françois ansermet - neurosciences et psychanalyse
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Pierre Lafrenière : M. Ansermet a une pratique d’analyste et il travaille dans un
service universitaire de pédopsychiatrie en Suisse, en tant que psychiatre et
professeur. Il est membre de l’École de la Cause Freudienne, de l’Association
Mondiale de Psychanalyse, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier paru,
écrit en collaboration avec Pierre Magistretti, À chacun son cerveau, plasticité
neuronale et inconscient. Neurosciences et psychanalyse. Tel est l’énoncé de la
conférence de ce soir. Évidemment le « et » du titre est équivoque. S’agit-il de
deux domaines complémentaires où neurosciences et psychanalyse allant main
dans la main proposeraient leur savoir au sujet en quête de réponses, de
solutions, face à ce qui lui arrive ? S’agit-il du « et » de l’intersection qui nous
ferait apercevoir ce que neurosciences et psychanalyse ont en commun ? Devrait-
on plutôt dire « neurosciences ou psychanalyse » appuyant surtout sur la
disjonction ? Les neurosciences qui par leurs méthodes et leur logique
construisent un savoir qui participe de l’exclusion du sujet et de la subjectivité,
alors que la psychanalyse, tout en reposant sur le travail d’une collectivité, celle
des analystes et des analysants élabore un savoir sur le sujet, la subjectivité, à
partir du un par un, un savoir qui vaudrait pour tous.
Voilà donc quelques réflexions pour introduire la soirée, je laisse la parole à
Monsieur Ansermet.
François Ansermet : Alors, merci de cette introduction qui pose un peu la
question que je vais tenter d’aborder devant vous. En fait le livre À chacun son
cerveau vient de paraître vendredi passé aux Éditions Odile Jacob – c’est pour ça
que je n’en ai moi-même qu’une seule copie, donc je n’ai pas pu en amener –
c’est un livre que nous avons écrit ensemble avec un neurobiologiste, Pierre
Magistretti qui est professeur de neurosciences et de neurosciences
psychiatriques à Lausanne. Il a été jusqu’à maintenant président des fédérations
européennes de neurosciences. Dans ce livre, nous avons essayé de travailler
ensemble sur cette question difficile, enfin, entre neurosciences et psychanalyse
et j’ai pensé que peut-être ce sujet pourrait être l’occasion d’un débat dans le
continent nord-américain qui, vu depuis l’Europe, a une certaine tendance à
considérer que la psychanalyse est une histoire ancienne, datant des premiers
temps du XXe siècle, et que tout ça est une histoire passée, que ça n’a plus
forcément d’intérêt et qu’il faut prendre le problème des maladies mentales, la
souffrance psychique du côté de la psychopharmacologie, de la ritaline, du
médicament, de la causalité organique, voire de la causalité génétique. Alors,
vous verrez que ce genre d’idées est aujourd’hui totalement caduque, c’est-à-dire
l’opposition entre une causalité organique et une causalité psychique des troubles
mentaux est rendue caduque par les développements récents des neurosciences
à travers le concept, enfin le fait expérimental, démontré, de la plasticité
cérébrale, de la plasticité neuronale. La plasticité neuronale, je reviendrai là-
dessus dans l’exposé, c’est le fait que l’expérience laisse une trace dans le réseau
neuronal. C’est une hypothèse qu’avait déjà Freud dans « L’esquisse pour une
psychologie scientifique ».
Il l’a aussi tenue tout au long de sa vie, également dans Abrégé de psychanalyse,
texte non publié à la fin de sa vie. C’est aussi une idée qu’avait un neurobiologiste
canadien de grand renom des années 30-40 qui s’appelle Hebb. Ça a été plusieurs
fois évoqué c’est-à-dire que le cerveau ne serait pas un organisme figé, toujours
semblable, déterminé et déterminant, mais au contraire plastique, c’est-à-dire
capable de prendre la trace de l’expérience, se modifiant en permanence. Comme
le disait un grand neuroscientifique Alain Prochiantz, professeur de l’École
normale supérieure à Paris, on se plonge tous les matins dans un homme
différent, en fonction de ce qu’on a vécu, des expériences vécues, de ce qui s’est
produit. D’ailleurs, Robert Turner disait, cet été à Lisbonne, au congrès de la
Société Européenne des Neurosciences, « we never use the same brain twice »,
ça veut dire qu’on n’utilise jamais le même cerveau deux fois, c’est en perpétuel
remaniement. Chaque expérience vécue, également psychique, modifie la
structure du réseau neuronal. Et cette représentation n’est pas du tout celle qui
est en général présentée lorsqu’on oppose une causalité psychique à une
causalité organique des troubles mentaux ou des phénomènes psychiques, qui
est pourtant au cœur des débats et des représentations actuelles. Cela veut dire
qu’on est dans une phase où les neurosciences ont généré une nouvelle
représentation mais qui n’a pas encore pénétré dans nos représentations du
fonctionnement psychique. Et cette nouvelle représentation, à travers le
paradigme de la plasticité, est très proche de ce que la psychanalyse peut
avancer autour de la question de l’irréductible de la singularité. Je reviendrai là-
dessus tranquillement dans mon développement, mais je branche un peu votre
écoute pour que vous compreniez les termes du débat.
Je pense qu’au Canada aussi, à travers l’hyperactivité avec déficit d’attention sur
lequel Anne Béraud a écrit un excellent article, enfin autour de toute une série de
problèmes, de découvertes récentes autour des vulnérabilités génétiques, de la
schizophrénie, de la psychose maniaco-dépressive, enfin, des troubles bipolaires,
à travers, pourquoi pas, le débat sur le gène de l’homosexualité ou toutes sortes
de phénomènes de ce type, on a tendance à opposer une causalité psychique à
une causalité organique. C’est commun. Alors que le fait de la plasticité
bouleverse complètement cette opposition, au point qu’on pourrait dire
aujourd’hui qu’on a une causalité psychique qui vient déterminer l’organisme.
Donc, la question du débat est posée dans des termes complètement différents
et, au fond, qui fait que chaque individu, si l’expérience laisse une trace
neuronale, chaque individu par les expériences qu’il vit, est programmé pour être
différent, pour être unique, pour être singulier. Donc, on aurait vraiment là les
fondements d’une détermination de l’unique, de l’unicité, d’une détermination de
la différence, d’une détermination de la multiplicité. Le réseau neuronal c’est un
système fait pour aller vers la singularité. La neurobiologie étudie les mécanismes
universaux, tous ceux de la biologie moléculaire, de la biologie du neurone, de la
biologie de la synapse, etc., des mécanismes universaux, mais ces mécanismes
universaux, et ça c’est la contradiction actuelle sur laquelle butent les
neurosciences, ces mécanismes universaux aboutissent à produire de l’unique, ce
qui est donc une contradiction quand même difficile à penser. Comment le fait
que nous ayons tous les mêmes mécanismes, comme le disait Valéry, « tous
écoutent en même temps un opéra, mais chacun vit une expérience unique ».
Donc aujourd’hui, neurosciences et psychanalyse, c’est ce que je vais montrer
dans mon exposé après cette petite introduction, se rencontrent autour de
l’irréductible de la singularité. Du fait de la singularité, de l’unicité, de la
différence, de la multiplicité.
Alors Freud, à la fin de sa vie, énonce un constat assez pessimiste, tout à fait
freudien, je le cite, dans l’Abrégé de psychanalyse : « De ce que ce nous appelons
le psychisme, deux choses nous sont connues, d’abord son organe somatique, le
cerveau, ensuite nos actes conscients, notre vie psychique. Tout ce qui se trouve
entre ces deux points extrêmes nous demeure inconnu ». Voilà posés les deux
termes d’un débat qui voit d’un côté la réalité neurobiologique et de l’autre les
productions de la vie psychique. Ces deux champs, il faut bien le reconnaître,
n’ont aucune commune mesure. Il n’y a pas possibilité de dire qu’on va faire une
correspondance simple biunivoque entre un état du cerveau et un état psychique.
C’est sans commune mesure : d’établir entre un état neurobiologique et un état
psychique une quelconque correspondance peut apparaître comme une tentative
impossible, en tout cas hasardeuse, source de confusion et d’égarement qui ne
conduirait qu’à perdre, de part et d’autres, les logiques requises pour la
spécificité de chacun de ces champs, neurosciences et psychanalyse. L’étude du
cerveau et celle des faits psychiques conduisent effectivement à des questions
radicalement différentes appliquant des champs d’exploration et des méthodes
sans aucune parenté. Je ne suis pas en train d’être l’apôtre, n’est-ce pas, ni du
« et » ni du « ou » dans une espèce de symbiose, de symphonie harmonieuse
entre les neurosciences et la psychanalyse. Si l’on considère d’une part les
neurosciences et de l’autre la psychanalyse, on mesure à quel point ces deux
domaines sont fondamentalement incommensurables et pourraient avoir tout à
perdre, des deux côtés, à se réunir dans une sorte de syncrétisme flou qui ferait
oublier leurs fondements différents. Une découverte faite d’un côté ne l’est pas
forcément pour l’autre. Et on est loin de connaître les enchaînements de
causalités des processus organiques et des processus de la vie psychique.
Jusqu’à récemment, entre neurosciences et psychanalyse, on pourrait dire que
c’est un couple – c’est Jacques Alain Miller qui en parlait comme ça – c’est un
couple impossible, un couple compliqué en tout cas, où le même scénario n’a pas
cessé de se répéter : l’un des deux partenaires de ce couple finissant toujours par
nier l’existence de l’autre en l’excluant pour quelques décennies, et ça, il faut
bien le dire, d’un côté comme de l’autre, tant du côté des neurobiologistes que du
côté des psychanalystes. Mis à part quelques débats spéculatifs et confus, avec le
temps, tout a fini par s’installer dans les certitudes et les à priori. Pour caricaturer,
d’un côté des neuroscientifiques sûrs d’eux mêmes, le plus souvent
réductionnistes, à la quête d’une étiologie biologique des maladies mentales
cherchant la voie d’une molécule salvatrice portée par une industrie
pharmaceutique puissante, en tout cas en Suisse, et partout ailleurs dans le
monde… De l’autre, des psychanalystes qui, il faut bien le dire, rejetaient le plus
souvent les neurosciences pour défendre leurs propres conceptions au point de se
prendre aussi au piège du réductionnisme, s’accommodant en tout cas d’un
clivage complet entre leur domaine et les neurosciences au risque, pour ces
psychanalystes, de devenir obscurantistes, refusant toutes les avancées
contemporaines de la biologie au nom d’une sacro-sainte psyché qui n’aurait
aucun fondement dans le corps. Rompant avec cette représentation, le
phénomène de la plasticité cérébrale donc, est un fait biologique qui émergerait
des données récentes de la biologie expérimentale.
Il ne faut pas oublier que Kandel de New York a eu le prix Nobel en 2000 sur des
travaux qui portent sur l’aplysie, un escargot marin dont le cerveau est
extrêmement simple, formé de quelques neurones, sur laquelle il a pu démontrer
que l’expérience laisse une trace. Ce n’est pas une construction. Avant, c’était
une hypothèse, là c’est une démonstration. L’expérience laisse une trace dans le
réseau neuronal. Au fond, c’est une nouvelle théorie de la mémoire. Toute
expérience se marque, modifie la structure du réseau neuronal. Si je donnais cet
exposé avec Pierre Magistretti, on pourrait faire un numéro à deux, qu’on a déjà
fait quelquefois, – puisqu’au fond, ce livre aux Éditions Odile Jacob est une sorte
de numéro à deux – où Pierre Magistretti maintenant couperait l’exposé en deux
et passerait un petit film où on voit une stimulation électrique par exemple sur un
réseau neuronal et vous verriez le réseau neuronal avoir des modifications
structurelles et fonctionnelles, c’est-à-dire des axones, des dendrites, vous verriez
tout ça se modifier, de façon visible. Et dans des congrès de neurosciences, vous
avez d’énormes symposiums sur la visualisation de la plasticité. Ça se voit, ça se
mesure, ça s’étudie.
Donc, le fait qu’il y ait cette plasticité cérébrale, qu’elle soit démontrée, que ce
fait biologique soit aujourd’hui objectivé, vient bouleverser complètement les
termes de cette opposition entre psychique et organique, remettant en jeu le
couple neurosciences - psychanalyse de façon nouvelle, et imprévue finalement.
Ce que démontre le phénomène de la plasticité, c’est qu’effectivement l’efficacité
du transfert d’informations au niveau des éléments les plus fins du système
neuronal peut être modifiée par l’expérience. Au-delà de l’inné, au-delà de toutes
données de départ, ce qui est acquis au gré de l’expérience modifie ce qui était.
