fête autrement. la fête comme remise en question du quotidien

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Fête(s) autrement Mémoire de fin d'études de Morgan Segui, ENSCI, Les Ateliers, 2005

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La fête est un acte de résistance. Sociologie de la fête.

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Fête(s)

autrement

Mémoire de fin d'études de Morgan Segui, ENSCI, Les Ateliers, 2005

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Fête(s) autrement

Rupture et renouvellement, la fête comme remise en question du quotidien

Mémoire sous la bienveillante et résolue direction de Jean-François Rettig-Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle, Morgan Segui, Paris, 2005-Edition pour format pdf, 2014, corrigée

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A Samal et Roger,spécialistes en fête(s) autrement,chacun dans leur spécialité,évidemment.

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Index

Introduction 7

1/ LA DOUBLE NÉCESSITÉ DE LA FÊTE 9

2/ RUPTURE ET RENOUVELLEMENTRecherche d’une fête autrement 14

A/ Fête, vague et vogue 14

B/ Fêtes Hommes dans l’homme 18L’épanouissement comme fête 22Manifestation et émeute 22La folie comme renouvellement.... 27La remise en question comme fête 29Proposer de faire autrement 31Premier projet : Le bal moderne 32Deuxième projet : les Dîners... 32L’inhabituel comme outil de la fête 33Après la fête ? 34Troisième projet : Patiemment 35 Quatrième projet : Composition ... 35Le concert de Leningrad 38

C/ Parallèle art et fête 40Une composante récente de la fête 41Pratiques de l’inhabituel... 43Art, fête et actes de résistance 44Précision sur l’insolite 46

3 / ENJEUX D'UNE NOUVELLE DEFINITION DE LA FÊTE 47

Dans un atelier d’écriture 49L’atelier d’écriture 49Dans un atelier de lecture 50Mécanique d’un projet 51La part incontrôlable 51Les moyens de la fête 52

Conclusion 56

Remerciements 59

Bibliographie et références 60

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« Dans le culte Majo de la Nouvelle-Guinée, les novices pénétrant dans l’emplacement sacré se comportent comme des nouveau-nés : Ils feignent de tout ignorer, de ne savoir se servir d’aucun ustensile, de se trouver pour la première fois devant les aliments qu’on leur donne à manger. Alors, pour les instruire, des acteurs incarnant les ancêtres divins leurs présentent chaque chose dans l’ordre où les mythes en racontent la création par l’entremise de ceux-ci. On ne peut mieux marquer à quel point la cérémonie signifie bien le retour au chaos primordial et l’établissement par le détail de la légalité cosmique : la venue au monde de l’ordre ne se fait pas d’un coup, elle s’effectue elle-même dans l’ordre. »1

1 Roger Caillois, L’homme et le sacré, Folio essais, p.146

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Introduction

Les hommes ont toujours connu des fêtes, activités apparemment gratuites dénuées de finalité économique, sans utilité. Des sociétés primitives à nos sociétés contemporaines, la fête semble pourtant avoir toujours été présente. Aujourd’hui encore nous mobilisons beaucoup de temps, d’argent et d’énergie pour vivre des fêtes. Aussi, nous devons nous demander quel est le sens de cette mobilisation alors que nous sommes habituellement affairés à des tâches « utiles ».Après la fête, bien qu’éphémère, quelque chose semble persister dans la vie de chacun. Parfois gaiement, parfois tristement. Ce changement est d’autant plus lisible lorsque la fête est vue comme un passage. Avec les rites d’initiations, l’enfant accède au statut d’homme ou de femme. Changement individuel, remise en question fondamentale de l’expérience de vie, mais aussi renouvellement pour le groupe ou la société qui accueille ses nouveaux membres. Dans les sociétés primitives, l’enfant accédant au statut d’homme, devenait de fait un individu au service du groupe, chasseur, guerrier, constructeur. Ainsi, si l’expérience individuelle de chacun se voyait transformée par la fête, nous devons également comprendre qu’avec la fête c’est le groupe entier, la société, qui se transformait, qui, plus exactement, renouvelait sa capacité à assurer les bases élémentaires nécessaires à sa survie.Se pose alors la question de savoir ce qui persiste aujourd’hui de ces fêtes. La transe, le comportement excentrique permis et généré autrefois par la fête semblent aujourd’hui plus être du ressort de l’hôpital psychiatrique. Ainsi nous pouvons nous demander si la musique et la danse sont les seuls éléments qui nous restent des fêtes primitives ?

Pourtant, à travers mon expérience personnelle, j’ai souvent ressenti des énergies de changement et de renouvellement, une forme de transe toute personnelle. Adolescent usé de ne rien voir venir de prometteur, j’ai quitté le lycée pour l’école du cirque. Avec quatre années de piste, j’ai vu dans le spectacle un outil de parole. Mais ma condition d’acrobate ne me suffisait plus, je voulais créer des spectacles, des lieux de parole, que j’appellerais aujourd’hui des « lieux et des moments de culture ». Il me semblait nécessaire de créer des dispositifs permettant aux autres de trouver du renouvellement. En intégrant une école de création industrielle, j’ébauchais une forme de réponse à cette nécessité. Au travers d’une scénographie, d’un spectacle, de moments de rencontre avec la culture, mais aussi par la transmission de connaissances, j’ai vu se profiler une sorte de fête.

Gilles Châtelet, dans Vivre et penser comme des porcs, nous montre combien nos fêtes actuelles ne sont plus qu’un objet ludique stérile d’où rien ne peut émerger. Si la fête est l’outil du renouvellement, mais que rien n’émerge de ce que nous appelons aujourd’hui fête, notre vie et notre société sont elles, privées de renouvellement, condamnées à stagner.

Individuellement, j’avais ressenti la fête lors de choix importants concernant mes activités, mes idées, mes envies, mon quotidien. Ces choix avaient évidemment une dimension individuelle, mais une motivation plus forte m’a chaque fois permis de faire le pas. Partager l’idée qu’un autrement est possible, que l’habituel n’est pas une norme. Du renouvellement pour moi et pour le groupe, un phénomène que j’ai parfois pensé comme une fête.Alors, si la fête participe du changement et du renouvellement (personnel et collectif), la fête semble être un lieu et un temps d’échange entre l’individu et le groupe, la société.

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Un changement individuel ou collectif serait donc présent dans la fête. Et si nous avons toujours connu des fêtes, nous pouvons nous demander ce que nous cherchons depuis si longtemps a changer dans notre vie, dans nos rapports au groupe et dans le groupe lui-même. La fête du renouvellement ne se manifeste plus aujourd’hui au centre du village comme c’était les cas pour de nombreuses civilisations primitives, et nos « clubs », avec leur musiques et leurs danses, ne semblent pas réellement des lieux voués au changement.Alors nous devons également nous demander où se réalisent aujourd’hui ces échanges, ces changements doux ou radicaux qui nous permettent d’évoluer sans cesse, de nous débarrasser de ce que le quotidien ou l’habitude ont usé, afin de ne pas s’abîmer dans une contemplation du « déjà présent », sans but, sans rêve, sans désir. Ainsi, la fête semblerait totalement dépendante de la société. Mais la société a changé, et le centre du monde n’est plus au centre du village. Aussi est-il possible que la fête se soit déplacée ?

À travers l’histoire, l’homme en tant que membre du groupe a progressivement acquis le statut d’individu. Avec notamment les courants humanistes et les droits de l’homme, l’individu apparaît comme un nouveau centre. Pourtant les rapports entretenus par cet individu avec le groupe, la société, sont restés aussi forts, mais sont devenus autrement plus complexes. Peut-être devons-nous voir dans les moments où se pose la question de nos rapports au groupe, une amorce de nos nouvelles fêtes ?En bannissant les règles établies par le groupe, la fête nous replonge dans ce que nous sommes « naturellement », c’est-à-dire en dehors de règles habituelles, des codes établis, des lois. Notre « naturalité » a, elle aussi, changé tout au long de l’histoire, et les règles à bannir et à détruire, pour que puisse se manifester la fête, ne sont plus les mêmes.S’il semble nécessaire de se replonger de temps à autre dans des expériences non altérées par les codes établis, il semble tout autant nécessaire d’identifier clairement quelles sont ces nouvelles règles pour pouvoir mieux les bannir avec la fête, et d’identifier quel est cet homme contemporain, faute de quoi nous nous « userions » jusqu'à oublier ce nous sommes aujourd’hui. Ainsi, Caillois, voit ce qu’il nous reste de fête dans l’alternance des périodes de paix et de guerre. Ce mémoire aimerait lui donner tort, en explorant des phénomènes de renouvellement plus proches de l’individu que nous sommes aujourd’hui, en grande partie constitué par les courants de pensée humaniste développés depuis la Renaissance.Ainsi, nous tenterons de voir des « fête(s) autrement ». Pour cette recherche, un auteur, Jean Duvignaud est particulièrement présent. Nous le retrouverons souvent dans ce mémoire. Nous pourrions dire que nous avons cherché ensemble, bien qu’il n’en sache rien. Notre rencontre a comme base cette réflexion :« Des sollicitations qui animent des sens que la vie quotidienne n’utilise jamais : là commence la fête ».

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1/ LA DOUBLE NÉCESSITÉ DE LA FÊTE

En 1957, Mircea Eliade, publie Le sacré et le profane 2. Au travers d’une analyse des rapports entretenus entre l’homme et le sacré, se dessine un portrait de la fête : nous y découvrons un homme qui n’a de cesse de s’entourer de symboles. Nous y voyons comment, avec la fête, s’expriment les peurs, les joies et les doutes d’un homme qui a le sentiment intime que tout était bien, doux et simple au temps de la création. La fête est vue ici comme le plus sûr moyen, conscient ou inconscient, de « regoûter » au moment mythique du commencement, l’Age d’Or.En analysant des phénomènes de fêtes, Eliade souligne la variation de perception du temps et de l’espace lorsque le sacré se manifeste. Quand le quotidien est fatigué, quand les forces physiques ou spirituelles de l’homme s’épuisent, la fête invoque les forces premières. Alors le temps et l’espace subissent une rupture. C’est un temps hors du temps quotidien et un espace hors de l’espace quotidien qui s’offre à l’homme. Un temps qui n’est plus historique, mais le temps du commencement. Et il en va de même pour l’espace. Le lieu où se trouve la fête, est de fait le lieu où les forces de la nature ont créé le monde tel qu’il est aujourd’hui. Et avec cet espace et ce temps qu’Eliade appelle « sacrés » apparaissent les forces vives de la nature, celles qui ont organisé le Chaos, forces qui fécondent et décomposent, nous rappelant, le temps de l’expérience, notre caractère mortel, notre inéluctable finitude. C’est au sein de ces forces que nous trouvons l’énergie et la motivation pour affronter un quotidien complexe et laborieux. De là, avec Eliade, nous pouvons cerner un courant de pensée qui voit dans la fête un temps nécessaire à la société. Comme une institution au service du groupe, la fête ferait partie intégrante de la société et du social. Cérémonies, transes, bals, rituels seraient des outils tout entiers tendus vers le maintien de cette société.Dans ce courant de pensée, la fête est l’apogée du renouvellement nécessaire, mais aussi une parenthèse où la société se joue à elle-même son propre spectacle. Le « paroxysme de la société 3» fait de masques et de danses, de parades, de festins et de transes. La fête ici « apparaît comme le phénomène total qui manifeste la gloire de la collectivité et la retrempe dans son être 4». L’enjeu est ici affirmé : le maintien de la société.

Jean Duvignaud, dans Fête et civilisation5, à travers l'analyse de fêtes du monde entier, développe une thèse différente : le maintien d’une société ou de toutes autres choses fait figure de monstruosité face aux lois de la nature qui n’ont de cesse de détruire pour faire évoluer. La fête naturelle n’est pas dans le maintien, mais dans le renouvellement : usure, destruction et évolution. La fête ne ferait pas partie de la société puisqu’elle tente de la repenser, de la remettre en question, de la détruire.Dans cette optique, nous pouvons voir comme fête la période de la Révolution française6, la période suivant la révolution d’octobre 1917, celle de Mai 687, le temps des grèves de 958 et,

2 Mircea Eliade, Le sacrée et le profane, Folio essais3 idem, p.1654 Idem5 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, Actes Sud6 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, Actes Sud, Les masques du 14 juillet 1790, p.877 Ibidem, p.1838 Alain Brossat, Fêtes sauvages de la démocratie, Editions Austral, p.95

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peut-être même, certaines émeutes9. Les périodes immédiates post-révolution peuvent être vues comme une fête, car d’une société précise et contraignante, l’homme de l’époque se retrouve un temps face à un grand vide, un champ ouvert aux possibles expériences de vie, individuelles ou collectives. Plus que jamais, d’autre rapports entre individus peuvent être imaginés et reformulés : « l’être ensemble » est alors ouvert aux possibles. « Être ensemble » s’entend ici comme la somme des expériences, des échanges réels ou virtuels que le groupe permet. C’est vivre le groupe pour ce qu’il apporte de meilleur, d’un point de vue collectif ou individuel. Participer, même furtivement à la vie du groupe permet aussi à l’individu de se sentir exister.Ainsi, le grand vide vécut par les hommes à l’époque de la Révolution française – les règles de la société ancienne sont bannies et la nouvelle n’a pas encore défini les siennes – est comparable à celui affronté par « l’homme religieux » d’Eliade au cours du « temps sacré » de la fête. Un tête-à-tête avec « le temps des origines »10, puissant, régénérant, mais ne pouvant être vécu que dans une peur panique puisque composé du déroutant « éternel présent »11. À l’inverse, la Révolution, dans sa forme finie, a détrôné une société pour faire place à une autre, moins contraignante mais tout aussi autoritaire dans l’idée de s’imposer, par la Terreur, comme modèle unique. Elle ne peut en aucun cas être assimilée à la fête.

Avec Eliade et Duvignaud, nous pouvons donc esquisser deux courants pour penser la fête : la fête fait partie du grand tout social, c’est à dire la société ; ou, la fête est hors société, puisque le temps qu’elle dure, elle pense, repense et parfois détruit cette société.

Historiquement, l’idée d’une fête hors société est acceptable du point de vue des plus anciennes manifestations de fête. Mais il semble nécessaire de comprendre les enjeux de ces deux visions. Si l’on se place du point de vue de l’individu dans la fête, l’idée d’une fête hors société est lisible dans chaque fête, qu’elle soit issue de sociétés primitives, modernes ou contemporaines. Et c’est justement parce que la notion d’individu est indissociable de la Renaissance que l’idée d’une fête hors société prend corps plus facilement avec l’observation de fête se situant dans une période allant de la Renaissance à nos jours : le 14 juillet 1790 à Paris, le 1er Mai d’une République socialiste en Europe de l’Est dans les années 50, ou encore dans les grandes agoras menées à la Sorbonne en 1968.L’apparition de l’individu12 place l’homme au centre de la fête. Mais il est également possible de lire une fête hors société dans les fêtes primitives, si l’on considère « le temps sacré » comme un temps de renouvellement de l’usé, collectif et individuel. Quand les sociétés primitives tentaient de renouveler les forces vives du groupe, elles congédiaient l’usé. Et pour renouveler ces forces, il fallait évidemment s’adresser au composant du groupe : l’individu. Aussi, pour comprendre les causes d’usures, il faut imaginer un homme dans un village primitif.

9 Ibidem, p.7810 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Folio essais, p.7911 Idem12 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, p.172 : mais c’est seulement dans les sociétés occidentales modernes que l’homme

areligieux s’est pleinement épanoui. L’homme moderne areligieux assume une nouvelle situation existentielle : il se reconnaît uniquement sujet et agent de l’histoire…

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Pour Eliade, le centre du village représente le « centre du monde »13. Les actes les plus importants, comme se nourrir, se reproduire dépendent du bon vouloir de divinités plus ou moins capricieuses. L’extérieur, qui commence aux frontières du village, est peuplé de bêtes féroces, d’épidémies, et contient quelque part les causes des sécheresses ou des inondations. Assister à une fête primitive, c’est assister à une lutte forcément symbolique du groupe entier contre ces forces invisibles qui engendrent et décomposent. Mais à partir de la Renaissance, une grande partie de ces forces mystérieuses trouvent une explication scientifique. L’esprit des Lumières et la Révolutions française placeront l’homme au centre de toutes les attentions.L’idée d’une fête hors société est ici plus lisible. L’individu n’est plus autant tourmenté par des forces inexpliquées, mais s’interroge sur la place qu’il tient dans cette nouvelle société. De fait, avec une société qui change, ce sont les causes d’usures qui se déplacent en partie. Là où le groupe luttait symboliquement contre des forces invisibles, c’est à présent l’individu qui lutte pour améliorer sa place dans le groupe, de manière individuelle ou collective.L’idée d’une fête hors société propose donc une expérience différente de la fête pour la société. Non plus tournée vers la conservation de la société, mais vers une interrogation de cette base de vie qu’est la société et des rapports que l’individu entretient avec elle. Rapport de forces qui s’installe, face aux représentants de cette société, ceux qui détiennent le pouvoir. Mais ce rapport devient brutalement lisible lorsque des individus créent un autre groupe, comme cela à été le cas pendant la Révolution française. « Le nous qui se construit au cours de ces rassemblements n’est pas originairement défini : Le Tiers Etat prend conscience de lui dans une salle du jeu de paume en 1789…14».

Nous pourrions penser qu’avec cet avènement de l'individu la fête aurait dû enfler, bouillonner de tous ces êtres pensants et actants pour le bonheur de l’humanité. Il aurait été probable que les fêtes républicaines, fêtes d’hommes croyant en l’homme15 allaient éclipser, éblouir par tant de Lumières, les maigres feux de nos fêtes primitives. Pourtant, alors que les mécanismes fondamentaux de la fête s’exprimaient de façon pure dans toutes les manifestations sacrées des civilisations primitives jusqu’à la Renaissance16, la fête proposait à l’homme de l’époque une expérience forte et convulsive. À l’inverse, après la Révolution française, alors que la société se tournait justement vers l’homme en tant qu’individu, la fête a connu un tournant dont elle n’est pas « ressortie indemne ». Depuis la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la République s’est accaparée les fêtes symboliques. Danton l’avait préfiguré en rappelant que « les fêtes civiques doivent avoir un contenu religieux, mais que cette religiosité doit être celle de la République elle-même »17. La fête devient idéologique et cela l’a

13 Idem, p.26 « [...] rien ne peut commencer, se faire, sans une orientation préalable, et toute orientation implique

l’acquisition d’un point fixe. Pour cette raison, l’homme religieux s’est efforcé de s’établir au « centre du monde ». »Eliade relate l’histoire d’une tribu australienne, les Achilpa, dont le poteau sacré représentant le centre du monde s’est un jour brisé. La tribu à été prise d’une terrible angoisse collective et tous se sont mis à déambuler dans le village, puis se sont assis par terre et se sont laissé mourir. (p.35)14 Duvignaud, Fêtes et civilisations p. 4515 Expression directement inspirée d’un ouvrage traitant de la vie et des idées de Rousseau, Jean-Jacques Rousseau,

L’homme qui croyait en l’homme, Marc-Vincent Howlett, découverte Gallimard n°66.16 Duvignaud, Fêtes et civilisations p.137, « Les hommes ne sortent pas du cercle vicieux dans lequel ils se sont enfermés à la

Renaissance. Et personne ne pense que l’homme, collectivement ou individuellement, dispose de forces capables de détruire la culture et le monde dans lequel il est né. Toutes les sociétés anciennes disposaient de cette capacité et la fête en était l’expression évidente. [...] Où donc est la liberté qui devrait remettre ne cause jusqu’à notre existence même ?»17 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.148

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dénaturée, elle est devenue « quasi-fête »18 : « La fête devient délibérément idéologique : la théâtralisation qu’elle implique, la dramatisation des symboles et des allégories qu’elle suppose tend à justifier ou à expliquer une doctrine. Comme pour toute idéologie, il s’agit d’une croyance à prétention universelle, capable d’utiliser la force ou la terreur pour imposer son idéologie »19.

