flaubert - préface a dernières chansons

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Préface écrit par Gustave Flaubert pour le livre Dernières Chansons.

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Louis BouilhetDernires chansonsMichel Lvy Frres,1872 (pp.3-34).Sous des dguisements?PrfaceSommaire* I* II* III* IVIOn simplifierait peut-tre la critique si, avant dnoncer un jugement, on dclarait ses gots; car toute uvre dart renferme une chose particulire tenant la personne de lartte et qui fait, indpendamment de lexcution, que nous sommes sduits ou irrits. Aussi notre admiration nest-elle complte que pour les ouvrages satisfaisant la fois notre temprament et notre esprit. Loubli de cette distinction pralable est une grande cause dinjustice.Avant tout, lopportunit du livre est conteste. Pourquoi ce roman? quoi sert un drameuavons-nous besoin? etc. Et, au lieu dentrer dans lintention de lauteur, de lui faireoir en quoi il a manqu son but, et comment il fallait sy prendre pour latteindre, on le chicane sur mille choses en dehors de son sujet, en rclamant toujours le contraire de ce quil a voulu. Mais si la comptence du critique stend au-del du procd, ilevrait tout dabord tablir son esthtique et sa morale.Aucune de ces garanties ne mest possible propos du pote dont il sagit. Quant raconter sa vie, elle a t trop confondue avec la mienne, et l-dessus je serai bref, les mmoires individuels ne devant appartenir quaux grands hommes. Dailleurs, na-t-on pas abus du renseignement? Lhistoire absorbera bientt toute la littrature. Ltude excee qui faisait latmosphre dun crivain nous empche de considrer loriginalit mme de so Du temps de Laharpe, on tait convaincu que, grce de certaines rgles, un chef-duvre vient au monde sans rien devoir quoi que ce soit, tandis que maintenant on simagine dcouvrir sa raison dtre quand on a bien dtaill toutes les circonstances qui lenvironnent.Un autre scrupule me retient: je ne veux pas dmentir une rserve que mon ami a constamment garde. une poque o le moindre bourgeois cherche un pidestal, quand la typographie est comme le rendez-vous de toutes les prtentions et que la concurrence des plus sottes personnalits devient une peste publique, celui-l eut lorgueil de ne montrer que sa modestie. Son portrait nornait pas les vitrines du boulevard. On na jamais vu une rclamation, une lettre, une seule ligne de lui dans les journaux. Il ntait pas mme de lacadmie de sa province.Aucune vie cependant ne mriterait plus que la sienne dtre longuement expose. Elle fut noble et laborieuse. Pauvre, il sut rester libre. Il tait robuste comme un forgeron, doux comme un enfant, spirituel sans paradoxe, grand sans pose; et ceux qui lont connu trouveront que jen devrais dire davantage. IILouis-Hyacinthe BOUILHET naquit Cany (Seine-Infrieure) le 27 mai 1822. Son pre, chef des ambulances dans la campagne de 1812, passa la Brsina la nage en portant sur sa tte la caisse du rgiment, et mourut jeune par suite de ses blessures; son grand-pre maternel, Pierre Hourcastrem, soccupa de lgislation, de posie, de gomtrie, reut compliments de Voltaire, correspondit avec Turgot, Condorcet, mangea presque toute sa fortune sacheter des coquilles, mit au jour les Aventures de messire Anselme, un Essai sur la facult de penser, les trennes de Mnmosyne, etc., et aprs avoir t avocat au baillage de Pau, journaliste Paris, administrateur de la marine au Havre, matre de pension Montivilliers, partit de ce monde presque centenaire, en laissant son petit-fils le souvenir dun homme bizarre et charmant, toujours poudr, en culottes courtes, et soignant des tulipes.Lenfant fut plac Ingouville, dans un pensionnat, sur le haut de la cte, en vue de la mer; puis, douze ans, vint au collge de Rouen, o il remporta dans toutes ses classes presque tous les prix, bien quil ressemblt fort peu ce quon appelle un bon lve,e terme sappliquant aux natures mdiocres et une temprance desprit qui tait rare dans ce temps-l.Jignore quels sont les rves des collgiens, mais les ntres taient superbes dextravagance, expansions dernires du romantisme arrivant jusqu nous, et qui, comprimes par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles dtranges bouillonnements. Tandis que les curs enthousiastes auraient voulu des amours dramatiques, avec gondoles, masques noirs et grandes dames vanouies dans des chaises de poste au milieu des Calabres, quelques caractres plus sombres (pris