françois ansermet - neurosciences et psychanalyse

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Pierre Lafrenière : M. Ansermet a une pratique d’analyste et il travaille dans un service universitaire de pédopsychiatrie en Suisse, en tant que psychiatre et professeur. Il est membre de l’École de la Cause Freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier paru, écrit en collaboration avec Pierre Magistretti, À chacun son cerveau, plasticité neuronale et inconscient . Neurosciences et psychanalyse. Tel est l’énoncé de la conférence de ce soir. Évidemment le « et » du titre est équivoque. S’agit-il de deux domaines complémentaires où neurosciences et psychanalyse allant main dans la main proposeraient leur savoir au sujet en quête de réponses, de solutions, face à ce qui lui arrive ? S’agit-il du « et » de l’intersection qui nous ferait apercevoir ce que neurosciences et psychanalyse ont en commun ? Devrait-on plutôt dire « neurosciences ou psychanalyse » appuyant surtout sur la disjonction ? Les neurosciences qui par leurs méthodes et leur logique construisent un savoir qui participe de l’exclusion du sujet et de la subjectivité, alors que la psychanalyse, tout en reposant sur le travail d’une collectivité, celle des analystes et des analysants élabore un savoir sur le sujet, la subjectivité, à partir du un par un, un savoir qui vaudrait pour tous. Voilà donc quelques réflexions pour introduire la soirée, je laisse la parole à Monsieur Ansermet. François Ansermet : Alors, merci de cette introduction qui pose un peu la question que je vais tenter d’aborder devant vous. En fait le livre À chacun son cerveau vient de paraître vendredi passé aux Éditions Odile Jacob – c’est pour ça que je n’en ai moi-même qu’une seule copie, donc je n’ai pas pu en amener – c’est un livre que nous avons écrit ensemble avec un neurobiologiste, Pierre Magistretti qui est professeur de neurosciences et de neurosciences psychiatriques à Lausanne. Il a été jusqu’à maintenant président des fédérations européennes de neurosciences. Dans ce livre, nous avons essayé de travailler ensemble sur cette question difficile, enfin, entre neurosciences et psychanalyse et j’ai pensé que peut-être ce sujet pourrait être l’occasion d’un débat dans le continent nord-américain qui, vu depuis l’Europe, a une certaine tendance à considérer que la psychanalyse est une histoire ancienne, datant des premiers temps du XXe siècle, et que tout ça est une histoire passée, que ça n’a plus forcément d’intérêt et qu’il faut prendre le problème des maladies mentales, la souffrance psychique du côté de la psychopharmacologie, de la ritaline, du médicament, de la causalité organique, voire de la causalité génétique. Alors, vous verrez que ce genre d’idées est aujourd’hui totalement caduque, c’est-à-dire l’opposition entre une

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Page 1: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

Pierre Lafrenière : M. Ansermet a une pratique d’analyste et il travaille dans un

service universitaire de pédopsychiatrie en Suisse, en tant que psychiatre et

professeur. Il est membre de l’École de la Cause Freudienne, de l’Association

Mondiale de Psychanalyse, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier paru,

écrit en collaboration avec Pierre Magistretti, À chacun son cerveau, plasticité

neuronale et inconscient. Neurosciences et psychanalyse. Tel est l’énoncé de la

conférence de ce soir. Évidemment le « et » du titre est équivoque. S’agit-il de

deux domaines complémentaires où neurosciences et psychanalyse allant main

dans la main proposeraient leur savoir au sujet en quête de réponses, de

solutions, face à ce qui lui arrive ? S’agit-il du « et » de l’intersection qui nous

ferait apercevoir ce que neurosciences et psychanalyse ont en commun ? Devrait-

on plutôt dire « neurosciences ou psychanalyse » appuyant surtout sur la

disjonction ? Les neurosciences qui par leurs méthodes et leur logique

construisent un savoir qui participe de l’exclusion du sujet et de la subjectivité,

alors que la psychanalyse, tout en reposant sur le travail d’une collectivité, celle

des analystes et des analysants élabore un savoir sur le sujet, la subjectivité, à

partir du un par un, un savoir qui vaudrait pour tous.

Voilà donc quelques réflexions pour introduire la soirée, je laisse la parole à

Monsieur Ansermet.

François Ansermet : Alors, merci de cette introduction qui pose un peu la

question que je vais tenter d’aborder devant vous. En fait le livre À chacun son

cerveau vient de paraître vendredi passé aux Éditions Odile Jacob – c’est pour ça

que je n’en ai moi-même qu’une seule copie, donc je n’ai pas pu en amener –

c’est un livre que nous avons écrit ensemble avec un neurobiologiste, Pierre

Magistretti qui est professeur de neurosciences et de neurosciences

psychiatriques à Lausanne. Il a été jusqu’à maintenant président des fédérations

européennes de neurosciences. Dans ce livre, nous avons essayé de travailler

ensemble sur cette question difficile, enfin, entre neurosciences et psychanalyse

et j’ai pensé que peut-être ce sujet pourrait être l’occasion d’un débat dans le

continent nord-américain qui, vu depuis l’Europe, a une certaine tendance à

considérer que la psychanalyse est une histoire ancienne, datant des premiers

temps du XXe siècle, et que tout ça est une histoire passée, que ça n’a plus

forcément d’intérêt et qu’il faut prendre le problème des maladies mentales, la

souffrance psychique du côté de la psychopharmacologie, de la ritaline, du

médicament, de la causalité organique, voire de la causalité génétique. Alors,

vous verrez que ce genre d’idées est aujourd’hui totalement caduque, c’est-à-dire

l’opposition entre une causalité organique et une causalité psychique des troubles

mentaux est rendue caduque par les développements récents des neurosciences

à travers le concept, enfin le fait expérimental, démontré, de la plasticité

cérébrale, de la plasticité neuronale. La plasticité neuronale, je reviendrai là-

dessus dans l’exposé, c’est le fait que l’expérience laisse une trace dans le réseau

neuronal. C’est une hypothèse qu’avait déjà Freud dans « L’esquisse pour une

Page 2: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

psychologie scientifique ».

Il l’a aussi tenue tout au long de sa vie, également dans Abrégé de psychanalyse,

texte non publié à la fin de sa vie. C’est aussi une idée qu’avait un neurobiologiste

canadien de grand renom des années 30-40 qui s’appelle Hebb. Ça a été plusieurs

fois évoqué c’est-à-dire que le cerveau ne serait pas un organisme figé, toujours

semblable, déterminé et déterminant, mais au contraire plastique, c’est-à-dire

capable de prendre la trace de l’expérience, se modifiant en permanence. Comme

le disait un grand neuroscientifique Alain Prochiantz, professeur de l’École

normale supérieure à Paris, on se plonge tous les matins dans un homme

différent, en fonction de ce qu’on a vécu, des expériences vécues, de ce qui s’est

produit. D’ailleurs, Robert Turner disait, cet été à Lisbonne, au congrès de la

Société Européenne des Neurosciences, « we never use the same brain twice »,

ça veut dire qu’on n’utilise jamais le même cerveau deux fois, c’est en perpétuel

remaniement. Chaque expérience vécue, également psychique, modifie la

structure du réseau neuronal. Et cette représentation n’est pas du tout celle qui

est en général présentée lorsqu’on oppose une causalité psychique à une

causalité organique des troubles mentaux ou des phénomènes psychiques, qui

est pourtant au cœur des débats et des représentations actuelles. Cela veut dire

qu’on est dans une phase où les neurosciences ont généré une nouvelle

représentation mais qui n’a pas encore pénétré dans nos représentations du

fonctionnement psychique. Et cette nouvelle représentation, à travers le

paradigme de la plasticité, est très proche de ce que la psychanalyse peut

avancer autour de la question de l’irréductible de la singularité. Je reviendrai là-

dessus tranquillement dans mon développement, mais je branche un peu votre

écoute pour que vous compreniez les termes du débat.

Je pense qu’au Canada aussi, à travers l’hyperactivité avec déficit d’attention sur

lequel Anne Béraud a écrit un excellent article, enfin autour de toute une série de

problèmes, de découvertes récentes autour des vulnérabilités génétiques, de la

schizophrénie, de la psychose maniaco-dépressive, enfin, des troubles bipolaires,

à travers, pourquoi pas, le débat sur le gène de l’homosexualité ou toutes sortes

de phénomènes de ce type, on a tendance à opposer une causalité psychique à

une causalité organique. C’est commun. Alors que le fait de la plasticité

bouleverse complètement cette opposition, au point qu’on pourrait dire

aujourd’hui qu’on a une causalité psychique qui vient déterminer l’organisme.

Donc, la question du débat est posée dans des termes complètement différents

et, au fond, qui fait que chaque individu, si l’expérience laisse une trace

neuronale, chaque individu par les expériences qu’il vit, est programmé pour être

différent, pour être unique, pour être singulier. Donc, on aurait vraiment là les

fondements d’une détermination de l’unique, de l’unicité, d’une détermination de

la différence, d’une détermination de la multiplicité. Le réseau neuronal c’est un

système fait pour aller vers la singularité. La neurobiologie étudie les mécanismes

universaux, tous ceux de la biologie moléculaire, de la biologie du neurone, de la

biologie de la synapse, etc., des mécanismes universaux, mais ces mécanismes

universaux, et ça c’est la contradiction actuelle sur laquelle butent les

Page 3: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

neurosciences, ces mécanismes universaux aboutissent à produire de l’unique, ce

qui est donc une contradiction quand même difficile à penser. Comment le fait

que nous ayons tous les mêmes mécanismes, comme le disait Valéry, « tous

écoutent en même temps un opéra, mais chacun vit une expérience unique ».

Donc aujourd’hui, neurosciences et psychanalyse, c’est ce que je vais montrer

dans mon exposé après cette petite introduction, se rencontrent autour de

l’irréductible de la singularité. Du fait de la singularité, de l’unicité, de la

différence, de la multiplicité.

Alors Freud, à la fin de sa vie, énonce un constat assez pessimiste, tout à fait

freudien, je le cite, dans l’Abrégé de psychanalyse : « De ce que ce nous appelons

le psychisme, deux choses nous sont connues, d’abord son organe somatique, le

cerveau, ensuite nos actes conscients, notre vie psychique. Tout ce qui se trouve

entre ces deux points extrêmes nous demeure inconnu ». Voilà posés les deux

termes d’un débat qui voit d’un côté la réalité neurobiologique et de l’autre les

productions de la vie psychique. Ces deux champs, il faut bien le reconnaître,

n’ont aucune commune mesure. Il n’y a pas possibilité de dire qu’on va faire une

correspondance simple biunivoque entre un état du cerveau et un état psychique.

C’est sans commune mesure : d’établir entre un état neurobiologique et un état

psychique une quelconque correspondance peut apparaître comme une tentative

impossible, en tout cas hasardeuse, source de confusion et d’égarement qui ne

conduirait qu’à perdre, de part et d’autres, les logiques requises pour la

spécificité de chacun de ces champs, neurosciences et psychanalyse. L’étude du

cerveau et celle des faits psychiques conduisent effectivement à des questions

radicalement différentes appliquant des champs d’exploration et des méthodes

sans aucune parenté. Je ne suis pas en train d’être l’apôtre, n’est-ce pas, ni du

« et » ni du « ou » dans une espèce de symbiose, de symphonie harmonieuse

entre les neurosciences et la psychanalyse. Si l’on considère d’une part les

neurosciences et de l’autre la psychanalyse, on mesure à quel point ces deux

domaines sont fondamentalement incommensurables et pourraient avoir tout à

perdre, des deux côtés, à se réunir dans une sorte de syncrétisme flou qui ferait

oublier leurs fondements différents. Une découverte faite d’un côté ne l’est pas

forcément pour l’autre. Et on est loin de connaître les enchaînements de

causalités des processus organiques et des processus de la vie psychique.

Jusqu’à récemment, entre neurosciences et psychanalyse, on pourrait dire que

c’est un couple – c’est Jacques Alain Miller qui en parlait comme ça – c’est un

couple impossible, un couple compliqué en tout cas, où le même scénario n’a pas

cessé de se répéter : l’un des deux partenaires de ce couple finissant toujours par

nier l’existence de l’autre en l’excluant pour quelques décennies, et ça, il faut

bien le dire, d’un côté comme de l’autre, tant du côté des neurobiologistes que du

côté des psychanalystes. Mis à part quelques débats spéculatifs et confus, avec le

temps, tout a fini par s’installer dans les certitudes et les à priori. Pour caricaturer,

d’un côté des neuroscientifiques sûrs d’eux mêmes, le plus souvent

réductionnistes, à la quête d’une étiologie biologique des maladies mentales

cherchant la voie d’une molécule salvatrice portée par une industrie

Page 4: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

pharmaceutique puissante, en tout cas en Suisse, et partout ailleurs dans le

monde… De l’autre, des psychanalystes qui, il faut bien le dire, rejetaient le plus

souvent les neurosciences pour défendre leurs propres conceptions au point de se

prendre aussi au piège du réductionnisme, s’accommodant en tout cas d’un

clivage complet entre leur domaine et les neurosciences au risque, pour ces

psychanalystes, de devenir obscurantistes, refusant toutes les avancées

contemporaines de la biologie au nom d’une sacro-sainte psyché qui n’aurait

aucun fondement dans le corps. Rompant avec cette représentation, le

phénomène de la plasticité cérébrale donc, est un fait biologique qui émergerait

des données récentes de la biologie expérimentale.