Ce qu’il nous reste de fête nous le retrouvons dans la recherche d’un monde meilleur, où les intérêts économiques ne gouvernent plus nos choix, nos envies. Ce qui a permis l’émergence d’une nouvelle forme de fête depuis la Révolution française et qui semble aujourd’hui encore plus présente, une fête non pour la conservation de la société, mais pour le renouvellement de l’expérience de vie de l’individu au sein de cette société.L’idée d’une fête post-révolution réactualisant la ferveur révolutionnaire à été soutenue en 1790 pour le premier 14 juillet, mais nous l’avons vu avec Danton, c’est l’idée républicaine qui l’a remportée, c’est-à-dire une fête idéologique et non une fête de renouvellement. Cette fête ré-actualisante qui n’a jamais pu être organisée désigne pourtant, en creux, l’idée d’une fête hors société. Cela rend lisible aussi l’idée qu’une fête hors société n’est pas une fête contre la société, mais bien une fête du renouvellement des rapports individu/société. Si les règles du groupe sont bannies le temps de ces fêtes, c’est bien pour pouvoir librement réinventer « l’être ensemble ». Il arrive parfois que le bannissement des règles provoque un changement des règles du groupe, c’est-à-dire une nouvelle société comme celle là s’est produite en 1789 en France, ou en 1917 en Russie. Mais il faut absolument resituer le contexte de cette idée « d’une fête hors société ». Jean Duvignaud ne voit pas dans la fête hors société une fête révolutionnaire. En effet, en apportant cette réflexion, il souligne qu’un phénomène est une fête exclusivement quand il permet de « retrouver l’homme dans l’homme ». Nous pouvons comprendre cela au sens où Rousseau parle d' « Homme naturel », c’est-à-dire bon par nature et non perverti par les institutions20.

18 « Quasi-fête » est un terme emprunté à Jean Duvignaud (Fêtes et civilisation, Actes Sud, p.243). Il l’utilise pour décrire des

phénomène où presque toutes les caractéristiques de la fête sont présentes, mais où la rupture ne produit qu’un effet éphémère, l’expérience passée, le renouvellement ne s’est pas manifesté. Dans les exemples de quasi-fêtes donnés par Jean Duvignaud, le match de foot, la fin d’une pièce de théâtre, l’enterrement de Sartre, se lit une amertume face à la fin de l’expérience. Le plaisir atteint dans ces quasi-fêtes, cherche à être prolongé, mais rien ne le permet. L’amertume, la tristesse, le sentiment d’avoir été trompé, ou encore la violence, comme dans l’après match, s’installe. « Il est vrai que, la ferveur retombée, le retour sur terre est malaisé, et que la violence animale sanctionne parfois le plaisir passager de l’éphémère rêverie. » (p.247). Je reprends ce terme à mon compte et le prolonge dans cette idée de promesse non tenue d’une expérience de vie meilleure qui n’arrive jamais car la fête proposée ne nous permet pas de « retrouver l’homme dans l’homme » et n’est de ce fait, qu’une quasi fête.19 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisation, Actes sud, p.14720 Dans l’Emile, Jean-Jacques Rousseau élabore et décrit une méthode d’éducation laissant l’enfant grandir par lui même au

travers d’une série d’expériences dont il tirera lui même les enseignements. Par cette posture vis-à-vis de l’éducation et de l’homme adulte que cette posture vise à développer, c’est le concept d’homme naturel qui émerge :

« La nature, nous dit-on, n’est que l’habitude. Que signifie cela ? N’y-a-t’il pas des habitudes que l’on ne contracte que par force et qui n’étouffent jamais la nature ? Telle est, par exemple, l’habitude des plantes dont on gêne la direction verticale. La plante mise en liberté garde l’inclinaison qu’on l’a forcée à prendre : mais la sève n’a point changé pour cela sa direction primitive, et si la plante continue à végéter, son prolongement redevient vertical. Il en est de même de l’inclinaison des hommes. » Emile, Livre 1.

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Une fête appartenant à la société ne serait donc pas un objet uniquement tournée vers son maintien, allant jusqu'à oublier l’individu. Une société n’est pas une négation du bonheur individuel. Sous le même angle, une fête hors société n’est pas une fête ne concernant que l’individu, ce qui pourrait conduire à une extrême individualisation de l’être et à un appauvrissement du lien social. Elle est au contraire « une rêverie de fraternité21 », une possibilité unique de voir les consciences échanger librement « réalisant cette fusion des êtres et des pensées qui fut décrite par ?certains peuples archaïques .22»

21 Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.14522 Idem

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2/ RUPTURE ET RENOUVELLEMENTRecherche d’une fête autrement

A/ Fête, vague et vogue

Nous avons vu que la fête propose un renouvellement du quotidien, des forces vives de la société et de l’expérience de vie. Or, les idées de la Renaissance ont profondément transformé le quotidien des hommes et la société, et donc également notre expérience de vie. Jean Duvignaud nous l’a montré, la fête est devenue idéologique et a ainsi perdu son caractère renouvelant. Si la fête participe du changement, et que de nombreux penseurs s’accordent pour dire qu’il y a aujourd’hui comme une impossibilité à changer le monde, nos fêtes sont-elles encore des fêtes ? Ou, plus précisément : ce que nous nommions fêtes est-il aujourd’hui capable de proposer du renouvellement ?L’enjeu est de taille : Si nous pensions avoir des fêtes alors qu’elle n’en sont pas, se manifesterait le danger de ne pouvoir renouveler ni notre société ni notre quotidien individuel. Un individu ou une société incapable de se renouveler serait condamné à stagner puis à se détruire pensant trouver dans la destruction la seule façon de renouveler ce que le quotidien a usé.

Gilles Châtelet, dans Vivre et penser comme des porcs23, voit une soirée parisienne comme une fête contemporaine. Sans le formuler explicitement, il rejoint ce que Jean Duvignaud appèle les quasi-fêtes. La fête, que Gilles Châtelet assimile au caractère festif est, pour lui, tant dans le divertissement que propose les soirées parisiennes, que dans la consommation boulimique que nous pouvons réaliser avec l’achat de biens de consommation et de loisir : voiture, téléphone portable toujours nouveaux, voyages, etc. qu’il nomme « le best of des services et des biens de consommation »24. Il décrit le danger de cette passivité consommatrice. En acceptant le transit ludique de cette consommation, nous nous enfermons dans un loisir sans but qui nous paraît pourtant une forme de vie acceptable. Plus de lutte, plus de sursaut, nous sommes vautrés dans ce « tiède » confort dont nous ne désirons plus sortir. Dans cet état « agréable » nous ne voyons pas, nous dit Gilles Châtelet, les néo-libéraux investir toutes les sphères de l’activité humaine, de la production à la pensée. Une forme de « techno populisme* » peut alors prospérer sans être aucunement inquiétée dans son développement. Face à ce constat, il appelle à une philosophie de combat apte à nous faire sursauter, capable de faire « plus de vague et moins de vogue. »Nous avons trouvé dans les « soirées parisiennes* » une suite logique des cérémonies primitives vouées à la transcendance, si ce n’est de l’esprit au moins des corps. Nous avons trouvé dans la consommation et l’achat d’objet toujours nouveaux un renouvellement suffisant. Nous avons assimilé « tendance » et renouvellement. Il est possible qu’effectivement l’achat, la consommation, la fréquentation de lieux où il faut être pour participer à l’air du temps amorcent un renouvellement.

23 Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Folio Actuel.24 et citations suivantes suivies par (*) :Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Folio Actuel, p.14 à 22

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Pourtant ce transit ludique, vécu par des « post gauchistes » qui ne se voulaient pas « trop blasés », a permis aussi de vivre un paradoxe : « l’équilibre festif* ». Paradoxe, car la fête n’est pas dans l’équilibre, mais dans la rupture.De l’agitation généreuse de 68, il ne reste plus que de « minuscules vaguelettes* ». Alors, Gilles châtelet nous prévient : avec l’ennui vient l’indifférence de voir prospérer un libéralisme dévastateur, un « populisme New age* » capable de digérer « le best of* » des biens et des services de la planète comme unique passe-temps, comme « transit ludique* ». Il est donc temps de « sursauter et de refuser un destin de bétail cognitif en faisant plus de vague et moins de vogue* ».

Dés lors, Gilles Châtelet, en citant George Bataille nous prévient : « un tel monde est à la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent un semblant d’issue à l’ennui ». Le populisme n’est jamais loin quand un peuple ou un groupe s’ennuie.

Avec Gilles Châtelet nous pouvons voir le danger que représente une quasi-fête. Avec des expériences ludiques comme seul renouvellement, nous voyons apparaître une forme de populisme. De manière moins générale, mais aussi plus lisible, examinons maintenant la forme directement violente que peut prendre le populisme quand il est vécu à tort comme du renouvellement.

Fausto Giudice, journaliste spécialiste des mouvements d’extrême droite25 nous montre que si, à un environnement social dégradé se mêle une aspiration à la révolte, certains individus peuvent trouver une issue à l’ennui dans la violence ou l’exclusion.La fête existe comme tentative de sortie d'un « quotidien usé ». De la même façon, quand le quotidien ne propose plus une expérience de vie acceptable, il arrive que certains individus soient séduits par une idéologie extrémiste, perçue comme une issue. Et vis-à-vis de la société, quand les règles qu’elle a instituées ne permettent plus à l'individu de vivre pleinement, c'est à ces règles que l'individu s'attaque. Or les premières règles d'une société sont celles qui régissent « l'être ensemble", c'est donc à cet « être ensemble » que ces individus s'attaquent en premier.Au travers des confessions d’Ingo Hasselbach, un néonazi repenti, nous pouvons lire cette tentative d’échapper à l’ennui et comment la violence peut être, à tort, assimilée à la fête 26.

25 Fausto Giudice est journaliste indépendant et a publié aux éditions « La découverte » : Tête de turcs en France (1989) et

Arabicides (1992)26 Fausto Giudice, Lettre de Ingo Hasselbach, Jeunesse perdue, Edition Autrement, p.124-125 : Un néo-nazi Est allemand

repenti, décrit comment il s’est laissé entraîné vers une marge violente alors qu’il vivait dans une société trop rigide, ne laissant entrevoir d’autres possibles que ceux permis par le parti communiste. Dans un contexte familial où était imposée violemment l’idéologie communiste, dans une période où l’utopie communiste croupissait depuis déjà de longues années au fond d’un goulag, Ingo Asselbach cherchait partout un peu de reconnaissance et des idées différentes de la propagande communiste relayée par son cercle familial. Vite lassé par le mouvement hippie alors florissant des deux cotés du mur de Berlin, il trompait son ennui dans tous les groupes marginaux. Un « Non au mur ! » peint dans le centre ville lui valut une année de prison, lieu où il découvrit la violence. De voleur de bières pour des Skinheads plus âgés que lui, il passa à membre, puis chef du groupe néonazi est-allemand le plus actif. Quinze années plus tard, il quitte les néonazis après avoir été à la tête d’un des mouvements extrémistes les plus violents d’Europe. Il a écrit un livre où il tente une analyse de cette période de sa vie et le conclue ainsi :

-« Si J’avais été ouest Allemand, j’aurais peut-être rejoint la Fraction Armée Rouge ou la mouvance gauchiste violente. Le manque d’amour ou de reconnaissance entraînent des frustrations qui peuvent se transformer en haine aveugle … Le néonazisme ne résout aucun problème, il ne fait que les aggraver…Chacun est responsable de ses actes et

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Les propos d’Ingo Hasselbach montrent combien toute issue à l’ennui peut, dans certains contextes, être séduisante. Mais ils montrent aussi combien chacun reste responsable de ses actes. A la suite de son repenti, Ingo Hasselbach explique à quel point son futur se prépare par et avec les autres. Pour lui les possibles s’expriment d’abord au travers de rencontres, c’est-à-dire une existence au sein de la société. À l’inverse de la quasi-fête de la violence d’exclusion, Ingo voit l’être ensemble comme la base de son renouvellement.Il lui aura fallu quinze années pour se rendre compte que la quasi-fête promise par ce groupe et cette idéologie n’étaient que violence sans avenir. Par la violence et l’exclusion, il croyait combattre la société est-allemande, mais il s’est rendu compte qu’il n’avait contribué qu’à détruire cet « être ensemble » déjà bien affaibli dans le Berlin soviétique.

Dans la même optique, Jean Duvignaud nous montre comment la fête idéologique est une fête retombée, tragique : une quasi-fête. En prenant deux exemples, la Saint-Jean nazie et le 1er Mai d’une République socialiste, il nous montre combien l’utilisation de symboles cherche à faire admettre l’universalité de l’idéologie fêtée, mais ne parvient aucunement a satisfaire ce besoin de communication, qui souvent s’exprime sans mots dans les fêtes primitives. Pourtant, la parade du 1er Mai ou de la Saint-Jean Nazie terminée, la nuit tombée, le peuple, qui a montré docilement ce que les cadres du parti communiste ou nazi attendaient d’eux, va vivre une autre fête. Les corps enlacés, dans une danse lancinante ou « sur une herbe sale », remplissent les coins de rue. Une forte ivresse s’empare de ces gens qui ont joué le jeu imposé de la religion du travail et de la production planifiée et qui maintenant, « tentent maladroitement et pour peu de temps, de retrouver l’homme en l’homme et cette sorte de fascination étonnante qu’apporte la communion27 ». Ainsi semble émerger une fête, décrite comme maladroite et furtive, faisant émerger une tristesse. Loin de l’idéologie, les hommes sont entre eux, mais le contexte est tellement peu propice à l’épanouissement de l’être que la fête peine à s’exprimer. L’herbe sale comme espace collectif paraît comme un miroir à ce collectif humain dégradé par la religion du travail. Aussi, le Heil des parades nazies empêche de s’exprimer les douces communications sans paroles que procure parfois la cohésion du groupe.

Comme le souligne Jean Duvignaud avec la Terreur en 1790, il y a une violence dans toute idéologie quand elle a prétention à être universelle. Pourtant, en chassant les lois, les règles et les normes, la révolution permet pour un temps, et pour un temps seulement, l’expression des possibles. Ce fut le cas après la Révolution française jusqu’au moment ou la Terreur imposa un chemin unique, comme ce fut le cas également en octobre 1917 dans la toute jeune URSS.Au travers des œuvres qui ont été créées dans la période post-révolution soviétique se lit une grande diversité. Sur commande de l’Etat, les artistes ont dû définir les voies à prendre pour exprimer ce nouveau monde « enfanté par la Révolution ». C’est-à-dire apprendre à tous à se mettre à l’écoute d’une révolution « qui n’avait point son pareil dans l’histoire de l’humanité »28.

personne ne peut l’être à sa place. Ma vie maintenant ne peut que s’améliorer…Maintenant je suis tombé amoureux d’une anglaise et je vis pour le moment à Londres…j’apprend l’anglais et je vis en étranger dans une société multiculturelle…Les nouveaux amis que je me suis faits ont été aussi très importants pour moi… »27 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.10528 Propos de Mikhaïl Guerman, tirés du livre d’art, La flamme d’octobre, Art et révolution. Bien que publié après « l’archipel

du goulag » (ouvrage au travers duquel l’occident a pris conscience du caractère totalitaire du régime soviétique), La flamme d’octobre, édité en URSS et traduit en français par des éditions sympathisantes, présente le bloc soviétique comme le terrain

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Au regard de cette période de riches recherches, ayant l’invention pour mot d’ordre, et dans le dialogue artiste-public, sans précédent à travers l’histoire, nous pouvons établir un parallèle entre le foisonnement artistique de la période post-révolution de 1917 et le phénomène d'imagination des possibles permis par la fête.

Ainsi, il est possible de distinguer la cause de la fête et la fête elle-même. La fête vécue par les artistes soviétiques dans l’après révolution ne fait pas de la révolution une fête, mais souligne au contraire combien une période sans règles, où les possibles sont encore imaginables, est nécessaire à l’épanouissement tant d’un groupe, que, comme nous l’avons vu ici, d’une pratique artistique.Jean Duvignaud souligne que l’apparition de fêtes idéologiques a dénaturé la fête. Nous pouvons en déduire que les fêtes dans leurs formes premières ne jouent plus ici le jeu du renouvellement nécessaire à l’homme. Et parce que ce renouveau provient de la fête, nous devons donc laisser nos anciennes fêtes et en repérer de nouvelles. Nos anciennes fêtes n’apportent plus de renouvellement, elles sont des quasi-fêtes, des « fêtes retombées 29» ce qu,i pour Jean Duvignaud, représente le tragique.

d’une « époque héroïque ». De même, il condamne les artistes russes n’ayant pas œuvré pour la propagande en les présentant comme des ennemis du peuple.29 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p12 : La tension destructrice, nous la retrouvons dans la fête (parfois joyeusement,

parfois sévèrement), au point que nous dirions de la fête, non qu’elle est tragique, mais que le tragique est une fête retombée.

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B/ Fêtes Hommes dans l’homme

Avec les fêtes idéologiques de Jean Duvignaud, nous pouvons penser que ce que permettait autrefois la fête ne se retrouve plus dans ce que nous appelons aujourd’hui fêtes. Toutefois, en observant d’autre phénomènes, telles les grèves ou encore certaines périodes de création artistique, il est possible de voir se manifester le renouvellement, caractéristique fondamentale de la fête. Il semble donc important d’opérer une redéfinition de la fête. Il faut réussir à lire ce déplacement pour pouvoir faire pleinement l’expérience du renouvellement dans des objets paraissant parfois moins séduisants que ce que nous appelions fête. Rendre lisible ce déplacement, c’est rendre possible un travail de collection de moment diffus dans l’espace et le temps, pour pouvoir jouir de cette nouvelle fête. Faute de quoi nous nous abîmerions dans des quasi-fêtes ne proposant plus à la société et à nous-même de renouvellement.Nous chercherons donc ici les phénomènes où s’opère le renouvellement. Au travers de réflexions menées par différents auteurs, mais aussi au travers de récits d’événements, nous tenterons de comprendre comment et où se manifeste aujourd’hui le renouvellement. Toutefois, les phénomènes que nous allons observer peuvent sembler n’avoir aucun point commun : manifestations, émeutes, folies passagères, démarches artistiques, actes de présence symbolique dans un marché alimentaire, projets culturels. Pourtant, tous ces phénomènes ont un point commun qui les rattache à la fête : ils replacent systématiquement l’homme au centre de notre attention, tant dans son rapport à « l’être ensemble » qu’à son bonheur individuel. La multiplicité des lieux et des expériences présente donc une fête éparse, que nous appellerons ici fête diffuse.

Nous avons vu dans le renouvellement une composante majeure de la fête. Mais la fête dans sa forme classique est devenue soit idéologique, soit un passe-temps festif. Elle est toute au service du développement ou du maintien d’une idéologie et ne permet donc plus de renouvellement. Pourtant, Jean Duvignaud insiste sur ce point : la fête, comme renouvellement, comme imagination des futurs possibles, est vitale à l’homme. Sans elle, l’homme retomberait dans l’« animalité »30. Toutefois, renouveler n’est pas nécessairement un acte empêchant de retomber dans l’animalité. Ainsi, Caillois nous prévient que l’ultime cycle de renouvellement, ce qu’est la fête, ne se manifeste aujourd’hui que par l’alternance de périodes de paix et de périodes de guerre : «Celle de la tranquillité réglée et de la violence obligatoire »31. Néanmoins, de la révolution à nos jours, intellectuels, artistes, politiques, ont décrit d’autres possibilités. La fête a su trouver, dans ses pensées, ses rêves, ses utopies, un terrain propice pour opérer le renouvellement, où l’enjeu est de taille : remettre en question le quotidien à la recherche d’un monde meilleur.