Les connexions entre les neurones sont modifiées en permanence, tout en
laissant des effets à long terme impliquant entre autres la régulation de
l’expression des gènes à travers les mécanismes moléculaires spécifiques, qui
commencent d’ailleurs petit à petit à être éclaircis. Le cerveau doit donc
aujourd’hui être envisagé comme un organe extrêmement dynamique en relation
permanente avec l’environnement de même qu’avec les faits psychiques ou les
actes du sujet. C’est pour cela que Prochiantz disait – vous verrez que ça pose
certains problèmes, je fais déjà la présentation et après on va faire la discussion
que j’ai amorcée – c’est pour ça que Prochiantz disait : « on se plonge tous les
matins dans un homme différent ». Les traces sont là, mais les traces sont
modifiées, s’associent les unes les autres et au fond, on change en permanence.
La question n’est plus tellement comment peut-on changer quelqu’un mais c’est
plutôt comment celui-ci, tellement changé par ce qu’il vit, tant de manière interne
qu’externe, peut plus ou moins avoir l’impression d’être le même. Si on se plonge
chaque matin dans un homme différent, le problème se pose plutôt, quand vous
vous retrouvez le matin devant le miroir : comment se fait-il que vous vous dites
« tiens, ça ressemble plus ou moins à celui que j’ai vu hier soir ? ». Et ça, c’est la
révolution scientifique qui est aujourd’hui en jeu à travers les avancées des
neurosciences. La plasticité introduit donc une vision nouvelle du cerveau.
Celui-ci ne peut plus être vu comme un organe figé, une totalité déterminée et
déterminante, il ne peut plus être considéré comme une organisation fixée de
réseaux de neurones dont les connexions seraient établies de manière stable. La
plasticité démontre au contraire que le réseau neuronal est en permanence
ouvert au changement, ouvert à la contingence, à l’événement contingent,
modulable par cet événement, par les potentialités de l’expérience qui peuvent
toujours modifier ce qui était.
On pourrait se dire que les maladies psychiques seraient finalement des maladies
de la plasticité, un défaut de la plasticité. En excès ou en défaut. De la plasticité
découle l’évidence qu’à travers la somme des expériences vécues, qui est infinie,
depuis même la vie prénatale… Enfin dans ma pratique, je m’occupe beaucoup de
la clinique périnatale, le diagnostic prénatal, la médecine prédictive, des
compétences des fœtus, etc. Donc, à travers ça, les expériences s’accumulent
dès avant la naissance et chaque individu, pour le coup, se révèle unique et
imprédictible, au-delà de ses déterminations neurobiologiques ou génétiques,
d’où le titre qu’on a choisi avec Pierre Magistretti, enfin qu’on avait fait dès le
synopsis aux Éditions Odile Jacob quand on a proposé cet argument « A chacun
son cerveau ».
C’est-à-dire qu’effectivement les mécanismes universaux du fonctionnement
cérébral aboutissent à de l’unique et à de l’imprédictible. Les lois de la
neurobiologie aboutissent à produire du différent et de l’imprévisible. C’est quand
même une révolution dans la façon de penser les choses. Ça veut dire que la
question du sujet, du sujet comme exception à l’universel – vraiment je prends le
sujet dans sa définition la plus stricte, depuis Hegel, au fond – la question du sujet
comme exception à l’universel devient aussi centrale pour les neurosciences.
C’est de ça dont ils s’occupent aujourd’hui dans les neurosciences
contemporaines, de la question du sujet comme exception à l’universel qui le
porte si vous voulez. La question du sujet devient aussi centrale pour les
neurosciences qu’elle l’est pour la psychanalyse, aboutissant, il faut bien le
reconnaître, à un point de rencontre inédit, inattendu, entre ces deux
protagonistes si habitués à être antagonistes. Neurosciences et psychanalyse, je
le répète, se rencontrent aujourd’hui autour de la question du sujet. Alors que les
neurosciences ont souvent été vues, n’est-ce pas, comme un domaine qui
procède de la biologie et donc de l’exclusion du sujet, de la forclusion du sujet
propre au discours de la science, chose habituellement dite dans nos milieux
psychanalytiques. Et bien non, au contraire, la question la plus centrale
aujourd’hui pour les neurosciences, c’est le fait de l’irréductible de la singularité.
Et là, c’est un appel des neurosciences à la psychanalyse et un enseignement
aussi pour la psychanalyse à partir des neurosciences. Mais sur la base de deux
domaines sans commune mesure. C’est assez paradoxal comme type de
réflexion. C’est d’ailleurs comme ça qu’on a procédé avec Pierre Magistretti dans
l’écriture de ce livre. C’est-à-dire d’abord on a voulu dire des choses, et puis ça
faisait des chapitres, n’est-ce pas, comme nous a dit un collègue, c’est un peu la
rencontre improbable entre l’ours blanc et la baleine. Peut-être que ça se fait au
Canada dans le Grand Nord, mais le coït entre l’ours blanc et la baleine, ce n’est
pas simple à réaliser, et qu’au fond on avait deux domaines… On s’est bien
aperçu qu’on n’arrivait pas à articuler ces deux domaines, ces deux domaines
tellement différents.
Notre manière de procéder dans ce livre – dont je suis presque obligé de parler
puisque c’est le thème de ma conférence et que je viens de le terminer, qu’il vient
de sortir – la façon dont on a procédé, c’est justement de dire que véritablement il
n’y a pas de commune mesure entre la psychanalyse et les neurosciences, mais il
y a un point d’articulation autour de la question de la plasticité, c’est-à-dire de la
trace. De la trace laissée par l’expérience. C’est la question commune entre les
neurosciences et la psychanalyse, c’est la question de la trace, qui est la question
très noble dans la psychanalyse. Qu’est-ce qu’une expérience ? Quelle trace
laisse-t-elle ? En quoi cette trace vient-elle déterminer quelque chose pour le
devenir du sujet.
Moi je travaille surtout avec des enfants, comme vous l’avez dit, je suis professeur
de pédopsychiatrie, je travaille avec des enfants tout à l’aube de la vie, des
prématurés, des enfants qui ont vécu des traumatismes majeurs liés à la
prématurité, aux soins, à l’immaturité, à la lumière, aux bruits, enfin tout ça, tout
cela laisse des traces. Laisse des traces, quelles traces ? En quoi sont-elles
déterminantes ? Comment se modifient-elles au cours du temps ? C’est la
question de la trace psychique qui est aussi la question de la trace synaptique et,
en termes lacaniens, du signifiant, puisque Lacan a toujours dit que le signe de la
perception… bon, peut-être est-ce un développement qu’on pourra reprendre
pour ceux qui vont participer au séminaire. Mais au fond, dans l’expérience de
satisfaction du tout jeune enfant, liée à la décharge de l’excitation, par exemple la
tension liée à la faim… cette tension liée à la faim, l’enfant ne peut pas la
décharger tout seul. Il faut l’action spécifique de l’autre. C’est ce que disait Freud,
qui est aussi confirmé par les neurosciences contemporaines. C’est qu’un
organisme seul ne peut pas se décharger de son excitation, de sa tension, de la
destructivité qui habite le vivant. Pour qu’elle se décharge, il faut l’action
spécifique de l’autre. Cette action spécifique de l’autre est faite dans la
simultanéité, Freud parlait de Gleichzeitigkeit. Aujourd’hui où il y a des grands
congrès de neurosciences sur la détection de coïncidence, on dit coincidence
detection. Quand ça se fait dans la simultanéité, ça donne une trace, une
inscription, une modification du réseau neuronal. Cette première trace, liée à la
décharge de l’excitation, Freud l’appelait « le signe de la perception », pour ceux
qui connaissent, dans la lettre du 6 décembre 1896. Du signe de la
perception Wahrnehmungszeichen, Lacan disait « aux signes de la perception, je
donne leur véritable nom, le signifiant ».
Je ferme la parenthèse juste pour vous dire qu’il y avait là un point de
convergence, même si ces deux domaines sont sans commune mesure, il y a là
un point de convergence entre trace synaptique, trace mnésique et signifiant.
Donc voilà notre couple pour le moins obligé de repenser ses relations. Le sujet de
la psychanalyse et le sujet des neurosciences ne serait-ils plus qu’un ? En tout cas
le phénomène de la plasticité nécessite de penser la question du sujet dans le
champ des neurosciences. Si le réseau neuronal contient dans sa constitution la
possibilité de sa modification – je reviendrai là-dessus, c’est-à-dire qu’il est
organisé pour se modifier, il est programmé pour se déprogrammer, si on veut , et
se programmer différemment – si le réseau neuronal contient dans sa constitution
cette possibilité, si le sujet, tout en recevant une forme, participe à sa formation,
à sa réalisation, bref, si on admet le concept de plasticité on est aussi amené à
introduire dans le champ des neurosciences la question du sujet, donc de
l’unique, donc de la diversité, donc de l’imprédictibilité, tout le contraire de la
façon dont on voit la détermination génétique ou la détermination biologique. Ça
nous pose même la question du fait que l’organisme – pour aller un peu plus loin
dans ce parallèle sur lequel vous trouverez, pour ceux que ça intéresse, des
développements dans le livre, parallèle qu’on a réfuté, reconstruit, déconstruit,
reconstruit, entre trace synaptique, trace mnésique et signifiant, – on peut dire
qu’effectivement l’organisme est affecté par le langage. Une fois que le sujet
entre, s’arrime au monde du langage, qui est vraiment le grand mystère du fait
de l’humain, il est lui-même affecté par le langage, c’est-à-dire qu’il est parasité
par ce parasite. Lacan parlait d’un parasite à propos du langage, je n’ai jamais
vraiment compris ce que ça voulait dire, jusqu’au moment où je me suis plongé
dans ce monde de la plasticité, ça veut dire qu’il est parasité par cet autre organe
que son organisme, qu’est le langage qui lui préexiste et qui participe à
l’organiser, et en particulier à organiser le réseau neuronal.
C’est ce que dit aussi Jacques-Alain Miller dans un excellent article qui s’appelle,
pour ceux qui le connaissent « Biologie lacanienne »1, où il parle de l’affection
traçante de la langue, du système de la langue, pour reprendre la catégorie
saussurienne, l’affection traçante du système de la langue sur le corps, qui laisse
une inscription. Donc le langage n’est pas qu’un organe de communication, le
langage est aussi quelque chose qui participe à produire le sujet, le sujet surgit du
vivant par l’opération du langage. Donc toute l’énigme, dans notre champ, de
l’émergence du sujet, de la naissance du sujet, qui nous intéresse comme
psychanalystes – en particulier comme psychanalystes travaillant avec des
enfants, avec des autistes, de très jeunes enfants – c’est le fait qu’il y a quelque
chose d’étrange qui se met en jeu, qui émerge, avec une inscription dans
l’organisme, du vivant qui est là, du donné de départ, et une autre inscription
dans le monde du langage. Et tout ça, cela donne du sujet, du différent, de
l’unique. On peut dire que le sujet est autant déterminé par sa prise dans le
langage qu’il est déterminé par les données de son organisme. Alors on pourrait
faire la même constatation à propos de l’actualité, du problème de l’épigénèse.
Au moment où la plupart des états et les services de la recherche scientifique ont
beaucoup investi sur le projet du génome humain, lequel projet – qui était
presque l’idée de la mythologie monogénique : un gène, une protéine, un
caractère, qui permettrait de traiter des tas de maladies – et bien le projet du
génome humain aboutit à environ 30 000 gènes, qui ont été identifiés et qui
aboutissent à une complexité insondable sauf, peut-être, grâce aux
développements récents de l’informatique… Mais enfin, de la façon dont les
choses peuvent se complexifier, la question du génome humain aboutit sur la
question des lois de l’épigenèse. Vous me suivez ? C’est-à-dire que, plus on étudie
la détermination génétique, plus la complexité que détermine cette organisation
génétique est évidente et surtout la façon dont l’expressivité des gènes semble
dépendre de façon majeure des particularités de l’expérience, démontrant
l’importance des facteurs épigénétiques dans l’accomplissement du programme
génétique.
Certains travaux, dont justement ceux de Prochiantz qui sont faits sur les gènes
de développement, les gènes d’évolution ; certains développements tendraient à
montrer qu’il y aurait des mécanismes génétiques destinés à déconnecter
l’individu de sa détermination génétique. Donc, on serait génétiquement
déterminés pour être indépendants de sa détermination génétique. En d’autres
termes, on serait génétiquement déterminés pour être libres. Donc il y aurait la
place du sujet à travers l’épigenèse et à travers la question de la plasticité, c’est
comme si la place du sujet était laissée ouverte et libre à l’imprévisible à
l’intérieur même des lois de l’organisme. Ce qui est effectivement un
retournement complet par rapport à la façon dont on se représente en général
l’opposition entre la détermination biologique et la détermination psychique.