dArmand Carrel, un compatriote) ambitionnaient les fracas de la presse ou de la tribune, la gloire des conspirateurs. Un rhtoricien composa une Apologie de Robespierre qui, rpandue hors du collge, scandalisa un monsieur, si bien quun change de lettres sensuivit avec proposition de duel, o le monsieur neut pas le beau rle. Je me souviens dun brave garon, toujours affubl dun bonnet rouge; un autre se promettait de vivre plus tard en mohican; un de mes intimes voulait se faire rengat pour aller servir Abd-el-Kader. Mais on ntait pas seulement troubadour, insurrectionnel et oriental, on tait avant tout artiste; les pensums finis, la littrature commenait, et on se crevait les yeux lire au dortoir des romans, on portait un poignard dans sa poche comme Antony; on faisait plus; par dgot de lexistence, Bar*** se cassa la tte dun coup de pistolet, And*** se pendit avec sa cravate. Nous mritions peu dloges, certainement! mais quelle haine de toute platitude! quels lans vers la grandeur! quel respect des matres! comme on admirait Victor Hugo!Dans ce petit groupe dexalts, Bouilhet tait le pote, pote lgiaque, chantre de ruines de clairs de lune. Bientt une corde se tendit, et toute langueur disparut, effet de lge, puis dune virulence rpublicaine tellement nave quil manqua, vers les vingt ans, saffilier une socit secrte.Son baccalaurat pass, on lui dit de choisir une profession: il se dcida pour la mdecine, et, abandonnant sa mre son mince revenu, se mit donner des leons.Alors commena une existence triplement occupe par ses besognes de pote, de rptiteur et de carabin. Elle fut pnible tout fait, lorsque, deux ans plus tard, nomm interne lHtel-Dieu de Rouen, il entra sous les ordres de mon pre, dans le service de chirurgie. Comme il ne pouvait tre lhpital durant la journe, ses tours de garde la nuit revenaient plus souvent que ceux des autres; il sen chargeait volontiers, nayant que ces heures-l pour crire; et tous ses vers de jeune homme, pleins damour, de fleurs et doiseaux, ont t faits pendant des veilles dhiver, devant la double ligne des lits do schappaient des rles, ou par les dimanches dt, quand, le long des murs, sous sa f, les malades en houppelande se promenaient dans la cour. Cependant ces annes tristes ne furent pas perdues: la contemplation des plus humbles ralits fortifia la justesse de son coup dil, et il connut lhomme un peu mieux pour avoir pans ses plaies et dissqu son corps.Un autre naurait pas tenu ces fatigues, ces dgots, cette torture de la vocation contrarie. Mais il supportait tout cela gaiement, grce sa vigueur physique et la sant de son esprit. On se souvient encore, dans sa ville, davoir souvent rencontr au coin des rues ce svelte garon dune beaut apollonienne, aux allures un peu timides, aux grands cheveux blonds, et tenant toujours sous son bras des cahiers relis. Il crivait dessus rapidement les vers qui lui venaient, nimporte o, dans un cercle damis, entre ses lves, sur la table dun caf, pendant une opration chirurgicale en aidant lier une artre; puis il les donnait au premier venu, lger dargent, riche despoir, vrai pote dans le sens classique du mot.Quand nous nous retrouvmes, aprs une sparation de quatre annes, il me montra trois pices considrables.La premire, intitule Le Dluge, exprimait le dsespoir dun amant treignant sa matresse r les ruines du monde prs de sengloutir:Entends-tu sur les montagnesSe heurter les palmiers verts?Entends-tu dans les campagnesLe rle de lunivers?Il y avait des longueurs et de lemphase, mais dun bout lautre un entrain passionn.Dans la seconde, une satire contre les jsuites, le style, tout diffrent, tait plus ferme: prtres de salons, allez sourire aux femmes;Dans vos filets dors prenez ces pauvres mes!..Et, ministres charmants, au confessionnalTournez la pnitence en galant madrigal!Ah! vous tes bien l, hros de lvangile,Parfumant Jsus-Christ des fleurs de votre styleEt faisant chaque jour, martyr des saintes lois,Sur des tapis soyeux le chemin de la croix?..Ces marchands accroupis sur les pieds du CalvaireQui vont tirant au sort et lambeau par lambeauSe partagent, Seigneur, ta robe et ton manteau;Charlatans du saint lieu, qui vendent, merveille,Ton cur en amulette et ton sang en bouteille!Il faut se remettre en mmoire les proccupations de lpoque, et observer que lauteur avait vingt-deux ans. La pice est date 1844.La troisime tait une invective un pote vendu qui rentrait tout coup dans la carri