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Festin cannibale L " * a mere egorgeuse Les grands récits paradigmatiques sont de deux ordres, qui situent le repas cannibale à des niveaux différents - d'une part à la table des dieux, d'autre part à celle des hommes- et impliquent dans chaque cas un meur- trier distinct, le père au plan divin, la mère au plan humain 1. Une rivalité existentielle de la part des hommes, mettant en péril l'ordre cosmique même, est à l'origine du festin cannibale offert aux dieux, en un temps évi- demment antérieur à la religion, les Olympiens et les hommes se côtoient encore. L'immolation de l'enfant n'est pas un acte rituel, mais un sacrifice truqué, destiné à éprouver la sagacité divine et à détrôner les Olympiens. A la table des hommes, en revanche, le repas cannibale qui relève de la jalousie et de la vengeance, ne met en cause que l'ordre familial. Harpalycé, Procné ou Aédon, épouses bafouées, immolent leur fils pour venger un adultère ou un inceste. Bouleversé par le comportement du père, l'ordre monogamique vole en éclats. Incapables d'agir seules, les mères perpètrent le forfait aidées par leur soeur, la tante de l'enfant, qui, dans le mythe a été la victime du crime sexuel qu'il convient de châtier. Le père sacrificateur opère seul. Tantale égorge Pélops; Lycaon sacrifie Nyctimos ou Arcas. Que le père ou la mère agisse, la victime du sacrifice cannibale est toujours leur descendant mâle direct. Il s'agit plutôt d'un * Communication prononcée lors de la réunion du Centre du 15/5/9l. 1 Principales références littéraires: 1) à la table des dieux: Lye. AI., ,481; Cl. Alex., Protrept., II, 36,5; Hygin, Astr.II. 4,1 et Fab. 176; ps. Eratosthène, Catast. l, 18 R.D.; Ovide, Mét. l, 165-261; Apollod., Bibl. III;, 8, 1; Paus. VIII, 2,3-4. -2) des hommes: Eschyle, Ag., 1090-1602; SuppL, 57-67; Sophocle, EI.,l48; Euripide, Or., 15,811-815,995; El., 699-726; Hygin, Fab. 45,88,206,246,253; Paus. l, 41,8, II, 18,1, X, 4,8; Sénèque, Thy. 683-1068; Hdte 1,73,108-109; Parthénios, Erot., 13; Nonnos,Dion., IV, 320, XII, 71-75, XLVIII, 745; Conon, Narr., 31; Apollod., Bibl. III, 14, 8; Zenobius, Cent. IV, 92; Libanius, Na"., 18; Ant. Libéralis, Mét., XI; Virgile, En. IV, 601-603; Ovide, Met. VI, 412-670. L'lùstoire de Thyeste fait exception. Quoique se déroulant à la table des hommes, elle emprunte sa structure au modèle perpétré en compa- gnie des divinités. Atrée, l'oncle, est alors le meurtrier des enfants offerts en pâture au père. Le scénario reprend les données du festin ancestral qui s'est déroulé deux générations auparavant et durant lequel Tantale a sacrifié Pélops aux Olympiens. D'autres légendes, comme celles du démembrement de Dionysos- Zagreus ou la cuiason de Mélicerte, bien qu'altérées, s'apparentent aux histoires cannibales. Voir. sur ces thèmes. G. Piccaluga, "Lykaon ., Quademi di st e mat delle religioni , 5 (1968); G. Mihailov, La légende de Térée,Univ. Sophia, L 2 (1955), p. 77-208; W. Burckert, Homo Necans , 1972; A. F. Laurens, "L'enfant entre l'épée et le chaudron', DElA 10(1984), p. 203-252; P. Scarpi, "L'espace de la transgression et l'espace de l'ordre", DRA 8 (1982), p. 213-225; M. Halm-Tisserant, Cannibalisme et immortalité, L'enfant dans le chaudron en Grèce ancienne, Les Belles Lettres, Coll, "Vérité des Mythes', Paris, 1993.

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Festin cannibale L " * a mere egorgeuse

Les grands récits paradigmatiques sont de deux ordres, qui situent le repas cannibale à des niveaux différents - d'une part à la table des dieux, d'autre part à celle des hommes- et impliquent dans chaque cas un meur­trier distinct, le père au plan divin, la mère au plan humain 1. Une rivalité existentielle de la part des hommes, mettant en péril l'ordre cosmique même, est à l'origine du festin cannibale offert aux dieux, en un temps évi­demment antérieur à la religion, où les Olympiens et les hommes se côtoient encore. L'immolation de l'enfant n'est pas un acte rituel, mais un sacrifice truqué, destiné à éprouver la sagacité divine et à détrôner les Olympiens.

