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1 FLORILEGE 149 décembre 2012 revue trimestrielle de création artistique et littéraire réalisée avec le soutien d’AG2R-LA MONDIALE et la participation du CRL Bourgogne Une conscience sans scandale est une conscience aliénée - Georges BATAILLE

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REVUE TRIMESTRIELLE DE CREATION LITTERAIRE ET ARTISTIQUE EDITEE PAR LES POETES DE L'AMITIE DE DIJON (FRANCE)

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FLORILEGE 149 décembre 2012

revue trimestrielle de création artistique et littéraire

réalisée avec le soutien d’AG2R-LA MONDIALE

et la participation du CRL Bourgogne

Une conscience sans scandale est une conscience aliénée - Georges BATAILLE

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FLORILEGE est éditée par

l’Association Les Poètes de

l’Amitié

ABONNEMENT (1an - 4 N°) :

France : 28 Euros

Etranger : 40 Euros

Association Les Poètes de

l’Amitié

Présidents d’Honneur :

Maurice CARÊME

Jean FERRAT

Charles DUMONT

Comité d’Honneur :

Lucien GRIVEL

Marie-Luce BETTOSINI

Cécile POIGNANT

Paulette-Jean SERRY

Monique et Yvan AVENA

Conseil d’Administration :

Président

Stephen BLANCHARD

Membres :

Christian AMSTATT

Agnès FRANÇOIS

K.J.DJII

Marie-Claude LEFEVRE

Jean-Michel LEVENARD

Marie-Pierre VERJAT-DROIT

Cotisation 2013 à l’Association :

Actifs : 21 Euros

Bienfaiteurs : 210 Euros

Forfait Abonnement + Cotisa-

tion (uniquement pour une

adresse en France) : 42 Euros

D.L. 4° trimestre 2012

Imprimerie ABRAX

21800 QUETIGNY

Editorial

Notre lectorat, au fil des années, comme pour bien

d’autres revues, a tendance à diminuer. Pour tenter de

remédier à cette «usure» bien naturelle, nous vous propo-

sons de vous faire en quelque sorte nos ambassadeurs

auprès d’une personne que vous pensez pouvoir être sen-

sible à Florilège. A cette fin, chacun trouvera avec sa re-

vue, une carte d’abonnement PARRAINAGE. Cette carte

vous vaudra un prolongement d’un numéro pour votre

propre abonnement (veillez à vous identifier sur la ligne

Parrainé par :).

D’autre part, cela allant aussi bien en le disant

qu’en ne le disant pas, sachez que nous pouvons relayer

des informations d’ordre culturel concernant vos activités

dans la page des adhérents, que par ailleurs, le Comité de

lecture sera attentif à vos propositions en matière tant de

création que d’articles de fond. En un mot, vous aimez lire

Florilège, Florilège aimera également vous lire !

Et puisque cela est de saison, meilleurs vœux à

tous !

Pour l’équipe de FLORILEGE

Jean-Michel Lévenard

Directeur de la publication : Stephen BLANCHARD

Comité de lecture – Rédaction : Annie RAYNAL,

Marie-Pierre VERJAT-DROIT, K.J.DJII, Marie-

Claude LEFEVRE, Jean-Michel LEVENARD

Pour toute correspondance concernant la revue :

(vos suggestions, remarques, coups de cœur, coups de

gueule, propositions de participation) :

Jean-Michel Lévenard – 25 rue Rimbaud – 21000 Dijon

ou e-mail : [email protected]

Concernant l’Association :

Stephen Blanchard – 19 allée du Mâconnais – 21000

Dijon.

Exonérée de T.V.A. – Prix : 8 Euros

C.P.P.A.P. : 0611 G 88402 - I.S.S.N. : 01840444

Visitez le site DES PASSANTES

http://des-passantes/over-blog.com/

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SOMMAIRE N° 149 Décembre 2012

avec des dessins de Sébastien RUSSO

CREATIONS

p.4 Fabrice FARRE : suite de poèmes

p.5 Renée-Lise JONIN : 2 poèmes

p.6 Danielle LAGET : 4 poèmes

p.7 Colette SEGONZAC : Amuse-bouches (prix du concours de la nouvelle)

p.10 Jacques BOE : Entre vrai et pas vrai (fantaisie poétique)

p.11 Romain GIRARD : 2 poèmes

p.12 Claude GROSJEAN : 2 poèmes

p.13 Fatima KHELIFA : 3 poèmes

CHRONIQUES

p.14 La Chronique huronnique de Louis LEFEBVRE

p.16 Jazz et littérature, par Jean CLAVAL

p.18 L’illumination de Vincennes, par Jean FERRARI (avec l’aimable autorisation du

CRL Bourgogne)

p.20 Lettres à…, par Claude LUEZIOR

p.22 Hommage au poète Christian Morgenstern, par Dominique BLUMENSTIHL-ROTH

p.27 Bernard CLAVEL ou l’écrivain parmi les hommes, par Yann LE PUITS

p.34 Faut vous faire un dessin ? par TOM

p.36 Do Brasil par Yvan AVENA: Poèmes Brefs

PASSE A TON VOISIN

p.38 Revues en revue, par HMR : Pages Insulaires, Escapades, La Braise et l’Etincelle, Libelle

p.40 Claude LUEZIOR : Côté ubac, de Jean-Louis Bernard (poésie)

p.40 Louis DELORME : La nuit, ce long regard qui fuit déjà vers l’aube, de Paul Gagnaire

(poésie) p.41 Marie-Pierre VERJAT : Traces d’étoiles - Quelques vers posés avec respect sur vos chan-

sons… de Jean-Pierre Paulhac (poésie)

p.42 Jean-Michel LEVENARD : Sourires et larmes de l’école communale d’Odette AMELOT

(récit) p.42 De la musique avant toute chose, par K.J.Djii : Du liquide dans les titres

p.44 Cinéma de quartier, par Bertrand PORCHEROT : Hors Jeu, de Jafar Panahi

p.46 L’agenda des Poètes de l’Amitié

p.47 La page des adhérents

p.48 Dis-moi dix mots

Page 4: FLORILEGE 149

4

Fabrice FARRE http://fabrice.farre.over-blog.com/

http://lesmotsplusgrands.over-blog.com/

Fabrice Farre est né le 7 novembre 1966, à Saint-Etienne où

il est aujourd’hui fonctionnaire d’Etat. Il a consacré une

thèse à la poésie contemporaine (Lettres et civilisations

étrangères), et traduit les poètes tels que Lorca, Montale, etc.

Ses publications :

« Visages de poésie », anthologie n°6 de Jacques Basse, éd.

Rafael de Surtis, 2012.

Les chants sans voix, éd. Encres Vives, Coll. « Encres

Blanches », 2012.

Ru asséché, éd. Clapàs, Coll. « Franche Lippée », préface de

Eric Dejaeger, (juin ou juillet 2012).

I - Long cours

Perdre, à quoi bon perdre

tout ce temps inutile

(les mains tremblantes

ne fixent aucun

visage de mot que j’ai

pour le monde autour de moi).

Je gagne plutôt ce que je perds

en attendant de le retrouver

pour vivre enfin en ce lieu

dont l’étendue me rétrécit et m’appréhende

davantage dans le cours des choses.

II - Mot

Je ne t’ai reconnue

que lorsque l’ombre

s’étira sous les hauts

lauriers roses. Ce fut

une marque humide et noire

comme une mémoire capricieuse

à juger entre l’absent et la couleur.

III - Intérieur

En revenant au dedans

qui meurt parfois, je me répète

qu’il est vain d’occuper l’espace

une fois encore.

Les heures y ont brûlé sereines

vives et nombreuses comme une poignée

d’alternatives. Je veille surtout à ne pas

me disperser lorsque je ne me reconnais

pas parmi ceux qui m’ignorent.

IV - Scène

Puis revenait comme un éclat

de voix cet après-midi dur qui

passait par la fenêtre

pauvre. Ta main ouvrière

œuvrait au quotidien couturier.

Les gens qui venaient chez nous

se laissaient évaluer sous ton mètre. Tu

mesurais donc les vivants et les coups

de craie donnaient une preuve

supplémentaire au salaire routinier.

Quant à moi, je râlais trop souvent

croyant avoir pour simple patron cette

ombre seule sur le bois de la table

où nous mangions sans mot.

V – A la mer

Le temps de voir la mer

le trait du tarmac sur elle

et c’est le début du soir. Les

visages brûlés par les bruits

se font plus rares - comme

les corps sous le même bleu

des maillots aussi nus

que le ciel - et le deltaplane

qu’on touche du doigt étend

sa traîne publicitaire. Non,

ici ce n’est pas l’Amérique bien

que dans le sable un dog anglais

s’acharne à saisir un crabe plus gros

que l’avion et les lettres là-haut

derrière le moteur criard.

VI - Estate

Celles qui s’élancent sur les places

blanches étirent leurs jambes de verre.

Las cafés ont leur façade basse,

alentour, et les bâches des vitrines

dans le vent paresseux, tracent

d’un trait vert une limite au vol

des moineaux inquiets.

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Renée-Lise JONIN

Il devinait qu’il devait vivre

La liberté le roulement

D’un grand tambour tonnant et blanc

La voix de l’allumeur de l’aube

Fêlée par le bonheur

Il avait dans son corps

La danse intense des oiseaux

Il avait dans son cœur

Un géant qui s’éveille et un lion qui rêve

Il devinait qu’il devait vivre

De la vie des monstres sacrés

Qui roule comme un fleuve

Jusqu’aux ailes des arbres

Il devinait qu’il devait VIVRE

Le fiancé de la pinède

Ses pas sont des actes sacrés

Il foule la terre vivante

Parmi les ostensoirs

La cigale lui dit bonjour

Et sa chanson à lui s’adresse.

Toutes les fourmis le connaissent

Il glisse aux rainures des murs

Des voix qui les éveillent

Et des fenêtres qui se rêvent

Il prend plaisir à ajouter

En passant d’un geste discret

Deux ou trois gouttes à la pluie

Les arbres du chemin

Sont amoureux de lui

Toutes les herbes l’aiment

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Danielle LAGET

Ami

J’ai écrit ces quelques mots hier

la nuit s’en est allée vois-tu

jamais les errances de mes nuits

jamais les ombres de mes pensées

n’ont occulté ces mots

J’ai écrit ces mots à toi destinés

les nuits passent, les jours s’effacent

jamais mon âme ne se lasse

les flammes devant toi s’embrasent

je voudrais t’ouvrir l’espace

J’ai écrit

ces mots

sans oublier le sablier

Tel un chêne tu domines

j’aime cette écorce rude

à laquelle je me prends à rêver

Je suis toujours là mon ami

je tends mes doigts

ma main mieux que moi

te dira que je pense à toi

Autrefois c’est quelques fois

aujourd’hui c’est là mon ami

Femme

J’ai vu sur la peau d’un mur

un regard une présence

une femme au visage pur

une allure une prestance

C’est une belle inconnue

qui vit là dans la rue

silhouette drapée de blanc

offerte aux petits enfants

Un corps voilé de transparence

la pointe d’un sein sculpté avec aisance

une féminité sans indécence

c’est un automne en errance

Innocence si bien rendue

amour sans retenue

femme de la rue

étrange seule et perdue

Ce soir

J'ai senti ce soir un battement de cœur

un heurt un raté un vague bonheur

ta présence fracassant les rochers

résonne dans la crique du passé

Je t'ai tant aimé mon étrange ami

aujourd'hui les cristaux gèlent mes nuits

dans un raz de marée surpris soumis

au fond d'un volcan explosé sans bruit

Je t'ai tant aimé mon étrange ami

tu t'enfuis un souffle de vent frémi

silhouette doucement penchée

tu rejoins ta vie m'as-tu aimé

Le temps est passé

il reste un peu d’amertume

l’envol de l’oiseau

devient lourd fardeau

Mais les colonnes érodées par le vent

dressent encore leurs silhouettes

dans des fantômes de brume

Souvent le soir

Souvent le soir à l’heure des vêpres

les arbres aux feuilles vernies de métal

sèment un vent au mistral semblable

et recouvre le sol pavé de dalles

d’un moelleux tapis de velours sable

Souvent le matin à l’aube pâle

les oiseaux chagrins rejoignent leurs nids

alors le ciel gris jette une fine pluie

qui lustre les fleurs d’un voile sale

et les toits d’ardoise se couvrent d’étoiles

Souvent le promeneur erre solitaire

le sentier boueux s’étire malheureux

de vastes trouées creusent des gravières

qui d’une succion absorbent un peu

Et l’homme triste pense à Dieu

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7

Le jury du concours de la nouvelle de la revue FLORILEGE est heureux de vous faire partager son

choix, qui s’est porté pour cette 39 ° édition, sur le texte de Colette SEGONZAC d’Elancourt.

Tous nos remerciements aux 35 participants.

Pour tout renseignement sur le concours de la nouvelle, rendez-vous sur le site DES PASSANTES, ou

écrivez à Stephen BLANCHARD (19 allée du Mâconnais – 21000 Dijon – Enveloppe pour réponse,

merci).

Amuse-bouches

De son sixième étage, accoudé au balcon,

il contemplait la foule qui déambulait dans la rue.

Il souriait en pensant à son réveil angoissé

quelques minutes auparavant. Quand cesserait-

il d’avoir besoin que sa maman remonte son drap

et dépose un baiser protecteur sur son front pour

pouvoir dormir tranquille ? La matinée

s’annonçait radieuse. Les oiseaux chantaient.

Côté jardin public de l’avenue d’Yver, il aperce-

vait des amoureux enlacés derrière la fontaine

aux nymphes. Ses terreurs nocturnes achevèrent

de se désagréger dans la lumière dorée qui filtrait

à travers les frondaisons. Il abandonna son poste

d’observation pour s’installer à son bureau et

corriger quelques pages. Vers onze heures, il prit

une longue douche puis se livra à un récurage

minutieux de l’appartement. Aujourd’hui, il

n’entendrait pas dans son dos de méchantes ré-

flexions prononcées mezza voce sur sa vocation

contrariée de technicien de surface. Sa compagne

s’était toujours moquée du soin maniaque qu’il

prenait à cirer les parquets ou laver la vaisselle.

Qu’il suggère un partage équitable des tâches,

qu’il sollicite son aide pour descendre les ordures

ou repasser quelques chemises et elle piquait sa

crise. « Tu t’imagines que je n’ai que ça à faire !

Tu n’as qu’à engager quelqu’un. » Comme il ne

tenait pas à abandonner à des mains étrangères le

soin d’épousseter ses collections en dérangeant

l’ordre parfait de ses piles de livres ou des feuil-

lets de ses manuscrits, il cédait et se chargeait du

nettoyage. Entre travail, shopping et salle de

gym, la vie de Mathilde se déroulait dehors alors

que lui, de l’aube au crépuscule, il trimait, rivé à

son ordinateur face à la fenêtre du séjour. Pas

facile pour un écrivain de chercher l’inspiration

dans une pièce sale parfumée par des remugles de

déchets en voie de décomposition et devant un

horizon obstrué par un amas de cartons et de

bouteilles de Contrex vides en attente sur le bal-

con.

L’après-midi débutait. Christian était en

nage. Du sol au plafond, la tornade blanche était

passée : tout étincelait. Ne restaient plus que les

trois énormes sacs-poubelles qui encombraient la

terrasse désormais en plein soleil.

Il éprouva quelques difficultés à charger le

coffre de sa voiture, mais le pèlerinage qu’il

s’apprêtait à accomplir le motivait. Il quitta sans

regret la ville envahie de touristes. Un vrai plaisir

de circuler sur les départementales désertes bor-

dées de vignes qui grimpaient à l’assaut des col-

lines ! Une vingtaine de minutes plus tard, il

aborda les reliefs tourmentés de l’arrière côte et

entreprit de faire les arrêts projetés à chaque en-

droit que Mathilde avait aimé : la Sablière, le Lac

Vert, le Ravin des Iris... Enfant, l’histoire du Petit

Poucet figurait parmi ses préférées. Il s’identifia

au héros semant sur son chemin cailloux et

miettes de pain. À chacune de ses haltes, il réser-

vait un poème et sa voix retrouvait les intonations

mélodieuses de Mathilde déclamant, drôlement

perchée sur un rocher, ou assise sur l’herbe, sa

jupe bleue déployée en corolle autour d’elle.

Le soleil se couchait lorsqu’il se décida à

revenir à la civilisation, épuisé par le grand mé-

nage qu’il avait fait dans sa vie. Un bon restau-

rant suivi d’une nuit d’hôtel permettrait

d’évacuer le trop plein de stress et d’émotions. Il

était temps de se changer les idées.

D’entrée de jeu, la note fruitée et la cou-

leur pourpre de la liqueur de cassis dans son verre

de bourgogne aligoté l’égayèrent. Ensuite

l’appétit s’emballa : les œufs en meurette et

l’agneau cuit rosé avec ses pommes de terre rô-

ties furent engloutis en quelques coups de four-

chette. Sa gloutonnerie le conduisit à réclamer du

fromage et en apothéose : une pêche Melba sur-

montée d’un coulis de groseilles acidulé. Il avait

choisi un chambolle-musigny 2001 dont

l’élégance suffisait à le rassurer sur ses talents

d’œnologue.

Page 8: FLORILEGE 149

8

Son embonpoint naissant de quinquagé-

naire bon vivant l’avait condamné à renoncer à

tous les plaisirs de la table sur ordre de Mathilde.

Il desserra discrètement sa ceinture de deux crans

et sirota son alcool de poire en pensant tendre-

ment à elle.

Le souper un peu lourd fut-il seul respon-

sable ? Ne faut-il pas accuser plutôt les réminis-

cences pénibles qui polluaient sa conscience ?

Toujours est-il qu’à nouveau, l’insomnie gâcha

son repos. Il appréhendait le retour à la maison

car il n’avait jamais vraiment vécu seul. Il était

passé sans transition d’une vieille mère autori-

taire à une petite amie assurément plus fantai-

siste, mais particulièrement râleuse.

Après avoir avalé une tasse de café et réglé

sa note, le romancier quitta l’hôtel de bonne

heure. Il roulait vite, concentré sur sa conduite.

L’autoradio se taisait. Ses tympans bénéficiaient

d’une cure de repos après le traitement rock-punk

à gogo imposé par sa passagère malicieuse pen-

dant cinq ans.

Une fois la voiture rangée dans le parking

souterrain de sa résidence, il opta pour une pro-

menade nostalgique dans le parc. Il fallait exorci-

ser les derniers vieux démons et le square était

l’endroit le plus chargé en souvenirs du bonheur

passé : l’allée où il lui avait pour la première fois

avoué son amour, le bosquet du premier baiser, le

circuit qu’ils accomplissaient ensemble à petites

foulées autour de l’étang pour entretenir leur

forme. Mathilde avait une fâcheuse tendance à

juger sur la mine. Tout écart de régime prouvait,

selon elle, un manque de volonté, un relâchement

moral inadmissible. Des allusions perfides à leur

différence d’âge pleuvaient s’il osait refuser une

escapade en VTT. Certes elle appréciait sa vaste

culture ainsi que ce qu’elle appelait joliment son

« art de conter fleurette ». Au début de leur liai-

son, elle avait été flattée qu’un homme de lettres

réputé se soit intéressé à elle, simple bibliothé-

caire de province. Mais ça ne suffisait plus. Dans

l’ultime conversation qu’ils avaient eue en reve-

nant d’un de ces joggings exténuants, elle avait

froidement annoncé à Christian qu’elle ne sup-

porterait pas très longtemps encore de voir son

double menton, ses joues rebondies, son ventre

« bonhomme Michelin ». « Tu te décides à faire

VRAIMENT quelque chose ou je pars ! » Qu’elle

était laide quand elle se mettait en colère ! Sa

voix devenait crécelle lorsqu’elle dérapait dans

les aigus. Mais il était fou de cette petite peste

aux jambes fuselées.

Il s’écroula sur un banc et sentit des larmes

couler sur son visage. Il aurait été incapable de

dire combien de temps il resta ainsi prostré avant

qu’une main secourable ne se tendît vers lui. On

lui offrait un kleenex. Quelqu’un s’apitoyait sur

son sort. Levant la tête, il se trouva face à une

opulente poitrine moulée dans un tee-shirt fuch-

sia. Un court instant, il s’imagina blotti dans ce

doux cocon, à l’abri des malheurs du monde. Une

femme blonde le regardait avec inquiétude :

« Que se passe-t-il Monsieur Merival ? Me

reconnaissez-vous ? Nous nous sommes rencon-

trés au Salon du Livre de Brive. Nous étions voi-

sins de stands. Vous rappelez vous ce superbe

repas où les grands millésimes coulaient à flots ?

