feraoun pauvre

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  • 7/27/2019 Feraoun Pauvre

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    FILS DE PAUVRE

    (Mouloud Feraoun)

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    Lanne mme o il perdit ses tantes, alors quils souhaitaient tous

    un peu de bonheur, Fouroulou eut un frre, quon appela Dadar, et

    dont la venue rveilla la rage impuissante de Helima.

    Fouroulou en perdant son titre de fils unique prit celui dan qui

    comporte, lui expliqua-t-on, certains devoirs pour lavenir, quand le

    petit sera grand, et beaucoup davantages dans le prsent. Pour

    commencer, il eut sa part de toutes les bonnes choses (ufs, viande,galette) que sa mre mangea pour gurir. Plus tard, le petit ayant

    symboliquement sa part de tout ce qui se partageait, on faisait mine

    de le lui donner et la main dviait vers Fouroulou qui recevait ainsi

    deux fois plus que les autres. Les surs navaient rien dire: un frre

    peut bien cder ce qui lui revient son an. Tant pis pour elles si

    elles ne sont que des filles.

    Voil donc au complet la famille Menrad. Sept personnes. Une seuletravaille et rapporte. Cest le pre. Il se dmne comme un diable, ne

    perd aucune journe, ne se permet et ne permet personne aucun

    luxe. Il tremble lapproche des ads qui engloutissent les sous. Il

    tremble lapproche de lhiver qui engloutit les provisions.

    Fouroulou, son frre et ses surs grandissent comme ils peuvent.

    Mais, somme toute, ils passent ainsi une priode paisible dont

    Fouroulou ne garde quun vague souvenir. Il ne se rappelle avec

    prcision que les mauvais moments de son enfance. Il avait onze ans

    environ lorsque son pre extnu par la fatigue tomba gravement

    malade. Ctait la fin de la saison des figues. Ramdane avait passauparavant toutes les nuits au champ, surveillant le schoir. Un

    matin, il remonte la maison les yeux enfoncs dans leurs orbites, le

    corps brlant, les lvres blanches. Il saffaisse en gmissant sur le sac

    de feuilles de frne quil a rapport pniblement sur son dos. Vite, une

    natte une couverture, un oreiller tout rond et aplati. Il se couche et

    refuse de manger. Il gmit toujours. Sa femme croit que a passera; les

    filles se demandent sil faut pleurer. Fouroulou est impassible du

    moment que a ne le concerne pas. Dailleurs son pre est fort. Il peut

    supporter la maladie.

    - Les bufs nauront rien pour la nuit, le sais-tu? dit la mre. Alors, tu

    ne peux vraiment pas remplir un sac ce soir?

    - Non, je suis malade. Va au champ avec tes enfants.

    - Montez sur le frne du milieu, le plus doux de tous, le plus facile

    aussi. Je voulais le rserver pour les dernires bouches. Puisquil en

    est ainsi, allez-y. Ne laisse pas monter Fouroulou. Il fera boire les

    bufs. Je voudrais dormir. Quils aillent jouer dehors.

    Le soir, la mre revient. Elle le harcle.

    - a ne va pas mieux? En taidant dun bton, tu pourrais peut-tre1

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    aller garder nos figues. Il suffit que les gens te voient passer. Ta

    prsence loignera les voleurs.

    - Appelle mon frre. Il me remplacera cette nuit. Tiens! dis-lui de

    venir. Envoie-lui le petit. Donne-moi encore boire.

    - Tu veux que jappuie de mes mains sur quelque endroit qui te fait

    mal?- Non! jai mal partout.

    - Une grappe de raisin? Il voudrait plutt un peu de couscous avec

    du lait bien aigre. Cela rveille!

    Ramdane ne rpond plus. Il ferme les yeux. Il ne les ouvre que pour

    recevoir son frre. Lounis constate, lui aussi, que ce nest rien. Il ira

    coucher au champ. Mais le lendemain, de bonne heure, il part en

    voyage pour une semaine.

    Dans la nuit, le malade dlire. Il dit des choses incohrentes ; il

    sadresse sa mre qui est morte; il touffe, il vitupre des

    personnages inconnus et invisibles, il dit quils le menaient. La

    femme ne dort pas, les perdants se rveillent. Ils sont muets et

    tremblants.

    - Ce sont des djenouns, dit la mre, votre pre se bat avec eux depuis

    une heure.

    Fouroulou se fait tout petit, il souhaite que les djenouns ne

    saperoivent pas de sa prsence. Ils ont terrass son pre. Ils sont si

    forts!

    Le lendemain, quoique habitu dormir tout son saoul, il se lve

    sans trop de difficults avec le soleil pour accompagner sa sur

    Baya au champ. Ils doivent sortir du gourbi les claies de figues au

    schoir, en ramasser dautres sous les figuiers, faire patre les

    moutons et rapporter le sac de feuilles de frne cueillies par loncle au

    clair de lune. De retour la maison, il sait quil aura faire boire lesbufs labreuvoir et que laprs-midi il retournera au champ pour

    rentrer les figues lintrieur du gourbi, remplir le sac pour les

    animaux et chercher parmi les buissons du bois sec pour le kanoun. Il

    pense que son pre sera content de lui.

    la maison, il trouve un vieux cheikh en train dcrire une amulette.

    Le pre est assoupi. Le marabout rveille le malade pour linterroger.

    Ramdane rpond raisonnablement aux questions. Nempche que,

    daprs le taleb, les djenouns ont t drangs pendant la nuit, ct

    dune source, prs du schoir et quils sont entrs dans le corps

    parce quon na pas pris la prcaution de les conjurer en prononant

    la formule habituelle, quelque chose comme vade retro, Satanas .

    Donc, tous les torts sont du ct du malade. Maintenant, pour les

    chasser, il faut tuer un bouc et encenser le bas-ventre du malade avec

    une feuille de laurier-rose crite des deux cts. Cette dernire

    opration sera rpte trois fois. Pour viter les confusions, trois

    feuilles de laurier portent chacune une, deux ou trois barres traces

    par le taleb.

    Fouroulou a une sainte terreur des djenouns. Il sen voudrait de les2

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    contrarier tant soit peu. Mais il se rappelle fort propos une petite

    anecdote raconte par son matre, lequel, pour faire plaisir sa vieille

    mre qui lui demandait une amulette, lui apporta, un jour, un petit

    papier proprement pli, contenant tout le texte de La Cigale et la

    Fourmi . Donc, pour montrer ses surs quil est un esprit fort et

    quil nest pas dupe du vieux turban qui vient leur soutirer dix francs,il raconte lanecdote de linstituteur en ajoutant que la cigale et la

    fourmi ont guri la vieille mieux que ne laurait fait une vritable

    amulette. Mais, pour faire ouvertement cette audacieuse critique, il

    doit attendre le dpart du cheikh et lassoupissement du pre. On ne

    sait jamais ce qui peut arriver. Quand le pre a les yeux ouverts, qui

    vous dit que ce ne sont pas les dmons qui lhabitent qui vous

    lorgnent, vous guettent et peuvent subitement changer de domicile

    et venir habiter chez vous ? Dans ces moments-l Fouroulou, son

    matre a beau dire, se tient prudemment lcart!

    Ses craintes sont pourtant bien vaines, car les djenouns ne se

    dcident pas quitter leur victime. Un deuxime, un troisime

    marabout ne russissent pas mieux que le premier. Dans ses instants

    de lucidit, le pre dit bien quil ne loge rien du tout, mais quand il

    se remet dlirer, il est difficile de le croire.