Plasticité et épigenèse ont d’ailleurs partie liée. La question de l’expression du
génotype peut être abordée directement à partir du modèle de la plasticité. Vous
savez qu’habituellement, pour ceux qui ont des souvenirs de leur cours de
biologie, on considère qu’entre le génotype et son expression (le phénotype)
opère l’incidence des facteurs épigénétiques, c’est-à-dire de l’expérience, l’impact
de l’environnement, qui viendrait moduler le génotype. Donc, tout serait au fond
génétique, et puis il y aurait une variation dans la génétique. Or, on peut voir
aujourd’hui les choses différemment à travers le phénomène de la plasticité.
C’est-à-dire qu’il y a deux lignes de déterminisme sans commune mesure : la
détermination génétique et la détermination psychique qui se nouent dans le
phénomène de la plasticité, aboutissant à un phénotype. Ce n’est plus la
modulation de facteurs génétiques par des facteurs de l’environnement ; ce sont
deux lignes de déterminations qui se nouent dans un mécanisme assez complexe
qui met en jeu, effectivement, l’affection traçante de la langue sur le corps,
l’expérience interne, l’expérience externe, etc. Donc passons là-dessus pour dire
que là, au fond, il y a un énorme paradoxe pour penser ces choses. L’expérience
laisse une trace. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela peut paraître énormément
déterministe. Ajouter un déterminisme à un autre déterminisme !
On est déjà déterminé par ses gènes, on est déterminé par l’organisation du
réseau neuronal, on est déterminé par les dysfonctions du réseau neuronal, peut-
être congénitalement acquises, et là-dessus la plasticité rajoute encore une
détermination psychique, une détermination environnementale, une
détermination même biologique externe, n’est-ce pas, qui rajoute des
déterminants à des déterminants et que finalement on serait tellement
déterminés que ça produit de l’unique et du différent mais du complètement
déterminé et donc il n’y a pas de liberté ! Il n’y a pas de liberté pour le choix du
sujet, pour l’acte du sujet, etc. Or ce n’est justement pas le cas et c’est ce que
montrent de façon très étonnante les neurosciences contemporaines avec un
paradoxe au cœur de la plasticité : c’est que l’expérience s’inscrit, mais que
l’inscription de l’expérience sépare de l’expérience. Et à ce moment là on ne
retrouve plus l’expérience, on en retrouve la trace. Trace de l’expérience qui peut
s’associer avec d’autres traces au gré de nouvelles expériences. Jusqu’à faire une
chaîne de traces, une chaîne de signifiants qui aboutit à un autre signifié qui n’a
plus rien à voir avec le signifié de départ qui était à la base de la perception. Et ça
c’est une révolution totale de la façon de penser les choses par rapport, par
exemple, à l’idée du traumatisme. Un traumatisme, une expérience vécue, une
effraction dans la petite enfance, dans le monde prénatal, on pourrait dire eh bien
voilà ! Vous avez dit « génétique », vous avez dit « réseau neuronal », maintenant
vous dites « plasticité »… Cela veut dire : tout ça laisse des traces et que quand,
enceinte, vous passez l’aspirateur qui fait un bruit infernal et que votre fœtus se
tord dans le ventre maternel, que sa carrière de soliste est à tout jamais ruinée
par cette expérience là et que vous auriez mieux fait de demander à quelqu’un
d’autre, à votre voisin, de passer l’aspirateur pendant que vous auriez été dan un
parc agréable sous les arbres de Montréal. Eh bien non ! Pas du tout! C’est-à-dire
que l’expérience s’inscrit mais puisqu’elle est inscrite elle sépare de l’expérience.
Elle devient, au fond, un matériau qui peut s’associer à d’autres traces pour créer
une réalité interne inconsciente, complètement détachée de la réalité, telle
qu’elle a été vécue, perçue.
Qu’elle soit endopsychique – comme disait Lacan, il parlait de « perceptions
endopsychiques » – ou qu’elle soit des perceptions externes. C’est-à-dire que tout
est programmé pour que les choses puissent se rendre indépendantes de
l’expérience. Donc la question de la plasticité neuronale est très paradoxale.
L’expérience laisse une trace et l’inscription de l’expérience sous forme de trace
sépare, coupe, rend même inaccessible l’expérience. C’est d’ailleurs ce dont
Freud avait l’intuition. Une vérification tout à fait stupéfiante de certaines
hypothèses de Freud n’a pas cessé de nous étonner, avec Pierre Magistretti, dans
la préparation de ce livre, en lisant toute la littérature contemporaine sur ces
questions là. Alors, on se dit : mais comment ce type dans son cabinet à Vienne,
fumant des cigares, avec son chien qui circulait dans son cabinet, tout en voyant
des hystériques qui disaient être enceintes de lui, et en recherchant l’hypothèse
traumatique à la base des névroses, tout en mangeant de knödels préparées le
soir par Martha Freud, qui se retirait dans son bureau vers 22h00 et arrivait à
créer une théorie globale du cerveau qui aujourd’hui trouve sa validation dans
une actualité stupéfiante ?! Qu’est-ce que disait Freud dans L’interprétation des
rêves, chapitre VII ? Il y dit: « L’expérience de satisfaction laisse une trace qui fait
qu’on ne peut plus remonter de la trace à l’expérience. On retrouve une trace
mais on ne retrouve plus l’expérience ». Mais cette trace, elle est mobilisable pour
s’associer avec d’autres traces et toute une série de phénomènes. Parce que ce
n’est pas seulement un système « computerisé » d’associations de traces en
traces, il y a aussi des états somatiques. Un neurobiologiste, d’origine portugaise,
travaillant aux Etats-Unis, et qui s’appelle Damasio a écrit un livre qui s’appelle
« L’erreur de Descartes » – que certains d’entre vous ont peut-être lu – Damasio
montre qu’il a délocalisé l’esprit de la tête, puisqu’il a montré qu’il y avait une
association avec des états somatiques. Il en a fait une théorie des émotions,
presque d’une cognition à travers les émotions. Mais on peut dire que ces états
somatiques, on peut les penser comme l’équivalent de la pulsion.
C’est-à-dire qu’il y a d’un côté un quantum d’affect, d’un autre côté une
représentation, qui ont chacun un destin différent. Une expérience laisse une
trace, cette trace peut s’associer à d’autres traces, qui sont elles-même des
stimuli nouveaux, qui vont créer de nouvelles traces encore, mais chaque trace
peut être associée avec un état somatique particulier. Un état somatique qui est
une sorte de mémoire du corps, une mémoire inconsciente ; et c’est de la tension
entre la trace et l’état somatique que résulte une décharge psychique qui dirige
l’action c’est-à-dire en fait, un remake de la théorie freudienne de la pulsion, de
son destin, du destin de la pulsion, y compris dans son refoulement. Donc vous
voyez que le système est programmé, déterminé pour introduire une dimension
d’imprévisibilité et pour détacher le sujet de l’expérience. C’est le message de la
plasticité. L’expérience laisse une trace et la trace libère de l’expérience et rend
cette trace à un statut de nouveau stimulus pour être associé à d’autres traces ou
des états somatiques particuliers, c’est-à-dire au fond à un destin aussi déterminé
par la dimension pulsionnelle, c’est-à-dire la jouissance, c’est-à-dire le corps dans
toutes ses dimensions. Donc, la plasticité permettrait d’exploiter à l’extrême le
spectre des possibles, des différences, de l’inédit au delà de la règle. La plasticité
c’est une règle, mais c’est une règle qui produit de l’inédit, laissant toute sa place
à l’imprévisible dans la construction de l’individualité. L’individu peut être
considéré comme biologiquement déterminé pour être singulier, unique,
imprévisible. Alors poser les choses dans ces termes-là pose au fond un grand
problème, parce que ça veut dire qu’il y a une détermination de l’indéterminé ou
une détermination de l’aléatoire. La plasticité introduit à une question qui est
vraiment complexe, un retour sur le problème du déterminisme. Comment est-ce
qu’on peut avoir une série de déterminants qui aboutissent à de l’aléatoire ?
Évidemment dire que quelque chose est déterminé ne veut pas dire qu’il est
prévisible, tout le monde le sait. On a la représentation, quand on parle de
biologie, on dit le gène de l’homosexualité est génétiquement déterminé, donc il
devient homosexuel.
Vous voyez que les données actuelles vont à contre courant de ces
représentations qui orientent parfois les travaux des chercheurs, en particulier de
la psychopharmacologie. Il y a là un problème difficile à penser. C’est-à-dire ce
qu’on a appelé la « détermination de l’aléatoire ». En tout cas on peut dire que la
plasticité fait passer à un nouveau paradigme quant au rapport du sujet à
l’organisme. On peut dire que c’est une révolution scientifique au sens de Kuhn.
Pour Kuhn, lorsqu’un paradigme est efficace et produit beaucoup de résultats,
lorsqu’il est poussé à son point le plus extrême, par exemple pour ce que j’ai dit
ce soir de la détermination organique du psychique, voire de la détermination
génétique du comportement humain, ce paradigme s’épuise. Il s’épuise jusqu’à
déboucher sur un échec. Ouvrant la voie vers une conception nouvelle. Je crois
qu’il parle de science extraordinaire, c’est-à-dire qu’il y a un moment où on est
dans un glissement des représentations et des paradigmes et un changement de
paradigme. Et je crois que le paradigme de la plasticité ce n’est pas tellement un
paradigme nouveau dont on a tiré toutes les conséquences, c’est le signe qu’on
est dans un changement de paradigme complet, en tous cas du côté de la
biologie, et qui rejoint certaines questions de la psychanalyse. Plasticité
neuronale, à chacun son cerveau, plasticité du devenir, plasticité du sujet. Alors, à
partir de là on tombe dans une sorte de contradiction. Que je laisse sous forme de
contradiction mais peut-être est-ce l’intérêt d’une conférence. Dans la discussion
ça va susciter quelques questions. Quand on tombe sur une contradiction ou sur
quelque chose qu’on n’arrive pas à penser, peut-être est-ce parce qu’on est pris
soi-même dans un épuisement de ses propres paradigmes. Donc la contradiction :
Du fait de la plasticité, l’expérience s’inscrit, laisse une trace durable, mais celle-
ci peut être transformée. Ce qui était, peut se désorganiser et se réorganiser
différemment, introduisant une dialectique entre permanence et modification, une
dialectique à explorer, qui est quand même très présente dans la psychanalyse,
qui est quand même une pensée qui donne aussi beaucoup de place aux traces,
aux traces mnésiques, etc.
Or Freud a toujours dit à la fois : rien ne se perd pour l’appareil psychique, a-t-il
écrit, rien ne se perd, pas de souci ! En psychanalyse, ce n’est pas comme en
archéologie, c’est dans L’avenir d’une illusion, je crois… Les archéologues, quand
ils doivent explorer une ville, il y a des parties détruites, il leur manque des tas de
choses. En psychanalyse tout est présent. En même temps, de temps en temps,
dit-il, les traces sont modulables, sont modifiables, en tous cas se combinent, se
recombinent à l’infini si bien qu’on perd la trace de l’expérience, comme je disais
tout à l’heure. Vous voyez qu’il y a là une sorte de contradiction : rien ne se perd
et tout se modifie. Alors je vais essayer de déplier cette contradiction. La
plasticité est un mécanisme qui fait que l’expérience laisse une trace dans le
réseau neuronal. En même temps, elle implique que rien n’est figé, que tout est
toujours susceptible de changement. Il s’agit donc d’une contradiction entre
durée et changement. Mais s’agit-il vraiment d’une contradiction ? On peut en
effet imaginer qu’irréversibilité et réversibilité – si on le prend dans ces termes-là,
une trace irréversible et une trace réversible – sont possibles en même temps, ne
sont pas contradictoires dès lors que l’on considère que les choses peuvent
exister en potentialité, en devenir. Une trace ultérieure peut toujours modifier une
autre trace. De même, pour penser la plasticité, il s’agirait d’être prudent dans la
façon de mettre en rapport un état avec des propriétés. C’est justement ce
qu’amène le concept de plasticité. La plasticité implique en effet que des
propriétés, propriétés de plasticité, existent, mais en potentialité. Ce qui est aussi
valable pour la plasticité de l’organisme que de celle du sujet. Il ne faut donc pas
confondre les potentialités avec des propriétés. On pourrait prendre aussi à ce
propos pour ceux qui travaillent avec les concepts de la psychanalyse, en
particulier de Lacan, reprendre les conceptions aristotéliciennes d’automaton et
de tuché, tels qu’elles ont été introduites par Lacan dans le Séminaire XI pour
faire la distinction entre deux versants de l’inconscient : d’une part il y a
l’inconscient automaton et d’autre part l’inconscient tuché.