Il ne faut pas oublier que Kandel de New York a eu le prix Nobel en 2000 sur des

travaux qui portent sur l’aplysie, un escargot marin dont le cerveau est

extrêmement simple, formé de quelques neurones, sur laquelle il a pu démontrer

que l’expérience laisse une trace. Ce n’est pas une construction. Avant, c’était

une hypothèse, là c’est une démonstration. L’expérience laisse une trace dans le

réseau neuronal. Au fond, c’est une nouvelle théorie de la mémoire. Toute

expérience se marque, modifie la structure du réseau neuronal. Si je donnais cet

exposé avec Pierre Magistretti, on pourrait faire un numéro à deux, qu’on a déjà

fait quelquefois, – puisqu’au fond, ce livre aux Éditions Odile Jacob est une sorte

de numéro à deux – où Pierre Magistretti maintenant couperait l’exposé en deux

et passerait un petit film où on voit une stimulation électrique par exemple sur un

réseau neuronal et vous verriez le réseau neuronal avoir des modifications

structurelles et fonctionnelles, c’est-à-dire des axones, des dendrites, vous verriez

tout ça se modifier, de façon visible. Et dans des congrès de neurosciences, vous

avez d’énormes symposiums sur la visualisation de la plasticité. Ça se voit, ça se

mesure, ça s’étudie.

Donc, le fait qu’il y ait cette plasticité cérébrale, qu’elle soit démontrée, que ce

fait biologique soit aujourd’hui objectivé, vient bouleverser complètement les

termes de cette opposition entre psychique et organique, remettant en jeu le

couple neurosciences - psychanalyse de façon nouvelle, et imprévue finalement.

Ce que démontre le phénomène de la plasticité, c’est qu’effectivement l’efficacité

du transfert d’informations au niveau des éléments les plus fins du système

neuronal peut être modifiée par l’expérience. Au-delà de l’inné, au-delà de toutes

données de départ, ce qui est acquis au gré de l’expérience modifie ce qui était.

Les connexions entre les neurones sont modifiées en permanence, tout en

laissant des effets à long terme impliquant entre autres la régulation de

l’expression des gènes à travers les mécanismes moléculaires spécifiques, qui

commencent d’ailleurs petit à petit à être éclaircis. Le cerveau doit donc

aujourd’hui être envisagé comme un organe extrêmement dynamique en relation

permanente avec l’environnement de même qu’avec les faits psychiques ou les

actes du sujet. C’est pour cela que Prochiantz disait – vous verrez que ça pose

certains problèmes, je fais déjà la présentation et après on va faire la discussion

que j’ai amorcée – c’est pour ça que Prochiantz disait : « on se plonge tous les

Page 5: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

matins dans un homme différent ». Les traces sont là, mais les traces sont

modifiées, s’associent les unes les autres et au fond, on change en permanence.

La question n’est plus tellement comment peut-on changer quelqu’un mais c’est

plutôt comment celui-ci, tellement changé par ce qu’il vit, tant de manière interne

qu’externe, peut plus ou moins avoir l’impression d’être le même. Si on se plonge

chaque matin dans un homme différent, le problème se pose plutôt, quand vous

vous retrouvez le matin devant le miroir : comment se fait-il que vous vous dites

« tiens, ça ressemble plus ou moins à celui que j’ai vu hier soir ? ». Et ça, c’est la

révolution scientifique qui est aujourd’hui en jeu à travers les avancées des

neurosciences. La plasticité introduit donc une vision nouvelle du cerveau.

Celui-ci ne peut plus être vu comme un organe figé, une totalité déterminée et

déterminante, il ne peut plus être considéré comme une organisation fixée de

réseaux de neurones dont les connexions seraient établies de manière stable. La

plasticité démontre au contraire que le réseau neuronal est en permanence

ouvert au changement, ouvert à la contingence, à l’événement contingent,

modulable par cet événement, par les potentialités de l’expérience qui peuvent

toujours modifier ce qui était.

On pourrait se dire que les maladies psychiques seraient finalement des maladies

de la plasticité, un défaut de la plasticité. En excès ou en défaut. De la plasticité

découle l’évidence qu’à travers la somme des expériences vécues, qui est infinie,

depuis même la vie prénatale… Enfin dans ma pratique, je m’occupe beaucoup de

la clinique périnatale, le diagnostic prénatal, la médecine prédictive, des

compétences des fœtus, etc. Donc, à travers ça, les expériences s’accumulent

dès avant la naissance et chaque individu, pour le coup, se révèle unique et

imprédictible, au-delà de ses déterminations neurobiologiques ou génétiques,

d’où le titre qu’on a choisi avec Pierre Magistretti, enfin qu’on avait fait dès le

synopsis aux Éditions Odile Jacob quand on a proposé cet argument « A chacun

son cerveau ».

C’est-à-dire qu’effectivement les mécanismes universaux du fonctionnement

cérébral aboutissent à de l’unique et à de l’imprédictible. Les lois de la

neurobiologie aboutissent à produire du différent et de l’imprévisible. C’est quand

même une révolution dans la façon de penser les choses. Ça veut dire que la

question du sujet, du sujet comme exception à l’universel – vraiment je prends le

sujet dans sa définition la plus stricte, depuis Hegel, au fond – la question du sujet

comme exception à l’universel devient aussi centrale pour les neurosciences.

C’est de ça dont ils s’occupent aujourd’hui dans les neurosciences

contemporaines, de la question du sujet comme exception à l’universel qui le

porte si vous voulez. La question du sujet devient aussi centrale pour les

neurosciences qu’elle l’est pour la psychanalyse, aboutissant, il faut bien le

reconnaître, à un point de rencontre inédit, inattendu, entre ces deux

protagonistes si habitués à être antagonistes. Neurosciences et psychanalyse, je

le répète, se rencontrent aujourd’hui autour de la question du sujet. Alors que les

neurosciences ont souvent été vues, n’est-ce pas, comme un domaine qui

procède de la biologie et donc de l’exclusion du sujet, de la forclusion du sujet

Page 6: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

propre au discours de la science, chose habituellement dite dans nos milieux

psychanalytiques. Et bien non, au contraire, la question la plus centrale

aujourd’hui pour les neurosciences, c’est le fait de l’irréductible de la singularité.

Et là, c’est un appel des neurosciences à la psychanalyse et un enseignement

aussi pour la psychanalyse à partir des neurosciences. Mais sur la base de deux

domaines sans commune mesure. C’est assez paradoxal comme type de

réflexion. C’est d’ailleurs comme ça qu’on a procédé avec Pierre Magistretti dans

l’écriture de ce livre. C’est-à-dire d’abord on a voulu dire des choses, et puis ça

faisait des chapitres, n’est-ce pas, comme nous a dit un collègue, c’est un peu la

rencontre improbable entre l’ours blanc et la baleine. Peut-être que ça se fait au

Canada dans le Grand Nord, mais le coït entre l’ours blanc et la baleine, ce n’est

pas simple à réaliser, et qu’au fond on avait deux domaines… On s’est bien

aperçu qu’on n’arrivait pas à articuler ces deux domaines, ces deux domaines

tellement différents.

Notre manière de procéder dans ce livre – dont je suis presque obligé de parler

puisque c’est le thème de ma conférence et que je viens de le terminer, qu’il vient

de sortir – la façon dont on a procédé, c’est justement de dire que véritablement il

n’y a pas de commune mesure entre la psychanalyse et les neurosciences, mais il

y a un point d’articulation autour de la question de la plasticité, c’est-à-dire de la

trace. De la trace laissée par l’expérience. C’est la question commune entre les

neurosciences et la psychanalyse, c’est la question de la trace, qui est la question

très noble dans la psychanalyse. Qu’est-ce qu’une expérience ? Quelle trace

laisse-t-elle ? En quoi cette trace vient-elle déterminer quelque chose pour le

devenir du sujet.

Moi je travaille surtout avec des enfants, comme vous l’avez dit, je suis professeur

de pédopsychiatrie, je travaille avec des enfants tout à l’aube de la vie, des

prématurés, des enfants qui ont vécu des traumatismes majeurs liés à la

prématurité, aux soins, à l’immaturité, à la lumière, aux bruits, enfin tout ça, tout

cela laisse des traces. Laisse des traces, quelles traces ? En quoi sont-elles

déterminantes ? Comment se modifient-elles au cours du temps ? C’est la

question de la trace psychique qui est aussi la question de la trace synaptique et,

en termes lacaniens, du signifiant, puisque Lacan a toujours dit que le signe de la

perception… bon, peut-être est-ce un développement qu’on pourra reprendre

pour ceux qui vont participer au séminaire. Mais au fond, dans l’expérience de

satisfaction du tout jeune enfant, liée à la décharge de l’excitation, par exemple la

tension liée à la faim… cette tension liée à la faim, l’enfant ne peut pas la

décharger tout seul. Il faut l’action spécifique de l’autre. C’est ce que disait Freud,

qui est aussi confirmé par les neurosciences contemporaines. C’est qu’un

organisme seul ne peut pas se décharger de son excitation, de sa tension, de la

destructivité qui habite le vivant. Pour qu’elle se décharge, il faut l’action

spécifique de l’autre. Cette action spécifique de l’autre est faite dans la

simultanéité, Freud parlait de Gleichzeitigkeit. Aujourd’hui où il y a des grands

congrès de neurosciences sur la détection de coïncidence, on dit coincidence

Page 7: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

detection. Quand ça se fait dans la simultanéité, ça donne une trace, une

inscription, une modification du réseau neuronal. Cette première trace, liée à la

décharge de l’excitation, Freud l’appelait « le signe de la perception », pour ceux

qui connaissent, dans la lettre du 6 décembre 1896. Du signe de la

perception Wahrnehmungszeichen, Lacan disait « aux signes de la perception, je

donne leur véritable nom, le signifiant ».

Je ferme la parenthèse juste pour vous dire qu’il y avait là un point de

convergence, même si ces deux domaines sont sans commune mesure, il y a là

un point de convergence entre trace synaptique, trace mnésique et signifiant.

Donc voilà notre couple pour le moins obligé de repenser ses relations. Le sujet de

la psychanalyse et le sujet des neurosciences ne serait-ils plus qu’un ? En tout cas

le phénomène de la plasticité nécessite de penser la question du sujet dans le

champ des neurosciences. Si le réseau neuronal contient dans sa constitution la

possibilité de sa modification – je reviendrai là-dessus, c’est-à-dire qu’il est

organisé pour se modifier, il est programmé pour se déprogrammer, si on veut , et

se programmer différemment – si le réseau neuronal contient dans sa constitution

cette possibilité, si le sujet, tout en recevant une forme, participe à sa formation,

à sa réalisation, bref, si on admet le concept de plasticité on est aussi amené à

introduire dans le champ des neurosciences la question du sujet, donc de

l’unique, donc de la diversité, donc de l’imprédictibilité, tout le contraire de la

façon dont on voit la détermination génétique ou la détermination biologique. Ça

nous pose même la question du fait que l’organisme – pour aller un peu plus loin

dans ce parallèle sur lequel vous trouverez, pour ceux que ça intéresse, des

développements dans le livre, parallèle qu’on a réfuté, reconstruit, déconstruit,

reconstruit, entre trace synaptique, trace mnésique et signifiant, – on peut dire

qu’effectivement l’organisme est affecté par le langage. Une fois que le sujet

entre, s’arrime au monde du langage, qui est vraiment le grand mystère du fait

de l’humain, il est lui-même affecté par le langage, c’est-à-dire qu’il est parasité

par ce parasite. Lacan parlait d’un parasite à propos du langage, je n’ai jamais

vraiment compris ce que ça voulait dire, jusqu’au moment où je me suis plongé

dans ce monde de la plasticité, ça veut dire qu’il est parasité par cet autre organe

que son organisme, qu’est le langage qui lui préexiste et qui participe à

l’organiser, et en particulier à organiser le réseau neuronal.

C’est ce que dit aussi Jacques-Alain Miller dans un excellent article qui s’appelle,

pour ceux qui le connaissent « Biologie lacanienne »1, où il parle de l’affection

traçante de la langue, du système de la langue, pour reprendre la catégorie

saussurienne, l’affection traçante du système de la langue sur le corps, qui laisse

une inscription. Donc le langage n’est pas qu’un organe de communication, le

langage est aussi quelque chose qui participe à produire le sujet, le sujet surgit du

vivant par l’opération du langage. Donc toute l’énigme, dans notre champ, de

l’émergence du sujet, de la naissance du sujet, qui nous intéresse comme

psychanalystes – en particulier comme psychanalystes travaillant avec des

enfants, avec des autistes, de très jeunes enfants – c’est le fait qu’il y a quelque

chose d’étrange qui se met en jeu, qui émerge, avec une inscription dans

Page 8: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

l’organisme, du vivant qui est là, du donné de départ, et une autre inscription

dans le monde du langage. Et tout ça, cela donne du sujet, du différent, de

l’unique. On peut dire que le sujet est autant déterminé par sa prise dans le

langage qu’il est déterminé par les données de son organisme. Alors on pourrait

faire la même constatation à propos de l’actualité, du problème de l’épigénèse.