L’épanouissement comme fête

« Passer dans les tuyaux, des sortes de tunnels, c’est une chose que les enfants adorent. J’ai fait mettre ça dans une crèche, et les enfants qui suçaient tout le temps leur pouce ou leur

30 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.7 : « Privée de cette activité apparemment gratuite - de cette finalité sans fin –

l’espèce humaine retomberait dans l’animalité. »31 Roger Caillois, L’homme et le sacré, folio essais, mai 1991, p.168

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petite couverture, ce sont tous mis à marcher à quatre pattes et à passer dans le tunnel, s’y arrêter, en ressortir avec de petits cris de joie, preuve de la fête pour l’enfant 32».

Le livre de Françoise Dolto L’enfant et la fête33 est peuplé d’enfants qui se cachent dans des tuyaux et autres tunnels de tissus, tapent sur des caisses, brûlent des brindilles, fabriquent du bruit, de la sensation. En se cachant dans un tuyau ou plus tard en rejoignant une bande d’enfants dans un terrain vague, ils se découvrent de nouveaux pouvoirs : autonomie vis-à-vis de l’adulte et maîtrise des éléments. Cet épanouissement se passant dans la joie, le rire est « preuve de la fête pour l’enfant ». La vision de l’éducation de Dolto semble reprendre en partie les idées de Rousseau décrites dans l’Emile. En permettant l’autonomie, c’est-à-dire en faisant confiance à l’enfant pour qu’au travers d’expériences il fasse des découvertes ; il s’épanouira naturellement.34

Jean Duvignaud présente la fête ainsi : « des sollicitations qui animent des sens que la vie quotidienne n’utilise jamais : là commence la fête »35. La lecture de L’enfant et la fête donne corps au terme « sollicitation ». Il est possible de voir, d’une part, dans le tuyau-cachette une sollicitation matérielle. C’est-à-dire, un objet permettant d’animer des sens que la vie quotidienne n’utilise jamais, de créer la sollicitation. D’autre part, il est possible de voir dans la bande d’enfants une sollicitation complexe constituée de périodes précises (après l’école, le samedi...), d’une géographie (terrain vague, cachette, arrêt de bus…), d’activités particulières propres aux enfants ne subissant pas la surveillance des adultes (prise de risque physique, découverte de la sexualité…). En tout état de cause, la mise en parallèle de la vision de la fête de Jean Duvignaud et des théories de Dolto sur l’aménagement d’espace d’épanouissement des enfants, laisse entrevoir une possibilité d’intervention dynamique sur l’objet fête. Là où l’Emile propose d’intervenir au niveau de l’individu, Dolto laisse entrevoir des sollicitations s’adressant à un groupe (les enfants d’une crèche ou d’une bande). Rousseau propose une attitude face à l’épanouissement de l’individu, alors que Dolto isole des dispositifs matériels dépendant généralement d’une volonté générale (aire de jeux, crèche de quartier). C’est deux attitudes face au changement qui sont ici lisibles. Si une société peut évoluer, c’est, pour Rousseau, grâce à l’épanouissement du libre-arbitre de l’individu et en dehors d’une société marquée par l’injustice. A l’inverse, quand Dolto décrit des expériences dans ses ouvrages, elle le présente elle-même comme un appel aux pouvoirs publics à prendre le relais de ses initiatives.

32 Françoise Dolto, L’enfant et la fête, Mercure de France, p.1333 Françoise Dolto, L’enfant et la fête, Mercure de France34 Jean Jacques Rousseau, Emile, Tome1, Nouveaux classique Larousse, p.72 : « Respectez l’enfance…Laissez longtemps

agir la nature, avant de vous mêler d’agir à sa place…Vous êtes alarmés de le voir consumé ses premières années à ne rien faire…n’est ce rien que d’être heureux ? Platon, dans sa république…n’élève les enfants qu’en fêtes, jeux, chansons, passe-temps, on dirait qu’il a tout fait quand il leur a appris à se réjouir. » et p. 98 : « Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous allez lui chercher des globes, des sphères, des cartes : que de machines ! Pourquoi toutes ces représentations ? que ne commencez vous par lui montrer l’objet même, afin qu’il sache au moins de quoi vous lui parlez ! Une belle soirée on va se promener…où l’horizon bien découvert laisse voir à plein le soleil couchant….Contentez vous de lui présenter à propos les objets (cartes..), puis quand vous verrez sa curiosité suffisamment occupée, faites lui quelques questions ….Je songe qu’hier au soir, le soleil s’est couché là, et qu’il s’est levé là le matin. Comment cela peut-il se faire ? …Laissez le à lui-même et soyez sûr qu’il y pensera. »35 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.45

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Il faut évidemment resituer ces deux volontés de voir modifier l’éducation dans leur contexte historique. Si l’œuvre de Rousseau peut être considérée comme une base théorique importante de la Révolution et de la démocratie moderne, il ne pouvait à l’époque compter sur le pouvoir en place pour « réformer » l’éducation. Quand il propose à « l’homme naturel » de s’épanouir c’est évidemment pour créer un individu qui n’est pas celui de la société de son époque. Dolto, quant à elle, s’appuie sur les pouvoirs publics et nous savons combien ses travaux ont influencé les réformes successives de l’éducation depuis les années 70.

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Sauter, grimper, se cacher, se balancer, tourner autour, se poursuivre, se bousculer sont des jeux recensés et connus. Termes limitatifs, car les jeux c’est aussi les prises de possession de la terre, du feu, du végétal, de la lumière, des odeurs, des couleurs….de l’espace de l’enfant. C’est aussi créer, imaginer, reconstruire à sa façon le monde environnant, c’est l’apprentissage de soi-même et des autres. (…) La seule question est de savoir s’il y a une volonté de construire des villes, de rénover des centres urbains, d’aménager des lieux où l’enfant ait sa place.

*Espace de Jeux, De la boîte à sable au terrain d’aventure, Marguerite Rouard / Jacques Simon p.35 (texte) et p.135 (photo), Edition D. Vincent, Stuttgart, 1976)

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Manifestation et émeute

« Appréhendées comme moment politique qui suspend le cour du temps monotone de la domination et non pas seulement comme moment d’effervescence sociale, les grèves de décembre 1995 nous engagent à procéder à un radical reconditionnement de notre entendement démocratique. »36

Avec Alain Brossat, nous pouvons voir la manifestation comme une suspension du temps monotone de la domination, et comme le renouvellement de l’invention démocratique. Manifester peut être vu comme une tentative de retour à un « avant » comme pouvait le décrire Caillois. Il ne s’agit plus de l’ « avant » que cherchaient les peuples primitifs – « avant » que le chaos soit maîtrisé par les dieux, les ancêtres mythiques –, mais d’un « avant » où les sans culottes ont pris la Bastille et ont inventé la démocratie. D’un point de vue historique, cet « avant » apparaît plutôt comme un objet imaginé, mythique. Car si la volonté d’un peuple s’est exprimée à son paroxysme le 14 juillet 1789, les luttes pour le pouvoir et l’imposition d’une société précise, par la Terreur, n’ont plus permis au peuple que de manifester son choix par le devoir du vote37. Dans la manifestation, nous pouvons retrouver un « avant » imaginé, sorte d’Age d’or de la démocratie où le pouvoir était détenu par chacun, et revenir ainsi aux sources de l'acte démocratique : le pouvoir du peuple, par le peuple.L’ouvrage d’Alain Brossat permet de lire un « avant » dans la manifestation. De même, Guy Debord, nous conduit à retrouver cet avant de manière plus lisible en étudiant un phénomène d’émeute survenu en 196538. Il analyse le soulèvement de la population noire de Watts, un quartier de Los Angeles et voit dans le pillage, la recherche d’un « avant » que la marchandise ne dirige le quotidien des hommes.Dans la manifestation ou l’émeute nous pouvons lire deux caractéristiques de la fête : la cohésion qui se réalise par les groupes, manifestant ou émeutier, mais surtout le surgissement d’un « avant ».

Se plonger dans un avant, c’est bien évidemment tenter de renouveler ce que le quotidien et l’habitude ont usé. Comme le souligne Caillois, dans les cultures primitives la nature tenait le rôle de responsable de cette usure, mais il semble qu’aujourd’hui ce soit la société, en tant que milieu de l’expérience de vie de l’individu, qui use notre quotidien. Les forces de destruction, de pourrissement ne viennent plus d’une nature hostile et mystérieuse sous forme de sécheresse provoquant la famine, mais de l’organisation même de notre « être ensemble » qui est capable de provoquer des guerres, des conditions de vie indignes39.

36 Alain Brossat, Fêtes sauvages de la démocratie, Editions Austral, p.937 Alain Brossat, Fêtes sauvage de la démocratie, p.15 : Chaque irruption démocratique, depuis l’effondrement de l’ancien

régime, se présente comme une véhémente protestation contre la restauration inavouée mais ininterrompue de « l’ordre naturel » dans un monde pourtant balisé par la promesse démocratique, dans une configuration où les gouvernements, d’une manière toujours plus unanime, se présentent comme les légataires de l’invention démocratique. »38 Guy Debord, Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, Jean-Jacques Pauvert aux Belles Lettres.

Première publication 196639 Roger Caillois, L’homme et le sacré p.230 : « On la considère comme une catastrophe absurde et criminelle. […] mais on

la tient bientôt pour inévitable. […] D’inévitable, le mortel qui en sera la victime en vient à regarder la guerre comme nécessaire. Il voit en elle le châtiment de Dieu s’il est théologien…il y découvre la loi de la nature où le moteur de l’histoire, s’il est philosophe. […] tout se crée par la guerre ; et la paix fait tout dépérir par enlisement et usure. On prête à ces bains de sang la vertu de l’eau de jouvence. »

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Nous pourrions dire que, depuis l’antiquité, l’organisation de la vie de groupes d’individus a permis, l’explication par la science des mystères régissant les lois de la nature, mais également que cette nouvelle forme « d’être ensemble » a formulé de nouvelles peurs collectives. Ces peurs trouvent comme base la place que tient l’individu dans ce groupe (chômage, condition de travail ou d’apprentissage, accès aux soins, préservation de l’environnement…). Pour cela, les mouvements sociaux – qu’il s’agisse de manifestation ou d’émeute – ainsi que la fête, en tant qu’actes de résistance contre ce qui use, désignent en creux dans la société le nouveau « responsable » de l’usure. Pourtant les finalités de ces actes de résistance sont différentes. La fête, qui autrefois se battait contre des instances invisibles en engageant une lutte qui ne pouvait être que symbolique (invoquer les divinités de la fécondité, du soleil…) doit aujourd’hui lutter contre des instances réelles et définies (le Ministère de la santé ou de l’environnement…), et si par la fête de la manifestation, le renouvellement attendu n’arrive pas, il est possible que l’émeute prenne le relais. Étrangement, si l’émeute est la suite de la manifestation échouée, on constate une régression. Quand la manifestation cherchait, auprès d’instances définies, du renouvellement concret par une demande concrète et lisible, l’émeute redevient une lutte symbolique. La destruction des biens par le pillage, le saccage ou le feu reprend les mécanismes des fêtes primitives. On se bat alors contre des instances invisibles, mal définies avec des moyens primitifs symboliques. Si la société est réellement responsable du problème que tente de « combattre » les émeutiers, l'émeute ne s'attaque plus à ses représentants (les ministères) mais aux symboles de cette société (le mobilier publique, les voitures, les biens de consommation)40. La société devient une entité aussi immatérielle, floue et inaccessible que pouvaient l’être les dieux de la fécondité et l’émeutier s’attaque dans une peur panique à tout ce qui semble la représenter. Pourtant, au regard de la définition de la fête de Jean Duvignaud selon laquelle la fête permet de retrouver l'homme dans l'homme quand son expérience de vie est usée, le parallèle fête-émeute s'affaiblit. À l’inverse de la manifestation, l’émeute, par sa violence, semble faire retomber l’homme dans l’animalité. Dans l’émeute, le dialogue construit lentement dans l’histoire entre le peuple et les représentants de la société est rompu.

Ainsi, pour comprendre ce qui se rompt avec l’émeute, il apparaît nécessaire d’analyser ce qui fait de la manifestation une fête.Bien qu’institutionnalisée et parfois « manipulée », il faut voir dans la manifestation une délicatesse propre à l’homme. Dans l’histoire, et dans le monde d’aujourd’hui, combien de sociétés permettent les critiques qui lui sont destinées ?Alain Brossat, dans Fêtes sauvages de la démocratie, souligne que la manifestation est le paroxysme du processus démocratique à l’œuvre. Observons le protocole d'organisation de ce processus : un groupe est mécontent, il voit son quotidien menacé. Ce groupe éprouve le besoin de lutter contre les conditions imposées par la société de laquelle il dépend. Il organise une manifestation, et demande la permission de défiler. En d’autres termes, il demande la permission de critiquer, et la permission lui est généralement accordée. Si l’invention

40 Guy Debord, Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, J.J Pauvert aux belles lettres p.14 et 15 : « La

révolte de Los Angeles est une révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise. […] Le pillage du quartier de Watts manifestait la réalisation la plus sommaire du principe bâtard : »A chacun selon ses faux besoins », les besoins déterminés et produits par le système économique que le pillage précisément rejette. »

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démocratique n’existe que dans les sursauts de la parole retrouvée, phénomène visible dans la manifestation, et que cette parole à pour but de renouveler ce qui est usé dans une société, en cela, la manifestation est une fête. De plus, si le tragique est une fête retombée, le lien fête-émeute s’étiole, et nous pouvons penser que l’émeute n’est pas une fête, mais au contraire que l’émeute, en tant que fête retombée – dans le sens où le renouvellement attendu n’est pas arrivé – est tragique.Pourtant, l’émeute décrite par Debord, peut être vue comme un acte de résistance car elle est vue comme une « protestation de l’homme contre la vie inhumaine ». Il y voit le dépassement positif du « spectacle »41.

Si la manifestation est une fête, que l’émeute en tant que fête retombée est tragique, mais que ce tragique permet parfois un « dépassement positif » du mécanisme d’usure, ici le spectacle, alors il semble que, là où la fête échoue, le tragique soit un recours. Ce qui rappelle tristement la réflexion de Caillois selon laquelle nos sociétés du compromis n’ont plus pour renouvellement que « l’alternance de période de paix et de période de guerre, celle de la prospérité et de la destruction des résultats de la prospérité, celle de la tranquillité réglée et de la violence obligatoire ».42

La sollicitation d’un « avant » comme technique de renouvellement établit solidement le parallèle qui existe entre la fête et les manifestations ou les émeutes. Également, avec les grèves de 95 ou l’émeute de Watts, nous pouvons comprendre que cette rupture dans « le temps morne de la domination » permet d’imaginer des futurs possibles en invoquant « des forces vives de la démocratie43 ». Aussi, il faut comprendre que le groupe actant de la manifestation permet une forme de réalisation personnelle au travers du sentiment d’appartenance au groupe humain qui participe à l’élaboration de son quotidien.Avec l'émeute, les habitants du quartier de Watts ont montré un aspect occulté de leur personnalité. Habituellement, quand les médias parlaient d'individus habitant Watts, ils les présentaient comme formant un groupe dangereux composé de bandits, de dealers, de drogués, de chômeurs. Personne n'osait alors se présenter comme habitant de ce quartier. Mais depuis ces émeutes et malgré la violence des actes commis, les habitants du quartier se présentent avec fierté. Le monde entier a vu à la télévision que les habitants de ce quartier n'étaient pas de minables bandits, mais qu'au contraire ils étaient capables de tenir tête aux forces de police, capables aussi de s'organiser entre eux pour aider les plus démunis, mais surtout capables de refuser la vie que la société de consommation leur imposait. Nous pouvons donc voir l’émeute comme un quotidien qui entre en effervescence. Mais l’effervescence ne réside pas que dans la violence. Pour les habitants du quartier de Watts, l’émeute est d’abord ressentie comme une effervescence de l’existence sociale. Savoir que le monde entier avait suivi ces émeutes à la télévision ou dans les journaux a permis aux habitants de se sentir exister, de participer à la marche des affaires mondiales. A l'image de

41 Spectacle : aspect total de la marchandise qui dépasse et englobe chaque marchandise particulière aussi bien que tout

"objet" particulier, que Debord désigne par le terme de spectacle. 42 Roger Caillois, L’homme et le sacré, Folio essais, p.16843 Alain Brossat, Fêtes sauvages de la démocratie, p.13 : Ce sont des actions, des gestes, des mouvements, des décisions, qui suscitent l’actualité démocratique en exposant, contre le cours des choses la démocratie comme actualité et dans son actualité. L’irruption démocratique […] dessine une configuration, où reprend corps brusquement la totalité de la promesse démocratique dans son état natif : là où la démocratie n’est ni « vieille », ni « fatiguée », ni « anémiée » mais naissante…

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certains indiens des Andes, décrit par Jean Duvignaud44, qui viennent en ville prendre part au marché en exposant des articles qui ne trouveront pas preneurs. Sentant qu'ils ne comptent pas dans l'activité de cette nouvelle société, ils ont besoin de voir et d'être vus. « Voir et être vu », c’est vivre la fête de la socialisation, de la rencontre même furtive. « Dans la vie sociale, les expériences virtuelles sont aussi intenses que le réel45 ».

Pour les indiens, comme pour les habitants de Watts, c'est en luttant contre le statut d'inutile, de « ne comptant pas » que leur quotidien peut gagner en dignité et en sérénité. Là, où les « rencontres furtives » du marché ont suffi pour les indiens, il a fallu l'émeute pour rétablir un forme de vie acceptable à la population noire de Watts. Si dans chacune de ces expériences de vie, nous ne pouvons pas prétendre en trouver une plus enviable que l'autre, la situation effrayante de se sentir piégé par la société est probablement plus aiguë pour les Noirs de Watts vivant au cœur d'un quartier ghetto entouré par la riche ville de Los Angeles que pour les indiens des Andes.L’idée ici n’est pas de justifier l’émeute. Mais nous voyons, des indiens aux émeutiers de Watts, diverses formes et proportions que peuvent revêtir des actes d’individus tentant d’améliorer leur expérience de vie, et comment il est possible de retrouver « l’homme en l’homme », de renouveler un quotidien usé, morne, pour se sentir exister en tant qu’individu, dans le sens où l’ont décrit les courants humanistes depuis le XVIIIe siècle, et non en tant que chiens 46.