    Son frre Lounis revint enfin de voyage et fut tout tonn de le

    trouver plus malade encore. Ctait vraiment srieux. Comme un

    malheur ne vient jamais seul, on avait cass la porte du gourbi, une

    nuit o lon navait trouv personne pour le garder. On avait saccag

    des claies, vol une bonne partie des figues. Lounis prit la direction

    de la maison. Il se mit daccord avec le propritaire pour vendre les

    bufs quon ne pouvait plus entretenir. La part du bnfice servit

    soigner le malade. Elle ne dura pas longtemps. Il fallait de la semoule

    et de la viande une fois par semaine. On tua un deuxime bouc et de

    temps en temps une poule. Lad approchait, on dut acheter desgandouras aux enfants. On vendit lne et un mouton. Bref, le pauvre

    Ramdane tait ruin avant mme dentrer en convalescence. Lounis,

    pour sauver son frre, dpensait inutilement sans compter. Il

    apportait de la viande, ctait les enfants qui la mangeaient; on

    prparait du caf, le malade nen buvait quune tasse. Lorsque enfin il

    put manger, Ramdane ne trouva ni provisions ni argent. Alors il

    emprunta cinquante pour cent pour reprendre des forces et pour

    nourrir les siens. Ctait lhiver, il dut continuer emprunter jusquau

    printemps.

    Quand ses forces revinrent en mme temps que les beaux jours, il put

    mesurer avec effroi la profondeur de labme o la maladie lavait

    plong. La misre tait ses trousses. Pour la premire fois depuis le

    partage, il se rendit le cur gros chez le cadi-notaire, apposer ses

    deux pouces au bas dune reconnaissance de dette. Il hypothqua

    son champ et sa maison. Ce jour-l, un jour de march, si Fouroulou a

    bonne mmoire, son pre, surmontant son chagrin, avait rapport un

    chapelet de tripes. Elles parurent amres tous.

    Quelque temps aprs, laissant sa famille aux soins de son frre,3

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    Ramdane quitta, un matin, son village pour aller travailler en France.

    Ctait lultime ressource, le dernier espoir, la seule solution. Il savait

    trs bien que sil restait au pays, la dette ferait boule de neige et

    emporterait bientt, comme sous une avalanche, le modeste hritage

    familial.

    2

    Le soir qui prcda le dpart, aucun de ses enfants ne sen doutait.

    Mais le hasard voulut que Fouroulou se rveillt pendant la nuit. Son

    pre ne dormait pas. Il priait dans lobscurit. Il priait haute voix,

    demandant la Providence davoir piti de lui, de venir son aide,

    dcarter les obstacles de sa route, de ne pas labandonner. Puis,

    dans un lan dsespr, il limplorait de veiller sur ses enfants. Dans

    le silence de la nuit, le ton tait grave et profond. Chaque demande

    tait suivie dune confession mouvante. Ramdane dpeignait son

    embarras, sa misre. Il sembla Fouroulou quune prsence

    surnaturelle planait au-dessus deux et entendait tout. Il tait

    perplexe. Il lui suffisait dtendre son bras pour toucher son pre, car

    il dormait toujours ct de lui. Pourtant, il retint sa respiration et nebougea pas. Il se demandait ce qui arrivait. La douleur de son pre lui

    serrait la gorge et des larmes se mirent couler silencieusement sur

    ses joues.

    Tant que dura la prire, il ne put fermer lil. Il essaya de dcouvrir le

    nouveau tourment de la famille. Ne trouvant rien, il se dit que peut-

    tre tous les pres prient ainsi en secret, lorsque leur famille a

    beaucoup dennuis ce qui tait le cas des Menrad il le savait trs

    bien. Alors, il joignit de tout son cur sa prire celle de son pre et

    sendormit sans savoir comment.

    Le lendemain matin se levant le dernier, comme dhabitude, il trouvasa mre et ses surs tout en pleurs. Le pre tait parti laube, et,

    pour ne pas accrotre son chagrin, il avait prfr partir linsu de

    tous, sans embrasser personne. Il venait de renvoyer un ami sa

    gandoura et son burnous. Il partait dans la veste et le pantalon

    franais que lui avait donns un cousin et quon lavait vu rapicer

    avec application la semaine prcdente.

    Fouroulou se rappela ce quil avait entendu au milieu de la nuit. Sa

    mre, avec un pauvre sourire, lui dit quelle avait entendu, elle aussi.

    Elle manifesta une satisfaction visible en constatant que son fils

    navait pas dormi. Les filles furent un peu honteuses de leur mauvaise

    conduite. Elles naimaient donc pas leur pre, puisquelles navaient

    pu se rveiller?

    - Non! pensa Fouroulou. Cela dmontre simplement que ma mre ne

    peut pas compter sur elles, mais quelle peut compter sur moi pendant

    labsence de mon pre.

    Cette rflexion lempcha de pleurer comme ses surs. Il les consola

    un peu et partit pour lcole. Seulement, de temps en temps, quelque

    chose se contractait dans son ventre, dans sa poitrine et semblait4

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    grimper dans sa gorge.

    Vingt-deux jours aprs, la premire lettre arriva. Elle avait t remise

    par lamin. Personne nosa louvrir avant quatre heures, en labsence

    de Fouroulou qui tait en classe. Il prit le message des mains de Baya

    et embrassa lenveloppe. Tous lentouraient. Son petit frre Dadar le

    tirait par sa gandoura et lui disait: Vite, montre-moi mon pre . Ilhsitait. Il tait au cours moyen, mais une lettre, cest difficile, il faut

    expliquer. Pour plus de sret, il dcida dappeler un ancien qui avait

    quitt lcole avec le certificat. Le savant ne se fit pas prier. Il vint,

    ouvrit la lettre dune main sre et se mit traduire. Au fur et mesure

    quil lisait et traduisait, Fouroulou se rendait compte quil pouvait en

    faire autant. Ses yeux brillaient de joie. Il ny avait quune expression

    qui pouvait lembarrasser: il ne faut pas vous faire de mauvais

    sang.

    Le pre est en bonne sant , il espre que ses enfants se

    trouveront de mme . Il travaille, il ne tardera pas envoyer un

    peu dargent. Il demande ses enfants dtre sages, dobir leur

    mre. Il ne faut pas mener la chvre dans le champ doliviers o il y a

    de jeunes greffes; il ne faut pas ngliger de suspendre au bon

    moment des dokkars aux figuiers. La lettre est pleine de

    recommandations. Il donne ses ordres exactement comme sil tait l.

    Tel frne sera effeuill le premier, tel figuier sera arros ds les

    premires chaleurs, le fourrage de tel endroit sera rserv la chvre,

    lautre sera vendu. Suivent des questions de toutes sortes sur les

    provisions laisses la maison, sur les voisins, sur loncle. Il termine

    par le grand bonjour toute la famille, chacun avec son nom et

    le bonjour de lcrivain , celui qui a crit la lettre sous la dicte de

    Ramdane.

    Tout le monde est content. La famille entire, rassemble autour des

    deux coliers, voit le pre travers la feuille de papier. On rpond sur-le-champ. On a tout ce quil faut pour cela. Le diplm saccroupit

    sous lil vigilant de Fouroulou. Il pose une feuille vierge sur un

    vieux livre de lecture et plonge la plume dans lencrier tenu par

    Fouroulou.