quoi bon rveiller ton ardeur famlique?Poursuis par les prs verts ta chaste bucolique!Sur le rivage en fleur o dort le flot vermeil,Archange, enivre-toi des feux de ton soleil!Chante la Syphilis sous les feuilles du saule!Le manteau de Brutus te blesserait lpaule,Et ton me nave et ton cur enfantinViendraient peut-tre encore accuser le Destin!Le destin qui ta pris...Va! cest lpre Plutus qui marche la main pleineEt cote en souriant la conscience humaine!Le Destin! cest le sac dont le ventre enfl dorEst si doux palper dans un joyeux transport;Cest la Corruption qui, des monts aux valles,Trane aux regards de tous ses mamelles gonfles!Cest la Peur! cest la Peur! fantme au pied lgerQui travaille le lche lheure du danger!Ton Apollon sans doute, en sa prudente course,Pour monter au Parnasse a pass par la Bourse!Dans ce ciel politique, o souvent on peut voirLe soleil au matin steindre avant le soir,La lunette en arrt, promnes-tu ton rveDe Guizot qui plit Thiers qui se lve,Et sur le temps mobile aujourdhui rgles-tuTa foi baromtrique et ta souple vertu?..Arrire lhomme grec dont les strophes servilesOnt encens Xerxs le soir des Thermopyles!et la suite, du mme ton, rudoyait fort le ministre.Il avait envoy cette pice La Rforme, dans lillusion quelle serait insre. On lui rppar un refus catgorique, le journal jugeant inopportun de sexposer un procs pour de la littrature.Ce fut dans ce temps-l, vers la fin de 1845, la mort de mon pre, que Bouilhet quitta dfinitivement la mdecine. Il continua son mtier de rptiteur, puis, sassociant un marade, se mit faire des bacheliers. 1848 branla sa foi rpublicaine; et il devint un littrateur absolu, curieux seulement de mtaphores, de comparaisons, dimages, et, pour tout le reste, assez froid.Sa connaissance profonde du latin (il crivait dans cette langue presque aussi facilement quen franais) lui inspira quelques-unes des pices romaines qui sont dans Festons et Astragales; puis le pome de Melnis, publi par la Revue de Paris, la veille du coup dtat.Le moment tait funeste pour les vers. Les imaginations, comme les courages, se trouvaient singulirement aplatis, et le public, pas plus que le pouvoir, ntait dispos permettre lindpendance desprit. Dailleurs le style, lart en soi, parat toujours insurrectionnel aux gouvernements et immoral aux bourgeois. Ce fut la mode, plus que jamais, dexalter le sens commun et de honnir la posie; pour pouvoir montrer du jugement, on se rua dans la sottise; tout ce qui ntait pas mdiocre ennuyait. Par protestation, il se rfugia vers les mondes disparus et dans lextrme-Orient: de l les Fossiles et diffrentes pices chinoises.Cependant la province ltouffait. Il avait besoin dun plus large milieu, et, sarrachant ses affections, il vint habiter Paris.Mais, un certain ge, le sens de Paris ne sacquiert plus; des choses toutes simples pour celui qui a hum, enfant, lair du boulevard, sont impraticables un homme de trente-trois ans qui arrive dans la grande ville avec peu de relations, pas de rentes et linexprience de la solitude. Alors les mauvais jours commencrent.Sa premire uvre, Madame de Montarcy, reue correction par le Thtre-Franais, puis refuune seconde lecture, attendit pendant deux ans, et ne parvint sur la scne de lOdon quau mois de novembre 1856.Ce fut une reprsentation splendide. Ds le second acte les bravos interrompirent souvent les acteurs; un souffle de jeunesse circulait dans la salle; on eut quelque chose des motions de 1830. Le succs se confirma. Son nom tait connu.Il aurait pu lexploiter, collaborer, se rpandre, gagner de largent. Mais il sloigna du bruit, pour aller vivre Mantes dans une petite maison, langle du pont, prs dune vieille tour. Ses amis venaient le voir le dimanche; sa pice termine, il la portait Paris.Il en revenait chaque fois avec une extrme lassitude, cause par les caprices des directeurs, les chicanes de la censure, lajournement des rendez-vous, le temps perdu, ne comprenant pas que lArt dans les questions dart puisse tenir si peu de place! Quand il fit partie dune commission nomme pour dtruire les abus au Thtre-Franais, fut le seul de tous les membres qui narticula pas de plaintes sur le tarif des droits dauteur.Avec quel plaisir il se remettait sa distraction quotidienne: lapprentissage du chinois! car il ltudia pendant dix ans de suite, uniquement pour se pntrer du gnie de la race, voulant faire plus tard un grand pome sur le Cleste Empire: ou bien, les jours