Si le renouvellement du quotidien, de la société, ou de l’expérience de vie des individus est rendu possible par la rencontre avec un « avant », nous avons vu que cet « avant » ne peut se manifester que par le bannissement des règles régissant précisément l’objet à renouveler47. Les comportements permis par l’abandon des règles choquent et scandalisent ceux qui n’y participent pas, comme dans le cas des grèves de 95 où les pouvoirs publics ont communiqué leur indignation48. Aujourd’hui, la manifestation est une forme d’institution. Elle est légiférée, et fait partie en occident des droits de chaque citoyen. Pourtant, comme en 95, elle continue de choquer les pouvoirs publics. Quand aujourd’hui les pouvoirs publics voient dans la grève

44 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.4045 idem46 Alain Brossat, Fête sauvage de la démocratie, Editions Austral, p.16 et 17 :

« Finalement, toutes les irruptions démocratiques redonnent vigueur à la formule primordiael : « Nous sommes des hommes, pas des chiens.» Cette formule, dans sa rusticité, mais aussi, dans sa radicalité, expose bien l’enjeu du différend qui traverse la politique moderne – comme politique démocratique ; elle vient rappeler que la massive humanisation de la politique, dont les démocratie occidentales ont été la force motrice et vectrice depuis le XIXe siècle, ne lève pas l’hypothèque de la perpétuation de la politique (l’antipolitique, en vérité) biologisée : il y a , toutes choses égales par ailleurs, différentes façons de traiter les hommes comme des chiens, celle par exemple, des régimes totalitaire qui les persécutent et les exterminent, et celle du bio-pouvoir démocratique, avec ses maîtres paternes et ses vétérinaires attentifs. »47 Roger Caillois, l’homme et le sacré, p.136

« Les interdits se sont révélés impuissants à maintenir l’intégrité de la nature et de la société. […]La règle ne possède en elle aucun principe capable de la [l’intégrité de la nature et de la société] revigorer. »48 Alain Brossat, Fêtes sauvages de la démocratie, Editions Austral, p.11 et 12

« Dés lors que le surgissement démocratique attesté dans et par l’événement rompt les lignes du temps homogène de l’existence réglée, […]violence est faite à la règle du jeu. […] La démocratie, lorsqu’elle se montre et se fait chair dans l’action des hommes scandalise et choque. […]On l’a bien vu à la fin de l’année 1995 où toutes les voix confondues de l’étatisme s’attachèrent à nous convaincre […que] ce n’était vraiment pas le moment de s’offrir le « luxe » inconsidéré d’une éruption de la démocratie non institutionnelle, une crise de « désordre » démocratique…Intempestive »

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« une crise de désordre »49 ce sont les comportements qui autrefois s’exprimaient dans la danse ou la transe qui ne sont plus reconnus par nos démocraties occidentales. Cela « tendrait à faire admettre l’homologie entre la fête et la maladie mentale50 ». Sous-entendu : notre société, puisqu’elle ne reconnaît plus les comportements se situant en dehors de la règle, ne connaîtrait pas la fête.Pourtant, avec par exemple la manifestation, le renouvellement a trouvé des formes qui ne sont plus celles de la fête primitive, et l’homologie admise entre fête et maladie mentale laisse entrevoir que le renouvellement d’un monde qui semble impossible à changer peut trouver un terrain d’expression en dehors de la raison instituée.

49 Voir note précédente50 Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.12

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La folie comme renouvellementd’une expérience de vie usée.

Régis Airault, ancien psychiatre attaché au consulat de l’Ambassade de France en Inde, analyse dans Fous de l’Inde51 les folies subites se déclarant au cours de voyages en Inde. En passant une dizaine d’année à ce poste, il a assisté et soigné les nombreux cas de folie qui se présentaient à lui quotidiennement. Le plus simple d’entre eux se manifestait quand des voyageurs, ayant fait quelques mètres en dehors de l’aéroport, effectuaient subitement un demi-tour et se réfugiaient dans le hall qu’il venaient tout juste de quitter. Régis Airault était généralement prévenu par les agents de sécurité de l’aéroport au moment de la fermeture pour la nuit. Il relate également beaucoup de cas de voyageurs illuminés par une culture différente qui s’exprime brutalement, mais aussi par les clichés que nous associons à l’Inde. Ceux-là se mettent à embrasser les vaches, à quitter leurs vêtements et à tenter de se fondre dans le peuple indien. D’autres encore nombreux se sentent investis d’une mission au caractère vital pour l’Inde ou la planète. Étrangement, alors que les pathologies sont sévères, le rapatriement suffit généralement à faire cesser tout trouble psychiatrique52. Comme dans la fête, le voyage a une durée précise et quand la fête ou le voyage cesse, cesse la transe.Le « syndrome indien » n’est pas dû, comme on le pensait généralement, à la prise de drogue53. Pour l’occidental, l’Inde est un lieu au « large du réel ». Elle oppose au mythe de la modernité occidentale, « l’idéal d’une harmonie de l’homme avec l’univers ». Ainsi, elle nous interroge sur nos certitudes face à nos propres valeurs. L’Inde montre de manière soudaine que ce que l’on « conçoit comme réel n’est peut-être qu’illusion ». Expérience renvoyant au sentiment d’effroi face à notre « inéluctable finitude ».L’expérience de vie possible en Inde est absente des codes et des normes régissant le quotidien d’un occidental en Occident. En affrontant d’autres expériences de vie, l’occidental s’aperçoit du caractère non réel de son quotidien, de ses lois, de sa société. Le sentiment d’effroi dont parle l’auteur est comparable dans ses mécanismes aux descriptions de fêtes montrant un individu qui se « prive momentanément du secours de l’activité symbolique 54» et met à nu les « instances qui fécondent et décomposent55 ». Avec le « syndrome indien », d’une part, nous comprenons l’homologie existant entre fête et maladie mentale. D’autre part, s’ouvre la possibilité de trouver des fêtes, non plus dans les phénomènes festifs, mais dans des objets, comme le voyage, permettant une remise en question de notre vision du monde et de la place que nous y tenons.

51 Régis Airault, Fous de l’Inde, Payot 200052 Il faut tout de même distinguer deux type de cas. Les fous Occidentaux qui vont en Inde, et les folies qui se manifestent,

lors d’un voyage en Inde, chez des voyageurs n’ayant jamais eu de trouble psychiatrique. Nous ne nous intéressons ici qu’à ce deuxième cas qui représente pour l’auteur la majorité des folies présentes en Inde chez des patients Français.53 Bien que de nombreux français prennent, en Inde, de la drogue, l’auteur distingue deux pathologies qui ont été confondues pendant de nombreuses années par les services sanitaires de rapatriement de l’ambassade de France en Inde : une forme de folie liée à la prise de drogue, et cette folie liée seulement à l’expérience de l’Inde. Il est à noter que dans de nombreux cas, expérience mystique et drogue se rejoignent. Hors, la majorité des folies ne cessant pas avec l’arrêt de prise de drogue cesse immédiatement quand le patient se retrouve en France.54 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.1255 idem

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La remise en question comme fête.

« Notre sens de la contradiction nous fera concevoir l’art de façon différente […]. Il devient possible de composer une musique pour grand orchestre sans s’encombrer d’un chef. Cela permet d’imaginer une société sans président 56»

56 John Cage, Je n’ai jamais écouté un son sans l’aimer : Le seul problème avec les sons c’est la musique. Ed. La main

courante* Gravure : bois gravé du recueil de Fossard

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Avec le « Syndrome indien », nous pouvons mieux comprendre les mécanismes de la fête au travers de dispositifs permettant la remise en question. Le compositeur John Cage trouve dans notre « sens de la contradiction » ce qui nous « fera concevoir l’art de façon différente ». En dépassant la seule pratique artistique, pour élargir les champs de la contradiction à l’ensemble de nos activités, nous pouvons penser que notre « sens de la contradiction » nous pousse à faire autrement quand l’usage habituel ne satisfait plus. L’histoire de la littérature et de la poésie est peuplée d’hommes qui ont cherché « dans la raison sans règles, ce que la raison instituée ne leurs apporte plus57 », mais, ici dans cette recherche littéraire, la fête revêt un aspect tragique, car elle se « réduit à la solitude d’une personnalité » qui par l’écriture, dans une recherche poétique ou littéraire, va peu à peu sombrer dans un mélange d’angoisse ou de folie triste. L’idée que nous poursuivrons ici n’est évidemment pas de faire autrement pour sombrer dans la folie ou de créer une société sans président, mais de faire autrement pour tenter de concevoir notre quotidien différemment. Cage, dans la lignée de Dada58, porte haut ce principe : imaginer la création artistique autrement permet d’imaginer une société différente. Ainsi, si la fête existe par le renouvellement, nous pouvons voir une fête dans ce besoin de faire autrement pour renouveler les idées et les manières de faire quotidiennes. Remettre en question une pratique précise pour remettre en question l’ensemble de nos activités, réelles ou virtuelles, ne se limite pas aux pratiques artistiques. L’homme a souvent laissé s’exprimer son « esprit de contradiction » pour manifester son besoin de changement, qui n’est autre qu’un besoin de renouvellement. Ainsi, il semble possible de trouver encore de nouvelle fêtes, là où se manifeste « l’esprit de contradiction ».

Proposer de faire autrement

« La capacité de mettre en œuvre des sollicitations qui animent des sens que la vie quotidienne n’utilise jamais. Là commence la fête ».59

Les phénomènes que nous avons observés semblent tous posséder cette « capacité » de mise en œuvre de dispositifs créant de l’inhabituel. Nous avons fait la distinction avec le « faire autrement » brutal de l’émeute et le « faire autrement » plus délicat des grèves, des moments d’épanouissement proposés par Rousseau ou Dolto, ou encore des recherches personnelles, des voyages à la folie. Pourtant, il faut encore le souligner, ces phénomènes ne sont pas des fêtes quand ils proposent la violence, au lieu de s’attacher à l’amélioration de l’expérience de vie de l’individu de façon personnelle ou collective. Avec le 1er Mai socialiste en URSS nous avons compris que si le collectif, « l’être ensemble » était abîmé, alors l’expérience personnelle d’un individu serait elle aussi abîmée, comme salie par son environnement. L’apparition d’une fête idéologique a déplacé les phénomènes de renouvellement dans des dispositifs diffus que nous avons ré-identifiés comme fête :

57 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.1258Yves Michaud, dans L’art à l’état gazeux, p.89, nous montre que Dada ne fut pas un mouvement organisé, mais plutôt un

anti mouvement, négatif, destructeur, violent, fugace, éclaté, sans volonté de postérité ni d’institutionnalisation, sans souci de « faire école ». Pourtant et peut-être à cause de cela, il n’y aura pas eu de mouvement artistique du début du XXe siècle plus influent que le mouvement dadaïste. Dada inventa le collage, le montage, la poésie phonétique, les œuvres multimédias, l’installation, la performance, et le happening.59 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.45

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manifestation, moments d’épanouissement, recherches individuelles ou collectives d’un futur meilleur, ou simplement de conditions de vie plus agréables.

Notre sens de la contradiction nous fait concevoir les choses de façon différente, et il est vrai que cette conception est indissociable aujourd’hui des courants artistiques contemporains. Avec Dada et les mouvements artistiques qui ont suivi, le 20ème Siècle est une période riche en projets basés sur la remise en question. Ainsi, dans leur prolongement, de nombreux créateurs explorent aujourd’hui encore cette voie. Les quatre projets que nous allons observer maintenant contiennent cette remise en question, mais surtout, et c’est en cela que nous pensons y trouver une réelle fête, contiennent une ébauche de renouvellement de l’être ensemble et tente une forme d’amélioration de l’expérience de vie individuelle. Jean Duvignaud dirait qu’en participant aux projets suivants, il est possible, par moments, de retrouver l’homme dans l’homme.

Premier projet : Le bal moderne

En 1994, pour une durée de trois semaines, le Palais de Chaillot à Paris, a été transformé en Bal Moderne. Michel Reilhac, son concepteur, parle d’une idée banale : que les chorégraphes fassent danser les spectateurs. Quatre compagnies proposent d’apprendre une chorégraphie. Quatre ateliers, trois dans des petites salles pour apprendre tranquillement, et un atelier en alternance dans le grand foyer60, proposent « le bal » pour danser. Autour de quatre danses complémentaires en groupe ou en couple : danse grecque, danse orientale, balade hongroise, danse hip-hop.Quelqu’un venait, parfois enthousiaste, parfois sceptique. Puis, tellement heureux d’avoir cerné le danseur qui sommeille en chacun nous, revenait le lendemain, avec ses enfants, ses amis, sa grand-mère…

Deuxième projet : les Dîners dans le noir

L’idée de ce projet est née à la suite de l’exposition Les arts étonnants, à Paris, au Palais de Chaillot en 1992, où le public était guidé par des aveugles de salle en salle dans le noir total. Pour fêter la fin de l’exposition, Michel Reilhac a proposé à son équipe de faire un dîner dans le noir. Plus tard en 1994 , lors du festival Dark / Noir , manifestation pluridisciplinaire sur le thème de l'obscurité, l’idée s’imposa d’organiser, pour le public, des dîners dans le noir…

« Le propos de ce genre de soirées, on s’en doute, est moins de déguster ce qui se trouve dans l’assiette (bien que le menu soit surprenant) que de passer quelques heures sans nos repères habituels. Être non-voyant le temps d’un repas, histoire de découvrir d’autres sens que la vue »… 61

60 Le foyer : la plus grande salle du palais de Chaillot. C’est dans cette salle que Jean Vilar et son équipe vécurent la fête du

Théâtre National Populaire de 1949 à 1963. Fête que nous verrons en troisième partie de ce mémoire.61 Historique du projet, les dînesr dans le noir, réalisé par Arte France, retranscrit sur :

http://www.france5.fr/gdn/historique/origine.htm

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Des gens écrivaient pour dire que, depuis le repas, ils s’étaient mis en couple avec une personne rencontrée dans le noir. D’autres gens encore se trouvaient tellement bien qu’ils refusaient de sortir de l’obscurité. Plus d’un furent retrouvés pelotonnés dans des coins.

« On déplaçait l’attention de la concentration sur qui était autour de la table. Comment je parle avec ses gens, quelle est ma relation avec eux »62

Le Bal Moderne, tout comme les Dîners dans le noir, crée une petite remise en question pour entamer une remise en question plus vaste. Nous retrouvons, dans ces deux projets, différents éléments que Roger Caillois identifie comme caractéristiques de la fête, notamment « l’inversion des valeurs »63. Dans le Bal Moderne, ce sont les spectateurs qui dansent et dans les Dîners, l’importance est donnée de façon exagérée à ce qu’il y a autour de la table.Bien sûr, nous avons toujours connu des banquets et des repas comme moments de fête, mais dans ce dispositif l’importance consacrée à ce qu’il y a autour de la table, tant en sensations qu’en rencontres, est multipliée dans des proportions inhabituelles.

L’inhabituel comme outil de la fête

Caillois nous rappelle combien depuis l’apparition de sociétés primitives l’ordre a une fonction de conservation mais aussi d’usure64. Il est donc nécessaire d’invoquer le désordre qui détruit mais régénère. L’ordre est fondé sur la mesure et la distinction, d’où la nécessité d’invoquer l’outrance et la confusion. L’inversion des rapports semble être un moyen sûr de revenir au chaos. A Rome, le temps d’un jour, on élisait un roi qui ordonnait à tous des actes ridicules. Les esclaves commandaient les maîtres et mangeaient à leurs tables. A Babylone, un esclave devenait roi le temps de la fête, il ordonnait ce qu’il souhaitait, usait les concubines, montrait l’exemple de l’orgie et de la luxure.Aujourd’hui, manger simplement dans le noir, comme dans les Dîners de Michel Reilhac peut faire pâle figure face au festin orgiaque de l’Antiquité. Et combien même ces Dîners pourraient paraître excentriques ou exubérants, cette exubérance pourrait avoir un côté « branché » critiquable65. Pourtant nous devons également voir dans cette excentricité un surcroît de vigueur qui ne peut qu’être bénéfique au renouvellement nécessaire66 comme cela se passait à l’Antiquité.

62 Propos tenus par Michel Reilhac, lors d’un entretien réalisé par Arte. Texte disponible sur le site web de la chaîne :

http://www.france5.fr/gdn/historique/origine.htm63 Roger Caillois, L’homme et le sacré, Folio Essais, p. 151. Il importe d’agir à l’encontre des règles. Tout doit être effectué à

l’envers. (…) Pour être plus sur de retrouver les conditions d’existence du passé mythique, on s’ingénie à faire le contraire de ce que l’on fait habituellement.64 Roger Caillois, L’homme et le sacré, p.157 : « Comme l’ordre qui conserve mais qui s’use, est fondé sur la mesure et la

distinction, le désordre qui régénère implique l’outrance et la confusion »65 Je pense ici aux descriptions d’exubérance navrante que nous propose Gilles Châtelet dans Vivre et penser comme des

porcs, où il décrit les soirées parisiennes « rouge et or » du palace dans lesquelles, nous l’avons aborder plus haut, il voit un transit ludique dangereux dans sa capacité à laisser se développer et parfois même à générer une forme de populisme.66 Roger Caillois, L’homme et le sacré, Folio Essais, p. 151.

« […] toute exubérance manifeste un surcroît de vigueur qui ne peut qu’apporter l’abondance et la prospérité au renouveau attendu. »

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Après la fête ?

Dans la Rome antique, l’esclave « responsable » de toute la débauche était pendu pour clore la fête et pour permettre que tout puisse reprendre son cours normal. Ainsi, une journée était consacrée à la débauche afin de pouvoir l’éliminer le restant de l’année, et comme pour se rassurer que la débauche ne soit pas au fond de chacun, les ordres étaient passés par un esclave. En le tuant à la fin de la fête, on tuait la débauche. Les choses reprenaient alors un cours normal.67

A la suite des projets de Michel Reilhac, peut-être parce que ce n’était pas une complète débauche qui avait été invoquée, mais un délicat désordre, les choses ne reprenaient pas un cours normal. Des couples se sont formés68, des danseurs professionnels ont vu leurs spectateurs danser, remettant ainsi en cause le rapport acteur-spectateur, les convives d’un repas ont été accueillis par des aveugles.

« Je suis émerveillé de la participation des gens car ils cherchent à bien travailler. Au bout d’un moment il n’y a plus de notion de professeur, d’élèves, de pro ou d’amateur. »69

A la suite du Bal moderne ou des Dîners, les notions habituelles se sont inversées. Et rien n’est fait pour mettre fin à ce renversement. La surprise, puis le plaisir procurés par ces événements peuvent laisser place au questionnement. Nous le voyons dans les propos tenus par un professeur de danse : « Il n’y a plus de notion de professeur, d’élèves… ». La notion même de spectateur est inversée, ce qui laisse un champ ouvert à de possibles expériences pour leurs chorégraphies futures. De la même manière, les convives des Dîners ont été assistés par des aveugles. D’invalides, les aveugles passent au statut d’indispensable. Pour les convives, comme pour les non-voyants, l’expérience ne se finira pas avec la fin du repas. De nouvelles questions se posent à chacun, laissant entrevoir le futur sous un angle différent.

En suivant l’idée de concevoir autrement une activité pour engendrer des remises en question plus vastes, observons maintenant deux projets du compositeur Nicolas Frize. Dans le projet Patiemment, il s’engage aux cotés de médecins, nous montrant sans cesse que tout n’est pas qu’affaire de spécialiste et en expérimentant la place de l’artiste dans la vie quotidienne.

67 Roger Caillois, L’homme et le sacré, p.162 « Le roi du Chaos [l’esclave qui avait passé des ordres outrés] étant mort, tout

rentraient dans l’ordre et le gouvernement régulier dirigeait à nouveau un univers organisé » 68 Qu’un projet culturel forme des couples pourrait faire sourire. Et l’on pourrait se demander la légitimité de transformer

Chaillot en club de rencontre. Mais en considérant que le renouvellement d’une société ou d’un groupe humain a toujours laissé une grande place au rite de fécondité et que de nombreuses fêtes initiatiquse avaient pour but, pour les garçons comme pour les filles, la découverte de la sexualité, il est possible de voir la création de couples comme faisant partie intégrante de certaines fêtes.69 Frédérique Chauveaux, Chorégraphe, propos tirés de la vidéo Le Bal Moderne de Nicole de Villepoix, Ijam Production. 32

min, couleur.