    Celui-ci nosait pas faire la premire lettre. Il savait quil existe

    certaines formules dusage et il ne connaissait pas ces formules. Il se

    promettait in petto de les apprendre et de ne plus avoir recours qui

    que ce soit pour sa correspondance. Il apprit donc la faon de

    terminer la lettre avec les mille bonjours , ton fils dvou et

    rponse urgente . Sa jalousie ne lui permit pas de remercier

    chaleureusement son camarade auquel il signala mme, avec

    franchise, deux fautes dorthographe. Le lendemain, il porta la lettre

    lcole do elle devait tre remise au facteur. Le matre stonna de

    ne pas reconnatre lcriture de son lve et lui dit quil le croyait

    capable dcrire son pre.

    Mais une quinzaine de jours plus tard, Fouroulou prsenta une

    seconde lettre linstituteur. Sur lenveloppe stalait ladresse du

    pre, comme un chantillon de sa plus belle criture: Menrad5

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    Ramdane, 23-, rue de la Goutte-dOr, Paris, XVIIIe .

    Le matre jeta un coup dil, comprit que Fouroulou attendait

    quelque chose.

    - Cest bien! lui dit-il, et Fouroulou sen alla.

    La troisime lettre qucrivit Fouroulou son pre commenait ainsi:

    Cest avec joie que je tcris pour tannoncer que je suis admis aucertificat... Cette formule apprise lcole, lors dun compte-rendu

    de rdaction - supposez que vous tes reu, vous annoncez la

    nouvelle un ami -, lui parut belle en elle-mme et digne dtre lue

    Paris. Comme elle traduisait la ralit, elle lui parut plus belle encore et

    digne de sortir de la plume dun nouveau diplm. Il tait fier

    lavance de leffet quelle produirait sur lcrivain de son pre.

    Il venait de russir au certificat avec deux de ses camarades.

    Lexamen avait eu lieu Fort-National, une vingtaine de kilomtres

    du village, une vraie ville, avec beaucoup de Franais, de grands

    btiments, de belles rues, de beaux magasins, des voitures roulant

    toutes seules. Ce ntait plus Tizi. Tout lui parut beau, propre,

    immense. Et penser que les gens disent que cest un petit village!Il

    eut le temps de visiter la ville car il sy rendit la veille de lexamen. Il

    fut surpris et heureux de constater quil savait le franais. Il tait

    tonn dentendre des gamins parler aussi bien que lui mais avec un

    accent beaucoup plus agrable.

    Aujourdhui encore il entend lappel des candidats: voil

    linspecteur, les examinateurs, beaucoup de roumis authentiques. Il

    est en classe, devant une rdaction et des problmes. Il reprend ses

    esprits, fait de son mieux, russit, passe loral. O est sa timidit

    habituelle? Il rpond, il na pas peur, ce nest plus le mme, son matre

    ne le reconnatrait pas.

    Au village, ses deux camarades et lui revinrent dans la nuit, trs

    fatigus. Ils furent les premiers levs pour annoncer lvnement auxmatres, aux lves. On les flicita. Ctaient des prodiges. Fouroulou

    nageait dans la joie et lorgueil. Son pre ne devait pas lignorer.

    Il reut la rponse attendue avec une somme de deux cents francs. La

    lettre et largent avaient t remis un ami qui revenait de France et

    qui avait habit la mme adresse que le pre. Lorsque cet ami arriva

    au village, on alla linterroger dans sa propre maison. Il embrassa

    Fouroulou la place de son pre et donna largent la mre. Puis

    il tira de sa valise un grand catalogue dune maison de chaussures et

    un roman damour: Collection Gauloise , entours dune ficelle:

    - Alors! il parat que tu es instruit, toi? Eh bien, voil des livres que

    ton pre tenvoie. Il est trs content, tu sais.

    Et Fouroulou prit le paquet.

    3

    Au mois doctobre suivant, au lieu de quitter lcole, Fouroulou

    dcida dy retourner pour prparer le concours des bourses. Dans

    6

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    son for intrieur, il savait quil serait plus utile la maison comme

    berger. Mais ses camarades du certificat nabandonnant pas lcole,

    il ne pouvait faire autrement que de les imiter. Et puis les seuls

    animaux taient la chvre et son petit. Cette chvre navait pas

    besoin dun gardien spcial. On lavait intgre au troupeau du

    village. Tous les trente ou quarante jours, il pourrait sabsenter unedemi-journe pour mener patre au mechmel les habitus de ce

    troupeau. Aprs quoi, il serait tranquille jusqu ce que son tour

    revnt. la maison, la chvre nest gure difficile nourrir: un petit

    sac de feuilles de frne en t, quelques brasses dherbe au

    printemps, un fagot de rameaux dolivier ou de chne-lige en hiver,

    une botte de fourrage quand on en a. Si, avec tout cela, Fouroulou et

    son frre nont pas du couscous au lait volont, on pourra dire

    quelle est ingrate.

    Il est certain que les bergers se livrent dautres occupations que la

    garde de leurs animaux: ils surveillent les proprits, cherchent du

    bois, ramassent les olives ou les figues selon les saisons, mais

    Fouroulou na pas deux grandes surs pour rien., il peut aller

    lcole sans dranger personne. Sa mre et ses surs se chargent des

    travaux des champs. Son pre envoie assez rgulirement les cent

    cinquante ou deux cents francs ncessaires pour acheter de lorge.

    Son oncle Lounis fait venir des marchs ce dont on a besoin.

    Ce nest qu la saison des olives quil envie un peu ceux qui ont

    quitt lcole. Les grives et les tourneaux sabattent par milliers sur

    les olivettes. Pendant que les hommes se htent de gauler les fruits,

    les femmes de les ramasser, les nes de les charrier, les bergers, eux,

    se livrent passionnment la chasse. De grands espaces sont

    envahis de lacets. Chacun en place deux cents, trois cents ou mme

    cinq cents. Les garons partent le matin, par un froid glacial, changer

    les appts - de belles olives brillantes - puis ils se rassemblent pargroupes sous de gros oliviers, sur une colline voisine do lon peut

    surveiller les piges. Ils allument du feu pour rchauffer leurs pieds et

    leurs doigts et attendent fivreusement le moment pour faire leur

    ronde.

    Pendant les jours de cong, Fouroulou a connu, lui aussi, ces

    attentes palpitantes et pleines despoir. Les gamins en perdent

    lapptit et ne sentent ni le froid, ni la pluie, ni les pines. Lorsquils

    voient un tourneau sarc-bouter au bton flexible enfonc dans le

    sol et tirer sur la ficelle, ils sont pays de leurs fatigues. On gorge les

    oiseaux, on les plume, on en remplit les capuchons, mais on rapporte

    vivants ceux de la dernire visite du soir. Devant lcole, si par hasard

    les lves viennent de sortir, les bergers vont leur rencontre pour

    faire envier leur sort.

    Fouroulou a essay plus dune fois de mettre des lacets dans son

    champ. On les lui vole quand il est en classe. Sa colre atteint le

    comble lorsquil constate, en mme temps, la disparition du lacet et de

    la grive capture. Il se venge en souhaitant de tout son cur le dpart

    de ces oiseaux migrateurs un terme quil explique7

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    complaisamment tout le monde et attend avec impatience le mois

    de mars qui marque la fin de la chasse et de la campagne dolives.

    Ayant sacrifi ces plaisirs pour ltude, il ne lui restait plus qu

    russir au concours. Cest ce quil fit brillamment. Le sujet de la

    rdaction lui allait bien: Votre pre, ouvrier en France, est ignorant.

