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BADDA FILLE BERBÈRE ET AUTRES RÉCITS MAROCAINS .

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  • BADDAFILLE BERBRE

    ET

    AUTRES RCITS MAROCAINS.

  • ..n li '~, tiri d. cet oUllrag~

    J. e:

  • MAURICE LE GLAY

    --/1/W1.i-1+y-BADDA

    FILLE BERBREET

    AUTRES RCITS MAROCAINS

    PARISLIBRAIRIE PLON

    PLON.NOURRIT KT CI., mPRI~IEURS-DITEURI8, aUK o.l.lIAl'lCliu - 6'

    .1uJourd HUlt

  • , flc h1Jft!>

  • BADDA, FILLE BERBREET

    AUTRES RCITS MAROCAINS

    BA0 DA, FIL LE BE fi BRf:

    Ce n'est certes pas une histoire pourles enfants. Elle s'est passe au pays deschoses violentes. Celui dont je la tiensne l'a pas invente plaisir et je n'avaispas provoqu sa fantaisie en lui disant : Racoritez-moi donc Ulle de ces his-toires ...

    Nous marchions depuis quatre heuresau moins dans ce satan pays qui Il'ap~pelle le Tafoudet, encore aujourd'hui

    t

  • 2 BADDA, FILLE BEHBRE

    peu frquent des touristes. Je ne merappelle plus o nous allions, mais celan'a aucune importance. Nous suivionsun sentier qui tait tout juste marqu,je crois, par -les pas des deux premierschevaux de notre file indienne. C'taientdes cavaliersZaans d'Oulms, deuxtorses draps de laine sale, deux ttesceintes de la rezza blanche, deux che-vaux gris frotts de ,boue et deux fusilsen travers de la selle. Ensuite venaitmon ami, chef de poste, que je suivais,--puis, derrire nous, encore quatre Zaansarms, aussi sauvages que les premiers,mais sans doute plus srs, puisque nousleur montrions nos dos dix mtres deleurs fusils.

    C'est une habitude qu'il faut savoirprendre ds le. dbut d'une nouvelleavance, car la confiance en apparenceabsolue, le ddain de l'assassinat pos-sible, la sret de la voix et du geste, lecalme, asseoient net le sauvage primi-tif. Si vous ajoutez ces qualits une

  • BADDA, FILLE RERBHE 3

    mfiance intime, jamais endormie maisjamais visible, vous disposerez de ceprestige personnel plus utile votreuvre qu'un bataillon. Car devant celui-ci tout s'parpille et disparat, tandisqu'autour de vous les gens viennent, s'ac-croupissent, coutent, r~content leursaffaires ou tragiques ou stupides et in-sensiblement se raccrochent votrevolont, votre esprit inn de justicequi sont, croyez-le bien, .votre force parexcellence. Et puis, n'en dplaise notre orthodoxie chrtienne, il faut,pour courir certains risques, s'imaginer,sinon croire, qu'il n'arrive que ce quiest crit.

    Au surplus, ce jour-l, nous marchionsen toute scurit, car aux cavaliers detribu se joignaient quatre Mokhazenisdu poste. Ce sont tout simplement lesfils, frres et cousins des premiers; maisils ont des armes du gouvernement,quatre-vingt-dix francs par mois et, sur-'~tout, un burnous bleu-gris qui possde

  • 4 BADDA, FILLE BERBRE

    la vertu de transformer les pires cou-peurs de rontes et de ttes en serviteurs toute preuve. Cela aussi doit trecrit, sinon ce serait inexplicable.

    Il est trs rare qu'un burnous bleu aittrahi son chef ou; dans la surprise, n'aitpas combattu ct de lui, jusqu' lafin. Il y en a deux dans notre histoire enBerbrie qui ont manqu leur devoir.Ce sont les nomms Omar et Ba Assinedu poste de Khenifra. Aprs avoir servide conseillers et de guides au colonelLaverdure, lors de la terrible affaired'El Hri, ils"$ont revenus sains et saufs,laissant mourir toute seule la colonnefranaise. Ces deux-l sont jamaishonnis dans le pays berbre et viv6nt,bien ennuys, quelque part loin de leursclans. Mais ce n'est pas de cela qu'ils'agit, car l'histoire de Badda est ant-rieure aux aventures de notre avanceen pays zaane.

    Je cheminais donc derrire le chef,mon ami, et le cheval de celui-ci cou-

    ,

  • HADDA, FILLE HERBERE 3

    vrait de ses fers les traces de ceux quiouvraient la voie dans l'herbe haute. Onmarchait ainsi tantt dans des creux,entre des amoncellements de rocs, tantt flanc de coteaux ravins, enco~brsd'boulis avec, par endroits, des plaquesherbeuses vers lesquelles se tendaientles naseaux des canards. Le chef dont ils'agit tait un homme de bled de lavarit dite saharienne. II tait dans laforce de l'ge et possdait trois galons.C'tait un spcialiste des postes del'extrme avant, l'homme des premierscontacts et des premires conversations.Du point de vue de notre socit franaise, c'tait sans doute. un esprit, uncaractre spcial peu attrayant. Maisil faut bien que les hommes soient diffl'ents pour s'adapter des travaux di-vers. Le mtier de celui-ci tait de repr-senter notre civilisation aux bords desdserts et au contact de populations trspeu disposes jouir des avantages quenous accordons nos mthodes de gou-

  • 6 BADDA, FILLE BERBRE

    vernement. Attach son uvre, cechef, comme beaucoup de ses pareils,allait peu en France: Il en revenaitpourtant lorsque je vins le voir sonposte. Appel par une question d'hri-tage, il tait parti avec un cong detrois mois et on l'''avait vu rentrer aubout de deux. Il faut avoir pass desjours et des nuits sur la brlante Ham-mada, il faut aussi connatre les dangersque courent en Europe les bldards ds-habitus pour comprendre tout l'hu-mour de la rponse qu'il fit ceux quis'tonnaient de son retour anticip : La France, comme c'est beau! Maisil y a trop de points d'eau, voyez-vous!

    Cette saillie masquait probablementd'autres motifs qui ne regardaient quelui et ces dtails ont seulement pour butd'expliquer pourquoi, dans ma recherchede faits, de documents indignes int-ressants, je venais trouver cet hommeentre hien d'autres.

    La piste montait vers une ligne de

  • HADDA, FILLE BERBRE 7

    rochers toute proche. Les deux cava-liers de tte s'cartrent droite et gauche du sentier, laissant entre eux unintervalle o mon ami et moi vnmesnous placer, Et nous dcouvrmes ungrand cirque, de hautes et sauvages col-lines dont toutes les pentes prsentaientun fouillis d'arbres, d'arbustes, de hautesplantes, de bruyres, de ronces poussantentre des milliers de grosses pierresque l'rosion dcrochait chaque annede la montagne ,et qu'aussitt noyaitl'extraordinaire pousse vgtale. Ettout l-bas, sur l'indication des guides,nous apermes perdu dans les taillis,parmi les blocs, peine visible et seuldans cette 'solitude, un petit douar detrois tentes. A dire vrai, pour ma part,

    ,je crus sur parole les indignes pluttque je ne vis ces habitations, tant ellesse mlaient et disparaissaient dans lesrets compliqus du vaste maquis. MonamI appela l'un des Mokhazenis et luil'

    '.

  • Il BADDA, FILLE BERBRE

    N'est-ce pas le douar de Badda?C'est bien lui, fut-il rpondu.Va en avant, ajouta le chef, pr-

    viens les gens du douar que le hakempasse, qu'il va s'arrter prs d'eux, avec la paix et la confiance ... . Et siquelqu'un prenait la fuite, c'est toi

    ., .que J en aurais.

    Le Mokhazeni fit le salut militaire,et nous le vmes s'engager dans le grandcirque et y disparatre bientt tout en-tier avec son cheval sous la vgtationfolle. Et le chef me dit :-' Ce sont des gens ~erveux, pas du

    tout certains de ce que nous voulons etchez lesquels la prsence de leurs femmeset de leurs enfants provoque, parfois,des peurs irrflchies. On recherche sou-vent l'effet de surprise; ici je le redoute.Maintenant, ajouta-t-il, puisque vousme faites l'honneur de venir auprs demoi respirer la broussaille et chercherquelque thme nouveau vos rcits in-dignes, peut-tre serez-vous intress

  • BADDA. FILLE BERBRE 9

    par notre visite, l-bas, ces tentes...Nous y arrivme3 une heure plus tard,

    tandis que montait au-dessus de nousun phnomne atmosphrique d'aspectassez inquitant. Nous vmes l unpauvre douar o les seules choses ayantquelque valeur me parurent tre prci-sment les tente.ll, en beau tissu trsserr de poil de chvre. Les gensn'avaient pas pris la fuite; ils taienttous occups d'ailleurs, hommes, femmeset enfants, 'consolider les tentes qu'unesorte d'aspiration secouait verticale-ment. En un clin d'il nous fmes pied terre et nos chevaux, nos gens dispa-rurent dans une vaste excavation dontl'ouverture bait, masque en partiepar le campement. C'tait la caverne, legrand secours en cas d'alerte. L'air ',ifc~aud, la senteur qui s'exhalait, lesbruits, /comme de blements lointains,qui m'arrivaient de cet antre, mon-traient que les troupeaux y taient djconfins. Autour de nous une nuit arti-

  • 10 BADDA, FILLE BERBRE

    ficielle avait envahi l'atmosphre. Il n'yeut que quelques mots changs avecun ancien, une vieille femme nous poussaet nous glissmes sous une des tentesau moment mme o un clair fulgu-rait, me sembla-t-il, deux mtres au-dessus de mes yeux. II tait videntqu'une trombe lectrique avait pris legrand cirque pour champ de giration,phnomne qui m'tait connu ct dontje savais le danger. Nous entendmesjusqu' la nuit, c'est--dire durantdeux heures environ, le bruit sourd etcontinu du tonnerre roulant sans in-terruption, avec la seule variante, par-fois, d'un crpitement lointain qui tra-cassait dsagrablement les nerfs. Nousgisions tendus sous la tente surbaisseavec, autour de nous, des hommes et~es femmes d'ges divers qui allaientet venaient courbs. Nous mangemesnos pr.ovisions et gotmes la seulechose que' les Berbres jugrent peut-tre digne de nous, une cuelle en bois

  • BAIlDA, FlI,LE BERBRE H

    garnie de miel d'un arome excessif. Deuxou trois Mokhazenis taient venus nousrejoindre, aprs avoir soign les che-vaux. Et il Y eut une longue conversa-tion entre le chef et des gens accrouI>is,avec, pour interprte, l'un des manteauxbleus, car cette population ne parle que

    . le berbre, langue que nous ignorons etignorerons toujours. J'coutais le parlerarabe du chef qui faisait dire cessimples des choses peu compliques, oil vitait certai:p~ent de poser desquestions inquitantes. J'entendais l'ex- pos qu'il leur faisait des avantages dela culture, de l'levage sur les alas dumaraudage, du vol, des enlvementsd'animaux, de femmes chez le voisin.Il disait combien on achetait au posteles mesures de grains et les ttes debtail et comment il assurerait la scu-rit des deux ou trois marchs des envi-rons contre les coups de main des ban-dits. Ah ! ce n'tait srement'pas contreles gens de ce douar qu'il avait pris

  • U RADDA, t'ILLE BERBUE

    ces prcautions; il savait fort bien qu'ilstaient d'honntes travailleurs de laterre. II disait cela seulement pour lesencourager venir au march et su~tout s'y rendre sans fusils, puisque tout lemonde. tait assur de faire ses achatsou ses ventes sans danger. Puis on luiamena un couple de vieilIe~ gens quitaient avec les animllx dans la ca-verne et j'eus la surprise de voir le chefleur remettre un sac d'argent. Ils leprirent sans empressement, sans plaisirapparent et s'en aLlrent impassiblescomme ils taient venus. Des femmesnous apportrent une boisson chaude oil y avait plus d'herbes sauvages que deth et je remarquai, une fois de plus,la libert avec laquelle vieilles ou jeunesse mont'raient, travaillaient devant nous, l'oppos de cette manie hypocrite

    . 'qu'ont les Arabes des villes de cacherleurs femmes et leurs filles, ce qui jetteentre notre socit et la leur un infran-chissable foss et nous spar~ d'eux

  • BADDA, FILLE BERBRE 13

    ~erne

    qUI se

    " des nippes... e. Nous tions

    Jur un lambeau deta lanterne; et. mon

    . beaucoup plus, malgr leur civilisationraffine, que nous ne le sommes desBerbres, si frustes soient-ils.