L’automaton c’est ce qui se répète et ce qui ne cesse de se répéter, et la tuché et
bien c’est l’événement imprévu, la contingence. L’automaton c’est du côté de la
nécessité et la tuché du côté de la contingence. Contingence qui fait que le matin
vous sortez, tranquillement vous vous dirigez vers votre voiture, mais votre
voisine qui arrose ses plantes laisse tomber un pot qui vous tombe sur la tête et
vous êtes mort. C’est la tuché, c’est la tuile qui tombe du toit. Il y a parfois
destuchés heureuses hein ! Enfin c’est l’événement contingent, complètement
imprévu. Donc, Lacan essaie d’aborder le concept d’inconscient en mettant en jeu
ces deux dimensions. D’une part, l’inconscient automaton qui accumule ce qui est
inscrit, imposant au sujet une trajectoire orientée depuis le passé ; c’est une
version de l’inconscient. D’autre part l’inconscient tuché, c’est-à-dire répondant
du non-réalisé, de ce qui est disponible pour l’avenir, au-delà de ce qui était,
tourné vers le futur dans ses dimensions imprévisible, imprédictible. Et là, je
pense que c’est une bonne façon de saisir l’enjeu du concept de plasticité. D’un
côté, la plasticité automaton, c’est inscrit, la réalité de l’inconscient. De l’autre
côté, la plasticité comme une potentialité de changement encore infinie, c’est-à-
dire du non-réalisé. Dans le modèle de l’automaton, une trace serait générée par
des mécanismes spécifiques de plasticité aboutissant à une trace permanente. À
l’inverse, le modèle de la tuché privilégierait le bouleversement opéré par le fait
contingent lorsque le plein potentiel de la plasticité est maintenu. Des
événements se succèdent et modifient le système tout en le laissant ouvert à des
modifications ultérieures. Il y a beau y avoir une modification, il y a une ouverture
contenue dans la modification même vers d’autres modifications, une chaîne de
potentialités de modifications. Persiste une potentialité qui permet à tout nouvel
événement de produire son effet au-delà de tout pré-programme. On est
programmés pour ne pas être tout à fait programmés. Tout événement
contingent subséquent vient ainsi modifier le système de traces déjà inscrites. Les
choses restent mobiles, comme au fond dans le jeu de l’ardoise magique décrit
par Freud, le Wunderblock, où on peut toujours effacer et réinscrire de nouvelles
traces même si persistent en arrière fond une trace de ce qui a été préalablement
inscrit.
Ça, c’est la grande découverte freudienne du point de vue neurobiologique, c’est-
à-dire que perception et mémoire s’excluent réciproquement. Donc, ce n’est pas
possible de garder les traces de tout ce qu’on a vécu. Vous savez, le personnage
de Borges, cet homme malheureux qui devait s’enfermer dans une pièce sombre
parce que chaque chose vue, chaque chose entendue, chaque chose vécue restait
inscrite dans sa mémoire, c’était insupportable que toute perception reste dans la
mémoire. Donc il faut avoir un système qui re-libère la perception pour de
nouvelles perceptions détachant de la mémoire. Et Freud a dû poser, dès le début
de son œuvre, déjà dans cette fameuse lettre du 6 décembre 1896, que
perception et mémoire s’excluaient réciproquement2. Moi j’ai appris ça au départ,
c’est une phrase de psychanalyste, quand on fait ses gammes de psychanalyste,
mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire vraiment qu’il y a une potentialité
toujours ouverte à d’autres inscriptions dans le fait, même biologique, de
l’inscription. Cette potentialité d’ouverture propre au modèle de
l’inconscient tuché, permet l’incidence de la contingence au-delà des vois
imposées par la nécessité. C’est une nouvelle façon de penser le rapport entre
contingence et nécessité. Un événement est toujours un événement sémantique ;
c’est un événement de structure. Il est pris dans la nécessité de la structure. On
interprète ce qu’on vit en fonction de sa propre structure psychique. Et en même
temps il y a une ouverture à l’imprévu d’une contingence nouvelle laissant
potentielle une place pour le non-réalisé, pour ce qui est encore en devenir. On
pourrait ainsi faire un parallèle entre l’inconscient tuché ouvert vers le futur,
toujours potentiellement détaché de ce qui est déjà inscrit et ce que nous
enseigne le fait de la plasticité. Avec l’inconscient tuché, on serait dans le registre
d’une possibilité permanente de modification. Donc, ce serait un système
psychique et organique programmé pour avoir une possibilité permanente de
modification. La modification permanente c’est presque un oxymoron enfin, c’est
une chose assez paradoxale. Lorsque la pleine potentialité de la plasticité reste
établie, comme dans le modèle de ce qui reste ouvert à la tuché, le réseau
neuronal resterait modelable comme de la céramique humide, si on peut
emprunter un tel parallèle.
Tout resterait disponible, malléable du fait de la plasticité. Alors que dans le
modèle de l’automaton un état de transition est mis en place, de même que par
l’effet de la chaleur où la structure de la céramique devient rigide, difficilement
modifiable. Plastique, plasticité, c’est aussi le plastique, avec la contradiction du
plastique qui prend la forme et qui peut aussi figer la forme. Alors là, on voit qu’il
y aurait tout un développement à faire sur temps et matière, une question
philosophique très classique. C’est-à-dire qu’une telle conception introduit une
nouvelle dialectique entre temps et matière. L’expérience donne forme à la
matière qui conserve cependant sa capacité à recevoir de nouvelles formes. À
travers l’événement incident, le temps peut s’inscrire dans la matière de façon
chaque fois unique. Temps, forme et matière sont noués par le phénomène de la
plasticité. La notion de plasticité conduit ainsi à une réflexion nouvelle sur le
temps. Est-ce qu’on va parler de continuité ou de discontinuité ? De généalogie
ou de nouveauté ? D’ordre ou d’invention ? De règles ou d’inédit ? De synchronie
ou de diachronie ? De détermination ou de coupure ? La plasticité implique un
montage tissé de temporalité. Au fond s’il y a une temporalité c’est parce qu’il y a
une plasticité. On ne peut plus penser l’organisation cérébrale de façon
intemporelle. Ce qui est constaté en un temps donné reste pris dans un
mouvement temporel. Alors, à quel modèle de la temporalité doit-on se référer
lorsqu’on veut penser l’organisation du réseau neuronal ? Comment rendre
compte de la construction de ce qui est, à partir de ce qui était, et de
l’anticipation de ce qui sera à partir de ce qui est ? C’est tant tourné vers le passé
que tourné vers l’avenir. Comment intégrer le temps à la description d’un état du
cerveau ?
La plasticité oblige à repenser la question de la temporalité, à intégrer ce temps
qui emporte ce qui est en un moment donné. On a compris que le temps de la
plasticité c’est un temps discontinu, fait de ruptures. Peut-être faut-il faire appel à
différentes formes de temps sur lesquels on peut revenir lors de la discussion,
enfin moi, le temps qui me fascine dans la plasticité c’est le temps de la vie
psychique qui serait le futur antérieur, qui est d’ailleurs le temps de la névrose
infantile : « tu auras été cet enfant là », qui noue, comme si le langage avait pu
témoigner dans sa grammaire même de cette temporalité paradoxale, qui montre
bien que si le temps de la plasticité procède de discontinuités entre histoire et
événements – puisque c’est bien cette question-là qui est en jeu – l’histoire,
comme le disait Lacan, peut aller à rebrousse-poil du développement. Voyez que
la plasticité remet en question l’idée continue, chronologique, du développement.
Puisque le développement par stades – tel que la psychologie, même la
psychologie psychanalytique l’a enseigné, on passe par des stades et des
étapes… – est sans arrêt brouillée par ces mouvements produits par l’événement
ou par l’histoire qui remet en jeu différemment la question du développement.
Donc, déterminisme et plasticité c’est une grande question. Développement et
plasticité c’est une autre grande question aussi, tant sur la plasticité neuronale
que sur la plasticité du sujet. Il prend la forme tout en donnant la forme par son
acte. En conclusion, on pourrait dire que la plasticité introduit une dialectique
nouvelle entre déterminisme et liberté. En tout cas oblige à penser une
dialectique nouvelle entre déterminisme et liberté. On a vu que la plasticité c’est
justement ce qui permet l’incidence de la contingence, de l’événement
contingent. Une dimension propre au sujet se révèle opérante sur les lois mêmes
de l’organisme, introduisant la question de la diversité au cœur du réseau
neuronal. Il y aurait ainsi, tant une plasticité de l’organisme, qu’une plasticité du
sujet, permettant une plasticité du devenir en fonction de l’expérience, dans
toutes les versions qu’on peut donner à ce mot « expérience ».
Ce peut être aussi l’expérience d’un réel subjectif, l’expérience du sujet à ce par
rapport à quoi il répond. Donc, il s’agit d’un phénomène dynamique qui implique
un sujet actif quant à son devenir.
Ce qu’il devient n’est pas seulement fonction de ce qui a été. Ce qu’il sera passe
aussi par la médiation de ce qui est et de son acte. Dès lors, le phénomène de la
plasticité nous amène à considérer comme fondamentalement imprévisibles les
facteurs influençant l’organisation du réseau neuronal et le devenir du sujet.
Finalement, on pourrait dire qu’un psychanalyste c’est véritablement un praticien
de la plasticité. C’est un praticien de la plasticité, un praticien de la potentialité
contenue dans le fait même de la plasticité. C’est un praticien de l’imprévisible,
puisque que sur le plan psychique, comme sur le plan organique, on doit
considérer comme imprévisibles les facteurs influençant le devenir de la vie
psychique même s’ils sont déterminés. En tout cas, on doit repenser la dialectique
complexe entre l’imprévisible et le déterminé. On pourrait retenir, enfin, on
pourrait introduire le mot « diachronie ». « Diachronie », c’est un mot qui a été
introduit par Ferdinand de Saussure, linguiste genevois, pour définir l’évolution
des langues. La question de la plasticité des langues – comme me l’a montré une
linguiste avec qui j’ai longtemps travaillé, Claudia Mégia – c’est aussi la question
de la plasticité chez Saussure. Comment se fait-il qu’une langue n’évolue pas,
qu’on parle le latin tous les matins à Rome et qu’en moins de deux cents ans on
se mette à parler l’italien ? Qu’est-ce qui s’est passé par rapport à ces éléments
déterminants de conservation de la langue pour que la langue tout à coup se
modifie ? Il a introduit un néologisme qui est resté : la « diachronie », par rapport
à la synchronie. Alors comment la diachronie de l’événement se prend-elle dans
la synchronie de la structure? On peut aussi prendre le terme plus simple de
« devenir ». Le mot « devenir » va peut-être prendre un poids plus grand que
celui de « développement ». L’idée de développement, c’est qu’il y aura pré
programme qui s’ouvre, n’est-ce pas, plus ou moins modulé par les expériences
de l’environnement, mais qui sont toujours vécues comme des accidents.
Ça, c’est un point intéressant dans le débat avec Pierre Magistretti,
neurobiologiste, pour moi la trace c’était surtout le traumatisme, la cicatrice, la
trace laissée par l’événement, qui détermine, qui est déterminante, qui est
déterminée. Pour lui, la trace c’est ce à partir de quoi les choses se construisent.
C’est une vision tout à fait ouverte et dynamique de la trace. C’est pour cela qu’il
est peut-être plus intéressant de penser les choses en termes de devenir plutôt
qu’en termes de développement. Utiliser le terme de « devenir » permet de
mettre en évidence la fortuité du résultat d’une évolution psychique, qui a en
effet un côté totalement fortuit. Il s’agit d’aborder ce qui s’est passé pour
constituer un nouvel état à partir d’une conception qui articule continuité et
discontinuité. On peut être saturé de déterminants mais l’articulation de ces
déterminants n’est pas complètement déterminée. C’est en tout cas le paradoxe
sur lequel fait buter le concept de plasticité. Comme dit Freud, rien ne se perd
dans la vie psychique. Comme le disent les neurosciences contemporaines,
l’expérience laisse une trace. Que cette trace soit déterminée, ne veut pas dire
que ça soit prévisible. On ne sait pas ce que sera l’instant suivant. La plasticité
démontre que tout s’inscrit, que l’expérience laisse une trace, que celle-ci est
déterminante, mais pourtant on reste impuissant à prévoir le devenir qu’elle
implique. On ne peut donc pas résorber cette impossibilité à saisir le devenir
derrière l’illusion rétrospective propre au concept de développement. Il faut en
tout cas tenir compte de la différence entre le point de vue rétrospectif et le point
de vue prospectif. On a souvent beaucoup de raisonnements rétrospectifs dans
notre façon de penser, comme cliniciens. Vous savez, on a un savoir rétrospectif
qu’on applique à un sujet de façon prospective. On procède par anamnèse : on dit
« voilà ce qui s’est passé, voilà ce qu’il a vécu », et puis on met en rapport, nous,
des éléments de l’anamnèse avec ce que le sujet produit.