- Mais oui bien sûr ! » Christian se mou-

chait bruyamment. Il retrouvait ses esprits. Il

revoyait le défilé des plats : foie gras, magret de

canard aux cèpes, tourte aux pommes, cerneaux

de noix enrobés de chocolat noir avec le café ;

cette femme charmante qui écrivait des bouquins

de recettes et des guides de charme, évidemment

il s’en souvenait aussi. « Vous êtes Sophie

Bedenne, la reine des fourneaux, la papesse de la

gastronomie ! »

L’intéressée parut contente des titres élo-

gieux qu’il lui décernait et saisie d’une envie

maternelle de réconforter le pauvre éploré.

- Allons, allons, hauts les cœurs ! Habitez–

vous dans la région ? Je vous croyais Parisien de

souche, attaché à la capitale comme un arapède à

son rocher.

- Eh bien… Euh… Je vis ici par amour…

amour de la bonne chère et du bon vin,

s’empressa-t-il de préciser.

- Alors là, vous m’intéressez ! Je dois ren-

contrer mes lecteurs à la librairie de la place de la

Libération à dix-huit heures. Je ne sais pas de

quelle manière occuper mon temps jusque-là. Je

serais ravie de connaître un peu mieux cet endroit

grâce à vos lumières. » Elle n’allait donc pas

l’abandonner seul et misérable : elle lui lançait

une bouée de sauvetage à laquelle il s’agrippa

avec l’énergie du désespoir.

Il avait commencé par lui mentir effronté-

ment : impossible d’avouer d’emblée que c’était

pour les beaux yeux d’une gamine de vingt-cinq

ans sa cadette qu’il avait fait ses adieux à Saint

Germain des Prés. Il expliqua ses pleurs par le

décès récent de sa vieille tante Lucie et

s’empressa d’orienter la discussion, comme elle

le souhaitait, vers les richesses du terroir. Deux

bonnes heures s’écoulèrent sans que les deux

bavards ne s’en rendent compte. On en était venu

à disserter d’Apicius, de la température idéale du

bain marie pour la cuisson d’une terrine de lapin

au genièvre, des asperges et des petits pois dans

Page 9: FLORILEGE 149

9

les menus du Roi Soleil. Elle lui révéla qu’il y

avait du homard et de la purée de patates douces

à la table d’Obama le jour de son investiture. Il

lui raconta ses tentatives de réalisation du sorbet

à l’avocat tel qu’il était préparé chez les Kenne-

dy.

Au fil de la conversation, ils avaient quitté

le banc du parc pour se promener à pas lents dans

la vieille ville. Ils en arrivaient enfin aux confi-

dences. Adresses, numéros de téléphone, emails

s’étaient échangés. Aucun d’eux n’ignorait main-

tenant les peines de cœur et toutes les trahisons

que l’autre avait subies. Ils ne parvenaient pas à

se quitter : ils déjeunèrent ensemble, se rendirent

de conserve à la séance de signatures puis dînè-

rent à deux dans l’enclos fleuri d’un joli restau-

rant du centre. C’était une de ces nuits printa-

nières où il fait bon marcher sous la voûte étoilée

en construisant l’avenir. Il proposa de la raccom-

pagner à la gare. L’idée de retrouvailles proches

les séduisait tous les deux. Lorsqu’il la quitta sur

le quai, il se permit de l’embrasser timidement

sur la joue. Rendez-vous était pris pour le week-

end suivant.

Merival sifflotait en regagnant son im-

meuble. L’épisode Mathilde s’estompait peu à

peu. Cette lamentable histoire avait-elle réelle-

ment existé ? Il ne pensait plus qu’à sa consola-

trice, troublé comme un adolescent par les ron-

deurs mûres de Sophie. En voilà une qui ne per-

dait visiblement pas son temps en exercices

d’abdos fessiers ! Elle ne devait pas chipoter à

table. Dans sa tête, les repas de leur prochaine

rencontre s’élaboraient. Pas question de se cou-

cher : il devait recenser ses réserves et penser à

faire la liste des courses pour préparer les festins

qu’il offrirait à sa gourmande.

Christian commença par ouvrir ses pla-

cards. Son matériel était digne d’équiper les plus

grands chefs. Que ce soient poêles, sauteuses,

hachoirs, couteaux et autres tranchelards, il ache-

tait le haut de gamme sur catalogue spécialisé.

Mais il avait rarement eu l’occasion d’utiliser ses

ustensiles de cuisine sous l’ère mathildienne. Il se

contentait de les entretenir en attendant des jours

meilleurs. Personne mieux que lui ne savait polir

un cul de casserole en cuivre ou aiguiser le tran-

chant d’une lame. Ce qui était plus désolant, c’est

que la pénurie régnait en ces lieux : pas un mor-

ceau de sucre, pas une once de farine. Et que dire

du contenu du réfrigérateur ? On aurait eu bien

du mal à y dénicher une motte de beurre salé, un

pot de crème fraîche ou de la graisse de canard.

Le cuisinier frustré passa résolument à

l’action. Sus à la diététique ! Au rebut tomates,

courgettes, poireaux, concombres, pample-

mousses, tous ces « bons » aliments qui débor-

daient de leurs tiroirs pour envahir les clayettes

supérieures du frigo ! Les yaourts 0%, la viande

des Grisons, la margarine allégée disparurent

également.

Il s’attaquait maintenant au congélateur,

éliminant sans regret un stock de filets de pois-

sons maigres et d’escalopes de poulet blan-

châtres. Les sachets de haricots verts, de brocolis,

les épinards connurent le même sort. Il devenait

de plus en plus fébrile au fur et à mesure qu’il

faisait le vide. Plus question de s’arrêter en si bon

chemin.

Le paquet était là où il l’avait entreposé

trois jours plus tôt : au fond du dernier comparti-

ment. Sous l’épais plastique embué, Mathilde

dormait. Ses lèvres exsangues aux reflets bleutés

esquissaient un sourire bienveillant.

Christian y vit comme un pardon pos-

thume. D’un geste empreint de douceur, il déposa

la tête sectionnée de son ancienne bien-aimée sur

le lit de légumes et de produits light qu’il

s’apprêtait à jeter. Une salade défraîchie coiffa le

front de la bibliothécaire d’une dérisoire perruque

verte. Il tassa un peu tous les déchets pour fermer

hermétiquement ce cercueil improvisé.

Il appela l’ascenseur et descendit au local

des ordures. Sa charge lui paraissait légère.

Comme il avait peiné l’autre jour à trans-

porter les trois gros sacs noirs ! Il faut dire que le

poids immense de son remords les alourdissait.

Il ne ressentait plus qu’un grand soulage-

ment. Tout allait recommencer en mille fois

mieux.

À présent, il était convaincu d’avoir eu rai-

son.

Géographe de formation, professeur

retraitée, Colette Segonzac est auditrice

assidue des « Papous dans la tête »

(France Culture). Se plaît aux contraintes d’écriture, telles les propositions Dix

mots de la Francophonie auxquelles elle a

participé à plusieurs reprises. Cette nou-

velle est sa première tentative dans le

genre.

Page 10: FLORILEGE 149

10

Jacques BOE

Entre vrai et pas vrai

Bouche ou main ou fesse

Et les doigts pour les caresses

Ainsi va le monde.

Eloge de la fesse

Aïe ! suis amoureux

Des deux fesses de ma mie

Las ! tout se dérobe

Fessa fessarum

Fessus fessae bandant

J’en perds mon latin.

Fesse couleur pêche

Dans un écrin de soie rouge

Sourdes vibrations

Eloge de la main

Mains servent à tout

Et même encore un peu plus

Extase ou bien peine.

Mais joue du clavier

Mélodie en noir et blanc

Un cristal scintille

Une main s’agite

Dans le vent et dans l’azur

Douce fumerole.

Eloge de la bouche

Belle amie de bouche

Cœur et yeux ne parlent pas

De même langage.

Si j’ai un secret

ce sera bouche cousue

Aïe ! Aïe ! les épines.

Bouche en cul de poule

Tendre expression imagée

On rejoint la fesse.

C.Q.F.D.

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11

Romain GIRARD

Vingt-Neuf Secondes Après La Nuit

J’entends, au loin, crier une femme

Dont la complainte, étrange et calme,

Calliope 1 usée, broya mes os,

En feuille d’automne, sous ses sabots.

J’entends, là-bas, geindre l’aurore

Se querellant avec la nuit;

Sous l’empire de ses facéties,

Elle s’assoupit, bien tôt, encor.

J’en vois, de peur, tomber le jour,

Ainsi cité sous les chofars; 2

Feu altier, d’ire, un peu sourd,

Marri des cieux aux airs blafards.

Il trace des ombres maladroites

À l’art divin et camaïeu,

D’un pinceau souple, pâle écarlate,

Farceur fou et captieux.

Des entrelacs, en douce brume,

Brisent l’absolue rigueur des bancs

Voûtés en faille, 3 époussiérant, 4

Le froid pesant telle l’enclume.

Me dirait-on: « Demain s’éteint

La lampade du noir Ether »,

Qu’envol peines, pour sa mémoire,

J’en planterai des magnolias

En verve ronde; lentement s’étreint

L’écorce aux fleurs éphémères.

Flammes roses 3 courant après le soir,

S’essoufflent au peu de leur jeune pas.

Éculant 5 l’outil de son labeur,

L’Astre luisant aux mains rudes

1 Muse de l’éloquence.

2 Type de trompette utilisée durant certaines

fêtes juives. Bibliquement, responsable de la

chute des remparts de la cité de Jéricho. 3 Il est fait ici écho aux fleurs des magnolias.

S’incline, métronome, dans la douleur

Plus qu’immobile dans la quiétude.

Les Archers Du Clair De Lune

Un cri strident, en la nuit lourde et muette,

Désœuvre le ronflement de la somnolente

Place dolente aux courbes abstraites

Qui dessinent en son sein des flèches accueillantes

Que croisent, adroits, des archers taciturnes,

Me rappelant les bras de jouissances nocturnes,

Invisibles aux toits, grandes tuiles faites dunes;

À défaut de carquois, ils décochent la Lune.

Quelle créature cherchent-ils, de leur corde tendue,

Aux aguets, l’attention rivée au loin

Sur des champs sans frontières où se livre l’arlésienne 1

À l’art 2 insolite des astres facétieux?

Mais Sélène 3, jeune enfant, sait tant la ruse

Qu’à l’instant du décompte, quand revient le soleil;

Belle aux jupes tricheuses sous-vêtue de céruse 4,

Disparaît, tout sourire, et se moque du ciel

La cachant, si heureux d’être tant plus qu’un toit:

Le complice d’une déesse et l’hôte de ses joies.

1 Pièce d’ Alphonse Daudet dans « Les Lettres De Mon Moulin ». Au

théâtre, cela désigne un personnage dont on parle ou que l’on décrit

mais qui n’apparaît jamais dans aucune scène. 2 Ici, le jeu. Désigne le cache-cache, introduit plus loin.

3 Nom donné, dans la mythologie grecque, à la déesse représentant la

pleine lune, Artémis étant le croissant de lune et Hécate, la nouvelle

lune. 4 Il s’agit d’un pigment blanc à base de plomb mais également d’une

technique décorative qui a pour but de faire ressortir la veinure du

bois. Dans le cas présent, les deux interprétations sont plausibles au

vue du contexte dans lequel le vers est introduit.

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12

Claude GROSJEAN

L’Homo

L’homme s’en va, le front blessé par la semence

des astres regrettés comme des yeux d’amis

et ses bras sont pareils à des rameaux fragiles

que dans l’ombre les vents ne savent plus mouvoir.

Ses yeux disent la flamme égarée d’un soleil

et ses mains sont les fleurs aux pétales de vie,

en lui germent les mots comme d’âpres racines

dont sa voix vive dit les souterraines faims…

Qui était-il cet être étrange dont nous sommes

les lointains descendants, si proches malgré tout,

hordes dépenaillées de ces tout premiers hommes ;

eux qui nous ont donné dans le temps rendez-vous ?

Personne ici ne songe, assis devant sa table

fasciné par ce jour que l’on veut éternel,

aux cités englouties émergeants sous les sables.

nous bâtissons des villes, élevons des Babels…

… autant de hautes tours où nous nous entassons

et mues depuis toujours par quelque déraison

en rêvant à des Dieux accueillants et fidèles,

de chenille rampante on devient papillon…

Réussir…

Vous qui aimez la poésie ;

A la banque du Saint-Esprit,

Placez-y vos beaux sentiments

Ils rapportent tant pour cent !

Vous reste-t-il une passion ?

Convertissez-la en actions

Et pour vous favoriser la chance

Prenez une bonne assurance…

Votre cœur est-il en chômage ?

Mettez vos souvenirs en gage,

Envoyez au mont de piété

Vos amours et vos amitiés…

En dépit d’efforts méritoires

Lassé d’attendre en vain la gloire

Malgré tant de traits de génie,

Vous semblez n’avoir point compris ?

Alors il vous reste une chance

De jouer au roi de la finance.

-réunissez vos chers écrits…

Et faites-en des confettis !

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13

Fatma KHELIFA

La fille à la cigarette

(à une jeune fille maghrébine)

Certains l’aiment

D’autres la méprisent

Son univers est brumeux

Mais elle est heureuse

Sa vie n’est pas sage

Le ciel devient sauvage

Au loin les loups hurlent dans le noir

Mais elle est pleine de courage

Elle embrasse son amant

Mais elle oublie le temps

Les jours de détresse et les nuits d’attente

Mais elle est indépendante

Femme-Liberté

(pour la journée de la femme – 8 mars

1998)

Tu as déchiré le voile du silence

Rompu avec les traditions

L’Histoire t’a affranchie

De tes chaînes d’esclave

Tu es devenue une menace

Mais tu restes tenace

Malgré tes ailes brisées

Tu es maîtresse de tes pensées

Je marche avec toi

Femme opprimée

Fleur persécutée

La Liberté est au bout du chemin

La vieille dame et la mort

Le visage figé comme une vieille carte postale

Le dos courbé par les malheurs

Elle n’a pas connu le bonheur

Pourtant un petit rayon de soleil

Brillait dans ses yeux sombres

Elle aimait la vie malgré tout

Le courage était son atout

Mais la mort a pris le dessus

En l’enveloppant de son pardessus

Elle est partie dans le silence

Sa place est devenue absence

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LA CHRONIQUE HURONNIQUE

de Louis LEFEBVRE

(Les Brenots – 58430 Arleuf)

agrémentée de dessins de Marie-Laine

RIRE ET COLERE D’UN INCROYANT

J’ai parlé du livre de René

Pommier. J’en parle à nouveau. René

Pommier écrit :

« Les croyances auxquelles les

croyants s’accrochent sont un tel tissu

de stupidités ridicules, d’absurdités

inénarrables et d’âneries ana-

chroniques qu’ils devraient tous être

totalement incapables de pouvoir seulement

commencer à apprendre à lire et à écrire,

incapables même de pouvoir apprendre à

parler… »

Or ce n’est évidemment pas le cas. (p.57)

Et René Pommier ajoute :

« Beaucoup de croyants n’en sont pas

moins intelligents ». (p .56)

Notre bon professeur s’amuse beaucoup et

joue les naïfs : comment peut-on être un homme

doué de raison et croire – croire n’importe quoi ?

Mais René Pommier tente de répondre à la

question :

« Les croyants sont généralement mus par

des mobiles que l’incroyant peut fort bien

comprendre, notamment le désir d’avoir des

réponses à des questions auxquelles l’incroyant

aimerait bien lui aussi pouvoir répondre et celui

de retrouver dans un autre monde les êtres qu’on

a aimés… » (p.59)

Pour se rassurer et s’assurer, pour souffrir

moins, on accepterait donc ce « tissu de stupidités

ridicules, d’absurdités inénarrables et d’âneries

anachroniques ? »

Non. Un homme intelligent s’y refusera.

Non seulement parce qu’il est intelligent,

et qu’il se rend compte qu’il va jouer à un jeu

imbécile, mais encore parce qu’une certaine fierté

l’empêchera de se livrer ainsi à la religion. La

fable est bien jolie, dira-t-il, mais il faudrait être

bien lâche pour l’accepter.

Les hommes, en règle générale, n’accep-

tent pas d’être lâches.

Alors ?

Alors la question demeure.

C’est une question que j’avais posée dans

une de mes chansons :

Pourquoi les hommes qu’on

Dit doués de raison,

Jouent-ils aux cons, Madame ?

Jouent-ils aux cons ?

Je n’ai toujours pas de réponse.

Je vous re-reparlerai du livre de René

Pommier dans le prochain Florilège.

MEDAILLES…

Les jeux zoolympiques sont finis. On a eu

plein de médailles ! Comme ça aide à vivre en

période de crise !

Mais curieusement, on a oublié la médaille

d’or gagnée par toutes les nations qui se disent

libres et démocratiques.

Ces nations ont accepté que des femmes

concourent aux jeux, à condition d’être voilées.

Pourtant quand les athlètes ont défilé, il

suffisait que tous – les hommes comme les

femmes – défilent voilés, afin de dire non au

diktat du Qatar.

La médaille oubliée et gagnée par toutes

ces nations est une médaille d’or : la médaille

d’or de la lâcheté.

Il est d’autres médailles que l’on peut

distribuer toute l’année. Ce sont les médailles

d’or de la CONNERIE.

Voici ce qu’a déclaré le pasteur Charles

Worley (Charlotte – Caroline du Nord) :

« Il faut enfermer les homosexuels dans

des camps, derrière des clôtures électriques .

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De temps en temps, on viendrait les

ravitailler par voie aérienne. Avant peu, ils

disparaîtraient. Pourquoi ?...

Parce qu’ils ne se reproduiraient

pas entre eux. »

A ce pasteur, une médaille d’or !

Todd Akin ( Missouri) a ainsi raisonné :

« Une femme qui se fait violer ne peut pas

tomber enceinte, car le corps féminin a des

moyens d’empêcher la fécondation : il secrète

alors une substance qui tue le sperme du

violeur. »

Corollaire (qui va de soi, même si Todd

Akin ne le propose pas) : « Une femme violée qui

se retrouve enceinte n’a pas été

véritablement violée. »

Elle était consentante, et elle a

aimé ça ! Ah ! la salope !

A Todd Akin, une médaille d’or !

AVE… STULTI TE SALUTANT

C’est la devise de la Médaille d’or de la

CONNERIE.

STULTI : les sots – les cons. (stultitia : la

stupidité)

STULTI TE SALUTANT : les cons te

saluent.

AVE… j’ai laissé des points de supension.

Les cons honorent toujours un césar

quelconque : un gourou – un président – un

homme providentiel - un colonel sauveur de la

patrie – un maître à penser – un big Brother – un

prophète inspiré – un Dieu sermonnant et

tonnant…

La médaille porte côté face, une tête de

vache (je sais, c’est pas gentil pour les vaches).

Et du côté pile : la tête de notre ancien

président Zikossar I°. Il avait gagné une flopée de

médailles d’or, Zikossar.

Ah ! il nous manque ! Avec lui, on gagnait

une médaille de la connerie chaque fois qu’il

ouvrait la bouche.

Il paraît qu’aujourd’hui il donne des

conférences.

Mais pourquoi y a-t-il des gens qui boivent

les paroles d’un charlatan ?

La politique serait donc une autre

religion ?

Avec des croyants ?

Comment peut-on être intelligent et

croire ?

Nom de Dieu ! dans quoi je me suis

embarqué ? Voici des questions bien trop subtiles

pour un pauvre Huron !

LA RUE SANS JOIE

Je pleure tes poulbots aux franges d’arlequins

et leurs doigts dans le nez comme une flûte de Pan

tes enfants du ruisseau la cigarette au bec

dont les mollets se perdent dans leurs lourds godillots

Je pleure tes maisons qui épaulent leur douleur dont

les baies se penchent s’épient depuis des siècles

Je pleure tes oripeaux à la hampe des fenêtres tes

loques tes poussières ta vermine tes poux tes rats

indifférents

Je pleure tes relents de pisse de friture de crevettes

Je pleure ton pot sans cul où s’isole une pousse

Je pleure ton fond de rue qui n’aboutit à rien

Et surtout ta rengaine traînant comme un râle

sur un accordéon

et que la fille de joie adossée à sa peine

sanglote dans un coin la gorge contre le ciel

Jean L’Anselme – Le Tambour de Ville

Je ne comprenais pas pourquoi Jean

L’Anselme avait abandonné cette poésie du

« Tambour de Ville » pour écrire des âneries et

des calembours.