    La nuit tait venue et la grle main-tenant battait les tentes qui tamisaientsur nous une bue humide. Les Mozenis s'arrangeaient pour dormirdans l~urs manteaux, le bras.-la bretelle de leur carabinpclairait vaguement "pelotonnaient de-ci .'pour dormir Ojassis, le chef .tapis, al'.

    amI r' .le.douar tait originaire l'h-

    h' drame que je vais vous raconter.Vo., venez de voir ceux qui se disentson pre et sa mre, car on ne saitjamais. C'est u~e aventure toute rcenteo la passion et tout ce que la passionpeut comporter d'trange et de myst-rieux me semble runi. Vous en jugerez;vous porrez peut-tre en dgager des

  • 14 BADDA, FI LL E BERBRE

    "Et t.andis que l'ojage cingiaitla tenteberbr, ..~ la faible"'. 14eur'd~ notrelanterne, dans l'atmosphIl~Fimprgned'odeurs humaines et animales, tout enattachant au poifnet pour la nuit lalanire de son revolver, par un gestecoutumier de bldard plutt sans douteque par ncessit, mon ami commenason rcit. Je l'ai reproduit de mon

    consquences morales, y trouver matire tudes psychologiques, ' rflexion enparticulier sur l'amour. Pour ma part,il me" suffira longtemps d'en avoir tle confident ~et le tmoin ,~rs impres-sionn.

    mIeux.*

    Edouard - c'est ainsi que nous nom-merons l'homme - avait cr ce postedans un pays ~ndiabl o tout, natureet population, paraissait inaccessihle.Il y avait une garnison dans une enceintecrnele arme de canons et de mitrail-

  • BADDA, FILLE BERBRE 1.5

    leuses et, selon l'usage ncessaire, unbureau des renseignements dans uneautre petite enceinte moins imposante,accole la premire. Cette dispositionrsulte d'une longue exprience. C'estla sparation des pouvoirs, la force mi-litaire chez elle, bien garde, marquantl'occupation et menace immanente, etd'autre part l'action politique voisine,mais beaucoup 'moins farouche d'as-pect, accueillante et toujours d'accsfacile. II faut que ce soit la maison ol'on cause, o l'on rendra la justice des gens qui, en ayant perdu l'usage,s'ils l'ont jamais eu, accourent vers elleaffams ds qu'ils la dcouvrent. n fautque l'apprenti civilis connaisse l'exis-tence de la force, mais, '"Par un senti-ment bien naturel, il ne viendra pas aubureau J) ou chez le mdecin s'il lui fautpasser devant des lignes de sentinellesau coup de fusil facile, ou traverser desrseaux de fils barbels. Tout, dans l'en-ceinte politique, lui rappellera son douar,

  • 16 BADDA, FILLE BERBRE

    sa mechta. Les Mokhazenis y habitentdans des noualas avec femmes et en-fants; et cela grouille dans les jambesdes chevaux entravs au piquet. Le m-decin, au dbut tout au moins, ouvriraen plein air des abcs ou rduira desfractures' devant la famille assise parterre eu rond. La demeure mme desagents politiques sera faite d'aprs lesmoycns du pays J>. L'officier la btiralui-mme sa guise, en toub, en torchis,en briques cuites au soleil, en roseauxavec du doum ou du broumi et nulautre plus qu' lui ne s'applique ledicton comme on fat son lit on se

    couche ".Ds les premiers temps de son instal-

    lation, Edouard ~ut battre le pays sansrelche. Les gens .ne venaient pas la botte ll; il fallait les chercher, rassem-.bler les douars qui se fractionnaient,8'parpillaient dans les endroits les pluscachs et inacessibJes d'un pays touten ravins profonds, en oueds creux, en

  • BADDA, FILLE BERBRE 17

    forts et en broussailles. Et les chosesn'allaient pas toutes seules. Le camp dessoldats tait souvent, la nuit, inquitde coups de fusil. C'tait chaque foisun cheval ou un mulet d'artillerie quitombait. I~a liste coteuse s'en allon-geait, en mme. temps que grandissaitle cimetire d'es soldats tus dans leurlit par des balles folles, des sentinellespoignardes sans dire ouf! On sortaitdeux compagnies et l'artillerie pour pro-tger l'abreuvoir. C'tait, en un mot,l'aimable existence du poste avanc enpays berbre. A part cela, des gens venaient voir le mdecin, causer avec l'offi-cier du camp annexe, apportaient dubois pour les fours de l'administrationet du fourrage pour les chevaux. Ceseffets singuliers de l'occupation trou-blaient l'me sereine du chef militairepeu enclin au paradoxe et qui s'en ou-vrait amrement l'agent politique.Celui-ci, Edouard, ~'efforait de le cal-mer, de lui expliquer ces dtails en

    !

  • 18 BADDA, FILLE BERBHE

    apparence contradictoires de la vie jour-nalire et l'assurait que ce mlange derelations cordiales et de coups de fusilscaractrisait bien le premier stade detoute pntration dite pacifique en r-gion berbre.

    *.. ..Il arriva qu'un jour, au cours d'une

    tourne faite avce quelques Mokha-zenis et un cad qui tait plutt un'ot~ge qu'un guide, douard tomba surle petit douar de trois tentes, au bordde la grande cuvette pleine de rocsbouls et de broussailles. Il y avaitlongtemps qu'il le cherchait. Le chef in-digne l'en loignait avec soin. C'taientdes gens qui avaient jur sur dix fusils.couchs terre en carr, qu'ils ne sesoumettraient jamais. C'tait surtout ungroupe de pillards qui inquitaient levoisinage et terrorisaient en particulierle cad.

    Les taillis enchevtrs o le douar se

  • BADDA, FILLE BERBRE 19

    cachait gnaient sans doute la vue desptres chargs du guet. Les gens con-nurent trop tard, pour pouvoir sedfendre, l'apparition de la patrouilleet, dans l'ignorance de ses intentions,n'eurent d'autre chose faire que devider leurs tentes et de s'enfoncer auplus vite dans la. caverne, attenantecomme l'on sait. Une forte zeriba auxpiquants longs de dix centimtres en

    b l ~ . l' ,o strua comp etement entree.Edouard fit abattre les tentes, passa

    dessus en signe de domination et ayantmis pied terre, s'assit sur une pierre,face la caverne.

    Alors les anciens cartrent la haied'pines et s'avancrent vers le roumIqu'entouraient les Mokhazenis.

    - Que veux-tu? dirent-ils?Edouard parla en arabe qu'un des

    guides traduisit.- Pourquoi, fit-il, 'vous cachez-vous?

    Avez-vous fait quelque chose de mal?Pourquoi vous sparez-vous de vot~e

  • !O BADDA, FILLE BERflRE

    tribu? II Y a du sang, n'est-ce pas, entrevous et vos frresrJe peux laver ce~ang si vous voulez, comme il m'est pos-sible de prserver vos enfants de la va-riole. Rpondez.

    -- Nous ne savons pas, fit l'un desanciens, nous sommes trs grossiers,nous ne parions pas bien et nous avons

    .peur. Si tu veux nous pardonner, noustcherons de comprendre...

    - Je vais me retirer, pour aujour-d'hui, reprit douard. Vous allez rfl-chir, puis vous viendrez au camp, commeles autres, et l'un d'entre vous resteraavec moi, travaillera pour nous en ga-rantie de votre sagesse. Sinon, vous meverrez revenir et vos frres mme detribu vous chasseront avec mon aide.Je vous donne rendez-vous dans trois

    Jours.La conten-ance de ses interlocuteurs,

    l'air inquiet de ses Mokhazenis dictrentau chef la prudence de ne pas insister.Le site tait tout l'avantage des Ber-

  • BADDA, FILLE BERBRE !1

    bres, son escorte lui trop faible contreles vingt ou trente gaillards qui pou-vaient surgir. Edouard remonta che-val, s'loigna lentement mais de faon sortir au plus tt de la broussaille et,ds qu'il le put, acclra sa marche, pritde la distance. Vers la fin du jour, ilparvint au poste.

    Aprs son dpart, les gens du douarse runirent en djema, c'est--dire enassemble publique, et tentrent de semettre d'accord sur la conduite tenir.Mais les feplmes criaient de toute la peurqu'elles avaient eue, s'arrachaient les

    cheveux et secouaient lellrs enfants quipiaillaient l'envi. Les hommes allaienten venir aux coups au moment o lanuit tombant rappela opportunmentchacun sa tente. Le lendemain matin,d'un mouvement unanime, ils se retrou-vrent en un endroit cart pour chap-per leurs femmes. L, avec plus desrnit, ils examinrent la situation.Le plus grand nombre opinait pour que

  • :22 BADDA, FILLE BERBRIS

    l'on tut l'officier la premire occasion.Certains, mnageant l'avenir, restrentmuets. Mais, la fin, un des Berbres,qui tait quelque peu sorti de la rgionet avait vu bien des choses impression-nant~s en rdant du ct des grandsrassemblements, prit la parole.

    - Vous tes tous fOUi et ignorantsau point que je finirai par aller deman-de'r un burnous bleu... Il est stupide dedire qu'il faut tuer l'officier, car aprslui il en viendra un autre et ainsi desuite, indfiniment. Ce que nous vou-lons, c'est rester tranquilles dans notrecoin et y rgler entre nous nos affaires.Je dis que nous devons amadouer cethomme qui nous a surpris hier et leretenir chez lui le plus possible. Avec laforce, il faut ruser et gagner du temps.Il y a un moyen. Ce hakem vous adonn trois jours pour lui remettre undes vtres en otage. Je propose de luidonner une femme. Elle nous protgeracontre lui et il n'est pas>de guerrier qui

  • BADD.

  • U. B.o\DDA. FILLE BERBRE

    cet ge-l. Cet ge tait celui de la nubi-lit, au moins tel qu'on le conoit dansle pays. Elle figurait dans le personnelfminin du douar, mais n'y tait pasne, car sa tente tait au del de l'ouedBehtet du sillon profond de l'oued Ikel,dans la tribu des Iguerrouane. Elle avaitt enleve l'anne prcdente au coursd'une razzia et cette affaire causait degros dsagr~ents au douar cach deses ravisseurs. D'abord, Badda s'taitmontre d"une violence inquitante decaractre. Vingt fois fugitive et vingtfois rattrape, on avait fini par luimettre aux chevilles des entraves quine permettaient pas d'aller bien loin.En cet tat, elle avait froidement tran-gl un jeune ptre auqul on la livraitavec l'espoir, dfaut de son consente-ment, de la mater par une union force.Signe plus inquitant, on s'aperutqu'elle prenait de l'influence sur lescommres et matrones. leve moiti la ville, moiti aux .champs, elle savait

  • BADDA, FILLE BERBRE 25

    beaucoup plus de choses utiles que lesfemmes du duar; elle parlait arabe etsavait dire en cette langue la professionde foi ~usulmane, ce qui tait videm-ment impressionnant. Ceci avait dcidla djema se dfaire de la fille enchange d'un jeune garon du douarenlev par les Iguerrouane. Mais l'onvenait d'apprendre que l'enfant taitmort, emport par une c.rue de l'ouedBeht. Badda restait pour compte sesravisseurs et d'autant moins soumiseque les femmes prenaient maintenantparti pour elle. Or, l'on sait que les

    . femmes, dans ce pays o elles ne sontrien, ont une influence considrable surles dcisions de la communaut.

    D'abord, quand elles sont jeunes, leurpouvoir, tout individuel et limit leurmatre, semble hien tre aussi puissantqu'ailleurs, dans les mmes conditions.Quand lles sont vieilles, elles rgententleurs fils qui sont souvent nombreuxet, par ceux-ci, les affaires publiques.

  • 26 'BADDA, FILLE BERBRE

    Elles deviennent plus ou moins sorcires,devineresses; elles sont tabou duconsentement gnral de toute,s les tri-bus, circulent en scurit aux jours debataille, servent de liaison et d'mis-saire pour les choses les plus diverses,pour l'amour, pour la paix et la guerre.Elles sont sans cesse courir les sen-tiers, de douar en douar, de tribu entribu, libres, exeIIlptes de passion etcontre elle protges par l'ge, intan-gibles, parce qu'en aucun pays, chezaucun peuple, on ne. tue la guerre lesfemmes, sauf chez' certaines tribusaryennes qui habitent l'Europe centraIe et fort loignes du pays de Badda.