A la table des hommes, en revanche, le repas cannibale qui relève de la jalousie et de la vengeance, ne met en cause que l'ordre familial. Harpalycé, Procné ou Aédon, épouses bafouées, immolent leur fils pour venger un adultère ou un inceste. Bouleversé par le comportement du père, l'ordre monogamique vole en éclats.

Incapables d'agir seules, les mères perpètrent le forfait aidées par leur soeur, la tante de l'enfant, qui, dans le mythe a été la victime du crime sexuel qu'il convient de châtier.

Le père sacrificateur opère seul. Tantale égorge Pélops; Lycaon sacrifie Nyctimos ou Arcas. Que le père ou la mère agisse, la victime du sacrifice cannibale est toujours leur descendant mâle direct. Il s'agit plutôt d'un

* Communication prononcée lors de la réunion du Centre du 15/5/9l. 1 Principales références littéraires: 1) à la table des dieux: Lye. AI., ,481; Cl. Alex., Protrept., II, 36,5; Hygin, Astr.II. 4,1 et Fab. 176; ps. Eratosthène, Catast. l, 18 R.D.; Ovide, Mét. l, 165-261; Apollod., Bibl. III;, 8, 1; Paus. VIII, 2,3-4. -2) des hommes: Eschyle, Ag., 1090-1602; SuppL, 57-67; Sophocle, EI.,l48; Euripide, Or., 15,811-815,995; El., 699-726; Hygin, Fab. 45,88,206,246,253; Paus. l, 41,8, II, 18,1, X, 4,8; Sénèque, Thy. 683-1068; Hdte 1,73,108-109; Parthénios, Erot., 13; Nonnos,Dion., IV, 320, XII, 71-75, XLVIII, 745; Conon, Narr., 31; Apollod., Bibl. III, 14, 8; Zenobius, Cent. IV, 92; Libanius, Na"., 18; Ant. Libéralis, Mét., XI; Virgile, En. IV, 601-603; Ovide, Met. VI, 412-670. L'lùstoire de Thyeste fait exception. Quoique se déroulant à la table des hommes, elle emprunte sa structure au modèle perpétré en compa­gnie des divinités. Atrée, l'oncle, est alors le meurtrier des enfants offerts en pâture au père. Le scénario reprend les données du festin ancestral qui s'est déroulé deux générations auparavant et durant lequel Tantale a sacrifié Pélops aux Olympiens. D'autres légendes, comme celles du démembrement de Dionysos­Zagreus ou la cuiason de Mélicerte, bien qu'altérées, s'apparentent aux histoires cannibales. Voir. sur ces thèmes. G. Piccaluga, "Lykaon ., Quademi di st e mat delle religioni , 5 (1968); G. Mihailov, La légende de Térée,Univ. Sophia, L 2 (1955), p. 77-208; W. Burckert, Homo Necans , 1972; A. F. Laurens, "L'enfant entre l'épée et le chaudron', DElA 10(1984), p. 203-252; P. Scarpi, "L'espace de la transgression et l'espace de l'ordre", DRA 8 (1982), p. 213-225; M. Halm-Tisserant, Cannibalisme et immortalité, L'enfant dans le chaudron en Grèce ancienne, Les Belles Lettres, Coll, "Vérité des Mythes', Paris, 1993.

nourisson lorsque le festin se déroule à la table des dieux2• C'est un adoles­cent d'environ treize ans - l'imagerie permet de s'en assurer- que les mères immolent en revanche à la table familiale3•

Les chairs dépecées du garçon remplacent dans les deux cas les viandes sacrificielles . Lycaon a plus perfidement mêlé les viscères de l'enfant aux parts animales. Cuites, les chairs de Pélops ont été servies aux dieux et étourdiment goûtées par Déméter. Mais, l'égorgeur, qu'il s'agisse du père comme de la mère, ne touche pas à la victime immolée. A la suite des machinations ourdies, le cannibalisme est perpétré par le convive, ou par l'un des convives invités4•

Le père cannibale

A la table familiale, les chairs de l'enfant sont destinées au père, tecno­phage malgré lui. Térée, comme Polytechnos, les consomme après qu'elles ont été cuites selon les règles, pour les régurgiter aussitôt dans un spasme. Le repas s'achève par le renversement de la table, un geste par lequel le père exprime symboliquement, après l'avoir fait physiologiquement, le rejet du cannibalisme. Il sanctionne et condamne le· festin tecnophage: la signification du geste est si évidente qu'on focalise sur lui le récit. Ainsi, le renversement est l'un des moments essentiels de l'ekphrasis qu'Achille Tatius fit d'une oeuvre picturale relatant l'histoire de ProcnéS.