    Il vous parle des -difficults quy rencontrent ceux qui ne savent nilire ni crire, de ses regrets de ntre pas instruit, de lutilit de

    linstruction. Son pre tant justement dans ce cas, il put imaginer

    son embarras, quand il faisait son march, quand il cherchait du

    travail, quand un contrematre lui donnait un ordre. Il put le supposer

    sgarant dans un mtro ou une rue. Il lui reconnut limpossibilit de

    garder les secrets de famille puisquil devait faire crire ses lettres par

    dautres. Bref, les ides ne manquant pas, il fit une bonne rdaction.

    Quant aux problmes, tout le monde avait confiance en lui. Ctait sa

    matire prfre. Il brilla loral et revint chez lui sr davoir russi.

    Il pensait dj la belle phrase pour annoncer son succs son pre.

    Mais, cette fois, il neut pas lemployer. Sa joie fut de courte dure.

    Amar, un jeune homme du village, venait darriver de Paris et

    apportait, lui, de mauvaises nouvelles. Il rencontra Fouroulou prs du

    caf et, comme le garon lui embrassait la main pour lui souhaiter la

    bienvenue, il prit un air triste et dit:

    - Tu viens me demander si jai vu ton pre? Oui, ne tinquite pas, je

    lai vu. Va me chercher ta mre, jai une commission pour vous.

    - Il ta remis une lettre? Donne-la-moi!

    - Elle est dans ma poche. Que ta mre vienne dabord, dpche-toi.

    La mre arrive en toute hte.

    -Nana Fatma, dit lhomme, tes enfants ont de la chance.

    Renouvelle ton offrande la kouba du village. Ton mari a failli mourir.

    Maintenant, il est sauv, naie aucune crainte. La pauvre femme etson fils devinrent ples.

    - Que lui est-il arriv? Dis-tu la vrit? Sil est mort ou en danger,

    inutile de le cacher, je suis courageuse n y a deux mois quil na pas

    crit.

    - Mais non! je te dis quil est guri. Cest un tombereau qui la bless

    lusine. Il a t hospitalis. Bientt, il reprendra son travail. Tiens,

    voici deux cents francs quil vous envoie.

    - Il est encore lhpital?

    - Il tait sur le point den sortir, la semaine dernire.

    - Et largent? Il lavait sur lui!

    - Oh! Il ma dit de vous remettre deux cents francs. Les voil. Je peux

    vous en donner davantage si vous voulez. Voici la lettre, Fouroulou.

    Il vous dit de vivre en paix avec tous vos voisins. Oui, ne vous

    inquitez pas pour lui. Il a souffert, mais il gurira. Dieu na pas voulu

    priver tes enfants de leur pre.

    La mre et lenfant rentrent tristement chez eux. Lorsque les surs

    arrivent du champ, tout le monde se rassemble autour du kanoun.8

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    Langoisse se lit sur tous les visages. Fatma de temps en temps

    essuie ses yeux avec un pan de sa fouta. On pleure silencieusement

    car il faut cacher ce malheur aux voisins.

    Loncle Lounis rentre le soir. Il a appris la nouvelle avec beaucoup de

    dtails. Il veut rassurer les enfants. Il nest gure rassur lui-mme.

    Est-ce plus grave que ne la dit Amar? Peut-tre a-t-il cach quelquechose. La mre supplie Lounis de dire ce quil sait. Lounis jure que

    ltat de son frre ne linquite pas. Il veut emmener les deux garons

    souper chez lui. Fatma refuse. Il sort mcontent. Chacun est triste et

    irritable Le dsespoir treint toutes les gorges. La lettre ne contient

    rien de bon. Des recommandations laconiques : ... Je vous envoie

    deux cents francs. Tchez de les faire durer. Je nenverrai rien dici

    quelques mois. Si vous manquez dargent, vendez la chvre et un

    arbre...

    Le lendemain, lcole, le matre, commentant un rsum de morale,

    dit peu prs ceci: Lenfance, cest lge heureux! Vous, coliers,

    vous navez dautres proccupations que de vous instruire ou de

    vous amuser. Vous avez le sommeil tranquille, vous ne pensez rien.

    Quelquefois votre pre passe toute une nuit sans dormir, tourment

    par toutes sortes de difficults. Il pense ses enfants, aux cranciers

    qui le tracassent, aux ikoufan vides. Vous tes insouciants, vous ne

    connaissez aucun de ses tourments. Cest faux! cest faux! pensait

    Fouroulou pendant que son matre parlait. Il avait envie de le lui dire.

    Non! les enfants sont plus sensibles que cela. Ils partagent les

    misres de leurs parents.

    Bientt les nouvelles les plus extravagantes circulrent sur le compte

    de Ramdane, plongeant dans la dtresse la malheureuse famille: on

    laurait amput dune jambe, peut-tre des deux; certains disaient

    quil tait aveugle, dautres enfin quil tait mort. Lounis alla Tizi-

    Ouzou et envoya un tlgramme avec rponse paye au patron delhtel o logeait son frre. Le tlgramme revint, une lettre le suivait

    de prs. Un Franais ne peut mentir. On finit par se rassurer.

    4

    Il y avait dj un an et demi que Ramdane tait en France.

    Un soir de septembre, Fouroulou rentrait des champs avec son jeune

    frre, conduisant le troupeau de chvres quil venait de faire patre.

    Prs du village, les deux enfants rencontrrent leur grand cousin

    Ahcne qui se dirigeait vers labreuvoir pour faire boire son ne.

    Ahcne se pencha sur Dadar, lui pina la joue et lui dit:

    - -Cours chez toi, devance ton frre, ton pre est arriv.

    Les deux enfants se plantrent au milieu du sentier, bants desurprise, nosant ni bouger ni parler, pendant quAhcne sen allait

    tranquillement, en souriant. Fouroulou sursauta comme quelquun qui

    se rveille et piqua droit devant lui, abandonnant le troupeau et

    oubliant Dadar qui dployait de grands efforts pour suivre son an.

    9

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    Le pre Ramdane tait la maison. Des voisins et des voisines

    lentouraient, pendant que Fatma, toute rayonnante, se tenait sur le

    seuil pour recevoir les visiteurs. Les enfants se frayrent un chemin

    jusqu leur pre qui les embrassa en riant de son gros rire.

    - Fouroulou, que Dieu te le garde, est un homme prsent, lui dit une

    vieille.- Que Dieu te donne la paix! Oui, il a grandi. Il en est temps, je suis

    us.

    - Toi? tu es plus solide quavant!

    De fait, Ramdane avait chang: il avait grossi, sa figure et ses mains

    taient presque blanches; il avait de belles couleurs. On aurait dit

    vraiment quil navait pas t malade.

    - Et pourtant, il mangeait bien, mme ici, dit Fatma; vous savez toutes,

    Dieu merci, que nous ne nous privons pas.

    - Il ny a pas de comparaison faire entre la France et nous, lui

    rpondit-on.

    Fouroulou avait hte de voir tout ce monde disparatre pour se

    retrouver seul avec ses parents. Dans un coin de la maison gisait un

    gros sac et une valise mystrieuse, et son regard allait

    irrsistiblement de ce ct. Quant Dadar, sans plus de faons, il

    stait assis sur la valise et sacharnait des dents et des ongles sur la

    ficelle qui fermait le sac. Par pure jalousie, Zazou voulut len

    empcher et il en rsulta une bagarre qui attira pendant un moment

    lattention des grandes personnes.