Or, le fait même de penser les choses différemment en terme de devenir implique
une rupture entre ce qui est prospectif et rétrospectif et ces points de vue doivent
être déclinés, pensés en incluant l’imprévisible impliqué par les liens
diachroniques. Ce qui devrait nous éviter pour toujours de confondre le devenir
avec le développement. Et comme psychanalystes, on est praticiens du devenir,
de l’acte du sujet, de la réalisation du sujet, de la réponse du sujet, plus que de la
causalité qui participe à produire le sujet tel qu’il est. Tout devrait donc être
repensé en prenant comme base l’imprévisible du devenir au-delà des
déterminants tant psychiques qu’organiques. Voilà en tout cas, une série de
questions sur lesquelles – je terminerai là – fait buter le concept de plasticité qui
vient vraiment bouleverser l’idée de déterminisme et l’idée de développement ;
l’idée de l’opposition entre une causalité psychique et une causalité organique. Le
reste, et bien, comme dans une révolution scientifique au sens de Kuhn, c’est
l’avenir qui nous le dira, c’est-à-dire comment ce concept va retravailler
différemment nos conceptions de la clinique, nos conceptions du développement,
voire nos conceptions de la cure, en tout cas, ça devrait encourager le
psychanalyste à être d’abord un praticien de la réponse du sujet, attentif à la
particularité de sa réponse, plutôt que d’être un praticien de la causalité et des
pièges de la causalité et du déterminisme, que tout psychanalyste qu’il soit, tout
psychanalyste qu’on soit, on risque d’être pris dans cette impasse de la même
manière que le généticien, ou le biologiste, ou le psychiatre pharmacologue
peuvent être pris dans cette impasse. Alors notre espoir c’est que notre livre, A
chacun son cerveau soit une petite étape vers cette possibilité de relancer les
choses différemment, dans une façon complètement différente de voir la clinique
et les théories du développement.
Je m’arrête là.(Applaudissements).
Cyrille Béraud : Question inaudible en rapport avec les structures freudiennes et
la plasticité.
François Ansermet : C’est vraiment une excellente question, comme on dit
quand on est conférencier et qu’on veut juste trouver son souffle… Je pense que
la structure, effectivement, peut être des fois utilisée dans une idée de diagnostic
fermé où on dit que les structures sont au fond des données de départ,
imperméables les unes aux autres. C’est quand même quelque chose qui est
synchroniquement, c’est-à-dire en un temps donné, nécessaire dans la clinique de
se repérer sur la structure du sujet. Si on est dans une institution – tout à l’heure
on était dans un centre de crise – si on parle à un psychotique comme s’il était
névrotique, on le rend totalement fou, c’est-à-dire qu’on lui fait une interprétation
de névrosé qui va prendre dans un système de certitudes, etc. Donc je dirais que
le débat sur la structure est utile sur le plan clinique pour se repérer dans la façon
de procéder avec les patients. Et que distinguer névrose et psychose, c’est très
important pour conduire non seulement une cure psychanalytique, mais aussi
pour un travail institutionnel, voire même une relation avec un psychotique. Il doit
être respecté dans sa structure. C’est autre chose qu’effectivement entrer dans le
débat de savoir qu’est ce que sont ces structures, d’où elles viennent, est-ce
qu’elles sont figées ? Est-ce qu’elles peuvent se modifier ? Si la psychanalyse a un
sens, et on imagine que quand même on peut faire avec sa structure, mais on
peut peut-être aussi faire bouger les choses. Je crois qu’on a beaucoup de
modestie sur le fait de faire bouger les structures. Au fond, je pense que ce genre
de discussions devraient amener à réexaminer qu’est-ce que c’est qu’une
structure. Alors pour moi, la structure, ce serait ce qui fait qu’il y a une
organisation qui laisse de la place à de l’imprévisible, quelque chose comme ça.
Cette structure elle peut être effectivement parfois ouverte, comme chez le sujet
névrosé quand même pas trop contraint par sa structure et, parfois,
effectivement totalement fermée. Mais je pense que si on veut imaginer qu’il y a
une structure, enfin si on maintient l’idée qu’il y a une structure, il faut imaginer
cette structure comme une structure qui contient en elle-même la possibilité de
sa modification. Ce qui est une autre façon, enfin, un autre débat aussi. Moi, je ne
suis pas psychologue, je sais qu’il y a de psychologues ici dans la salle, sûrement,
en tout cas, il y a au moins une psychologue.
Enfin, le fameux débat genevois entre genèse et structure, parce que on pourrait
penser que ça fait piagétien, c’est-à-dire que j’introduirais une dialectique entre
genèse et structure, au fond la structure contiendrait en elle-même la possibilité
de déployer sa genèse, qu’il y aurait une genèse de la structure et qu’il y aurait
une structure qui permet une genèse, etc. Je crois que ce n’est pas comme ça
qu’il faut penser les choses, au contraire, non pas une idée de genèse, mais une
idée d’ouverture totale à la contingence. C’est ce que j’ai essayé de dire quand
j’ai essayé d’opposer les états à des potentialités, des propriétés à des
potentialités. C’est-à-dire que s’il y a quelque chose de particulier dans la
structure du réseau neuronal, tel qu’introduit dans le concept de la plasticité,
c’est qu’il y a une programmation pour laisser la place à la contingence. Ce sur
quoi travaillent énormément les biologistes pointus aujourd’hui. Par exemple,
Prochiantz. Je parle de Prochiantz parce qu’il a aussi écrit plusieurs livres pour
expliciter les enjeux de sa recherche aux Éditions Odile Jacob et qu’il utilise le
concept de plasticité et c’est justement ces gènes qui déterminent
l’indépendance par rapport au système génétique pour expliquer l’évolution.
Parce qu’autrement, il n’y aurait pas d’évolution possible. Donc, s’il y a une
structure, c’est une structure qui introduit qu’il y ait du non réalisé. Quelque
chose comme ça. Alors à partir de là, il y aurait quand même une structure. Est-ce
qu’on peut dire que c’est simple de comprendre pourquoi il y a des structures
névrotiques, des structures psychotiques, est-ce qu’on devient autiste ou est-ce
qu’on naît autiste et puis qu’on déclenche son autisme ? Est-ce qu’on naît
psychotique ? Je trouve que c’est une question extrêmement compliquée. Avec
une épée, vous plantez le couteau dans un problème très complexe en
psychanalyse, pour moi, autour de ce concept de plasticité qui serait un peu
antistructural, si on veut dire.
André Jacques : Cette idée de la plasticité neuronale, je la trouve, telle que vous
l’exposez, assez vertigineuse par rapport à ce à quoi on est habitués, et je trouve
cela très fascinant comme perspectives, en même temps. C’est une théorie
extrêmement intéressante, mais sur le plan clinique, vous dites que les
psychanalystes sont des praticiens de la plasticité et qu’ils peuvent facilement
faire sienne, récupérer si on veut, ou assimiler dans leurs systèmes cette idée-là,
mais en fait, à toute fin pratique, les psychanalystes sont des praticiens de la non
plasticité. Très souvent en fait, ils espèrent retrouver de la plasticité quelque part.
Alors ma question est double, comment est-ce que les neurosciences expliquent
la non-plasticité, les arrêts de la plasticité ? Et puis aussi, comment les
neuroscientifiques expliquent l’effet replastifiant du langage ?
François Ansermet : Je commencerai par la deuxième partie de votre question.
Je l’ai dit en passant. Cette théorie, non pas de la plasticité, mais ce fait de la
plasticité a été récemment isolé. C’est rare qu’un psychiatre, même s’il est
devenu neurobiologiste… Mais quand Kandel a un prix Nobel, je crois que ça a
quand même marqué le monde scientifique et qu’on est loin – il y a moins de 4
ans – on est loin d’avoir tiré toutes les conséquences de ce concept qui est encore
nouveau et qui est plutôt produit par des neurobiologies expérimentales, bien que
maintenant il y ait toutes sortes de moyens, d’imageries pour effectivement voir à
l’œuvre cette plasticité, ce qui peut-être amènera à revoir complètement la
définition du lien entre psychique et organique autour des maladies mentales,
c’est-à-dire comme je l’ai dit, comme des maladies de la plasticité, donc, comme
vous l’avez dit, un défaut de plasticité. Donc à partir de là, le psychiatre, le
clinicien de la chose psychique, effectivement, c’est quelqu’un qui reçoit des gens
qui viennent lui dire « écoutez, moi, je trouve que ma plasticité est perdue. »
Ceux qui pâtissent du manque de plasticité. Donc fixation. Mais…ok…ça, ça
n’existe pas encore… c’est à faire… il y a un domaine où c’est en train d’être fait,
c’est autour du traumatisme. Parce que le traumatisme, – là aussi on a une vision
peut-être beaucoup trop immobile du traumatisme – avec une vision du
traumatisme qui va vers les syndromes de stress post-traumatiques et qui
seraient effectivement liés à des systèmes de mémoire dont des systèmes de
mémoire implicite, non consciente, pour les biologistes mémoire amygdalienne,
où les expériences laissent une trace, même s’il n’y a pas de trace dans le
système de mémoire explicite, dont le système hippocampique.
Enfin comme vous êtes dans le continent Nord-américain, je crois que tout le
monde connaît bien ça, n’est-ce pas, les fameuses études sur les vétérans du
Vietnam où il y a des lésions de cette partie, noyau gris centraux, l’hippocampe,
où les vétérans du Vietnam qui ont vécu des situations extrêmes, ont vraiment
des lésions de l’hippocampe, donc diminution de la mémoire explicite et
augmentation de la mémoire implicite, donc on pourrait dire une sorte de
destruction des valences plastiques de la mémoire, contrairement à des études
qui ont été faites très jolies, n’est-ce pas, par des Anglais, qui ont montré que les
chauffeurs taxi londoniens, ont un hippocampe beaucoup plus grand que les
chauffeurs taxi d’une petite ville d’Angleterre parce qu’ils doivent mémoriser en
permanence beaucoup plus de rues dans leur mémoire explicite qui passe par le
relais de l’hippocampe. Voilà ! Donc, il y a quelques travaux très grossiers, on
pourrait dire, pour montrer que dans le traumatisme, il y a une perte de plasticité,
avec des phénomènes lésionnels, mais autrement tout cela est à faire. C’est une
vision tout à fait différente. En tout cas on voit que c’est une piste qui n’a rien à
voir avec celles qu’on nous propose dans la psychopharmacologie contemporaine
ou dans la génétique contemporaine. Et d’ailleurs, aucun scientifique n’est dupe
de cela, puisque le modèle, des fois utilisé par le psychiatre sur la causalité
génétique des maladies, c’est le modèle des maladies mono géniques. C’est
toujours la famille du tsar, c’est l’homophilie transmise, etc. Alors que vous savez
qu’aujourd’hui, ce sont des maladies très complexes, qui sont plutôt des
vulnérabilités, tout un tissu de vulnérabilités qu’il faut peut-être à penser
différemment, plus justement en terme de plasticité, défaut de plasticité, donc un
défaut de potentialité, mais…, vous avez raison, ce n’est pas encore fait. Donc, le
psychanalyste, le psychiatre, le clinicien de la chose psychique, il reçoit des gens
qui souffrent d’un défaut de plasticité, donc ce sont des praticiens de la non
plasticité. Moi, je les appelais des praticiens de la plasticité, par jeu, au fond,
parce que s’il y a un espoir dans l’acte du psychanalyste, c’est dans les
ressources des potentialités encore ouvertes chez le sujet.
Donc lui, il est un praticien de la réponse du sujet et pas un praticien de l’impasse
du sujet. Ce qu’il y a d’intéressant dans le concept de plasticité, c’est que ça
montre les potentialités de réponses, même dans les situations les plus figées où
les structures psychiques sont les plus contraignantes, peut-être même dans
l’autisme. Alors à partir de là, ok, ça va ? La réponse ? Alors c’est ça que j’appelle
le « praticien de la plasticité », c’est celui qui mise sur les potentialités et pas
celui qui est pris dans la contemplation du defect. C’est malheureusement parfois
le cas. Certains raisonnements psychanalytiques sont beaucoup pris dans… vous
savez, bon c’est vrai, bon… Si vous avez une mère alcoolique, prostituée, avec un
père trisomique et que vous avez été conçu par ce couple au pic de leur maladie
de sida, et que vous avez vous-même le sida, plus des lésions cérébrales suite à
une anoxie périnatale, ça peut quand même compter. Tout n’est pas ouvert !
