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États-Unis, entre Blancs et Noirs, combinent les principes de différence de statut, ou de caste, avec les rapports de classe. Une fois dressé le tableau du contexte, viennent les six sociologues noirs. Le plan adopté est constant : une biographie, un compte rendu des œuvres principales orné de citations, une évaluation et une mise en perspective. William Edward Burghardt Du Bois (18681963) est celui qui ouvre la voie. Son ouvrage phare sera The Philadelphia Negro (1899) où, selon P. Saint-Arnaud, on trouve un habile équi- libre entre de nombreuses données et un système interprétatif où le sort des membres de la race noire est étudié à la fois au regard de la multiplicité des races humaines et des contingen- ces propres à la société des États-Unis. W.E.B. Du Bois établit la forme cardinale de létude de terrain qui sera popularisée par lÉcole de Chicago. Dans le domaine interprétatif, il innove aussi en donnant à la race les attributs dune nation dans la nation. Ce thème sera repris par les Black Panters, enclenchant une répression féroce contre ses partisans. W.E.B. Du Bois avait étudié à Harvard et soutenu son doctorat à Berlin, les cinq autres pro- tagonistes de Linvention de la sociologie noire aux États-Unis feront leur thèse à Chicago et bénéficieront du patronage de R. Park ou de W.L. Warner. Charles Johnson (18931956) étudiera les situations urbaines (The Negro in Chicago: A Study of Race Relations and a Race Riot in 1919) et le travail dans les plantations du Sud : Shadow of the Plantation (1934). Plus tard il se concentrera sur la discrimination raciale, notamment dans Patterns of Negro Segregation (1943). Un des meilleurs connaisseurs des relations interraciales, il collabora avec G. Myrdal et fut nommé expert auprès de lUnesco. Horace R. Cayton (19031970) et St. Clair Drake (19111990) sont auteurs dun livre de référence dans les études urbaines : Black Metropolis: A Study of Negro Life in a Northern City (1945). Ils y établissent le rôle des églises et des associations dans ladoption de léthos des classes moyennes blanches. Illustration du passage du conflit à lassimilation et de la pré- pondérance des rapports de caste à une relation dialectique avec les rapports de classe. Franklin Frazier (18941962) est dans la continuité de ces résultats. Auteur de The Negro Family in Chicago (1932), de The Negro Family in United States (1939) et de Bourgeoisie noire (1955), il étudie la différentiation des situations sociales dans les familles noires et dis- cute les thèses de R. Park, en préférant intégration ou acculturation à assimilation. P. Saint-Arnaud présente aussi Oliver Cox (19011974), qui, récusant les analyses de ses collègues, propose de donner aux rapports de classe tout le pouvoir explicatif. Son principal ouvrage est : Caste, Class and Race, a Study in Social Dynamic (1948). Dans un chapitre final P. Saint-Arnaud propose de considérer ces six auteurs comme une communauté épistémique volontairement marginalisée, ce qui est invérifiable. Ce chapitre comporte dautres sujets à débattre, comme lorigine de la notion dassimilation chez R. Park ou la nécessité dun cadre interprétatif homogène en sociologie. On ne saurait trop conseiller au lecteur de se concentrer sur le noyau le plus significatif de ce livre : lanalyse dœuvres (probablement) négligées. Pierre Tripier Laboratoire Printemps, CNRSuniversité de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France Adresse e-mail : [email protected] (P. Tripier). 0038-0296/$ - see front matter © Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.soctra.2005.10.013 Comptes rendus 546

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Page 1: François Cusin, Daniel Benamouzig, ,Économie et sociologie (2004) Puf, coll. « Quadrige »,Paris (493 p.)

États-Unis, entre Blancs et Noirs, combinent les principes de différence de statut, ou de caste,avec les rapports de classe.

Une fois dressé le tableau du contexte, viennent les six sociologues noirs. Le plan adoptéest constant : une biographie, un compte rendu des œuvres principales orné de citations, uneévaluation et une mise en perspective.

William Edward Burghardt Du Bois (1868–1963) est celui qui ouvre la voie. Son ouvragephare sera The Philadelphia Negro (1899) où, selon P. Saint-Arnaud, on trouve un habile équi-libre entre de nombreuses données et un système interprétatif où le sort des membres de larace noire est étudié à la fois au regard de la multiplicité des races humaines et des contingen-ces propres à la société des États-Unis. W.E.B. Du Bois établit la forme cardinale de l’étude deterrain qui sera popularisée par l’École de Chicago. Dans le domaine interprétatif, il innoveaussi en donnant à la race les attributs d’une nation dans la nation. Ce thème sera repris parles Black Panters, enclenchant une répression féroce contre ses partisans.