Un jour, je lui ai demandé :

- Mais pourquoi as-tu flanqué ta muse sur

le trottoir ? Ce n’est plus de la poésie, c’est du

proxénétisme.

Il m’a répondu :

- Ma muse fréquentait les salons littéraires

autrefois ; mais la poésie qu’on y fabriquait était

tellement pédante et bête que ma muse est

descendue dans la rue pour manifester.

Dans la rue, elle s’est retrouvée toute

seule.

Alors, ne pouvant occuper la rue, elle a fait

le trottoir.

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JAZZ ET LITTERATURE

par Jean CLAVAL

A l’origine, nous trouvons le blues.

Le blues : expression vocale par les

esclaves noirs des Etats-unis d’Amérique de leur

condition sociale, leur dur labeur, leurs

souffrances, leurs espoirs, leurs amours.

Dans les champs, sur les chantiers, traité

comme du capital d’exploitation fermier ou

ouvrier, condamné aux plus épuisants travaux, le

noir rythme ceux-ci en fredonnant ou en

chantant.

Le texte du blues n’est pas autre chose

qu’un poème, pouvant tout contenir, la mémoire

d’un peuple déraciné, rançonné, sa mélancolie

mais aussi ses plaisirs ; spirituel ou vulgaire,

noble ou obscène, cafardeux ou humoristique, le

blues, vision du monde et interrogation du Noir

sur lui-même, s’imprègne évidemment de

l’environnement, du climat social et économique

de son lieu de naissance. Celui-ci, multiple, se

situe essentiellement mais non exclusivement

dans les Etats du Sud ; le Delta du Mississippi

passe pour le berceau du blues où foisonnent dès

les premières décennies du XX° siècle les

interprètes dont certains deviendront légendaires.

S’étendant hors des champs et autres lieux

de travail, le blues se manifeste aussi bien couplé

aux danses à l’occasion des mariages, des

naissances et des fêtes de tout ordre qu’aux

enterrements. Vite, les instrumentistes

s’approprient le blues, les instruments à vent,

cornet, anches, surtout le trombone, imitent

sporadiquement les intonations de la voix

humaine.

Le blues s’urbanise, gagne les studios

d’enregistrement. Pendant ce que l’on peut

appeler sa période classique se font connaître,

entre autres, les chanteurs Charley Patton, Blind

Lemon Jefferson, T-Bone Walker, et chanteuses

Ma Rainey, Bessie Smith, Victoria Spivey.

Le blues constitue une strucuture musicale

s’adaptant parfaitement à tous les styles de jazz.

Les meilleurs orchestres comptent à leur tête et

dans leurs rangs de merveilleux joueurs de blues :

Duke Ellington, Count Basie, Cootie Williams,

Johnny Hodges, Willie Smith, Al Grey… Les

grandes et petites formations ne limitent toutefois

pas leur répertoire au blues mais empruntent et

tranfigurent les thèmes d’airs folkloriques,

religieux ou profanes, de chansons populaires,

voire de morceaux classiques et, en fait, de toutes

autres sources musicales, l’interprétation se

valorisant essentiellement par l’indispensable et

subtil balancement, le « swing », dans l’exécution

et la qualité de l’improvisation sur le matériau

d’origine.

Celui-ci inclut évidemment les

compositions impérissables de précurseurs

comme William Christopher Handy ou Jelly Roll

Morton et les œuvres originales de talentueux

successeurs. Les chanteuses Billie Holiday et

Abbey Lincoln écrivent elles-mêmes certaines de

leurs chansons.

Duke Ellington a composé la Suite Such

Sweet Thunder en hommage aux personnages de

Shakespeare, et la Suite Thursday pour célébrer

musicalement le roman Sweet Thursday (Tendre

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Jeudi) de John Steinbeck. André Hodeir, inspiré

par Finnegans Wake de James Joyce, en illustre

un épisode avec son Anna Livia Prurabelle.

Le clarinettiste Artie Shaw a écrit un

recueil de nouvelles, le saxophoniste Archie

Shepp des pièces de théâtre, Abbey Lincoln

également ainsi que des poèmes. Seuls, ou en

collaboration avec leur conjoint, un écrivain ou

un journaliste, certains musiciens et chanteurs

publièrent leur autobiographie, la plupart

traduites en français :

Louis Armstrong, Swing That Music et Ma

Nouvelle-Orléans.

Bill Coleman : Trumpet Story

Duke Ellington : Music is my Mistress

Dizzy Gillespie : To Be or not To Bop

Billie Holiday : Lady Sings the Blues

Milton Mezzrow : Really the Blues ( La

Rage de Vivre)

Art Pepper : Straight Life

Artie Shaw : Trouble with Cinderella

Hal Singer : Jazz Roads

Ethel Waters : His Eye is on the Sparrow

(La Vie en Blues)

On trouve de nombreuses références au

jazz et à ses interprètes dans les œuvres de

William Faulkner, Jean-Paul Sartre, Michel

Leiris, Fredric Brown, Chester Himes, Ernest

Borneman et Boris Vian, pour ne citer que ces

écrivains. Rappelons-nous le chapitre VII de

L’Ecume des Jours de Vian où Colin écoute

Chloé dans l’arrangement de Duke Ellington et le

chapitre XXXIII où, à l’audition du saxophone de

Johnny Hodges dans l’enregistrement de The

Mood to be Wooed, les coins de la chambre

s’arrondissent, la pièce devenant sphérique. Dans

le recueil The Best of Simple (L’Ingénu de

Harlem) de Langston Hughes, la nouvelle Le Bop

est entièrement consacrée à ce style de musique

afro-américaine ; du même auteur, signalons un

livre pour enfants, The First Book of Jazz.

Saluons les semeurs de la bonne parole

qui, contre vents et marées, avec alacrité,

mordant et parfois intransigeance, nous initièrent,

informèrent, instruisirent, confortèrent par leurs

écrits, articles, livres, souvenirs, exégèses au

service d’une musique à découvrir, comprendre,

valoriser, aimer : Robert Goffin (Aux Frontières

du Jazz), Hugues Panassié (Douze Années de

Jazz), Charles Delaunay (Django, mon frère),

André Hodeir (Hommes et Problèmes du Jazz),

André Clergeat (Dictionnaire du Jazz), Frank

Ténot (L’Homme qui aimait le Jazz).

Enfin, avec un court spicilège, nous

n’oublierons pas ceux qui sans hésiter trempèrent

leur plume au fin fond de l’encrier de la sottise

venimeuse :

« Certains veulent voir dans ces

hurlements d’ivrognes un antidote aux sucreries

des derniers sprirituals ». Lucien Rebatet.1930.

« Le jazz-hot n’a aucun rapport avec les

grands orchestres disciplinés dont les deux cents

exécutants sont conduits parfois par un chef-

enfant en culotte courte ». Georges Ravon ; 1947.

« Thomas Fats Waller était un nègre

ventripotent qui excellait dans l’art de démolir

les pianos à force de taper dessus ». Article non

signé du nouveau Journal. 1944.

« Le style be-bop fait penser à l’audition

d’un disque qui tournerait à l’envers ». Sylvaine

Pécheral. 1948.

« Le jazz est cyniquement l’orchestre des

brutes au pouce non opposable et aux pieds

encore préhensiles de la forêt du Vaudou. Il est

tout excès, et par là plus que monotone ; le singe

est livré à lui-même, sans mœurs, sans discipline,

tombé dans tous les taillis de l’instinct, montrant

sa viande à nu dans tous ses bonds et son cœur

qui est une viande plus obscène encore ». André

Suarès. 1931. (pour bien situer le personnage,

rappelons que ce même Suarès, à propos de

Chaplin, osa parler du « cœur ignoble de

Charlot »).

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L’ILLUMINATION DE VINCENNES

par Jean FERRARI

Cet article a été publié par le CRL Bourgogne au sein

d’une brochure consacrée à la célébration du tricente-

naire de la naissance

de Jean-Jacques Rousseau

Rousseau a presque quarante ans lorsque,

une nouvelle fois, en cet été 1749, il fait visite à

son ami Diderot, enfermé dans le donjon de Vin-

cennes après la publication de La lettre sur les

aveugles. L’épisode communément désigné par

l’illumination de Vincennes concerne particuliè-

rement l’Académie de Dijon, puisque, par le sujet

de son prix pour l’année 1750, elle est à l’origine

du Discours sur les Sciences et les Arts dont le

couronnement a constitué la première reconnais-

sance officielle, sinon du génie, du moins du

talent d’écrivain de Rousseau et l’a fait entrer

glorieusement dans la carrière des lettres.

L’illumination de Vincennes fait l’objet,

dans l’œuvre de Rousseau, de deux récits cir-

constanciés et de plusieurs allusions qui tradui-

sent l’importance majeure de cet épisode qui

« fait époque » dans la vie de Rousseau :

« Il me sera toujours présent quand je vi-

vrais éternellement »1.

Le premier récit figure dans la Seconde

lettre à Monsieur de Malesherbes qui était alors

directeur de la Librairie2 et auquel Rousseau

adresse, alors qu’il se croit condamné à une mort

prochaine, la première esquisse d’une biographie

qui lui servira ensuite sans la rédaction de ses

Confessions. La finalité en est déjà la même :

« …montrer le vrai tableau de mon carac-

tère et les vrais motifs de ma conduite »3.

1 Toutes les citations sont données dans l’édition des

Œuvres complètes publiées à la bibliothèque de la Pléiade, Paris, éditons Gallimard, en cinq volumes, 1959-1995, en abrégé : O.C. suivi de l’indication du tome et de la page. Ici : O.C., t. 1, p. 1135

2 Administration du pouvoir royal qui autorise ou refuse la parution d’un ouvrage.

3 O.C., t. 1, p. 1130

En janvier 1762, tout paraît justifier

l’expression d’illumination. La cause occasion-

nelle en est la lecture, dans le Mercure de

France, du sujet du prix de l’Académie : « Si le

rétablissement des sciences et des arts a contribué

à épurer les mœurs », qui suscite en son esprit

une sorte de séisme intellectuel, opérant une rup-

ture entre ce qu’il a été jusque là, « mécontent de

moi-même et des autres »4 et ce qu’il va devenir,

éclairé par les grandes vérités qui se révèlent à

lui. Rousseau parle d’une inspiration subite dont

il décrit les effets sur son esprit :

« …ébloui de mille lumières ; des foules

d’idées vives s’y présentèrent à la fois avec une

force et une confusion qui me jeta dans un

trouble inexprimable »5,

et ce trouble intérieur se manifeste par des

phénomènes physiques : étourdissements, op-

pression, palpitation, au point que Rousseau est

contraint de s’arrêter, de s’asseoir et qu’il pleure

sans même s’en rendre compte.

« …en me relevant j’aperçus tout le devant

de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir

senti que j’en répandais »6.

Ces pleurs pourraient rappeler ceux de

Pascal, consignés dans le Mémorial du 23 no-

vembre 1654 : « Certitude, certitude… joie, joie,

joie, pleurs de joie ». Mais rien n’indique chez

Rousseau, même si les effets en sont quelque peu

comparables, une révélation de nature religieuse.

Elle concerne chez lui l’homme, son histoire,

l’organisation de la société. Il s’agit d’idées dont,

quoiqu’on ait parfois dit, Rousseau n’est pas le

contempteur :

4 O.C., t. 1, p. 1135 5 Ibid. 6 Ibid.

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« La vérité générale et abstraite est le plus

précieux de tous les biens »7,

Et ces idées s’imposent à lui avec une telle

force que, tel un prophète, il va devoir les diffu-

ser et devenir « auteur comme malgré lui », con-

sacrant, selon les termes de sa devise, son exis-

tence à la vérité : « Vitam impendere vero ».

L’enthousiasme ressenti alors explique à la fois

l’éloquence du propos et le sentiment

d’inadéquation entre ce qu’il a perçu à cet instant

et ce qu’il en a pu dire ensuite, d’abord dans la

Prosopopée de Fabricius, écrite sur le bord du

chemin, et de ce qu’il en a développé dans

l’ensemble de son œuvre. Mais déjà les principes

de son système lui sont donnés : « les contradic-

tions du système social », « les abus des institu-

tions », surtout l’évidence de la bonté originelle

de l’homme et sa corruption par la société.

Sans qu’on puisse la comparer à la joie

pascalienne, la tonalité de ce premier récit est

somme toute positive. À l’inverse, celle des Con-

fessions, écrites sans doute vers la fin de l’année

1769, au terme d’une période d’errances et de

persécutions, résonne tragiquement. Déjà le trajet

de Paris à Vincennes est décrit dans sa pénibilité :

« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur

excessive »8.

Rousseau se dit « exténué de chaleur et de

fatigue », obligé de s’arrêter et de s’étendre sur le

côté de la route. L’illumination apparaît comme

un moment d’égarement et la décision, source de

tous ses malheurs. Toutefois, en une phrase admi-

rable de concision, il dit le bouleversement opéré

en son esprit :

« À l’instant de cette lecture, je vis un

autre univers et je devins un autre homme »9.

C’est que l’illumination de Vincennes con-

cerne Rousseau lui-même. Si, sa vie durant, il

n’avait fait que composer de la musique ou cons-

tituer des herbiers, il n’aurait subi que peu

d’épreuves et connu que peu d’ennemis. Avant

Vincennes, tout demeurait indécis. Il n’avait su

choisir entre les dons qu’il se reconnaissait. En

outre, il était divisé entre ses goûts profonds de

liberté et de solitude et l’existence qu’il menait

dans le monde. Or, le revoilà embarqué dans un

combat pour la vérité, à lui seul révélée. L’unité

si difficilement recherchée entre ses sentiments et

ses idées se trouve réalisée à un point tel et avec

une telle rapidité que tout le reste est balayé:

7 O.C., t. 1, p. 1026 8 O.C., t. 1, p. 350 9 O.C., t. 1, p. 351

« Toutes mes petites passions furent étouf-

fées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté,

de la vertu… »10

Vérité, liberté, vertu, seront désormais les

idées cardinales qui inspireront ses écrits et leur

défense, dans un monde qui leur est opposé, la

cause de toutes ses infortunes. Pour entraîner un

tel bouleversement dans ses sentiments et ses

idées, il fallait que l’illumination de Vincennes

n’apportât pas seulement une compréhension

nouvelle de la société et de son histoire, mais

qu’elle concernât Rousseau lui-même, humain

parmi les humains et que l’idée selon laquelle

l’homme naît bon et que la société le déprave

s’appliquât d’abord à lui-même. Il s’invente par-

là une innocence. S’il est habité par le remords

du mensonge qui a condamné la jeune Marion à

une vie misérable, n’avait-il pas lui-même été

victime d’une première injustice à Bossey dans

l’épisode du peigne cassé ? Il faut savoir retrou-

ver l’innocence initiale, avant l’injustice, avant le

mensonge. Ainsi l’exercice de l’autobiographie

chez Rousseau est disculpante. Né bon, il a cher-

ché à montrer par le récit de sa vie qu’il l’était

demeuré malgré les fautes dont il se sent cou-

pable. Il faut donc toujours remonter aux ori-

gines,

« Tout est bien, sortant de l’auteur des

choses, tout dégénère, entre les mains des

hommes »11,

pour comprendre les mécanismes de la cor-

ruption. C’est ce que montrent les deux Discours

dont les sujets ont été proposés par l’Académie

de Dijon : le premier par une comparaison qui

veut montrer la supériorité de l’état premier des

peuples de l’Europe sur leur situation actuelle,

corrompue par le progrès des sciences et des arts,

ce qui lui permet de répondre négativement à la

question posée, le second en inventant

l’hypothèse d’un état de nature qui « n’existe

plus, qui n’a peut-être jamais existé… mais dont

il est pourtant nécessaire d’avoir des notions

justes pour bien juger de notre état présent »12.

En couronnant le 1er Discours et en propo-

sant en 1753 un sujet que Rousseau considéra

comme fait pour lui, les académiciens de Dijon

ont joué un rôle décisif dans l’éveil d’un écrivain

de génie dont l’influence fut immense sur la sen-

sibilité littéraire au XVIIIe siècle et les idées poli-

tiques jusqu’à nos jours comme le montrent en

10 Ibid. 11 O.C., t. 4, p. 245 12 O.C., t. 3, p. 123

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20

cette année 2012, les célébrations organisées à

l’occasion du 300e anniversaire de sa naissance.

Devant les deux récits de l’illumination de

Vincennes, une question peut encore se poser.

Les choses se sont-elles réellement passées

comme Rousseau les raconte ? D’autres versions

existent de l’événement qui accordent à Diderot

l’idée même du 1er Discours, telles celle de Mar-

montel et de la fille de Diderot. Mais Diderot lui-

même, tout à la fin de sa vie, tempère les accusa-

tions d’affabulation.

« Rousseau fit ce qu’il devait faire parce

qu’il était lui. Je n’aurais rien fait ou j’aurais fait

tout autre chose parce que j’aurais été moi…

c’était un baril de poudre à canon ou d’or fulmi-

nant, qui serait resté sans explosion, sans

l’étincelle qui partit de Dijon et qui

l’enflamma »13.

Il paraît peu probable en effet, pour expli-

quer la véhémence du premier Discours et les

réponses publiées que fit ensuite Rousseau à ses

détracteurs, qu’on puisse faire l’économie de

quelque chose comme d’une brusque lumière

dont les effets perdurèrent pendant plusieurs an-

nées et conduisirent Rousseau à réformer sa ma-

nière de vivre. L’on peut penser ici à ce que disait

Pascal à propose du cogito cartésien dans L’esprit

géométrique : « il y a différence entre écrire un

mot à l’aventure sans y faire une réflexion plus

longue et plus étendue et apercevoir dans ce mot

une suite admirable de conséquences… »14 Il y a

loin entre un simple jeu d’esprit que serait pour

les adversaires de Rousseau le premier Discours

et cet ensemble de vérités qu’il croit avoir décou-

vertes et qui fondent l’entier de son système.

13 Œuvres de Diderot, Bouquins-Laffont, 1994, t. 1, pp. 784-785 14 Pascal, Œuvres complètes, Seuil, 1963, p. 358

Lettres …

par Claude LUEZIOR

…à l’Electronique en poésie

D’abord, il faut bien le dire, tes électrons

sont charmants. Ils virevoltent, presque immaté-

riels, comme des planètes autour de leur étoile.

Par ailleurs, quoi de plus magique qu’un écran

scintillant sous nos yeux ? Un clavier pour Mo-

zart, sans doute. Une souris pour conte de fées!

Puces, virus et toute leur ménagerie ne gâcheront

pas notre plaisir : partons d’un a priori favorable.

Le dieu Bill est avec nous.

Il est vrai que le poème est d’emblée

propre en ordre, en habits du dimanche. Avoir du

génie au bout des doigts… L’on déroule les vers

tel un cocon de soie, à l’ancienne, comme nos

ancêtres le faisaient avec un volume (de volumen,

volvere, rouler). Bien entendu, le très tactile et

fringant I-Pad va redistribuer les cartes magné-

tiques. Enfin, suprême folie, un correcteur

d’orthographe très sympathique supplée à nos

indigences chroniques. Nous voilà aux portes du

Paradis !

Quelques détails toutefois irritent ma

muse. En premier lieu, il faut taper alors que ma

plume esquisse, griffe, gratouille. Hors colères

jupitériennes, le chantre n’aime pas taper. Mon

avis est celui des doux : un poème se caresse. Et

puis, j’aime affûter ce crayon, le ronger un peu,

Page 21: FLORILEGE 149

21

le cajoler entre pouce et index, lui qui parfois

prend une telle vitesse aux abîmes de la pensée.

Mordiller un clavier si lambin ne se fait guère.

Les délices de froisser, déchirer la cellulose,

prendre en main cette plume qui coule, me tache

les doigts, qui se refuse à moi, boude mon inspi-

ration, oui, tous ces délices-là me sont tellement

chers.

Couper-coller, soit ! Mais annoter dans les

marges, surcharger, biffer, raturer ? Ces grands

esprits de Word, tapis dans leur Californie natale,

ont-ils pensé à mes petites et grandes joies ? Le

bon Dieu a-t-il taillé notre rétine à la mesure

d’une surbrillance ? La surabondance de polices

(voilà le mot lâché!) n’ajoute rien au caractère de

mes lignes. Centrer, bien sûr, mais a-t-on vu un

écrivain du centre ?

Et puis, avez-vous pensé à la délicieuse

tache de café sur la page ? Essayez de verser une

tasse dans votre clavier...