    Cependant Ramdane fut oblig de subir linterrogatoire de tous ceux

    qui avaient des parents Paris. Il rpondait tous avec complaisance

    et remit quelques commissions dont on lavait charg. Lindividu qui

    sortit le dernier, la grande satisfaction des enfants, fut loncle

    Lounis. Fouroulou, il est vrai, sintressa la conversation des deuxfrres puisquelle se rapportait laccident et aux souffrances

    endures lhpital. Mais il savait quil avait tout le temps devant lui

    pour se faire rpter le rcit. Pour linstant, ce qui lintressait le plus

    ctait la fouille des bagages. Il tait press aussi de parler de ses

    succs scolaires, dans lintimit.

    On tira du sac une douzaine de pains et des vtements. La valise tait

    bourre galement. Les pains furent coups en morceaux et rpartis

    entre les voisins. Fouroulou et sa sur Titi faisaient la navette, allant

    chez lun puis chez lautre. Loncle reut deux pains entiers. Puis,

    cette mme nuit, avant de sendormir, Ramdane distribua les

    vtements ses enfants. Ces derniers sen affublrent sur-le-champ

    en un vritable carnaval. Ils se moquaient les uns des autres, riaient,

    sembrassaient, se fchaient. Finalement Dadar sendormit avec les

    souliers dont on venait de le chausser, un gilet rouge tout flamboyant

    et un bret qui lui cachait les deux oreilles; Zazou avait disparu dans

    une gandoura destine la mre, sa tte seule mergeait et sur cette

    tte il y avait un chle de soie jaune dont les franges lui tombaient sur

    les yeux. Fouroulou, en homme ordonn, rangeait avec soin son10

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    11/22

    paquet au-dessus de son oreiller en dfendant quiconque dy

    toucher. Baya et Titi, les plus grandes, serraient leurs

    lots entre leurs cuisses et faisaient mine dcouter attentivement

    leurs parents.

    Ramdane racontait justement pour la deuxime fois comment

    laccident tait arriv. Dans lintention vidente dintresser sesenfants et en particulier Fouroulou, il tira son portefeuille, en sortit

    une liasse de papiers.

    - Tiens, lis a, si vraiment tu es instruit. Vois un peu o est pass ton

    pre... Ce quil a souffert.

    Fouroulou regarda les documents, mais ny comprit rien. Il y avait

    len-tte Hpital Lariboisire , qui tait parfaitement lisible, ainsi

    quun cachet violet. Pour lire le reste, qui tait manuscrit, il aurait fallule docteur lui-mme. Ctaient des certificats; Fouroulou, aprs avoir

    bien examin chaque feuille, les rendit son pre en hochant

    gravement la tte pour faire croire quil avait compris.

    - Oui.

    - Bon! Voici maintenant la blessure, ajouta le pre en dboutonnant

    sa chemise. On ma dchir tout le ventre.

    Ses enfants ouvraient de grands yeux. Il les rassura.

    - Oh! a ne fait rien, on a recousu aprs. Il`ne reste quune longue

    cicatrice.

    Les enfants sapprochrent de leur pre et virent effectivement une

    cicatrice qui lui traversait le ventre sur toute la longueur, et en

    coupait le nombril. Ils touchrent dlicatement, de peur que la

    blessure ne se rouvrt. Aucun danger: ctait bien cousu.

    Ensuite Ramdane prit dans la valise un long rouleau de papiers

    contenant plusieurs feuilles, comme un cahier. Lcriture en tait

    grosse et belle: cette fois Fouroulou put lire et traduire assez bien; lepre put constater pour de bon que son fils tait instruit. Ctait un

    jugement dun tribunal civil de la Seine. En vertu de ce jugement, une

    socit dassurances se voyait condamne payer au Sieur Menrad

    Ramdane une rente viagre de soixante-quatorze francs par

    trimestre.

    - Tu vois que ton pre ne se laisse pas faire, dit Ramdane son fils.

    Jai perdu ma cause devant une justice de paix, mais jai fait appel autribunal et jai gagn.

    Pourquoi la justice de paix et le tribunal? Cest que Menrad travaillait

    dans les fonderies dAubervilliers. Il y travaillait sans cesse, comme

    dans son champ en Kabylie. En plus des heures supplmentaires,

    tous les jours, il y travaillait mme les dimanches. Et cest prcisment

    un dimanche quun tombereau lanc sur rail le coina contre un mur.

    Il fut hospitalis linfirmerie de la compagnie et se crut guri au bout

    dune semaine. Il navait aucune blessure apparente, mais il souffrait

    de douleurs internes. Le mdecin le pressa de quitter linfirmerie.

    Menrad ne demandait pas mieux que de reprendre son travail. Il avait

    hte de gagner de quoi payer ses dettes pour retrouver ses enfants. Il11

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    12/22

    sortit donc et retourna lusine. Ds la fin de la premire journe, en

    arrivant dans sa chambre, les douleurs revinrent, beaucoup plus

    aigus. On lhospitalisa de nouveau, presque mourant, Lariboisire

    et lon dut loprer. Il y passa trois mois, trois interminables mois de

    souffrances et dangoisse, loin de ses enfants et de son pays.

    Lorsquil demanda la compagnie lindemnit quelle paieordinairement aux accidents du travail, elle la lui refusa et il lattaqua

    en justice. Des mes charitables laidrent, le conseillrent, lui

    indiqurent o il fallait sadresser. Aprs bien des aventures quil

    noubliera jamais, il obtint lassurance qui lui tait due et une

    rente viagre quil navait jamais sollicite, n ni espre. Si Fouroulou

    avait pu imaginer cette histoire au concours des bourses, il aurait

    certainement ajout un paragraphe sa rdaction en racontant tousles tracas de son pre, ce qui sans doute aurait bien tonn les

    examinateurs.

    Comme toutes ces choses dont parlait Ramdane taient dj du

    domaine du pass, chacun, aprs tout, fut de lavis de Fatma. Fatma

    se flicitait carrment de laccident qui rapportait la famille environ

    trois mille francs dun seul coup. Or ces trois mille francs auraient

    exig du pre encore une anne dabsence. Ramdane en convint. Il

    revenait de France le ventre recousu mais suffisamment riche pour

    payer ses dettes et retrouver sa tranquillit dantan. Il avait prs de

    dix mille francs en poche! Sa petite pension lui garantissait son tabac

    priser, jusqu la mort.

    Les mdecins lui avaient conseill un an dinactivit absolue avec

    une nourriture saine et abondante. Ils ignoraient, sans doute, quun

    Kabyle a la peau dure et ne se conforme leurs prescriptions que

    lorsquil na plus la force de leur dsobir. Ramdane, pour sa part,

    savait quil se portait bien. Son champ lattendait. Ses amis et ses

    ennemis le guettaient. Il allait montrer tous quil tait toujours aussifort. Il ne saccorda que deux jours de repos...

    Ctait au mois doctobre, Fouroulou qui venait de quitter lcole

    accompagnait rgulirement son pre au champ et partageait ses

    travaux. On avait achet des bufs, des moutons, un ne. Chacun

    dans la famille avait fort faire. Les bons jours semblaient vouloir

    revenir. Le pre Ramdane tait heureux de trouver en son fils une aideapprciable. Sans plus tarder, il savisa de lui parler comme on parle

    un jeune homme, non plus un enfant. Un aprs-midi, ils taient tous

    deux sur laire prs du gourbi qui renfermait les claies figues. Le

    pre tait en train de raccommoder le bt de lne rong par les rats

    pendant sa longue absence.

    - Vois-tu mon fils, dit-il, la paire de bufs est nous ainsi que lne et

    les moutons. Je peux encore acheter deux autres moutons. Nous

    sommes deux. Ce nest pas au-dessus de nos forces. Au printemps,

    nous vendrons les bufs pour acheter une paire plus petite. Nous

    vendrons aussi trois moutons, nous pourrons avoir une vache. Nous12

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    aurons galement un peu dhuile en plus de notre consommation.