Comme disait Prochiantz, malgré qu’on se plonge tous les matins dans un homme
différent, même si on manipule les gènes, et bien il y a des gènes qui
programment qu’on a des doigts et ils ne vont pas programmer à la place des
doigts un nez, donc, il y a de la contrainte, mais dans cette contrainte, il y a de la
potentialité possible. C’est ça que j’appelais « praticien de la plasticité ». Alors,
par rapport au langage, effectivement, je pense qu’on est à la veille de vivre,
peut-être pas nous, mais une grande révolution dans la façon de penser
l’incidence du langage sur l’organisme. Je pense aux thèses de Lacan quand il dit
« le langage est un opérateur qui participe à produire le sujet, etc. » On tombe
dans un monde qui est un monde de langage. Pour devenir humain, on doit entrer
dans le monde de l’Autre, pour devenir soi, on doit devenir étranger à soi-même,
et c’est comme étranger, qu’on va se distinguer, par un acte d’appropriation
subjective de ce qui nous entoure, qui fait qu’on se sépare de ce dans quoi on
s’est aliéné. Aliénation, séparation. D’accord ? Quand on s’aliène dans le monde
de l’Autre, dans le monde du langage, le langage en lui-même, avec sa structure,
devient un déterminant. C’est ce que Miller appelait « l’affection traçante du
langage sur le corps ».
Alors, l’autisme, tous ceux qui étudient l’émergence du sujet sont aussi très
fascinés par la question de l’autisme. Parce que l’autiste est parfois relié au
système de la langue par un seul mot. Donc vraiment il y a de quoi étudier la
façon, le fait que c’est un sujet figé dans son émergence, il y a de quoi étudier la
façon dont le langage opère sur le sujet. Le langage avec sa structure, je ne dis
pas, « les langues », comment dire…puisqu’on est à Montréal, l’anglais ou le
français… mais vraiment la structure de la langue. Comment le langage participe-
t-il à modifier dans sa spécificité le réseau neuronal ? Poser la question du
langage et de la structure, ce sont des sujets qui me donnent aussi le vertige, en
pensant ces choses de la plasticité, ça me fait revisiter certaines notions de la
psychanalyse un peu comme à neuf, avec le tranchant de la question. Votre
question est fondamentale : quel est le rapport entre le langage et la structure ?
Et qu’est-ce que ça voudrait dire la plasticité produite par l’opération du langage ?
C’est la question même de l’humain. C’est la vieille expérience de Frédéric II,
toujours citée, mythique, déjà chez Hérodote. Frédéric II : tyran de Sicile, XIIIe
siècle. Frédéric II, donc, l’empereur. L’empereur qui était à Hohenstaufen, à
l’époque des Grands Empires, eh bien il a dit, « il faut voir quelle langue…– les
empires était fabriqués de morceaux – quelle langue parleraient les enfants si on
ne leur parlait pas ? Est-ce que c’est le québécois ? Est-ce que c’est le suisse-
allemand ? Est-ce que c’est l’araméen ? Est-ce que c’est l’hébreu ? » Donc, il avait
isolé des enfants avec des nourrices qui devaient leur donner tous les soins, les
nourrir, les porter, etc., mais ne pas leur parler. Et l’expérience de Frédéric II
montre qu’à 8 ans, non seulement aucun n’a parlé, mais qu’ils étaient tous morts.
Ceci pour dire effectivement que l’humain se nourrit aussi de la parole qui lui est
adressée. Alors bon, cette parole, ça veut dire la communication, ça veut dire
aussi le malentendu dans la communication, malentendu qui laisse un espace à
ce que le sujet s’approprie le langage et qu’il commence à parler, à dire ce qu’il a
à dire dans sa singularité. La seule chose que j’identifie, c’est qu’à l’intérieur
même du fait du langage sur l’organisme, il y a cette rupture, il y a cette
inadéquation, il y a cette discontinuité qui permet que l’être humain ne soit pas
seulement action-réaction mais soit lui-même l’auteur et l’acteur de son propre
devenir. (Question inaudible dans la salle)
François Ansermet : Oui ! Il ne faut plus que je sorte sans P. Magistretti, tant
que ce livre est encore dans ma tête, parce qu’effectivement donc, ça a été fait.
Ils ont visualisé les modifications du réseau neuronal dans des traitements par la
parole. Et en particulier, c’est pour cela que j’ai oublié, dans les traitements de
comportements. Quand on met quelqu’un sous la pression d’un traitement
béhavioriste, on voit son réseau neuronal se modifier. Ça a été fait. Il y a des
travaux publiés dans les meilleures revues qui sont cités, là, dans le livre par P.
Magistretti.(Question inaudible dans la salle)
François Ansermet : Non, je dirais que ça, c’est pour avancer dans le modèle de
la plasticité. Je ne pense pas que la clinique psychanalytique va gagner quoi que
ce soit, enfin, ce n’est pas le même registre. C’est-à-dire la pratique de la parole,
la pratique sous transfert de sujet avec un autre sujet… Par contre, ce que la
psychanalyse peut gagner comme enseignement sur le concept de plasticité,
c’est toute une réflexion sur le devenir, la liberté. Au-delà de tous les
raisonnements causalistes, structuraux, déterministes dans lesquels elle est
quand même très prise. Et je trouve que la clinique lacanienne en misant
beaucoup sur le réel, c’est-à-dire ce qui est le reste de la symbolisation, du
traitement imaginaire et du traitement symbolique, le sujet opère sur quelque
chose qu’il ne peut pas penser, n’est-ce pas, comme pratique, qui mise sur
l’expérience du réel, donc sur la contingence, ouvre toute une clinique de
l’imprévisible et de la possible réponse du sujet. Vous voyez ce que je veux dire ?
Là, je condense un peu les notions dont je ne sais pas si elles sont familières à
tout le monde, mais enfin… C’est-à-dire qu’on n’est pas que dans une clinique de
la parole et du sens, dans la clinique psychanalytique aujourd’hui. On travaille
aussi aux limites de la parole. Tout, disait Lacan, dans le Séminaire sur l’angoisse,
tout du vivant ne peut pas être pris sous le signifiant. Il y a un reste. Ce reste,
c’est aussi ce sur quoi on peut miser pour que le sujet produise ses propres choix
et ses propres actes qui vont le faire aller au-delà de ses déterminants.
Question dans la salle : C’est une question d’explication, peut-être de base,
pour quelqu’un qui essaie de comprendre comme moi : vous avez dit à plusieurs
reprises « l’expérience laisse une trace, mais l’inscription de la trace est séparée
de l’expérience ».
François Ansermet : « Sépare de l’expérience », et non pas « est séparée de
l’expérience ». C’est-à-dire qu’on ne peut pas remonter de la trace à l’expérience.
La trace, elle est sans commune mesure avec l’expérience.
Même interlocutrice : Alors à quoi ressemble la trace, par rapport à
l’expérience?
François Ansermet : C’est tout à fait passionnant, ça, parce que moi, je me suis
posé exactement la même question que vous. Parce que je me disais, bon,
l’expérience laisse une trace. Ça, c’est ce que dit Freud de l’expérience de
satisfaction. Il appelle cette trace « signe de la perception » signe de la
perception. Et Lacan dit « signe de la perception, c’est ce que j’appelle le
signifiant ». Il le dit tout au long de son œuvre, Lacan. Ça m’a étonné, parce que
Lacan était un grand lecteur de l’Esquisse, dans le Séminaire II, dans le Séminaire
VII, dans le Séminaire XX, dans le Séminaire XI. Et chaque fois, il le dit. Dans le
livre, je cite trois quatre fois « le signe de la perception, je lui donne son vrai nom
qui est celui de signifiant ». Donc, l’expérience, effectivement, laisse cette trace
qui est le signe de la perception, qui est un signifiant. Puis ensuite, ce signifiant,
peut avoir un destin, n’est-ce pas, comme dit Freud : d’une trace de la perception
à Inconscient, à Préconscient à Conscient. Donc, le génie de Freud, c’est d’avoir
dit que perception et mémoire s’excluent réciproquement et que les choses
s’inscrivent dans des systèmes différents dont il pensait que c’était des systèmes
neuronaux différents. Et dans l’Esquisse, qu’il n’a jamais publié, il a fait des
hypothèses dans une théorie globale du cerveau pour dire que ça pourrai être tel
système, tel système, le systèmePhi, psy, etc. toute une série de systèmes, tous
plus ou moins perméables les uns aux autres où les choses se réinscrivent. Donc,
il y a un destin de la trace, ensuite, qui est de se combiner avec d’autres traces
au point de se séparer non seulement de l’expérience mais des traces
précédentes. Alors, à quoi ça ressemble ? Je vous le dis, ça c’est très abstrait.
Vous avez des travaux tout à fait clairs du point de vue expérimental, ce qu’ils
appellent neuronal assemblies, les assemblées de neurones où effectivement
maintenant on peut visualiser les choses, figure 55 page 95. Au fond, c’est que
quand les gens visualisent une expérience minimale et puis qu’ils font une
stimulation, ils voient ensuite, dans un temps 1, ils voient que différentes
neurones s’allument, je simplifie, tac tac tac. En général, les biologistes se sont
arrêtés là. Ils ont dit : « Ben voilà ! Voyez ! » Après, c’est le raisonnement
neurologique ; on dit : « Voilà, l’orgasme c’est ici, le désir c’est là, la musique
classique c’est là » vous savez c’est le Pet Scan. Vous prenez un Pet Scan, vous
êtes un savant en mal de pensée, vous prenez des dépressifs, vous comparez
avec des schizophrènes, vous regardez où ça s’allume où ça s’éteint, vous faites
écouter de la musique, vous faites regarder un visage qui grimace, un visage qui
fait peur, les émotions, puis vous dites : « Ça s’allume ici, ça s’allume ici, ça
s’allume là, donc, ici, c’est le centre de ci ; là, c’est le centre de ça, etc. ». Point
de vue réductionniste, localisationniste. Mais ça n’empêche que cette
détermination contienne la potentialité d’être toujours modifiée par l’expérience,
mais pas dans n’importe quel sens et dans n’importe quelle direction.
Question dans la salle : Ma question concerne le traitement. Puisque vous dites
que l’expérience laisse une trace et que la trace sépare des expériences, les
traces s’associent avec d’autres traces en une sorte de combinaison et changent
tout le temps. Donc, ma question est : quelles sont les limites de la plasticité ? Par
exemple, la plasticité d’un tueur en série, est-ce que c’est une fixation, ou une
plasticité négative? Est-ce qu’on peut dire qu’il existe une plasticité négative ?
François Ansermet : Ce sont des magnifiques questions qui sont toujours la
même version d’une même question. C’est-à-dire, c’est une dialectique entre
quelque chose qui est déterminée, une structure, et une potentialité encore
ouverte, contenue à l’intérieur même de cette structure. C’est à propos de quoi
nous avons finalement parlé de « réversibilité », « d’irréversibilité », après on a
abandonné l’idée de réversibilité, on a dit « changement permanent possible »,
après on a dit « potentialité », et finalement dans le livre, on a dit « détermination
de l’aléatoire ». Alors vous me dites est-ce qu’il y aurait des maladies de la
plasticité durant sa vie telle que le sujet aurait aucune potentialité autre que la
répétition ?
Même interlocutrice : Oui, ou un malade qui décompense, qui allait bien et qui
va beaucoup moins bien, par une expérience, par un événement. Est-ce qu’il y a
la plasticité ? Il y a deux sens différents : celle qui est positive qui va dans le sens,
comme vous dites du devenir, vers l’évolution, et celle-là qui va vers les
combinaisons de traces négatives qui amènent une plasticité qui n’est pas celle
qu’on souhaite.
François Ansermet : Oui, je vois. Attendez… Il faut que je réfléchisse à
comment répondre à cette série de questions. Votre question est effectivement :
est-ce qu’il y a une plasticité positive et une plasticité négative ? En d’autres
termes, est-ce qu’il y a une plasticité saine et une plasticité pathologique ? Bon, je
ne pense pas qu’il y ait une valeur donnée à l’idée qu’il y ait une plasticité du
devenir. Pour moi, dans un sens ou dans l’autre. C’est bien la question de dire
qu’il y a plasticité, c’est simplement dire qu’il y a sujet. Qu’il y a l’irréductible, une
dimension d’irréductible subjectivité. L’irréductible de la subjectivité. Dire ça ne
préjuge en rien de quel sujet va s’en déduire. Voyez ce que je veux dire ? Mais
moi je ne pense pas qu’on puisse savoir à priori si cette potentialité, dans nos
critères à nous, sera positive ou négative. Je crois que le concept de plasticité se
limite à dire qu’il y a une potentialité dans la détermination même du
mouvement. Mais je ne vois pas en quoi ça pourrait être différencié pour dire qu’il
y aurait une plasticité positive et une plasticité négative. Ensuite, ça veut dire
qu’il y a un sujet, et puis ce sujet, il est responsable de ses propres réponses.