    Lorsqu'on entame une pntrationen pays berbre, la viille femme est lepremier tre quise prsente. C'est aussile second, puis le troisime. Son rle estde voir, d'entrer partout, de compterles fusils dans les camps, de causer avecles goumiers, de vendre des poules, desufs, du miel, d'emporter des avis utiles

  • BADDA, FILLE BERBRE 2'1

    pour la tribu, de conduire les chargesde bois rquisitionnes, de demanderde la quinine, de passer les_ lettres del'envahisseur aux envahis, de rapporterles rponses et enfin, parce qu'elle estsacre, d'amener au hakem le premierhomme qui consentira causer etqu'elle prsentera comme le fils deson ventre , l'amour de ses yeux etle plus notoire des chefs de tentes, serait-il le dernier des plus humbles, le plusidiot de ceux auxquels la tribu ne confie-rait pas la garde d'un troupeau de troischvres. Si celui-l est bien reu, les gensimportants se prsenteront sans con-trainte et, ds lors, les rapports men-suels ajouteront une tribu la listedj longue de celles qui demandentardemment jouir des bienfaits de l'ad-ministration franaise.

    Ceci est le premier effet de la pntra-tian pacifique. Le deuxime se manifeste en gnral,. au bout de quelquessemaines, par une attaque fond des

  • !8 BADDA, FU.. LE BERBRE

    masses contre le .poste. Le Berbre estun combattant d'un caractre spcialqui attribue la crainte, la faiblesseet aussi au mpris qu'on doit avoir poursa vaillance, tous les procds pacifiqueset humanitaires par lesquels nous cher-

    ;" chans le conqurir. Il tient essentiel-"'~f lement tre vaincu avant d'obir.

    Mais tout ce qui prcde a pour seulbut d'expliquer 'pourquoi douard taitexcd de voir journellement de vieillesmamans berbres rder partout dans lecamp annexe et se prsenter lui pourles affaires les . plus diverses.

    *.. ..

    Le' clairon de garde venait de sonnerle repas des officiers par l'appel bienconnu:

    C'est les gras qui mangent le mieux,Nom de Dieu 1

    C'est les gras qui mangent le mieq.x.

  • BADDA, FILLE BERBRE 29

    lorsqu'un Mokhazeni se prsenta devantla porte d'Edouard grande ouverte surla campagne. Il tenait au bout d'unecorde un paquet de hardes qui devaientcontenirun tre humain, car cela se tenaitdebout, bien qu'on ne vt pas de visage.

    - Moui captane, c'est une femme.- C'est bon, pose a l, fit Edouard,

    je vais djeuner.Et il s'loigna vers le me~s, suivi de

    Tim le grand chien:; gentilhomme auver-gnat pas commode. 1.'

    Le Mokhazeni regarda' le 'chef quis'loignait, la porte ouverte; le paquetde hardes", hsita 1,ln peu et poussa enfinla femme dans la pice. Puis il, fermala porte d'un tour de def qu'il laissadans la serrure et s'en fut ses affaires.

    L'appartement qu'Edouard s'taitconstruit comportait trois petites pices.La premire, o s'ouvrait la porte don-nant sur l'extrieur, tait un -bureau detravail dispos de telle faon qu'assis sa table.. l'officie'rpouvait parler aux

  • 30 BADDA, FILLE BEHBIlE

    gens arrts dehors, devant l'entre. Unetenture masquait la communication avecla pice suivante, sorte de tout petit sa-lon, prcdant la chambre coucher plusvaste dont un grand coin tait amnagen cabinet de toilette masqu d'unparavent. Les trois pices s'clairaientchacune d'u~e fentre qu'on doublaitau besoin de panneaux en bois et quis'ouvraient sur le camp des Mokha-zenis et les services dpendant du bureaudes renseignements. De chcz lui, touteheure du jour, l'il du matre, traversles vitres, pouvait planer sur les tresdivers et les choses disparates qui en-combrent un poste de ce genre. L'ameu-blement, comme il convient, tait faitsurtout de tables, de casiers, de chaiseset de tapis. Quelques souvenirs person-nels s'accrochaient aux murs. Au-dessusdu lit, simple mais confortable, pendait un clou un poignard marocain dans 'sa

    .. d'game argent.Le repas en commun termin, Edouard

  • HADDA, FILLE BERBRE 31

    revint sa petite maison. En y arrivant,il se souvint du Mokhazeni et du paquetde hardes.

    - Encore quelque vieille, pensa-t-il,quelque colporteuse d'histoires dormirdebout... j'en ai assez. Et sa pense sefixa sur ce dtail de son service que cejour mme marquait le dlai imparti audouar insoumis poul'" la livraison d'unotage.

    Il ouvrit sa porte, entra, tout enrema"r-quant que le battant s'arrtait sous sapousse plus tt que d'habitude. Il eutun regard pour vrifier ce qui gnaitl'ouverture et un geste prompt pourmatriser par le collier Tim, l'auvergnat,qui s'lanait furieux, prt mordre.Le paquet de hardes tait derrire laporte, inerte.

    Le chien s'en fut, grognant, se coucher.dans la chambre de son matre, laissant' .celui-ci considrer la chose affale de-vant lui. L'tre semblait puis ou va-noui ; le visage sorti du drap tait enfoui

  • 32 BADDA, FILLE BERBRE

    au creux du bras, contre le plancher;deux pieds de femme dpassaient et,dtail intriguant, douard les vit blancs,petits, terriblement gratigns, sai-gnants. Mais il n'en tira pas tout desuite de conclusion.

    - Eh! la mre, va-t-en dormir ailleurs. Eh ! la vieille, quel est le failli chienqui- t'a introduite chez moi? Vas-tu telever?

    L'tre ne bougeant pas, douard eutl'intuition qu'il entrait dans le drame.Il hsita un court instant, se pencha,palpa le corps, le redressa et l'appuyaau mur. Ses mains avaient treint desbras pleins, tendres et chauds sous lehak. La figure apparut ovalise d'unetresse de cheveux chapps, fine, touteblanche et jeune o deux yeux s'ou-vraient et le regardrent, fixes sous delongs cils qui ne tremblaient pas, deuxyeux impassibles, matres, superbes.douard recula et admira. Puis il semit parcourir fbrilement les divers

  • 'BADD.\, FILLE BERBRE 33

    compa~timents de sa case, tantt reve-nant aux deux yeux qui l'obsdaient,tantt il'en dtournant pour tcher derflchir, de comprendre, de dominer lasituation. Elle le trouvait dsarm, lesaffaires journalires, ses palabres avecdes pouilleux ou vieilles mgres detribu l'ayant peu prpar une ren-contre pareille. Pourquoi cette fille, cettebeaut, se trouvait-elle aInsi croulederrire une porte, chez lui? tait-ce ll'(l~age annonc? Un pige alors, tendu son pouvoir de chef, ses apptitsd'homme soumis aux rigueurs du jne?Peut-tre une preuve, une blague deses camarades? Non, ils auraient sansdoute pens eux-mmes autre chose.Personne, bien au contraire, ne devaitconnatre cette affaire. Il tait libre dela rgler selon son hon vouloir. Et savolont fort nette tait de maintenirhors de toute atteinte, de toute corrup-tion son prestige de chef, de sauvegar-der sa libert, 80n jugement. Il avait un

    3

  • 34 RDDA, FILLE IlJmBl~RE

    rle jouer, superbe, impressionnant,en raison mme de l'impossibilit osont de l'entendre les populations dontil avait la tutelle. Il renverrait cettefille ses parents. Certes ce geste gn-reux risquait d'tre interprt de tra-vers par les gens de tribu; ils l'accuse-raient tout simplement de faiblesse.Ses camarades du poste' se moqueraientde lui. Les Mokhazenis le voyant re-pousser une femme se mprendraienttrs probablement sur ses murs. Maisrien de tout cela ne lui importerait. Ledevoir, le sacr devoir serait sa loiunique. Il dominerait la coalition decirconstances qui l'attaquait. Et iln'tait mme pas question de vaincreici une passion quelconque. Non, certes!les hommes de sa trempe et de sa valeur

    morale...Edouard, ainsi pensant, s'en fut vers

    l'entre demeure bante. Il lui fallaitde suite appeler un Mokhazeni pourqu~on remette cette fille en .consigne

  • BADDA, FILLE BERBRE 35

    un mnage srieux, en attendant sonrenvoi la tribu. Sous le regard de lafemme qui suivait ses moindres gestes,Edouard gagna le seuil. Mais il n'appelapersonne et, revenant soudain en arrire,il ferma la porte et poussa le verrou.

    Alors, ayant pris dans sa pharmaciece qu'il convenait, il s'assit sur la nattedevant les pieds meurtris de la femmeet leur donna des soins. Il vit que laBerbre tait entrave aux chevilles etrompit les liens. Il pensa qu'on l'avaitamene de force et se rappela la cordede doum que tenait le Mokhazeni.L'ayant en effet trouve, il vit qu'elleceignait la taille, et d'un coup de cou-teau, la trancha. La fille avait eu unmouvement de dfense en voyant appro-cher ses mains. Il accentua, pour la ras-surer, layrudence de ses gestes. Et assisdevant elle, il parla.

    Qui es-tu? dit-il en arabe.Que t'importe? rpondit la fille

    dans la mme langue... je suis Badda.

  • 36 RADDA, FILLE BERBRE

    Tu n;as pas peur?De toi, non. J'ai peur du chien.

    Edouard s'aperut alors que Timsorti de sa cachette tait derrire lui etconsidrait assez jalousement l'intruse.Ille fit approcher, lui parla, le fit asseoir ct de la Berbre. Il y eut entre elleet l'animal un change de regards m-fiants; puis le chien courba la tte ets'allongea tranquille, le, nez sur lespattes, tout" contre les vtements de lafemme. Celle-ci savait, pour l'avoir en-tendu -roconter, que les chrtiens ontdes chins qui obissent et qui n~aboientpas toute la nuit, comme ceux desdouars. Tim tait beau et sa soumissionrassrante. La fille sauvage osa posersa main sur la tte du chien. La maintait fine et la caresse plut. Le geste,en tout .cas, marqua la prise de pos-session de la bte et annona celle del'homme.

  • BADDA, FILLE HERBRE 37

    *". ".

    Le chef, mon ami, qui m'a racontcette histoire et dont je dois taire lenom ainsi que celui du hros, n'a pu medire comment s' o.pra l'installation deBadda au logis d'douard. Il pense que,brise de fatigue et endolorie, elle selaissa soig~er par son hte sans rsis-tance. Celui-ci, dont il tait l'adjoint,et auquel il succda plus tard, 8' ouvrit lui d'ailleurs ds les premiers jours etdj, sembla-t-il, avec la franchise d'uncur emball. Le fait lui parut digned'attention et il s'y intressa tout desuite, avec l'arrire-pense d'viter douard quelque .erreur ou queJ.qu..edanger. L'un ou l'autr pouvait provenir,non pas de la prsence d'une femme chezlui, les indignes en ces tribus frustess'tonnent au contraire ,de notre faci-lit vivre seuls, mais du fait que la nou-velle venue pouvait tre une enfant du

  • 3S BADDA, FII,LE BERliRE

    pays en escapade, quelque fille de fa-mille notable avec laquelle il fallait .compter.