    Lt prochain, jirai avec lne vendre des lgumes pendant que tu

    toccuperas des animaux et des terres avec tes surs. Bientt nous

    remplacerons lne par un mulet. Je me livrerai alors au commerce. Tu

    maccompagneras de temps en temps dans les marchs pour te mettre

    au courant. Je crois que, grce Dieu, nous ne serons plusmalheureux.

    Au fur et mesure que le pre dveloppait ses projets, Fouroulou le

    suivait avec surprise. Il voyait souvrir devant lui des horizons

    auxquels il navait pas song ; il se voyait devenir fellah, il voyait

    grce lui le bien-tre pntrer chez eux. Mais il tait un peu

    sceptique. Il avait un autre rve, lui. Il stait toujours imagin

    tudiant, pauvre, mais brillant. Il stait habitu limage de cettudiant, il avait fini par la chrir. Et voil que son pre, en quelques

    minutes, par de solides raisons, avait russi la chasser comme un

    fantme. Pourtant, il murmura, par acquit de conscience:

    - Et si on maccorde la bourse? je pourrai continuer mes tudes sans

    toccasionner de frais. Le matre me la dit!

    - Dabord on ne ta rien accord du tout, puisque les vacances sont

    termines et quon ne ta pas crit. Ensuite, mme si largent arrive,

    crois-tu que nous sommes faits pour les coles? Nous sommes

    pauvres. Les tudes, cest rserv aux riches. Eux peuvent se

    permettre de perdre plusieurs annes, puis dchouer la fin pour

    revenir faire les paresseux au village. Nest-ce pas le cas du fils de

    Sad, lusurier? Agouni, il y en a deux ou trois autres. Je me suis

    renseign. Cest trs difficile, les Franais ne donnent pas de places

    pour rien. Tandis quen restant ici tu rapporteras autant que moi et

    nous ne manquerons de rien. Dans deux ou trois ans, tu seras assez

    fort pour aller travailler en France. Tu verras alors quavec tes deux

    certificats, tu te dbrouilleras mieux que nous tous. Tu ne connatraspas les misres que jai connues. Cest trs beau, la France, tu verras

    tout, tu comprendras tout. ton retour, nous te marierons. Telle est

    la vie que je te propose. Cest la seule qui nous convienne. Ton frre

    grandira, tu le guideras. Tes surs se marieront. Tu me remplaceras

    en toutes choses et je pourrai mourir tranquille.

    Fouroulou coutait silencieusement et admirait cette sagesse. Quand

    son pre parla de mariage, il baissa la tte, rouge de honte. Ramdaneavait les yeux sur le bt n quil cousait. Il avait fini de parler. Il ny

    avait rien rpliquer puisque la raison sortait de sa bouche. Ils se

    turent un moment, chacun rflchissant ces graves paroles. Puis

    Ramdane indiqua son fils un travail faire. Fouroulou se leva

    docilement et sloigna.

    Le soir, en rentrant au village, ils trouvrent une lettre du directeur du

    collge de Tizi-Ouzou annonant que la bourse tait accorde et

    quune place tait rserve au nouveau boursier qui devait se

    prsenter sans retard. Cest ainsi que le hasard aime prouver les

    gens.

    13

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    Le garon fut bloui, lui qui commenait dsesprer. Limage de

    ltudiant pauvre revenait son esprit avec toutes ses sductions.

    Elle tait plus attachante encore maintenant quelle pouvait devenir

    une ralit. Le pre, lui-mme, commenait y croire. tait-il homme

    abandonner btement au baylek les cent quatre-vingts francs

    quil se disposait donner mensuellement son fils? Non! nest-cepas? Ni lui ni Fouroulou ne voulurent revenir sur ce qui avait t dit

    au champ. Ils loublirent dun commun accord. Ils ne parlrent plus

    que de la bourse, de lcole, des tudes. Fouroulou fut le hros de la

    soire. Ses surs le considrrent avec respect. Fatma prpara un

    souper en son honneur tandis que lui et son pre, un peu lcart,

    parlaient de choses srieuses. Il fallut prparer le dpart. Rien ntait

    facile, mais il y avait de largent la maison et avec largent, ditsentencieusement Ramdane, on vient bout de toutes les

    difficults.

    Ramdane avait raison. Ds le lendemain, on se mit srieusement au

    travail. On alla voir le directeur pour se renseigner, se faire inscrire;

    on envoya acheter le matriel ncessaire Alger, on dpensa

    beaucoup dargent et le nouvel tudiant, ayant peu prs tout ce

    quil fallait, put, aprs le cong de la Toussaint, entrer au collge.

    Le pre Menrad ntait pas dupe. Il savait trs bien que son fils

    naboutirait rien. Mais, en ville, Fouroulou serait nourri mieux que

    chez lui, il grandirait loin de la dure existence des adolescents de chez

    lui. Puisque ltat voulait bien aider llever, Ramdane ne sy

    opposait pas. Lessentiel tait de voir son fils devenir vite un homme

    afin quil partaget avec lui le soin de nourrir la famille.

    Fouroulou, pour sa part, ny voyait aucune malice. Il tait sincre. Ilallait candidement au collge dans lintention dobtenir son brevet,

    puis dentrer lcole normale pour devenir instituteur.

    Fouroulou, en partant, laissa sa famille dans la tristesse. Tous le

    regrettaient. La maison, elle-mme, parut plus triste. Le soir, lorsquon

    se rassembla pour souper, chacun saperut du vide. Ils avaient

    limpression que la famille tait beaucoup plus petite que la veille

    comme si le jeune homme valait lui seul trois ou quatre personnes.Puis on parla de lui, uniquement de lui. Les surs rappelaient leurs

    torts envers le futur grand homme, regrettaient de ne lavoir pas

    support en maintes et maintes occasions, promettaient de le chrir

    tendrement. La mre aurait voulu lui envoyer toutes les bouches de

    couscous quelle prenait. Elle sinquitait de la faon dont il ferait son

    lit ce soir-l; elle sinquitait parce quil coucherait seul dsormais,

    nayant personne pour le surveiller dans son sommeil; elle tait triste

    de le savoir loin de ses soins et de sa tendresse. Le pre essaya en

    vain de la rassurer. Fatma avait les larmes aux yeux. Il toussa trois ou

    quatre fois pour se donner du courage.

    14

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    Pourtant, Fouroulou tait tranquille et bien install. Couchant pour la

    premire fois de sa vie dans un vrai lit, aprs avoir mang des choses

    que ni sa mre ni ses surs ne pouvaient mme imaginer, il tait loin

    de songer sa famille. Ces trois dernires journes avaient t

    remplies dvnements importants; il les avait vcues comme en un

    rve et, avant de sendormir, il avait besoin de les revivre dans lesmoindres dtails pour sassurer quil ny avait pas derreurs, que son

    bonheur tait rel.

    Samedi soir: il est chez lui. Il vient de recevoir son maigre trousseau.

    Le directeur comptait linscrire parmi les internes, le pre a refus

    parce quil na pas assez dargent. Il est donc inscrit comme externe

    mais on ne trouve pas de chambre louer. Pour la nourriture, il y aura

    la gargote. Le pre revient la maison dans lincertitude. Il faudrapeut-tre en attendant se rsigner coucher lhtel. Gros frais en

    perspective. Ramdane est dans lembarras. Abandonner son fils lui-

    mme dans une ville ? Se remettre emprunter pour pouvoir

    lentretenir linternat ? Le directeur pourtant a beaucoup insist.