On dit qu’il faut habiter le livre, s’en nour-

rir (bien qu’il nous manque quelques enzymes

pour digérer la cellulose, le plastic coréen ne

plaisant davantage à nos papilles). Avez-vous

visité les caves d’un éditeur? J’y suis retourné,

l’autre jour : cent mille ouvrages. Hors l’encre

fraîche, cela sentait la forêt, la clairière, le bois

coupé. Se lover dans le ventre d’un livre est sans

conteste plus chaleureux que survivre entre des

disques durs.

Propos bien surannés, Monsieur le Poète !

J’en conviens. Bon élève, je vais taper (encore !)

ce texte et l’envoyer derechef par la Toile. Mais

l’aimable araignée ne remplacera pas la plume de

l’oiseau. Et Bill le Magnifique n’effacera pas

l’ombre de Prévert.

… aux Poètes

À vos mots, citoyens ! Que l’on rassemble

les volontaires, partons ! Que chacun prenne sa

plume et tous ses encriers, sa passion en bandou-

lière, un quignon de verbes et la sabretache à ras

le cœur. Fusillons adjectifs et virgules inutiles.

Peu de majuscules et juste un brin d’emphase

pour ne pas alourdir le paquetage.

Le temps n’est plus aux poètes maudits

sous leur pont. À la rivière, morphines, fée verte

et jérémiades ! Loin sur leur Olympe, laissons

muses éthérées, Polymnie et autres sylphides. La

moustache pouilleuse des faux génies et des

bardes a vécu. Que les douairières gémissent en

leur chaumière, que les tricoteuses de bonnes

intentions fignolent leur chasuble ! Séchez vos

larmes et vos roses sublimes, vos ciels bleus et

vos extases. Marchons !

Que dix mille poètes prennent la parole

chaque semaine, en famille, devant mère-grand,

le petit morveux et quelques autres. Que nos cent

mille enseignants de la langue nous montrent ce

qu’ils ont appris ! Non pas avec une pseudo-

science linguistique mais avec leurs tripes. For-

çons nos médias à reproduire quelques-unes de

nos lignes. La poésie ne se vend pas mais elle se

donne ? Donnons ! Les jeunes ne lisent plus ?

Lisons ! Apprenons-leur les rêves et le partage, le

mystère et l’immense liberté de l’écriture. Ils

veulent des slams ? Scandons ! Et de la mu-

sique ? Chantons !

Vous qui avez en soupente des piles

d’invendus, déchirez-en quelques pages et en-

voyez-les, une à une, à votre belle-mère, banquier

ou percepteur. Affichez-les sur votre porte de

garage et, jusqu’à plus soif, dans la cuisine où

mitonne la sauce béarnaise. Et si chacun épinglait

un poème à sa place de travail, sur le couloir d’un

métro ou la vitre d’un bus ?

Avec dix grammes d’écriture, mettons le

feu au désert que l’on nous propose. La poésie

n’est pas langue morte. Elle ne cesse de vivre au

pays de Canaan. Mais pour cela, Poète, quitte ta

tour d’ivoire : ensemble, il faut marcher !

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Hommage au poète

Christian Morgenstern (1871-1914) Nichts ist vergebens !

Par Dominique Blumenstihl-Roth Prix de la Poésie de la Ville de Dijon 2003

Prix des Écrivains d’Alsace et de Lorraine

Quand Lauraine Jungelson, traductrice de

la poétesse Elisabeth Browning, m’a offert le

recueil Ich und Du, de Christian Morgenstern,

publié en 1923 aux éditions Piper Verlag de

Hambourg, j’étais loin de soupçonner qu’elle

venait de me donner un texte qui me permettrait

de prendre conscience de l’une des dispositions

les plus subtiles de la langue germanique. Certes,

de la littérature allemande, je connaissais Goethe,

Hölderlin et Hermann Hesse. Mais je n’avais

jamais été confronté aussi directement à la

nécessité d’entendre le chant d’un poète dont

toute l’œuvre exige une extrapolation auditive.

Car lire Morgenstern, c’est entendre,

écouter la voix d’un homme dont la parole chante

l’intime adhésion d’une pensée au mode

d’expression qu’elle s’est choisi, dans une langue

qui possède la capacité d’être le véhicule de ce

mariage entre l’être, la pensée et le sentiment

formulant un hymne à l’absolu.

Entendre est un verbe essentiel en

allemand. Hören. Un verbe que l’on peut faire

précéder de tous les préfixes de la langue et dont

chacun donnera un aspect de l’écoute mise en

œuvre. Par exemple : zu + hören = écouter. Mit +

hören = suivre (une leçon). Ab + hören = écouter

(une personne qui récite). Auf + hören = cesser.

Wieder + hören = entendre à nouveau. Auf

Wiederhören (à nous ré-entendre) est une

expression aussi courante que le célèbre auf

Wiedersehen (au revoir), locution où le verbe,

associé au préfixe, devient concept.

Hören : écouter, dresser les oreilles,

entendre l’incantation poétique dite en une

langue qui présente une prédisposition à tout ce

que relève de l’écoute : n’est-ce pas dans l’espace

linguistique germanique — côtoyant le judaïsme

et l’intégrant— qu’est née la psychanalyse, dont

le protocole thérapeutique repose tout entier sur

l’écoute ? N’est-ce pas dans cet espace que s’est

créé le fantastique mouvement culturel du roman-

tisme, issu d’une perception du réel par la

sensibilité, elle-même conduisant à la méta-

physique, ainsi que le préconisait Hölderlin ?

Le poète allemand Christian Morgenstern,

né le 6 mai 1871 à Munich, quasi-inconnu en

France malgré l’immensité de son œuvre, est

l’auteur du sonnet Auf Wieder-hören. Dans son

titre, il sépare la particule du verbe afin que l’on

distingue la nécessité de la nouvelle écoute.

Hör zu !

Wir wollen uns erst wieder-hören,

eh wir uns wieder-sehn !

Ecoute !

Nous voulons, avant de nous re-voir,

Tout d’abord nous ré-entendre !

Ce poème s’adresse-t-il à la voix de

l’Esprit, dont la bien-aimée serait la gardienne ?

Dans le recueil dont ce poème est extrait, tout se

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23

centre sur le phénomène auditif : univers de

bruits, de murmures où tout semble doué de

parole. Le vent, le craquement d’une branche, la

nuit, la pendule, la fenêtre, tout ici parle,

s’exprime, disant la préoccupation de l’esprit qui

cherche, non à séduire, mais nous convaincre

qu’un frisson, qu’une braise, que tout est appel,

quête de la source de vie.

Quellen des Lebens hör ich in mir singen

„Nichts ist vergebens ! Nichts ist vergebens !

Je les entends chanter en moi, les sources de vie :

„Rien n’est vain ! Rien n’est vain !“

L’air même est un empire de sons, de

paroles, où tout frémit : pour le poète, tout doit

parler. Il perçoit ce que le critique Siegfried

Kracauer appelait un flux de l'âme qui commence

à se mouvoir face aux reflets de l'événement trop

puissant.

Seid still ! Nein, —redet, singt, jedweger Mund

Sonst wird die Ewigkeit ganz eine Gruft…

Soyez silencieux ! Non —bouches, parlez,

chantez

Sinon l’éternité sera une tombe…

Le poète affirme sa perception sonique des

personnes :

Tonarten sind mir die Menschen (lach du nur)

So bist Du meist Es-Moll, aber auch Fis-Dur

Und sieh : so lern ich selbst Tonleitern —lieben

Les humains me paraissent des sons (tu peux en

rire)

Ainsi, tu es le plus souvent Mi bémol, mais aussi

Fa dièse

Et vois : ainsi j’apprends même les gammes…

Partout, l’oreille du poète s’attarde.

L’oreille, organe délégué à percevoir le monde

est chargée d’en rendre compte à la sensiblité : ce

monde est un monde de parole où tout être vivant

— les objets mêmes — surtout les animaux

possèdent un langage :

Auf der Treppe sitzen meine Öhrchen

wie zwei Kätzschen, die die Milch erwarten…

Mes petites oreilles sont assises sur les marches

de l’escalier,

comme deux chatons qui patientent leur lait…

Ce chant de la langue allemande,

Morgenstern en écrit une partition, dans une

maîtrise parfaite des rythmes, dont il brise

cependant la courbe à l’instant où elle deviendrait

confortable : il garde une haute vue sur la mission

poétique qui est d’éveiller les hommes à plus

grand qu’eux-mêmes, il mesure les limites du

symbolisme :

Je vis une nef : la tempête la dépeça

Dans ses flancs l’obscur océan planta

Ses griffes hurlantes

Les débris étaient pitoyables

—Ce que la mort avait broyé de ses mâchoires

Je le vis m’oubliant presque moi-même

De ce brassage d’enfer jaillit enfin

Voyageuse immobile

Notre terre-étoile

Mesurant son propre océan !

Auteur de nombreux Lieder, mis en

musique par Weingartner, Zemlinsky, Hindemith,

dans lesquels il chante des univers intimes, mais

dont l’anecdote initiale s’élève toujours vers une

interrogation spirituelle, Morgenstern explore la

langue allemande sur deux niveaux : le poète

s’exprime dans un langage simple et direct. Le

tissu des métaphores est efficace quand, par

l’intrusion d’un concept, il arrache le quotidien

de son apparente naïveté, l’élève à hauteur

métaphysique : soudain naît une poésie

nietzschéenne.

Assez ! Je veux d’autres pensées !

Tu songes encore à cette nuit sur la crête

Quand, dans ta poitrine, la foudre déchira le ciel,

Les trombes d’eau noyèrent le grondement du

tonnerre…

Tandis que Nietzsche (1844–1900)

développe une philosophie qui tire sa puissance

de l’emploi de la métaphore au service du

concept, Morgenstern part de la perception

sensible, la développe en métaphore. Celle-ci

déploie ses propres ressources, capte l’expression

conceptuelle qu’elle traquait. Naît alors une

poésie quasi-narrative où l’esprit se raconte. Nul

besoin désormais d’inventer des concepts : ceux-

ci naissent de la perception même du vrai.

Esprit,

L’éternité est-elle ce que le raisin est à la soif,

Ce que le baiser à la bouche

Ce que l’homme est à Dieu

Ou n’est-elle qu’un écho ?

Cette poésie exprime un amour profond du

monde, au delà des petitesses dont le poète se rit.

Il ne condamne ni ne juge, il ne s’agit que de

choses humaines…

Page 24: FLORILEGE 149

24

C’est l’éternelle petitesse de l’amour, de

s’adonner à

L ’idolâtrie de l’image et autres misères sans

grande flamme…

Ces jouets d’une chambre d’enfant —le petit

berceau !

Quand il s’agit de la flèche de l’Esprit,

empennée d’étoiles…

Ce monde auquel il appartient et participe,

car tel est le lot des hommes, Morgenstern le

situe dans la fosse, avec l’orchestre. Là encore,

Nietzsche est au rendez-vous :

Oui, laisse l’orchestre dans la fosse

Que je sois inhumain, que je sois un sombre

tyran

Qu’avons-nous à faire des parterres de la

planète?

Sois avec moi, élevée, au-dessus du monde,

Ce monde que je ne veux connaître en tant que

chose,

Mais en tant qu’il inspire le nouveau…

Le réalisme de ce poète du début du

XXème siècle s’oppose au déconando surréaliste

pour qui le symbolisme n’aura été qu’un jeu

d’écriture, sans implication vivante dans le

signifié. Morgenstern a la plume vive, tranchante,

dirons-nous « engagée » ? Juriste formé à

l’université de Breslau, il est l’inventeur, dans sa

jeunesse, d’une désopilante « poésie humoristico-

fantastique » qu’il développe dans ses

Galgenlieder (Chant du Gibet). Homme de

théâtre, auteur satirique pour le cabaret berlinois

Schall und Rausch de Max Reinhart, éditeur de la

revue Deutscher Geist, il leurre la critique qui

longtemps le range parmi les fantaisistes :

classement commode, en un siècle de fer,

d’industrie, de raison raisonnante, d’absolutisme

scientifique. Il était préférable de ne voir en lui

qu’un saltimbanque et s’amuser de ses textes

comico-maccabres à la François Villon (1431 - ).

Mais regardons de près ces deux poètes, Villon et

Morgenstern, que des siècles séparent. L’un

délinquant l’autre juriste, ne prononcent-ils pas,

chacun à sa manière, un réquisitoire contre

l’humanité déchue : qu’elle soit pendue, n’étant

faite que de pas-encore au regard de l’Absolu ?

Nous avons l’audace de traiter de l’espace

sidéral,

Nous en avons la témérité

Bien que non seulement animaux mais aveugles

au sens de la vie

Nous soyons humains chassés de l’innocence

d’Eden !

A moins que leur rire ne soit un manifeste

d’insolence, une « éloquence de rupture » ?

Cherchent-ils à sauver ce qui peut l’être encore ?

Confient-ils aux générations futures le Grand

Testament ? L’Histoire a donné aux Galgenlieder

une dimension inattendue. Best-seller en

Allemagne avec plus de trois cent rééditions, ce

chant est celui du poète qui, à l’aube de la

première guerre mondiale, pressent le désastre de

la seconde et annonce la férocité du bourreau

nazi qui fera gibet de tout un peuple. Il fallait dès

lors raccorder cette œuvre de jeunesse à celles

des derniers jours : considérer l’unité de pensée,

et voir dans les recueils Ich und Du, publié trois

années avant la disparition de son auteur, et Wir

fanden einen Pfad, édité en 1914, la plaidoirie

d’un homme qui, se sachant condamné, présente

une offrande lyrique pour arracher la clémence

divine, non pour lui-même, mais en faveur d’une

humanité ignorante qu’il faut à tout prix

décrocher de la potence qu’elle s’est, depuis

longtemps, elle-même érigée.

Renonçant au chaos, tout effort emprunte

Le chemin où des milliers de spirales conduisent

haut vers Dieu

Dieu que tu es à toi-même

Étant à jamais l’oiseau-phénix de ton propre

anoblissement

Sauver l’homme, lui montrer les sommets.

L’Esprit a ses champions, l’Esprit a ses poètes :

Goethe, qui en formalise une perception quasi-

scientifique, Eduard Mörike qui appelle à sa

manifestation, Maria Rilke qui engage avec lui

un saisissant dialogue. Mais il fallait que surgisse

une œuvre cinglante, populaire, qui n’en dise pas

moins, s’adressant à tous les lecteurs, de tout âge.

Un pari que Morgenstern tient et réussit. Ses

contes, poèmes, Lieder sont connus de tous les

enfants d’Allemagne, et il n’est d’école où l’on

ne chante ses Kinderlieder : courtes chanson-

nettes, d’apparence anodine, composées à la

manière des Ko’ans chinois, où la sélection des

métaphores se concentre en un maximum de

conceptualisation imagée.

Deux peupliers à l’horizon ?

Non : trois peupliers dressés contre l’éternité

Sous la chaleur de notre pieux soleil.

Morgenstern ne renonce pas à son humour.

Il se confirme, au cours des années, comme un

précurseur du réalisme merveilleux, expression

inventée un demi-siècle plus tard par le cubain

Alejo Carpentier, l’un des principaux fondateurs

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25

de la littérature latino-américaine. Il fonde sa

poésie sur une étroite adhésion au réel : la vie

elle-même fabrique les métaphores.

Bien qu’atteint de tuberculose, il ne cesse

d’aimer la vie : qu’est-ce que l’humour sinon la

conscientisation d’une dramaturgie ? Ainsi

pourrait se créer le concept de : sich-selbst-an-

die-sprenchende-Welt-Messung. Une façon d’être

(sein) une mesure (Messen) à soi (sich) par soi-

même (selbst) au monde (Welt) parlant. Mais

telle n’est pas la prétention du poète qui ne se

pose pas en constructeur de concepts, mais en

témoin et porte-parole de l’univers parlant :

Nous avons l’audace de parler d’éternité,

De l’eau, de feu, de terre, de vent,

Et nous ordonnons le monde, comme un enfant

Et savons les noms et lieux de toutes choses…

Traducteur d’Ibsen, Strindberg et Knut

Hamsun, Morgenstern écoute les voix du monde.

Il mesure son humanité. Il aime ce monde, de

l’amour qu’il porte aux femmes, aux enfants, à

ses amis, aux animaux, aux objets qui l’entou-

rent : à lui-même. Il répond à la définition du

poète que donne Rimbaud : donc le poète est

vraiment voleur de feu. Il est chargé de

l’humanité, des animaux même ; il devra faire

sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il

rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si

c’est informe, il donne de l’informe…

Pour Morgenstern, tout a forme. Tout

résonne. Il exprime à chaque instant l’amour de

son pays, de sa terre, de sa langue: le nom même

du poète, une métaphore en soi — Morgenstern

signifie « l’étoile du matin » — évoque la parole

symbolique du poète, non encore révélée, mais

riche de tout le potentiel de sens auquel

l’Allemagne du 21° siècle consacrera son énergie

si elle désire rester fidèle à la promesse de sa

vocation romantique.

En 1910, il épouse Margaret Gosebruch

von Liechtenstern dont la piquante intelligence

répond à l’attente du poète.

Morgenstern / Liechtenstern : cette

rencontre de deux étoiles, dont la seconde offre

sa lumière à la première, n’est-elle pas une belle

promesse d’avenir ? L’Esprit aurait-il enfin

trouvé une Heimat ? Morgenstern, à qui le destin

accorde une mort précoce — ses dates (1871-

1914) le préservent de toute participation aux

boucheries guerrières — chante l’espace du

poème, provisoire résidence d’une parole dont il

connaît les frontières et les enjeux. Avec quelle

lucidité ! Il est exceptionnel qu’un poète délimite

le territoire de son art, récuse l’idée qu’il soit un

aboutissement, et mieux encore, affirme l’exis-

tence d’un lieu meilleur que le sien!

Oh je ne renie pas ma terre,

Je l’aime, —seulement, qu’elle ne soit pas une

borne !

Elle n’est pas la dernière pensée du Moi

Et sa lumière n’est pas ultime !…

Toute l’œuvre de Morgenstern signe cet

effort du romantisme, rejoignant la définition

même de la littérature dont la fonction

civilisatrice, selon Hölderlin, est d’être le vecteur

d’un savoir véritable. Un savoir où toutes choses

deviennent claires, dicibles, compréhensibles.

Que ce soit dans ses innombrables poèmes pour

enfants ou ses recueils les plus profonds,

Morgenstern exprime cette tension vers

l’entendement du Tout : ne faire qu’un avec tout,

telle est la vie de la divinité, tel est le ciel de

l’homme. Pour accéder à ce ciel, le poème est une

étape. Auberge du symbole, il est cette Heimat,

ce lieu de la pensée, du sentiment débordant hors

de lui en quête de son sens. Mais une Heimat

toute provisoire qui ne peut se satisfaire d’elle-

même… devant SE compléter.

La tension vers ce ciel humain aboutit,

chez Morgenstern, — nous sommes à la veille de

la première déflagration mondiale — à l’appel

d’une mise au clair de la pensée : par le moyen

des lois de l’Esprit dont il pressent qu’elles seules

(ré)conforteront l’Allemagne. Il sait, il affirme

que l’élucidation du sens est le seul avenir de la

poésie, dût-elle en mourir, elle offrira sa plus

haute lumière à l’instant de son incandescence. Il

veut qu’en elle, l’étape du cristal translucide soit

dépassée. Elle n’est pas la dernière pensée du

Moi, Et sa lumière n’est pas ultime ! Malheur à

qui voudrait la considérer comme un temple

accompli… Il exige que l’homme atteigne ce ciel

où le romantisme se dissout, cède la place à

l’élucidation de toute chose par un langage qui

saura toucher les êtres, conformément à la

pression évolutive du Temps. Ce Temps

obéissant à l’appel créateur qui produit les

œuvres indispensables à la libération de

l’humanité. Morgenstern incarne sans aucun

doute le sacrifice du poème se donnant à ce qui le

surplombe.

La nuit est douce exigeant de moi que je

considère

Le promontoire au-dessus de mon lieu :

A travers une brèche dans le mur je vois

Monter monter le cours du ruisseau

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Les scintillantes étincelles sur l’échiquier

stellaire

Se jouent de ma tête cachée dans le feuillage

Les lanternes humaines me taquinent

Éclairs d’une transparente carte

N’avons-nous pas affaire, ici, à une

éblouissante vision de l’intérieur de la Structure

d’Absolu — celle dont l’écrivain Dominique

Aubier dit, dans son ouvrage L’ordre Cosmique :

« la nature organique du Cosmos, son essence

corticale, contraint l’imagination à lui prêter une

sensibilité du même ordre que celle dont nous

essayons de respecter le bien-être dans nos

personnes… Il faut savoir comment fonctionne le

Cosmos pour se couler en lui en toute sécurité.