    Mon ami s'est tendu longuement sursa premire visite Badda. Il la trouvadans la chambre d'douard, assise surle lit, les jambes ballantes, ses petitspieds blancs dpassant la robe et croi-ss, le torse cambr sur l'appui des del'lxbras unis derrire la taille. J'ai t toutde suite, m'a-t-il dit, mu par sa beautplastique, intimid par son visage. J'aibaiss les yeux devant son regard. Jecherche encore aujourd'hui en ana-lyser le caractre. Il n' tait pas haineux,ni craintif et pourtant il pouvait l'tre.Une srnit dfinitive emplissait aucontrair~ ces yeux qui se mouvaient len-tement pour se pOirer sur vous et dontl'expression reste peur moi indfinis-sable en notre langue, car 'tait unregard loin de nous, un regard jamaisvu. En tout cas, il s'alliait merveilleu-sement au visage impassible, encore fati-

  • IIADDA, FILLE HERRnE :HI

    gu ce moment par les privations an-trieures, mais dont tous les dtailstaient en harmonie complte. Je n'aijamais rien vu de plus trange mais ausside plus beau que cet tre et, ds lors,j'ai compris que nulle considration aumonde ne dtournerait Edouard, ni qui-conque sa place, de l'admiration quilui tait due. A mon entre, Tim le,igrand chien m'avait dit bonjour, puisil sauta sur le lit, s'y tendit le museausur la cuisse de la femme, tandis quecelle-ci me regardait. J'ai toujours de-vant les yeux ce tableau: sur la couver-ture rouge, la fille assise, le torse tendu,le chien couch, et derrire, au mur, lacourbe brillante du poignard d'argent,juste au-dessus de la tte hutaine.Assis prs de la fentre, le coude sur ungenou, le menton dans sa main, Edouardregardait. Nous sommes sortis tous lesdeux de la pice sans avoir dit un motet la portire retomba entre nous etl'apparition.

  • 40 BADDA, FILLE BERBRE

    Telles lIont les impressions que monami avait conserves de sa premireentrevue avec Badda. Il avait aUllsi re-cueilli d'Edouard ce jour~l des rensei-gnements qui marquaient le caractretrange de l'aventure. Bien que s'ex-primant aisment en arabe la fille sau-vage n'avait voulu dire que son nom.Muette, elle regardait obstinment etsans trouble apparent l'homme dontelle llle croyait prisonnire et qui subis-sait lui-mme une sorte de fascinationqu'il avouit. Elle tait venue, ficelecomme un paquet sur un mulet, envoyepar le douar de voleurs o Edouardavait, trois jours plus tt, failli se fairecharper. Ces gens l'avaient dpose l'aurore ~~)Ut prs du camp annexe pourqu'on la trouvt facilement et qu'on laconduist au chef. Ils la lui jetaient en .pture pour avoir la paix. C'tait unefille qu'ils avaient vole enfant uneautre tribu et qui, disaient-ils, les g-nait. Edouard qui laissait voir dj

  • RA DDA t FI'LLE RER HHE 41

    quelque passion lui avait abandonn sachambre et donn le chien Tim auquelil l'entendait parler en berbre. Enfin son nmi qui l~i demandait ses intentionsEdouard avait rpondu sur un ton quidnotait une rsolution dfinitive,

    - J'en ferai ma matresse quand elley consentira.

    *". ".

    Il est certain que, ds le dbut,l'homme voulut, pour viter tout re-proche de contrainte, donner la plusgrande libert Badda. Inform desraisons de sa prsence, ~yant constatla faon brutale dont on avait us pourla jeter devant son seuil, il ne lui parutpas suffisant de dfaire ses liens et desoigner les meurtrissures qu'ils avaientcauses. Il lui dit: Pars, si tu veux ;ce quoi la fille rpondit: Je partiraien effet, si je veux. 'Et elle examina,sans plus parIer, tes soins que pritl'homme pour faciliter sa fuite. Edouard

  • 42 RADDA, FILLE BERBRE

    fit ouvrir dans la chambre de Badda uneporte qui donnait directement sur lacampagne, hors de la vue des gardiens.Du seuil, o elle s'asseyait volontiers,la Berbre voyait en un vaste panoramaun grand morceau de son pays, et enrespirait l'air largement. Quand lematre s'absentait, personne ne gardaitla maison. Les Mokhazenis en servicede vedette avaient ordre de dmasquercompltement la face du poste o s'ou-vrait la chambre de Badda. La mre del'un d'eux..fisait le service et prparaitla nourriture de la Berbre. Celle-ci pas-sait la plus grande partie de son temps

    contempler silencieusement le paysagit au cenlre duquel, sur un mamelonisol, avait t construit le poste des-tin le commander. Ou bien encore,s'enfermant dans la chambre, elle yjouait indfiniment avec le grand chienqui ne la quittait plus, absolumentdompt. Le soir, Badda s'aventuraitparfois jusqu'au bas de la cte, vers la

  • .

    BAD.DA, FILLE BER HRE 43

    source capte et amnage par les occu-pants chrtiens. Tim la suivait docile-ment et la Berbre" d'ailleurs toujoursrevenait. Edouard fut bientt convaincuqu'elle n'avait pas l'intention de fuir.Il poussa plus loin l'preuve et lui offritde la faire ramener sa tente. Dans leregard de Badda, il crut alors distinguerde la contrarit; en fait, elle fit nonde la tte. Il pensa alors, qu'ayant passquelques jours chez le chef roumi, cettefemme apprhendait de revenir en tribuo l'on aurait pu la mpriser et mme lachtier. Mais ceci ne tint pas devant laconnaissance qu'il avait du caractre etdes murs berbres profondment dif-frentes, en ces matires, de la menta- .lit maure. Il en vint donc conclure,.en attendant toute autre explication,que Badda restait chez lui parce qu'elles'y trouvait mieux qu'au douar et parsimple fantaisie d'enfant misreuse quirencontre du bien-tre et s'y plat.

    Ces rflexions ne firent qu'accrotre

  • 44 HADDA, FILLE BERBRE

    le trouble de sa pense et de ses sens.Tout le jour, Edouard accomplissait sonmtier ou courait le bled ds l'aurore.Bien souv.ent, en rejoignant son logis,il s'attendit trouyer l'oiseau envol.Mais Badda ne bougeait pas, jouissanten silence de ce qui lui tait offert. Alorsil entrait chez elle et lui partait de chosesbanales, ~n des discours 'peineux qui8'teignaient vite malgr lui, car Baddale regardait 'et, alors, il s'arrtait deparler pour mieux contempler ~on vi-sage. Puis gnralement, il se passaitceci. Le sommil venait ei le regardmatre faiblissait, vacillant. Badda po-sait la tte sur le coussin, ramenait fri-leusement ses pieds sous sa robe. Lafemme altire redevenait une enfant,

    ~'les yeux mi-clos, qui va s'endormir entoute innocence et pleine confia,nce.Edouard alors sortait de la chambre et,boulevers, attendait son to~r le som-meil dans les pices contigus o ils'tait install.

  • BADDA, FILLE BERBRE 45

    Une premire fois, il baisa au frontla femme qui s'endormait. Elle ouvritles yeux et le regarda qui s'en allait reculons.

    Le lendemain il s'assit prs d'elle etlui dit:

    - Puisque tu vis sous mon toit, ilf&out que tu sois mienne, et il chercha l'attirer vers lui. Badda se saisit de sesbras' avec une telle force qu'il craignitde l'av.oir effraye.

    Alors' il.s'assit prs d'elle et lui parlaen amant, longtemps, lui donna desbijoux qu'il avait fait acheter la

    . grande ville, des haks et toutes sortesd'toffes. Le lendemain, en efit, il la

    ., trouva pare et elle le remercia. Edouardconclut que cet tre sauvage tait peusensible aux paroles et que les hienfaitsl'emportaient en rsultats sur le sen-timent. Il en conut quelque dpit mais,

    ; les sem dDminant son humeur, il ~'enhardit. Badda d'ailleurs ce jour-l ne le re-poussa pa~ durement. Une certaine

  • 46 BADDA: FILLE BERBRE

    gaiet clairait mme son regard natu-rellement trange et si impressionnant.douard trs pris s'estima matre dela situation et il y avait toute apparencequ'il le ft, en effet.

    Mais ici intervint la mentalit proprede l'homme, son orgueil de race et d'es-prit, et le dsir de se montrer suprieurpar l'aptitude dominer ses instincts.C'taitJ, videmment, l'effet d'une du-cation europenne qui l'amenait con-sidrer ces choses d'une faon bien dif-frente de la conception qu'en peuventavoir les populations parmi lesquelles

    . il vivait. douard connaissait les idespeu sentimentales des Berbres sur lasituation de la femme dans leur socit. Il savait que toutes les chansonsd'amour qui font pmer d'attendris-sement les folkloristes masquent desmurs violentes. Il n'ignorait pas, enparticulier, qu'au sein mme de la fa-mille berbre, la cration d'un foyerdbute par un acte brutal o celle qui

    '1:,

  • RADDA, FILLE BERBRE 47

    sera l'pouse est prsente entrave aumatre qui l'a acquise. Il comprenaitque ces coutumes sauvages ont leurorigine dans le temprament de la raceet que Badda ne pouvait imaginer ceschoses autrement que' ses pareilles. Mal-

    gr tout cela qui pouvait allger sesscrupules, douard eut encore l'ambi-tion de provoquer chez sa prisonnireun amour qui justifit l'aboutissementcherch par son dsir. Son orgueil mas-culin voulut faire natre une passionrpondant la sienne. Et il continuade parler avec son cur de roumi aucur inconnu de Badda captive et figedans la contemplation de sa destine.

    - Enfant, lui disait-il, je t'aime ettes grands yeux m'affolent. Vois, jepuis tout et je te demande un sourIre.

    Et Badda rpondait:- Je vois, je vois.Et elle voyait en effet son sort qui la

    :~, livrait cet homme.' Sans doute, sousses caresses et de par sa gnrosit, le ,

  • 48 BADDA, FILLE BERBRE

    jugeait-elle bon. Il tait beau, en toutcas, de jeunesse et de passion., Mais elleavait aussi cet orgueil, bien fminin etqui .'8~exagre chez les gens de sa race,

    , .de ne rien laisser voir, de ses sentiments.

    A bout de plusieurs tentatives pour."l'mouvoir, o douard mettait main-tenant comme un raffinement de vo-lupt, une belle fois, outr de ne voiraucun lap. rpondre ses transports,il s'carta brusquement de la jeune filleet s'en fut boudeur dans la pice voisine. Et tout aussitt Badda y parut, ets'assit auprs de lui. Elle tait aussicalme et distante. Son mouvementn'tait que le rflexe d'un sentimenttrs simple, celui dj de la crainte dumatre. Comme preuve, une fois de plus,du peu que compte l'orgueil dans lapassion, doard s'empressa de dcou-vrir dans le geste de s'oumission de laBerbre le consentement qu'il dsiraitet qui ne s'y trouvait certes pas.

    Et l'homme se rua. Il y eut lutte

  • RADD.-\, FILLE BERBl'~RE 41J

    d'ailfeurs o la Berbre; pourtant con~vaincue de son sort; eut cette dfense

    i que sa tradition sauvage l~li intimaittet sans laquelle cette chose ne pouvaittrituellement s'accomplir.'!. ...

    *.. ..

    Matre et amant de la belle Badda,Edouard coula quelques jours heureux..

    ,Fier, enhardi par le bonheur intimequ'abritait sa petite maison, il vaquaittout le jour ses multiples occupationset son ardeur au travail se couronnaitde succs. Tout allait pour le mieuxpolitiquement dans le rayon d'actionqui lui tait confi. Quand il rentraitchez lui, Badda s'avanait toute belleet pare de son mieux. D'un geste quin'est videmment utilisable que par cesgens, d'un' mouvement fait de soumis-sion discrte, de respect certainement,de dvotion amoureuse peut-tre, la B er-

    ...

  • '~,""'~i' .-J', 1

    ~"-.:

    50 I:lADhA, FILL.E BERBRE

    bre baisait l'pale de son amant etse mettait le servir, ..,

    Et il n'y eut d'ombres ce tableauque celles qu'Edouard y plaa, par inadvertance parfois ou, plus tard, par or-gueil. Les premires furent sans danger,telle que celle-ci par exemple. Le soir,Edouard prenait son repas chez luiquand il n'tait pas dehors pour le ser-'vice. Badda prparait toutes choses etdisposait le couvert du matre sur lamada, la table basse devant laquelle ils'asseyait la turque sur un coussin.Debout, attentive mais toujours silen-cieuse, la Berbre, tout prs, suivait lesgestes du dneur et le servait. Aucunautre' domestique n'avait accs dans lapice et n~' pouvait voir le chef occup se nourrir, sa\lf la femme dsigne parson choix et qui, elle mme, vitait dele regarder trop ouvertement. C'taitle rite normal du repas chez un chef detente. Edouard le savait, mais, trsamoureux, le formalisme de Badda lui

  • BADDA, FI L LE BERBRE 5t

    pesait et il et voulu que celle-ci prtplace auprs de lui et partaget sonrepas. Il le lui demanda, et comme elles'obstinait, il la prit la taille pour un~douce contrainte. La Berbre se dgageabrusquement en un sursaut de colre.Et soudain rapparut la femme qui saitne pas devoir manger avec le chef de itente, la femme qui le sert et tient cette prrogative. Ce n'tait pas la pe-tite matresse du roumi; on le lui rappe-lait en le ramenant dans l'ambiancetrangre et sauvage o il tait allchercher l'amour. Ple, douloureuse,

    Badda se mit parler.- Pourquoi jeter sur moi la .honte,

    matre, dit-elle? Ne m'as-tu pas choisie?C'est mon droit de te servir; qu~ t'ai-jefait pour me forcer m'asseoir tonct?

    douard comprit que des choses sem-blables s'interprtent diffremment sui-vant les races. Il se sentit ce momentfort loin de son pays.