W.E.B. Du Bois avait étudié à Harvard et soutenu son doctorat à Berlin, les cinq autres pro-tagonistes de L’invention de la sociologie noire aux États-Unis feront leur thèse à Chicago etbénéficieront du patronage de R. Park ou de W.L. Warner.

Charles Johnson (1893–1956) étudiera les situations urbaines (The Negro in Chicago: AStudy of Race Relations and a Race Riot in 1919) et le travail dans les plantations du Sud :Shadow of the Plantation (1934). Plus tard il se concentrera sur la discrimination raciale,notamment dans Patterns of Negro Segregation (1943). Un des meilleurs connaisseurs desrelations interraciales, il collabora avec G. Myrdal et fut nommé expert auprès de l’Unesco.

Horace R. Cayton (1903–1970) et St. Clair Drake (1911–1990) sont auteurs d’un livre deréférence dans les études urbaines : Black Metropolis: A Study of Negro Life in a NorthernCity (1945). Ils y établissent le rôle des églises et des associations dans l’adoption de l’éthosdes classes moyennes blanches. Illustration du passage du conflit à l’assimilation et de la pré-pondérance des rapports de caste à une relation dialectique avec les rapports de classe.

Franklin Frazier (1894–1962) est dans la continuité de ces résultats. Auteur de The NegroFamily in Chicago (1932), de The Negro Family in United States (1939) et de Bourgeoisienoire (1955), il étudie la différentiation des situations sociales dans les familles noires et dis-cute les thèses de R. Park, en préférant intégration ou acculturation à assimilation.

P. Saint-Arnaud présente aussi Oliver Cox (1901–1974), qui, récusant les analyses de sescollègues, propose de donner aux rapports de classe tout le pouvoir explicatif. Son principalouvrage est : Caste, Class and Race, a Study in Social Dynamic (1948).

Dans un chapitre final P. Saint-Arnaud propose de considérer ces six auteurs comme unecommunauté épistémique volontairement marginalisée, ce qui est invérifiable. Ce chapitrecomporte d’autres sujets à débattre, comme l’origine de la notion d’assimilation chez R. Parkou la nécessité d’un cadre interprétatif homogène en sociologie. On ne saurait trop conseillerau lecteur de se concentrer sur le noyau le plus significatif de ce livre : l’analyse d’œuvres(probablement) négligées.

Pierre TripierLaboratoire Printemps, CNRS–université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines,

47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected] (P. Tripier).

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Page 2: François Cusin, Daniel Benamouzig, ,Économie et sociologie (2004) Puf, coll. « Quadrige »,Paris (493 p.)

François Cusin, Daniel Benamouzig, Économie et sociologie, Puf, coll. « Quadrige »,Paris, 2004 (493 p.)

Le manuel rédigé par François Cusin et Daniel Benamouzig est un ouvrage original etambitieux, à la fois du point de vue du spectre des références qu’il mobilise et de celui dupositionnement choisi par les auteurs dans un champ académique aujourd’hui en plein déve-loppement : la sociologie économique. Dans la foulée de ce qu’il est maintenant convenu d’ap-peler la « nouvelle sociologie économique », les ouvrages de synthèse disponibles aujourd’huidans ce domaine ont souvent adopté un prisme assez théorique (ou relevant de l’histoire desdisciplines) et mettent en exergue la question du fonctionnement des marchés. Dans cemanuel, le propos est différent, plus large. Il s’agit en effet de traiter en général du regard dela sociologie (comme discipline) sur l’économie (comme type d’activité sociale), sans discus-sion particulière de la pertinence de l’économie comme discipline et sans accorder plus d’at-tention au marché qu’à d’autres formes de la régulation sociale.

L’ouvrage se compose de neuf chapitres regroupés en trois grandes parties. La première— en fait, le premier chapitre — traite des économies traditionnelles peu différenciées. Ladeuxième — les trois chapitre suivants — examine la question des processus de transformationdes sociétés à partir de cet état de faible différenciation : le processus de différenciation socialequi mène à l’autonomisation de la sphère économique, les notions de conflit et de concurrence,la rationalisation et l’objectivation des activités économiques. La troisième — les cinq dernierschapitres — est consacrée à l’examen des sociétés modernes du point de vue de leur fonction-nement économique. Sont tour à tour examinés le marché, les organisations économiques, l’in-novation, l’État et la mondialisation. Signalons enfin qu’une postface est consacrée à la ques-tion du développement de la sociologie économique comme champ disciplinaire, des« classiques » à la « nouvelle sociologie économique ».