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Troisième projet : Patiemment, un projet de résidence artistique dans un hôpital, par Nicolas Frize

« Je voudrais lutter à vos côtés, transformer l'image stéréotypée de ce lieu auquel sont attachées les idées de silence, d'enfermement et de solitude, un lieu que l'obsession d'une douleur possible a rendu pesant et austère, dont les locataires ont la tentation de la culpabilité et de l'exclusion… Je voudrais lutter pour le regarder à nouveau, y observer l'indicible, sentir le creuset de culture qu'il est, en faire quelques temps un espace de création, d'expression, un lieu du lien…Le silence de l'Hôpital est rompu, il s'exprime jusque dans la ville, le silence de la ville est rompu, elle respire jusque dans l'Hôpital. »70

Nicolas Frize débute une résidence artistique à l’hôpital de La Fontaine, à Saint Denis à l’automne 1994. « C’est le pari d’une rencontre entre les univers médical et artistique ». Pendant cinq mois, il capte les sons de l’activité hospitalière. Il enregistre des médecins face aux patients dans la chambre. Puis il les réunit, et ensemble, ils analysent la voix du médecin, les temps de paroles de chaque acteur du dialogue, patients et médecins. En vingt minutes, le patient n’a prononcé que dix ou vingt mots. Pour Nicolas Frize, Le silence de l’hôpital, c’est celui du patient.Il multiplie aussi les concerts, dans les chambres, les couloirs, les ascenseurs. Il organise des chorales, des cours de chants. Ensuite, il réunira toute la matière fabriquée, prises de sons, chants de chorale, objets détournés en instruments, mais aussi des analyses et des réflexions sur l’hôpital, en un concert intitulé Hôpital, silence ?Le projet est vu comme bénéfique par le corps médical qui regrette que ce ne soit que temporaire, montrant ainsi la réussite de l’intervention de Nicolas Frize.

Quatrième projet : Composition française de Nicolas Frize, 1991Création sur les apports étrangers présents à travers les siècles dans la culture française

Nicolas Frize en 1991 a conçu l’œuvre Composition française. Tout comme dans le projet Patiemment, le travail en amont des représentations sur scène est déjà, en lui-même, une œuvre et participe pleinement de la constitution de l’expérience esthétique qu’il propose. Dans les projets de Nicolas Frize, il n’est pas évident de savoir qui est spectateur et qui est « acteur ». Deux chœurs sont composés exclusivement d’enfants de banlieue, « non pas comme une sorte de priorité volontariste, paternaliste et ghettoïsante… ! Mais travailler avec et entre plusieurs quartiers »71 . Ainsi, les enfants sont à la fois le public de l’œuvre et à la fois les « acteurs » du concert final.

Quand on interroge les enfants sur l’expérience vécue, « une seule fois dans la vie », revient souvent dans leurs bouches. Comme pour souligner le caractère unique de l’expérience, et la fierté d’y avoir participé. Les enfants de quartiers populaires sont conscients de l’image

70 Descriptif du projet Patiemment écrit par Nicolas Frize, disponible sur le site http://www.nicolasfrize.com/test-

fa/main.html71 Ecrit de Nicolas Frize : Présentation du projet Composition Française, disponible sur son site : www.nicolasfrize.com

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négative qui leur colle à la peau. Ils sont heureux d’avoir, avec le concert « Composition française », pu montrer au public et donc à eux-mêmes, qu’avec des moyens (financiers, techniques, politiques), ils pouvaient faire comme tout le monde.La fête ici s’exprime d’abord à travers ce sursaut du sentiment d’exister. Sentiment décrit par Jean Duvignaud avec l’exemple des indiens des Andes, l’importance de la participation à la vie collective comme construction intime d’un individu.Aussi, ce que nous montre Nicolas Frize, c’est qu’il suffit parfois de déplacer un objet pour permettre une remise en question. En travaillant « avec et entre plusieurs quartiers », c’est le compositeur qui travaille dans ces quartiers, et la rencontre entre lui et les habitants est inhabituelle et questionne le quotidien des individus avec lesquels il travaille. Si l’œuvre a, entre autre, pour but de permettre des remises en question, nous pouvons considérer que la remise en question existe par ce déplacement de l’artiste dans le quartier. Il montre à tous ses spectateurs-acteurs qu’il est possible de pratiquer l’inhabituel.

Dans ces deux projets, Patiemment et Composition française, s’installe un questionnement qui permet à ces acteurs-spectateurs de formuler de nouveaux possibles. Son dispositif de création, travailler en résidence dans un lieu qui a priori n’a pas de lien direct avec l’expérience esthétique, ici l’hôpital ou les quartiers populaires, est comme un traducteur-révélateur. Il écoute et rend audibles des plaintes, des envies, des énergies habituellement inaudibles ou incompréhensibles. La fête ici est parole.

Si les habitants d’un quartier populaire ont peu ou pas de moyens d’exprimer leurs envies ou leurs plaintes, il en va de même pour les patients d’un hôpital. Face à l’isolement ou à la douleur, il semble que l’habitude ait imposé une parole ou un silence de rigueur. Les représentants d’un quartier ou d’un hôpital ont rarement l’occasion de proposer un dialogue. Alors quand Nicolas Frize écoute, questionne, propose de faire d’autres choses, puis diffuse ce dialogue, soutient une activité inhabituelle (ici, une activité artistique), alors comment ne pas voir dans cette parole retrouvée et encouragée une véritable fête ?Si la fête proposée par Nicolas Frize se manifeste dans la parole donnée, nous pouvons également la voir dans le mode d’intervention qu’il pratique. En s’immiscent dans le quotidien d’un quartier ou d’un hôpital, il prend la parole et brise ce quotidien. Il crée une rupture et renouvelle l’expérience de vie des personnes avec lesquelles il travaille. A l’hôpital, patients et médecins (ré)interrogent leurs pratiques de ce lieu de soin et dans Composition française, acteurs et public questionnent l’aspect multiculturel de notre société.

En nous attachant non plus aux caractéristiques mais au rôle de la fête, l’étude des projets culturels de Michel Reilhac ou de Nicolas Frize, la relecture effectuée de la manifestation, de l’émeute ou encore du voyage, et l’analyse des moments d’épanouissement de Rousseau ou de Dolto nous renvoient aux descriptions de fêtes fortes et convulsives des sociétés primitives décrites par Eliade ou Caillois. Ces phénomènes permettent au renouvellement d’opérer en invoquant, fait tangible dans la manifestation, un certain « désordre72 », une certaine «commotion73 ». Malgré cette similitude avec les fêtes primitives, un déplacement de l’objet à

72 Alain Brossat, Fêtes sauvages de la démocratie ; p.12 : « […] là où s’incarne (devient charnel, vraiment) l’élément

démocratique aux yeux du grand nombre si ce n’est de tous, se produit non seulement un désordre mais un commotion. »73 idem

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renouveler et des causes d’usures s’est opéré au cours de l’histoire, comme nous l’avons vu par exemple avec l’apparition de fêtes idéologiques à la Révolution française, période où existait une « querelle de la fête »74.Pourtant, une constante s’exprime au travers des fêtes primitives jusqu’à nos fêtes contemporaines : l’énergie déployée par les hommes pour lutter contre l’usure, l’indifférence, et le sentiment d’effroi que nous pouvons ressentir face à notre inéluctable finitude. Constante, en un certain sens, car si l’énergie de la fête primitive pouvait être vue comme un outil généralement tendu vers le maintien d’une société, nous avons vu que cette énergie est aujourd’hui entretenue par des individus tentant de retrouver « l’homme dans l’homme ».

Nous avons parlé d’outils, de caractéristique ou encore de phénomène car nous avons tenté une approche analytique de la fête, pour comprendre son fonctionnement et ses enjeux, pour rendre lisible le déplacement de l’acte de renouvellement. Pourtant, la fête, nous l’avons vu, n’est pas de l’ordre du raisonnable. La rupture, si nous l’avons précisé et comprise par ces termes ne s’exprime, elle, pas de cette manière. Il est plus question d’énergie, d’irrationnel, de doute, de forces qui opèrent généralement sans mots.

Avec cette approche, il a été question de rendre compte des principaux phénomènes en jeu dans la fête et d’en baliser son mécanisme. Il me semble pourtant intéressant de mettre un moment de coté cette méthode, comme une sorte de fête, et de tenter d’une manière plus sensible de ressentir la fête s’accomplir. Nous le verrons au travers d’une fête qui s’est tenue dans des conditions abominables : à Leningrad, en URSS, lors d’un siège de guerre tenu par les Nazis. L’exemple n’est pas pris au hasard, il montre la violence faite à l’individu par les régimes Communiste et Nazi et montre surtout comment il est possible quasiment en tout contexte, de lutter pour « ne pas retomber dans l’animalité ». Cette lutte, cette énergie, est ici clairement observable, elle constitue une fête dans le sens strict que lui donne Jean Duvignaud.

74 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.147, Durant la révolution, il existe une querelle de la fête qui réduit la fête à

l’idéologie » et p. 148 « […] Danton […] rappelle à l’Assemblée que les fêtes civiques doivent avoir un contenu religieux, mais que cette religiosité doit être celle de la république elle même. »

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Le concert de Leningrad

« Y’a rien à manger, les magasins sont vidse. Après qu’on ait mangé, les chiens, les chats, les rats, on a mangé l’écorce des arbres morts, on a déterré les feuilles pourries sous la neige, pour les manger. On a fait bouillir le cuir des chaussures pour manger. Un seul mot pendant près de 900 jours de folie noires : Manger »75

Du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944, Hitler a tenté de vaincre Leningrad76 par la famine.

« Il y aura de 800 000 à 1 000 000 de morts sur les 3 millions d’habitants qui furent pendant 900 jours enfermés. Il y eu jusqu'à 8000 morts certains jours. Mais les habitants ne se sont pas rendus. Des tonnes, des tapis de bombes sur Leningrad. Plus personne n’a la force d’enterrer les morts. Les cadavres restent épars sur la perspective Nievski. On meurt de faim partout. Le cannibalisme se répand partout, mais les habitants résistent, tiennent. Ils ont tenu. Je dis Leningrad, parce que les survivants de ce martyr disent Leningrad77 »

Malgré la famine, le froid et un quotidien déshumanisé, un groupe de femmes et d’hommes décidèrent d’organiser un concert. Chaque jour d’organisation et de répétitions était vécu comme un combat. Le froid et la fatigue dévisageaient les musiciens, mais l’effort fourni par tous pour que le concert ait lieu, redonnait un visage humain au membres de l’orchestre. Il fallait porter certains instrumentalistes jusqu'à la salle de répétition tant la force leur manquait. Malgré tout, alors que dehors, certains s’enrichissaient en faisant le commerce de viande humaine, ce groupe préparait la 7e symphonie de Chostakovitch. Il manquait de nombreux musiciens, certains étaient morts, d’autres sur le front. Le chef d’orchestre réussit à obtenir des autorités militaires des permissions pour les musiciens qui étaient sur le front. Sur le formulaire de permission était écrit : « Pour jouer la 7e symphonie de Chostakovitch ».

« Le public, c’était tout les habitants qui étaient encore vivants et les militaires que l’on avait fait revenir du front. Au philharmonique, les gens étaient bien habillés, parce que c’était un jour de fête, mais comme ils avaient tous beaucoup maigri, tous avaient des vêtements trop larges. On chauffait la salle avec des projecteurs car il n’y avait pas de chauffage. Le chef était bien habillé, bien mis, mais il était nerveux. Le public, quand il l’a vu s’est mis à applaudir, alors il s’est retourné vers nous les musiciens et il a baissé la main et on à commencé à jouer. Je ne sais toujours pas comment on a réussit à jouer, mais on l’a bien joué et on l’a réussi. »78

La légende raconte que les officiers nazis ont fait cesser les bombardements le temps du concert qui était radiodiffusé dans le monde entier. Quand à la fin du concert, une fillette amena des fleurs aux musiciens alors que dehors toute matière végétale avait été utilisée pour manger ou se réchauffer, tous les musiciens comprirent qu’ils avaient fait quelque chose d’important, non seulement pour eux mais pour la dignité de la ville toute entière.

75 Propos de Senia Makianovna retranscrit par Daniel Mermet dans l’émission de France Inter : là bas si j’y suis, réalisée par

Zoé Varier et produite par Daniel Mermet, diffusé le 2 janvier 1998. Disponible sur le site http://lbsjs.free.fr créé par le

webmaster Ricar 76 Aujourd’hui Saint-Pétersbourg77 Récit fait par Daniel Mermet dans la même émission78 Propos tenus Senia Makianovna

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« moi je rêvais de vivre et c’est pour ça que j’ai survécu, je voulais vivre et voir les merveilles de la nature, vous voyez, j’étais affamé de vie, et c’est pour ça que je suis encore en vie.»

La fête comme renouvellement d’une expérience de vie usée, comme tentative de retrouver l’homme dans l’homme s’exprime ici pleinement. L’espace et le temps sacré qui autrefois se matérialisaient dans la fête sur un temps précis et dans un lieu consacré, c’est-à-dire prévu à cet effet, sont aujourd’hui plus flous. La fête de Leningrad est composée de moments diffus, sur un temps long en pointillé. La fête n’est lisible qu’après un travail de recomposition de cette histoire. Elle est constituée de lieux fréquentés par les musiciens pour les répétitions et les concerts. Le temps sacré est composé de tous ces instants de lutte où il fallait porter les plus fatigués, partager la nourriture, lutter contre la tentation de se nourrir de chair humaine, soutenir ceux qui baissaient les bras, et dans les moments personnels de satisfaction face aux effort fournis pour se sentir exister en tant qu’homme.

« A de grands intervalles dans l’histoire se transforme en même temps que le mode d’existence le mode de perception des sociétés humaines. »79

Nous avons vu comment coexistent deux énergies opposées : la remise en question et les forces conservatrices d’une société. Nous avons vu que la fête convulsive de nos ancêtres combattant l’inconnu de la vie a fait place à un autre combat, contre la mort sociale, l’indifférence, les conditions de vie indignes. Nous avons vu aussi qu’il est toujours possible de refuser un destin de bétail cognitif, qu’il y a mille manières de ne pas vivre et penser comme des porcs.La fête renouvelle la société en invoquant les forces mythiques qui l’ont créé. Mais la société a changé en se reconstruisant sur les basses posées par les courants Encyclopédistes humanistes du XVIIIe siècle. C’est donc dans les forces créatrices de ce courant que l’individu tente de se replonger aujourd’hui. Et à ce phénomène de constituer nos nouvelles fêtes.

79 Benjamin (W), Ecrits français, op. cit. p. 143.

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C/ Parallèle ART et FETE

Pour Yves Michaud, dans son essai L’art à l’état gazeux80, alors que l’esthétisme se retrouve dans les objets les plus quotidiens, l’art, paradoxalement, semble plus résider dans des expériences que dans des objets : l’art est plus aujourd’hui dans la démarche, l’installation, la performance. Le paradoxe est qu’un « tel triomphe de l’esthétique […] se célèbre dans un monde vide d’œuvre d’art »81. Pour lui, le public ne cherche plus l’expérience esthétique face à une œuvre figée mais dans une expérience vivante personnelle (le culte du corps, la mode ou le tourisme). De même, l’art se réfugie non plus dans un objet rare et unique entouré d’une aura, mais dans une aura impalpable et pourtant omniprésente.

L’art en tant qu’objet matériel tend donc à disparaître au profit d’une expérience esthétique diffuse. Or, il existe un parallèle fort entre l’art et la fête, par leur capacité commune à exprimer une société dans ce qu’elle est82 , et à exprimer ce qu’une société tente d’être, au travers de sa propre projection dans l’avenir.83 Nous l’avons vu, avec le travail de Nicolas Frize, mais aussi dans les mécanismes de la manifestation ou encore dans le concert de Leningrad, la fête en tant qu’objet entier, localisé dans l’espace et dans le temps, tend elle aussi à disparaître au profit d’une double réalité éparse. Double réalité, car cette dispersion est lisible dans deux phénomènes différents. L’un présente une fête en miette, une quasi-fête qui ne joue plus tout à fait le jeu du renouvellement. L’autre, au contraire, présente une fête diffuse, dans le sens où elle n’est plus identifiable immédiatement, mais possède tous les pouvoirs d’une expérience forte de renouvellement, d’imagination des possibles et d’expression d’une culture.

La quasi-fête emprunte pourtant à la fête ses masques, ses musiques, son calendrier. Mais ce protocole qui était valable à une époque peut faire figure à bien des égards de survivances, de reliquat, de vieillerie. Quand une société utilisait le masque, la transe, la danse, elle cherchait à affronter les forces vives de la nature, forces qui engendrent et décomposent. Il fallait renouveler l’usé, mais aujourd’hui, les causes d’usure ont changé et le masque et la danse ne sont plus pertinents dans leurs formes premières. Plus de renouvellement, plus de lutte, il n’en reste que le divertissement, fut-il agréable, la fête terminée, il n’en reste rien.« Et après…On attend. Quoi ? Rien ne vient : la fête, cette nuit se décompose84 » dirait un homme masqué à la fin des fêtes vénitiennes.

L’autre fête, la fête diffuse, nous la trouvons dans ces moments où il est possible de retrouver l’homme dans l’homme. Mais par son caractère diffus, elle n’est pas identifiable

80 Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Hachette Littératures81, Ibidem, p.982 « L’art signale des groupe humains, il marque leur identité. » Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, hachette, p. 194 et

« Dans sa forme pleine, en effet, la fête doit être définie comme le paroxysme de la société… » Caillois, L’homme et le sacré, folio, p.16583 (En parlant de l’implantation de nouveaux musées) « C’est l’identité vers laquelle une région et une collectivité décident de

se projeter », Michaud, L’art à l’état gazeux, p.198 et « La fête, éphémère, brise parfois le cour d’une histoire chaque fois particulière, mais si périssable soit elle, elle engendre des semences d’idées et de désir, jusque-là inconnues, et qui, souvent lui survivent », Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.884 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations ; p.236

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immédiatement. Elle se retrouve dans des dispositifs : des événements culturels à la manifestation, de moments d’épanouissement à des choix visant une amélioration de l’expérience de vie quotidienne.Le renouvellement ne vient donc plus à dates fixes, mais s’opère dans des sursauts. Une somme d’instants imprévisibles qu’il faut connecter pour faire l’expérience de la fête. Percevoir et vivre ces fêtes demande un engagement, un effort à fournir, une écoute particulière. Une vigilance, en somme, qu’il semble nécessaire de pratiquer, sous peine de quoi nous serions obligés de donner raisons à Caillois qui trouve « ce qu’il nous reste de fête » dans « l’alternance de période de guerre et de période de paix, de la tranquillité réglée et de la violence obligatoire85 ».

