée en 39 « journées », elles-mêmes rangées en « décamérons » – double découpage• Structure narrative à enchâssement• Les principaux personnages sont en place• La trame des histoires est posée mais va sensiblement évoluer• Récit inachevé (?) • Importante lacune dans la documentation (j. 1-18)• Ms autographe comportant les j. 19 à 39 (date dans le filigrane: 1794 et 1799)• Ms copie mise au net, une page de la 1ère j. réalisée au printemps 1797 (date

du filigrane: 1796)• Publié intégralement dans E. Klene (éd.), Jean Potocki à nouveau, Rodopi, 2010

La « Version de 1804 »

• Un récit élaboré et cohérent, interrompu à la 45e « journée »

• Construction narrative entremêlée et complexe: cinq niveaux d’enchâssement

• Hommage appuyé (mais relativisé) à la libre-pensée

• 31 histoires liées structurellement et par leur contenu

• Epreuve de 1805 (j. 1-13)• Copies ms (j. 14-30)• ms autographes (j. 21-45)

1 EF 4 MC

« J’ai beau faire attention aux récits de notre chef, je n’y puis plus rien comprendre: je ne sais plus qui parle ou qui écoute. Ici c’est le marquis de Val Florida qui raconte son histoire à sa fille qui la raconte au Bohémien qui nous la raconte. En vérité cela est très confus. Il m’a toujours paru que les romans et autres ouvrages de ce genre devaient être écrits sur plusieurs colonnes comme les traités de chronologie. »« Il est vrai que vos récits sont remplis d’inconnues qui pour la plupart deviennent des valeurs imaginaires, et j’ai beaucoup de peine à les mettre en équation. »

Version de 1804, 28e et 34e « journées »

La « Version de 1810 »

• Un ensemble complet et achevé (mais légèrement défectueux par endroits) de 61 « journées » – 31 histoires (pas exactement les mêmes que 1804)

• Un roman « en colonnes » • Importants réaménagements structurels – pertes et profits –

tous les fils dénoués• Une nouvelle tonalité• 1 copie mise au net du 1er décaméron (1810 dans le filigrane)• 1 copie avec corrections autographes du 3e décaméron (même main)• 1 copie avec corrections autographes du 4e décaméron (même main)• 1 copie avec corrections autographes du 5e décaméron (même main)• 2 ms autographes du 5e décaméron (1810 et 1812 dans le filigrane)• 5 copies des 1er, 2e, 4e, 5e et 6e décamérons (probabl. posthumes)• 2 éditions fragmentaires imprimées à Paris (2e - 4e et 1er décamérons), 1813, 1814 5MJ / 1810, 48e j.

L’identification des versions

• Etude matérielle des manuscrits (papier, filigranes, écriture, encre)

• La série des 5 copies de Poznan(fonds Jarocin)

• Les corrections et ratures: le ms de Varsovie (filigrane 1806-7)

5MV /1810, 41e j.

4MC / 1804, 40e j. 5MC / 1810, 41e j.

2. Editions, du vivant de Jean Potocki

• 1805 : Manuscrit trouvé à Saragosse,premier décaméron– Saint-Pétersbourg

• 1805 : Manuscrit trouvé à Saragosse, 1er et début du 2e décaméron (j. 1-13)– BNF

2. Editions, du vivant de Jean Potocki (suite)• 1810 (en fait dès 1807) : traduction allemande par F. Adelung, Abentheuer in der Sierra

Morena, aus den Papieren des Grafen von *** I. Band – Leipzig, Rein

• 1813 : Avadoro, histoire espagnole par MLCJP – Paris, Gide, 4 vol.

j. 12 à 49« Malgré toutes les recherches qu’on a faites, on n’a pu trouver la suite du manuscrit; on fera de nouvelles tentatives si le public accueille cette première partie avec indulgence »

• 1814 : Dix journées de la vie d’Alphonse van Worden – Paris, Gide, 3 vol.

Réaménagement des 10 premières j. avec ajout de l’histoire de Rebecca (14e j. Conclusion: début de la 10e j.

3. Editions, après 1815

• 1822 : plagiat imputé (à tort) à Charles Nodier dans Infernaliana

• 1834-1841 : plagiats de M. Cousin de Courchamps

• 1847 : Rękopis znaleziony w Saragossie, trad. d’E. Chojecki – Leipzig

• 1840-1855 : plagiat de Washington Irving dans Wolfert’s Roots and Other Stories

L’édition polonaise de 1847

• Des circonstances très mal connues• Aucune documentation hors l’imprimé• Une traduction magnifique, mais fort éloignée de l’original• Une combinaison de 1804 complété par 1810 : 66 « journées »• D’importantes manipulations du texte• Un statut de « classique »• Une riche postérité: éditions et réception• Le film de Wojciech Jerzy Has (1965)

3. Suite

• 1857 : Rękopis znaleziony w Saragossie, trad. d’E. Chojecki 2e éd.– Leipzig• 1862 : Rękopis znaleziony w Saragossie, trad. d’E. Chojecki 3e éd.– Bruxelles• 1917 : Rękopis znaleziony w Saragossie, trad. d’E. Chojecki 4e éd. (J. Lorentowicz)