  • 52 BADDA, FILLE BERBRE

    Excuse-moi, dit-il. Jet' aime trop...et toi? ajouta-t-il, m'aimes-tu?

    Mais la Berbre tait de nouveautoute la fonction servile dont elle taitfire et ne rpondit pas. Elle prsentaitl'aiguire de cuivre rougehrillant. Le,repas tait fini; la mada disparut vers

    . les domestiques, au dehors,' et Baddaservie par ceux-ci m,~ngea son tour,attentive toutefois, p~te rpondre sile matre tapait dans' ses mains. Ellen'attendit pas 10nB'temps ce soir-l,car Edouard craignant de l'avol' f'Che,tait press de la retrouver.

    - Viens, lui dit-il, rude fille des ro-chers et des ronces! Refuseras-tu main-

    ,tenant, comme tout l'heure, la placeque je t'offre auprs de moi?

    Badda coutait gnralement en si-lence les appels d'amour par lesquelsson matre J'accueillait. Ce soir-l, peut-tre, parce qu'elle svait avoir t trop'dure,' elle eut un de ces mOuvementsqu'il est inutile d'aller chercher hors

  • BAnDA, FIL LE !:1ER HRE 53

    de cette race, un geste o elle sut mettrede la noblesse mme dans l'aveu de sapudeur vaincue. Elle dfit sa ceinturede soie et la jeta en lasso au cou de sonamant.

    - M'aime-t-elle? C'est une simplequestion bien commune et venue biennaturellement l'esprit d'Edouard heu-reux, mais inquiet de donner le bonheurqu'il prouvait lui-mme. Le doutequ'implique cette question fut pourtantla grande ombre qui, jete sur sonamour, le. fit souffrir atrocement; jus-qu'au jour o tout s'acheva dans laplus grande et dfinitive des ombres,celle qui suit et pie nos heures.

    *

    Mon ami s'est longuement tendu surl'tat d'me de son hros. L'nigme quien naquit l'intrigua fort lui-mme etil et voulu aider son camarade ladchiffrer, tant il le voyait malheureux.

  • 5~ BA DD.\, FI LLE BER HRE

    Badda devenue la compagne d'Edouardne sortit jamais de stln impassibilit,de sa fiert nat.urelle. Il semblait queson allure, son mutisme, comme la gra-vit et la noblesse de son maintien,fissent partie intgrante de sa domi-nante beaut, qu'elle en ft informeet qu'elle s'y complt autant qu' rester belle. Edouard, a dit le tmoin deses amours, aurait d se contenter dece que lui, Europen civilis, trouvaitcomme satisfaction des yeux et des sensdans la crature sauvage rfugie sousson toit. Fut-il victime d'une sentimen-talit personnelle trop affine, exagre?Fut-il tout simplement subjugu parun amour profond succdant au tu-multe de la passion premire? Ces deuxcauses sont possibles, en tout cas noncontradictoires et ont vraisemblable-ment agi ensemble.

    - Badda, disait Edouard, ne m'aimepas. Elle me subit. Je l'aime, tort ou raison, jugez-moi votre guise; et

  • )

    BADDA, FILLE BERBRE 55

    puisque mon tlmour existe dont ellene peut douter, pourquoi reste-t-elledistante et mystrieuse? Alors' que jesens son tre physique rpondre mestransports, pourquoi son me reste-t-elle voile, pourquoi son baiser de-meure-t-il inexprimable? Il en est delui comme de tout ce qu'elle fait. C'est~.; ".;

    toujours ~e matre qu'elle baise, ~u'el~i.~;'sert, qu elle honore, pourquoI ~~~~l'amant? oJ'

    _ Je n'ai pu le gurir, concluait ramiet il ajoutait n'avoir su gue plus tardce qu'il fallait penser du cur trangede Badda.

    Il est certain, d'aprs tout ce qui m'a. t racont, qu'Edouard apporta une

    sorte d'insistance douloureuse devinerles sentiments de sa matresse. Cet amourtrange semble avoir surexcit en luil'orgueil masculin, dj si frquent, qui

    4 porte l'homme vouloir tre aim poursoi-mme. Il ne voulait pas que BaddasimpleII).ent l'aimt parce qu'il tait le

  • 56 BADnA, FILLE BERBRE

    chef, le matre de! hordes' voisines pardroit de conqute. Il ne voulait pasqu'elle puist, dans l'honneur d'tre lafemme du hakem, une excuse sa sou-mission. En fait, il est probable que lessentiments de la Berbre n'taient pas sicompliqus. Moins ':ii:lveugl d'orgueil ou

    . d'amour, et partant plus clairvoyant,douard et sans doute rsolu l'nigmecre par sa propre inquitude.

    En tout cas, Badda continuait vivre la vie qui lui tait faite et dontelle faonnait les dtails selon ses gots.Elle passait ses jours dans la demeured'douard comme dans un harem, mais

    ~. le harem laborieux des Berbres o la~ femme ,du chef,si elle vite d'tre trop vue des trangers, n'en prside'p~s

    moins tous les dtails .du mnage, agitet travaille seule, en tout cas, ds que'le matre est l. Badda qu'douard en-tendait comma:Qd~r, et parfois rude-ment, aux gens de service, redevenait;en sa prsence, silencieuse' et hautain~~

    1

  • B.\DDA, FILLE BERBRE 57

    Seul son regard nagure vierge, fixe etintrpide, se baissait maintenant versla terre, sous le regard de son amant.C'tait la seule marque apparente de sasujtion. Ce n'en tait pas'une de sessentiments intimes et son mutisme, dsqu'elle tait dans ses .!?ras ou en s~ .pr-sencc, supprimait cctte vritable inti-mit que son amant cherchait auprsd'elle, absolument comme s'il se ft agid'une Franaise comme lui. PourtantBadda eut souvent des rpLques int-ressantes ses objurgations d'amoureux.

    douard, en effet, tenaill par sadouloureuse inquitude, pensa y trouverremde en forant Badda parler. Ilse disait que l'inaptituqe d~ celle-ci exprimer ses sentiments provenait, soitd'une -incoercible timidit, soit d'unehabitude de silence prise au cours de savie captive, loin des affections familiales.Aussi s'ingnia-t-il la. faire causer, tirer d'elle des rcits sur les d tails dela vie en tribu, de ces choses aussi que

  • 58 BADDA, FILLE BERBRE

    les gens doivent se conter sous la tente,~chos d'amour ou de batailles, sujetsfamiliers tous le's peuples et seules ma-tires, en tout cas, dont s'occupe lapense fr~te des primitifs guerriers.

    Et Badda fit une fois cette rponsequi dmontrrait peut-tre qu'elle pos-sdait, beaucQup plus que son amant,l'intuition de tout ce qui sparait leursdeux mentalits.

    - Parler? dit-elle, pourquoi, sidi? Lalangue dont je me sers n'est pas latienne et nous ne pensons pas aux mmeschoses. Laisse-moi demeurer auprs detoi, silencieuse. J'ai peur, en parlant,de te dplaire.

    - Non! parle, reprit -Edouard, de-vrais-tu m'offenser; car j'aime ta voixet je veux l'entendre. Badda! raconteune histoire de ton pays.

    - Ecoute alors, dit-elle. Moha taitun homme fort et tout le monde le crai-gnait. Il courait partout pour s'enri-chir en tuant et en volant. Sa femme

  • B.\DDA, FILLE RERBRE 51:1

    tait Itto; elle avait la jeunesse et labeaut. Chaque fois qu'il revenait d'uneexpdition, il lui apportait des choses,de l'argent, d.esbijoux, du sucre. Ittotait heureuse,::car tout le monde avaitpeur de son mari. Une fois, Moha revint,amenant une femm~' dont il s'tait em-par et, ayant dfait ses liens, dit Itto :voil Haddoum qui sera ta sur et tonassocie. Itto servit son matre et, tandisqu'il mangeait, elle le frappa d'un cou-teau dans le dos. Puis Haddoum sontour prit le couteau et l'acheva. Alorselles s'embrassrent comme deux surset dirent aux gens : Moha est revenubless; il est mort. Voyez, nous l'avonsenseveli du linceul; enterrez-le. Et ona fait de cela un couplet de I-Iadouz

    Moha a t frapp deqire par la jalousieet devant par la haine.

    La jalousie et la haine sont deux sUfS.

    - Tu vois! ma parole attriste tonvisage, dit Badda qui, boudeuse, se tut.

  • 60 BADDA, FILLE BERBRE

    douard,bien qu'ii s'en dfendtaussitt pour ne pas troubler' sa ma-tresse, fut trs frapp par ce rcit pni-blement obtenu de Badda. Pour mieuxsonger seul tout cela, ,il s'en fut, cejour-l, sans but prcis, courir les envi-rons avec quelques cavaliers derrirelui. Et tandis que son cheval, ra bridesur le cou, suivait d'un pas rapide lessentes traces d~ns les orges et les follesherbes; son eswit et son cur, toutpleins de celle q~e ses camarades appe-laient Bdda la '~:Y8~rieuse, lui mon-traient le caracttl'e 'trange, inattendu,que prenaient ses amours avec cettefille du bled. Il n'avait jamais rencontrcela dans ses ples liaisons antrieuresavec des indignes de la plaine ou desvilles. Mais Badda tait l'enfnt farouchedes plus rudes tribus de montagne.douard se sentait entran par sonamour dan~ un monde effroyablementlointain dont, avec une sorte de folied'oubli, il respirait joyeusement l'air

  • ...- :.BADDA, FILLE BEI\BRE 61 '

    sauvage aux l-{Fes de 80n amante. Nou8 ne pe~6fi~ pasaux mmeschos.es'! disait Badda et elle lui avait,pour cder son instance, dvoil, pa!'un bre'f rcit, toute la rude8s~de sanature primitive, la simplicit,la vio-lence de ses passions et de ,eHes de sonpeuple incivilis. Et il revoyait toute lascne voque, l'assemble des tribusaux latries d'un anctre ponyme, lesgens y commentant lQB vnements r-cents, les danseurs hommes et femmesrunis pour la hadoHz, serrs paulecontre paule, hanche contre hanche,anneall vivant et souple, oscillant tandisque les tambours r\sonncnt et que les'Voix ressassent en mlope jusqu' las-situde, comme pour en marquer le sou-venir au fond des esprits, la phrase quirappelle l'histoire de Moha et d' Itto eten tire morale, une morale la mesuredes sentiments de la masse, sans effroi,sans plus d'moi qu'il n'est utile pourune de ces choseR "outumires dont la

  • 02 BADDA, FIL I,E BERBRE

    vie de la race est faite depuis des ges.Et ceci paraissait douard tout

    simple et naturel. Une grande sympa-thie l'envahissait pour ce dont Baddatait l'image, commencer par la rudenature qui l'entourait, toute et violem-ment aromatise de cigu, de camomilleet d'immortelles.

    *.. ..

    Reste seule, ce jour-l, Badda vit duseuil de sa demeure passer au loin sonamant battant l'estrade avec, derrire

    . lui, son escorte habituelle. Elle le suiyit

    des yeux longtemps, bien plus sans doute

    ii qu'aucun de nous ne saurait fafre, er'\ elle devait avoir cette acuit visuelle

    ~ double d'instinct qui est chez ces genssi dveloppe, si tonnante. Elle taitassise rveuse devant l'horizon, quandune voix chantante s'leva du ct desnoualas o vivaient les Mokhazenis. Derbou chi Jal. Et tournant l'angle

  • BA)) D .A, FIL L E BEn B K E fi3

    de la maison, la diseuse de sorts apparutrptant son cri tentateur l'adressemaintenant de Badda. Sur un signe decelle-ci, la femme s'approcha et s'assitdevant la Berbre en disant:

    - La bndiction sur Notre-SeigneurMohammed! quoi Badda r'pondit :

    - Et la maldiction sur Satan lelapidable! Est-c le henn, l'eau, lesable, dis, Lalla? ajouta-t-elle. J'ai cequ'il faut.