Au moment où la plupart des états et les services de la recherche scientifique ont

beaucoup investi sur le projet du génome humain, lequel projet – qui était

presque l’idée de la mythologie monogénique : un gène, une protéine, un

caractère, qui permettrait de traiter des tas de maladies – et bien le projet du

génome humain aboutit à environ 30 000 gènes, qui ont été identifiés et qui

aboutissent à une complexité insondable sauf, peut-être, grâce aux

développements récents de l’informatique… Mais enfin, de la façon dont les

choses peuvent se complexifier, la question du génome humain aboutit sur la

question des lois de l’épigenèse. Vous me suivez ? C’est-à-dire que, plus on étudie

la détermination génétique, plus la complexité que détermine cette organisation

génétique est évidente et surtout la façon dont l’expressivité des gènes semble

dépendre de façon majeure des particularités de l’expérience, démontrant

l’importance des facteurs épigénétiques dans l’accomplissement du programme

génétique.

Certains travaux, dont justement ceux de Prochiantz qui sont faits sur les gènes

de développement, les gènes d’évolution ; certains développements tendraient à

montrer qu’il y aurait des mécanismes génétiques destinés à déconnecter

l’individu de sa détermination génétique. Donc, on serait génétiquement

déterminés pour être indépendants de sa détermination génétique. En d’autres

termes, on serait génétiquement déterminés pour être libres. Donc il y aurait la

place du sujet à travers l’épigenèse et à travers la question de la plasticité, c’est

comme si la place du sujet était laissée ouverte et libre à l’imprévisible à

l’intérieur même des lois de l’organisme. Ce qui est effectivement un

retournement complet par rapport à la façon dont on se représente en général

l’opposition entre la détermination biologique et la détermination psychique.

Plasticité et épigenèse ont d’ailleurs partie liée. La question de l’expression du

génotype peut être abordée directement à partir du modèle de la plasticité. Vous

savez qu’habituellement, pour ceux qui ont des souvenirs de leur cours de

biologie, on considère qu’entre le génotype et son expression (le phénotype)

opère l’incidence des facteurs épigénétiques, c’est-à-dire de l’expérience, l’impact

de l’environnement, qui viendrait moduler le génotype. Donc, tout serait au fond

génétique, et puis il y aurait une variation dans la génétique. Or, on peut voir

aujourd’hui les choses différemment à travers le phénomène de la plasticité.

C’est-à-dire qu’il y a deux lignes de déterminisme sans commune mesure : la

détermination génétique et la détermination psychique qui se nouent dans le

phénomène de la plasticité, aboutissant à un phénotype. Ce n’est plus la

modulation de facteurs génétiques par des facteurs de l’environnement ; ce sont

deux lignes de déterminations qui se nouent dans un mécanisme assez complexe

qui met en jeu, effectivement, l’affection traçante de la langue sur le corps,

Page 9: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

l’expérience interne, l’expérience externe, etc. Donc passons là-dessus pour dire

que là, au fond, il y a un énorme paradoxe pour penser ces choses. L’expérience

laisse une trace. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela peut paraître énormément

déterministe. Ajouter un déterminisme à un autre déterminisme !

On est déjà déterminé par ses gènes, on est déterminé par l’organisation du

réseau neuronal, on est déterminé par les dysfonctions du réseau neuronal, peut-

être congénitalement acquises, et là-dessus la plasticité rajoute encore une

détermination psychique, une détermination environnementale, une

détermination même biologique externe, n’est-ce pas, qui rajoute des

déterminants à des déterminants et que finalement on serait tellement

déterminés que ça produit de l’unique et du différent mais du complètement

déterminé et donc il n’y a pas de liberté ! Il n’y a pas de liberté pour le choix du

sujet, pour l’acte du sujet, etc. Or ce n’est justement pas le cas et c’est ce que

montrent de façon très étonnante les neurosciences contemporaines avec un

paradoxe au cœur de la plasticité : c’est que l’expérience s’inscrit, mais que

l’inscription de l’expérience sépare de l’expérience. Et à ce moment là on ne

retrouve plus l’expérience, on en retrouve la trace. Trace de l’expérience qui peut

s’associer avec d’autres traces au gré de nouvelles expériences. Jusqu’à faire une

chaîne de traces, une chaîne de signifiants qui aboutit à un autre signifié qui n’a

plus rien à voir avec le signifié de départ qui était à la base de la perception. Et ça

c’est une révolution totale de la façon de penser les choses par rapport, par

exemple, à l’idée du traumatisme. Un traumatisme, une expérience vécue, une

effraction dans la petite enfance, dans le monde prénatal, on pourrait dire eh bien

voilà ! Vous avez dit « génétique », vous avez dit « réseau neuronal », maintenant

vous dites « plasticité »… Cela veut dire : tout ça laisse des traces et que quand,

enceinte, vous passez l’aspirateur qui fait un bruit infernal et que votre fœtus se

tord dans le ventre maternel, que sa carrière de soliste est à tout jamais ruinée

par cette expérience là et que vous auriez mieux fait de demander à quelqu’un

d’autre, à votre voisin, de passer l’aspirateur pendant que vous auriez été dan un

parc agréable sous les arbres de Montréal. Eh bien non ! Pas du tout! C’est-à-dire

que l’expérience s’inscrit mais puisqu’elle est inscrite elle sépare de l’expérience.

Elle devient, au fond, un matériau qui peut s’associer à d’autres traces pour créer

une réalité interne inconsciente, complètement détachée de la réalité, telle

qu’elle a été vécue, perçue.

Qu’elle soit endopsychique –  comme disait Lacan, il parlait de « perceptions

endopsychiques » – ou qu’elle soit des perceptions externes. C’est-à-dire que tout

est programmé pour que les choses puissent se rendre indépendantes de

l’expérience. Donc la question de la plasticité neuronale est très paradoxale.

L’expérience laisse une trace et l’inscription de l’expérience sous forme de trace

sépare, coupe, rend même inaccessible l’expérience. C’est d’ailleurs ce dont

Freud avait l’intuition. Une vérification tout à fait stupéfiante de certaines

hypothèses de Freud n’a pas cessé de nous étonner, avec Pierre Magistretti, dans

la préparation de ce livre, en lisant toute la littérature contemporaine sur ces

questions là. Alors, on se dit : mais comment ce type dans son cabinet à Vienne,

Page 10: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

fumant des cigares, avec son chien qui circulait dans son cabinet, tout en voyant

des hystériques qui disaient être enceintes de lui, et en recherchant l’hypothèse

traumatique à la base des névroses, tout en mangeant de knödels préparées le

soir par Martha Freud, qui se retirait dans son bureau vers 22h00 et arrivait à

créer une théorie globale du cerveau qui aujourd’hui trouve sa validation dans

une actualité stupéfiante ?! Qu’est-ce que disait Freud dans L’interprétation des

rêves, chapitre VII ? Il y dit: « L’expérience de satisfaction laisse une trace qui fait

qu’on ne peut plus remonter de la trace à l’expérience. On retrouve une trace

mais on ne retrouve plus l’expérience ». Mais cette trace, elle est mobilisable pour

s’associer avec d’autres traces et toute une série de phénomènes. Parce que ce

n’est pas seulement un système « computerisé » d’associations de traces en

traces, il y a aussi des états somatiques. Un neurobiologiste, d’origine portugaise,

travaillant aux Etats-Unis, et qui s’appelle Damasio a écrit un livre qui s’appelle

« L’erreur de Descartes » – que certains d’entre vous ont peut-être lu – Damasio

montre qu’il a délocalisé l’esprit de la tête, puisqu’il a montré qu’il y avait une

association avec des états somatiques. Il en a fait une théorie des émotions,

presque d’une cognition à travers les émotions. Mais on peut dire que ces états

somatiques, on peut les penser comme l’équivalent de la pulsion.

C’est-à-dire qu’il y a d’un côté un quantum d’affect, d’un autre côté une

représentation, qui ont chacun un destin différent. Une expérience laisse une

trace, cette trace peut s’associer à d’autres traces, qui sont elles-même des

stimuli nouveaux, qui vont créer de nouvelles traces encore, mais chaque trace

peut être associée avec un état somatique particulier. Un état somatique qui est

une sorte de mémoire du corps, une mémoire inconsciente ; et c’est de la tension

entre la trace et l’état somatique que résulte une décharge psychique qui dirige

l’action c’est-à-dire en fait, un remake de la théorie freudienne de la pulsion, de

son destin, du destin de la pulsion, y compris dans son refoulement. Donc vous

voyez que le système est programmé, déterminé pour introduire une dimension

d’imprévisibilité et pour détacher le sujet de l’expérience. C’est le message de la

plasticité. L’expérience laisse une trace et la trace libère de l’expérience et rend

cette trace à un statut de nouveau stimulus pour être associé à d’autres traces ou

des états somatiques particuliers, c’est-à-dire au fond à un destin aussi déterminé

par la dimension pulsionnelle, c’est-à-dire la jouissance, c’est-à-dire le corps dans

toutes ses dimensions. Donc, la plasticité permettrait d’exploiter à l’extrême le

spectre des possibles, des différences, de l’inédit au delà de la règle. La plasticité

c’est une règle, mais c’est une règle qui produit de l’inédit, laissant toute sa place

à l’imprévisible dans la construction de l’individualité. L’individu peut être

considéré comme biologiquement déterminé pour être singulier, unique,

imprévisible. Alors poser les choses dans ces termes-là pose au fond un grand

problème, parce que ça veut dire qu’il y a une détermination de l’indéterminé ou

une détermination de l’aléatoire. La plasticité introduit à une question qui est

vraiment complexe, un retour sur le problème du déterminisme. Comment est-ce

qu’on peut avoir une série de déterminants qui aboutissent à de l’aléatoire ?

Évidemment dire que quelque chose est déterminé ne veut pas dire qu’il est

Page 11: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

prévisible, tout le monde le sait. On a la représentation, quand on parle de

biologie, on dit le gène de l’homosexualité est génétiquement déterminé, donc il

devient homosexuel.

Vous voyez que les données actuelles vont à contre courant de ces

représentations qui orientent parfois les travaux des chercheurs, en particulier de

la psychopharmacologie. Il y a là un problème difficile à penser. C’est-à-dire ce

qu’on a appelé la « détermination de l’aléatoire ». En tout cas on peut dire que la

plasticité fait passer à un nouveau paradigme quant au rapport du sujet à

l’organisme. On peut dire que c’est une révolution scientifique au sens de Kuhn.

Pour Kuhn, lorsqu’un paradigme est efficace et produit beaucoup de résultats,

lorsqu’il est poussé à son point le plus extrême, par exemple pour ce que j’ai dit

ce soir de la détermination organique du psychique, voire de la détermination

génétique du comportement humain, ce paradigme s’épuise. Il s’épuise jusqu’à

déboucher sur un échec. Ouvrant la voie vers une conception nouvelle. Je crois

qu’il parle de science extraordinaire, c’est-à-dire qu’il y a un moment où on est

dans un glissement des représentations et des paradigmes et un changement de

paradigme. Et je crois que le paradigme de la plasticité ce n’est pas tellement un

paradigme nouveau dont on a tiré toutes les conséquences, c’est le signe qu’on

est dans un changement de paradigme complet, en tous cas du côté de la

biologie, et qui rejoint certaines questions de la psychanalyse. Plasticité

neuronale, à chacun son cerveau, plasticité du devenir, plasticité du sujet. Alors, à

partir de là on tombe dans une sorte de contradiction. Que je laisse sous forme de

contradiction mais peut-être est-ce l’intérêt d’une conférence. Dans la discussion

ça va susciter quelques questions. Quand on tombe sur une contradiction ou sur

quelque chose qu’on n’arrive pas à penser, peut-être est-ce parce qu’on est pris

soi-même dans un épuisement de ses propres paradigmes. Donc la contradiction :

Du fait de la plasticité, l’expérience s’inscrit, laisse une trace durable, mais celle-

ci peut être transformée. Ce qui était, peut se désorganiser et se réorganiser

différemment, introduisant une dialectique entre permanence et modification, une

dialectique à explorer, qui est quand même très présente dans la psychanalyse,

qui est quand même une pensée qui donne aussi beaucoup de place aux traces,

aux traces mnésiques, etc.