que le cur touffait trop, il se soulageait par des vers lyriques de la contrainte du thtre.La chance, favorable ses dbuts, avait tourn; mais La Conjuration dAmboise fut une revanche qui dura tout un hiver.Six mois plus tard, la place de conservateur la bibliothque municipale de Rouen lui fut donne. Ctait le loisir et la fortune, un rve ancien qui se ralisait. Presque aussitt, une langueur le saisit, puisement de sa lutte trop longue. Pour sen distraire, il essaya de diffrents travaux: il annotait Du Bartas, relevait dans Origne les passages de Celse, avait repris les tragiques grecs, et il composa rapidement sa dernire pice, Mademoiselle Ass.Il neut pas le temps de la relire. Son mal (une albuminurie connue trop tard) tait irrmdiable, et, le 18 juillet 1869, il expira sans douleur, ayant prs de lui une vieille amie de sa jeunesse, avec un enfant qui ntait pas le sien, et quil chrissait comme son fils.Leur tendresse avait redoubl pendant les derniers jours. Mais deux autres personnes se montrrent simplement atroces, comme pour confirmer cette rgle qui veut que les potes trouvent dans leur famille les plus amers dcouragements; car les observations nervantes, les sarcasmes mielleux, loutrage direct fait la Muse, tout ce qui renfonce dans le dsespoir, tout ce qui vous blesse au cur, rien ne lui a manqu, jusqu lempitement sur la conscience, jusquau viol de lagonie!Ses compatriotes se portrent ses funrailles comme lenterrement des hommes publics, les moins lettrs comprenant quune intelligence suprieure venait de steindre, quune grande force tait perdue. La presse parisienne tout entire sassocia cette douleur; les plus hostiles mme npargnrent pas les regrets; ce fut comme une couronne envoye de loin sur son tombeau. Un crivain catholique y jeta de la fange.Sans doute, les connaisseurs de vers doivent dplorer quune lyre pareille soit muette pour toujours; mais ceux quil avait initis ses plans, qui profitrent de ses conseils, qui enfin connaissaient toute la puissance de son esprit, peuvent seuls se figurer quelle hauteur il serait parvenu.Il laisse, outre ce volume et Ass, trois comdies en prose, une ferie, et le premier acte du Plerinage de Saint-Jacques, drame en vers et en dix tableaux.Il avait en projet deux petits pomes: lun intitul le Buf, pour peindre la vie rustique du Latium; lautre, le Dernier Banquet, aurait fait voir un cnacle de patriciens qui, pendant la nuit o les soldats dAlaric vont prendre Rome, sempoisonnent tous dans un festin, en disant la grandeur de lantiquit et la petitesse du monde moderne. De plus, il voulait faire un roman sur les paens du Ve sicle, contre-partie des Martyrs, mais, avant tout, son conte chinois, dont le scnario est compltement crit; enfin, comme ambition suprme, un pome rsumant la science moderne et qui aurait t le de Natura rerum de notre ge. III qui appartient-il de classer les talents des contemporains, comme si on tait suprieur tous, de dire Celui-ci est le premier, celui-l le second, cet autre le troisime?s revirements de la clbrit sont nombreux. Il y a des chutes sans retour, de longues clipses, des rapparitions triomphantes. Ronsard, avant Sainte-Beuve, ntait-il pas oubli? Autrefois Saint-Amand passait pour un moindre pote que Jacques Dellile. Don Quichotte, Gil Blas, Manon Lescaut, la Cousine Bette et tous les chefs-duvre du roman nont pas eu le succs de lOncle Tom. Jai entendu dans ma jeunesse faire des parallles entre Casimir Delavigne et Victor Hugo; et il semble que notre grand pote national commence dchoir. Donc il convient dtre timide. La postrit nous djuge. Elle rira e de nos dnigrements, plus encore de nos admirations; car la gloire dun crivain ne relve pas du suffrage universel, mais dun petit groupe dintelligences qui la longue impose son jugement.Quelques-uns vont se rcrier que je dcerne mon ami une place trop haute. Ils ne savent pas plus que moi celle qui lui restera.Parce que son premier ouvrage est crit en stances de six vers, rimes triples, comme Namouna, et dbute ainsi:De tous ceux qui jamais ont promen dans Rome,Du quartier de Suburre au mont CapitolinLe cothurne la grecque et la toge de lin,Le plus beau fut Paulus,tournure pareille cette autre:De tous les dbauchs de la ville du mondeO le libertinage est meilleur march,De la plus vieille en vice et de la plus fconde,Je veux dire Paris, le plus grand dbauchCtait Jacques Rolla,Sans rien voir de plus, et mconnaissant toutes les