S’agissant d’un organe cérébral, la moindre

vicissitude pourrait en ébranler ou compromettre

la santé. Qui sait, si par ignorance, nous n’avons

pas déjà mis sa vie en danger. »

En effet, qu’en est-il du devenir de l'esprit,

de l’homme, à partir et au delà, de la propre

position du poète ? Rimbaud, vivante météore,

renonça à la poésie, devint marchand d’armes,

d’aucun disent qu’il opta pour le nihilisme. Mais

souvenons-nous du message de la comète :

trouver une langue, cette langue sera de l’âme

pour l’âme, résumant tout, parfums, sons,

couleurs, de la pensée accrochant la pensée et

tirant…

Morgenstern poursuit la même quête :

trouver la langue du vrai, sachant toutefois que le

lieu poétique n’est qu’une escale. Il lui incombe,

dès lors — est-ce le sens de sa vie ? — de

traverser de l’étroit corridor poétique qui lui est

réservé, dans un temps sévèrement compté. De

cette fantastique perception de lui-même et du

temps imparti, naît le recueil Toi et Moi.

Qui est ce Toi si ce n’est ce promontoire

depuis lequel Tout serait dit ? Pour accéder à ce

lieu de l’esprit, il existe un sentier par lequel le

poète nous propose de cheminer. Il en résulte le

recueil Wir fanden einen Pfad — Nous trouvâmes

un Sentier — ultime chef d’œuvre publié en

1914, dédié à son ami Rudolf Steiner.

La mort de Morgenstern, à 43 ans,

lumineuse étoile du matin, est-elle prématurée

quand l’espoir — l’exégèse du Monde — repose,

pour une large part, sur le nécessaire effacement

du poète ?

La mort, il l’attend avec sérénité. Il la voit

s’approcher avec quiétude ; il est prêt à la

recevoir comme une amie espérée de longue date.

Elle frappe à sa porte, le 31 mars 1914. La

disparition du poète est l’offrande même du

Poème, étape de la pensée symbolique dont le

dépassement consenti autorise enfin l’apparition

de l’étoile du soir, étoile du sens à la lumière de

laquelle…

Donne-moi une vue sur ton être, O Monde

Et laisse le rayon du sens me traverser !

Maison qui peu à peu s’illumine

S’emplit d’or comme un édifice

Où l’esprit s’éclaire

Ostensoir transparent

Ce texte reproduit la préface à l’ouvrage regroupant les recueils "Ich und Du", suivi de "Wir fanden einen

Pfad", édités aux éditions Peleman. Traduction de Dominique Blumenstihl-Roth.

Toi et Moi, suivi de Nous trouvâmes un Sentier, de Christian Morgenstern,

(15 x 21 cm ; 117 pages ; 28 euros) par courrier : DBR BP 16 27 240 DAMVILLE

Site internet de Dominique Blumenstihl-Roth :

http://www.dbr-radio.com/christian-morgenstern.html

Sites internet de Morgenstern en Allemagne : http://www.christian-morgenstern.de/

http://www.oppisworld.de/morgen/index.html

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27

Bernard CLAVEL

ou l’écrivain parmi les hommes

par Yann LE PUITS

L’expression « littérature populaire » est,

dans certaines bouches, teintée de connotations

négatives. L’élitisme se méfie des auteurs qui

veulent s’adresser au plus grand nombre .

Bernard Clavel ne désirait pas autre chose. Il ne

se cachait pas d’employer d’abord et surtout « les

mots les plus simples », par souci de clarté.

Ainsi, dans Littérature de notre temps, ou-

vrage de synthèse paru en 1966 chez Casterman,

je lis :

« Bernard Clavel, qui aime les gros

livres… »

Pas un mot de plus. L’œuvre est balayée

d’un revers de main méprisant. C’est faire trop

peu de cas, injustement, de celui dont les livres

enchantèrent les veillées d’au moins deux généra-

tions.

Issu du peuple, Bernard Clavel parle du

peuple et s’adresse au peuple. Il nous décrit la

foule des métiers, la vie quotidienne de l’artisan,

du paysan et de l’ouvrier, sans l’idéaliser, mais

avec un puissant réalisme, servi par un style vi-

goureux. C’est, du moins, ce que je vais

m’efforcer de démontrer.

Je ne m’étendrai pas sur la biographie de

l’auteur, pour la raison suivante :

« Mais j’ai dit, je répète, que ce qui

compte d’un artiste, c’est son œuvre. Pas sa vie

privée. » (Bernard Clavel, Qui êtes-vous ?).

Agir à l’opposé de ce que voulait l’écrivain

équivaudrait à une trahison de sa pensée. Aussi

me limiterai-je à rappeler deux dates, celle de sa

naissance le 29 mai 1923 à Lons-le-Saunier et

celle de son décès, le 5 octobre 2010, à la Motte-

Servoiex.

Cet article se veut, à la fois, analyse et

hommage, car j’eus l’honneur et le privilège,

deux fois, de rencontrer Bernard Clavel. La

clause « Honneur et privilège » ne doit pas être

considérée comme une politesse obligée. J’ai

conté ces deux entretiens dans Le sept rue du coq

(Ecritures en miroirs).

Homme généreux et passionné, très vif et

d’une profonde humanité, en 2001 (il avait alors

78 ans) Bernard Clavel avait conservé une éner-

gie, un allant, une rapidité de décision et

d’exécution, que bien des gens plus jeunes au-

raient pu lui envier. Dans cet article, je voudrais

lui redonner un peu de ce qu’il m’offrit.

L’œuvre est si vaste que je ne puis envisa-

ger d’en aborder tous les aspects. Ma présente et

modeste ambition se résume comme suit : tracer

quelques pistes de réflexion.

A cet effet, je me limiterai à l’étude de

deux séries, Les colonnes du ciel et Le Royaume

du Nord, onze romans au total. Il s’agit là du

Clavel de la maturité.

La première saga se déroule au 17e siècle,

en Franche-Comté, la deuxième au Québec et au

20e siècle. Entre les deux existe un lien : la série

Les colonnes du ciel s’achève par Compagnons

du Nouveau Monde, lorsque le charpentier Bison-

tin-la-Vertu émigre au Québec.

Rappelons que Bernard Clavel entreprit la

rédaction de ces fleuves romanesques, à une pé-

riode de sa vie où les critiques pensaient que sa

verve s’était épuisée. Une fois de plus, des gens

très intelligents (ou qui pensent l’être) se trompè-

rent.

Des récits bien charpentés

Chose qui, de prime abord, nous frappe, à

la lecture des livres de Bernard Clavel : la clarté

de la construction : les chapitres s’assemblent en

parties, dont chacune porte un titre. Chacun des

chapitres conte, généralement, une scène précise,

un moment de l’action. Aucune péripétie ne

semble gratuite ou superflue.

Les récits sont très sérieusement documen-

tés. Bernard Clavel ne manque pas

d’imagination, mais il sait aussi discipliner cette

folle. De plus, il nous livre la synthèse de ses

Page 28: FLORILEGE 149

28

recherches et, pour cela, n’hésite pas à devenir

pédagogue.

Déjà, dans Les colonnes du ciel, les pages

didactiques sont éparpillées au fil de la narration

et nous apportent des éclairages, qui nous per-

mettent de mieux appréhender le pourquoi et le

comment des paroles et des gestes.

Cet aspect pédagogique et didactique

s’affirme encore plus, dans la fresque suivante,

Le royaume du Nord. Des chapitres intercalaires

scandent l’action, mettent en perspective les

drames individuels, à l’intérieur de la tragédie,

sociétale et naturelle. Seul Amarok fait exception

à cette règle, où Raoul Herman, le trappeur et son

chien à moitié loup (Amarok signifie « le loup »

dans une langue indienne) forment un couple

inoubliable, à tel point que la limite entre intelli-

gence et instinct se brouille. Je dirais même que

les deux fusionnent.

Aussi, Bernard Clavel réussit un difficile

pari, celui de nous distraire et de nous instruire à

la fois. Toujours brefs et clairs, sans apporter une

surcharge de données, les chapitres documen-

taires ne nous éloignent pas des personnages ; ils

nous aident à mieux les comprendre.

Les situations restent toujours plausibles

ou vraisemblables. Même lorsque le sort des

personnages est suspendu à un fil, l’auteur ne

cède pas à la tentation rocambolesque. Aussi

n’assistons-nous pas à des sauvetages providen-

tiels. Par exemple, dans La femme de guerre, la

corde de chanvre se casse à cause de la glace,

libérant Barberat le contrebandier, lequel à son

tour peut libérer Hortense (chapitre 18). C’est un

facteur physique, qui permet aux prisonniers de

s’échapper, pas la soudaine apparition de com-

parses diligentés par le romancier.

Sur le plan de la construction narrative,

Bernard Clavel n’innove pas. Généralement, ses

récits présentent une structure linéaire. Les anti-

cipations et les retours en arrière y sont rares.

Cela donne à l’œuvre l’apparence de la facilité.

On peut la lire sans effort majeur et vite ; lui-

même nous entraîne au fil d’histoires menées de

main de maître, dont le tempo s’accélère et pro-

pulse les personnages, vers une fin souvent dé-

sastreuse.

Il serait dommage de s’en tenir là. Les

bons livres valent la peine que nous les relisions.

Il s’agit de mieux percevoir et saisir la trame

secrète, la foule des allusions, des métaphores et

symboles qui parsèment les romans de Bernard

Clavel, pour mieux en déguster les saveurs

uniques.

Des « êtres de chair et de sang ».

Qui sait dessiner peut, aisément je crois,

réaliser le portrait des personnages claveliens.

Tous présentent des caractéristiques clairement

exposées : âge, taille, corpulence, chevelure,

aspect de la peau, démarche, voix, métier, ville

ou province d’origine. Nous les voyons revenir

d’un livre à l’autre, mais l’importance du rôle

qu’ils jouent peut soit augmenter, soit diminuer.

Prenons pour exemple de portrait celui de

Mersch :

« L’homme avait l’air d’un long épouvan-

tail (…) Mersch montait à leur rencontre par le

sentier. Il semblait qu’à chaque enjambée sa

carcasse brinquebalante allait se démantibuler.

Il tenait toujours à la main son large couvre-chef

qui avait libéré une tignasse clairsemée où se

mêlaient le noir et l’argent. Son visage tout en os

et en peau ridée grimaçait. Des yeux minuscules

piquaient dans cette face de pain d’épice ratatiné

deux grains de café d’un noir très dur. » (L’or de

la terre, Ch. 10, P. 204 et 205)

Bernard Clavel désigne encore Edouard

Mersch comme le gesticuleux, l’échalas, le tout-

en-os.

La précision du trait permet à l’auteur de

désigner le personnage de plusieurs manières :

par le prénom, le patronyme, un surnom,

l’origine géographique, l’ethnie, le métier ou le

rappel de traits physiques distinctifs.

Le pittoresque fonctionne sur deux plans :

d’abord lexical (gesticuleux, peut-être un adjectif

québécois ou même un néologisme de l’auteur)

ensuite grâce à l’image qui en résulte, haute en

couleurs, vivante et vivace.

Il va de soi que chaque personnage est aus-

si doté d’un caractère défini, lequel peut se modi-

fier ; c’est le cas de Marie, aigrie par le départ de

Bisontin, qu’elle considère comme une trahison.

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29

(Marie Bon Pain) De même pour l’aspect phy-

sique : les personnages n’échappent pas au vieil-

lissement. Catherine Robillard, jeune femme dans

Harricana, nous apparaît comme une vieille

dame, dans L’angélus du soir ; son fils Stéphane

est devenu quinquagénaire et bedonnant.

Dans ses entretiens avec Adeline Rivard,

Bernard Clavel affirme que ses personnages sont

« des êtres de chair et de sang ». Cela ne signifie

pas qu’il les confond avec des personnes réelles,

mais par ailleurs il avoue n’avoir jamais totale-

ment inventé. Les personnages résultent de

l’observation de personnes réelles, puis

l’imagination agit sur le matériau comme un

agent chimique et le transforme. Bien malin qui

saurait délimiter les parts de l’une et de l’autre.

Ce processus est trop connu pour que je

m’y attarde. La plupart des romanciers souscri-

vent à cette vision de l’écriture.

Souffle de l’épopée

Il est permis de parler d’épopée, pour les

deux suites déjà citées, parce que les histoires

individuelles s’insèrent dans des cadres, histo-

riques et géographiques, où se déroulent des bou-

leversements, qui affectent des sociétés entières.

Par exemple, dans Le royaume du Nord, la rude

conquête des régions les plus sauvages du Cana-

da, du début du 20e siècle jusqu’aux années 70.

Maudits sauvages, qui clôt le cycle, donne le

point d’orgue, l’aboutissement de la longue tra-

gédie amérindienne, celle de peuples totalement

spoliés, puisque la confiscation, le pillage et le

saccage de leurs territoires les plongent dans un

état de dépendance, où la vie perd tout sens.

L’épopée s’incarne dans des femmes et des

hommes, que nous aurions pu rencontrer car, bien

plus vivants que des héros, ces personnages nous

ressemblent : ils aiment et haïssent, travaillent et

dorment, fêtent et souffrent. Au total, ils vivent

leur drame personnel dans le cadre de la tragédie

humaine, avec énergie et courage, jusqu’à

l’extrême limite de leurs forces. Cela vit, cela

palpite et nous entraîne, vers le pire s’il le faut,

sans que nous puissions, un instant, résister au

flot romanesque.

Hortense d’Eternoz dans La femme de

guerre, Bisontin-la-Vertu, dans Compagnons du

Nouveau Monde, Maxime Jordan, dans L’or de la

terre, Raoul Herman, dans Amarok et Cyrille

Labrèche, dans L’angélus du soir, vivent leur

passion ou leur destin jusqu’à la plus extrême

conséquence, la mort.

Il faut, ici, comprendre le mot « passion »

de deux manières : d’abord, au sens profane et,

dans l’ordre où j’ai cité les personnages, la pas-

sion se nomme soif de vengeance, orgueil et

amour, fortune, liberté inconditionnelle, enfin

labeur ; ensuite, au sens quasi chrétien, même si

Bernard Clavel glisse parfois une allusion qui le

définirait plutôt comme agnostique, car ses per-

sonnages acceptent de subir toutes sortes de souf-

frances, pour vivre leur destin.

Même si très souvent la figure du colosse

se représente et peut jouer un rôle central, Ber-

nard. Clavel ne met pas en scène des demi-dieux

J’entends par là que l’invincibilité n’est pas leur

attribut.

C’est parce que les personnages sont des

gens ordinaires qu’avec l’auteur, c’est-à-dire

grâce à sa vigilance soutenue, amicale et patiente,

nous les suivons, observons et notons les gestes

quotidiens, lesquels constituent leur démarche.

Avec eux, nous partageons tâches et préoccupa-

tions de chaque jour. Ils se dévoilent et se révè-

lent dans la praxis, car tout, gestes et paroles, est

chargé de sens. Et c’est pour toutes ces raisons

que leur vie nous touche de si près.

Qu’ils nous ressemblent ou non, ils ne

peuvent nous laisser indifférents, parce qu’ils

sont profondément humains, mélanges de défauts

et qualités. Leur histoire aurait pu être la nôtre.

Rares sont les figures absolument néga-

tives, dans l’œuvre de Bernard Clavel. Elles n’y

jouent que des rôles secondaires. Citons le cas de

Francis d’Anterac, dans La femme de guerre,

tortionnaire d’une cruauté à vous chambouler

l’estomac.

Les personnages agissent toujours dans

une réalité sociale précise. Leur vie s’enracine

dans un contexte historique et géographique le-

quel, s’il influe sur leurs actes, ne les détermine

pas de manière mécanique.

Page 30: FLORILEGE 149

30

Dans Maudits sauvages, Bernard Clavel

devient ethnographe. Sa connaissance de la cul-

ture amérindienne est profonde. L’Occidental se

voit, dans le miroir que lui tend ce « maudit sau-

vage » et l’image qu’il nous renvoie ne nous

flatte pas : cupidité, fausseté, irrespect total des

lois naturelles, avec pour conséquence la rupture

des équilibres écologiques.

Les personnages conservent leur liberté de

choix et d’action, y compris le choix de la mort.

Si leur vie tout entière tend vers un destin, c’est à

travers le triple cheminement, des gestes quoti-

diens, du contexte social, enfin des choix person-

nels conscients.

En d’autres termes, ces vies qui auraient pu

n’être que des existences ordinaires, sans intérêt

romanesque, se transforment en destins passion-

nés, eux-mêmes placés dans le cadre de tragédies

humaines. Les personnages, même s’ils ne de-

viennent pas des héros, connaissent un destin

héroïque, mais sans le savoir, modestement. Ils

ont joué leur rôle, jusqu’au bout, avec honnêteté,

avec chaleur et dévouement, sans reculer face à

l’adversité, même si la conclusion doit leur coû-

ter cher, la perte de leurs illusions, de leurs biens

ou même de la vie.

Les figures centrales présentent souvent

une ambivalence.

Chacun des personnages centraux sert de

théâtre à un conflit, où se jouent son destin et

ceux des protagonistes, sur fond de questionne-

ment moral. Ecartelés entre des voies opposées,

les personnages finissent, généralement, par choi-

sir celle qui va servir l’intérêt général. Ni le fabu-

leux héroïsme, ni l’égoïsme crapuleux ne les

caractérisent.

Le lecteur devine l’approche de désastres,

d’abord à des signes matériels, détectés par des

hommes de métiers. L’intuition féminine nous

avertit, aussi, de l’approche de catastrophes. La

malédiction est aussi une arme redoutable.

Il ne me paraît pas excessif de dire qu’une

véritable dramaturgie sous-tend les romans de

Bernard Clavel. Chacune des parties peut être

considérée comme un acte, chacun des chapitres

comme une scène.

La foule des métiers et le chant du quoti-

dien

Pour qui a beaucoup lu Bernard Clavel, un

thème se dégage aisément et domine l’œuvre :

celui du travail. Si nous voulions répertorier tous

les métiers manuels décrits, la liste en serait fort

longue.

Ces hommes et ces femmes partagent le

goût de l’effort soutenu et du travail bien fait. Le

plus souvent, ils se lèvent à l’aube, « besognent »

jusqu’au crépuscule, n’épargnent pas leur peine,

transpirent beaucoup et terminent «les reins cas-

sés». Il n’est pas exagéré de dire que la sueur, le

cal sur les mains et la grande fatigue sont les

caractères distinctifs des travailleurs clavéliens.

De ce fait, le romancier reste fidèle au réalisme.

Bernard Clavel s’est beaucoup intéressé à

la tradition du compagnonnage. Il est vrai que ces

artisans forment l’élite du peuple, parce qu’ils

excellent lorsqu’il s’agit de savoir-faire,

d’intelligence et d’habileté, du goût de la tâche

bien faite et de la fierté que l’on en tire. Si néces-

saire, ces travailleurs hors pair se rebellent contre

des chefs incompétents, parfois coléreux ou mal-

honnêtes, qui s’accrochent aux prérogatives de la

hiérarchie, comme si cela pouvait suffire à les

rendre utiles.

Chroniqueur du quotidien, Bernard Clavel

suit pas à pas ses personnages, observe et note les

gestes du travailleur, quels outils sont utilisés,

dans quel ordre et de quelle façon s’accomplit la

tâche, éventuellement les hésitations ou les er-

reurs, puis les corrections apportées. L’état du

ciel conditionne souvent la réalisation.

Dans ces petites communautés rurales ou

semi-rurales, la règle vitale est la solidarité.

Celle-ci s’exprime de différentes manières :

d’abord, les gens apprennent les uns des autres.

Chacun apporte à la communauté une ou des

compétences précises. Le partage du travail as-

sure la base de la solidarité. Les métiers sont

autant de maillons de la chaîne.

Les personnages secondaires antipathiques,

souvent brutaux et buveurs, jouisseurs et peu

scrupuleux, se condamnent eux-mêmes à la soli-

tude, en bafouant la solidarité.

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31

Le travail n’est pas cause de morosité,

mais bien plutôt source de joies, car il permet à

l’homme et à la femme d’éprouver leur force et

d’exercer leur habileté. Le travail est vécu

comme geste d’amour, don de soi et réalisation

de soi.