Zeus lui-même, qui n'a pourtant pas goûté la chair de l'enfant, l'effectue lorsqu'il découvre les crimes de Lycaon et de Tantale6• Repris et atténué au plan humain, le renversement est plus lourd de conséquences lorsqu'il est accompli par l'Olympien, puisqu'il consomme de surcroît la rupture des relations que les dieux entretenaient avec les hommes.

2 C'est Itys lui·même -et donc adolescent· qui, chez Ovide (Met. VI) suggère à sa mère l'idée de l'atroce meurtre.

3 Pélops fait exception. L'aspect d'adolescent-éromène qu'il a acquis tient à l'aventure homosexuelle avec Poséidon qui suit l'épisode de la cuiBBon, Pindare, 01. J, 25-26.

4 Hormis Déméter, troublée, à la table des dieux (OL J, 45-53),le repas échappe finalement, en raison de la perspicacité des Olympiens, à toute consommation. Il apparaît essentiellementcomme un défi man­qué, aussitôt réprimé par une punition proportionnée à la faute: crémation eVou déluge universel; M. Halm-Tisserant, op cit, p.141-142.

5 Achille Tatius, V,3: "dans le reste du tableau, on voyait les femmes montrant à Térée dans une cor­beille les restes de son repas, la tête et les mains de son enfant; elles sont prises à la fois de rire et d'épouvante. Térée est dépeint sautant de sa klinè, brandiBBant son glaive contre les femmes; il repousse violemment de sa jambe la table fatale. Celle-ci est figurée ni d'aplomb, ni renversée, mais au moment où elle va choir". Autres mentions: Eschyle, Ag., v. 1593-1602; Ovide, Met. VI, v. 658-661.

6 Apollod. III, 8,1; Scholie à Lyc. Al., 481; Hygin, Astr. II, 4,1; Fab. 176.

Père et mère égorgeurs

Les textes relatant les mythes cannibales content avec plus ou moins de détails le meurtre, le dépècement et la cuisson de l'enfant. Mais ils oppo­sent la maîtrise de soi, la froideur, dont font preuve les pères, et la confu­sion qui, dans les mêmes opérations, caractérise le comportement des femmes. Alors qu'Atrée, nous dit Eschyle (Ag., v. 1593-1602), brise calme­ment les os des enfants de Thyeste, Procné et Philomèle déchirent les chairs. Dès l'égorgement, le désordre s'est installé. Chez Ovide, la tante saigne Itys à la gorge, tandis que la mère lui perce simultanément le flanc. La juxtaposition des morts sacrificielle ( le coup à la gorge) et guer­rière (le coup au flanc) inaugure la confusion. L'ostention de la tête et des membres, qui, à l'issue du repas, permet la reconnaissance de la victime, est également contée de façon plus violente dans le cadre du festin tecno­phagique7• C'est, "les cheveux épars" que, dans les Métamorphoses d'Ovide (v. 657 sq ), Philomèle ''bondit" de la salle et 'jette la tête sanglante d'Itys au visage de son père". L'emphase gestuelle et le désordre psychique des meurtrières traduisent la folie qui soudain s'empare des femmes. Plus sai­sissante peut-être que le geste égaré d'Agavé, ramenant à Cadmos le chef de Penthée, la cruauté de Philomèle atteint à l'atrocité de l'attitude d'Achille qui, sur des vases à figures noires, lance violemment la tête tran­chée de Troïlos8•

Festin cannibale et iconographie

Si les imagiers ont illustré l'immmolation d'ltys, la plus prisée des his­toires de tecnophagie, ils ont, en revanche, choisi d'ignorer le thème du fes­tin cannibale à la table des dieux. Il n'existe, en effet, aucune représenta­tion illustrant ou faisant allusion aux sacrifices de Lycaon ou de Tantale. Il eût pourtant été possible de suggérer l'épisode, en recourant au motif du renversement de la table, récurrent dans les témoignages littéraires qui, tous, dépeignent Zeus irrité, rejetant la table festive. Associée à la figure du dieu, ou au chaudron, la trapeza renversée eût permis de suggérer l'étrange festin9• Le désintérêt manifeste des peintres pour le festin en compagnie des dieux paraît avoir résulté de choix thématiques plutôt qu'il

7 Sénèque, Thyeste, v. 759 : "n vaque ,désonnais tranquille, au festin destiné à son frère: il découpe lui­même les corps ... (et) ne garde que les visages et les mains . ."; Hérodote l, 108-109; 116-118 : Harpage, dans une version inspirée par le crime d'Atrée, fait apporter les restes dans des corbeilles et tenir les chairs cuites au chaud jusqu'à l'heure du dîner ...