Or Freud a toujours dit à la fois : rien ne se perd pour l’appareil psychique, a-t-il

écrit, rien ne se perd, pas de souci ! En psychanalyse, ce n’est pas comme en

archéologie, c’est dans L’avenir d’une illusion, je crois… Les archéologues, quand

ils doivent explorer une ville, il y a des parties détruites, il leur manque des tas de

choses. En psychanalyse tout est présent. En même temps, de temps en temps,

dit-il, les traces sont modulables, sont modifiables, en tous cas se combinent, se

recombinent à l’infini si bien qu’on perd la trace de l’expérience, comme je disais

tout à l’heure. Vous voyez qu’il y a là une sorte de contradiction : rien ne se perd

et tout se modifie. Alors je vais essayer de déplier cette contradiction. La

plasticité est un mécanisme qui fait que l’expérience laisse une trace dans le

réseau neuronal. En même temps, elle implique que rien n’est figé, que tout est

toujours susceptible de changement. Il s’agit donc d’une contradiction entre

Page 12: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

durée et changement. Mais s’agit-il vraiment d’une contradiction ? On peut en

effet imaginer qu’irréversibilité et réversibilité – si on le prend dans ces termes-là,

une trace irréversible et une trace réversible – sont possibles en même temps, ne

sont pas contradictoires dès lors que l’on considère que les choses peuvent

exister en potentialité, en devenir. Une trace ultérieure peut toujours modifier une

autre trace. De même, pour penser la plasticité, il s’agirait d’être prudent dans la

façon de mettre en rapport un état avec des propriétés. C’est justement ce

qu’amène le concept de plasticité. La plasticité implique en effet que des

propriétés, propriétés de plasticité, existent, mais en potentialité. Ce qui est aussi

valable pour la plasticité de l’organisme que de celle du sujet. Il ne faut donc pas

confondre les potentialités avec des propriétés. On pourrait prendre aussi à ce

propos pour ceux qui travaillent avec les concepts de la psychanalyse, en

particulier de Lacan, reprendre les conceptions aristotéliciennes d’automaton et

de tuché, tels qu’elles ont été introduites par Lacan dans le Séminaire XI pour

faire la distinction entre deux versants de l’inconscient : d’une part il y a

l’inconscient automaton et d’autre part l’inconscient tuché.

L’automaton c’est ce qui se répète et ce qui ne cesse de se répéter, et la tuché et

bien c’est l’événement imprévu, la contingence. L’automaton c’est du côté de la

nécessité et la tuché du côté de la contingence. Contingence qui fait que le matin

vous sortez, tranquillement vous vous dirigez vers votre voiture, mais votre

voisine qui arrose ses plantes laisse tomber un pot qui vous tombe sur la tête et

vous êtes mort. C’est la tuché, c’est la tuile qui tombe du toit. Il y a parfois

destuchés heureuses hein ! Enfin c’est l’événement contingent, complètement

imprévu. Donc, Lacan essaie d’aborder le concept d’inconscient en mettant en jeu

ces deux dimensions. D’une part, l’inconscient automaton qui accumule ce qui est

inscrit, imposant au sujet une trajectoire orientée depuis le passé ; c’est une

version de l’inconscient. D’autre part l’inconscient tuché, c’est-à-dire répondant

du non-réalisé, de ce qui est disponible pour l’avenir, au-delà de ce qui était,

tourné vers le futur dans ses dimensions imprévisible, imprédictible. Et là, je

pense que c’est une bonne façon de saisir l’enjeu du concept de plasticité. D’un

côté, la plasticité automaton, c’est inscrit, la réalité de l’inconscient. De l’autre

côté, la plasticité comme une potentialité de changement encore infinie, c’est-à-

dire du non-réalisé. Dans le modèle de l’automaton, une trace serait générée par

des mécanismes spécifiques de plasticité aboutissant à une trace permanente. À

l’inverse, le modèle de la tuché privilégierait le bouleversement opéré par le fait

contingent lorsque le plein potentiel de la plasticité est maintenu. Des

événements se succèdent et modifient le système tout en le laissant ouvert à des

modifications ultérieures. Il y a beau y avoir une modification, il y a une ouverture

contenue dans la modification même vers d’autres modifications, une chaîne de

potentialités de modifications. Persiste une potentialité qui permet à tout nouvel

événement de produire son effet au-delà de tout pré-programme. On est

programmés pour ne pas être tout à fait programmés. Tout événement

contingent subséquent vient ainsi modifier le système de traces déjà inscrites. Les

choses restent mobiles, comme au fond dans le jeu de l’ardoise magique décrit

Page 13: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

par Freud, le Wunderblock, où on peut toujours effacer et réinscrire de nouvelles

traces même si persistent en arrière fond une trace de ce qui a été préalablement

inscrit.

Ça, c’est la grande découverte freudienne du point de vue neurobiologique, c’est-

à-dire que perception et mémoire s’excluent réciproquement. Donc, ce n’est pas

possible de garder les traces de tout ce qu’on a vécu. Vous savez, le personnage

de Borges, cet homme malheureux qui devait s’enfermer dans une pièce sombre

parce que chaque chose vue, chaque chose entendue, chaque chose vécue restait

inscrite dans sa mémoire, c’était insupportable que toute perception reste dans la

mémoire. Donc il faut avoir un système qui re-libère la perception pour de

nouvelles perceptions détachant de la mémoire. Et Freud a dû poser, dès le début

de son œuvre, déjà dans cette fameuse lettre du 6 décembre 1896, que

perception et mémoire s’excluaient réciproquement2. Moi j’ai appris ça au départ,

c’est une phrase de psychanalyste, quand on fait ses gammes de psychanalyste,

mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire vraiment qu’il y a une potentialité

toujours ouverte à d’autres inscriptions dans le fait, même biologique, de

l’inscription. Cette potentialité d’ouverture propre au modèle de

l’inconscient tuché, permet l’incidence de la contingence au-delà des vois

imposées par la nécessité. C’est une nouvelle façon de penser le rapport entre

contingence et nécessité. Un événement est toujours un événement sémantique ;

c’est un événement de structure. Il est pris dans la nécessité de la structure. On

interprète ce qu’on vit en fonction de sa propre structure psychique. Et en même

temps il y a une ouverture à l’imprévu d’une contingence nouvelle laissant

potentielle une place pour le non-réalisé, pour ce qui est encore en devenir. On

pourrait ainsi faire un parallèle entre l’inconscient tuché ouvert vers le futur,

toujours potentiellement détaché de ce qui est déjà inscrit et ce que nous

enseigne le fait de la plasticité. Avec l’inconscient tuché, on serait dans le registre

d’une possibilité permanente de modification. Donc, ce serait un système

psychique et organique programmé pour avoir une possibilité permanente de

modification. La modification permanente c’est presque un oxymoron enfin, c’est

une chose assez paradoxale. Lorsque la pleine potentialité de la plasticité reste

établie, comme dans le modèle de ce qui reste ouvert à la tuché, le réseau

neuronal resterait modelable comme de la céramique humide, si on peut

emprunter un tel parallèle.

Tout resterait disponible, malléable du fait de la plasticité. Alors que dans le

modèle de l’automaton un état de transition est mis en place, de même que par

l’effet de la chaleur où la structure de la céramique devient rigide, difficilement

modifiable. Plastique, plasticité, c’est aussi le plastique, avec la contradiction du

plastique qui prend la forme et qui peut aussi figer la forme. Alors là, on voit qu’il

y aurait tout un développement à faire sur temps et matière, une question

philosophique très classique. C’est-à-dire qu’une telle conception introduit une

nouvelle dialectique entre temps et matière. L’expérience donne forme à la

matière qui conserve cependant sa capacité à recevoir de nouvelles formes. À

travers l’événement incident, le temps peut s’inscrire dans la matière de façon

Page 14: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

chaque fois unique. Temps, forme et matière sont noués par le phénomène de la

plasticité. La notion de plasticité conduit ainsi à une réflexion nouvelle sur le

temps. Est-ce qu’on va parler de continuité ou de discontinuité ? De généalogie

ou de nouveauté ? D’ordre ou d’invention ? De règles ou d’inédit ? De synchronie

ou de diachronie ? De détermination ou de coupure ? La plasticité implique un

montage tissé de temporalité. Au fond s’il y a une temporalité c’est parce qu’il y a

une plasticité. On ne peut plus penser l’organisation cérébrale de façon

intemporelle. Ce qui est constaté en un temps donné reste pris dans un

mouvement temporel. Alors, à quel modèle de la temporalité doit-on se référer

lorsqu’on veut penser l’organisation du réseau neuronal ? Comment rendre

compte de la construction de ce qui est, à partir de ce qui était, et de

l’anticipation de ce qui sera à partir de ce qui est ? C’est tant tourné vers le passé

que tourné vers l’avenir. Comment intégrer le temps à la description d’un état du

cerveau ?

La plasticité oblige à repenser la question de la temporalité, à intégrer ce temps

qui emporte ce qui est en un moment donné. On a compris que le temps de la

plasticité c’est un temps discontinu, fait de ruptures. Peut-être faut-il faire appel à

différentes formes de temps sur lesquels on peut revenir lors de la discussion,

enfin moi, le temps qui me fascine dans la plasticité c’est le temps de la vie

psychique qui serait le futur antérieur, qui est d’ailleurs le temps de la névrose

infantile : « tu auras été cet enfant là », qui noue, comme si le langage avait pu

témoigner dans sa grammaire même de cette temporalité paradoxale, qui montre

bien que si le temps de la plasticité procède de discontinuités entre histoire et

événements –  puisque c’est bien cette question-là qui est en jeu – l’histoire,

comme le disait Lacan, peut aller à rebrousse-poil du développement. Voyez que

la plasticité remet en question l’idée continue, chronologique, du développement.

Puisque le développement par stades – tel que la psychologie, même la

psychologie psychanalytique l’a enseigné, on passe par des stades et des

étapes… – est sans arrêt brouillée par ces mouvements produits par l’événement

ou par l’histoire qui remet en jeu différemment la question du développement.

Donc, déterminisme et plasticité c’est une grande question. Développement et

plasticité c’est une autre grande question aussi, tant sur la plasticité neuronale

que sur la plasticité du sujet. Il prend la forme tout en donnant la forme par son

acte. En conclusion, on pourrait dire que la plasticité introduit une dialectique

nouvelle entre déterminisme et liberté. En tout cas oblige à penser une

dialectique nouvelle entre déterminisme et liberté. On a vu que la plasticité c’est

justement ce qui permet l’incidence de la contingence, de l’événement

contingent. Une dimension propre au sujet se révèle opérante sur les lois mêmes

de l’organisme, introduisant la question de la diversité au cœur du réseau

neuronal. Il y aurait ainsi, tant une plasticité de l’organisme, qu’une plasticité du

sujet, permettant une plasticité du devenir en fonction de l’expérience, dans

toutes les versions qu’on peut donner à ce mot « expérience ».

Ce peut être aussi l’expérience d’un réel subjectif, l’expérience du sujet à ce par

Page 15: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

rapport à quoi il répond. Donc, il s’agit d’un phénomène dynamique qui implique

un sujet actif quant à son devenir.

Ce qu’il devient n’est pas seulement fonction de ce qui a été. Ce qu’il sera passe

aussi par la médiation de ce qui est et de son acte. Dès lors, le phénomène de la

plasticité nous amène à considérer comme fondamentalement imprévisibles les

facteurs influençant l’organisation du réseau neuronal et le devenir du sujet.

Finalement, on pourrait dire qu’un psychanalyste c’est véritablement un praticien

de la plasticité. C’est un praticien de la plasticité, un praticien de la potentialité

contenue dans le fait même de la plasticité. C’est un praticien de l’imprévisible,

puisque que sur le plan psychique, comme sur le plan organique, on doit

considérer comme imprévisibles les facteurs influençant le devenir de la vie

psychique même s’ils sont déterminés. En tout cas, on doit repenser la dialectique

complexe entre l’imprévisible et le déterminé. On pourrait retenir, enfin, on

pourrait introduire le mot « diachronie ». « Diachronie », c’est un mot qui a été

introduit par Ferdinand de Saussure, linguiste genevois, pour définir l’évolution

des langues. La question de la plasticité des langues – comme me l’a montré une

linguiste avec qui j’ai longtemps travaillé, Claudia Mégia – c’est aussi la question

de la plasticité chez Saussure. Comment se fait-il qu’une langue n’évolue pas,

qu’on parle le latin tous les matins à Rome et qu’en moins de deux cents ans on

se mette à parler l’italien ? Qu’est-ce qui s’est passé par rapport à ces éléments

déterminants de conservation de la langue pour que la langue tout à coup se

modifie ? Il a introduit un néologisme qui est resté : la « diachronie », par rapport

à la synchronie. Alors comment la diachronie de l’événement se prend-elle dans

la synchronie de la structure? On peut aussi prendre le terme plus simple de

« devenir ». Le mot « devenir » va peut-être prendre un poids plus grand que

celui de « développement ». L’idée de développement, c’est qu’il y aura pré

programme qui s’ouvre, n’est-ce pas, plus ou moins modulé par les expériences

de l’environnement, mais qui sont toujours vécues comme des accidents.

Ça, c’est un point intéressant dans le débat avec Pierre Magistretti,

neurobiologiste, pour moi la trace c’était surtout le traumatisme, la cicatrice, la

trace laissée par l’événement, qui détermine, qui est déterminante, qui est

déterminée. Pour lui, la trace c’est ce à partir de quoi les choses se construisent.