    Dimanche matin: la Providence nabandonne jamais les malheureux.

    Elle se prsente Fouroulou sous la figure sympathique dAzir. Azir

    est un garon dAgouni du mme ge que lui. Il est lve du collge.

    Il a entendu parler de Fouroulou et de sa bourse. Il vient le voir Tizi.

    Son abord inspire tout de suite la confiance. Il est blond avec des

    yeux bleus. Sa bouche sourit continuellement dun de ces larges

    sourires qui attirent lamiti. Il a le don de simplifier les choses les

    plus compliques.

    - Je suis externe, moi aussi, dit-il Fouroulou, et boursier comme toi.

    Nous sommes du mme pays. Jai hte de ntre plus seul. Si tu le

    veux, nous vivrons ensemble et nous serons amis.

    Fouroulou eut envie de lembrasser. Azir venait au devant desdifficults. On navait pas besoin de linterrompre ou de le

    questionner.

    - Mon pre nest pas assez riche pour me payer linternat. Il y a,

    Tizi-Ozou, un missionnaire protestant qui loge les lves venant de la

    montagne. Jhabite chez lui. Nous sommes une trentaine. Jai dj

    parl de toi. Nous aurons une chambre, llectricit, une table, des

    chaises, deux lits. Le matin, on nous donne du caf et du pain. Et toutcela pour rien. La mission se trouve deux pas du collge.

    Ctait vraiment incroyable. Azir expliqua quun missionnaire est un

    homme de bien, fait pour aider les pauvres, peu prs dans le genre

    des Pres Blancs. En plus de tous les services quil rendait aux

    malheureux montagnards, chaque soir, il les runissait dans une

    grande salle pour leur parler de religion, les conseiller, les duquer.

    Ctait admirable. Fouroulou fut trs content. Il accepta demble. Il

    reut quelques recommandations dordre pratique (bagages

    emporter, argent, livres) quil couta dune oreille distraite. Rendez-

    vous fut pris pour le lendemain matin. Il quitta son nouveau camarade

    avec regret pour aller achever ses prparatifs et rassurer son pre en15

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    lui annonant la bonne nouvelle. Ramdane, son tour, crut

    difficilement ce que son fils lui racontait. Ctait un miracle ! Dieu

    venait leur secours.

    Lundi matin : dpart prcipit pour arriver avant huit heures. En auto

    pour la premire fois ! Le jeune homme rve-t-il ou non ? Entre aucollge avant mme de voir M. Lembert, le missionnaire. Fouroulou

    se sent perdu dans une foule dlves. Il ne se reconnat plus. Il est

    en costume europen comme les autres. Azir, avant dentrer, lui a

    nou soigneusement sa cravate, en connaisseur. Personne ne fait

    attention lui, il marche dans lombre dAzir, rougit chaque instant,

    sans motif. Il a peur douvrir la bouche. Des garons lui serrent la

    main parce quils viennent de serrer celle de son ami. Il salue, luiaussi, en passant devant des professeurs indiffrents. Il entre en

    classe, ouvre comme les autres un cahier pris au hasard dans son

    cartable, se met machinalement suivre le cours, imite tous les

    gestes. Heureusement, on ne saperoit pas de sa prsence. Il nest

    pas inquit. Le supplice dure une heure. Il suffoque, il se dit quil

    nest pas sa place. Allons donc, lex-gardien de troupeau ! Est-ce

    pour lui, cette grande classe aux larges baies vitres, aux tables

    neuves et brillantes, toute cette propret quon craindrait de souiller

    mme distance ? Est-ce bien pour lui, cette belle dame qui parle, qui

    explique, qui interroge avec politesse, qui dit vous tout le

    monde ? A-t-il enfin la mine dun camarade pour tous ces garons

    bien vtus, bien levs, lair si intelligent ? Il lui semble tre un

    intrus dans cette nouvelle socit qui lblouit. Azir qui nest pas loin

    de lui se tourne de temps en temps pour lencourager dun sourire.

    Son cur dborde de reconnaissance. la rcration, il commence

    se rassurer. Les lves sont gnralement aimables le premier jour Si

    ceux des autres classes ne le remarquent mme pas, ses nouveauxcamarades par contre quelques-uns dentre eux tout au moins

    mettent une certaine coquetterie attirer son attention: lun fait de

    lesprit pour le faire rire, un autre explique avec fougue un thorme

    que tout le monde a compris aussi bien que lui, un troisime dclame

    comiquement les imprcations de Camille. Menrad est prt admirer

    tous ceux qui le voudront. Il admire tout le monde. Il se voit si obscur,

    pitoyable, cras;

    onze heures, avec son ami, il djeune la gargote dune soupe,

    dun plat de pommes de terre avec de la viande et de la salade. Cest

    un festin ! Mais il gote tout du bout des dents; il na pas faim; son

    estomac est contract.

    quatre heures, il se rend chez M. Lembert.

    M. Lembert est un homme admirable. Sa haute taille lgrement

    vote, sa dmarche un peu raide, comme celle dun officier, la longue

    barbe qui orne sa belle figure inspirent un respect ml de crainte. Il a

    aussi une voix forte, grave, mesure. Mais prs de lui, quand il vous a

    regard de ses yeux pleins de franchise, de douceur, de navet, le16

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    respect se transforme en confiance absolue. Il sempare de vous avec

    simplicit, saccorde avec assurance le droit et le pouvoir de vous

    guider. Vous vous laissez faire avec joie. Chaque lve, au collge,

    sent le poids de ses responsabilits. Quand il fait son petit examen de

    conscience, il se dit que ses parents se sacrifient en payant les frais

    des tudes. Le succs ne dpend que des enfants. Le devoir de cesderniers est donc bien clair. Pour les lembertistes , il nen est pas

    ainsi. Le missionnaire endosse tranquillement cette responsabilit

    leur place. Ses htes nont plus quun souci : lui donner satisfaction.

    Et lorsquil est satisfait, il est difficile nimporte quel parent de ne

    pas ltre. Il est tour tour un matre svre, un pre attentif, un

    camarade de jeux pour tous les dracins qui habitent chez lui. Il fait

    donc une excellente impression sur FourouIou.- Cest toi, Menrad ?

    - Oui, monsieur.

    - Non ! il faut dire: oui, chef.

    - Oui, chef.

    - Azir ma parl de toi. Tu habiteras la mme chambre que lui. Elle est

    prte. Tu prendras vite les habitudes de la maison. Ici, on doit bien se

    conduire. Tu ne fumes pas, jespre ?

    - Non, chef.

    - Cest bien. Parle-moi un peu de ta famille.

    Menrad parla des siens et de leurs ressources avec assez

    dexactitude et le missionnaire comprit tout de suite quil avait affaire

    un pauvre diable. Un de plus.

    - Tu as ta bourse, cest lessentiel. Mais pour la garder, il te faut bien

    travailler. Tous tes camarades travaillent bien. Tu les imiteras. Et puis

    tu seras scout !

    - Oui, chef, rpondit Menrad tout hasard.

    - On texpliquera, tu sauras bientt ce que cest.Menrad avait quitt ce brave homme tout fait laise, se sentant

    dfinitivement incorpor la grande n famille des lembertistes .

    Quel rconfort pour lui ! Dans la mme soire, il avait eu loccasion de

    coudoyer plusieurs de ces fameux scouts . Ils lui avaient paru

    particulirement serviables.