Une composante récente de la fête

Au travers de l’histoire de l’art, nous pouvons nous rendre compte que la notion même d’art a évolué, en partie au travers de nouvelles techniques, comme la photo, la vidéo, l’informatique, en partie au travers de l’évolution même de la société à laquelle l’art était destiné. Yves Michaud le précise : en voulant sortir de son cadre habituel (cadre du musée, cadre en bois, cadre des techniques et des matériaux classiques), l’art a eu recours au cube blanc de la galerie pour être identifié comme œuvre86. La performance, l’installation, le happening, peuvent être vus comme une réaction face à la complexité d’un monde que les arts classiques ne pouvaient plus exprimer87. Mais cet art qui a souhaité exprimer et parfois combattre un monde complexe usé a perdu sa lisibilité et s’est vu à nouveau enfermé. Pourtant, une des bases de l’art contemporain est/a été « d’abolir les frontières entre l’art et la vie quotidienne »88. Nous pouvons constater que malgré cette volonté d’exprimer et combattre les forces d’usures de cette société en se rapprochant du quotidien et donc d’un plus large public, l’art en s’enfermant à nouveau est devenu peu compréhensible pour le public89. La « fête » cherchée par la performance, le happening et l’installation a été atteinte d’une certaine manière dans la volonté d’exprimer et renouveler une culture, dans la « sollicitation de sens que la vie quotidienne n’utilise jamais »90, mais elle a échoué par une forme d’élitisme à proposer une expérience collective au grand public91.

85 Roger Caillois, L’homme et le sacré, Folio essais, p.16886 Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, p.37. « Avec ce passage à l’immatérialité de l’art ou avec l’utilisation d’objets

courants, il a fallu trouver une sorte de signalétique prévenant le public que ce que l’on voit ici c’est de l’art : le plus usuel est le cube blanc de la galerie. En voulant de l’art partout avec tout et n’importe quoi il a fallu l’enfermer dans le cube, comme un nouveau cadre. »87 Le cow-boy et l’indien, quelques rencontres avec Jean Jacques Lebel , Monographie Vidéo : « La peinture de chevalet et la

petite poésie ne valent plus face aux problèmes de notre société »88 idem89 Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Ed Hachette, p.32 :…ici le public qui ne comprend rien n’est pas le public bourgeois

vulgaire du XIXe siècle épris d’académisme pompier, mais le public bourgeois branché du XX e siècle qui aime la vidéo, la musique techno, le fooding mix et le design.90 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations p.4591 Il est possible de contrer l’idée d’élitisme de l’art contemporain en démontrant que de nombreux lieux dans les grandx

centres urbainx sont gratuitement accessibles, des galeries aux colonnes de Buren. Mais la barrière est plus dans les codes branchés que semble imposer la galerie. Code vestimentaire, Code linguistique qui ont prospéré sur l’esprit « tribu » des années 90.

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Cette fête nous la trouvons pourtant dans une forme contemporaine d’expression : le spectacle de rue. Bien que descendant des saltimbanques des marchés du Moyen-Age, il n’existe pas une filiation directe et continue entre le spectacle pratiqué par les saltimbanques et les événements créés par les « arts de la rue ». Le spectacle de rue a disparu pendant une longue période et n’est réapparu que dans les années 70, sûrement extrait de son long sommeil par les pratiques artistiques de l’époque, notamment la performance. S’il est possible de voir un lien entre les pratiques artistiques des années 70 et le spectacle de rue, il est possible également de penser que la quasi-fête de l’art contemporain s’est transformée en une fête forte avec les arts de la rue, en liant les caractéristiques esthétiques du théâtre et de l’art pictural et le caractère vibrant de la performance et de la manifestation dans l’espace publique. Nous pourrions dire que là où l’art contemporain a trouvé une limite dans sa difficulté à créer du lien social, le spectacle de rue, nous explique Elena Daporto, et plus généralement les arts de la rue, les événements festifs et culturels92, réussissent à fabriquer du lien social et ont trouvé ainsi une base justifiant leur essor au cours des vingt cinq dernières années.93

Avec le spectacle de rue, c’est notre environnement quotidien qui se trouve transformé. Les géants paradent dans les rues, les bétonnières deviennent musicales, les voitures disputent le pavé aux baignoires roulantes, les policiers se transforment en danseuses de ballet. Dans ces métamorphoses, nous pouvons voir sans risque des symboles inhabituels qui bouleversent notre entendement du quotidien. Plus que dans un théâtre, cadre classique de la représentation, l’expérience esthétique vécue dans la rue permet, comme la fête, d’imaginer une existence différente de la nôtre. Ces symboles, souvent composés de machines de spectacle permettent aux habitants d’une ville de se cristalliser en un groupe où une intense cohésion/émotion peut se lire sur « tous les visages. »94. De plus, quand une compagnie comme le Royal de Luxe investit les rues avec ses machines, le simple fait de voir des hommes et des femmes manipuler ces machineries-symboles met au grand jour d’autres possibilités d’activité humaine.

Pratiques de l’inhabituel pour envisager le quotidien autrement

John Cage pensait que la possibilité de composer une musique pour grand orchestre sans « s’encombrer d’un chef d’orchestre » laissait entrevoir la possibilité d’imaginer une société

92 Elena Daporto, chercheuse, chargée de mission sur les arts de la rue au Ministère de la culture, conférence des Jeudis de la

Sorbonne, Actes 2002 : « Notre époque partage cependant le sentiment que la ville a perdu sa capacité de rassemblement public et plus largement, que le lien social, se dilue. En réponse, les nouvelles formes d’intervention culturelle prennent le pari volontaire d’un déblocage de l’ordre Urbain par l’irruption d’une vie publique, mais aussi politique. » 93 Mark etc, scénographe urbain, compagnie Ici même. Conférence publique donnée le jeudi 1er avril 1999, lors du cycle de

conférences les jeudis de la Sorbonne consacrés au thème “Art et Citoyenneté”. Les Arts de la rue constituent une discipline qui est jeune, qui a 20 ans, se situant dans la lignée des années 60, très certainement du côté des gens qui ont fait du Land Art, qui ont travaillé dans l’espace public.94 Texte La ville de Nantes de Jean-Marc Ayrault (Député maire de Nantes):, in Le grand répertoire, Machines de spectacles,

François Delarozière, Actes Sud, p.123 « Aujourd’hui, les nantais aiment quitter pour un temps la rationalité du quotidien pour que les machines vivent leurs histoires, et qu’eux même puissent rêver…Le quotidien frémit, la ville devient autres…On voit l’émotion gagner tous les visages, embuer les regard… C’est un moment rare, une émotion collective… texte :La ville de Nantes, in Le grand répertoire, Machines de spectacles, Actes Sud, p.123

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différente, sans président95. Il serait possible de voir dans des actions inhabituelles limitées (un orchestre sans chef) une voie ouverte à des changements plus vastes (une société régie différemment).Cette idée énoncée par John Cage, mais visible également dans des projets comme le Bal moderne, a atteint la sphère des structures culturelles. Ainsi, il semble que ce soit, entre autre, autour de cette idée que Jean Blaise a créé, en 2000 à Nantes, un grand lieu dédié à la culture et aux arts sous toutes leurs formes, Le Lieu Unique :« …un bar, un resto, une crèche, une bibliothèque et une salle de spectacle évolutive. " Ce sera un lieu qui fabrique quelque chose. Quand les gens viendront simplement boire une bière, ils pourront voir des techniciens et des artistes travailler autour d'eux. Ce sera un moyen de montrer que l'art ne vient pas par enchantement ". Un moyen aussi de continuer " à vacciner les gens pour accepter l'étrange, l'insolite, car l'art c'est ça. " » 96

Les démarches artistiques de personnes aussi différentes que Cage, Nicolas Frize, Jean Blaise, ou encore de créateur de spectacle de rue ont en commun ce point : montrer des formes inhabituelles pour permettre de penser les possibles qui peuvent être habituellement considérés comme étranges, insolites. Ces démarches génèrent des projets qui à leur tour génèrent des envies, de nouveaux possibles. Le parallèle art et fête apparaît alors d’autant plus fort au regard d’une définition de la fête donnée par Jean Duvignaud : « la fête, éphémère, brise parfois le cour d’une histoire chaque fois particulière, mais si périssable soit elle, elle engendre des semences d’idées et de désir, jusque-là inconnues, et qui, souvent lui survivent97 ».

Nous pouvons considérer que le processus de création d’une œuvre de Nicolas Frize englobe la question du public. Dans la période de création, le public est déjà à ses côtés. Nous pourrions même dire que Frize est aux côtés de son public dès que son œuvre se construit dans les périodes de répétitions. En s’associant à son public, il choisit son public, et fait ainsi vivre une expérience esthétique à un public qui n’en a pas une pratique habituelle. L’idée d’un art contemporain tentant de sortir du musée et de l’atelier pour être en prise directe avec la société prend ici tout son sens.Nous pouvons penser que la musique en tant qu’art dépasse ici son statut en proposant une expérience esthétique de longue durée permettant de remettre en question l’expérience de vie des individus avec lesquels travaille le compositeur.L’expérience musicale est devenue « semences d’idées et de désirs98 » qui survivent à la fête.

95 John Cage, Je n’ai jamais écouté un son sans l’aimer : Le seul problème avec les sons c’est la musique. Ed. La main

courante :« Notre sens de la contradiction nous fera concevoir l’art de façon différente. (…) Il devient possible de composer une musique pour grand orchestre sans s’encombrer d’un chef. Cela permet d’imaginer une société sans président »96 Article en ligne de Jean-François Martin

(http://membres.lycos.fr/pressepiges/Journalistes/JeanFrancoisMartin/JFM_Article4/jfmarticle4.html)97 J. Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.898 idem

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Art, fête et actes de résistance

« […] quel est ce rapport mystérieux entre une œuvre d’art et un acte de résistance ? Alors que les hommes qui résistent n’ont ni le temps ni parfois la culture nécessaire pour avoir le moindre rapport avec l’art, je ne sais pas. Malraux développe un bon concept philosophique. Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit “c’est la seule chose qui résiste à la mort“. »99

Dans une conférence donnée à la FEMIS100, Gilles Deleuze fait un parallèle entre art et acte de résistance. Or, il semblerait bien que la remise en question, quand elle permet de sortir du discours ou du silence quotidien, ce que nous avons vu avec Nicolas Frize, peut être également vue comme un acte de résistance. Aussi nous pouvons voir la fête comme un acte de résistance dans la compréhension que nous en donne Deleuze : la création artistique n’est pas un plaisir du créateur, mais un besoin. En ce sens l’art ou la fête, sont actes de résistance.Au travers du dispositif de composition musical de Nicolas Frize émerge cet acte de résistance affirmé. La résidence à l’hôpital est vue comme une lutte101. Evidement, comme la fête, le travail de Frize est éphémère, mais il entre en résidence à l’hôpital, comme le Royal de Luxe entre dans une ville : il brise « pour un temps la rationalité du quotidien » et crée ainsi de la vie publique. Dispositif éphémère, mais aussi dispositif de remise en question : les musiciens jouent dans les ascenseurs, dans les chambres, les malades chantent, et Nicolas Frize observe, critique, questionne les activités de l’hôpital. Ainsi, il remet en question le rôle de l’artiste au sein de la société en se plaçant aux cotés des médecins. Mais plus que tout cela, c’est la lutte, l’acte de résistance de Deleuze qui fait de cette résidence artistique une fête comme nous l’avons définie avec Jean Duvignaud : « […] elle engendre des semences d’idées et de désir, jusque-là inconnus, et qui, souvent lui survivent. »102

L’acte de résistance chez Deleuze, c’est l’acte de résistance d’un homme qui lutte. « Bresson est sans doute le plus grand cinéaste à avoir réintroduit dans le cinéma les valeurs tactiles, pas simplement parce qu’il sait prendre en image, admirablement, les mains. Mais, s’il sait prendre admirablement les mains en image, c’est qu’il a besoin des mains. Un créateur n’est pas un être qui travaille pour le plaisir. Un créateur ne fait que ce dont il a absolument besoin. »103

En prenant l’exemple de Bresson, nous comprenons alors le sens de la nécessité de l’acte de résistance : ce n’est pas un acte pour le plaisir, mais un acte dont le créateur a absolument besoin. Alors nous pouvons nous demander quels besoins ont Nicolas Frize de « lutter » aux

99 Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée par Gilles Deleuze dans le cadre des mardis de la FEMIS, le

17/05/1987, Actes disponible sut le site WEBDELEUZE : http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=134100 FEMIS : Ecole Nationale Supérieure des Métiers de l'Image et du Son101 « Je voudrais lutter à vos côtés, transformer l'image stéréotypée de ce lieu auquel sont attachées les idées de silence,

d'enfermement et de solitude, un lieu que l'obsession d'une douleur possible a rendu pesant et austère, dont les locataires ont la tentation de la culpabilité et de l'exclusion… » in Descriptif du projet Patiemment, http://www.nicolasfrize.com/test-fa/main.html102 J. Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.8103 Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée par Gilles Deleuze dans le cadre des mardis de la FEMIS -

17/05/1987, Actes disponible sut le site WEBDELEUZE : http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=134

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cotés des médecins et Jean Blaise de permettre aux gens de comprendre puis d’accepter l’étrange, l’insolite ?

Sans pouvoir répondre précisément à ces questions, nous pouvons préciser ainsi la notion de « faire autrement ». Plus exactement, se pose la question de savoir si « faire autrement » est nécessairement une fête ?A travers l’histoire nous avons vu combien ce « faire autrement » pouvait être manipulé, constituer une doctrine terrifiante et aboutir souvent à des formes plus ou moins avancées de barbarie. Nous pensons ici bien sûr à tout un ensemble de phénomènes qui ont dégradé l’expérience de vie d’individus. Sans commune mesure avec le nazisme ou l’expérience échouée de l’URSS, il est possible de voir, comme le démontre Gilles Châtelet, dans la récupération systématique faite par des politiques « néo-libéralistes » de toute idée « fut elle la plus généreuse »104 une dégradation de notre culture, de nos Utopies, rêves et envies, donc de notre expérience de vie plus ou moins virtuelle. Et nous pensons ici aux idées des surréalistes, des situationnistes et de tous les courants de pensée humaniste du 20ème siècle105 qui ont été récupérées, détournées, à des fins marchandes.

Ainsi, pour que le « faire autrement » soit une fête, certaines capacités semblent nécessaires : écouter les envies, les souffrances, accepter l’étrange – capacités notamment visibles dans les projets de Nicolas Frize ou Jean Blaise. En d’autres termes, permettre l’expression, laisser les possibles s’exprimer, en un mot se réjouir de « l’être ensemble ».Yves Michaux nous montre combien au travers de l’histoire l’apparition de nouvelles techniques (imprimerie, photo, cinéma, vidéo, informatique) transforme l’art. Avec Deleuze ou Nicolas Frize, nous comprenons qu’il existe un parallèle entre l’art et la fête. Avec Nicolas Frize et d’autres encore, l’art génère des fêtes.

Historiquement aussi, des convergences existent entre l’art et la fête, du masque primitif aux géants paradant dans la ville aux cotés des princes de la Renaissance ou des comédiens d’une troupe contemporaine de spectacle de rue, la fête utilise les productions de l’art.Dans la fête, l’art se retrouve dans les masques, les costumes, les mises en scène, mais aussi de manière moins matérielle, dans leur compréhension des symboles mis en œuvre à chaque époque dans l‘expérience esthétique. Eliade nous montre que la fête convoque des symboles, et c’est précisément l’art qui fournit ces symboles. Or, l’art s’est transformé au travers de l’histoire avec l’évolution des techniques. Ainsi, les nouvelles techniques, de la photo à Internet, permettent de nourrir les fêtes d’une nouvelle manière. Si les symboles dont s’entoure la fête peuvent être exprimés par les masques, il est possible que la projection d‘images fixe ou en mouvement joue le même rôle. Mais quand l’Internet et les réseaux numériques permettent à un public de rencontrer un autre public pourtant distant de plusieurs milliers de kilomètres, se pose la question de la cohésion du groupe. Cette nouvelle connectivité (téléphonie mobile, Internet), dont la finalité marchande peut être critiquée, ne donne-t-elle pas néanmoins à l’être ensemble, si ce n’est une nouvelle signification, un nouvel agencement ?

104 Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Folio, p.34105 idem, p.34 « Chaque idée, fut elle la plus généreuse, (allait) être retournée comme un gant, ruminée pour ressurgir sous la

forme d’une réplique cauchemardesque.»

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Précision sur l’insolite

Jean Blaise en créant le Lieu Unique a choisi une conception ouverte, transparente. Un lieu où le public peut également voir les artistes et les techniciens dans des phases de préparation. Ainsi il souligne que « l’art ne vient pas par enchantement ». Quand il fait le parallèle entre l’art et l’insolite, nous pouvons comprendre le caractère sérieux de l’insolite. L’insolite, tout comme l’art ne vient pas « par enchantement » et demande un long processus de création. Un rapprochement entre la fête et l’insolite peut ainsi s’effectuer quand ce dernier permet de reconsidérer nos activités quotidiennes. Ce principe est visible également dans le travail de Nicolas Frize, dans le dialogue parfois surréaliste qu’il entretient avec les médecins à l’occasion du projet Patiemment : « Tous les bruits de l’hôpital ne font rien d’autre que de vous exprimer. Vous croyez que ce sont des bruits qui vous échappent, que la roulette du chariot grince. En fait, ils vous expriment. Touts les sons que l’on entend dans l’hôpital, ce n’est que votre partition. Et je crois que ça serait passionnant que vous vous mettiez à l’écrire au lieu seulement de la jouer106 ».

Au-delà de la remise en question présente dans son travail, il faut souligner la délicatesse de l’intervention de Nicolas Frize, d’une délicatesse semblable à celle que souligne Alain Brossat dans Fêtes sauvages de la démocratie lorsqu’il évoque la profondeur des enjeux des mouvements de grèves. Ainsi est-il peut-être possible de voir dans cette intervention délicate une philosophie de combat, un sursaut qui, pour Gilles Châtelet, nous permettra de ne pas vivre et penser comme des porcs.

106 Texte tiré du compte rendu du projet Patiemment, écrit par Nicolas Frize, http://www.nicolasfrize.com/test-fa/main.html

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3 / ENJEUX D’UNE NOUVELLE DÉFINITION DE LA FÊTE

« J’ai appris la fête en donnant des fêtes… »107

En voyant des fêtes, dans des phénomènes qui ne semblaient pas en être, nous avons vu apparaître une dimension sacrée telle qu’elle était présente dans les fêtes décrites par Eliade ou Caillois. Pourtant nous nous sommes détachés de l’idée d’une fête contemporaine qui serait semblable aux fêtes primitives dans toutes ses caractéristiques.Avec le renouvellement apporté par les fêtes primitives et l’effervescence d’une vie publique générée par le spectacle de rue, nous avons observé de fortes interactions entre la fête et la société. Pourtant, Jean Duvignaud nous montre combien les changements de la société au cours de l’histoire ont modifié les enjeux de la fête. Quand les sociétés primitives se renouvelaient par la fête, elles replongeaient dans leurs bases mythiques. Or ces bases ont changé et se situent plus aujourd’hui dans les notions développées par les courants de pensée humanistes. Jean Duvignaud, ou Gilles Châtelet nous l’ont montré, nos sociétés contemporaines ne permettent plus la fête. Il faut comprendre qu’elles ne permettent finalement plus de nous replonger dans nos bases mythiques. Il y aurait comme une frilosité ou un refus à permettre aux individus une expérience de cohésion totale avec les idées des Lumières qui ont amené la Révolution. Ainsi, nous avons vu que dés 1790 le but d’une fête n’était pas de réactualiser l’esprit révolutionnaire mais d’ancrer les valeurs républicaines.Pourtant comme le démontre Gilles Châtelet, les luttes actuelles ne tentent généralement pas une refonte totale de notre société, mais réclament une ré-humanisation des systèmes régissant la vie du groupe. Au regard de cela, et de toutes les fêtes que nous avons mises de côté car elles n’étaient que des quasi-fêtes, il semble possible de ré-interroger et de repenser les liens unissant la fête et la société.Dans une société démocratique, comment, finalement, penser le lien entre la fête et les représentants de la société afin que ce lien soit de nature à provoquer du renouvellement ?