B Par ex.: : UMe 1 su. Achille, p. 72-80, illustrations, 359 a, 360, 363, 364 et JHS 14(1894), pl. 9. 9 Exprimant le désordre, la chute des objets intervient dans nombre de contextes, dans les scènes de vio­

lence de meurtre, de sacrifice dénaturé: par ex. , meurtre de Cassandre (c. de Ferrare, P. de Harley, Hea. My th .• Guerre tk Troie, 154); sacrifice d'Héraclès chez Busiris(pél. du P. de Pan, J. Boardman, ARFV, fig. 336).

n'a été subordonné à des contingences d'ordre technique. L'attitude répond davantage à des tabous d'ordre moral et religieux. On ne pouvait, il est vrai, impliquer de près ou de loin les dieux dans un acte aussi réprouvé que le cannibalisme. Il est à ce propos frappant que, dans les récits parti­sans des auteurs chrétiens, concernant le démembrement de Dionysos par les Titans, on ait insisté sur la tentation cannibale de Jupiter qui, n'ayant pas été convié au repas, aurait été séduit par la "suavité des fumets"et se serait précipité à table. Les pères de l'Eglise ont évidemment outré une attitude qu'inversement les auteurs grecs antérieurs avaient atténuée ou niée1o. Pindare, dans la première Olympique s'indignait (comme, ailleurs, Euripide, [ph. T, v. 388-391) de ce qu'on ait pu tenir les dieux pour canni­bales. Pourtant, comme ensuite Ovide, Hygin et Nonnos de Panopolis, ne raconte-t-il pas que Déméter a touché cette viande interdite et a dévoré l'épaule dujeune adolescent? Toutefois, on relativise la portée de son acte, en l'attribuant à l'émotion suscitée par la diparition de Koré. Il était hors de question de montrer dans une peinture un acte qui, a priori, n'avait pas sa place dans un récit, un genre pourtant moins suggestif qu'une image. Le cannibalisme était tabou, et, hormis chez les êtres monstrueux, tel Tydée ou le Cyclope, il n'était jamais représenté comme un acte délibéréll.

Le dévoreur d'enfant en vint à être excusé. C'est par la tromperie que le parent meurtrier l'a convaincu de s'asseoir à la table du banquet. Et Procné ruse lorsqu'elle prépare l'immonde cuisine, arguant d'un rituel propre à l'Attique, son pays d'origine, pour persuader à son époux thrace, Térée, de gagner, seul, la trapeza . Il est certain que l'inconscience de l'acte atténue la responsabilité de l'anthropophage: de là sont venus les commentaires des poètes pour innocenter Déméter ...

Les imagiers se complurent, en revanche, à montrer le meurtre canni­bale à la table des hommes, lorsque, destiné au père, il était accommodé par la mère.Là encore, certaines contraintes techniques firent que les peintres ne relatèrent pas systématiquement tous les épisodes évoqués par les mythesl2 . Des versions picturales du repas tecnophagique qui nous sont parvenues, aucune ne représente ni le chaudron, ni la manducation des chairs de l'enfant.· Evitant de montrer l'irreprésentable, les artistes se sont intéressés à la mort de l'enfant, choisissant même de peindre la "mau­vaise mère" perpétrant le forfait ..

10 Clément d'Alexandrie, Protr. II, 36,5. 11 mysse, dans le Cyclope d'Euripide, v. 300-312, n'opposait-il pas de manière paradigmatique le compor­

tement de Polyphème aux usages civilisés des Grecs? 12 Suivant ses propres lois, l'imagerie fonctionne de manière autonome par rapport aux modèles litt&

raires. Ainsi, Astyanax, précipité du haut des murs de Troie est fracassé dans l'imagerie (ex.: RA 50 (1957),p. 27 et O. Touchefeu,lmage et céramique grecques, Actes du Colloque de Rouen, 96, 25-26 nov. 1983, p. 21-28 ); les agressions d'Astyanax et de Priam d'une part, de Cassandre d'autre part, topogra­phiquement séparées dans les récits, ont été parfois cumulés dans l'iconographie (ex.: Riulst NS 4

La saisie de la victime

L'attitude nerveuse que Macron a confèré à Procné sur la coupe du Louvre G 147 (fig. 1 a ), évoque plus le démembrement de l'enfant que son égorgement. La mère qui garde l'épée rangée au côté, s'approche d'Itys, tenu par sa tante, dans une attitude excitée qui préfigure le déchirement à mains nues. Sur un miroir étrusque (fig. 1 f ), très voisin, la mère et la tante, toutes deux armées, se penchent sur le malheureux enfant, saisi aux avant- bras. Mais les épées, brandies cette fois, lèvent toute ambiguï­té. De surcroît, le panier destiné à recueillir les restes de la victime, pour la révélation, est figuré sur le sol.