C’est une vision tout à fait ouverte et dynamique de la trace. C’est pour cela qu’il

est peut-être plus intéressant de penser les choses en termes de devenir plutôt

qu’en termes de développement. Utiliser le terme de « devenir » permet de

mettre en évidence la fortuité du résultat d’une évolution psychique, qui a en

effet un côté totalement fortuit. Il s’agit d’aborder ce qui s’est passé pour

constituer un nouvel état à partir d’une conception qui articule continuité et

discontinuité. On peut être saturé de déterminants mais l’articulation de ces

déterminants n’est pas complètement déterminée. C’est en tout cas le paradoxe

sur lequel fait buter le concept de plasticité. Comme dit Freud, rien ne se perd

dans la vie psychique. Comme le disent les neurosciences contemporaines,

l’expérience laisse une trace. Que cette trace soit déterminée, ne veut pas dire

Page 16: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

que ça soit prévisible. On ne sait pas ce que sera l’instant suivant. La plasticité

démontre que tout s’inscrit, que l’expérience laisse une trace, que celle-ci est

déterminante, mais pourtant on reste impuissant à prévoir le devenir qu’elle

implique. On ne peut donc pas résorber cette impossibilité à saisir le devenir

derrière l’illusion rétrospective propre au concept de développement. Il faut en

tout cas tenir compte de la différence entre le point de vue rétrospectif et le point

de vue prospectif. On a souvent beaucoup de raisonnements rétrospectifs dans

notre façon de penser, comme cliniciens. Vous savez, on a un savoir rétrospectif

qu’on applique à un sujet de façon prospective. On procède par anamnèse : on dit

« voilà ce qui s’est passé, voilà ce qu’il a vécu », et puis on met en rapport, nous,

des éléments de l’anamnèse avec ce que le sujet produit.

Or, le fait même de penser les choses différemment en terme de devenir implique

une rupture entre ce qui est prospectif et rétrospectif et ces points de vue doivent

être déclinés, pensés en incluant l’imprévisible impliqué par les liens

diachroniques. Ce qui devrait nous éviter pour toujours de confondre le devenir

avec le développement. Et comme psychanalystes, on est praticiens du devenir,

de l’acte du sujet, de la réalisation du sujet, de la réponse du sujet, plus que de la

causalité qui participe à produire le sujet tel qu’il est. Tout devrait donc être

repensé en prenant comme base l’imprévisible du devenir au-delà des

déterminants tant psychiques qu’organiques. Voilà en tout cas, une série de

questions sur lesquelles – je terminerai là – fait buter le concept de plasticité qui

vient vraiment bouleverser l’idée de déterminisme et l’idée de développement ;

l’idée de l’opposition entre une causalité psychique et une causalité organique. Le

reste, et bien, comme dans une révolution scientifique au sens de Kuhn, c’est

l’avenir qui nous le dira, c’est-à-dire comment ce concept va retravailler

différemment nos conceptions de la clinique, nos conceptions du développement,

voire nos conceptions de la cure, en tout cas, ça devrait encourager le

psychanalyste à être d’abord un praticien de la réponse du sujet, attentif à la

particularité de sa réponse, plutôt que d’être un praticien de la causalité et des

pièges de la causalité et du déterminisme, que tout psychanalyste qu’il soit, tout

psychanalyste qu’on soit, on risque d’être pris dans cette impasse de la même

manière que le généticien, ou le biologiste, ou le psychiatre pharmacologue

peuvent être pris dans cette impasse. Alors notre espoir c’est que notre livre, A

chacun son cerveau soit une petite étape vers cette possibilité de relancer les

choses différemment, dans une façon complètement différente de voir la clinique

et les théories du développement.

Je m’arrête là.(Applaudissements).

Cyrille Béraud : Question inaudible en rapport avec les structures freudiennes et

la plasticité.

François Ansermet : C’est vraiment une excellente question, comme on dit

quand on est conférencier et qu’on veut juste trouver son souffle… Je pense que

Page 17: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

la structure, effectivement, peut être des fois utilisée dans une idée de diagnostic

fermé où on dit que les structures sont au fond des données de départ,

imperméables les unes aux autres. C’est quand même quelque chose qui est

synchroniquement, c’est-à-dire en un temps donné, nécessaire dans la clinique de

se repérer sur la structure du sujet. Si on est dans une institution – tout à l’heure

on était dans un centre de crise – si on parle à un psychotique comme s’il était

névrotique, on le rend totalement fou, c’est-à-dire qu’on lui fait une interprétation

de névrosé qui va prendre dans un système de certitudes, etc. Donc je dirais que

le débat sur la structure est utile sur le plan clinique pour se repérer dans la façon

de procéder avec les patients. Et que distinguer névrose et psychose, c’est très

important pour conduire non seulement une cure psychanalytique, mais aussi

pour un travail institutionnel, voire même une relation avec un psychotique. Il doit

être respecté dans sa structure. C’est autre chose qu’effectivement entrer dans le

débat de savoir qu’est ce que sont ces structures, d’où elles viennent, est-ce

qu’elles sont figées ? Est-ce qu’elles peuvent se modifier ? Si la psychanalyse a un

sens, et on imagine que quand même on peut faire avec sa structure, mais on

peut peut-être aussi faire bouger les choses. Je crois qu’on a beaucoup de

modestie sur le fait de faire bouger les structures. Au fond, je pense que ce genre

de discussions devraient amener à réexaminer qu’est-ce que c’est qu’une

structure. Alors pour moi, la structure, ce serait ce qui fait qu’il y a une

organisation qui laisse de la place à de l’imprévisible, quelque chose comme ça.

Cette structure elle peut être effectivement parfois ouverte, comme chez le sujet

névrosé quand même pas trop contraint par sa structure et, parfois,

effectivement totalement fermée. Mais je pense que si on veut imaginer qu’il y a

une structure, enfin si on maintient l’idée qu’il y a une structure, il faut imaginer

cette structure comme une structure qui contient en elle-même la possibilité de

sa modification. Ce qui est une autre façon, enfin, un autre débat aussi. Moi, je ne

suis pas psychologue, je sais qu’il y a de psychologues ici dans la salle, sûrement,

en tout cas, il y a au moins une psychologue.

Enfin, le fameux débat genevois entre genèse et structure, parce que on pourrait

penser que ça fait piagétien, c’est-à-dire que j’introduirais une dialectique entre

genèse et structure, au fond la structure contiendrait en elle-même la possibilité

de déployer sa genèse, qu’il y aurait une genèse de la structure et qu’il y aurait

une structure qui permet une genèse, etc. Je crois que ce n’est pas comme ça

qu’il faut penser les choses, au contraire, non pas une idée de genèse, mais une

idée d’ouverture totale à la contingence. C’est ce que j’ai essayé de dire quand

j’ai essayé d’opposer les états à des potentialités, des propriétés à des

potentialités. C’est-à-dire que s’il y a quelque chose de particulier dans la

structure du réseau neuronal, tel qu’introduit dans le concept de la plasticité,

c’est qu’il y a une programmation pour laisser la place à la contingence. Ce sur

quoi travaillent énormément les biologistes pointus aujourd’hui. Par exemple,

Prochiantz. Je parle de Prochiantz parce qu’il a aussi écrit plusieurs livres pour

expliciter les enjeux de sa recherche aux Éditions Odile Jacob et qu’il utilise le

concept de plasticité et c’est justement ces gènes qui déterminent

Page 18: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

l’indépendance par rapport au système génétique pour expliquer l’évolution.

Parce qu’autrement, il n’y aurait pas d’évolution possible. Donc, s’il y a une

structure, c’est une structure qui introduit qu’il y ait du non réalisé. Quelque

chose comme ça. Alors à partir de là, il y aurait quand même une structure. Est-ce

qu’on peut dire que c’est simple de comprendre pourquoi il y a des structures

névrotiques, des structures psychotiques, est-ce qu’on devient autiste ou est-ce

qu’on naît autiste et puis qu’on déclenche son autisme ? Est-ce qu’on naît

psychotique ? Je trouve que c’est une question extrêmement compliquée. Avec

une épée, vous plantez le couteau dans un problème très complexe en

psychanalyse, pour moi, autour de ce concept de plasticité qui serait un peu

antistructural, si on veut dire.

André Jacques : Cette idée de la plasticité neuronale, je la trouve, telle que vous

l’exposez, assez vertigineuse par rapport à ce à quoi on est habitués, et je trouve

cela très fascinant comme perspectives, en même temps. C’est une théorie

extrêmement intéressante, mais sur le plan clinique, vous dites que les

psychanalystes sont des praticiens de la plasticité et qu’ils peuvent facilement

faire sienne, récupérer si on veut, ou assimiler dans leurs systèmes cette idée-là,

mais en fait, à toute fin pratique, les psychanalystes sont des praticiens de la non

plasticité. Très souvent en fait, ils espèrent retrouver de la plasticité quelque part.

Alors ma question est double, comment est-ce que les neurosciences expliquent

la non-plasticité, les arrêts de la plasticité ? Et puis aussi, comment les

neuroscientifiques expliquent l’effet replastifiant du langage ?

François Ansermet : Je commencerai par la deuxième partie de votre question.

Je l’ai dit en passant. Cette théorie, non pas de la plasticité, mais ce fait de la

plasticité a été récemment isolé. C’est rare qu’un psychiatre, même s’il est

devenu neurobiologiste… Mais quand Kandel a un prix Nobel, je crois que ça a

quand même marqué le monde scientifique et qu’on est loin – il y a moins de 4

ans – on est loin d’avoir tiré toutes les conséquences de ce concept qui est encore

nouveau et qui est plutôt produit par des neurobiologies expérimentales, bien que

maintenant il y ait toutes sortes de moyens, d’imageries pour effectivement voir à

l’œuvre cette plasticité, ce qui peut-être amènera à revoir complètement la

définition du lien entre psychique et organique autour des maladies mentales,

c’est-à-dire comme je l’ai dit, comme des maladies de la plasticité, donc, comme

vous l’avez dit, un défaut de plasticité. Donc à partir de là, le psychiatre, le

clinicien de la chose psychique, effectivement, c’est quelqu’un qui reçoit des gens

qui viennent lui dire « écoutez, moi, je trouve que ma plasticité est perdue. »

Ceux qui pâtissent du manque de plasticité. Donc fixation. Mais…ok…ça, ça

n’existe pas encore… c’est à faire… il y a un domaine où c’est en train d’être fait,

c’est autour du traumatisme. Parce que le traumatisme, – là aussi on a une vision

peut-être beaucoup trop immobile du traumatisme – avec une vision du

traumatisme qui va vers les syndromes de stress post-traumatiques et qui

seraient effectivement liés à des systèmes de mémoire dont des systèmes de

Page 19: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

mémoire implicite, non consciente, pour les biologistes mémoire amygdalienne,

où les expériences laissent une trace, même s’il n’y a pas de trace dans le

système de mémoire explicite, dont le système hippocampique.

Enfin comme vous êtes dans le continent Nord-américain, je crois que tout le

monde connaît bien ça, n’est-ce pas, les fameuses études sur les vétérans du

Vietnam où il y a des lésions de cette partie, noyau gris centraux, l’hippocampe,

où les vétérans du Vietnam qui ont vécu des situations extrêmes, ont vraiment

des lésions de l’hippocampe, donc diminution de la mémoire explicite et

augmentation de la mémoire implicite, donc on pourrait dire une sorte de

destruction des valences plastiques de la mémoire, contrairement à des études

qui ont été faites très jolies, n’est-ce pas, par des Anglais, qui ont montré que les

chauffeurs taxi londoniens, ont un hippocampe beaucoup plus grand que les

chauffeurs taxi d’une petite ville d’Angleterre parce qu’ils doivent mémoriser en

permanence beaucoup plus de rues dans leur mémoire explicite qui passe par le

relais de l’hippocampe. Voilà ! Donc, il y a quelques travaux très grossiers, on

pourrait dire, pour montrer que dans le traumatisme, il y a une perte de plasticité,

avec des phénomènes lésionnels, mais autrement tout cela est à faire. C’est une

vision tout à fait différente. En tout cas on voit que c’est une piste qui n’a rien à

voir avec celles qu’on nous propose dans la psychopharmacologie contemporaine

ou dans la génétique contemporaine. Et d’ailleurs, aucun scientifique n’est dupe

de cela, puisque le modèle, des fois utilisé par le psychiatre sur la causalité

génétique des maladies, c’est le modèle des maladies mono géniques. C’est

toujours la famille du tsar, c’est l’homophilie transmise, etc. Alors que vous savez

qu’aujourd’hui, ce sont des maladies très complexes, qui sont plutôt des

vulnérabilités, tout un tissu de vulnérabilités qu’il faut peut-être à penser

différemment, plus justement en terme de plasticité, défaut de plasticité, donc un

défaut de potentialité, mais…, vous avez raison, ce n’est pas encore fait. Donc, le

psychanalyste, le psychiatre, le clinicien de la chose psychique, il reçoit des gens

qui souffrent d’un défaut de plasticité, donc ce sont des praticiens de la non

plasticité. Moi, je les appelais des praticiens de la plasticité, par jeu, au fond,

parce que s’il y a un espoir dans l’acte du psychanalyste, c’est dans les

ressources des potentialités encore ouvertes chez le sujet.