Le lien entre la société et la fête doit être ré-interrogé, autrement dit le lien entre les représentants de la société et une fête dont l’enjeu apparaît désormais comme étant celui du renouvellement des idées et des envies issues des courants humanistes du 18ème siècle qui structurent l’individu contemporain. Ce lien semble être particulièrement lisible dans certains projets interculturels français à l’étranger ne pouvant se passer d’exprimer les fondements de notre culture tournés vers l’épanouissement de l’individu, du libre arbitre et de l’être ensemble. En effet, à l’étranger, la France est perçue d’abord comme la patrie de la Révolution et des droits de l’homme. Citons par exemple les festivals de littérature organisés par les services culturels français à l’étranger. De plus, c’est au cours d’une expérience personnelle de création d’événements en Asie centrale108 que j’ai personnellement perçu le lien existant entre la fête avec les fondements de notre culture. Aussi j’ai été témoin du regard passionné porté sur la culture française, culture

107 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, p.257108 J’ai réalisé deux stages de 6 mois chacun au Service culturel de l’Ambassade de France au Kazakhstan, en 2002 et 2003,

au cours desquels le Conseiller culturel de l’Ambassade m’a confié la conception et l’organisation des Fêtes de la musique, de Lire en fête, et du Printemps des poètes.

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de la démocratie, dans un pays, le Kazakhstan, où notre démocratie et ses figures constituent un mythe.

Observons donc une fête aujourd’hui ancrée dans notre calendrier culturel : Lire en fête. Depuis 1989, le Ministère de la Culture et de la Communication, relayé par les bibliothèques, les librairies, les éditeurs et les Centres Culturels Français à l’étranger, tente de sensibiliser le plus large public possible à l’univers du livre et de la littérature française.109

En 2002, le SCAC de l’Ambassade de France au Kazakhstan110 m’a confié la conception et l’organisation de ce festival. Habituellement, quand un SCAC organise un événement, le rayonnement de la culture française à l’étranger est en jeu. Quelques jours après mon arrivée au Kazakhstan, j’interrogeai Monsieur Crouail, le Conseiller culturel, sur les enjeux du SCAC, et précisai ainsi ma question : « Pourquoi l’Etat français dépense t-il de l’argent pour organiser des événements au Kazakhstan ? ». Sa réponse fut le reflet, je le compris plus tard, de sa façon de travailler et sans doute des motivations profondes qui l’ont mené à ce poste. Pour lui, les enjeux sont doubles. Il existe une vision « messianique111 » destinée à voir l’héritage des Lumières se propager, mêlée à des raisons économiques simples. Prenons l’exemple d’un businessman kazakh devant acheter les services d’une entreprise occidentale. Si plusieurs sociétés lui proposent les mêmes conditions, l’affinité culturelle pourra faire remporter le marché à une entreprise française112. Cela semble trop simple, mais il faut voir les sommes dépensées par les Etats-Unis dans les bourses de voyage d’études et dans les structures d’apprentissage de la langue américaine pour en être convaincu. Dans le cas du SCAC, la double vision de la fête est donc intégrée à sa politique : des fêtes au service de la société française contenant une idée plus forte, presque convulsive113, l’essence de la Révolution : l’esprit des Lumières.Pour la première fois, je formulais clairement ma vision d’une fête, et la façon dont elle devait être conçue. La fête, éphémère par essence, devait engendrer de nouvelles pratiques, de nouvelles structures devant lui survivre. Le concept de Lire en fête s’imposait. Confronter les classiques du genre (atelier d’écriture et de lecture) à la notion de long terme : chaque projet

109 « Moment privilégié de dialogue et d'expression de la diversité culturelle, Lire en Fête invite pendant trois jours à partager le livre, la lecture, l'écrit, la création littéraire en France et dans 91 pays du monde, de Marseille à Troyes, de Bordeaux à Lyon mais aussi de Tokyo à Santiago. Lire en Fête vise à sensibiliser tous les publics et tous les milieux, notamment les plus éloignés du livre : des animations littéraires seront organisées dans les hôpitaux, les cliniques, les maisons de retraite et les prisons mais aussi dans la rue, sur des places, au café, dans des salles de cinéma, des théâtres et sur la Toile. » http://www.lire-en-fete.culture.fr/2004/site/presentation.php110 Service de Coopération et d’Action Culturelle : dirigé à l’époque d’une élégante main par Claude Crouail qui a toujours

tenter de mêler obligations et expériences. Je le remercie ici pour la confiance dont il m’a témoigné et le soutien qu’il m’a apporté.111 Mettre en parallèle « messianique » (qui pense que tout s’arrangera avec l’arrivée du messie) et l’esprit des Lumières peut

paraître contradictoire. A moins de reprendre l’idée de Danton qui prônait en 1790 l’idée d’une fête religieuse, mais d’une religiosité marquant la foi en la république.112 Lors de mon deuxième stage au Kazakhstan éclata la guerre en Irak. Le président Chirac déclara que la France ne

participerait pas au conflit. Alors que les expatriés américains se faisaient très discrets dans ce pays à majorité musulmane, nombreux taxis refusèrent que je leur paye le prix de la course. C’était leur façon de soutenir l’économie française. « C’est gratuit pour les français » « vive la France » (propos entendus maintes fois au Kazakhstan pendant plusieurs semaine après la déclaration de M. Chirac). L’exemple est anecdotique mais montre combien l’esprit l’emporte parfois sur l’économique. 113 Tout au moins dans les pays d’Europe de l’est la culture française trouve toujours un accueil attentif. Si la France est

présente dans un événement, officiel ou privé, un discours, un rappel, un toast saluera la révolution, Danton ou Robespierre. De même, au marché ou dans un taxi, si la France est évoquée dans une conversation, c’est toujours la nation des droits de l’homme qui sera évoquée.

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sera comme la première page d’un roman. Après les trois jours du festival, l’histoire devra continuer. Pour l’Ambassade, le programme correspondra à son attente : le but de montrer l’attachement des Français à la littérature sera atteint, mais une part incontrôlable ne dépendant plus de nous pourra émerger dès les trois jours passés. L’atelier d’écriture et l’atelier de lecture en sont deux exemples.

Dans un atelier d’écriture

Le Kazakhstan comme toutes les ex-républiques soviétiques a été peuplé par des vagues successives de déportations. Il en résulte un nombre incroyable de familles éparpillées. Un oncle en Russie, un frère en Ukraine, un père en Ouzbékistan. Nous aurions pu faire écrire le public sur l’exil forcé et planifié, en organisant un concours de poésie. Mais puisqu’il s’agissait de faire « partager l’écrit »114, de faire écrire, je me suis interrogé sur le rôle de l’écriture en tant que création. Je me suis donc interrogé sur le phénomène de création nourri par une réflexion de Deleuze : « Un créateur n’est pas un être qui travaille pour le plaisir. Un créateur ne fait que ce dont il a absolument besoin115 ».Sans évidemment pouvoir définir ce dont les habitants d’Almaty avaient absolument besoin, je souhaitais répondre au problème de l’exil en recréant du lien entre les familles éparpillées. Alors, si dans le public certaines personnes ressentaient le besoin de recréer du lien, l’écriture pouvait reprendre tout son sens et nous aurons réussi à faire partager l’écrit. L’écrit-outil, l’écrit nécessaire.

L’atelier d’écriture

En 2002, à Almaty au Kazakhstan, pour le festival Lire en fête. Il suffit de passer le seuil d’un bureau de poste, transformé pour le festival en salon de thé, pour faire partie du public. Thé, biscuit, fauteuils, tout invite à prendre le temps. Tout autour des affiches de l’événement expliquent l’inhabituel aménagement. Écrivez à qui vous voudrez, cartes postales gratuites, timbres offerts pour le monde entier. Sur les tables se trouvent des paquets de cartes postales éditées spécialement représentant une danseuse de l’illustrateur Mattotti.Une baboushka116 s’occupe de l’accueil, sert le thé avec la bienveillance des femmes qui ont vécu. Alentour, le public est installé, certains sont rêveurs, d’autres actifs et concentrés. Toutes les postures que donne l’inspiration sont ici réunies. Dos courbé, coude gauche sur la table, main gauche couvrant la bouche. Plus loin, une femme, le dos droit, face à la carte postale, les deux mains tenant une tasse de thé, comme pour y capter la chaleur nécessaire à l’écriture d’une lettre trop longtemps remise à plus tard. Sur une table à coté, deux étudiants face à face s’échangent les coordonnées de leurs amis partis faire des études à l’étranger. Très organisés, les carnets d’adresses au milieu de la table, à main gauche, un paquet de cartes

114 Texte tirés du Cahier des charges de lire en fête : « Moment privilégié de dialogue et d'expression de la diversité culturelle, Lire en Fête invite pendant trois jours à partager le livre, la lecture, l'écrit, la création littéraire en France et dans 91 pays du monde… » disponible sur le site : http://www.lire-en-fete.culture.fr/2004/site/presentation.php115 Gilles Deleuze : Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation FEMIS -

17/05/1987116 Baboushka : grand-mère en langue russe

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vierges, devant eux la lettre en cours d’écriture, et, à main droite, une dizaine de cartes rédigées et adressées, prêtes à recevoir le cachet « toutes destinations ».Sur les trois jours plusieurs centaines de cartes ont été ainsi envoyées initiant, j’aime à le croire, tout autant de correspondances constituant la part incontrôlable recherchée dans ce projet.

De retour à Paris, je trouvais couchée dans un lit de factures, la danseuse de Mattotti. Des mots, des envies, des histoires avaient ici survécu aux trois jours du festival.

Dans un atelier de lecture

La problématique était analogue à celle de l’atelier d’écriture : partager une pratique littéraire en trouvant un dispositif permettant à une lecture outil, une lecture nécessaire de survivre aux trois jours du festival. Là encore c’est en partant d’un problème de société kazakhe qu’est venu le moyen de redonner une place forte aux livres dans les occupations quotidiennes.Il existe à Almaty une communauté africaine. Beaucoup de ses membres sont francophones et sont arrivés ici pour faire des études à l’époque soviétique dans le cadre de « programme de solidarité entre les peuples117 ». J’ai rencontré Daniel, qui avait été Président de l’Union des Africains au Kazakhstan, et j’ai dîné un soir au sein de sa famille. Comme dans beaucoup d’autres foyers africano-kazakhstanais la culture africaine est peu présente voire totalement absente. Face à la complexité de l’histoire de chacun de ses membres – un père africain francophone, une mère russe ou kazakhe, des enfants parlant uniquement le russe dans un pays abandonné par l’empire soviétique où la langue kazakhe recommence doucement à s’affirmer comme langue de travail – la culture africaine est mise de coté. De plus il n’existe pas de conte africain traduit en russe disponible à Almaty et la bibliothèque du Centre français ne dispose pas d’ouvrage sur la culture africaine. Pourtant il me semblait que la France et l’Afrique avaient une histoire commune suffisamment longue et riche pour justifier la présence de ce type de livres dans les rayons d’un Centre français.A partir de ce contexte culturel particulier, j’écrivais le projet Le griot, le lion et la bibliothèque

Le projet avait donc de multiples buts : faire découvrir les liens culturels France-Afrique, partager la culture africaine, donner aux familles Africano-kazakhstanaises la possibilité de montrer à leurs enfants la richesse d’une culture souvent négligée et enfin doter le Centre français de contes africains traduits en russe.

117 Sur le papier ces programmes populaires d’entraide étaient prometteurs. L’URSS souhaitait permettre à l’Afrique de se

doter de bons médecins, de bons ingénieurs tout en préparant le terrain à l’inscription de territoire Africains dans l’Union. Mais la réalité fut moins sympathique. Les bourses d’études n’étaient pas versées régulièrement et se posaient toutes sortes de problèmes, logement, inscription dans les facultés, peu ou pas d’infrastructures suivant de près la bonne marche du programme.

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Mécanique d’un projet118

Un mois avant le festival nous envoyons par e-mail au Centre Culturel Français « Akwa » Douala du Cameroun. Nous leur demandons de nous envoyer des contes Africains.Deux jours après, nous recevons par e-mail une vingtaine d’histoires.Au Kazakhstan, à l’Ambassade et au Centre Français, se met en place un bataillon de traductrices. En une semaine, les contes sont traduits. Nous organisons un atelier Griot. Enfants et parents africains se retrouvent après l’école pour apprendre les histoires. Il n’est pas question d’apprendre par cœur, mais de s’approprier la trame narrative. Le griot réapparaît. Trois enfants et deux parents seront les transmetteurs de contes pour Lire en fête. De notre côté, nous investissons une boite de jazz d’Almaty, le Jazz café, pour en faire un café littéraire. Les événements nocturnes de Lire en Fête trouveront ici un bel accueil. La disposition du lieu, sa scène, ses tables, sa petite piste de danse se sont dessinées autour de l’intimité nécessaire au jazz. Les murmures des griots trouveront ici une chaude écoute.Le premier soir, le public du festival se retrouve ici. Les cinq griots se relèvent tour à tour. L’Afrique a pris place au Kazakhstan. Sur les trois soirs, une dizaine de contes ont pris forme.Cinq griots sont nés à Almaty, ancienne capitale du Kazakhstan, ex-république soviétique.Parents et enfants se sont replongés dans leurs racines africaines. Le lendemain, nous mettons en pages les contes dans un recueil bilingue français-russe. Un nouveau rayon prend place dans la bibliothèque du centre français : « Culture africaine ». Le vide est comblé.Quelques jours plus tard, des mères kazakhes et russes, viendront emprunter les contes. Quelque part dans la nuit kazakhe, nous pourrions presque entendre le rugissement d’un lion.

La part incontrôlable

Dans ces deux projets, atelier d’écriture et atelier de lecture, l’événement officiel proposait une fête comme la conçoit l’Ambassade. Pour la société française et l’Ambassade qui la représente, le projet a participé à cette construction permanente du rayonnement de la culture française à l’étranger. Le Kazakhstan a pu ainsi comprendre un peu plus notre culture. Notre attachement à la littérature, comme forme d’expression, a été, communiqué et partagé. La carte postale a été comprise comme une invitation à découvrir d’autre projets culturels français, une incitation pour des étudiants à apprendre la langue française, etc.Mais, par ces dispositifs, une part incontrôlable s’est développée. Quels mots ont été échangés sur les cartes postales ? Nous ne le serons jamais, mais l’important est que les liens consolidés par la correspondance construisent une douce communion. Aussi, le conte n’a été qu’un prétexte permettant une cohésion dans une communauté, dans des familles. La fête a été un sursaut dont il reste des vibrations.La fête est là, dans cette intimité ouverte à « l’être ensemble ». Le public, dirait Montaigne, a été béant aux choses futures119.

L’atelier de lecture tout comme l’atelier d’écriture peuvent être vus comme des fêtes au travers des deux courants de pensée qui les analysent : dans ces projets nous pouvons lire aussi bien des fêtes pour la société comme les décrivaient Eliade ou Caillois, que des fête

118 Projet réalisé pour l’Ambassade de France en collaboration avec Céline Gaubichet, étudiante en langues orientales.119 Montaigne cité par Jean Duvignaud, Fêtes et Civilisations, p.8

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hors société comme les a présentées Jean Duvignaud. En étant au service de la société française, de son rayonnement, c’est une fête pour la société qui s’est exprimée. D’un autre coté, en s’adressant à des individus et en leur permettant de se replonger dans leurs racines, c’est-à-dire de renouer contact avec un pendant oublié de leur culture, c’est une fête hors société qui se présente à nous. La correspondance, en renouvellant un « être ensemble » dégradé, souligne encore une fête hors société. La construction intime de chacun, l’épanouissement personnel d’individus au travers de leurs propres histoire ou au travers de leur relation à l’autre, confirme d’une part l’existence d’une fête hors société, et démontre d’autre part aussi combien cette fête n’est pas contre la société. Elle est juste en dehors. La construction d’une conscience ou d’un groupe, qui n’a pas pour base la société, n’est pas nécessairement le premier pas vers une remise en question des fondements de la société dont l’individu s’est extrait momentanément avec la fête. Au niveau de l’individu, la fête s’est réalisée par une rupture des activités quotidiennes tournées vers un épanouissement de l’être et de la vie collective, laissant ainsi entrevoir ou émerger de nouvelles idées, de nouveaux projets pour les temps à venir.

Les moyens de la fête

Au travers des fêtes que nous avons décrites, manifestations, épanouissement, projets culturels…, l’idée d’une fête engendrant du « long terme » s’est affirmée. Pour réaliser ces remises en questions, des structures, des énergies, des matériaux ont été nécessaires. Or la fête est une activité humaine apparemment gratuite, ne produisant aucun bien, ne répondant pas au premier abord aux fonctions vitales de l’homme, ni à son développement économique. Pourtant sa réalisation a un coût et les moyens de son existence sont parfois onéreux. Quand l’Etat finance un événement, il souhaite généralement le rendre accessible au plus grand nombre et communiquer ainsi son attachement à la culture. Cela suppose qu’il puisse, de fait, avoir un certain contrôle de l’idée développée dans la fête, ce qui peut nous conduire à questionner le financement des événements, et la gratuité pour le spectateur. Dès lors, nous pouvons nous demander quel est le rôle d’un Etat dans la production d’événements ? Et comment, face à cela, se situe le spectateur ? Quels sont les enjeux du financement des fêtes, qu’il soit public ou privé ? Observer la gratuité d’un grand nombre d’événements culturels, c’est observer une conséquence du financement public. Ainsi, avec le thème de la gratuité il semble possible de trouver des pistes de réponse à ces questions.

Aujourd’hui beaucoup d’élus se battent pour la gratuité des événements, en voulant rendre accessible la culture au plus grand nombre. A l’inverse, de nombreux créateurs se battent contre la gratuité systématique de la culture populaire. Beaucoup, par des prix d’entrée souvent symboliques, demandent ainsi un engagement du spectateur120. Engagement vis-à-vis de l’idée développée dans un événement mais aussi engagement face au créateur qui doit vivre de son métier. Pourtant, les financements publics ont permis la création de très nombreux événements de qualité et dotent ainsi les villes d’un calendrier culturel riche. À l’inverse, si les financements publics permettent à tous d’accéder à de grandes fêtes – Fêtes de la Musique, Lire en Fêtes, Printemps des Poètes, Bal du 14 juillet, Paris quartier d’été… –

120 Un prix d’entrée symbolique est aussi pratiqué couramment pour « gérer la jauge », c’est à dire limitée le nombre de

spectateurs en excluant ceux qui n’auraient pas la volonté de payer.