L'infanticide

La mère opère seule et tranche la gorge d'Itys d'un coup d'épée, sur la coupe du P. de Magnoncourt (fig.! c ). Le schéma iconographique qui sert aussi à figurer le meurtre de Médée (fig. 1 g ), s'il se diffuse dans la peintu­re de vases italiotes, n'est pas commun dans le répertoire attique. Tandis que sa mère le frappe, l'enfant, tendant sa main, effectue le geste banal de la supplication. Une lyre a été suspendue dans le champ,un tabouret, typique du symposion, placé sous la table, devant la klinè sur laquelle l'enfant s'affaisse. Par la juxtaposition des accessoires du banquet, le peintre révèle la nature- culinaire, puis cannibale- de cette mise à mort. Sur la coupe d'Onésimos (fig.! b ), l'attitude et les gestes de la mère sont identiques, mais le lit de banquet n'a pas été reproduit. Le peintre n'a retenu, en outre, aucun des éléments allusifs au festin. Le corps d'ltys est maintenu à l'horizontale par Philomèle qui le tient aux épaules. Procné le frappe à la gorge. C'est le fourreau de l'épée qui, cette fois, a été placé en évidence, sur la gauche de la composition. Par l'ostension du fourreau et par la manière dont les femmes, face à face, se sont saisies de l'enfant, Onésimos rend à la fois l'égorgement sacrificiel et le démembrement diony­siaque.

La révélation

C'est à l'issue du repas que s'intéressent encore les imagiers. Sur une coupe du Musée de la Villa Giulia (fig. 1 d ), les deux meurtrières, le crime perpétré, épées au poing, portent la tête d'ltys qu'elles vont présenter au père tecnophage. Ce n'est pas un hasard, mais bien un choix délibéré, qui, soulignant leur parenté avec les ménades, a conduit l'artisan à les repré­senter dans la même attitude qu'Agavé et Autonoé après le démembre­ment de Penthée, brandissant dans une funeste pompè la tête et les membres arrachés de la victime13• Sur une intaille romaine du Cabinet des

13 Déchirement de Penthée: Hell. myth. , Héros, p. 75, fig. 40; K. Schefold, Die Gôttersage, p. 182,243

Médailles (fig.I e ), Térée, main au front en signe de désespoir, se voit pré­senter la tête d'Itys, par les meurtrières qui, telles les Bacchantes, avan­cent encore la tête révulsée en arrière.

Le thème de la fuite des soeurs a été illustré sur un cratère du Musée de la Villa Giulia (fig. II d). Elles s'éloignent du lit de banquet sur lequél, encore assis, Térée empoigne son épée. L'image ne reproduit ni le meurtre, ni la révélation. La composition ne serait pas intelligible, si un signe ico­nique, discrètement placé, n'en donnait la clé: une jambe d'enfant émerge d' un coffre entrouvert, dissimulé sous le lit. Associé à l'épée qu'a dégainé le père, au mobilier du banquet et à la poursuite qui s'amorce, les reliefs confirment la nature du repas qui vient d'être consommé.De manière plus suggestive encore, la poursuite a été suggérée sur une coupe de Florence (fig. II e) par le P. de Thorvaldsen, un suiveur du P. de Magnoncourt.Térée, seul,encore assis sur le lit , se soulève sur le coude et brandit l'épée vengeresse. Pendu dans le champ, un spiridon , le panier dans lequel les convives avaient l'habitude d'apporter leurs provisions, fait seulement allusion au banquet.

Le renversement de la table

Le sarcophage romain du Musée de Budapest (fig. II b ) représente le renversement de la table. Détaillé, le relief montre le désordre consécutif à la révélation. Les membres amputés sont visibles. Et Térée, furieux, qui brandit un lambeau de chair, assène un coup de pied à la table. Elle choit sur le sol, entraînant le bras de l'enfant qui y était posé. Placée au centre de la scène, Philomèle, telle une ménade en transe, dépoitraillée, virevolte en jetant un regard éperdu.