Il faut saluer la qualité du travail de pédagogie effectué par les auteurs. La bibliographie estabondante sans pour autant adopter la forme allusive fréquente dans les manuels de type sur-vey. F. Cusin et D. Benamouzig ne reculent pas, en effet, devant un paragraphe de présentationdes auteurs évoqués ou un schéma de synthèse sur le modèle théorique marxien. Ceci confèreparfois à leur ouvrage l’allure d’un manuel de sociologie générale dans lequel les noms lesplus cités (de très loin) sont ceux de Pierre Bourdieu, Émile Durkheim, Karl Marx, TalcottParsons, Karl Polanyi, Joseph A. Schumpeter, Georg Simmel et Max Weber. Certains dévelop-pements présentent cependant une plus grande originalité, par exemple celui consacré à lasociologie économique de la fiscalité, un domaine peu souvent inclus dans les manuels exis-tants.

Ce livre est aussi remarquable par le choix d’un positionnement résolument marginal dansle champ de la sociologie économique. Les auteurs l’expriment clairement dans les termes dela dialectique de « l’encastrement » et du « désencastrement » qu’ils placent au cœur de leuranalyse. À la « sociologie économique » qui « tente de rendre compte du fonctionnement del’économie à partir de présupposés différents de la théorie économique standard » (et reposedonc sur la recherche d’un « réencastrement » de cette théorie), ils opposent une « sociologiegénérale de l’économie » (celle qui a leur préférence) qui « éclaire les fondements historiquesde l’économie moderne, en même temps qu’elle cherche à montrer en quoi le marché, le capi-talisme et la diffusion de connaissances économiques jouent un rôle majeur dans l’organisation

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et dans l’évolution des sociétés » (p. 425). Autrement dit, une sociologie moins focalisée sur lemarché et son fonctionnement et davantage préoccupée des évolutions du capitalisme. Par-làaussi, une sociologie qui ne discute le « désencastrement » des marchés que comme un phéno-mène historique (et pas comme un enjeu théorique) et fait porter toute son attention sur leseffets de cette dynamique historique.

Cette solution conduit donc F. Cusin et D. Benamouzig à prendre le contre-pied des orien-tations dominantes de la « nouvelle sociologie économique ». Les auteurs livrent en effet ceque l’on pourrait appeler un traité général d’ancienne sociologie économique. Ils ne remettentnotamment pas en cause « l’accomodationnisme » parsonien à l’égard de la théorie écono-mique contre lequel s’est élevé Mark Granovetter et qui fonde la « nouvelle sociologie écono-mique ».

Cette position a des avantages. Elle permet notamment une forme de retour à l’analyse del’économie « réelle », là où, parfois, la discussion du paradigme néoclassique a pu borner sansvéritable raison l’horizon de la recherche en sociologie économique. Elle permet aussi de rela-tiviser l’importance de la forme « marché » et de réintroduire dans la réflexion d’autres modesde coordination de l’activité économique.

Mais elle a aussi des inconvénients. Le premier est qu’à traiter l’économie néoclassique enboîte noire, les auteurs se retrouvent finalement conduits à défendre une conception très « clas-sique » de l’économie, celle de l’économie politique du siècle dernier. D’où un certain désé-quilibre des références bibliographique (trois seulement à George Akerlof et deux à DouglassNorth, contre plus de 40 à K. Marx par exemple). Par ailleurs, cette stratégie visant à fonder la« généralité » du propos sur l’oubli des origines disciplinaires des théories présentées et desenjeux proprement théoriques de leur développement conduit à des rapprochements parfoisdiscutables. On peut citer celui effectué entre la théorie des mondes de production de RobertSalais et Michael Storper et la sociologie des organisations (rebaptisée pour l’occasion socio-logie économique des organisations), ou encore entre Luc Boltanski et Ève Chiapello d’uncôté et J.A. Schumpeter de l’autre. Certes les objets sur lesquels travaillent ces auteurs présen-tent des ressemblances, mais l’on pourrait objecter que les problématiques qu’ils mobilisentrestent radicalement différentes.

En somme, les qualités de ce manuel sont aussi ses défauts. Pour pouvoir tenir le fild’Ariane d’une seule et même tradition de recherche qui unirait tous les auteurs traités (cequi fait sans doute d’un manuel un « classique »), les auteurs sont conduits à aplanir les diffé-rences entre ces auteurs et donc à faire perdre un peu de vue la richesse des débats qui animentles rapports entre la sociologie et l’économie et les foyers actifs de la recherche dans cedomaine.

Gilles BastinInstitut d’études politiques, BP 48, 38040 Grenoble cedex 9, France

Adresse e-mail : [email protected] (G. Bastin).

0038-0296/$ - see front matter © Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2005.10.014

Michel Aglietta, Antoine Rebérioux, Dérives du capitalisme financier, Albin Michel,Paris, 2004 (394 p.)

En s’intéressant aux « dérives » du capitalisme, Michel Aglietta et Antoine Rebérioux pro-posent une double lecture positive et normative des déplacements du capitalisme. Tout au long

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