Il ne faudrait pas s’imaginer que Bernard

Clavel tombe dans la mièvrerie. Son réalisme est

trop puissant pour qu’il cède à cette forme de

facilité. La sobriété du style sert de garde-fou.

Les personnages échangent de brèves pa-

roles, dans une langue simple, en accord avec

leur milieu.

En fait, plus les nouvelles importent, et

plus les paroles s’espacent. Les silences jouent un

rôle majeur. Ils ne signifient pas que les person-

nages n’ont rien à se dire, au contraire, le poids

du message serait trop fort pour les mots.

Entre les hommes, le rite du tabac, rouler

la cigarette ou bourrer la pipe, occupe alors des

mains habituées à s’activer sans cesse. Les si-

lences occupent une place prépondérante. Le rite

du petit verre s’adjoint à celui du tabac.

Le thème du silence est fortement récurrent

dans Maudits sauvages. L’Indien traditionnel ne

répond pas du tac au tac : il médite ce qui vient

d’être dit, afin d’éviter de parler à tort et à tra-

vers. Exactement le contraire de nos habitudes

actuelles…

Le style : un lexique tonique et les temps

du conteur ; Nature et animisme

Dans l’œuvre de Bernard Clavel, si l’on

exclut bien sûr les inévitables verbes être, avoir

et faire, le verbe le plus fréquent est sans aucun

doute empoigner. Le suivent de près lancer (au

sens de dire, s’exclamer, apostropher) et

s’étreindre, déjà évoqué ; puis, écraser et pétrir.

Empoigner, ou saisir dans sa poigne ; le

verbe nous met en présence de la force physique

du travailleur. L’habitude des longs efforts et

l’habileté acquise transforment les mains en ou-

tils. De plus, empoigner nous suggère une volon-

té en action.

L’écrivain donne également à ce verbe une

acception abstraite. Les sentiments vous empoi-

gnent, c’est-à-dire qu’ils possèdent et manifestent

une si grande force qu’il n’est pas possible de se

refuser à eux.

Ces femmes et ces hommes laborieux, sai-

sis ou submergés par des émotions, ne savent que

faire de leurs mains, lorsque l’inactivité les

oblige au repos. Ces beaux outils musculeux et

calleux changent alors de nature. Ils ne se satis-

font plus de prolonger les bras, mais se muent en

des animaux indociles et fiévreux, qui se pétris-

sent, s’étreignent, comme des lutteurs ou comme

les regards conflictuels.

Bernard Clavel utilise tous les temps, avec

brio. Il ne néglige aucune de leurs nuances,

comme le peintre des couleurs : l’imparfait,

temps étale de la narration ; le passé simple, con-

trepoint nécessaire à l’imparfait, dont les sonori-

tés variées donnent au récit une plus vive colora-

tion, adaptée à la succession d’actes ou d’actions

uniques et rapides ; le présent, pour les situations

les plus marquantes et les moments dramatiques,

le futur, à valeur hypothétique, le personnage

imaginant l’avenir à partir de sa situation pré-

sente ; l’imparfait du subjonctif, car Bernard

Clavel respecte la concordance des temps ; le

passé 2° forme du conditionnel, avec son accent

circonflexe à la charmante désuétude.

Trois de ces temps, moins usités par les

écrivains actuels : passé simple, imparfait du

subjonctif et passé 2° forme du conditionnel,

confèrent aux récits du romancier une patine

personnelle, qui le rattache solidement à la tradi-

tion du conteur lequel, près de l’âtre, bourre sa

pipe.

Bernard Clavel préfère, lorsqu’il veut

énumérer des objets, construire des phrases no-

minatives. Les verbes « être, avoir » ou

l’expression « il y a » n’apporteraient rien de

plus. Plus concise, débarrassée de ces scories, la

phrase nominative place l’objet en pleine lu-

mière. Sa présence s’impose à nous :

« Le pays à la tête des eaux.

Scintillantes ou enfouies sous les mousses,

jasantes ou silencieuses, des sources partout.

Des lacs immenses, secrets, ne montrant

que leur visage de ciel. Des lacs hésitant à déver-

ser vers le sud ou vers le nord. » (L’or de la terre,

ch. 3, P. 179).

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32

Dans l’exemple donné, les verbes au parti-

cipe présent mettent les lacs hors du temps. De

toute éternité, ils furent.

Les animaux jouent, dans certains romans,

un rôle si central, qu’ils en deviennent

d’indispensables alliés de l’homme. Citons le

chien de traîneau, Amarok, dont l’intelligence,

l’acuité des sens, la force, la souplesse et la rapi-

dité prolongent et renforcent les qualités de son

maître, le coureur des bois. Amarok et Raoul

Herman forment une si belle équipe, une équipe

si soudée que même la mort ne peut les séparer.

L’animalité n’est pas réservée aux seuls

animaux, mais lorsqu’elle s’étend à d’autres do-

maines, elle revêt un caractère fantastique,

étrange ou même négatif.

« Le fourneau, les pattes en l’air, tel un

gros animal balourd renversé dans un combat et

incapable de se remettre sur pied. » Harricana,

chapitre 7, P. 36

Bernard Clavel sème, à l’intérieur du récit

réaliste, les graines du bizarre. Le regard de

l’auteur modifie l’objet, jusqu’à le faire passer de

l’état domestique et paisible à celui, un tantinet

inquiétant, de bête vindicative.

Parce que l’auteur est l’homme des pays

neigeux, le vent s’appelle très souvent bise ou

nordet. Plus d’une fois, porteur de « nuées », il

« miaule » autour de la maison, fermée comme

une amande pour mieux préserver le réconfort de

la flambée.

« Il (le vent) lui arrivait de pousser un

coup de gueule et de lever quelques vagues, juste

de quoi montrer qu’on est en bateau et qu’un lac

n’est pas forcément un animal domestique. Par-

fois, ce vent du levant se ramassait, grognassait à

la manière d’un chien qui cherche sa queue. Il

tournait en rond sur l’eau toute grésillante, puis,

lassé d’un coup, il filait vers la berge qu’il mor-

dait pour lui arracher des brassées de feuilles

rousses et dorées. » Harricana, ch. 9. P. 42.

Les belles couleurs des feuilles ne servent

pas qu’un but esthétique. Elles nous rappellent

que ces migrants doivent parvenir à destination

avant l’hiver.

Un même élément peut revêtir, selon les

circonstances ou la perception des personnages,

tantôt une coloration négative, tantôt positive.

Restons avec le vent, adversaire des rameurs :

« Le voyage reprit. A présent, c’était un

combat. Les rafales couraient, porteuses d’écume

et de colère. Elles giflaient les visages. Stéphane

riait. Il était comme si ce vent l’eût aimé. Comme

s’il n’eût aimé que lui. Tête baissée, les épaules

effacées, le garçon pénétrait ce corps nerveux

comme un nageur attaque une eau vive. » Harri-

cana, chapitre 9, P. 44

Le combat n’est pas vécu comme une ex-

périence négative. Il ne faut pas confondre adver-

saire avec ennemi. La lutte offre à l’homme

l’occasion d’éprouver sa force et son habileté,

qu’un travail sédentaire laisserait inexploitées.

La reprise d’une partie de la phrase précé-

dente (comme si… eût aimé) est un procédé assez

fréquent. Elle porte l’idée sur un plan supérieur et

lui confère une force accrue. Dans ce cas, l’idée

se condense, grâce à la suppression de mots ac-

cessoires, ici « Il était ». Il n’est pas rare que la

reprise se présente sous la forme d’une subor-

donnée, la phrase principale étant passée sous

silence.

Lorsque l’homme ne maîtrise plus le feu,

d’animal amical qu’il est dans l’âtre, il devient

monstre déterminé à détruire l’œuvre humaine,

comme à la fin d’Harricana :

« Le feu les dominait en effet. Plus rapide

et plus souple que les hommes, il se couchait à

côté d’eux sous les broussailles, cherchant à

contourner chaque lutteur. Il bondissait dans les

branches, pour se laisser tomber comme un

fauve.

(…) Excité par les cris et la vue de ce qu’il

avait réussi du premier coup de gueule, le vent

redoublait de vitesse et de violence. (…) Tous les

horizons semblaient souffler en même temps, dix

vents conjugués bondissant vers le même incen-

die. » Chapitre 38, p. 158.

Autre exemple de violence de la Nature, en

particulier celle du vent :

« … seul le vent continuait de mener le

branle dans la forêt proche et de varloper les

pierres usées du toit. » La femme de guerre, cha-

pitre 16, p. 135

Page 33: FLORILEGE 149

33

Varloper, raboter, terme de menuiserie,

métier que connaissait bien l’auteur. De même,

lorsque la pluie ne cesse plus, elle « pétrit » la

terre, comme le boulanger la pâte.

Bernard Clavel nous donne aussi, par en-

droits, une prose poétique, sans affèteries :

« Ils montèrent entre des hêtres dont les

cimes chantaient, balançant le branchage et

constellant l’écorce luisante des troncs de mil-

liers de papillons de lune ». La femme de guerre,

chapitre 2 page 27

Je n’hésite pas à dire que c’est dans ses

descriptions de la Nature que le romancier nous

livre ses plus beaux morceaux. Sa voix trouve

alors les accents du lyrisme. Il y aurait foule de

passages à citer, dans cette veine. Je choisis le

suivant :

« C’était le milieu de la nuit. Une nuit plus

éclatante qu’une nuit de juillet. La lune à son

plein faisait étinceler la blancheur du plateau.

Une immensité de lumière déferlait jusqu’au

corps noir d’une forêt couchée sur l’horizon où

l’écrasait le scintillement du ciel. Rien

n’indiquait le chemin sur ce moutonnement lent

où rampaient les congères à peine soulignées par

des ombres d’un vert transparent, lumineux lui

aussi, mais glacé. ». La lumière du lac ; chapitre

1, page 11.

Il apparaît clairement, à travers les

exemples donnés, que la Nature ne se réduit pas à

une série de phénomènes physiques et chimiques,

de bout en bout explicables grâce à la seule

science. La personnification des éléments, des

plantes et des animaux, ne relève pas que d’une

convention facile, qui serait uniquement destinée

à embellir le récit.

Dans les passages descriptifs, qu’il s’agisse

ou non de la Nature, les « comme si » et les « pa-

reil à » se multiplient. Métaphores et symboles se

placent au premier plan.

Plus profondément, la personnification de

la Nature révèle la vision proche de l’animisme,

que nous propose Bernard Clavel. D’où

l’empathie de l’écrivain pour les peuples autoch-

tones du Canada, qui ne traitaient pas la Nature

comme une source d’enrichissement puis une

poubelle, mais la considéraient comme la Mère

nourricière, à qui est dû le plus profond respect.

Au moins pour cette raison, Bernard Cla-

vel reste éminemment moderne. Il avait anticipé

les colères de notre planète, les désordres provo-

qués par la folle cupidité de l’Homme. Il nous

propose la sagesse de Mestakoshi, qui ressemble

à la sienne, comme peuvent se ressembler des

sœurs jumelles.

Or, le propre de la sagesse est d’être iné-

puisable ; elle s’appuie sur la solidité du silence.

D’où la modestie de l’artiste, qui connaît les li-

mites des mots.

Lisons et relisons Bernard Clavel. Même

ses silences nous apprendront qui nous sommes,

ou nous proposeront d’autres voies.

Yann LE PUITS :

Secrétaire de l’association Signature

Touraine

Lauréat du Prix Aloysius Bertrand

2011, de la Société des Poètes fran-

çais.

Premier Prix d’honneur de la nou-

velle 2012, association KLIHO, ville

d’Halsou.

Membre du centre d’Etudes supé-

rieures de la Littérature

BIBLIOGRAPHIE

Bernard Clavel, Qui êtes-vous ?

(Chez Pocket, paru en 2000)

Entretiens avec Adeline Rivard

Les colonnes du ciel :

(Chez Pocket, paru en 1997)

La saison des loups

La lumière du lac

La femme de guerre

Marie Bon Pain

Compagnons du Nouveau

Monde

Le Royaume du Nord :

(Paru chez Omnibus, en 2005)

Harricana

L’or de la terre

Miserere

Amarok

L’angélus du soir

Maudits sauvages

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34

FAUT VOUS

FAIRE UN

DESSIN ?

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35

par TOM

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Do Brasil

par Yvan Avena

Poèmes brefs

Présentation

Il y a 2 ou 3 ans j´illustrais encore des poèmes.

L´idée m´était venue de traduire des poèmes

brefs de 22 poètes de l Etat de Goiás et de les

présenter, tous, sur un seul tableau qui serait ex-

posé à l Institut Historique et Géographique de

Goiânia. Il y est encore et, avec le temps, ce ta-

bleau unique (une aquarelle) devient historique

car il donne le panorama de la meilleure poésie

de Goiás de cette époque. Je publie maintenant

ces micro-poèmes dans « Florilège » qui, par la

même occasion, sera la première revue française

qui pourra se vanter d´avoir présenté une antho-

logie, presque exhaustive, de cette période poé-

tique à Goiânia. En Argentine on dit « Lo bueno

si breve dos veces bueno » (Ce qui est bon et bref

est deux fois bon), bien que souvent les poètes

latino-américains, peu habitués à publier dans les

revues, écrivent de très longs poèmes qui devien-

nent des livres, pas très épais certes, mais ayant

une introduction, un sujet et une conclusion.

C´est souvent ainsi que la poésie latino-

américaine existe et qu´elle est diffusée jusqu´à

trouver une place sur l étagère d´une bibliothèque

d´un autre poète.

Les poètes

Ada Curado/Aidenor Aires/Augusta Fa-

ro/Elizabeth Caldeira Brito/Brasigóis Fe-

licio/Coelho Vaz/Denise Godoy/Edmar Gui-

marães/Gabriel Nascente/Gilberto Mendonça

Teles / Heloisa Helena Campos Borges/Helvécio

Goulart/Itamar Pires Ribeiro/José Mendonça

Teles/J.J.Leandro/Luiz de Aquino/Malu Ribei-

ro/Maria Helena Chein/Miguel

Jorge/Moacyr Félix/Sergio Pietroluongo/Sônia

Ferreira.

Poèmes brefs :

Ada Curado

Constance

Pendant mes mille

et une année d´existence

seul l amour fut mon maître.

Aidenor Aires

Il y eut un temps

Il y eut un temps

où le mois d´avril ne s´annonçait pas,

il se diluait en oiseaux.

Il y eut certainement un temps

où la nature m´écoutait

avant d´ouvrir et de fermer les saisons.

Augusta Faro

Zen

Le cœur dans l assiette.

Le fruit ouvert

les graines palpitent

je pense à toi.

Elizabeth Caldeira Brito

Vent

Le vent souffle sur les cheveux,

Il efface les pensées de l esprit,

avant d´arriver à la conclusion,

de l énorme solitude ressentie.

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Brasigóis Felicio

Le Christ dans l´erreur (extrait)

La ville dévorait tout. La tris-

tesse de savoir que, les soli-

taires de la nuit sont vides de

joie, dans l hiver du désespoir

des rencontres ratées. Que le

dernier qui tombe éteigne la

lumière...S´il y a encore un peu

de lumière dans le noir de notre

vie.

Coelho Vaz

Corps nocturne 48

Les raisins

de tes désirs

sont des poèmes :

Liqueurs

de vie.

Denise Godoy

Souffle

Je vois la photo décolorée

dans la boîte égarée.

La mémoire remémore des

images.

Je souffle la poussière du pa-

pier :

L´odeur ancienne se disperse

et cloue des dards dans la

vieille plaie.

Edmar Guimarâes

Jardin fermé

Perles,

les racines

du parfum.

Paille,

les pétales

du parfum.

Gabriel Nascente

La lutte

Quelle lutte ! Quelle folie !

J´amarre la lumière

dans les yeux du poème.

Gilberto Mendoça Teles

Avis

Il y aura un instant

de tendresse générale :

Tous les poètes auront

la main droite paralysée

et les deux mille langues de

l univers

s´amalgameront en une

tour

de silence.

Heloisa Helena Campos

Borges

Tard

Seulement plus tard,

bien plus tard j´ai compris,

mais il était trop tard.

Helvécio Goulard

Avis

Ceci est le lieu

qu´était ici même

quand nous passâmes

un jour.

Malu Ribeiro

Mauvais sort

Un chat noir

dans la grotte rouge

connaît les secrets

d´un rêve bleu.

Maria Helena Chein

Baume

Je saigne

lors de chaque absence.

Néanmoins je ne meurs pas.

Miguel Jorge

Flûte douce

Flûte

Je te souffle doucement.

Je souffle

et je plonge.

Je joue la mélodie de ta bouche

de tes seins

et de tes mains,

pendant que le cœur se répand

sur mon émoi.

Sergio Pétroluongo

Octaves (extrait)

Les papillons sont des fleurs

distraites,

qui un certain jour décidèrent

de voler.

Sônia Ferreira

Fenêtres

Au prof. Gilberto Mendonça

Teles

Je regarde mes fenêtres

à travers tes yeux

je regarde ses yeux

à travers mes fenêtres

je vois mes yeux

à ses fenêtres

je vois ses fenêtres

dans mes yeux.

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Revues en revue

par HMR

Je vais m'attarder davantage sur quatre des

revues qui me sont parvenues jusqu'à ce jour.

En premier lieu, Pages Insulaires, Bimes-

triel perméable aux idées, numéro 25 daté de

juin 2012. Editée à Dole, tout près de chez nous,

cette revue est dirigée par Jean-Michel Bongi-

raud. Malgré la grande simpli-

cité de présentation - feuillets

A3 pliés et agrafés en leur

milieu - cette revue est dès

l'abord attirante. Elle séduit le

toucher - papier soyeux, doux,

agréable - mais aussi la vue:

mise en page claire de la cou-

verture agrémentée d'une re-

production noir sur blanc d'une

œuvre graphique de Salvatore Gucciardo. Ou-

vrons ensemble le fascicule: trois – beaux -

poèmes nous attendent, suivis d'un entretien avec

celui dont l'œuvre poétique et picturale constitue

la trame et l'unité de ce numéro. Habilement, des

textes critiques de différents auteurs - Maria Te-

resa Furno, Joseph Bodson, Daniel Charneux,

Eric Allard... - alternent avec des poèmes et des

reproductions de toiles de Salvatore Gucciardo,

amenant le lecteur à la découverte croisée d'un

homme et d'une œuvre. Approche éclairante met-

tant en exergue la belle unité d'inspiration qui

anime le poète comme le peintre, dans un désir

de fraternité et de spiritualité : Michel Bénard le

définit comme « peintre visionnaire » tandis que

Maria Teresa Epifiani Furno le qualifie de

« peintre et poète sans frontière ».

L'idée de frontière s'associe à la notion de

libre circulation et à une liberté d'expression plus

ou moins large...Salvatore Gucciardo aborde ces

thématiques avec un très grand sens de la

symbolique « Exil de l'écorché/le couteau et la

plaie. »

En écho à ces deux vers qui traduisent avec

une certaine violence la violence même faite aux

exilés, Hafsa Saifi répond depuis les pages de la revue Escapades, expressions libres et poétiques,

revue annuelle dirigée par Pascal Kin : « La

liberté / a la douceur / d'une femme dépossédée »

Dans cette revue nous trouvons quatre pièces de

ce poète algérien, quatre poèmes qui sont autant

de coups de poing pris en

pleine conscience. Violence

implacable sous des mots de

velours...Ces vers disent la

souffrance des colonisés

« Nous on ne disait rien /

Parce qu'on n'était pas / de

leur race / Parce qu'on nous

donnait des morceaux de

sucre / comme les animaux

blessés du zoo. », l'espérance

malgré tout d'un renouveau

chevillée à la plume « A

l'aube qui revient/Par la profonde faille/Nous

disons notre impatience/D'être enfin

transformés » qui retombe dans la désillusion

amère qui est bien souvent le lot des révolutions ,

désillusion qui vibre de façon bien particulière

dans nos consciences à l'heure où les révolutions

arabes ne semblent pas ouvrir sur la démocratie

attendue par le plus grand nombre « Et quand la

foudre les a surpris / Dans le sommeil / Ils se

sont réveillés en sursaut / Comme des esclaves,

que le maître / surprend dans son périmètre ».

Le contenu de cette revue est d'une grande

richesse et ses concepteurs semblent attentifs à

lui conférer une certaine unité, thématique avant

tout. Les premiers poèmes évoquent le motif du

spectacle, suivis de textes plus graves peignant la

comédie humaine sous tous ses aspects avant de

clore son numéro sur une note plus douce, un

magnifique blason du corps aimé, poème écrit

par Louis Lefèvre « C'était l'arrondi de ton

ventre blanc, Marie-passe-velours », corps aimé,

peut-être porteur d'une autre vie, corps magnifié

et célébré avec beaucoup de justesse, de

tendresse, de pudeur, une grande finesse

d'écriture, évitant la mièvrerie et la description

trop clinique, deux travers inhérents à ce difficile

exercice.