Donc lui, il est un praticien de la réponse du sujet et pas un praticien de l’impasse

du sujet. Ce qu’il y a d’intéressant dans le concept de plasticité, c’est que ça

montre les potentialités de réponses, même dans les situations les plus figées où

les structures psychiques sont les plus contraignantes, peut-être même dans

l’autisme. Alors à partir de là, ok, ça va ? La réponse ? Alors c’est ça que j’appelle

le « praticien de la plasticité », c’est celui qui mise sur les potentialités et pas

celui qui est pris dans la contemplation du defect. C’est malheureusement parfois

le cas. Certains raisonnements psychanalytiques sont beaucoup pris dans… vous

savez, bon c’est vrai, bon… Si vous avez une mère alcoolique, prostituée, avec un

père trisomique et que vous avez été conçu par ce couple au pic de leur maladie

de sida, et que vous avez vous-même le sida, plus des lésions cérébrales suite à

une anoxie périnatale, ça peut quand même compter. Tout n’est pas ouvert !

Page 20: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

Comme disait Prochiantz, malgré qu’on se plonge tous les matins dans un homme

différent, même si on manipule les gènes, et bien il y a des gènes qui

programment qu’on a des doigts et ils ne vont pas programmer à la place des

doigts un nez, donc, il y a de la contrainte, mais dans cette contrainte, il y a de la

potentialité possible. C’est ça que j’appelais « praticien de la plasticité ». Alors,

par rapport au langage, effectivement, je pense qu’on est à la veille de vivre,

peut-être pas nous, mais une grande révolution dans la façon de penser

l’incidence du langage sur l’organisme. Je pense aux thèses de Lacan quand il dit

« le langage est un opérateur qui participe à produire le sujet, etc. » On tombe

dans un monde qui est un monde de langage. Pour devenir humain, on doit entrer

dans le monde de l’Autre, pour devenir soi, on doit devenir étranger à soi-même,

et c’est comme étranger, qu’on va se distinguer, par un acte d’appropriation

subjective de ce qui nous entoure, qui fait qu’on se sépare de ce dans quoi on

s’est aliéné. Aliénation, séparation. D’accord ? Quand on s’aliène dans le monde

de l’Autre, dans le monde du langage, le langage en lui-même, avec sa structure,

devient un déterminant. C’est ce que Miller appelait « l’affection traçante du

langage sur le corps ».

Alors, l’autisme, tous ceux qui étudient l’émergence du sujet sont aussi très

fascinés par la question de l’autisme. Parce que l’autiste est parfois relié au

système de la langue par un seul mot. Donc vraiment il y a de quoi étudier la

façon, le fait que c’est un sujet figé dans son émergence, il y a de quoi étudier la

façon dont le langage opère sur le sujet. Le langage avec sa structure, je ne dis

pas, « les langues », comment dire…puisqu’on est à Montréal, l’anglais ou le

français… mais vraiment la structure de la langue. Comment le langage participe-

t-il à modifier dans sa spécificité le réseau neuronal ? Poser la question du

langage et de la structure, ce sont des sujets qui me donnent aussi le vertige, en

pensant ces choses de la plasticité, ça me fait revisiter certaines notions de la

psychanalyse un peu comme à neuf, avec le tranchant de la question. Votre

question est fondamentale : quel est le rapport entre le langage et la structure ?

Et qu’est-ce que ça voudrait dire la plasticité produite par l’opération du langage ?

C’est la question même de l’humain. C’est la vieille expérience de Frédéric II,

toujours citée, mythique, déjà chez Hérodote. Frédéric II : tyran de Sicile, XIIIe

siècle. Frédéric II, donc, l’empereur. L’empereur qui était à Hohenstaufen, à

l’époque des Grands Empires, eh bien il a dit, « il faut voir quelle langue…–  les

empires était fabriqués de morceaux – quelle langue parleraient les enfants si on

ne leur parlait pas ? Est-ce que c’est le québécois ? Est-ce que c’est le suisse-

allemand ? Est-ce que c’est l’araméen ? Est-ce que c’est l’hébreu ? » Donc, il avait

isolé des enfants avec des nourrices qui devaient leur donner tous les soins, les

nourrir, les porter, etc., mais ne pas leur parler. Et l’expérience de Frédéric II

montre qu’à 8 ans, non seulement aucun n’a parlé, mais qu’ils étaient tous morts.

Ceci pour dire effectivement que l’humain se nourrit aussi de la parole qui lui est

adressée. Alors bon, cette parole, ça veut dire la communication, ça veut dire

aussi le malentendu dans la communication, malentendu qui laisse un espace à

ce que le sujet s’approprie le langage et qu’il commence à parler, à dire ce qu’il a

Page 21: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

à dire dans sa singularité. La seule chose que j’identifie, c’est qu’à l’intérieur

même du fait du langage sur l’organisme, il y a cette rupture, il y a cette

inadéquation, il y a cette discontinuité qui permet que l’être humain ne soit pas

seulement action-réaction mais soit lui-même l’auteur et l’acteur de son propre

devenir. (Question inaudible dans la salle)

François Ansermet : Oui ! Il ne faut plus que je sorte sans P. Magistretti, tant

que ce livre est encore dans ma tête, parce qu’effectivement donc, ça a été fait.

Ils ont visualisé les modifications du réseau neuronal dans des traitements par la

parole. Et en particulier, c’est pour cela que j’ai oublié, dans les traitements de

comportements. Quand on met quelqu’un sous la pression d’un traitement

béhavioriste, on voit son réseau neuronal se modifier. Ça a été fait. Il y a des

travaux publiés dans les meilleures revues qui sont cités, là, dans le livre par P.

Magistretti.(Question inaudible dans la salle)

François Ansermet : Non, je dirais que ça, c’est pour avancer dans le modèle de

la plasticité. Je ne pense pas que la clinique psychanalytique va gagner quoi que

ce soit, enfin, ce n’est pas le même registre. C’est-à-dire la pratique de la parole,

la pratique sous transfert de sujet avec un autre sujet… Par contre, ce que la

psychanalyse peut gagner comme enseignement sur le concept de plasticité,

c’est toute une réflexion sur le devenir, la liberté. Au-delà de tous les

raisonnements causalistes, structuraux, déterministes dans lesquels elle est

quand même très prise. Et je trouve que la clinique lacanienne en misant

beaucoup sur le réel, c’est-à-dire ce qui est le reste de la symbolisation, du

traitement imaginaire et du traitement symbolique, le sujet opère sur quelque

chose qu’il ne peut pas penser, n’est-ce pas, comme pratique, qui mise sur

l’expérience du réel, donc sur la contingence, ouvre toute une clinique de

l’imprévisible et de la possible réponse du sujet. Vous voyez ce que je veux dire ?

Là, je condense un peu les notions dont je ne sais pas si elles sont familières à

tout le monde, mais enfin… C’est-à-dire qu’on n’est pas que dans une clinique de

la parole et du sens, dans la clinique psychanalytique aujourd’hui. On travaille

aussi aux limites de la parole. Tout, disait Lacan, dans le Séminaire sur l’angoisse,

tout du vivant ne peut pas être pris sous le signifiant. Il y a un reste. Ce reste,

c’est aussi ce sur quoi on peut miser pour que le sujet produise ses propres choix

et ses propres actes qui vont le faire aller au-delà de ses déterminants.

Question dans la salle : C’est une question d’explication, peut-être de base,

pour quelqu’un qui essaie de comprendre comme moi : vous avez dit à plusieurs

reprises « l’expérience laisse une trace, mais l’inscription de la trace est séparée

de l’expérience ».

François Ansermet : « Sépare de l’expérience », et non pas « est séparée de

l’expérience ». C’est-à-dire qu’on ne peut pas remonter de la trace à l’expérience.

La trace, elle est sans commune mesure avec l’expérience.

Page 22: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

Même interlocutrice : Alors à quoi ressemble la trace, par rapport à

l’expérience?

François Ansermet : C’est tout à fait passionnant, ça, parce que moi, je me suis

posé exactement la même question que vous. Parce que je me disais, bon,

l’expérience laisse une trace. Ça, c’est ce que dit Freud de l’expérience de

satisfaction. Il appelle cette trace « signe de la perception » signe de la

perception. Et Lacan dit « signe de la perception, c’est ce que j’appelle le

signifiant ». Il le dit tout au long de son œuvre, Lacan. Ça m’a étonné, parce que

Lacan était un grand lecteur de l’Esquisse, dans le Séminaire II, dans le Séminaire

VII, dans le Séminaire XX, dans le Séminaire XI. Et chaque fois, il le dit. Dans le

livre, je cite trois quatre fois « le signe de la perception, je lui donne son vrai nom

qui est celui de signifiant ». Donc, l’expérience, effectivement, laisse cette trace

qui est le signe de la perception, qui est un signifiant. Puis ensuite, ce signifiant,

peut avoir un destin, n’est-ce pas, comme dit Freud : d’une trace de la perception

à Inconscient, à Préconscient à Conscient. Donc, le génie de Freud, c’est d’avoir

dit que perception et mémoire s’excluent réciproquement et que les choses

s’inscrivent dans des systèmes différents dont il pensait que c’était des systèmes

neuronaux différents. Et dans l’Esquisse, qu’il n’a jamais publié, il a fait des

hypothèses dans une théorie globale du cerveau pour dire que ça pourrai être tel

système, tel système, le systèmePhi, psy, etc. toute une série de systèmes, tous

plus ou moins perméables les uns aux autres où les choses se réinscrivent. Donc,

il y a un destin de la trace, ensuite, qui est de se combiner avec d’autres traces

au point de se séparer non seulement de l’expérience mais des traces

précédentes. Alors, à quoi ça ressemble ? Je vous le dis, ça c’est très abstrait.

Vous avez des travaux tout à fait clairs du point de vue expérimental, ce qu’ils

appellent neuronal assemblies, les assemblées de neurones où effectivement

maintenant on peut visualiser les choses, figure 55 page 95. Au fond, c’est que

quand les gens visualisent une expérience minimale et puis qu’ils font une

stimulation, ils voient ensuite, dans un temps 1, ils voient que différentes

neurones s’allument, je simplifie, tac tac tac. En général, les biologistes se sont

arrêtés là. Ils ont dit : « Ben voilà ! Voyez ! » Après, c’est le raisonnement

neurologique ;  on dit : « Voilà, l’orgasme c’est ici, le désir c’est là, la musique

classique c’est là » vous savez c’est le Pet Scan. Vous prenez un Pet Scan, vous

êtes un savant en mal de pensée, vous prenez des dépressifs, vous comparez

avec des schizophrènes, vous regardez où ça s’allume où ça s’éteint, vous faites

écouter de la musique, vous faites regarder un visage qui grimace, un visage qui

fait peur, les émotions, puis vous dites : « Ça s’allume ici, ça s’allume ici, ça

s’allume là, donc, ici, c’est le centre de ci ; là, c’est le centre de ça, etc. ». Point

de vue réductionniste, localisationniste. Mais ça n’empêche que cette

détermination contienne la potentialité d’être toujours modifiée par l’expérience,

mais pas dans n’importe quel sens et dans n’importe quelle direction.

Page 23: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

Question dans la salle : Ma question concerne le traitement. Puisque vous dites

que l’expérience laisse une trace et que la trace sépare des expériences, les

traces s’associent avec d’autres traces en une sorte de combinaison et changent

tout le temps. Donc, ma question est : quelles sont les limites de la plasticité ? Par

exemple, la plasticité d’un tueur en série, est-ce que c’est une fixation, ou une

plasticité négative? Est-ce qu’on peut dire qu’il existe une plasticité négative ?

François Ansermet : Ce sont des magnifiques questions qui sont toujours la

même version d’une même question. C’est-à-dire, c’est une dialectique entre

quelque chose qui est déterminée, une structure, et une potentialité encore

ouverte, contenue à l’intérieur même de cette structure. C’est à propos de quoi

nous avons finalement parlé de « réversibilité », « d’irréversibilité », après on a

abandonné l’idée de réversibilité, on a dit « changement permanent possible »,

après on a dit « potentialité », et finalement dans le livre, on a dit « détermination

de l’aléatoire ». Alors vous me dites est-ce qu’il y aurait des maladies de la

plasticité durant sa vie telle que le sujet aurait aucune potentialité autre que la

répétition ?

Même interlocutrice : Oui, ou un malade qui décompense, qui allait bien et qui

va beaucoup moins bien, par une expérience, par un événement. Est-ce qu’il y a

la plasticité ? Il y a deux sens différents : celle qui est positive qui va dans le sens,

comme vous dites du devenir, vers l’évolution, et celle-là qui va vers les

combinaisons de traces négatives qui amènent une plasticité qui n’est pas celle

qu’on souhaite.