– Varsovie• 1950 : Rękopis znaleziony w Saragossie, trad. d’E. Chojecki 5e éd.– Varsovie• 1956 : Rękopis znaleziony w Saragossie, trad. d’E. Chojecki 6e éd. (L. Kukulski)

– Varsovie

4. Editions, depuis 1958

• 1958 : Manuscrit trouvé à Saragosse (partiel) éd. R. Caillois – Paris• 1965 : Rękopis znaleziony w Saragossie, film de W. J. Has – Varsovie• 1965 : Rękopis znaleziony w Saragossie, trad. d’E. Chojecki 7e éd. – Varsovie• 1967 : Manuscrit trouvé à Saragosse (partiel) éd. R. Caillois, 2e éd. – Paris• 1972 : La Duchesse d’Avila (reprise de l’éd. R. Caillois) – Paris• 1989 : Manuscrit trouvé à Saragosse, éd. R. Radrizzani – Paris

4. Suite

• 1992 : Manuscrit trouvé à Saragosse, éd. R. Radrizzani, 2e éd. – Paris• 1995 : Manuscrit trouvé à Saragosse, éd. R. Radrizzani, 3e éd. – Paris• 1995 : The Manuscript found in Saragossa, trad. I. Maclean – New York et Londres• 1996 : The Manuscript found in Saragossa, trad. I. Maclean – Londres• 1996 : Manuscrit trouvé à Saragosse (partiel) éd. R. Caillois, 4e éd. – Paris

4. Suite

• 2006 : Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, éd. F. Rosset et D. Triaire – Louvain• 2006 : Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, éd. F. Rosset et D. Triaire – Louvain• 2007 : Manuscrit trouvé à Saragosse (partiel) éd. R. Caillois, 5e éd. – Paris

• 2008 : Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, éd. F. Rosset et D. Triaire – Paris• 2008 : Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, éd. F. Rosset et D. Triaire – Paris

Manuscrito encontrado en Zaragoza (1810), trad. J.R. Monreal, Barcelone, 2010

Manuscrit trobat a Saragossa (1810), trad. A. Casassas, Barcelone, 2010

Rękopis znaleziony w Saragossie (1810), trad. A. Wasilewska, Cracovie, 2015

Rękopis znaleziony w Saragossie (1804), trad. A. Wasilewska, Cracovie, 2016 – e-book

5. Réception

• Un roman bizarre, indéterminé, insaisissable• Un auteur fantôme, une œuvre dispersée• Un objet de manipulations• Deux champs distincts: Pologne et France• L’effet Caillois: un roman « fantastique »• Du « classique » au « postmoderne »• Deux versions

6. Edition, génétique et herméneutique

• Figurations du texte: olla podrida, le parquet de Monte Salerno, les six lanières du secret

• Le motif de la pierre enfouie« Alors précisément, on venait de tirer du sein de la terre [à Catane] un très beau morceau de marbre, chargé de caractères inconnus. L’ayant examiné avec attention, je jugeai que l’inscription était en langue punique; et l’hébreu que je sais assez bien me mit à même de l’expliquer d’une manière qui satisfit les connaisseurs. » (12e j.)« Je pris une hache que tenait un Mexicain et j’abattis cet ombrage de si mauvais augure. Alors nous découvrîmes une pierre plus chargée d’hiéroglyphes que nous ne les avions vues jusqu’alors.- Ceci, me dit Tlascala, fut écrit après la conquête. Les Mexicains entremêlaient alors leurs hiéroglyphes de quelques lettres alphabétiques qu’ils avaient imitées des Espagnols. Les inscriptions de ce temps-là sont les plus faciles à lire. » (44e j.)« Bien des années passèrent ainsi et le calife Marwan régnait à Bagdad lorsque Massoud trouva dans une cave du château une pierre chargée d’anciens caractères. Il la leva et trouva un escalier tournant qui conduisait au cœur de la montagne (56e j.)

• La fable de Giulio Romati (13e j.)

« [Il ne faut pas] confondre la composition d’un ouvrage, qui est chose finie, avec la vie de l’esprit même, – lequel est une puissance de transformation toujours en acte. On en arrive au travail pour le travail. Aux yeux de ces amateurs d’inquiétude et de perfection, un ouvrage n’est jamais achevé –mot qui pour eux n’a aucun sens, – mais abandonné ; et cet abandon, qui le livre aux flammes ou au public (et qu’il soit l’effet de la lassitude ou de l’obligation de livrer), leur est une sorte d’accident, comparable à la rupture d’une réflexion, que la fatigue, le fâcheux, ou quelques sensation viennent rendre nulle.[…] je serais tenté (si je suivais mon sentiment) d’engager les poètes à produire, à la mode des musiciens, une diversité de variantes ou de solutions du même sujet. Rien ne me semblerait plus conforme à l’idée que je me fais d’un poète et de la poésie.Quant à l’interprétation de la lettre, je me suis déjà expliqué ailleurs sur ce point ; mais on n’y insistera jamais assez : il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun se peut servir à sa guise et selon ses moyens ; il n’est pas sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre. Du reste, s’il sait bien ce qu’il voulut faire, cette connaissance trouble toujours en lui la perception de ce qu’il a fait. »

Paul Valéry, « Au sujet du cimetière marin», dans Variété III, 1936

Dernier plan du film de Wojciech J. Has, Manuscrit trouvé à Saragosse, 1965