diffrences de facture, de potique et de temprament, on a dclar que lauteur de Mlnis copiait Alfred de Musset! Ce fut e condamnation sans appel, une rengaine, tant il est commode de poser sur les choses une tiquette pour se dispenser dy revenir.Je voudrais bien navoir pas lair dinsulter les dieux. Mais quon mindique, chez Musset, un ensemble quelconque o la description, le dialogue et lintrigue senchanent pendant plus de deux mille vers, avec une telle suite de composition et une pareille tenue dans le langage, une uvre enfin de cette envergure-l? Quel art il a fallu pour reproduire toute la socit romaine dune manire qui ne sentt pas le pdant, et dans les bornes troites dune fable dramatique!Si lon cherche dans les posies de Louis Bouilhet lide mre, llment gnial, on y trouve sorte de naturalisme, qui fait songer la Renaissance. Sa haine du commun lcartait de toute platitude, sa pente vers lhroque tait rectifie par lesprit; car il avait bucoup desprit, cest mme une face de son talent presque inconnue; il la tenait un peu dans lombre, la jugeant infrieure. Mais, prsent, rien nempche davouer quil excellaux pigrammes, quatrains, acrostiches, rondeaux, bouts-rims et autres joyeusets faitesar distraction, comme dbauche. Il en faisait aussi par complaisance. Je retrouve des discours officiels pour des fonctionnaires, des compliments de jour de lan pour une petite fille, des stances pour un coiffeur, pour le baptme dune cloche, pour le passage dun souverain. Il ddia un de nos amis bless en 1848, une ode sur le patron de La Prise de Namur o lemphase atteint au sublime de lennui. Un autre ayant abattu dun coup de fouet une vipre, il lui expdia un morceau intitul: Lutte dun monstre et dun artiste franais, qui contient assez de tournures poncives, de mtaphores boiteuses et de priphrases idiotes pour servir de modle ou dpouvantail. Mais son triomphe, ctait le genre Branger! Quelques intimes se rappelleront ternellement Le Bonnet de coton, un chef-duvre clbrant la gloire, les belles et la philosophie, faire crevtion tous les membres du Caveau [1]!Il avait le don de lamusement, chose rare chez un pote. Que lon oppose les pices chinoises aux pices romaines, Nera au Lied normand, Pastel Clair de lune, Chronique du printemps Sombre Eglogue, Le Navire Une Soire, et on reconnatra combien il tait fertile et ingnieux.Il a dramatis toutes les passions, dit les plaintes de la momie, les triomphes du nant, la tristesse des pierres, exhum des mondes, peint des peuples barbares, fait des paysages de la Bible et des chants de nourrice. Quant la hauteur de son imagination, elle parat suffisamment prouve par Les Fossiles, cette uvre que Thophile Gautier appelait la plus difficile, peut-tre, quait tente un pote! jajoute: le seentifique de toute la littrature franaise qui soit cependant de la posie. Les stances la fin sur lhomme futur montrent de quelle faon il comprenait les plus transcendantes utopies; et sa Colombe restera peut-tre comme la profession de foi historique du XIXe sicle en matire religieuse. A travers cette sympathie universelle, son individualit perce nettement: elle se manifeste par des accents lugubres ou ironiques dans Dernire Nuit, une femme, Quand vous mavez quitt, boudeuse, etc, tandis quelle clate dune manire presque sauvage dans La Fleur rouge, ce cri unique et suraigu.Sa forme est bien lui, sans parti pris dcole, sans recherche de leffet, souple, vhmente, pleine et image, musicale toujours. La moindre de ses pices a une composition. Les rejets, les entrelacements, les rimes, tous les secrets de la mtrique, il les possde; aussi son uvre fourmille-t-elle de bons vers, de ces vers tout dune venue et qui sont bons partout, dans Le Lutrin comme dans Les Chtiments. Je prends au hasard:? Sallonge en crocodile et finit en oiseau. [2] Un grand ours au poil brun, coiff dun casque dor. Ctait un muletier qui venait de Capoue. Le ciel tait tout bleu, comme une mer tranquille. Mille choses quon voit dans le hasard des foules. Et celui-ci pour la sainte Vierge:Ple ternellement davoir port son Dieu.Car il est classique dans un certain sens. LOncle Million, entre autres, nest-il pas dun franais excellent?Des vers! crire en vers! Mais cest une folie!Jen sais de moins timbrs quon enferme et quon lie!Morbleu! qui parle en vers? la belle invention!Est-ce que jen fais, moi? Fils de mes propres uvresIl ma fallu, mon cher, avaler des couleuvresPour te donner un jour