François Ansermet : Oui, je vois. Attendez… Il faut que je réfléchisse à

comment répondre à cette série de questions. Votre question est effectivement :

est-ce qu’il y a une plasticité positive et une plasticité négative ? En d’autres

termes, est-ce qu’il y a une plasticité saine et une plasticité pathologique ? Bon, je

ne pense pas qu’il y ait une valeur donnée à l’idée qu’il y ait une plasticité du

devenir. Pour moi, dans un sens ou dans l’autre. C’est bien la question de dire

qu’il y a plasticité, c’est simplement dire qu’il y a sujet. Qu’il y a l’irréductible, une

dimension d’irréductible subjectivité. L’irréductible de la subjectivité. Dire ça ne

préjuge en rien de quel sujet va s’en déduire. Voyez ce que je veux dire ? Mais

moi je ne pense pas qu’on puisse savoir à priori si cette potentialité, dans nos

critères à nous, sera positive ou négative. Je crois que le concept de plasticité se

limite à dire qu’il y a une potentialité dans la détermination même du

mouvement. Mais je ne vois pas en quoi ça pourrait être différencié pour dire qu’il

y aurait une plasticité positive et une plasticité négative. Ensuite, ça veut dire

qu’il y a un sujet, et puis ce sujet, il est responsable de ses propres réponses.

« Responsable », en français, a la même étymologie que « réponse ». Donc, qu’il

y ait du mouvement possible et du potentiel différent de ce qui était

précédemment, peut tout à fait aller dans le sens de quelque chose qu’on

identifie de l’extérieur comme négatif, pour reprendre vos critères, ou bien positif.

Page 24: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

C’est bien ça le mystère de l’être humain, c’est qu’il est capable de la plus grande

destruction. D’ailleurs dans le livre, on a un chapitre sur la violence, en prenant

un cas fictif d’un passage à l’acte violent, et effectivement la plasticité c’est ce

qui permet peut-être d’expliquer que une des propriétés de l’humain, c’est la

destructivité. Comme le dit Lacan dans L’agressivité en psychanalyse, en citant

l’apologue du conte philosophique du texte de Baltazar Gracian, on dit

habituellement « l’homme est un loup pour l’homme ».

Dire l’homme est un loup pour l’homme, même Freud l’a dit, ce serait dire, il y a

une part animale de l’homme qui fait que ses instincts, ses pulsions sont

destructrices. Lacan dit, non, en prenant ce petit conte comme fiction, il dit non,

l’homme n’est pas un loup pour l’homme, les humains sont capables de beaucoup

plus de destruction que les loups. Et même, les loups sont plutôt civilisés entre

eux, ont toute une série de codes par rapport à la destructivité, avec la parade.

Donc, s’il y a quelque chose de spécifique de l’humain, c’est la capacité de

destruction qui l’habite. Il peut exploiter comme dit Freud dansMalaise dans la

civilisation, il peut exploiter son voisin, le tuer, l’asservir sexuellement, le détruire

complètement. Les humains ont imaginé une destructivité qu’aucune espèce

animale n’a jamais pu imaginer. Donc s’il y a une capacité de l’être humain, c’est

sa capacité de destructivité qui est peut-être due aussi à sa plus grande capacité

de plasticité. Donc, c’est intéressant ce débat sur l’éthologique et Lacan avait très

bien repris ça, il cite Baltazar Gracian de manière très jolie. Je peux peut-être vous

retrouver cette citation. Voilà : comme l’énonce Lacan, ce qu’enseigne Baltazar

Gracian, je cite « c’est que la férocité de l’homme à l’endroit de son semblable

dépasse tout ce que peuvent les animaux et que la menace qu’elle jette sur la

nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent, horrifiés. » Donc, ça c’est

aussi peut-être une potentialité, merci de votre question. Enfin, c’est vrai que moi,

je suis un clinicien. Mais qu’est-ce qui m’est arrivé de m’occuper de cette histoire

de plasticité ? Oui…je suis en train de me demander. Ce qui m’est arrivé, c’est

que je suis professeur, dans une faculté de médecine, que je suis beaucoup en

contact avec les champs connexes, avec les pédiatres, avec les obstétriciens, les

médecins de médecine de reproduction, les endocrinologues et que, à travers ça,

j’ai vu, différemment des autres psychanalystes, ce que peuvent nous enseigner

ces autres domaines. Comme chacun doit avoir son style dans une école

analytique, moi, je me suis donné comme style et comme travail, de se faire

enseigner en psychanalyse depuis d’autres champs, dont le champ de la biologie,

de la microbiologie, de la médecine, etc.

Du coup, je me suis intéressé à ce concept de plasticité. Mais, comme je suis un

clinicien c’est vrai que moi j’ai une tendance fâcheuse, comme tout clinicien à le

voir du côté optimiste. Voyez ce que je veux dire : capacité de changement,

potentialité encore ouverte. Oui, oui, merci ! Mais c’est vrai que

malheureusement, il suffit d’acheter n’importe quel journal pour voir qu’il s’agit

de toute autre chose, la plupart du temps.

Page 25: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

Question dans la salle : Est-ce qu’il y a des bonnes traces ou des mauvaises

traces?

François Ansermet : Il y a des traces. C’est aléatoire. Comment est-ce qu’on

dit ? C’est « contingent ». Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a de

« bonnes » traces et de « mauvaises » traces. Par contre, les traces permettent

une liberté à ce qu’un sujet advienne et ce sujet peut aussi être destructeur,

comme vous l’avez dit.

Question dans la salle : Est-ce que ça peut être une indication, par rapport à

l’analyse. Je me souviens d’un analyste qui disait, qu’évidemment il avait devancé

le patient qu’il avait en analyse. Donc, c’est un peu comme s’il avait repéré des

traces. Si le sujet les retrouvait, il allait être conduit… comment je pourrais dire

donc…par exemple, au suicide. L’analyste avait jugé préférable de ne pas ouvrir

cette porte.

François Ansermet : Ça c’est un autre problème : l’analyste ne peut pas savoir

à la place du sujet. Un, il ne sait pas où est le bien du sujet à sa place : et deux, il

ne peut pas savoir, à la place de l’autre, ce qu’il en est de lui ; et troisièmement, il

ne peut pas savoir avant l’autre. Ça, c’est le fameux apologue de Lacan qu’il

reprend d’un cas de Kriss. C’est le fameux « homme aux cervelles fraîches »,

n’est-ce pas ? Où Kriss interprète quelque chose que le patient lui-même n’avait

pas encore symbolisé. Et ça, ça a une dimension traumatique, même si c’est

juste. Donc, pour ceux qui connaissent : un patient pense être plagiaire, il pense

qu’il copie. Il publie des livres et il pense que ses livres sont très inspirés d’un

autre écrivain connu. Et Kriss, très honnêtement, raconte dans une présentation

de cas qu’il n’y tient plus, il va à la librairie, il achète le livre de son patient et le

livre de la personne que son patient pense plagier. Il lit, puis il trouve que ça n’a

rien à voir. Alors il dit « écoutez, mon ami, je vais quand même vous dire, ça n’a

rien à voir. C’est vous qui projetez, qui imaginez. » Le patient sort de chez Kriss,

dans une rue de Vienne – c’était avant que Kriss émigre aux Etats-Unis – c’est une

rue de Vienne où il y avait des petits bistrots qui servaient des cervelles fraîches,

des cervelles au beurre, où je ne sais quoi. Et il est pris d’une irrésistible envie de

manger une cervelle fraîche. Donc il est passé par une interprétation trop

précoce, sur un matériel non symbolisé du fantasme de plagier, au fait d’aller

manger une cervelle. Il a donc régressé à un niveau plus profond de la réalité. Je

pense que c’est très juste ce que vous dites, c’est-à-dire que certaines choses ne

peuvent pas être dites. Même si on avait une vision des traces et des traces

déterminantes, il ne s’agirait pas de les savoir avant le sujet. C’est pour ça que ce

que je dis est un paradigme nouveau qui, au fond, introduit un enseignement sur

la clinique qui est l’ouverture aux potentialités que contient toute situation, ce

n’est pas une nouvelle méthode clinique.

Page 26: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

Question dans la salle : Justement, je reviens sur cette question de traces. Bon.

Quand vous dites que l’expérience s’inscrit, mais que l’inscription sépare, et qu’on

ne peut pas remonter de la trace à l’expérience, comme clinicien, est-ce que

Freud n’a pas tenté, en fait, ce mouvement là, surtout dans les premières années,

lorsqu’il croyait que le traumatisme allait déterminer les symptômes, dans

les Études sur l’hystérie, dans L’Homme au Loup, aussi. J’aimerais que vous

élaboriez peut-être un peu plus.

François Ansermet : Je crois que Freud a toujours été partagé sur cette

question, qu’effectivement, au début de son trajet, il était, comment est-ce qu’on

peut dire… « Canadien ». Je dis cela parce qu’en Suisse on est énormément pris

dans la question des abus sexuels et de la causalité sexuelle, ce qui est très

important, et que nous, en Suisse, on a énormément de programmes, de prise en

charge des abus sexuels qui sont issus du Canada, avec même des Canadiens et

puis des spectacles de prévention, etc. qui viennent du Canada, du Québec, de

Montréal où il y a eu d’énormes programmes sur la prévention et des traitements

des abus sexuels, n’est-ce pas ? Freud est considéré par les partisans de la lutte

contre les abus sexuels comme le psychanalyste, c’est-à-dire celui qui dit « tout

cela c’est des fantasmes, ce n’est pas la réalité ». Or, je crois que Freud, au début

de son œuvre, pensait vraiment à une causalité traumatique sexuelle à l’origine

des névroses, en particulier des névroses hystériques. Jusqu’au moment où il fait

cette fameuse déclaration le 21 septembre 1897 où il dit : « Je ne crois plus à

ma neurotica. » C’est-à-dire je ne crois plus à mon étiologie sexuelle traumatique.

Ça n’empêche que tout au long de son œuvre il a laissé ouvertes les deux portes.

Il n’y a plus pensé comme une explication systématique, mais dans l’Homme au

Loup, il le dit lui-même, effectivement, il cherche le traumatisme, le fait que

l’enfant ait vu les pratiques sexuelles de ses parents pendant une période de

fièvre où il était logé dans la chambre de ses parents. D’où une trace laissée qui

fait que, ensuite, il a cette série de représentations qui sont en jeu dans sa

névrose mais, à un moment donné, Freud dit « que l’événement soit réel ou

construit, finalement ça n’a pas tellement d’importance ». Comme je le disais tout

à l’heure, dans une discussion qu’on a eue au centre de crise où je suis passé

avant de venir ici, et bien, au fond, le fantasme, c’est aussi une manière de traiter

le traumatisme. Donc, à un certain moment, on ne peut plus savoir qu’est-ce qui

est réalité, qu’est-ce qui est fantasme. Et je crois que dans l’œuvre de Freud, lui, il

a été beaucoup plus ouvert sur cette question.

C’est-à-dire que pour lui, évidemment ça peut être des événements qui ont

marqué et qui ont laissé des traces. Mais ça peut être aussi des traces produites

par l’association de traces. Traces qui traitent un réel impensable pour le sujet.

Voyez. Et que finalement, fantasme ou réalité, ce sont les deux faces d’un même

problème. Donc, on peut avoir des fois un traumatisme qui laisse des traces et

des fois on peut avoir des traces traumatiques sans traumatisme, si vous me

permettez de dire les choses comme ça. Et qu’on peut être aussi traumatisé par

soi-même. Et je crois que le grand pas en avant de Freud ça n’a pas été le fait

d’abandonner l’hypothèse traumatique, mais d’imaginer qu’on pouvait aussi être

Page 27: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

traumatisé par ses propres constructions. Ce dont la clinique de l’angoisse

témoigne facilement. On n’a pas besoin forcément de vivre des choses

dramatiques pour être très mal. Je ne pense pas que ça ait éliminé l’idée

traumatique mais qu’après ces deux idées ont coexisté parallèlement.

Question dans la salle : Il y a un concept dont on entend parler de plus en plus,

c’est celui de la « résilience » qui laisse entendre que, quel que soit le

traumatisme, le sujet y répond à sa façon.

François Ansermet : Le concept de résilience est un bon concept. Le problème

c’est que je ne comprends pas qu’on n’arrive pas à être dialectique, c’est-à-dire

que moi j’ai longtemps parlé du traumatisme comme une expérience de crise qui

permet de relancer les choses différemment, ce qui est une version de la

résilience si on veut. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille dire, à partir de là, que

c’est très bien d’être traumatisé et que si on veut devenir un grand écrivain, il

faut avoir été mal traité, battu, mis en camp de concentration. C’est-à-dire qu’à

une certaine époque, on était tellement fasciné par le traumatisme, qu’on en

faisait un facteur déterminant, fermé, et puis une époque après, on fait du

traumatisme un facteur de résilience. En oubliant, chaque fois, quand on le voit

d’une manière fermée ou ouverte, une dialectique qu’il est nécessaire de poser.

Donc, ce qu’il s’agit de penser, ce n’est pas la résilience, ni le facteur de risque,

c’est la dialectique entre les deux qui est effectivement très complexe. Mais ce

qui est intéressant dans l’idée de résilience c’est qu’il y ait l’idée que même dans

les situations les plus extrêmes, une potentialité encore reste ouverte.