    - Non, c'est un songe. Je suis venupour te le dire, dois-je parler?

    - Parle, et sois bnie si tu dis vrai,rpondit Badda.

    La femme se mit drouler trs vitesa bonne aventure, sans aucune inflexionde voix, comme une prire sur un cha-pelet.

    - L'homme aime perdument; il estfidle et il a confiance. Il est puissant,riche et fort. Tu es par lui puissante,riche et forte et tu portes dans tonventre son produit. Mais il est tranger

    .~,

    .(

  • 64 RADD.-\, FI L L g BERBRE

    et les djenoun du pays lui montrent dela jalousie. J'ai vu du sang en rve etdes arbres agits par le vent. Ce n'estpas bon. J'ai vu une poule qui grattaitle sol devant ta porte avec ses pattesrouges, un chien qui courait le museaubarbouill de sang. J'ai suivi sa tracejusque par ici. En venant, j'ai remarquun grand vol de corbeaux au-dessus duvallon de l'Aguennour; puis ils sontpasss au nord en frlant ton toit. Lebonheur rend imprudent l'homme, in-consciente la femme. L'homme ne vitque pour sc mirer dans les yeux qu'ilaime et toi tu t'appuies sur lui. Maisl'arbre auquel ta main s'accroche estplei~ d'pines qui te dchireront, peut-tre! En tout cas, je t'ai dit ce que j'aiappris, B~.:f.l.dic~ion sur Notre-SeigneurMohammed;,trialdiction sur Satan, qu'ilsoit l~pid ! /'.~

    / "Badda jeta la diseus~ de sorts un des

    bracelets d'argent dont son amant taitpour elle prodigue et, l'ayant congdie,

  • BADDA, FILLE BERBRE 65

    rentra dans la chambre dont elle fermala porte. Puis elle s'tendit plat ventresur son lit, la figure cache dans sesdeux bras runis sous sa tte. Tim, l'au-vergnat, sauta auprs d'elle.

    Des heures passrent et le jour tomba.Quand retentit la sonn~rie appelant lesofficiers au mess, Tim bougea un peu etgrogna en dedans. Alors Badda s'avouaqu'elle tait inquite. Sa main attiracontre sa figure la grosse tte du chienet! suivant son habitude, elle lui causa voix basse en berbre. D'habitude'aussi le chien agac secouait les oreiij,esen pleurnichant, ce qui faisait rire la.J! 1\" . . l' '1 'lemme sauv~g.t:. maiS -ce ~Olr- a 1 n yeut pas d'amusement. Les deux ir.?!'1n'avaient pas envie de rire.

    Tout cela a t vu par la vieille quivint apporter le dner de Badda. Ren-voye brusquement, aprs avoir posle plateau et les aliments, cette femmeregarda dans la chambre pr la fentre.Elle aperut la Berbre qui mangeait

    fi

  • 66 BADDA, FIL 1.E BERBRE

    htivement. En face d'elle le chien, legrand chien guerrier du chefJ happaitau voIles morceaux que Badda. lui jetait.Celle-ci paraissait en proie une grandesurexcitation. Elle parlait au ',chien quila comprenait et en tut cas '~pondait

    par des cris sa faon, en montrant dts

    . dents terribles. Puis Badda cassa legoulot de -la cruche en terre rouge et,sur l'ax:gile durci, se mit apprter lakoumia, le poignard qu'elle avait doro-ch du mur. Pendant ce temps, le chien

    ,.itutait partou~, excit par la voix de~"/' laiemme et se dressait comme un homme

    con~re la poItte. La vieille commre avaitfui,' inq,!itC..re"lfetescn8.J lkqli:n\ Iil}!..\' sembla qlt~ Satan pr~idait, dclara-t-elle, en la perso~ne du chien.' Le r~it

    " de la vieille, exact Ifil fond, parat. ayoir

    ~ dra~ati~~n p~u~ar l'eff~t de l~ te~.i/jIr qu'msplralt Tlm ~ux habItants mdl-~~'gnesdu camp annexe. Ils s'tonna~.I!'t /

    dj que la. Berbre, une des leurs, n'e't~ pas encore t dvore par ,cette itt,e

  • BADDA, f

  • 61\ BADDA, FILLE REHBRE

    de conseiller au chef militaire du postede la faire suffisamment forte. Nos ca-marades de l'arme n'ont pas l'exp-rience de ces choses et ils ont souvent desides fausses sur la capacit d'offensivedes Berbres. C'est comme cela qu'ar-rivent les ppins qui, l'un s'ajoutant l'autre, nous colltent tant de mondeinutilemeJn~dltait certain qu'douardvenait de' tomber dans une embuscade.Quelle en tait l'importance? Le seulsurvivant, le Mokhazeni accouru pieddurant la nuit, bless lui-mme et mortd'puisement aprs nous avoir prvenus,n'avait pu nolis dire la f~rce de l'ennemi.

    Or, celui-ci escompte souvent, pour atta-quer nouveau fond, notre arrivetrop prcipite et en trop faible nombre.Vous savez .que nous tions en bordurede tribus insoumi;es et presque m-

    connues.Avant de partir avec la colonne, je

    suis all voir Badda. Les camarades, jevous l'avoue, souponnaient S8, compli-

  • BAnDA, FILLE BERBRE 69

    cit, moi pas. J'ai voulu juger sa conte-nance. Je l'ai trouve debout contre saporte et tenant Tim par le collier. Ds

    t,qu'elle m'a reconnu, elle Ill'a dit la premire :

    - Le matre est mort.- Sais-tu quelque chose? lui al-Je

    demand.- Non, a-t-elle fait. Jl:;'imis seule-

    ment que le matre est mort, c'est leMokhazeni qui m'en a inform.

    Elle fut, comme toujours, implaca-blement hautaine et sans motion appa-rente. Ne sachant trop que lui dire, jel'ai quitte en profrant:

    - Ma cha Allah! Volont de Dieu!Quelques instants plus tard, je gui-

    dais et clairais, avec un peloton de par-tisans, la colonne sortie pour rechercherles corps. J'ai aperu la Berbre accom-pagne du chien qui filait devant nous.Dans la pnombre du jour peine nais-sant, c'taient deux tres tranges ani-ms de mouvements violents qui sau

  • 70 BAnnA, FI L LE HEU RltnE

    taient au travers des hautes herbes,disparaissaient soudain pOUl' surgir dederrire des rocs, en une sorte de coursebondissante de btes fauves qui pour-suivraient. une proie.fLa femme rendue sa nature sauvage tait aussi agileque le chien. En fait, ce sont eux quinous ont e~tran~durant trois heures,jusqu'au rav'in pro'nd o l'oued Aguen-nour coule parmi l~8 po~sses noires debasalte en tuyaux.~d'orgue. Lorsque la

    1troupe se fut installe solidement enposition de survillance pour vitertoute surprise, nous nous sommes appro-chs du lieu de combat. Nous avonssuivi le fond de la valle encaisse orsonnaient les hurlements de Tim.Ainsi guides, nos recherches ont rapi-dement abouti. A un coude de l'oued,dans une sorte de clairire fortmentdomine par des escarpements boissde thuyas, nos avons trouv la Ber-bre all,ise prs du corps d'Edouard dpouill de son uniforme et dont la tte

  • BADDA, FILLE BERBRE 71

    avait t coupe et emporte. Ces restesgisaient entours des cadavres de cinqMokhazenis.

    Ce sont les risques du mtier, vous lesavez. Quelle que puisse tre l'expriencequ'on possde, et celle d'douard taitgrande, l'lan professionnel, la confianceen soi, la fatalit vous poussent un jour l'imprudence et vous conduisent .. ,cette fin. Il est vident qu'ayant, aucours de sa patrouille, vent la prsenced'un parti de rdeurs insoumis, F~douarda voulu se rendre compte et le bouscu1er. Il est tomb sur plus fort que lui.

    Nous avons enlev nos ml'ts et,proccups de ce soin, dsols,.de n'avoir ramener que le corps ineomplet d"enotre camarade, nous n'avons plus pens Badda. Elle avait disparu avec lechien. Un Mokhazeni nous a dit plus tardl'avoir vue se rafrachir le visage dans'l'oued et 8' enfoncer ensuite dans lestaillis avec Tim, com~ 'toujours, sur8es talons.

  • 72 BADDA, t'ILLE BERBRE

    Nous n'avons pas eu brler unecartouche. L'embuscade, son coup fait,a d dguerpir en emmenant les chevauxet les objets vols. Rentrs au camp la fin de la journe, nous avons donnles cadavres des Mokhazenis leursfemmes et plac le corps d'Edouard surson lit. Aprs avoir organis la chambremortuaire et fix au lendemain matinles funrailles, nous avons commenc latriste veille. Nous tions tous dans untat de dsolation extrme et d'exasp-ration aussi contre les bandits quiavaient emport la tte du chef commetrophe. Vous savez avec quelle joiefroce ils ont l'habitude de promenerde douar en douar les ttes de ceuxdes ntres qui tombent de cette faon.Enfin il tait particulirement fcheuxque l'ennemi, les' tribus insoumisesde l'arrire-pays eussent en leur pos-session la tte du hakem lui-mme.C'tait un chec politique des plusgraves.

  • BADDA, f'ILLE BERBRE 73

    , Aprs avoir un instant repris haleine,le narrateur a continu.

    - Ce que je vais vous dire mainte-nant est certainement la chose la plusextraordinaire et la plus impression-nante qui me soit arrive au cours dema longue carrire de bldard. Je croisqu' m'entendre, vous me croirez sans

    . "peIlle. '",Nous n'avions pas voulu dans notre

    douleur nous sparer avant l'heure ducorps de notre chef. Les officiers duposte l'ont tous veill ensemble. En rai-son de la temprature clmente, la portede la chambre resta ouverte toute lanuit. Un peu avant l'aurore, Badda estsoudain apparue dans l'encadrement. Ala lueur des lampes qui clairaient lachambre mortuaire, nous l'avons vuedevant nous, droite, hiratique commetoujours, mais effroyablement dfaite,ses vtements en lambeaux, couverts demultiples taches de sang. Son visagetait un masque, macul aussi et tra-

  • 7'4 BADDA, FILLE BERBRE

    vers par un rictus d'effort inou ou desouffrance indicible. C'tait toujours lastatue que nous connaissions, mais lasereine beaut avait fait place l'imagemme de l'horreur tragique.

    Tout le monde s'est lev et l'on s'estcart pour lui faire place, car imaginez-vous que cette apparition s'est avancevers le lit. Dans sa main droite elle avaitla koumia, le poignard que nous con-naissions et dont la lame tait noirejusqu' la garde. Dans son bras gauche,eHe tenait un gros ohjet envelopp dansun morceau de cotonnade, plein de sang.

    Elle nous a regard tous et nous a dit:- Voici la tte de votre frre .

    . Je traduis, vous le sentez bien, laphrase arabe toute simple venue decette bouche trangre et adresse nous, les chrtiens, frres du mort.Badda tait alors devant le lit et y adpos le funbre paquet.

    A ce moment, quelqu'un d'entre nous,je crois que c'est l'i~terprte, quel-

  • 0"

    BADDA, F/LI.E BERBRE

    , 0

    qu un en tout cas qUi avait souponnla Berhre de complicit dans la mortd'douard, pronona ces mots :

    - C'est aussi la tte de tcn ~id,Badda!

    le l'avoir entendue

    Bel haqqj bien sr !Et puis une voix, celle du mdecin,

    dit hrusquement :- Mais... cette femme meurt!Nous avons vu, en effet, les yeux de

    la Berhre debout se rvulser, la houche8'ouvrir, le nez se pincer, tandis que lecouteau chappant des doigts, sonnaitsur le plancher. Et la statue tomha toutd'une pice sur le lit.