le plaisir mouvantDe guetter, lyre en main, lendroit do vient le vent!Ces frivolits-l sagement entenduesSont bonnes, si lon veut, nos heures perdues;Moi-mme, jai connu dans une autre maisonUn commis bon enfant qui tournait la chanson...et plus loin:Mais je dis que Lon nest pas mme un pote!Lui, pote! allons donc! que me chantez-vous l,Moi qui lai vu chez nous, pas plus haut que cela!Comment? qua-t-il en lui qui passe lordinaire,Cest un simple idiot, et je vous rponds, moi,Quil fera le commerce, ou quil dira pourquoi!Voil un style qui va droit au but, o lon ne sent pas lauteur; le mot disparat dans la clart mme de lide, ou plutt, se collant dessus, ne lembarrasse dans aucun de ses mouvements, et se prte laction.Mais on mobjectera que toutes ces qualits sont perdues la scne, bref, quil nentendaas le thtre!Les soixante-dix-huit reprsentations de Montarcy, les quatre-vingts dHlne Peyron et les cent cinq de La Conjuration dAmboise tmoignent du contraire. Puis il faudrait savoir ce qui convient au thtre, et dabord reconnatre quune question y domine toutes les autres, celle du succs, du succs immdiat et lucratif.Les plus expriments sy trompent, ne pouvant suivre assez promptement les variations de la mode. Autrefois, on allait au spectacle pour entendre de belles penses en beau langage; vers 1830, on a aim la passion furieuse, le rugissement ltat fixe; plus tard, une action si rapide que les hros navaient pas le temps de parler; ensuite, la thse, le but social; aprs quoi est venue la rage des traits desprit; et maintenant, toute ferveur semble acquise la reproduction des plus niaises vulgarits.Certainement Bouilhet estimait peu les thses, il avait en horreur les mots, il aimait les dveloppements et considrait le ralisme, ou ce quon nomme ainsi, comme une chose fort laide. Les grands effets ne pouvant sobtenir par les demi-teintes, il prfrait les caractres tranchs, les situations violentes, et cest pour cela quil tait bien un pote tragique.Son intrigue faiblit, quelquefois, par le milieu. Mais dans les pices en vers, si elle tait plus serre, elle toufferait toute posie. Sous ce rapport, du reste, la Conjuration dAmboise et Mademoiselle Ass marquent un progrs, et, pour quon ne maccuse s daveuglement, je blme dans Madame de Montarcy le caractre de Louis XIV trop idalis, dans lOncle Million la feinte maladie du notaire, dans Hlne Peyron des longueurs lavant-dernire scne du quatrime acte, et dans Dolors le dfaut dharmonie entre le vague du milieu et la prcision du style; enfin, ses personnages parlent trop souvent en potes, ce qui ne lempche pas de savoir amener les coups de thtre, exemples: la rapparion de Marceline chez M. Daubret, lentre de dom Pdre au troisime acte de Dolors, la comtesse de Brisson dans le cachot, le commandeur la fin dAss, et Cassius revenant comme un spectre chez limpratrice Faustine. On a t injuste pour cette uvre. On na pas compris, non plus, latticisme de lOncle Million, la mieux crite peut-tre de toutes ses pices, comme Faustine en est la plus rigoureusement combine.Elles sont toutes, au dnouement, dun large pathtique, animes dun bout lautre par uneassion vraie, pleines de choses exquises et fortes. Et comme il est bien fait pour la voix, cet hexamtre mle, avec ses mots qui donnent le frisson, et ces lans cornliens pareils de grands coups daile!Cest le ton pique de ses drames qui causait lenthousiasme aux premires reprsentations. Du reste, ces triomphes lenivraient fort peu, car il se disait que les plus hautes parties dune uvre ne sont pas toujours les mieux comprises, et quil pouvait avoir russi par des cts infrieurs.Sil avait fait en prose absolument les mmes pices, on et peut-tre exalt son gnie dramique. Mais il eut linfortune de se servir dun idiome dtest gnralement. on a dit dabors de comdie en vers! plus tard: Pas de vers en habit noir! quand il est si simple sser quon nen dsire nulle part.Mais ctait sa vritable langue. Il ne traduisait pas de la prose. Il pensait par les rimes, et les aimait tellement quil en lisait de toutes les sortes, avec une attention gale. Quand on adore une chose, on en chrit la doublure; les amateurs de spectacle se plaisent dans les coulisses; les gourmands samusent voir faire la cuisine; les mres ne rechignent pas dbarbouiller leurs marmots. La dsillusion est le propre des faibles. Mfiez-vous des dgots: ce sont presque toujours des impuissants. IVLui, il pensait que lArt est une chose