La représentation de Térée furieux, rejetant la table, dont il n'existe aucune version pour la Grèce propre, ressortit au répertoire des peintres de vases italiotes, généralement plus influencés par des mises en scènes théâtrales que par les strictes données mythologiques. C'est cette scène qui a été représentée sur un cratère fragmentaire du P. de Lycurgue (fig. II c). Une femme épouvantée (Procné) tente de s'enfuir par une porte entrouverte, sur la droite de l'image. (Un artisan campanien, le P. de Caivano, sur un vase fragmentaire conservé à Dresde (fig. II a) a , pour sa part, représenté la fuite de la mère hors du palais, poursuivie par Térée, épée au poing ). Sur le cratère fragmentaire, plus précis, du P. de Lycurgue, à l'intérieur de la pièce, dans un grand désordre de vaisselle et de coussins, on remarque le pied nu de Térée, lancé contre une table qui se renverse.

Toujours allusifs, les peintres n'affrontent pas le tabou que représente l'anthropophagie. Par un basculement temporel, anticipant ou commémo­rant , grâce aux accessoires introduits, le festin cannibale, ils adaptent une image axée soit sur le meurtre de l'enfant, soit sur la poursuite des meurtrières (la présentation des membres reste une version tardive, plus circonscrite à la petite plastique et aux gemmes ). On reste frappé devant l'insistance des peintres à peindre l'infanticide. Sur les monuments ras­semblés, par deux fois le crime est imminent, par deux fois il est crûment reproduit. Par deux fois, encore, il s'apparente au diasparagmos diony­siaque.

Les motifs des imagiers

On est en droit de s'interroger sur les raisons qui incitèrent les artistes à observer le mutisme le plus respectueux lorsque le forfait, offert aux dieux, était perpétré par le père et à privilégier, inversement, le thème de la mère meurtrière et cuiseuse d'enfants. Alors que les difficultés tech­niques étaient les mêmes, pourquoi choisirent-ils d'illustrer plutôt le mythe de tecnophagie?

L'occultation du meurtre, lorsqu'il est commis par le père, tient essen­tiellement à deux raisons.

a) - motifs religieux: un tabou religieux dut contribuer à interdire l'illustration de récits situés à la table des Olympiens. L'épisode relatif au forfait de Lycaon touchait au rituel indissociable qu'était le mythè arca­dien des pratiques cannibales du Mont Lycée, sur lesquelles règnaient encore à l'époque classique la plus grande réserve14• La ritualisation.du crime lycaonien a pu concourir à jeter un voile pudique sur l'expression figurée des légendes impliquant les dieux dans un acte cannibale.

En ne montrant pas les agissements du père sacrificateur, on éludait du même coup la participation, suspecte, sinon effective, de certains dieux au festin funeste et les allusions aux arcanes du rituel arcadien.

b)-motifs socio-juridiques: la seconde raison découle des droits, de vie et de mort, dont jouissait le père dans l'Antiquité. Le choix lui était laissé, à chaque naissance, de reconnaître le nouveau-né, lors de l'amphidromie, ou de l'exposer. Profondément ancrée dans la culture grecque, cette pratique perdura, au point qu'Aristophane l'évoquait d'un ton banal, dans les Nuées, et que Platon n'hésita pas, dans l'intérêt des Gardiens, à la codifier dans

14 Platon, Rép. VlII, 565d-506a; ps. Minos, 315 b,c; et, notamment, Pline HN VlII, 81; Paus. Vl, 8,2; Polybe XVI, 12, 7.

la République 15. La mère qui ne bénéficiait d'aucune de ces prérogatives entretenait avec l'enfant une relation différente qui exacerbait son rôle maternel. Aussi, le meurtre de l'enfant choquait-il davantage lorsqu'il était le fait des mères. La prédilection pour l'iconographie du repas technopha­gique paraît donc répondre à des idées préconçues au sujet de la femme en général.

Infanticide et démence

L'infanticide était à l'évidence considéré comme une manifestation de la démence 16.

La folie des mères criminelles est exprimée dans la Médée d'Euripide, par le choeur qui s'adresse en ces tennes à la Colchidienne:

"une seule femme avant toi... a porté la main sur ses enfants chéris . .Inô, frappée de démence par les dieux", v. 1284.

Et, Jason, soulignant la barbarie de ce geste, d'affirmer aussitôt, au vers 1340:

"il n'est pas une femme grecque qui eût jamais osé un tel crime".

L'infanticide était moins sévèrement jugé que le parricide ou le matrici­de. L'acte était quasiment excusé lorsqu'il avait été perpétré sous l'empire de la colère. Cette nuance explique qu'il ait pu être mis en image, contrai­rement aux autres crimes de sangs, tels le meurtre du père ou de la mère17•

La relation qui s'établit entre la folie et l'infanticide, atténuait, en par­tie, la portée de l'acte maternel. De l'ordre de l'hystérie chez les femmes, elle eut tôt fait de glisser vers le ménadisme auquel on l'associa. C'est d'ailleurs "l'écume à la bouche et les yeux révulsés, n'ayant sa raison" qu'Agavé arrache l'épaule de Penthée dans les Bacchantes , (vers 1121-1125). Hors du contexte dionysiaque même, la mère spartiate, infanticide, est à plusieurs reprises peinte dans l'Anthologie Palatine, "grinçant des dents" au moment de perpétrer le crime. Salivation, grincements, regard halluciné, sont autànt de signes pathologiques, révélateurs de la démence.