« Responsable », en français, a la même étymologie que « réponse ». Donc, qu’il
y ait du mouvement possible et du potentiel différent de ce qui était
précédemment, peut tout à fait aller dans le sens de quelque chose qu’on
identifie de l’extérieur comme négatif, pour reprendre vos critères, ou bien positif.
C’est bien ça le mystère de l’être humain, c’est qu’il est capable de la plus grande
destruction. D’ailleurs dans le livre, on a un chapitre sur la violence, en prenant
un cas fictif d’un passage à l’acte violent, et effectivement la plasticité c’est ce
qui permet peut-être d’expliquer que une des propriétés de l’humain, c’est la
destructivité. Comme le dit Lacan dans L’agressivité en psychanalyse, en citant
l’apologue du conte philosophique du texte de Baltazar Gracian, on dit
habituellement « l’homme est un loup pour l’homme ».
Dire l’homme est un loup pour l’homme, même Freud l’a dit, ce serait dire, il y a
une part animale de l’homme qui fait que ses instincts, ses pulsions sont
destructrices. Lacan dit, non, en prenant ce petit conte comme fiction, il dit non,
l’homme n’est pas un loup pour l’homme, les humains sont capables de beaucoup
plus de destruction que les loups. Et même, les loups sont plutôt civilisés entre
eux, ont toute une série de codes par rapport à la destructivité, avec la parade.
Donc, s’il y a quelque chose de spécifique de l’humain, c’est la capacité de
destruction qui l’habite. Il peut exploiter comme dit Freud dansMalaise dans la
civilisation, il peut exploiter son voisin, le tuer, l’asservir sexuellement, le détruire
complètement. Les humains ont imaginé une destructivité qu’aucune espèce
animale n’a jamais pu imaginer. Donc s’il y a une capacité de l’être humain, c’est
sa capacité de destructivité qui est peut-être due aussi à sa plus grande capacité
de plasticité. Donc, c’est intéressant ce débat sur l’éthologique et Lacan avait très
bien repris ça, il cite Baltazar Gracian de manière très jolie. Je peux peut-être vous
retrouver cette citation. Voilà : comme l’énonce Lacan, ce qu’enseigne Baltazar
Gracian, je cite « c’est que la férocité de l’homme à l’endroit de son semblable
dépasse tout ce que peuvent les animaux et que la menace qu’elle jette sur la
nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent, horrifiés. » Donc, ça c’est
aussi peut-être une potentialité, merci de votre question. Enfin, c’est vrai que moi,
je suis un clinicien. Mais qu’est-ce qui m’est arrivé de m’occuper de cette histoire
de plasticité ? Oui…je suis en train de me demander. Ce qui m’est arrivé, c’est
que je suis professeur, dans une faculté de médecine, que je suis beaucoup en
contact avec les champs connexes, avec les pédiatres, avec les obstétriciens, les
médecins de médecine de reproduction, les endocrinologues et que, à travers ça,
j’ai vu, différemment des autres psychanalystes, ce que peuvent nous enseigner
ces autres domaines. Comme chacun doit avoir son style dans une école
analytique, moi, je me suis donné comme style et comme travail, de se faire
enseigner en psychanalyse depuis d’autres champs, dont le champ de la biologie,
de la microbiologie, de la médecine, etc.
Du coup, je me suis intéressé à ce concept de plasticité. Mais, comme je suis un
clinicien c’est vrai que moi j’ai une tendance fâcheuse, comme tout clinicien à le
voir du côté optimiste. Voyez ce que je veux dire : capacité de changement,
potentialité encore ouverte. Oui, oui, merci ! Mais c’est vrai que
malheureusement, il suffit d’acheter n’importe quel journal pour voir qu’il s’agit
de toute autre chose, la plupart du temps.
Question dans la salle : Est-ce qu’il y a des bonnes traces ou des mauvaises
traces?
François Ansermet : Il y a des traces. C’est aléatoire. Comment est-ce qu’on
dit ? C’est « contingent ». Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a de
« bonnes » traces et de « mauvaises » traces. Par contre, les traces permettent
une liberté à ce qu’un sujet advienne et ce sujet peut aussi être destructeur,
comme vous l’avez dit.
Question dans la salle : Est-ce que ça peut être une indication, par rapport à
l’analyse. Je me souviens d’un analyste qui disait, qu’évidemment il avait devancé
le patient qu’il avait en analyse. Donc, c’est un peu comme s’il avait repéré des
traces. Si le sujet les retrouvait, il allait être conduit… comment je pourrais dire
donc…par exemple, au suicide. L’analyste avait jugé préférable de ne pas ouvrir
cette porte.
François Ansermet : Ça c’est un autre problème : l’analyste ne peut pas savoir
à la place du sujet. Un, il ne sait pas où est le bien du sujet à sa place : et deux, il
ne peut pas savoir, à la place de l’autre, ce qu’il en est de lui ; et troisièmement, il
ne peut pas savoir avant l’autre. Ça, c’est le fameux apologue de Lacan qu’il
reprend d’un cas de Kriss. C’est le fameux « homme aux cervelles fraîches »,
n’est-ce pas ? Où Kriss interprète quelque chose que le patient lui-même n’avait
pas encore symbolisé. Et ça, ça a une dimension traumatique, même si c’est
juste. Donc, pour ceux qui connaissent : un patient pense être plagiaire, il pense
qu’il copie. Il publie des livres et il pense que ses livres sont très inspirés d’un
autre écrivain connu. Et Kriss, très honnêtement, raconte dans une présentation
de cas qu’il n’y tient plus, il va à la librairie, il achète le livre de son patient et le
livre de la personne que son patient pense plagier. Il lit, puis il trouve que ça n’a
rien à voir. Alors il dit « écoutez, mon ami, je vais quand même vous dire, ça n’a
rien à voir. C’est vous qui projetez, qui imaginez. » Le patient sort de chez Kriss,
dans une rue de Vienne – c’était avant que Kriss émigre aux Etats-Unis – c’est une
rue de Vienne où il y avait des petits bistrots qui servaient des cervelles fraîches,
des cervelles au beurre, où je ne sais quoi. Et il est pris d’une irrésistible envie de
manger une cervelle fraîche. Donc il est passé par une interprétation trop
précoce, sur un matériel non symbolisé du fantasme de plagier, au fait d’aller
manger une cervelle. Il a donc régressé à un niveau plus profond de la réalité. Je
pense que c’est très juste ce que vous dites, c’est-à-dire que certaines choses ne
peuvent pas être dites. Même si on avait une vision des traces et des traces
déterminantes, il ne s’agirait pas de les savoir avant le sujet. C’est pour ça que ce
que je dis est un paradigme nouveau qui, au fond, introduit un enseignement sur
la clinique qui est l’ouverture aux potentialités que contient toute situation, ce
n’est pas une nouvelle méthode clinique.
Question dans la salle : Justement, je reviens sur cette question de traces. Bon.
Quand vous dites que l’expérience s’inscrit, mais que l’inscription sépare, et qu’on
ne peut pas remonter de la trace à l’expérience, comme clinicien, est-ce que
Freud n’a pas tenté, en fait, ce mouvement là, surtout dans les premières années,
lorsqu’il croyait que le traumatisme allait déterminer les symptômes, dans
les Études sur l’hystérie, dans L’Homme au Loup, aussi. J’aimerais que vous
élaboriez peut-être un peu plus.
François Ansermet : Je crois que Freud a toujours été partagé sur cette
question, qu’effectivement, au début de son trajet, il était, comment est-ce qu’on
peut dire… « Canadien ». Je dis cela parce qu’en Suisse on est énormément pris
dans la question des abus sexuels et de la causalité sexuelle, ce qui est très
important, et que nous, en Suisse, on a énormément de programmes, de prise en
charge des abus sexuels qui sont issus du Canada, avec même des Canadiens et
puis des spectacles de prévention, etc. qui viennent du Canada, du Québec, de
Montréal où il y a eu d’énormes programmes sur la prévention et des traitements
des abus sexuels, n’est-ce pas ? Freud est considéré par les partisans de la lutte
contre les abus sexuels comme le psychanalyste, c’est-à-dire celui qui dit « tout
cela c’est des fantasmes, ce n’est pas la réalité ». Or, je crois que Freud, au début
de son œuvre, pensait vraiment à une causalité traumatique sexuelle à l’origine
des névroses, en particulier des névroses hystériques. Jusqu’au moment où il fait
cette fameuse déclaration le 21 septembre 1897 où il dit : « Je ne crois plus à
ma neurotica. » C’est-à-dire je ne crois plus à mon étiologie sexuelle traumatique.
Ça n’empêche que tout au long de son œuvre il a laissé ouvertes les deux portes.
Il n’y a plus pensé comme une explication systématique, mais dans l’Homme au
Loup, il le dit lui-même, effectivement, il cherche le traumatisme, le fait que
l’enfant ait vu les pratiques sexuelles de ses parents pendant une période de
fièvre où il était logé dans la chambre de ses parents. D’où une trace laissée qui
fait que, ensuite, il a cette série de représentations qui sont en jeu dans sa
névrose mais, à un moment donné, Freud dit « que l’événement soit réel ou
construit, finalement ça n’a pas tellement d’importance ». Comme je le disais tout
à l’heure, dans une discussion qu’on a eue au centre de crise où je suis passé
avant de venir ici, et bien, au fond, le fantasme, c’est aussi une manière de traiter
le traumatisme. Donc, à un certain moment, on ne peut plus savoir qu’est-ce qui
est réalité, qu’est-ce qui est fantasme. Et je crois que dans l’œuvre de Freud, lui, il
a été beaucoup plus ouvert sur cette question.
C’est-à-dire que pour lui, évidemment ça peut être des événements qui ont
marqué et qui ont laissé des traces. Mais ça peut être aussi des traces produites
par l’association de traces. Traces qui traitent un réel impensable pour le sujet.
Voyez. Et que finalement, fantasme ou réalité, ce sont les deux faces d’un même
problème. Donc, on peut avoir des fois un traumatisme qui laisse des traces et
des fois on peut avoir des traces traumatiques sans traumatisme, si vous me
permettez de dire les choses comme ça. Et qu’on peut être aussi traumatisé par
soi-même. Et je crois que le grand pas en avant de Freud ça n’a pas été le fait
d’abandonner l’hypothèse traumatique, mais d’imaginer qu’on pouvait aussi être
traumatisé par ses propres constructions. Ce dont la clinique de l’angoisse
témoigne facilement. On n’a pas besoin forcément de vivre des choses
dramatiques pour être très mal. Je ne pense pas que ça ait éliminé l’idée
traumatique mais qu’après ces deux idées ont coexisté parallèlement.
Question dans la salle : Il y a un concept dont on entend parler de plus en plus,
c’est celui de la « résilience » qui laisse entendre que, quel que soit le
traumatisme, le sujet y répond à sa façon.
François Ansermet : Le concept de résilience est un bon concept. Le problème
c’est que je ne comprends pas qu’on n’arrive pas à être dialectique, c’est-à-dire
que moi j’ai longtemps parlé du traumatisme comme une expérience de crise qui
permet de relancer les choses différemment, ce qui est une version de la
résilience si on veut. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille dire, à partir de là, que
c’est très bien d’être traumatisé et que si on veut devenir un grand écrivain, il
faut avoir été mal traité, battu, mis en camp de concentration. C’est-à-dire qu’à
une certaine époque, on était tellement fasciné par le traumatisme, qu’on en
faisait un facteur déterminant, fermé, et puis une époque après, on fait du
traumatisme un facteur de résilience. En oubliant, chaque fois, quand on le voit
d’une manière fermée ou ouverte, une dialectique qu’il est nécessaire de poser.
Donc, ce qu’il s’agit de penser, ce n’est pas la résilience, ni le facteur de risque,
c’est la dialectique entre les deux qui est effectivement très complexe. Mais ce
qui est intéressant dans l’idée de résilience c’est qu’il y ait l’idée que même dans
les situations les plus extrêmes, une potentialité encore reste ouverte.
Michèle Lafrance : D’ailleurs Cyrulnik est passé à la télé cette semaine et il y a
quelque chose de fixé au départ, me semble-t-il en tout cas, parce qu’il disait qu’il
fallait que le sujet ait été bien entouré, au début, et c’est ce qui permettait, dans
l’après-coup, qu’il y ait une potentialité de résilience. C’est comme ça que je l’ai
entendu.