srieuse, ayant pour but de produire une exaltation vague, et mme que cest l toute sa moralit. Jextrais dun cahier de notes les trois passages suivants:Dans la posie, il ne faut pas considrer si les murs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles celles de la personne quelle introduit. Aussi nous dcrit-elle indiffremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernires en exemple.PIERRE CORNEILLELArt, dans ses crations, ne doit penser plaire quaux facults qui ont vraiment le dro de le juger. Sil fait autrement, il marche dans une voie fausse.GTHEToutes les beauts intellectuelles qui sy trouvent (dans un beau style), tous les rapports dont il est compos, sont autant de vrits aussi utiles, et peut-tre plus prcieuses pour lesprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet.BUFFONAinsi lArt, ayant sa propre raison en lui-mme, ne doit pas tre considr comme un moyen. Malgr tout le gnie que lon mettra dans le dveloppement de telle fable prise pour exemple, une autre fable pourra servir de preuve contraire; car les dnouements ne sont point des conclusions; dun cas particulier il ne faut rien induire de gnral; et les gens qui se croient par l progressifs vont lencontre de la science moderne, laquelle exige quon amasse beaucoup de faits avant dtablir une loi. Aussi Bouilhet se gardait-il de lart prcheur qui veut enseigner, corriger, moraliser. Il estimait encore moins lart joujou qui cherche distraire comme les cartes, ou mouvoir comme la cour dassises; et il na point fait de lart dmocratique, convaincu que la forme, pour tre accessible tous, doit descendre trs bas, et quaux poques civilises on devient niais lorsquon essaie dtre naf. Quant lart officiel, il en a repouss les avantages, pae quil aurait fallu dfendre des causes qui ne sont pas ternelles.Fuyant les paradoxes, les nosographies, les curiosits, tous les petits chemins, il prenait la grande route, cest--dire les sentiments gnraux, les cts immuables de lmmaine, et comme les ides forment le fond du style, il tchait de bien penser, afin de bien crire.Jamais il na dit:Le mlodrame est bon, si Margot pleur,lui qui a fait des drames o lon a pleur, ne croyant pas que lmotion pt remplacer lartice.Il dtestait cette maxime nouvelle qu il faut crire comme on parle. En effet, le soin nn un ouvrage, les longues recherches, le temps, les peines, ce qui tait autrefois une recommandation est devenu un ridicule, tant quon est suprieur tout cela, on regorge de gnie et de facilit!Il nen manquait pas, cependant: ses acteurs lont vu faire au milieu deux des retouches considrables. Linspiration, disait-il, doit tre amene et non subie.La plastique tant la qualit premire de lArt, il donnait ses conceptions le plus de relief possible, suivant le mme Buffon qui conseille dexprimer chaque ide par une image. Mais les bourgeois trouvent dans leur spiritualisme, que la couleur est une chose trop matrielle pour rendre le sentiment; et puis le bon sens franais, daplomb sur son paisible bidet, tremble dtre emport dans les cieux, et crie chaque minute: op de mtaphores! comme sil en avait revendre.Peu dauteurs ont autant pris garde au choix des mots, la varit des tournures, aux transitions, et il naccordait pas le titre dcrivain celui qui ne possde que certaines parties du style. Combien des plus vants seraient incapables de faire une narration, de joindre bout bout une analyse, un portrait et un dialogue!Il senivrait du rythme des vers et de la cadence de la prose qui doit, comme eux, pouvoir tre lue tout haut. Les phrases mal crites ne rsistent pas cette preuve: elles oppressent la poitrine, gnent les battements du cur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.Son libralisme lui faisait admettre toutes les coles; Shakespeare et Boileau se coudoyaient sur sa table.Ce quil prfrait chez les Grecs, ctait lOdysse dabord, puis limmense Aristophane, et les latins, non pas les auteurs du temps dAuguste (except Virgile), mais les autres qui ont quelque chose de plus roide et de plus ronflant, comme Tacite et Juvnal. Il avait beaucoup tudi Apule.Il lisait Rabelais continuellement, aimait Corneille et La Fontaine, et tout son romantisme ne lempchait pas dexalter Voltaire.Mais il hassait les discours dacadmie, les apostrophes Dieu, les conseils au peuple, ce qui sent lgout, ce qui pue la vanille, la posie de bouzingot, et la littrature talon-rouge, le genre pontifical et le genre chemisier.Beaucoup