15 DA. sv. exposition, • 16 C'est mus par Lyssa ou en proie à la mania divine que les pères assassins de leurs enfants qui furent reproduits dans la peinture de vases, Héraclès, Lycurgue, ont été eux-mêmes représentés(cf. n. 18, par ex.) 17 Dans l'imagerie du rajeunissement de Pélias, le meurtre est toujours annoncé; il n'existe pas d'images

grecques de la mort de Clytemnestre ...

Le délire ménadique est à ce point rédemptoire qu'il est même introduit, sur un vase attique tardif, dans une scène montrant la folie de Lycurgue. Dément, Lycurgue tue sa famille, mais entouré d'une meute de bacchantes possédées18• On n'hésita pas à reproduire dans les textes poétiques et dans les images consacrés à ltys, au lieu de l'égorgement sacrificiel, le déchire­ment de type dionysiaque (Macron, Onésimos, fig. 1 a et 1 b). Le délire per­dure jusqu'à l'issue du repas: dans l'évocation d'Achille Tatius (n. 5) , c'est partagées entre "le rire et l'épouvante" que les deux femmes apportent les membres au père! Derrière les actions violentes de Procné et de Philomèle, on perçoit des pulsions de l'ordre de la possession.La sauvage­rie des deux soeurs s'explique doublement dans le mythe. Apparentées aux ménades, de par leur comportement irrationnel, elles se sont, par l'union contractée avec Térée, assimilées aux femmes thraces. On pressent, de la part d'Ovide spécialement, l'intention paradoxale de charger et d'innocen­ter à la fois, par le ménadisme, les deux athéniennes.

Adultère et mauvaise mère

Bien que proches du ménadisme dans leurs manifestations finales, les crimes d'Aédon et de Procné restent prémédités dans leur conception. La jalousie en est le moteur. Qu'on ne s'y méprenne point: le meurtre d'Itys est motivé par les mêmes pulsions et les mêmes récriminations de femme délaissée qui animent Médée. La Colchidienne poignarde ses enfants lorsque Jason lui a préféré une autre femme. Et les vers 263-266 de la pièce d'Euripide, qui font allusion à l'épisode médéen, - "une femme est d'ordinaire toute craintive ... mais voit-elle lèser les droits de sa couche, il n'est point d'âme plus sanguinaire"-pourraient s'appliquer à chaque meur­trière du festin technophage. Ces femmes sont de la même trempe, incar­nant l'épouse insoumise et la mauvaise mère. Réprouvant l'infanticide, la morale grecque dont Jason se faisait l'écho au vers 1340 de Médée a, pour les mêmes raisons, tenu à localiser les récits vers la "périphérie". Ils se perpètrent dans le monde barbare (Procné en Thrace, Médée venue de Scythie), soit dans le monde dionysiaque (conduite possédée de Procné et de Philomèle lors de la révélation).

Dualité de la mère

Les histoires de tecnophagie n'illustrent toutefois que l'une des facettes du comportement maternel. En se référant à d'autres récits, également centrés autour du feu et du chaudron, on constate que la mère-symbolisée dans sa complétude par la figure de la courotrophe- est, en fait, une per­sonnalité antithétique et complexe, tour à tour nourricière et tueuse.

18 Lycurgue: P. du Louvre G 433, ARV 1343; J. Boardman, RfVAth, 1990, nO 332

Médée, coupable d'un double infanticide, a dans une variante corin­thienne du mythe (relatée par Pausanias, II, 3, 8, 18) tenté d'immortaliser les quatorze enfants qui lui étaient successivement nés de Jason. Tandis que, par le biais du théâtre, s'enrichissait son personnage, il tendit à se dénaturer. Parce que, sur la scène, on dénonça ses outrances, il devint inconcevable de garder à l'infanticide le rôle initial et favorable qui·fut le sien dans l'Isthme. Pourtant, Médée reflète la double image de la mère qu'incarnent Déméter (dans le même temps nourrice de Démophon et ogresse dans le mythe de Pélops) et Inô (co-meurtrière de Penthée et salva­trice de Mélicerte)19.