    Le touhih et moi nous avons trans-port Badda dans la chambre voisine.Les soins ont tout de suite paru inu-tiles, mais l'homme de l'art, sur moninvitation d'ailleurs, a fait l'examen ducadavre. La Berbre portait une bles-sure de coup de feu qui lui avait con-

  • '"

    76 BADDA, FILLE BERBRE

    tourn la ceinture en ston. Une autreballe lui avait travers de part en partle gras de la cuisse et la femme s'taitbauJe elle-mme d'un lambeau de sachemise. Elle avait un coup de couteauau bras gauche, le bras 4~i~ pourtant,avait port la tte. Enfin son corps pr-sentait de multiples et profondes mor-sures allant jusqu' la dchirure deschairs. Cependant aucune de ces bles-sures ne pouvait normalement causerla mort. Le mdecin crut devoir attri-buer celle-ci l'excs de l'effort phy-sique que s'tait impos cette femme.J'ajoute ces causes l'excs de fureuret de dsespoir qui, durant vingt-quatreheures; a pouss Badda dans une lutteinoue contre la natre et les hommes etles btes pour retrouver la tte de sonamant, lutte o d'ailleurs succombaTim, le chien, qui n'a jamais reparu.

    Et mon ami conlut ainsi:- Je ne sais si vous serez de mon

    avis, mais je tiens pour rsolue l'nigme

  • BADDA, FILLE BERBRE 77

    de Badda la mystrieuse. Elle adoraitson amant. Sa passion arme d'orgueilsauvage ne fut pas de celles que nousconcevons habituellement. On pouvaits'y tromper. En tout cas, aprs l'inou~bliable preuve de dvotion donne parcette femme aux restes de son matre,j'ai jug, avec les camarades, qu'elletait digne de reposer auprs d'eux.Nous les avons enterrs, ct l'un del'autre, dans le cimetire des soldats.

    ,','

  • ~,.~,

    ...

    1.&,

    - Je ne vous savais pas propritaire,dit Martin son ami.. - Mais c'est de la plaisanterie, fit

    celui-ci dont la bienveillante figure s'as-sombrissait.

  • LA CHll{AVA l05

    A l'appui de ses dires, continua delire Martin, le nomm Mohammed a-excip d'un acte d'adoul portant con-trat de louage au service de Dubois, pr-cisment pour l'exploitation des terresnon dclares l'impt... j)

    - Mais c'est impossible! dit Duboisqui blmissait.

    - Vous aurez faire la preuve dufaux, dit Martin. J'ajouterai que, sivotre mentalit s'y prte, vous pourriezrclamer vos droits de propritaire,prendre, grce l'acte des notairesarabes, une bonne position de dfen-deur, presque inexpugnable et dposs-der votre domestique, qui l'aurait m-rit.

    - Mais voyons! je crois rver... fit

    Dubois.- Vous vous tes mis en tout cas

    pour rver dans d'assez mauvais draps,dit Martin, permettez-moi de continuer.Et implacable, il continua en effet :

    L'inspection des lieux justifie par

  • 106 LA CHIKAYA

    la dnonciation de voisins a amen ladcouverte dans l'habitation du plai-gnant d'un fusil de chasse de luxe, ca-libre 12 percussion centrale portantune marque franaise et les initiales J. D.sculptes la crosse. Aucun permis deport d'arme n'ayant t prsent, l'armea t saisie ainsi qu'un lot de car-touches ...

    - Voil le tout, interrompit le fonc-tionnaire en montrant les pices con-viction.

    - C'est bien moi, dit Dubois...mais, pourtant, c'est ce Mohammed quia fait dcouvrir et condamner le voleurde mon fusil disparu l'an dernier.

    - Vous me paraissez donc, fit Mar-tin, quelque peu ml une fcheuseerreur judiciaire. Je vous cro~ais. plussoucieux du droit et de la justice. Maisce n'est pas tout.

    Avec l'arme de chasse sus-dsigne,continua Martin, a t trouve une cara-bine de cavalerie munie de chargeurs

  • LA C HIKA VA 107

    dont la provenance n'a pu tre justi-fie. Nous avons donc procd l'arres-tation du nomm Mohammed pour d-tention d'arme de guerre... )

    - Feriez-vous aussi la contrebandedes armes, demanda le chef de bureau,vous devenez compromettant.

    - Ne raillez pas, fit Dubois, ce bou-leversement de mes ides...

    - C'est un travers commun tousnos compatriotes, dit Martin, d'avoirplus~e confiance dans leurs domestiquesindignes que dans l'autorit. Votrehomme s'appuyant sur votre protec-tion, tenant tte son cad, opprimaitses voisins. Voici en queue de rapportque surgissent deux ou trois infractionsaux lois sur le panage des porcs. Vosanimaux ont retourn un cimetire,mang les melons d'un verger.

    - Je ne veux plus rien entendre, fitDubois en se levant.

    - Je ne pense pas, continua Martin,que le cad vous poursuive pour la

  • 108 LA CHllVA

    ".:

    plainte officielle dpose par vous contrelui, c'est un homme raisonnable.

    - Assez! assez! gesticula Dubois. De tout quoi, conclut Martin ache,..

    vant sa lecture, nous avons tabli leprsent rapport, les jour, mois et anque dessus. Et maintenant, aj outa-t-il, comme il n!est rien qui ne s'arrange,allons dner.

    Et il sortit, entranant par le brasson camarade, trs sombre.

    - Quelle affaire! murmurait celui-ci.- C'est ce que nous appelons une

    affaire arabe, dit Martin.

  • hE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE

    FRAGMENT D'POPE

    "L'aventure n'est paa uniquement

    triste ou dramatique de ceux' qui vin-rent, envoys en enfants perdus" ouvrirle Maroc aux multiples bienfaits duprotectorat. Ils ont videmment subides heures fcheuses qui le sont moins,pourtant~ que l'oubli o se perdent leursefforts fructueux. On rappellera peut-tre bien un jour, pal' exemple, cettechose peu banale que fut, en 1911, laretraite sur Fez des troupes enlises duCamp de la Boue. Mais il y aurait, ledire aujourd'hui, des inconvnients quidisparatront plus tard.

    Alors on fera un bond dans le tempspour se fixer en souvenir l'poque

  • HO LEJEUNE SEIN SUR LA MONTAGN

    bien connue de M. Millerand, o s'la- ilborait le plan des quatorze million~, (jquatorze mille hom~es.

    Cela se passait Paris. Pencl r ; .temps, il y en avait qui JY'garde - ce sont en v.P... . .,; lesmmes qui la m r ' befrou El Hajeb, Ir 4,l:lberbre. Caron prp.- .le ce c~t la grandemcon. .

  • LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE Hl

    seul, l'honneur de chanter cet homme etsa geste, jusqu'au jour o il tomba glo-rieux, joyeux et gant de blanc au frontde France.

    Dans El Hajeb, porte de tout le Ma-roc central, il y avait beaucoup plus deforces qu' Sefrou, quinze cents hommesenviron, parce que le point tait encoreplus stratgique ou, pour mieux dire,car on n'avait pas alors d'autre ren-seignement, revenait le plus souventdahs les conversations inquites destolbas capons et jouisseurs du gouver-nement chrifien. C'tait enfin la portederrire laquelle il devait se passerquelque chose et qu'il importait demaintenir ferme. Celui qui comman-dait l avait nom Durand, Dupont,Dubois ou Martin, votre guise. Entout cas, ses lieutenants l'appelaient le vieux birbe , bien qu'il et dix ansde moins qu'aujourd~hui. Mais ilstaient, eux, terriblement jeunes. Etc'est pour cela que l'aventure laqp,

  • 112 LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE

    ils furent mls, que l'aventure ne futpas uniquement. triste 9U dramatiquede ceux qui, enfants perdus pleins d'en-train et de gaiet, ouvrirent le Marocaux multiples avantages du protec-torat.

    *.. ..

    Nul ne saurait dire pourquoi on l'ap-pela toujours la Rebatia, eth~ique im-propre, car elle naquit Fez, dans lequartier de Moulay Abdallah.

    Il ne faut pas sourire ou prendre unair pinc. Il est vident que ce quartiera aujourd'hui mauvaise rputation etque la tenue de ses habitants est publi-quement fcheuse. Mais ceci est de notrefaute nous, Franais. Cette partie deFez Djedid a bien, depuis longtemps,ras8embl les filles de joie mais, malgrleur nombre, aucun scandale n'en r-sultait. Les maisons demeuraient aussicloses et nigmatiques que toutes autresen pays d'islam, les femmes circulaient

  • '.

    LE JEUNE SEIN SUR LA MO:'iT.-\.GNE 113

    aussi voiles que dans le reste de la ville.Ainsi le voulaient et les traditions mu-sulmanes qui ont horreur de la prosti-tution visible, la discipline urbaine r-gle par les pachas, et le voisinage dusanctuaire de Moulay Abdallah, patron 1vnr du quartier. Des personnalitsindignes marquantes y avaient leurdemeure et y vivent d'ailleurs encoremais scandalises. Des Franais y eurentleur domicile et y furent massacrs,le 17 avril 1912, tout comme s'ils avaienthabit l'aristocratique quartier de Deuhen Fez Bali. Rien ne distinguait doncMoulay Abdallah de Moulay Idriss, cesdeux ples mystiques de la. grande cit.

    Mais nos administrateurs conscien-cieux ont jet sur cette Cythre, jus-qu'alors discrte, la rglementation dite des murs ll. Les ncessits de l'hyginegnrale ont contrl selon nos ides lalocation des plaisirs, estampill la d-

    bauche, fait payer des taxes, et les cour.ti8~ne81u8qu'aloI'svoiles, enfermes, ont

    R

  • Ji4- LE .JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE

    vibr au souffle de la libert. Elles sontsorties d'abord pour une corve hebdo-madaire et cette obligation leur a donndes droits, en particulier celui d'chap-per, en brandissant l'autorisation offi-

    /1 , ,

    cielle, toute discipline musulmane,celui aussi de se promener librement etd'taler dans la rue leur commerce. Dslors Moulay Abdallap. n'eut rien envierau fameux coin de Reboul du vieuxMarseille et les indignes, bambochardsmais pudihonds, imputrent ce scan-dale l'immoralit bien connue desimpurs chrtiens.

    Avant cette mancipation, effet na-turel des grandes ides que nous semonspar les routes ouvertes nos effortscivilisateurs, la petite Rebatia naquitun jour l'ombre b~enveillante et pai-sible de Moulay Abdallah. Et tout enelle promit bientt qu'elle ferait la joiede l'amour mme, au mieux des tra-ditions de la famille qui l'leva, lasienne peut-tre ou toute autre, ceta fi'a

  • LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE H5

    aucune importance. Le principal est quela Rebatia tait jolie ravir et faisaitJ'admiration de ses parents. Elle fit aussi,quand ce fut C,rit, celle d'un voisin quil'pousa, puis disparut avec propospour laisser l'enfant suivre en libert savie aventureuse. .

    Le sabotage du pis consiste n'ypas mettre la quantit de chaux voulueet il n'est pas douteux que la plus grandepartie de l'argent donn, il y a trenteans environ, par le sultan Moulay Has-san, ou tir des tribus voisines pour laconstruction de la casba d'El Hajeb, ser-vit tout autre chose qu' acheter cetingrdient indispensable. L'dification decette norme enceinte avait t confiepar le chrif glorieux notre ami le sageet docte, l'intgre et savant, le mohen-diss (1) subtil, le conseiller profond et

    (1) MohenislJ. ingnieur. architecte.'

  • 116 LE .JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE

    avis cher son matre et au gouverne-ment, l'homme prudent dont il ne siedpas de heurter la modestie en citant lenom; qu'il profite en ce monde et dansl'autre des faveurs de Dieu, Lui seulest durable! Durable donc aussi ne pou-vait tre la casba d'El Hajeb, simpleuvre humaine et d'ailleurs prive dechaux. Et c'est pour cette double raisonqu'au bout de quelques annes, ses mursen pis sabot taient dans un tat dedlabrement aussi accentu que celuid'autres enceintes de mme modle maisayant plusieurs sicles d'existence, cellesde Fez par exemple.'

    Sabote ou non, la casba d'El Hajebest un des sites les plus curieux de cettepartie du Maroc. Elle est place aufond d'une grande anfractuosit creusedans la plus leve des formidablesmarches d'escalier qui, en ce point duDir, joignent la plaine de Mekns auplateau suprieur de Sidi Assa Alfrass.