François Ansermet : Oui. Tout à fait. Moi je pense que c’est très important s’il y
a eu quelqu’un qui a eu cette potentialité-là, mais il y a aussi des gens qui
peuvent trouver en eux-mêmes cette potentialité. Pour moi le problème de toutes
ces théories, c’est le savoir à priori. C’est-à-dire que nous, on ne peut que suivre
le sujet, me semble-t-il, nous enfin, les cliniciens, je ne parle pas des
psychanalystes, là, en général, on ne peut que suivre le sujet dans ses
productions. Le danger, c’est de savoir à sa place. Et puis de lui dire avant qu’on
ait pu l’entendre dans tous ses développements… c’est comme l’histoire de
l’homme aux cervelles fraîches, c’est comme de lui dire « vous, vous n’avez pas
eu de bâton de résilience, donc vous êtes foutu ». Ça c’est un problème, parce
qu’à ce moment-là, c’est ce dont on se parlait tout à l’heure, il y a une
responsabilité du clinicien sur le plan éthique de ne pas pousser le sujet là où on
ne voudrait pas qu’il aille. Nous, si on veut quelque chose comme clinicien, c’est
libérer le sujet. Si on sait à sa place qu’il a eu un bâton de résilience, qu’il n’a pas
eu un bâton de résilience, avant même qu’on ait écouté ce qu’il dit, ça me paraît
très problématique. Vous voyez ? Je ne dis pas ça contre Cyrulnik parce que je
trouve ça très sympathique qu’il ait sorti le traumatisme de l’idée de
l’enfermement causal, et tout, et tout, mais après… Moi je fais la même chose,
tout le monde fait la même chose quand il commence à parler, c’est qu’on est
obligé de transmettre avec un côté pédagogique et qu’on risque toujours de
simplifier. A partir de là, on a l’impression qu’il y a une résilience s’il y a eu un
bâton de résilience, c’est-à-dire quelqu’un qui à un moment, etc., etc. Il y aurait
une étude à faire sur ces questions, c’est d’étudier les enfants abandonnés. Les
enfants abandonnés… nous, notre service, on est allés voir en Bulgarie – moi je
ne suis pas allé personnellement, ce sont mes collègues qui y sont allés – voir des
enfants qui ont été placés à la naissance, parfois même sans raison, dans ce
système un peu totalitaire qui faisait qu’on pensait que c’était mieux, voire
équivalent, d’élever des enfants dans un lieu institué, une institution.
Nous on a, depuis Spitz, la conviction que ce n’est pas une très bonne chose de
placer des enfants en institution, que c’est pathogène, etc. mais en fait c’est qu’il
a fallu attendre Spitz pour qu’on le constate, c’est-à-dire finalement attendre
qu’on ait pu traiter les infections dans les orphelinats pour voir que les enfants
placés dans des orphelinats faisaient des déficits de développement très graves.
Donc, finalement en Bulgarie, ils ont vu la même chose que nous, sauf qu’eux en
1990, ils sont encore dans cette idée de placement, bon. Bref, dans les
orphelinats, c’était horrible, il y avait 300 enfants. Le pédiatre, Laurent Junier qui
y était allé soit-disant pour des troubles du développement, c’est un spécialiste
du développement, est revenu en disant, c’est simple, ils sont tous autistes. Mais
sur les enfants qui étaient autistes, ces enfants qui avaient des graves troubles
liés à l’abandon, il y en a 10% qui ne le sont pas. Évidemment, si on va dans ces
pays il faut s’occuper des enfants qui ne vont pas bien, il faut peut-être faire des
études sur des enfants qui ne vont pas bien. C’est une idée un peu folle mais je
me dis, on devrait étudier ceux qui vont bien. Sur quoi ont-ils pu s’appuyer ? Alors
peut-être est-ce parce qu’ils ont une force. Freud disait « les êtres humains
naissent avec plus ou moins de libido ». Donc, peut-être que… C’est ce que les
psychologues contemporains appellent le « tempérament », qui est une émotion
innée, qu’on peut même repérer à l’échographie ! Alors peut-être que c’est parce
qu’ils ont un tempérament particulièrement fort de libido très présente et qu’ils
ont une force d’appel à l’Autre qui fait qu’ils ont réussi à attirer le regard des
éducatrices, des gens qui travaillent, peut-être aussi est-ce eux-mêmes, avec leur
propre corps, qui ont pu créer quelque chose. L’histoire des jeux d’occultation à
partir desquels le sujet joue son émergence, fort-da, les jeux d’occultation, les
jeux de cache-cache, ça peut être… peut-être, je dis n’importe quoi… la place
qu’ils avaient, le rideau qui bouge, enfin, ils ont pu avoir une grammaire
élémentaire qui les a mis dans une logique de la communication et qui les a
sorti... Je veux dire, c’est peut-être une personne qui était là au bon moment, ça,
sûrement, c’est l’idée de la simultanéité, Gleichzeitigkeit, dont parlait Freud qui
permet la décharge de l’excitation et l’expérience de la satisfaction, mais c’est
peut-être aussi autre chose. Vous voyez ce que je veux dire, je pense qu’il est
important de ne pas trop savoir de choses à la place du sujet si on veut l’aider. Ça
va ?(Question inaudible dans la salle)
François Ansermet : Tout à fait. Malheureusement, elle n’est pas fausse. C’est
ça qui est dommage. Je pense qu’il avait raison. Freud disait, c’est dans Au-delà
du principe de plaisir, il disait : « les insuffisances de description s’effaceraient
sans doute si nous pouvions déjà mettre en œuvre, à la place des termes
psychologiques, des termes physiologiques ou chimiques. La biologie est
vraiment un domaine aux possibilités illimitées. Nous devons nous attendre à
recevoir d’elle les lumières les plus surprenantes et nous ne pouvons pas deviner
quelles réponses elles donneraient dans quelques décennies aux questions que
nous lui posons. Il s’agira peut-être de réponses telles qu’elles feront s’écrouler
tout l’édifice artificiel de nos hypothèses. » Bien, ce que montre le travail sur la
plasticité, c’est qu’au contraire, ces hypothèses sont confirmées, et en particulier,
celle de la pulsion de mort. Parce que ce que montre – je reprends le
développement sur lequel j’ai passé très vite et peut-être que pour ceux qui
participent au séminaire demain, on aura l’occasion d’en parler plus lentement –
mais, si vous voulez, un organisme seul n’est pas capable de se décharger de son
excitation. Donc, ça rejoint la question. Mais ça, c’est vraiment une expérience
très initiale. Il faut une action spécifique, disait Freud spezifische
Aktion du Nebenmensch qui est difficile à traduire « de l’autre humain », du
prochain, pour décharger l’excitation. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que pour
Freud, un organisme seul, le vivant en lui même, va vers sa destruction, et que
finalement, la vie, comme il le dit dans Au-delà du principe de plaisir, n’est qu’un
détour sur le chemin de la mort. Finalement, on pourrait dire que le sujet c’est
une défense contre la mort. C’est une opération de survie. C’est d’ailleurs pour
cela qu’on peut se demander si l’autisme, ce n’est pas un travail, une tentative
désespérée de rester vivant. Et si les autistes primaires, gravissimes, ne sont pas
des enfants qu’on ne connaît pas parce qu’ils sont morts. En clinique périnatale,
nous, on a de temps en temps des sujets qui ont des anorexies précoces. Des
anorexies du nourrisson. Vous avez des anorexies du nourrisson où des
nourrissons refusent le sein, refusent le biberon, se détournent.
Le refus, c’est déjà une affirmation subjective, c’est une présence. On peut les
soigner. C’est difficile, mais ça va, c’est ce qu’on appelle des fois des « anorexies
actives ». Par contre, il y a des anorexies passives. Ce sont des enfants qui n’ont
aucune appétence de rien du tout. Vous mettez le biberon, il ne se passe rien. On
le montre au neurologue, on se dit il a peut-être…. parce que vous savez n’est-ce
pas que les nourrissons prématurés, les prématurés n’ont pas le réflexe de
succion avant 32 semaines, 33 semaines. Donc, avant 32 semaines il faut les
nourrir par sonde, par gavages, par court-circuit des fonctions, enfin… On enlève
la sonde et on espère que cette histoire de succion, de glutition, va fonctionner.
Ça fonctionne. De temps en temps, ça ne fonctionne pas. Alors on se dit est-ce
que c’est une lésion cérébrale, enfin quelque chose… on ne sait pas, ce qui fait
qu’on trouve rien. Pour moi, ces enfants, ce sont des sortes d’autistes primaires
gravissimes, qui au fond, laissés comme tels, vont vers la mort. Donc, même un
sujet tout petit peut porter en lui-même les potentialités de sa propre auto-
destruction. Au point que des fois ces anorexies précoces, ça m’a fait dire des
choses qui ne sont peut-être pas justes, mais Freud disait « les fonctions du
désir… le désir s’étaye sur les fonctions du besoin. Donc la pulsion s’étaye sur les
fonctions vitales ». L’anorexie précoce nous ferait penser à autre chose. En disant
finalement, ce sont les fonctions, c’est l’appétence, c’est le désir qui fait qu’il y a
de l’appétence, il y a une fonction vitale qui trouve son trajet. Ça passe aussi par
la réponse de l’Autre. Voyez, tout en critiquant, je finis par dire la même chose : il
faut qu’il ait, à un certain moment, quelqu’un qui ait présenté l’objet au bon
moment dans la simultanéité. Et puis là, les anorexies précoces passives, c’est
très compliqué puisque évidemment, il y a l’angoisse, donc on est obligé de les
nourrir, on est obligé de les gaver, et plus on les gave, plus on écrase la
potentialité qu’ils fassent une demande. Tout ça, ce sont des exemples pour dire
que le vivant laissé à lui-même s’auto détruit, et que la vie est un détour sur le
chemin de la mort, et que le sujet est une défense contre la pulsion de mort. Et
dansAu-delà du principe de plaisir, il y a une phrase qui ne cesse pas de
m’impressionner, en clinique périnatale. Il dit « les fonctions de protection sont
plus importantes que les fonctions de perception chez l’enfant ».
Donc il faut avoir une fonction de protection contre la jouissance du vivant. Ce
que Lacan appelle la jouissance, c’est-à-dire quelque chose qui n’est ni régulé par
l’Autre, ni inscrit dans le trajet de la pulsion. Tout ça, le trajet de la pulsion,
pulsion orale, pulsion anale, c’est inscrit par l’Autre. Comme le dit Lacan dans
le Commentaires sur le rapport de Daniel Lagache3, c’est l’Autre qui inscrit le
trajet de la pulsion. L’éducation, c’est la police les pulsions qui inscrit aussi le
désir dans une certaine direction. Donc, comme le dit Lacan dans le Séminaire
X sur l’angoisse, il y a vraiment jouissance, angoisse, désir. Au départ, il y a une
jouissance primordiale qui est destructrice. C’est troublant de dire ça. Mais
biologiquement c’est totalement confirmé même dans l’expérience la plus simple.
Donc c’est quand même une confirmation à mon avis beaucoup plus valable, sur
le plan biologique, que de dire que la pulsion de mort, c’est l’apoptose. Mort
génétiquement programmée. Certains ont dit, dans des analogies, que l’apoptose
c’est la pulsion de mort biologiquement démontrée. Vous savez les cellules
cancéreuses souvent deviennent cancéreuses par défaut d’apoptose, défaut de
destruction. Donc certains ont dit que l’apoptose, c’est programmé
génétiquement, mais je crois que c’est beaucoup plus simple que ça. L’organisme
en tant que tel, le vivant en tant que tel, se détruit sans l’intervention de l’Autre
qui inscrit l’expérience sous forme de traces. Traces à partir desquelles le sujet se
constitue. De traces en traces. Donc pour être un peu mécaniste, je dirais que le
sujet est une défense contre la pulsion de mort. En termes plus lacaniens, le sujet
est réponse du Réel. (Question inaudible dans la salle)
François Ansermet : Bien sûr ! La plasticité, c’est un des noms du sujet, si vous
voulez. C’est pour ça que moi je dis qu’il y a une rencontre, entre psychanalyse et
neurosciences, autour de la question du sujet.
Pierre Lafrenière : Voilà, on vient de faire le tour d’un certain nombre de
questions qui seront reprises pendant les deux jours de travail, en fin de semaine.
1.J.A.Miller : « Biologie lacanienne et événement de corps », paru dans la revue La
cause freudienne, n0 44, février 2000.
2.S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Ed. P.U.F. ,p.154.
3.J. Lacan : « Remarque sur Le rapport de Daniel Lagache », in Écrits, Seuil, p :
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