Le rôle bénéfique de la courotrophe est si fortement ressenti que le tort causé par Déméter, lorsqu'elle a étourdîment dévoré l'épaule du fils de Tantale, est réparé par une autre divinité nourricière20 • Le remodelage de l'épaule reste du ressort des dieux (Zeus, Hermès)21. En revanche, l'opéra­tion magique destinée à réssuciter Pélops est de la compétence des seules déesses. C'est grâce à une nouvelle coction dans le lébès que renaît, "plus beau et plus resplendissant qu'auparavant" le fils de Tantale22. Aucun contexte, mieux que celui du festin cannibale, ne permet de retrouver , parfois éclatée entre deux personnages ou dans des récits distincts, la com­plémentarité de la figure antithétique qu'est, en fait, la mauvaise mère.

Seul le chaudron dans lequel avait bouilli les membres de Pélops se mue en instrument palingénésique23. Grâce à l'intervention des déesses courotrophes, l'épreuve du feu trouve une issue positive. A l'opposé du châ­timent infligé au père sacrificateur, mais semblablement, le retour à la vie exprime la puissance divine qu'on exalte dans les images. Occultant les phases tragiques du sacrifice cannibale offert aux dieux, les peintres ont préféré narrer le miracle de cette seconde naissance.

Monique HALM-TISSERANT Université de Strasbourg

19 Hyrn.ne homo a Déméter, v. 235-240 , et Pindare, 01 .1, v. 45-53; Lye., Al., 152. Inô- Apollodore III, 4,3: "InO jeta Mélicerte dans un lébès placé sur le feu, ensuite, l'en ayant retiré, eUe se lança avec le cadavre de l'enfant vers le fond de la mer"; Nonnos, Dion., X, v. 121-122

20 On se souvient que Pélops est rappelé à la vie par une autre divinité nourricière, que ce soit, selon les diffé­rentes traditions, Zeus, Hermès, Clotho ou Rhéa.

21 Le remodelage de l'épaule, comparable au travail du choroplate, réalisé par Zeus ou Hermès,est exclusive­ment de la compétence des dieux: Pindare, 01. 1,25-26 et schol. Pind. OL. I, 40a (Drachmann, Scholio Vetera, 1903, p. 29-41); Ovide, Met. VI, 404-411.

22 Apollod. Epi/., II, 3 . 23 Pour les peintures de vases: léc. de Leiden, CV A Leiden 2, pl. 105, 16(P. d'Haimon); léc. Coll. Bonci Casuccini,

Chiusi, Mon.Anl. 30(1925), p. 535, fig. 5 (P. d'Haimon); léc. de Syracuse, ManAnt. 17 (1906), p. 121(P. de Sappho); ces représentations sont regroupées dans Cannibalisme et imrrwrtalité , op.cit., à la pl. III, 6,7,8.

l a Coupe du Louvre G 14'1, Macron (48Oc:a). E. Pottier, Vases Louvre , 1922, pl. 11B.

Planches de dessins.

1 b Coupe fr. Coll. H. Cahn 699, Bâle. Onésimos (500-480). Mise en place du groupe d'après B. A. Sparkes, Greek Art, Archal'c into Classical (1985), pl. 36.

1 c Coupe de Munich 2638. P. de Magnoncourt(480). EAA IV, fig. 325, p.2'16.

1 d Coupe du Musée de la Villa Giulia 226B.Vers 450. CVA It.2, VG 2,pl. 3'1.

1 e Intaille de grenat, Cabinet des Médailles IB06. EAA , sv. Fïlomela, p. 681.

1 fMiroir étrusque, non loca­lisé. AA 36(1921), p. 81, fig. 8.

l g Cratère à volutes apulien. Vers 340. J. M. Moret, L'ilioupersis , pl. 93,3.

Il a Fr. campanien de Dresde ZV 2891, P. de Caivano (vers 350). AM 50 (1925), pl.U; M. Bieber, The Histo,., of the Greek and Roman Theater, p. 29, fig. 105.

II b Sarcophage de Budapest, époque d'Hadrien. C. Robert, Die antiken Sarkoph4g-Reliefs III, l, 1897, pl. 133, nO 424.

Ile Crat. Cr. de Sydney 53. 10 du P. de Lycurgue(360-350). Trendall-Webster, III 6,5.

II d Cratère à coL du Musée de la Villa Giulia 3579. Gr. de Naples 3169 (vers 480).CVA It. 2, VG 2, pl. 17.Croquis d'ensemble et détail.

Ile Coupe de Florence 80565. P. de Thorvaldsen (entourage. du P. de Magnoncourt, ct: PLIC, et d'Onésimos, cCib). CVA It. 38, Florence 4, pl. 123.