    Que fait cette fortere8se dans cette

  • LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE 117

    vasque? L'il le moins militaire estoblig de constater qu'il n'est pas uncoin intrieur de son enceinte .qui ~e soitfusill bout portant du sol extrieurenvironnant. Sa situation est en outretelle que l'on voit fort mal la bastilleMakhzen en venant de la plaine etpoint du tout en venant du plateau,sauf quand on est parvenu sur les rochersqui affleurent le haut de ses murailles.Le choix de ..cet' emplacement peut s'ex- -pliquer pourtant par la proccupationqu'eurent ses btisseurs d'assurer lagarnison l'eau qui lui tait ncessaire.La casba est environne de ruisseauxqui viennen:t.:..d'assez loin et c'est ce quifait lechal'Illc du site trs sauvage tous autres points de vue. Mais on peutdtourner ces cours d'eau trs facile-ment. Par contre, la porte principalemnage dans l'enceinte ouvre dixmtres d'une source qui sor~~' merveil-leuse, en nappe puissante ct dont l'accspeut tre interdit par qu~lque8 fusils

  • 118 LE JEDNE SEIN SUR LA MONTAGNE

    du haut des murs. Ces dtails techniquesn'ont plus qu'un intrt secondaire au-jourd'hui que d'autres mthodes assu-rent le contrle du front berbre. Il peutl re intressant toutefois de signaler quepre~~que toutes les casbas construitespar le Makhzen dans le Maroc centralle furent d'aprs deux ides directricesessentielles. La premire est que lemoindre mur impressionne et arrte lenomade autochtone impuissant le d-truire ou escalader; la seconde estque l'Arabe occupant, reprsent parle Makhzen, a transport au Maroc cetteatavique hantise de manquer d'eaucommune aux peuples originaires dudsert arabique. Le Berbre, premier

    : et tenace possesseur du pays, a, parcontre et de tout temps, plac ses for-teresses en des points levs pour amI'-mer sa domination et aussi sa faroucheindpendance. Et du haut de ses tigh-remt crnels; ce peuple a vu passer,s'vanouir, tous les envahisseurs, toutes

  • LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE 119

    les races, toutes les religions et s'effriterles casbas bties par des Makhzen suc-cessifs et galement dtests.

    Mais revenons vite la casba d'ElHajeb pour noter que, si mal conuequ'elle soit, sa .Face sud ferme assezbien le couloir troit qui prolonge, versle col de Tizi Oudad, le thalweg en cas-cade o elle est tablie. Cette face suds'armait jadis d'une belle range depeupliers qui fut dtruite en 1909.

    A cette poque, en effet, la forteresseretombe aux mains des Beni Mtir enSiba fut prise, saccage et brle pardcision du Makhzen qui pourtant l'avaitconstruite. Aprs quoi, il ordonna sestroup.es de s'y rinstaller. Mais, commeils venaient de la rendre inhabitable, lessoldats qui y.fureilt laisss et qui d'ail-leurs taient des Berbres, se rpan-dirent dans la tribu, s'y marirent etoublirent leur gouvernement en mmetemps que leur qevoir. Et la casba re-devint un immense perchoir cigognes.

  • 120 LE .JEUNE SEIN SUlt LA 'MONTAGNE

    'f\ La dominati~n pacifique de ces der-nires cessa en 1911 avec l'interventionfranaise. A ce moment, on jugea exp-dient de faire garder le front berbre deSefrQu El Hajeb par les soldats duMakhzen, tandis que nos troupes s'ins-taJlaient peu peu et ~ans heurts dansla plaine. La casba des cigognes reutdonc garnison comme on l'a dit plushaut, garnison importante puisqu'ellecomprenait deux tabors, c'est--diredeux bataillons d'infanterie, un esca-'dron de cavalerie, une demibatterie.Le chef nominal de tout cela tait levieux cad Bou Aouda, la plus noble

    . figure peut-tre que la cause franaiseait, dans ce pays, ren'contr pour lasel'vir. Guerrier plein d'exprience, blan-chi au service des sultans, il avait deplus reu une instruction militaire dansles troupes anglaises de Gibraltar. Il enavait conu pour la France une admi-ration sans borne qu'appuya jusqu' samort un loyalisme dfinitif. Auprs de

  • \

    LE JEUNE SEIN SUR LA MONT Al,}" li; 12t

    cet homme tait un capitaine fran-ais, conseiIJer militaire, chef effectif dela troupe. Nous le nommerons Martinpour fixer les ides. Le commandementindigne des units se doublait aussi detrois lieutenants et de quelques sous-officiers franais. Il y avait encore unofficier agent politique, un autre topo-graphe, un mdecin.

    Cette installation de la troupe chri-fienne l'ore des montagnes berbresavait lieu au moment mme o la jeuneRebatia dbutait Fez dans la vic ga-lante. Ce rapprochement de deux faitsd'importance si diverse paratra peut-tre risqu. Il l'est en effet. Le premier .,ne saurait tre compar au second. Lessoldats du Makhzen n'ont fait que passerdans l rgion d'El Hajeb. Le charmesde la Rebatia, au contraire, y sont jamais rappels en caractres indlbiles l'admiration de la postrit.

  • 122 LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE

    *

    Quand ils eurent install leur. troupetant bien que mal, le cad et Martin seregardrent sans rire.

    - Tes hommes impaluds par la durecampagne des Cherarda meurent commedes mouches, dit Martin.

    Ils dsertent en masse, rpondit lecad.

    Nous avons un mdecin et beau-coup de

  • LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE 12:3

    Berbres, pour finir, nous chasserontd'ici comme des livres. J'ai crit ausultan.

    - Montre voir, dit Martin. Et 'pre-nant la lettre des mains du rude soldat,il lut ce qui suit:

    Le serviteur de la Toute-Puissanceleve de par Dieu, le cad Bou Aouda,chef de la Mehalla heureuse, que Dieului donne la victoire! Notre-Seigneurle chrif Moulay Abd el Hafid, fils deHassan, que Dieu le conduise par lamain, que sur lui s'tende aussi sa bn-diction et sa misricorde et ensuite :puisse Notre-Seigneur accueillir la sup-plique que sous dposons son seuil ch-rifien. Elle n'ignore pas en effet que sessoldats victorieux ont quitt prcipitam-ment Fez la bien garde pour accompa-gner les troupes franaises.

    - Tiens! tu n'as pas mis : que Dieules maudisse! dit Martin. '"

    - Sur ce brouillon qui t'est destinfit le cad, mais je le mettrai sur la

  • "-i'24 LE J g UNE SEI N SUR LAM 0 N T A GN E

    copie envoye au sltan; cela lui feraplaisir; continue.

    Dans leur prcipitation, les soldatschrifiens durent abandonner leurs fa-

    _milles, quantit de femmes et d'enfantset particulirement les' compagnes habi-tuelles de leurs durs travaux... Voil,cad, la formule lgante et discrte.

    Donc, continua Martin, ces personnessont livres l'abandon et au dsespoiret les soldats d~ Notre-Seigneur, queDieu le guide, dsertent la tente o pluspersonne ne les attend. L'homme nepeut vivre sans la femme qu~ Dieu, qu'Ilsoit exalt, lui a donne. De cela mondevoir tait de t'informer, salut. Etdans la marge - car c'est touj ours l,en toute lettre arabe, que l'on met lesdtails importants - le cad avaitajout:

    Et si' ces femmes abandonnesavaie~ suivi quelque autre Mehalla heu-reuse, que ton noble 'trier y pourvoie;il Y en a d'autres. ,

  • LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE 1~;}

    Quand Martin eut approuv d'un sou-rire, le cad reprit:

    - Je la ferai tenir Moulay Hafiden secret et comme en cachette desFranais. Et alors on peut tre sr qu'illa lira et fera le ncessaire.

    *.. ..

    Bou Demba, ainsi nomm d'une queuede cheval qu'il portait attache cons-tamment au poignet, tait le bouffonofficiel des tabors aux ordres du cadBou Aouda. Depuis des annes il sui-vait partout cette troupe singulire quiavait hien des dfauts mais perdu-ment dvoue son chef et d'ailleursparfaitement solide et entrane. BouDemba faisait admirablement l'idiot prs de Dieu , ce qui lui donnaitbeaucoup d'importance dans l'espritsimple des soldats. Il tait coul"ageuxaussi et, mont sur un petit ne, suivaitau feu l'infanterie. On citait de lui des

  • t26 LE JEUNE SEIN sun LA MONTAGNE

    actes de dvouelllent. En tout cas, la fin des journ'es'de combat, quand lesvainqueurs se prsentaient firement leurs chefs pour recevoir des loges, iltait l, assis l'entre de la tente, etbafouait les hros de sarcasmes d'au-tant plus exagrs que leur gloire taitplus pure.

    - Celui-l, cad, ce n'est pas unhomme, c'est une femme; il s'est con-duit d'une faon honteuse, il a fui lchp-ment, il mrite la mort! ,.

    Bou Demba tait nourri et vtu parla communaut militaire; coiff du bon-net pointu officiel, il assistait gravement tous les palabres o figuraient deschefs indignes, des reprsenmts detribus. Digne et silencieux, il coutaitles discussions ,et la fin, faisant signequ'il allait;parler, il poussait en ag.itantla tte le gargouillement affreux du cha-meau en rut, exprimant ainsi qu'il par-tageait l'avis de la majorit. Il mimait ravir l'allure et les gestes des person-

  • LE JEUNE SEIN SOR LA MONTAGNE 1'27

    nages makhzen et mme du sultan etpar l amusait jusqu'au dlire tout cemonde d'aventuriers militaires qui, res-pectueux du pO\lvoir, n'n tait pasmoins berbre d'origine et par cons-quent essentiellement port la critiquefrondeuse.

    Bou Demba tait enfin espion, cour-rier infatigable et intrigant prcieux, saqualit d'idiot le faisant passer' partout.

    Ainsi donc, quelques jours aprs lecolloque de Martin et du vieux cad, BouDemba parut Fez, dans la cour dugrand Mchouar, l'heure des audienceschrifiennes. Moulay Rand tait dansson menzeh, sorte de pavillon bticontre le mur du palais et construit pourremplacer la niche en bois o recevaientses prdcesseurs~ Comme il sied' toutes les crmonies du Makhzen, cesaudiences pr~sentaient un curieux m-lange de gravit, de pompe souveraineet de cocasserie irrsistible'. Une multi-tude de gens de toutes conditions four-

  • 1!8 LE .JEUNE SEIN SUR LA MONT.\G~E

    millaient le long des vieux murs duMchouar, envahissaient les bniqas desministres, tandis que d'autres gisaientassis sur des coussins de paille,ou parterre, attendant leur tour ou faisantsimplement acte de prsence et gested'habitude. Toute une autre partie demur recueil~it les "esclaves, les chevauxdes gens de ffllerre, les grosses mules desfassi voluptueux et aussi les marchandsde beignets, dc friandises. Partout cou-raient les Mokhazenis du sultan, gensaffams en qute de fabor, secte honte,tenace parce qu'elle faisait partie dudcor et que dix ans de protectorat nedevai~nt pas parvenir disperser. Par-tout giclaient entr-~ les.jambes, jouaient,hataillaient les enfants des serviteurs dupalais auxquels s'ajoutaient, bien en-tendu, tous les gamins de Fez Djedid.

    Cela donc se passait au long du murmoyengeux qui borde le Mechouar,le spare de la ville et que perce uneentre en chicane arme de deux lourdes

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    LE JEUNE SEIN SUR LA MONTAGNE 1!l)

    et hautes portes. Le reste de l'immensecour tait absolument interdit, d'abordpar un marcage puant o trempaientdes charognes diverses, ensuite, du ctdu pavillon d'audience, par la gardenoire hideuse et dgotante d'aspect. Ily avait, devant le menzeh et une cin-quantaine de mtres, llne ligne tortueusede fusils rouills en faisceaux derrirelaquelle les noirs dormaient dans lapoussire en des poses diverses ou, assis,cherchaient leurs poux. De leur place, ilspouvaient voir Sidna, leur matre lesultan, accroupi dans le pavillon sur sonfauteuil de Hambourg,--et aU!il,~i h:l per-sonnes reues en audience. Dans l'en-semble, ce dcor de vieilles murailleso nichaient quantit d'oiseaux, la foulegrouillante au pied, ce pavillon campen haut d'une dizaine de marches defaences bleues, la poussire, le soleil, lesoleil magique, tout "cela formait unappareil curieux, bizarre, intressant. A 1Y regarder de plus prs, ou trop sou