J'éprouve néanmoins quelque réserve sur

l'esthétique de cette revue, couverture peu

attrayante, page de présentation assez confuse,

mais en revanche les textes sont clairement

offerts à la lecture, ce qui constitue un véritable

plaisir.

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Ouvrons à présent le numéro 99 en date du 15 mai 2012 de La Braise et l'Etincelle, journal

bimestriel indépendant au service de la

francophonie, revue affiliée à

l'Union des poètes francophones

qui donne en théorie la

possibilité de s'exprimer aux

auteurs vivant sur d'autres rives.

Sa devise « Posons sur notre

temps des yeux d'éternité » , ses

outils - variés - pour parvenir à

ce but: arts, lettres, poésie,

échos.

A première vue, je suis

séduite par la diversité des

textes proposés. L'éditorial de

Yves-Fred Boisset nous interroge sur ce qui

survit à notre époque moderne de l'héritage des

Lumières et rend hommage à Slobodan Klojovic,

poète disparu depuis une décennie avant de

donner la parole à Emma Michel qui évoque « les

pays du centre, l'Indre et le Berri », suivent une

réflexion sur les atouts de notre pays et un poème

chantant la « douce France ». Après ces

évocations franco-françaises (francophonie ?)

viennent des chroniques africaines rédigées

par...un Français, la relation du congrès de l'union

des poètes francophones puis quelques critiques

cinématographiques. Plusieurs poèmes et haïkus

alternent avec des dessins. J'avoue être restée sur

ma faim. L'accroche de la couverture promettait

un dépaysement enrichissant au sein de ma

propre langue et de ses diverses mutations,

évolutions: poèmes canadiens aux accents

rocailleux, langage poétique car à la fois figé sur

un autre temps et vivant le présent avec intensité,

velours épicé de textes africains, parole donnée à

ceux qui habitent « l'autre rive »...De tout cela

rien, juste un éloge de la France éternelle, ses

châteaux, son patrimoine architectural ou naturel,

toutes beautés dont je ne nie pas la réalité ou

l'importance, mais la revue n'offre en rien selon

moi l'ouverture promise.

Pour terminer, je rendrai compte,

transversalement, de quelques numéros d'une revue mensuelle, Libelle, Mensuel de

Poésie, de février à mai 2012. Cette

revue gagnerait à subir une

restructuration, une refonte complètes.

La présentation, tout d'abord: des

feuillets de format A4 couleur ivoire,

pliés par le milieu, non agrafés, et un

ou deux encarts de couleur blanche,

qui ne rendent pas la manipulation,

donc la lecture, aisées. Les poèmes, agglutinés

sur les pages, ne laissant aucun « blanc »

permettant une respiration salutaire et ne

bénéficient donc pas d'une grande visibilité. Un

poème, serait-ce le plus bref, est un monde à lui

seul et on ne peut l'apprécier d'un coup d'œil

rapide, d'une lecture transversale, comme on le

ferait d'un article de journal. La poésie requiert

une approche attentive et un temps de repos

permettant de savourer, d'approfondir, l'émotion

suscitée par la lecture. Regard et pensée, pour se

répondre et s'enrichir mutuellement ont besoin

d'un espace de clarté et d'un peu de page blanche

succédant à un poème imprimé, espace de

méditation et de réflexion.

Il est fort dommage que cette revue ne

réponde pas à ces conditions élémentaires qui

sont celles d'une lecture poétique nourricière, car

le contenu en est riche et varié. Sans une lecture

obstinée, j'aurais sans aucun doute manqué un

petit joyau, un court poème de J.C.Paillet

« Ecarter d'un geste / la nuit / D'une parole /

Attiser le jour / Et la source jaillira / plus claire /

en avant de soi ». Si je n'avais pas forcé mon

attention à débusquer la beauté de chaque texte,

j'aurais seulement survolé, dans le numéro de

mai, ce magnifique poème de Jean-Marc

Gougeon, « les Amants du frêne » dont on

déguste avec gourmandise les trouvailles

verbales, les images délicates et justes « Un jour

dans une ombre de frêne / ils s'étaient

désendimanchés / Avaient décorseté leurs peines

/ S'étaient couchés sur leur passé »

Cette revue offre également une place

importante aux auteurs de Haïkus, genre dans

lequel il est si difficile d'exceller, car restituer en

trois vers, la justesse, l'intensité d'une émotion,

d'une atmosphère représente une vraie gageure...

Je citerai deux Haïkus, celui d'Yves Brillon

« Soleil levant / dans la vitre givrée / un amas

d'étoiles » et « Les boutons rouges / éclosent en

feuilles vertes / et ma robe déteint » d'Evelyne

Voldeng.

Pour conclure, donc, une revue qui se veut

à l'écoute de la poésie sous toutes ses formes,

dans tous ses états, mais qui devrait offrir à

chacun des textes publiés une place vraie, leur

permettant ainsi de déployer leurs ailes et de

susciter chez le lecteur la possibilité d'une

découverte pleine et entière.

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Notes de Lecture

par Claude LUEZIOR

Côté ubac, de Jean-Louis BERNARD

Éditions du Petit Pavé, coll. Le Semainier,

juin 2012

Son univers est celui d’un si-

lence courtisant les mots au seuil

d’incendies intérieurs. Ceux de

bréviaires entrouverts, de prières

froissées et de questionnements

partagés.

Ses lignes s’entrechoquent, se

fiancent dans la fulgurance et

l’effleurement, s’égarent pour

mieux se retrouver en une alchimie

d’haleines partagées. Cela, avec la

simplicité d’une syntaxe presque

ascétique, d’une respiration verticale tenant lieu

de ponctuation. Avec l’apesanteur fertile

d’images en déroute. Avec une introspection sans

emphase que seule trahit la buée d’un murmure.

Nous ne connaissons bien que ce dont nous

sommes dépouillés, disait François Mauriac.

Il est de ces bardes errants dans la sylve des

songes, de ces nomades faisant moutonner ses

pages blanches à l’oasis des mots, il est de ces

poètes majeurs cueillant le gui et le feu.

Perméable au souffle épuisé de la

chouette, à la ponctuation lente des gouttes, aux

arômes de minuit, il nous convie dans les rais

lunaires de son verbe, dissèque murmures et

traces aux lisières de la mémoire, y étire quelque

énigme ou résonnance. Filigranes que l’on avait

déjà perçus dans Entre trace et obscur, l’un de

ses précédents recueils, le vent des origines, ou la

très ancienne blessure demeurent des thèmes

fertiles. Et George Sand de murmurer : le souve-

nir est le parfum de l’âme.

Jean-Louis BERNARD est l’un de ces no-

mades tissant avec brio les trames de l’éphémère.

Orpailleur de météores, il cisèle les échos de la

langue et peint ses poèmes-icônes tel un moine

du Mont Athos. Chaque strophe apporte un calli-

gramme original, chaque page pétrifie une ren-

contre inattendue et quasi-sacrée d’oraisons en

jachère.

Une poésie où s’écaille l’attente à la fois

laïque et sacrée : revive l’éclat noir / de ces noces

païennes (…) nos testaments de sel / s’écrivent à

l’envers. Une poésie d’une incontestable moder-

nité mais tellement pure qu’elle sécrète quelque

chose de classique, où le regard glissant / sur

fond de sable / partage avec la foudre / son tracé

d‘obsidienne.

On ne lit pas ce livre, on le hume, on le

goûte. Il faut le fermer, le rouvrir tel un flacon.

Le fermer encore et s’y noyer.

Jean-Louis BERNARD est de ces passeurs hors

du commun entre inconscience et réalité, trans-

crivant l’au-delà dans le marbre des mots. À la

douane d’une aurore, il est poète, tout simple-

ment.

par Louis DELORME

Paul GAGNAIRE – La nuit, ce long regard

qui fuit déjà vers l’aube –

Editions Thierry SAJAT

La nuit, ce long regard qui

fuit déjà vers l’aube... Un bel

alexandrin pour titre : ce long

regard, cette interminable inter-

rogation qui tente de fuir notre

obscurité pour aller jusqu’à la

lumière. La poésie est émerveil-

lement, certes ! Mais elle est

aussi questionnement sur la vie,

sur ses raisons d’être, sur sa

possible destination finale.

"émerveillement ! " s’élever

peu à peu dans l’éther, / nos

souffrances rivées à la terre / et

nos pleurs et nos joies, nos soleils, / sentiments,

sensations et merveilles, / nous guidant vers le

ciel salvateur..."

On a beau faire, on a beau dire, on a beau

l’écrire, nos souffrances restent souvent rivées à

la terre et le regard n’arrive pas à fuir vers cette

aube tant désirée. Paul Gagnaire nous fait part de

cette souffrance et celle-ci nous émeut : " Je ne

peux t’avouer combien grande est ma peine, / elle

afflue dans mon cœur comme une large vague, /

me noyant dans son creux me laissant dans le

vague, / dans le flou d’une vie décadente et mal-

saine... "

Ces poèmes sont des cris, des appels de dé-

tresse, " d’un cœur qui s’appauvrit et se sait con-

damné". Ce sont des bouteilles à la mer pour faire

cesser la solitude, cette solitude au milieu de la

foule que dénonçait dans ses chansons Leny Es-

cudero :" Comme une perle rare au fond d’un

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naissain d’huîtres / Je cherche les regards qui

pourraient me sourire.". Le poète s’identifie au

pianiste sur l’océan dont il nous narre la légende :

hélas ! nous avons une âme d’oiseau et un corps

de bête rampante : " Lui qui n’a jamais eu

d’autre amour que la mer, / lui qui n’a jamais vu

que le reflet du ciel, / le voilà délaissé au char-

nier de la terre / dont le feu infini lui consume les

ailes." Le poète est bien cet Albatros, qui hante la

tempête, selon Charles Baudelaire, et que ses

ailes de géant empêchent de marcher.

Après cette première partie très sombre inti-

tulée les Plaies, on aborde les Lumières qui célè-

brent avec amour, le grand-père, le père, la mère,

la femme aimée : "Je ne marche jamais sans

songer à tes yeux, / sans rêver à l’amour qui nous

unit tous deux / et nous change en oiseaux habi-

tant même nid, / Parcourant même ciel, même

espace infini." Mais la vie ne donne que pour

mieux reprendre, et plus elle a donné, plus

l’absence est pesante :"ô toi dont le nom seul

permettait à mes fièvres / de guérir du présent

sur le bout de tes lèvres / Je n’accepterai pas ton

départ à jamais..." Dans cette troisième partie,

les Signes, Paul Gagnaire tente de se faire illu-

sion, c’est du moins l’impression que je ressens :

" Touchons le ciel à l’infini d’un long bâton ...",

de retrouver l’enfance : " Il dort au bord de l’eau,

ses yeux baignés de sable, l’enfant du temps qui

passe...", les bons souvenirs : "Tes cheveux

blonds me souriaient dans le manège...", la beau-

té de la nature : " Pendant que l’eau des pluies se

fige sur ton cœur / et perle sur la robe de tes fins

pétales / tu écoutes le vent qui souffle tes cou-

leurs / rose de volupté, cendrillon végétale."

La dernière partie, les Renaissances, est une

tentative pour retrouver des raisons de vivre, pas

seulement d’exister : " L’espoir m’a traversé /

comme un rai de lumière. // L’espoir m’a trans-

percé / répondant aux prières / qu’isolé je faisais

/ dans ma grande cellule / dont les rideaux lui-

saient / couleur de crépuscule... ". On songe à

Verlaine, à son espoir [qui] luit comme un brin

de paille dans l’étable. Mais la souffrance resur-

git, tenace, balayant l’éclaircie passagère :" Je

suis le révolté, le bel adolescent, / pour qui

l’astre jaunâtre est un fou que je fuis, / lui préfé-

rant les pluies et les torrents des nuits...". " Je

suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, disait Gé-

rard de Nerval, et mon luth constellé, porte le

soleil noir de la mélancolie. " Paul Gagnaire,

dans cet avant-dernier poème qu’il intitule Vers

la vraie profondeur, nous touche, nous alerte : "

Regardez-moi pleurer, voyez combien je souffre, /

regardez-moi tomber et être au fond du gouffre, /

je voudrais le cacher mais je cherche un dialogue

/ pour éviter de vivre un brutal épilogue, // peut-

être est-ce inconscient, mais j’ai peur du sui-

cide..."

Tout comme Nerval, il a mis fin à des jours

qui n’avaient pour lui plus de raison d’être. Reste

une poésie, très pure, très soignée, pleine

d’invention, qui mérite notre considération et

notre ferveur.

par Marie -Pierre VERJAT

Jean-Pierre PAULHAC - Traces d’étoiles

- Quelques vers posés avec respect sur vos

chansons… Editions Praelego, 8 € - Chez

l’auteur : 3 rue Serin-Moulin BP 845150- 45150

JARGEAU

C’est en feuilletant ces « traces d’étoiles »,

ce « tribute to … » que j’ai re-

découvert l’esprit des chansons

de Cohen et Dylan ; en effet

J.P.Paulhac s’est attaché à trans-

crire ce que lui inspiraient ces

textes connus, ce qu’ ils pou-

vaient avoir en commun avec

son existence personnelle, sans

chercher à traduire ni à copier

mais à nous offrir, en parallèle

avec les deux artistes, ses propres impressions,

exercice très original qui devrait ravir les incon-

ditionnels de ces géants mythiques de la musique.

Ainsi, en première partie, on découvre Dy-

lan façon Paulhac dans : « It’ s all over now

baby blue » transposé en : « A quoi bon t’habiller

de moi, tu ne m’as connu que nu »…ou encore

« I want you », « les traces de tes pas sont des

fragments d’étoiles où s’abreuvent les mots que

je lance » …ou encore « Sister », « mon irréelle

sœur, est-ce une utopie ? »

La deuxième partie nous offre un Cohen

également « paulhaquisé » à travers son superbe

« So long Marianne », «je rêvais d’un long fil de

soie s’enroulant sur tes doigts d’arpèges comme

un signe de foi qui dure malgré le vent volage de

la liberté »… et le non moins superbe : « Su-

zanne », « et là au fond de moi / ta voix nue dans

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mes mains / ton corps magique de guitare / sur la

nuit affolée de nos mots / notre chanson inache-

vée… ». Et l’incontournable : « Hallelujah »,

« heureusement qu’il y a toi / et ton corps en

offrande / ardent, sensuel et libre / Alleluia ! »

Merci à Jean-Pierre Paulhac d’avoir si bien

su nous faire revivre à travers sa plume et en

fusion totale avec ces poètes des années 70 qu’il

qualifie à juste titre d’éternels, cette époque où le

folk était roi.

par Jean-Michel LEVENARD

Odette AMELOT – Sourires et larmes de

l’école communale – Chez Micheline et Pierre

Amelot –le Grand Breuil -16300 St Palais du Né

- 136 p. -10 €.

Cette mosaïque d’anecdotes is-

sues de la vie d’une classe primaire de

campagne nous ramène à une époque

(les années 30 du siècle dernier) où la

foi et l’idéalisme animaient bien souvent

ces missionnaires laïcs du progrès que

pensaient être – à juste titre – les ensei-

gnants.

Apporter l’émancipation, exercer

l’intelligence, éveiller la sensibilité, Odette Ame-

lot œuvre en permanence avec ces exigences bien

présentes au cœur de son action, mais sachant

qu’elle navigue à contre-courant parfois des tri-

vialités de la vie.

Peu de grands mots, mais en filigrane de

tout ce qu’elle entreprend apparaissent les espé-

rances qui caractérisèrent la période que devait

couronner le Front populaire. Sans conteste, aux

yeux d’Odette Amelot, un avenir se dessine, un

avenir auquel il faut donner à chacun les moyens

de participer, une aventure collective dont elle ne

doute pas un instant qu’elle ne soit une définitive

avancée. A sa mesure, elle aura lutté pour

l’égalité des femmes, l’égalité des chances,

l’appropriation collective de la culture,

l’exigence de justice sociale…

De la musique avant toute chose

par K.J.Djii

Du liquide dans les titres

Certaines musiques ont la cote, d'autres

pas. Par contre, beaucoup ont un titre ; d'avancer

que les titres cotés constituent une valeur sûre de

placement artistique dans les bourses pourrait

alimenter un débat générateur d'autres débats

dans d'autres bourses, mais cela ne saurait en rien

résoudre l'énigme des titres de la musique.

Lorsque certaines personnes affirment que

la musique leur fait voir des images, je suis scep-

tique. Je n'ai jamais rien vu dans la musique, je

n'y ai entendu qu'une suite de sons, plus ou moins

bien arrangés, harmonisés, mis en ordre ou en

désordre au hasard des tribulations boursières

d'artistes à l'égo souvent surdimensionné.

En donnant un titre à un morceau de mu-

sique, le compositeur n'avouerait-il pas son inca-

pacité ou impuissance, puisqu'il s'agit de bourses,

à faire passer et comprendre son message musical

uniquement à l'aide du matériau sonore à sa dis-

position ? Ne serait-ce pas une tentative de diri-

ger l'écoute d'un auditeur perplexe (pour les

hommes, les femmes étant merplexes) vers ce

qu'il désire faire entendre, vers une manière de

contraindre notre perception en la détournant de

toute perception naturelle ?

Cette étude scientifric va donc nous ame-

ner à considérer les titres et leur rapport avec les

éléments du monde dont ils empruntent les mots.

Car, ne serait-il pas plus juste, quitte à donner un

titre, de le faire avec des notes ? Aussi abordons

nous cette étude (scientifisc) tout d'abord par le

rapport que la musique entretient avec l'élément

liquide, à savoir l'eau.

Et là, les exemples ne manquent pas. Plon-

geons donc dans la mer de Bussy ( Claude

Achille, 1862-1918), qui doit se situer quelque

part entre Saint Germain-en-Laye et Paris et dont

le remplissage a été achevé en 1905. Il faut savoir

que cette musique, de l'aveu de l'auteur, a été

composée à partir d'impressions d'enfance et

même si René Peter raconte que « Debussy, pas-

sant un été de 1900 et quelque en un petit trou

pas cher d'une plage bretonne, soumit un matin à

ses compagnons un thème qu'il avait ramassé

dans l'écume d'une vague », on ne sait pas de

quel thème il s'agit, ni si celui-ci a été utilisé pour

l'élaboration de sa partition. D'autant plus que

c'est dans un village de Bourgogne que ce poème

symphonique en trois mouvements a été écrit. Ce

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qui apparaît comme vraisemblable, c'est que ses

impressions d'enfance aient été aussi chaotiques

et confuses pour donner naissance à une musique

qui ne l'est pas moins, mais combien ferme, gé-

niale et moderne. Même s'il n'y a là rien qui me

fasse voir la mer, ni la sentir.

J'ai essayé de me rendre au bord de cette

mer de Bussy ; pas d'embruns, pas de cet air déli-

cieusement iodé dont manquent tant les peu-

plades montagnardes, pas de pêcheurs, pas de

grève des pêcheurs ou des dockers, non rien

qu'une plage de vinyle sans moyen de regarder

les filles qui marchent sur le sable. Pas de guin-

guette, non plus de poissonnières vociférant leurs

écailles, pas de vieux loups de mer édentés con-

tant leurs chasses à la baleine imaginaire. Non,

rien de tout cela, uniquement de la musique et de

la musique avant toute chose.

Voyons la bête de près ; trois mouvements

donc, De l'aube à midi sur la mer, Jeux de

vagues et Dialogue du vent et de la mer. Le pre-

mier mouvement faisait dire à l'incorrigible Satie

à l'audition de la première « Ah ! Mon vieux ! Il y

a surtout un petit moment entre 10 heures et de-

mie et 11 heures moins le quart que je trouve

épatant ! » Quant au texte de présentation qui

figurait sur le programme de cette même pre-

mière, l’œuvre était décrite comme « une sorte de

palette sonore où l'habileté du pinceau mêle des

tons rares et brillants pour traduire, dans toute

la variété de leur gamme, les jeux d'ombre et de

lumière, tout le clair-obscur des flots changeants

et infinis ». Vaste programme ! Là encore, diffi-

cile d'y voir clair (obscur) et surtout, d'une part,

comment ne pas être stupéfait de la décou-

rageante glose inepte de commentateurs incultes

et d'autre part, de ne pas se rendre compte de la

totale inaptitude des mots à parler de musique

(cet article savant en fournit une preuve de plus)

sans céder à la bimbeloterie référentielle ou au

bric à brac pseudo émotionnel.