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il est possible que le public se contente de cette offre et n’imagine plus la possibilité de participer financièrement à des créations en achetant leurs places. Pour comprendre les enjeux d’une participation financière du public, en focalisant notre recherche sur les grands événements populaires, nous pouvons nous attacher à l’exemple suivant. Jean Duvignaud, décrit combien un match de foot peut revêtir l’aspect d’une fête. Ainsi, s’il semble normal aux supporters121 de payer leur place pour remplir un stade de 80 000 personnes, il semble à l’inverse impossible d’imaginer un bal du 14 juillet payant. Par ailleurs, si la « querelle de la fête » ressurgissait aujourd’hui, une fête du 14 juillet qui ne s’alignerait pas sur le concept habituel d’un tel événement ne trouverait probablement pas de subventions. Combien même cette fête finirait par s’organiser et avoir lieu avec des investissements privés, il est possible de douter que le public soit prêt à payer une entrée. L’exemple peut paraître étrange, mais il souligne la nature complexe du lien financier qui existe entre l’Etat et les créateurs. Lien complexe car si l’on ne peut accuser les institutions de nos démocraties occidentales de fabriquer consciemment ce lien, l’habitude du public de participer gratuitement à de grandes fêtes populaires ne trouve néanmoins aucune alternative soutenue par ces mêmes institutions. Bien sûr, il faut continuer à protéger cette « habitude » de voir les grands événements soutenus par l’Etat, quand nous y percevons de plus en plus de qualité et de recherche. Toutefois, la question d’une autre habitude reste sans réponse. Celle des enjeux du lien existant entre l’Etat et les créateurs : Jean Duvignaud nous rappelle qu’historiquement, les princes de la Renaissance permettaient aux artistes de vivre dignement à condition que ceux-ci démontrent le pouvoir divin (donc légitime) de la classe royale122. Or, et peut être à cause de l’ambiguïté de ce pacte, le débat sur la gratuité s’enrichit de cette réflexion d’Yves Michaud : « Un Art n’a pas forcément vocation à être diffusé au grand public, ce n’est pas nécessairement un service public »123.En suivant le parallèle art et fête ici établi, nous pourrions donc penser qu’il en est de même pour la fête : elle n’aurait « pas forcément vocation à être diffusée au grand public, ce n’est pas nécessairement un service public ». La compréhension du lien entre l’Etat et les créateurs devient alors plus complexe : si la fête n’est pas soutenue par les pouvoirs publiqs, elle

121 Pour qui à vécu les grandes liesses populaires de la coupe du monde de foot en 1998, il est possible de déceler aisément

des caractéristique de la fête dans les phénomènes crées par cet événement. De plus, Jean Duvignaud, dans Fêtes et civilisation, présente cette communion du groupe autour d’un même « but » comme une constituante forte des quelques fêtes qu’il reste aujourd’hui.122 Jean Duvignaud, dans Fête et civilisations, nous démontre combien ce lien financier pouvoir-artiste est ancien. A la

renaissance, un pacte est passé entre le pouvoir et les artistes. Les artistes ont besoin d’un appui financier pour exprimer leur art, les dirigeants ont besoin que le statut divin de leur pouvoir soit compris et consacré. Pour le comprendre, il suffit de se pencher sur la culture gréco-latine, qui mêla habilement au travers de peintures, sculptures, poèmes, épopées, le divin et le pouvoir.

Voir au travers d’œuvres figées (peinture, sculpture) ou vivante, telle l’entrée d’un prince dans une ville conquise, une représentation d’un dieu, d’un colosse au côté du dirigeant, tend à lui prêter, aux yeux de tous, la force et le pouvoir dont cette divinité dispose. On a souvent décrit les fêtes de la renaissance, féerie représentant la naissance, le mariage, la vie. En habiles calculateurs, les rois et les princes tentaient de se représenter aux yeux d’un peuple qu’ils devaient absolument contenir, comme des défenseurs de cette vie.

Si le peuple consentait, approuvait ces spectacles, dont il était friand, il acceptait la domination de ces rois, de ces princes.

Ce pose alors la question suivante : Les prince aurait-il besoin du jeu, de la grimace, s’il disposait réellement de la force ? Sous-entendu, le peuple et le bourgeois dominés on la véritable force, mais le spectacle leur fait penser que leur puissance n’est pas force sans l’approbation, la bénédiction d’un roi divin.123 Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, , hachette littérature, p.44, mai 2004

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pourrait être vouée, si ce n’est à disparaître, à devenir inaccessible au plus grand nombre. Et Duvignaud nous le rappelle : privé de fête, l’homme retomberait dans l’animalité124. Ainsi, si le plus grand nombre d’entre nous ne pouvait avoir accès à des fêtes, nous retomberions dans l’animalité et le maintien de la société serait en jeu. Nous serions alors tentés de croire Jean Vilar, pour qui la fête, tout comme l’éducation, la santé, ou le réseau routier, devrait être un service public125. Mais si la fête, tout comme l’art, peut parfois remettre en question de manière radicale la société et l’expérience de vie, quel Etat ou cercle de pouvoir serait capable de proposer des fêtes sans les dénaturer ? Inversement une fête qui ne serait pas populaire participerait, à la manière d’un art contemporain parfois élitiste, à l’essor d’un « loisir de masse commercial » médiocre, pendant populaire du transit ludique décrit par Gilles Châtelet.

Nous avons identifié comme fêtes des phénomènes très différents. Pourtant, avec la manifestation, les moments d’épanouissements personnels, ou encore certains projets culturels, nous avons vu se manifester un phénomène commun, celui du renouvellement et de la remise en question. Aussi, s’est imposé un constat : ces phénomènes se réalisent en des lieux distincts, très variés. En observant l’histoire de l’art, nous avons souligné l’interaction permanente art-société. Caillois ou Eliade présentent la fête comme un outil tendu vers le maintien même de la société. Jean Duvignaud, en amenant l’idée d’une fête hors société désigne lui aussi, en creux, ce lien. Quand Yves Michaud, critique d’art, présente un « art à l’état gazeux », il présente un art impalpable, difficilement identifiable, qui ne se retrouve finalement que dans l’esthétisation générale du monde qui nous entoure. De son côté, Jean Duvignaud présente une fête en miette, qui après le travail de redéfinition que nous avons accompli présente une fête diffuse. Ainsi, s’affirme le parallélisme entre l’Histoire de l’art et les transformations successives de la fête : l’art est à « l’état gazeux », la fête, elle, est diffuse. Cette affirmation esquisse une nouvelle forme esthétique de remise en question gravitant autour du musée, de la rue et du débat public.Si cette nouvelle forme esthétique de remise en question est diffuse, nous pouvons nous demander si le groupe qui l’anime a conscience de lui-même. Politiques, musées, créateurs d’événements, artistes, entreprises, constituent un groupe étrange formulant pourtant ensemble une réponse dynamique face à un monde de plus en plus complexe. Pour que la fête existe, faut-il que se crée un lien entre tous les domaines où la fête s’est éparpillée ? Ainsi, nous pouvons esquisser un portrait de cette fête diffuse au travers de l’histoire récente. Avec Jean Vilar qui a ouvert le TNP126 aux ouvriers de Renault, mais aussi avec la création, en France, d’un Ministère de la Culture, ou encore avec le travail des Conseillers culturels des Ambassades, ou le travail mené par Jean Blaise dans son Lieu Unique qui propose à tous une vie culturelle riche et questionnante, nous pouvons voir dans ces éléments – politiques,

124 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, page 5.125 « Nommé à la direction du Théâtre national populaire (TNP), Jean Vilar entend faire éclater le cadre étroit des théâtres

parisiens de l'époque, ouverts à un public d'initiés et de privilégiés. Le « Petit Manifeste de Suresnes » est écrit à l'occasion de sa prise de fonction en 1951. Dans cette déclaration publique et solennelle, Vilar expose son programme : faire un théâtre nouveau qui soit un vrai « service public », l'instrument d'une culture populaire au sens noble du terme, en même temps qu'une grande fête civique qui rassemblerait le peuple des banlieues et le peuple parisien ». Texte tiré de l’Encyclopédie Encarta126 Théâtre National Populaire, situé à Paris au Palais de Chaillot, dirigé par Jean Vilar de 1951 à 1963.

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musées, créateurs d’événements, artistes, entreprises – le groupe humain qui aujourd’hui fournit l’essentiel de nos fêtes.

Quand Jean Duvignaud précise que l’homme, privé de fête, retomberait dans l’animalité, il souligne l’importance des enjeux de la fête et la nécessité de la voir exister. Ainsi, nous devons nous interroger sur les moyens de rendre une unicité à cette fête nécessaire aujourd’hui diffuse :Faire le lien entre tous les lieux et tous les acteurs de cette fête, est-ce réussir à lire une société complexe ? Ou plus encore, créer un lien ne permettrait-il pas, en rendant une lecture plus aisée de cette société, de formuler un nouvel « être ensemble » ?

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Conclusion

Ce que nous appelions fête s’est vidé de son sens, de son utilité. Et nous avons pensé ne plus avoir de fête. Pourtant, nous avons observé que la fête ne s’est que déplacée, diffusée dans des formes esthétiques de remise en question. Si ces phénomènes sont intimement liés au 20ème siècle, c’est précisément parce que notre société contemporaine, notre expérience de vie, et finalement notre quotidien ne se renouvellent qu’au travers de ce qui les constitue intimement. Bien que les phénomènes ici observés aient des caractéristiques propres au 20ème siècle, ils revendiquent une appartenance, une filiation avec les courants de pensées humanistes développés depuis la Renaissance. Mais si les nombreuses évolutions techniques issues de cette période se sont rapidement diffusées dans la société, il semble qu’au contraire les idées issues de ces courants de pensée humaniste ont mis plus de temps à transformer notre expérience de vie : Droits de l’Homme, droits du travail, droits de la femme, égalité entre les hommes quelle que soit leur origine.La fête nous est apparue comme diffuse, et pour en faire à nouveau l’expérience, il faudrait donc lui réinventer une unicité. Un travail individuel de connexion apparaît dès lors nécessaire, un travail à part entière, une discipline qu’il faut suivre pour vivre tous ces moments de remise en question : manifestations, expériences esthétiques, épanouissements, travail de la connaissance, des éléments constituant la base de notre culture.Ainsi, c’est la philosophie de combat que réclamait Gilles Châtelet, qui nous permettra de vivre des fêtes. Mais ce travail ne relève pas seulement de l’individu, et il est possible de demander que cette nouvelle fête soit soutenue par les représentants de notre société et les structures publiques.

Aujourd’hui des gens réalisent ce travail de collection. Des lieux, portés par une personne ou un groupe, mais soutenus par des élus, des entreprises, des artistes, proposent cet étrange mélange : épanouissement, diffusion de discours décalés, débats politiques, universités des savoirs, ateliers pour enfant, cinémas ou arts autrement. Plus qu’une réunion de phénomènes de renouvellement et de remise en question, ce sont des lieux qui diffusent ce « savoir collecter et connecter » ainsi que son contenu. Aussi, de grands événements culturels accessibles à tous existent depuis une vingtaine d’année et semblent porter une telle proposition. Les communes, les élus s’intéressent à ces convergences. Pourtant, de nombreuses structures travaillant dans cette optique sont aujourd’hui condamnées à disparaître faute de subvention.Nous avons vu l’importance des enjeux de la fête, vis-à-vis de l’individu et de la société. Et si nous avons trouver « ce qu’il nous reste de fête » dans la convergence de phénomènes de remise en question, nous devons nous interroger sur la fragilité des projets et des structures travaillant à cette connexion.En effet, il semble qu’aujourd’hui le soutien des structures publiques soit majoritairement destiné à de grands mais peu nombreux projets. Je pense ici, à la Fête de la Musique, à Nuit Blanche, à Paris Quartier d’Eté et encore à Paris Plage. La dimension culturelle de ces projets n’est pas à remettre en question, le public a montré son adhésion, et la diversité des projets et des discours est une réalité.Pourtant, en marge de ces grandes fêtes, de nombreuses structures expérimentant et réalisant ces convergences ne semblent pas intéresser les pouvoirs publics. Aussi, nous devons nous demander la raison de ce désintérêt. Est-ce que le travail de connexion n’intéresse pas les

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pouvoirs publics en dehors des grands événements ? Ou bien, face au caractère récent de cette activité, ce travail est-il aujourd’hui soit mal communiqué soit mal compris ?Ainsi, il semble que ce soit autour du dialogue « connecteur » / pouvoir public, que nous devrions trouver les moyens de voir apparaître de nouvelles fêtes. Si la fête ne peut se manifester aujourd’hui que par ce travail de convergence d’éléments fondamentaux de notre culture, il semblerait également que la connexion soit le moyen d’apporter du renouvellement à cette culture. Nourrir nos bases fondamentales, par de nouvelles idées, de nouvelles envies, pour voir s’exprimer de nouveaux possibles.Nous pouvons rappeler combien le travail de Jean Vilar a permis, à l’époque, en défendant l’idée d’une culture comme service public, de transformer les pratiques, tant de son public, que de l’ensemble des acteurs culturels, comédiens, directeurs de théâtre, pouvoirs publics ?L’histoire nous montre combien les représentants d’une société et les institutions oeuvrent pour le maintien des choses établies. Et nous savons que face au caractère parfois violemment renouvelant de la fête, le dialogue existant entre les représentants de la société et les acteurs de la fête ne peut qu’être fragile.Ainsi, nous devons trouver les moyens de consolider encore ce dialogue, pour que notre pratique de la culture soit à même de proposer des possibles, en s’imposant sous une nouvelle forme. Si Jean Vilar proposait une culture-service public, il faudrait aujourd’hui réinventer un statut de la culture en dépassant le travail effectué au TNP il y a 50 ans.Sans un tel dépassement, nous prendrions le risque d’une culture figée conduisant peu à peu à une société stagnante, puis régressive. Aussi, nous savons que dans de telles périodes, tout semblant d’issu est forcément séduisant, que de la régression naît la violence, la barbarie de l’extrême individualisation de la recherche de « divertissement ».

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Index

Introduction 7

1/ LA DOUBLE NÉCESSITÉ DE LA FÊTE 9

2/ RUPTURE ET RENOUVELLEMENTRecherche d’une fête autrement 14

A/ Fête, vague et vogue 14

B/ Fêtes Hommes dans l’homme 18L’épanouissement comme fête 22Manifestation et émeute 22La folie comme renouvellement.... 27La remise en question comme fête 29Proposer de faire autrement 31Premier projet : Le bal moderne 32Deuxième projet : les Dîners... 32L’inhabituel comme outil de la fête 33Après la fête ? 34Troisième projet : Patiemment 35 Quatrième projet : Composition ... 35Le concert de Leningrad 38

C/ Parallèle art et fête 40Une composante récente de la fête 41Pratiques de l’inhabituel... 43Art, fête et actes de résistance 44Précision sur l’insolite 46

3 / ENJEUX D'UNE NOUVELLE DEFINITION DE LA FÊTE 47

Dans un atelier d’écriture 49L’atelier d’écriture 49Dans un atelier de lecture 50Mécanique d’un projet 51La part incontrôlable 51Les moyens de la fête 52

Conclusion 56

Remerciements 59

Bibliographie et références 60

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Ecrire fut une étrange expérience qui aurait pu tourner au cauchemar sans le soutien de nombreuse personnes.

Merci à ceux qui m’ont permis d’écrire ce mémoire.

A mes parents, Karen Abd El Kader et Gérard Segui, pour tout ce qu’il y a de beaux dans l’incompréhensible.A ma tantes Fanchon, pour tout ce qu’il y’a de beaux dans le compréhensible et au delà.A mes deux sœurs, Albane et Elodie, je vous aime.A mes grand-mères, Mamie et Mayelle, pour les gâteaux au chocolat, les tartes aux pommes, les fars au pruneaux, les clafoutis aux cerises, pour les vacances, les billets de 50 francs pour acheter une baguette et dont nous pouvions garder la monnaie, les ballades, les pansements sur les genoux, les douceurs, les illustrés, les cartes oranges, la «survie» et les baskets...A Mustapha Elmanferrah.

A mon directeur de mémoire, Jean François Rettig, incroyable d’attention et de patience. Franchement. Au plaisir aussi de travailler au coté de Nathalie Hénon.

A mes amis, très fort, Johan Brunel, Ramy Fischler et Vladimir Moris, Mathieu, Françoise et Donald Warner, Stéphane et Anne Bernstein, Elise Aumont et Sylver Passerin.

A Claude Crouail, Conseiller Culturel de l’Ambassade de France au Kazakhstan qui croit en la fête.A Jean-Jacques Abadi pour ses conseils et ses histoires.A Odon Vallet, « oncle d’amérique ».A Daniel Kula, Thierry Defert, Jean-Marie Lebouc, Marie-Haude Carraës, Christian Barani, pour tellement de choses.A Jérôme Aich, le seul mec normal de l’ENSCI.A Guillem Chéron et Nicolas Omet, Hélène Audouy, philosophes.A Zoé Varrier, pour (les) son(s) autrement.A Cambronna, pour son légendaire puchero et sa mezzanine *****A Bertrand Monier, creature from the black poetic lagoon

A la Documentation de l’ENSCI, juste milieu entre taverne et cellule jésuite, à Nicole, Françoise et Simon.

A Lek, ma fête

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Bibliographie

Ouvrages

• La flamme d’octobre, Art et révolution, Editions Cercles d’art, Paris 1977• Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire - marchande, Guy Debord, J.J.

Pauvert aux belles lettres, Paris, 1966• Jeunesse Perdue, Révolte vide et vieux démons, Editions Autrement, Paris, 1993• L’art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique, Yves Michaud, Hachette

Littératures, Paris, 2003• L’enfant et la fête, Françoise Dolto, Mercure de France, Paris, 1978• Fêtes sauvages de la démocratie, Alain Brossât, Austral essais, Paris, 1996• Vivre et penser comme des porc, Gilles Châtelet, Folio actuel, Paris, 1999• Emile, Tome 1, Jean-Jacques Rousseau, Nouveaux classiques Larousse, Paris.• L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin, Editions

Allia, Paris, Janvier 2003• Jean-Jacques Rousseau, L’homme qui croyait en l’homme, Marc-Vincent Howlett,

Découverte Gallimard, Paris, 1989• Cultures et Folklores républicains, sous la direction de Maurice Agulhon, Editions du

comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 1995• On est tous dans le brouillard, Colette Pétonnet, Editions du comité des travaux

historiques et scientifiques, Paris, 2002• L’homme et le sacrée, Roger Caillois, Folio essais, Paris, Mai 1991• Le sacré et le profane, Mircea Eliade, Folio Essais, Paris, Octobre 2001• Les confessions, Jean-jacques Rousseau, Folio classique, Paris, 1770• Sens unique, précédé de Enfance Berlinoise, Walter Benjamin, 10/18, Paris, 1955• Fêtes et civilisations, suivi de La fête aujourd’hui, Jean Duvignaud, Actes Sud, Arles,

1991• Fous de l’Inde, Délires d’occidentaux et sentiment océanique, Régis Airault, Payot,

Paris, 2000• Le grand Répertoire, Machines de spectacle, François Delarozière, Actes Sud, Arles,

Septembre 2003

Journaux

• Commémoration, article de «Le monde », Mardi 10 août 2004, p. 14• Des bulles en cellules, Pierre DAUM, Libération, mardi 13 avril 2004

Radio

• Le concert classique de Leningrad occupé, Daniel Mermet, Là bas si j’y suis !, France Inter, diffusé le 2 janvier 1998

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Vidéos

• Episode de la vie d’un artiste : « Nicolas Frize » de Alain Weil, Couleur 52 min. FilmAct- Dec. 1991

• « Hôpital, silence ? » de Anne Alix, Documentaire 1995, couleur, 57 minutes• « Le Bal Moderne » de Nicole de Villepoix, Ijam Production. 32 min, couleur.

Internet

• Textes Nicolas Frise, www.nicolasfrise.com• Textes jean Blaise, site web disparu• Qu’est-ce que l'acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la

fondation Femis, 17/05/1987, webdeleuze.com/php/texte.php?cle-134• Textes Michel Reilhac, france5.fr/gdn/historique/origine.htm• Textes sur les arts de la rue, Actes des jeudis de la Sorbonne, univ-paris.fr/recherche/

e-publications/jeudi-de-la-sorbonne/actes 1999/ article2123.html

Iconographies

• Le Monde à l’envers, Frédérick Tristan, Hachette, 1980• Espace de Jeux, De la boîte à sable au terrain d’aventure, Marguerite Rouard / Jacques

Simon, Edition D. Vincent, paris 1976

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