dlgances lui taient absolument trangres, telles que lidoltrie du XVIIe sicmiration du style de Calvin, le gmissement sur la dcadence des arts. Il respectait fort peu M. de Maistre. Il ntait pas bloui par Proudhon.Les esprits sobres, selon lui, ntaient rien que des esprits pauvres; et il avait en horreur le faux bon got, plus excrable que le mauvais, toutes les discussions sur le Beau, le caquetage de la critique. Voici qui en dira plus long: cest une page dun calepin ayant pour titre Notes et projets Projets!Ce sicle est essentiellement pdagogue. Il ny a pas de grimaud qui ne dbite sa harangue, pas de livre si pitre qui ne srige en chaire prcher! Quant la forme, on la proscr. Sil vous arrive de bien crire, on vous accuse de navoir pas dides. Pas dides, bon Du! Il faut tre bien sot, en effet, pour sen passer au prix quelles cotent. La recette est simple: avec deux ou trois mots: avenir, progrs, socit, fussiez-vous Topinambos tes pote! Tche commode qui encourage les imbciles et console les envieux. mdiocrat ftide, posie utilitaire, littrature de pions, bavardages esthtiques, vomissements conomiques, produits scrofuleux dune nation puise, je vous excre de toutes les puissances de mon me! Vous ntes pas la gangrne, vous tes latrophie! Vous ntes pas le phlege et chaud des poques fivreuses, mais labcs froid aux bords ples, qui descend, comme dune source, de quelque carie profonde!Au lendemain de sa mort, Thophile Gautier crivait: Il portait haut la vieille bannire dchire de tant de combats, on peut ly rouler comme dans un linceul. La valeureuse bande dHernani a vcu.Cela est vrai. Ce fut une existence compltement dvoue lidal, un des rares desservants de la littrature pour elle-mme, derniers fanatiques dune religion prs de steindre oeinte.Gnie de second ordre, dira-t-on. Mais ceux du quatrime ne sont pas maintenant si communs! Regardez comme le dsert slargit! un souffle de btise, une trombe de vulgarit nousnveloppe, prte recouvrir toute lvation, toute dlicatesse. On se sent heureux de ne plus respecter les grands hommes, et peut-tre allons-nous perdre, avec la tradition littraire, ce je ne sais quoi darien qui mettait dans la vie quelque chose de plus haut quelle. Pour faire des uvres durables, il ne faut pas rire de la gloire. Un peu desprit se gagne par la culture de limagination, et beaucoup de noblesse dans le spectacle des belles choses.Et puisquon demande propos de tout une moralit, voici la mienne:Y a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs dimanches lire ensemble des potes, se communiquer ce quils ont fait, les plans des ouvrages quils voudraient crire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase, un mot, et, bien que ddaigneux du reste, cachant cette passion avec une pudeur de vierge? je leur donne un conseil:Allez cte cte dans les bois, en dclamant des vers, mlant votre me la sve des arbre lternit des chefs-duvre, perdez-vous dans les rveries de lhistoire, dans les stupns du sublime! Usez votre jeunesse aux bras de la Muse! Son amour console des autres, et les remplace.Enfin, si les accidents du monde, ds quils sont perus, vous apparaissent transposs comme pour lemploi dune illusion dcrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir dautre utilit, et que vous soyez rsolus toutes les avanies, prts tous les sacrifices, cuirasss toute preuve, lancez-vous, publiez!Alors, quoiquil advienne, vous verrez les misres de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie; car le moins favoris se consolera par le succs du plus heureux; celui dont les nerfs sont robustes soutiendra le compagnon qui se dcourage; chacun apportera dans la communaut ses acquisitions particulires; et ce contrle rciproque empchera lorgueil et ajournera la dcadence.Puis, quand lun sera mort, car la vie tait trop belle, que lautre garde prcieusement sa mmoire pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours contre les dfaillances, ou plutt comme un oratoire domestique o il ira murmurer ses chagrins et dtendre son cur. Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les tnbres, derrire cette lampe qui clairait leurs deux front, il cherchera vaguement une ombre, prt linterroger: Est-ce ainsi? que dois-je faire? rponds-moi! Et si ce souvenir est lterde son dsespoir, ce sera, du moins, une compagne dans sa solitude.GUSTAVE FLAUBERT.20 Juin 1870.Sous des dguisements??1. * Voir la fin du volume. * Pour dcrire un ptrodactyle.