C'est finalement Vladimir Janké-

lévitch, dans La musique et l'Ineffable

qui semble le plus juste. «Ce que La

Mer nous décrit, ce n'est pas le jet

d'eau, chef d’œuvre de l’hydraulique,

svelte corolle vaporisée par l'art des

fontainiers, c'est le chaos informe et le

désordre barbare et l'agitation sans

loi. » Plus loin, à propos du Dialogue

du vent et de la Mer, il reste sur le

même registre « Le dialogue qui fait

parler les interlocuteurs les uns après

les autres et alternativement, la polyphonie même

qui les accorde l'un avec l'autre cèdent la place à

la coexistence ou coprésence de tous les bruits, à

la simultanéité universelle, à la grande confusion

primitive ». Enfin, « Debussy ne raconte pas

l'histoire d'une matinée océanique : car cette

demi-journée est aussi statique qu'agitée, aussi

vide d'événements que pleine de tourbillons ».

En retenant les expressions, chaos informe,

désordre barbare, agitation sans loi ou grande

confusion primitive, et en y ajoutant la période de

création de la pièce, l'on se rend vite compte que

l'on a affaire à une musique directement issue de

son époque, parfaitement en résonance avec l'état

de la société qui préparait la première mi-temps

d'une monstrueuse boucherie. La Mer ne fait pas

penser à la mer mais à l'homme et à ses confuses

velléités guerrières dont toute mélodie est élimi-

née.

Et si l'on faisait écouter cette musique à

quelqu'un qui ne la connaîtrait pas en la présen-

tant avec un titre différent comme, Prélude au

Massacre, ou Le Crépuscule des Empires, ou

bien encore Le Bal des Vampires. Cette proposi-

tion est d'ailleurs valable pour toutes les mu-

siques comportant un titre qui nous égare plus

qu'il ne nous aide. Mais peut-être que Debussy

était un marin d'eau douce et salée au long court,

incoercible dans tous ces titres pêchés dans son

œuvre instrumentale : Reflets dans l'eau, Pois-

sons d'or, Jardins sous la pluie, La cathédrale

engloutie, Ondine, Pour remercier la pluie au

matin.

Bon, je sens que les oreilles vous chauf-

fent, allez-y, beaucoup d'excellentes versions

existent et si vous êtes démunis, sur You Tube

l'enregistrement de Ricardo Muti avec le Berliner

Philharmoniker est tout à fait Korrect. Ach !, de

la musique française interprétée par un chef ita-

lien et un orchestre allemand, c'est ça l'Europe

qu'on attend !

Page 44: FLORILEGE 149

44

CINEMA DE QUARTIER

par Bertrand PORCHEROT,

directeur de salle classée Art et Essai

Hors Jeu, de Jafar Panahi

Alors que vient de sortir sur les écrans l’un

des premiers films d’Asghar Farhadi : Les enfants

de Belle Ville (2004), désormais célèbre réalisa-

teur d’Une séparation (2010), je viens vous par-

ler d’un autre réalisateur iranien, Jafar Panahi,

qui réalisait en 2006 le film Hors jeu. Très belle

affiche ci-dessus dessinée par Marjane Satrapi, auteur du roman graphique Persépolis.

Depuis maintenant une bonne dizaine

d'années, Jafar Panahi s'est fait connaître en – et

surtout hors – d'Iran par son militantisme en fa-

veur des femmes et contre les injustices de la

république coranique. Dans Hors jeu, il est en-

core question de la condition de la femme en Iran

et à travers elle, des crispations politiques, mo-

rales et religieuses. Cette fois, c'est autour du

football, un sport populaire exclusivement mas-

culin, qu'il renouvelle sa symbolique. Le régime

a également interdit la sortie en salle de Hors jeu

qui dénonce la place réservée aux femmes dans

son pays. En effet, ce documentaire fiction, de-

venu culte, traite de la fronde des Iraniennes, fans

de football, assistant clandestinement aux matchs,

en contournant l'interdiction faite aux femmes,

depuis la révolution islamique de 1979, de péné-

trer dans les stades lors des matchs opposant des

équipes masculines. Cependant, ce film a connu

le succès en Iran grâce aux copies DVD diffusées dans tout le pays.

Alors que les œuvres de Panahi

sont systématiquement primées dans

les grands festivals internationaux

[Cinquième long métrage de Jafar

Panahi, Hors jeu a remporté le Grand

Prix du Jury, (présidé par Charlotte

Rampling), au Festival de Berlin en

2006. Le réalisateur iranien est un

grand habitué des festivals internatio-

naux, dont il repart rarement bre-

douille : Caméra d'Or à Cannes en 1995 pour Le

Ballon blanc, Léopard d'Or en 1997 au Festival

de Locarno pour Le Miroir, il a remporté le Lion

d'or à Venise en 2000 pour Le cercle. Son précé-

dent long métrage, Sang et or, avait été présenté

sur la Croisette, dans le cadre de la section Un

Certain Regard], elles sont aujourd'hui interdites

dans son propre pays (même si elles sont distri-

buées sous forme de DVD vendus en secret au

marché noir). Tournant ses films en secret, il a

inventé la technique de la double équipe de tour-

nage. La première est un leurre qui prend en cas

de danger la place de la deuxième, la vraie, qui tourne clandestinement.

Synospis : Qui est cet

étrange garçon assis tranquillement

dans le coin d'un bus rempli de

supporters déchaînés en route pour

un match de foot ? En réalité, ce

garçon effacé est une fille déguisée.

En Iran, les femmes aussi aiment le

foot mais elles ne sont pas autori-

sées à entrer dans les stades. Avant

que le match ne commence, elle est

arrêtée et confiée à la brigade des

mœurs. Pourtant, cette jeune fille

refuse d'abandonner. Elle use de toutes les tech-

niques possibles pour voir le match malgré tout.

Elle n'est d'ailleurs pas toute seule : d'autres pe-

tites sœurs l'ont rejointe sur le banc de touche,

toutes accoutrées de vêtements masculins, qui

masquent plus ou moins leur féminité. Pour ce

délit, elles risquent la Brigade des Mœurs et le bannissement de leur famille.

Le foot est un prétexte transposable dans

plein d'autres domaines. Et surtout, le cinéaste le

traite avec beaucoup de subtilité. Au fond,

femmes et hommes sont piégés dans les rouages

d'un système qui les contraint à ses règles mar-

Page 45: FLORILEGE 149

45

tiales. La situation est totalement absurde. Hors

jeu est filmé complètement hors champs. Du

match, que l'on suit intensément, à travers les

commentaires des gardiens et la clameur de la

foule, on n'apercevra pas le moindre tir au but.

Jafar Panahi réussit l'exploit de nous faire vivre la

rencontre en off, sans aucune image, et pourtant comme si on y était, avec un suspense haletant.

Jafar Panahi s'appuie sur un fait anecdo-

tique pour développer un discours sans la

moindre ambiguïté : à travers le symbole du bal-

lon rond, c'est tout un tabou qui est levé en éten-

dard. Pourquoi une femme ne pourrait-elle pas

assister à un match de foot ? Même s'il y a,

certes, des causes plus fondamentales à défendre

pour l'émancipation des femmes en Iran, Hors jeu

prend part à un combat acharné et inégal, qui ne fait hélas que commencer.

Le cinéaste revient sur la genèse du projet :

« Il y a huit ans (1997), l'équipe nationale ira-

nienne battait l'Australie et se qualifiait pour la

coupe du monde. Les joueurs reçurent un accueil

triomphal de la part de la population. En Iran,

l'entrée dans un stade de foot est interdite aux

femmes. Mais cette fois-ci, près de cinq mille

femmes passèrent au-dessus de la loi et entrèrent

dans le stade pour célébrer la victoire des

joueurs. Cet évènement suscita de nombreux

débats. Je me rappelle avoir lu à cette époque

l'article d'un journaliste sportif qui expliquait

que dans la Grèce ancienne les femmes étaient

confrontées au même problème. Pour pouvoir

supporter leurs fils qui étaient de vrais héros

sportifs, elles se déguisaient en garçon. Il y a

quatre ans, j'étais dans les gradins du stade où

s'entraîne notre équipe nationale et à ma grande

surprise, je reconnus ma fille, cheveux courts et

chemise large, qui se faufilait parmi les hommes.

L'idée du film est née ce jour-là. Quand j'ai réali-

sé que l'Iran était à nouveau sur le point de se

qualifier pour la coupe du monde, j'ai décidé que c'était le moment de le faire. »

Hors jeu a été tourné le 8 juin 2005 pen-

dant que se jouait Iran-Bahrein, match de qualifi-

cation pour la Coupe du monde. Dans la première

séquence, le spectateur s'invite dans le car des

supporters qui partent assister à la rencontre, et le

film s'achève avec leurs réactions à la fin du

match. Le film est construit sur le modèle d'un

documentaire. L'endroit, l'événement et les per-

sonnages sont réels. Au terme de la rencontre,

c'est l'Iran qui l'a emporté 1 but à 0 face au Ba-

hrein. A la suite des matchs de qualification,

l'Iran a pu participer à la Coupe du Monde 2006

en Allemagne. Le pays, qui faisait partie du

groupe D, avec le Mexique, l'Angola et le Portu-gal, n'est pas allé au-delà du 1er tour.

Une large partie de Hors jeu est consacrée

au face-à-face entre les jeunes filles et les soldats

qui leur interdisent de pénétrer dans le stade.

Mais cette confrontation se transforme en une

conversation entre jeunes du même âge. Le ci-

néaste explique lors de la conférence de presse au

Festival de Berlin : « En Iran, le service militaire

est obligatoire, les soldats ne sont pas des fonc-

tionnaires mais des appelés. Ces hommes sont

issus de familles ordinaires. Ils peuvent donc

facilement comprendre les désirs et les envies de

leur génération. Ces soldats sont là pour imposer

des interdictions, et ils ne se sentent pas toujours

très à l'aise avec ce qu'ils font. De l'autre côté,

vous avez les plus âgés, avec des points de vue

beaucoup plus traditionnels. Les traditionalistes

représentent 10% de la population mais ils ont le

pouvoir. Evidemment, il y a un choc entre ces

deux générations. » Les différents personnages

sont également liés par leur passion du football :

« Au début tous ces gens sont des étrangers les

uns pour les autres. Et plus la victoire approche,

plus ils sont soudés, formant presque une famille. Il n'y a que le football qui rend cela possible ».

Jafar Panahi revient sur les obstacles ren-

contrés au cours du tournage : « En Iran, il n'est

pas très difficile d'obtenir une autorisation pour

filmer un match de football, mais si vous filmez

des filles dans un stade, ce n'est pas la même

chose. Et puis nous savions que ma réputation en

tant que réalisateur serait un problème. Nous

avons essayé d'être très discrets, et évité tout

contact avec la presse. Cependant, cinq jours

avant la fin du tournage, un journal publia un

article mentionnant que je tournais un nouveau

film. Les militaires reçurent immédiatement

l'ordre d'interrompre le tournage et de saisir mes

rushes afin qu'ils soient vérifiés. J'ai évidemment

refusé et dit à l'officier chargé du cinéma en Iran

que je ne voulais pas voir un seul soldat sur les

lieux de tournage. Heureusement, il ne restait

que quelques scènes à tourner, dans un minibus.

Nous avons quitté la zone sous contrôle militaire et terminé le film à six kilomètres de Téhéran. »

Depuis la révolution islamique en 1979, les

femmes sont interdites d'entrée au stade en Iran.

En avril 2006, le président Ahmadinejad a sou-

Page 46: FLORILEGE 149

46

haité revenir sur cette décision, ce qui a provoqué

la foudre des ayatollahs locaux, horrifiés par cette

possible mixité. Le président a donc abandonné

son idée de décret. Quant au film lui-même, il

était toujours interdit en Iran au moment de sa sortie en France.

En juin 2009, Jafar Panahi participe dans la

rue à de nombreuses manifestations suite à la

victoire controversée d'Ahmadinejad. Fin juillet,

il est arrêté quelques jours pour avoir assisté à

une cérémonie organisée à la mémoire de la

jeune manifestante tuée, Neda Agha Soltan. En

février 2010, le pouvoir islamique lui interdit de

se rendre au festival de Berlin alors qu'il était

l'invité d'honneur. Arrêté le 1er mars 2010 avec

sa femme, sa fille et 15 autres personnes, il est

retenu dans la prison d'Evin par les autorités ira-

niennes pendant le Festival de Cannes 2010 alors

qu'il était invité à faire partie du jury officiel. Le

18 mai 2010, lors du Festival, une journaliste

iranienne révèle que le cinéaste a entamé une

grève de la faim pour protester contre les mau-

vais traitements qu'il subit en prison. Il est libéré

sous caution le 25 mai 2010. En décembre 2010,

il est condamné à six ans de prison et il lui est

interdit de réaliser des films ou de quitter le pays

pendant vingt ans. « Jafar Panahi a été condam-

né à six ans de prison pour participation à des

rassemblements et pour propagande contre le

régime », dénonce son avocate Farideh Gheirat,

selon des propos rapportés par l'agence de presse

Isna. Malgré cette interdiction de travailler, Jafar

Panahi coréalise avec Mojtaba Mirtahmasb Ceci

n'est pas un film qui décrit sa situation. Tourné en

numérique, parfois, à l'aide de son I-phone, Jafar

Panahi décrit la situation d'un cinéaste qui n'a pas

le droit de faire du cinéma. Ce film, stocké sur

une clé USB, cachée dans un gâteau, arrive au

festival de Cannes 2011 et est présenté hors com-

pétition. Depuis, il fait le tour des festivals de cinéma internationaux.

Les 5 matchs qui ont fait le football iranien :

http://www.cahiersdufootball.net/article.php?id=4578

Drame - 2005- Iran- durée: 1h28 (+32' de Bonus) -

Sortie à la Vente en DVD le 13 Juin 2007 - Editions

MK2

Prix de vente indicatif : 19,99 € (Amazon)

L’Agenda des Poètes de l’amitié 2012-2013

2012

Décembre VENDREDI 14 : spectacle Dimey à Chenôve, à la

salle des Fêtes

SAMEDI 15 : réunion Conseil d’administration

JEUDI 20 : cénacle à la Maison des Associations

LUNDI 31 : date limite pour participation au con-

cours de la nouvelle N° 40

2013

Janvier MARDI 15 : lecture à l’école Maurice Cortot de

Chalon sur Saône

JEUDI 24 : café Alzheimer à St Marcel (71) SAMEDI 26 : réunion Conseil d’administration

MARDI 29 : lecture à l’école Maurice Cortot de

Chalon sur Saône

Février SAMEDI 9 : réunion Conseil d’administration

MARDI 12 : lecture à l’école Maurice Cortot de

Chalon sur Saône

Mars VENDREDI 8 : lecture au lycée Boivin de Chevi-

gny-St-sauveur (21)

JEUDI 14 : lecture au lycée Stephen Liegeard à

Brochon (21)

SAMEDI 16 : conseil d’administration

JEUDI 21 : café Alzheimer à St Marcel (71) SAMEDI 23 : remise du Prix d’Edition de la Ville

de Dijon (prévisionnel)

Avril SAMEDI 6 : spectacle Dimey à Chalon/Saône, au

Studio70

SAMEDI 13 : conseil d’administration

Mai

JEUDI 16 : café Alzheimer à St Marcel (71) VENDREDI 17 : lecture à la Maison de retraite de

Chatillon /Seine (21)

VENDREDI 24 : lecture à l’EPHAD à St Marcel

(71) SAMEDI 25 : conseil d’administration

VENDREDI 31 : date limite pour participation au

concours de la nouvelle N° 41

Juin SAMEDI 8 : festival de lectures publiques (Dijon)

JEUDI 20 : lecture à l’EPHAD à St Marcel (71) SAMEDI 22 : conseil d’administration

SAMEDI 29 : lecture au Jardin des Poètes ( Dijon)

Page 47: FLORILEGE 149

47

La page des adhérents

Jean-Luc Le FOULER lance une sous-

cription pour la publication d’un recueil accom-

pagné de la préface de Christian Amstatt, Sous le

regard des étoiles, auquel la Société des Poètes

français a décerné un prix honorifique, en 2011.

2 extraits de cette publication (le prix est

fixé à 15 Euros, pour 53 pages).

Souscrire à : [email protected]

Aquarelles

Lézard minéral

La pierre qui, au soleil de juillet se

chauffe, participe de la nature du lézard -

quoique d’une variété bien particulière : para-

doxal reptile, pour vocation elle se donna

l’immobilité.

Pour autant, même si la sueur ne nous ap-

paraît, la pierre transpire de reconnaissance.

Jusqu’au plus profond de ses atomes, elle

éprouve les bienfaits de l’été.

Ephémère fille…

Fragile passagère de la tiédeur, cette

fleur au crépuscule sur elle-même assemble les

plis de son châle. Chacun des pétales compte

La nuit peut déployer ses fastes de lumi-

neuse obscurité.

De toute éternité, malgré sa brièveté, la

dormeuse sait que l’aube lui soufflera :

« L’heure est venue, d’accueillir

l’abeille ou le papillon. »

André PRONE nous annonce la parution

de son dernier ouvrage, écrit en compagnie de

Maurice Richaud, aux Editions l’Harmattan.

« Pour sortir du capitalisme – Eco-partage

ou communisme» prolonge une réflexion

qu’André Prone a menée tout au long de son

existence, et dont les manifestations transparais-

sent au travers de ses engagements. Longtemps

membre du Parti communiste, responsable natio-

nal au sein de la Cgt au titre des personnels des

Universités, sa formation de géologue

détermine chez lui une attention particu-

lière aux problèmes environnementaux.

Ce livre tente un rapprochement

entre une pensée économique qui ne re-

nie en rien les apports marxistes et les

exigences nouvelles qui s’imposent aux

présentes générations.

On peut se procurer l’ouvrage au-

près de l’auteur (252 p. - 21,95 €, préface

d’Yvon Quiniou), 156 le St Victor, av. des La-

vandières – 83110 Sanary/Mer.

Les Poètes de l’Amitié vous proposent :

- Ne tue pas la mésange bleue, de Nicole Piquet-

Legall, Prix 2012 Yolaine et Stephen Blanchard.

Traditionnellement, ce prix est remis lors de

l’assemblée générale de l’Association. A com-

mander auprès de Stephen Blanchard, 19 allée du

Mâconnais – 21000 Dijon ( 56 p. ; 10 €).

- Le Tambour des lunes, d’Odile Vecciani, Prix

2012 de la Ville de Beaune. Ce prix, organisé par

la délégation beaunoise des Poètes de l’amitié

bénéficie d’une préface d’Alain Suguenot, maire

de Beaune. Il a été remis durant les Rencontres

Poétiques de Bourgogne, le 26 octobre 2012. A

commander auprès de Bruno Cortot, 31 rue du

faubourg St Martin, 21200 Beaune (64 p. ; 10 €)

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48

Dans le cadre de Semaine de la langue française et de

la Francophonie – 16 au 24 mars 2013-, la revue FLO-

RILEGE vous propose de jouer avec les dix mots propo-

sés pour cette édition.

ATELIER – BOUQUET – CACHET – COUP DE

FOUDRE – EQUIPE – PROTEGER – SAVOIR-

FAIRE – UNIQUE – VIS-A-VIS – VOILA

Adresser à la revue, avant le 10 février, soit par voie pos-

tale ( J-M. Lévenard – 25 rue Rimbaud – 21000 Dijon), soit

par voie informatique ( [email protected])

un texte comportant ces 10 mots sur l’un des thèmes :

« Une histoire à dormir debout » ou « On a fêté Noël »

sous la forme d’une courte prose de 10 lignes, ou d’une

courte pièce de 10 vers.

La revue FLORILEGE publiera les 20 propositions que le Comité de lecture estimera les plus amu-

santes, les plus inattendues. Chaque participant non abonné publié recevra un exemplaire de la re-

vue. A cette fin, joignez à votre envoi vos coordonnées postales.

Voilà donc la gageure. A vos ateliers d’écriture, et offrez-nous le bouquet décimal de votre

savoir-faire. Que le cachet d’un style unique déclenche le coup de foudre de l’équipe de

Florilège !

Et, pour vous protéger, si vous craignez l’exposition de votre nom vis-à-vis d’autres partici-

pants, usez d’un pseudonyme !

FLORILEGE – DECEMBRE 2012 – Prix : 8 €