Michèle Lafrance : D’ailleurs Cyrulnik est passé à la télé cette semaine et il y a

quelque chose de fixé au départ, me semble-t-il en tout cas, parce qu’il disait qu’il

fallait que le sujet ait été bien entouré, au début, et c’est ce qui permettait, dans

l’après-coup, qu’il y ait une potentialité de résilience. C’est comme ça que je l’ai

entendu.

François Ansermet : Oui. Tout à fait. Moi je pense que c’est très important s’il y

a eu quelqu’un qui a eu cette potentialité-là, mais il y a aussi des gens qui

peuvent trouver en eux-mêmes cette potentialité. Pour moi le problème de toutes

ces théories, c’est le savoir à priori. C’est-à-dire que nous, on ne peut que suivre

le sujet, me semble-t-il, nous enfin, les cliniciens, je ne parle pas des

psychanalystes, là, en général, on ne peut que suivre le sujet dans ses

productions. Le danger, c’est de savoir à sa place. Et puis de lui dire avant qu’on

ait pu l’entendre dans tous ses développements… c’est comme l’histoire de

l’homme aux cervelles fraîches, c’est comme de lui dire « vous, vous n’avez pas

eu de bâton de résilience, donc vous êtes foutu ». Ça c’est un problème, parce

qu’à ce moment-là, c’est ce dont on se parlait tout à l’heure, il y a une

responsabilité du clinicien sur le plan éthique de ne pas pousser le sujet là où on

ne voudrait pas qu’il aille. Nous, si on veut quelque chose comme clinicien, c’est

Page 28: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

libérer le sujet. Si on sait à sa place qu’il a eu un bâton de résilience, qu’il n’a pas

eu un bâton de résilience, avant même qu’on ait écouté ce qu’il dit, ça me paraît

très problématique. Vous voyez ? Je ne dis pas ça contre Cyrulnik parce que je

trouve ça très sympathique qu’il ait sorti le traumatisme de l’idée de

l’enfermement causal, et tout, et tout, mais après… Moi je fais la même chose,

tout le monde fait la même chose quand il commence à parler, c’est qu’on est

obligé de transmettre avec un côté pédagogique et qu’on risque toujours de

simplifier. A partir de là, on a l’impression qu’il y a une résilience s’il y a eu un

bâton de résilience, c’est-à-dire quelqu’un qui à un moment, etc., etc. Il y aurait

une étude à faire sur ces questions, c’est d’étudier les enfants abandonnés. Les

enfants abandonnés… nous, notre service, on est allés voir en Bulgarie –  moi je

ne suis pas allé personnellement, ce sont mes collègues qui y sont allés – voir des

enfants qui ont été placés à la naissance, parfois même sans raison, dans ce

système un peu totalitaire qui faisait qu’on pensait que c’était mieux, voire

équivalent, d’élever des enfants dans un lieu institué, une institution.

Nous on a, depuis Spitz, la conviction que ce n’est pas une très bonne chose de

placer des enfants en institution, que c’est pathogène, etc. mais en fait c’est qu’il

a fallu attendre Spitz pour qu’on le constate, c’est-à-dire finalement attendre

qu’on ait pu traiter les infections dans les orphelinats pour voir que les enfants

placés dans des orphelinats faisaient des déficits de développement très graves.

Donc, finalement en Bulgarie, ils ont vu la même chose que nous, sauf qu’eux en

1990, ils sont encore dans cette idée de placement, bon. Bref, dans les

orphelinats, c’était horrible, il y avait 300 enfants. Le pédiatre, Laurent Junier qui

y était allé soit-disant pour des troubles du développement, c’est un spécialiste

du développement, est revenu en disant, c’est simple, ils sont tous autistes. Mais

sur les enfants qui étaient autistes, ces enfants qui avaient des graves troubles

liés à l’abandon, il y en a 10% qui ne le sont pas. Évidemment, si on va dans ces

pays il faut s’occuper des enfants qui ne vont pas bien, il faut peut-être faire des

études sur des enfants qui ne vont pas bien. C’est une idée un peu folle mais je

me dis, on devrait étudier ceux qui vont bien. Sur quoi ont-ils pu s’appuyer ? Alors

peut-être est-ce parce qu’ils ont une force. Freud disait « les êtres humains

naissent avec plus ou moins de libido ». Donc, peut-être que… C’est ce que les

psychologues contemporains appellent le « tempérament », qui est une émotion

innée, qu’on peut même repérer à l’échographie ! Alors peut-être que c’est parce

qu’ils ont un tempérament particulièrement fort de libido très présente et qu’ils

ont une force d’appel à l’Autre qui fait qu’ils ont réussi à attirer le regard des

éducatrices, des gens qui travaillent, peut-être aussi est-ce eux-mêmes, avec leur

propre corps, qui ont pu créer quelque chose. L’histoire des jeux d’occultation à

partir desquels le sujet joue son émergence, fort-da, les jeux d’occultation, les

jeux de cache-cache, ça peut être… peut-être, je dis n’importe quoi… la place

qu’ils avaient, le rideau qui bouge, enfin, ils ont pu avoir une grammaire

élémentaire qui les a mis dans une logique de la communication et qui les a

sorti... Je veux dire, c’est peut-être une personne qui était là au bon moment, ça,

sûrement, c’est l’idée de la simultanéité, Gleichzeitigkeit, dont parlait Freud qui

Page 29: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

permet la décharge de l’excitation et l’expérience de la satisfaction, mais c’est

peut-être aussi autre chose. Vous voyez ce que je veux dire, je pense qu’il est

important de ne pas trop savoir de choses à la place du sujet si on veut l’aider. Ça

va ?(Question inaudible dans la salle)

François Ansermet : Tout à fait. Malheureusement, elle n’est pas fausse. C’est

ça qui est dommage. Je pense qu’il avait raison. Freud disait, c’est dans Au-delà

du principe de plaisir, il disait : « les insuffisances de description s’effaceraient

sans doute si nous pouvions déjà mettre en œuvre, à la place des termes

psychologiques, des termes physiologiques ou chimiques. La biologie est

vraiment un domaine aux possibilités illimitées. Nous devons nous attendre à

recevoir d’elle les lumières les plus surprenantes et nous ne pouvons pas deviner

quelles réponses elles donneraient dans quelques décennies aux questions que

nous lui posons. Il s’agira peut-être de réponses telles qu’elles feront s’écrouler

tout l’édifice artificiel de nos hypothèses. » Bien, ce que montre le travail sur la

plasticité, c’est qu’au contraire, ces hypothèses sont confirmées, et en particulier,

celle de la pulsion de mort. Parce que ce que montre – je reprends le

développement sur lequel j’ai passé très vite et peut-être que pour ceux qui

participent au séminaire demain, on aura l’occasion d’en parler plus lentement –

mais, si vous voulez, un organisme seul n’est pas capable de se décharger de son

excitation. Donc, ça rejoint la question. Mais ça, c’est vraiment une expérience

très initiale. Il faut une action spécifique, disait Freud spezifische

Aktion du Nebenmensch qui est difficile à traduire « de l’autre humain », du

prochain, pour décharger l’excitation. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que pour

Freud, un organisme seul, le vivant en lui même, va vers sa destruction, et que

finalement, la vie, comme il le dit dans Au-delà du principe de plaisir, n’est qu’un

détour sur le chemin de la mort. Finalement, on pourrait dire que le sujet c’est

une défense contre la mort. C’est une opération de survie. C’est d’ailleurs pour

cela qu’on peut se demander si l’autisme, ce n’est pas un travail, une tentative

désespérée de rester vivant. Et si les autistes primaires, gravissimes, ne sont pas

des enfants qu’on ne connaît pas parce qu’ils sont morts. En clinique périnatale,

nous, on a de temps en temps des sujets qui ont des anorexies précoces. Des

anorexies du nourrisson. Vous avez des anorexies du nourrisson où des

nourrissons refusent le sein, refusent le biberon, se détournent.

Le refus, c’est déjà une affirmation subjective, c’est une présence. On peut les

soigner. C’est difficile, mais ça va, c’est ce qu’on appelle des fois des « anorexies

actives ». Par contre, il y a des anorexies passives. Ce sont des enfants qui n’ont

aucune appétence de rien du tout. Vous mettez le biberon, il ne se passe rien. On

le montre au neurologue, on se dit il a peut-être…. parce que vous savez n’est-ce

pas que les nourrissons prématurés, les prématurés n’ont pas le réflexe de

succion avant 32 semaines, 33 semaines. Donc, avant 32 semaines il faut les

nourrir par sonde, par gavages, par court-circuit des fonctions, enfin… On enlève

la sonde et on espère que cette histoire de succion, de glutition, va fonctionner.

Ça fonctionne. De temps en temps, ça ne fonctionne pas. Alors on se dit est-ce

que c’est une lésion cérébrale, enfin quelque chose… on ne sait pas, ce qui fait

Page 30: François Ansermet - Neurosciences et psychanalyse

qu’on trouve rien. Pour moi, ces enfants, ce sont des sortes d’autistes primaires

gravissimes, qui au fond, laissés comme tels, vont vers la mort. Donc, même un

sujet tout petit peut porter en lui-même les potentialités de sa propre auto-

destruction. Au point que des fois ces anorexies précoces, ça m’a fait dire des

choses qui ne sont peut-être pas justes, mais Freud disait « les fonctions du

désir… le désir s’étaye sur les fonctions du besoin. Donc la pulsion s’étaye sur les

fonctions vitales ». L’anorexie précoce nous ferait penser à autre chose. En disant

finalement, ce sont les fonctions, c’est l’appétence, c’est le désir qui fait qu’il y a

de l’appétence, il y a une fonction vitale qui trouve son trajet. Ça passe aussi par

la réponse de l’Autre. Voyez, tout en critiquant, je finis par dire la même chose : il

faut qu’il ait, à un certain moment, quelqu’un qui ait présenté l’objet au bon

moment dans la simultanéité. Et puis là, les anorexies précoces passives, c’est

très compliqué puisque évidemment, il y a l’angoisse, donc on est obligé de les

nourrir, on est obligé de les gaver, et plus on les gave, plus on écrase la

potentialité qu’ils fassent une demande. Tout ça, ce sont des exemples pour dire

que le vivant laissé à lui-même s’auto détruit, et que la vie est un détour sur le

chemin de la mort, et que le sujet est une défense contre la pulsion de mort. Et

dansAu-delà du principe de plaisir, il y a une phrase qui ne cesse pas de

m’impressionner, en clinique périnatale. Il dit « les fonctions de protection sont

plus importantes que les fonctions de perception chez l’enfant ».

Donc il faut avoir une fonction de protection contre la jouissance du vivant. Ce

que Lacan appelle la jouissance, c’est-à-dire quelque chose qui n’est ni régulé par

l’Autre, ni inscrit dans le trajet de la pulsion. Tout ça, le trajet de la pulsion,

pulsion orale, pulsion anale, c’est inscrit par l’Autre. Comme le dit Lacan dans

le Commentaires sur le rapport de Daniel Lagache3, c’est l’Autre qui inscrit le

trajet de la pulsion. L’éducation, c’est la police les pulsions qui inscrit aussi le

désir dans une certaine direction. Donc, comme le dit Lacan dans le Séminaire

X sur l’angoisse, il y a vraiment jouissance, angoisse, désir. Au départ, il y a une

jouissance primordiale qui est destructrice. C’est troublant de dire ça. Mais

biologiquement c’est totalement confirmé même dans l’expérience la plus simple.

Donc c’est quand même une confirmation à mon avis beaucoup plus valable, sur

le plan biologique, que de dire que la pulsion de mort, c’est l’apoptose. Mort

génétiquement programmée. Certains ont dit, dans des analogies, que l’apoptose

c’est la pulsion de mort biologiquement démontrée. Vous savez les cellules

cancéreuses souvent deviennent cancéreuses par défaut d’apoptose, défaut de

destruction. Donc certains ont dit que l’apoptose, c’est programmé

génétiquement, mais je crois que c’est beaucoup plus simple que ça. L’organisme

en tant que tel, le vivant en tant que tel, se détruit sans l’intervention de l’Autre

qui inscrit l’expérience sous forme de traces. Traces à partir desquelles le sujet se

constitue. De traces en traces. Donc pour être un peu mécaniste, je dirais que le

sujet est une défense contre la pulsion de mort. En termes plus lacaniens, le sujet

est réponse du Réel. (Question inaudible dans la salle)

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François Ansermet : Bien sûr ! La plasticité, c’est un des noms du sujet, si vous

voulez. C’est pour ça que moi je dis qu’il y a une rencontre, entre psychanalyse et

neurosciences, autour de la question du sujet.

Pierre Lafrenière : Voilà, on vient de faire le tour d’un certain nombre de

questions qui seront reprises pendant les deux jours de travail, en fin de semaine.

1.J.A.Miller : « Biologie lacanienne et événement de corps », paru dans la revue La

cause freudienne, n0 44, février 2000.

2.S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Ed. P.U.F. ,p.154.

3.J. Lacan : « Remarque sur Le rapport de Daniel Lagache », in Écrits, Seuil, p :

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