    Ainsi, sa premire journe tait termine. Avant de sendormir, il la

    revoyait tout entire. Il tait heureux et il bnissait Dieu. Sil ne pensapas longuement son jeune frre, ses surs, ses parents, il se

    rappela, toutefois, son ami denfance, Akli, qui tait rest berger dans

    la montagne. Alors que lui, Menrad...

    La mission Lembert, spare du collge par la largeur dune rue, est

    situe en haut de la ville. Elle occupe un terrain carr dune

    soixantaine de mtres. lun des angles se trouve le logement de la

    famille. ct, il y a la salle du culte, une grande salle nue, avec des

    chaises, une table noire, un harmonium. Les chambres dlves

    occupent tout un ct du carr: six au rez-de-chausse, six au premier

    tage. Il y a une cour ferme, un jardin bien entretenu avec un bassin

    ombrag, deux tonnelles et deux larges bancs. Cest dans cette17

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    demeure hospitalire que Menrad et son ami Azir passrent quatre

    annes; cest l quils gotrent bien des fois en commun une joie

    sans mlange, fruit de leur persvrance; cest l que se cimenta

    entre eux une de ces amitis que le temps ne peut pas dtruire parce

    quelle na pour objet que la mutuelle estime et la mutuelle

    comprhension.Menrad ne tarda pas perdre le complexe dinfriorit qui lui enlevait

    tous ses moyens. Quand il saperut que ses camarades ntaient pas

    des phnomnes , il se mit rsolument au travail pour acqurir un

    rang honorable. Il ne tarda pas, tout comme son ami, passer pour un

    bcheur . Ni lun ni lautre ne considraient ce qualificatif comme

    une injure. Trs vite on se le tint pour dit et on les laissa tranquilles.

    Tous les dimanches, ils allaient dans la fort sous la conduite duchef, sinitier aux joies du scoutisme. Menrad stonnait que de

    grandes personnes, comme le missionnaire, perdissent leur temps

    des choses si puriles. Les bergers de chez lui faisaient donc du

    scoutisme sans le savoir ? Pour la thorie, la morale, les diffrents

    articles de la loi de lclaireur , ctait inattaquable.

    Lenthousiasme des deux jeunes montagnards diminua beaucoup

    cependant lorsquils constatrent quun claireur, malgr tout, peut

    tre hypocrite, jaloux, menteur. Mais il est vrai que le chef tait un

    claireur au sens le plus noble du mot. Azir et Menrad ne tardrent

    pas subir ces sorties du dimanche comme des corves. On ne les vit

    jamais rechercher un grade quelconque ; ils ne sintressaient qu

    leur travail de classe. Le chef sen aperut. Puisquils donnaient

    satisfaction par leur conduite, il ne pouvait rien exiger de plus.

    Ils adoptrent la mme attitude au cours des runions du soir, la

    salle du culte. Ils y allaient rgulirement, lisaient un verset de la Bible

    comme tout le monde chantaient des cantiques avec application,coutaient respectueusement le commentaire du chef et revenaient

    dans leur chambre reprendre sans hsitation leur travail interrompu.

    On ne les voyait jamais demander un claircissement sur un verset

    quelconque, ni aller au salon se faire expliquer tel ou tel point de

    religion ou demander au pasteur de prier pour eux. Le missionnaire

    recevait souvent, avec plaisir, des visites de ce genre plu ou moins

    sincres. Mais, ces deux garons, il sentait trs bien quils luichappaient. Leurs deux volont bien unies nen formaient quune,

    difficile apprivoiser. Il ny avait pas moyen de les sparer. Pourtant,

    ils ny mettaient aucune malice. Ils navaient aucune aversion pour la

    religion protestante. Au contraire, la longue, ils se prirent laimer

    pour sa simplicit et son indulgence. Ils connurent fond la Bible et

    le Nouveau Testament. Ils prenaient plaisir chanter, mme seuls, les

    cantiques quils avaient appris la gloire du Crucifi. Souvent, dans

    le secret de leur cur, ils prirent comme ils avaient vu prier.

    Mais seules les tudes avaient de limportance leurs yeux. Sils

    habitaient chez le missionnaire ctait pour pouvoir mieux travailler.

    Leur volont de russir tait farouche, leur fermet inbranlable. Ils18

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    passrent ainsi, de gaiet de cur, quatre annes (de quinze dix-

    neuf ans), leurs annes dadolescence, celles dont dpendent, pour

    chaque homme, sa sant et son bonheur futurs. Pendant le jour,

    ctait la classe. Le soir, aprs le culte, ils travaillaient la lumire

    lectrique jusqu dix heures puis allumaient une bougie et ne

    sendormaient jamais avant minuit ou une heure du matin.Quelquefois, le muezzin du village kabyle les surprenait devant leur

    livre lorsquil lanait son chant matinal pour la premire prire.

    Oh ! les longues nuits dhiver ! Ils sen souviendront toujours. La

    maison est plonge dans le silence. Dehors, le vent souffle, la pluie

    crpite sur le toit. Tout dort. Seule, par les interstices des volets, leur

    chambre laisse filtrer une faible lueur. Cest la bougie qui brle. Ils

    sont assis, envelopps dans leur burnous, devant les cahiersouverts, lun en face de lautre. Ils ne parlent pas. Ils tudient. Ils

    luttent contre le sommeil. Leur pauvre cervelle est fatigue. Ils

    envient les camarades qui dj dorment sagement. Mais ils

    sobstinent. Pendant quatre ans, ils ne sont jamais alls en classe

    sans tre srs deux-mmes, sans savoir fond tous leurs cours. Plus

    tard, lorsque Menrad sera lcole normale et quil ne pourra plus

    fournir le mme effort, il sapercevra avec stupeur que bien souvent il

    stait dpens inutilement.

    En plus de cet effort auquel ils sastreignaient, ils se privaient le plus

    quils pouvaient. Les livres dhistoire naturelle avaient beau leur

    parler de calories, de rations dentretien et de croissance, ils nen

    croyaient rien. Ils avaient achet un rchaud et prparaient leurs

    repas, eux-mmes, dans leur chambre. Des pommes de terre, toujours

    des pommes de terre ! Ctait facile prparer, bon manger. Pour

    Menrad surtout, elles voquaient de savoureux souvenirs. Mais au

    bout de deux ans de ce rgime, il se brouilla sincrement avec elles.

    Quant Azir, allez lui parler de pommes de terre, si un jour, vousfaites sa connaissance ! Quelquefois, pour changer, ils prenaient la

    hte, vers onze heures, un repas froid: un demi-pain pour deux, un pot

    de confiture soixante-dix centimes et cest tout. Sur les cent quatre-

    vingts francs quils touchaient chaque mois, ils en dpensaient

    chacun quatre-vingts et donnaient le reste leurs parents.

    De temps en temps, dailleurs, Ramdane et Moband, le pre dAzir,allaient les voir et passaient la nuit avec eux. Ils se flicitaient tous

    deux davoir des fils si conomes et les engageaient persvrer. Le

    pre Ramdane tait trs heureux. Tout le monde au village disait du

    bien de Fouroulou et, vraiment, les tudes ne cotaient rien.

    Cependant, il est juste de dire aussi que laide de son fils lui manquait

    beaucoup. Bientt Ramdane fut oblig de renoncer la paire de

    bufs pour soccuper uniquement de ses figuiers et de ses oliviers.

    Pendant les grandes vacances, lorsque ltudiant rentrait chez lui, il

    se croyait oblig de lentretenir autrement que les bergers: une tasse

    de caf le matin, de la viande de temps en temps, un peu de semoule

    pour le couscous. La famille shabituait ce luxe et les conomies19

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    sen allaient. Lorsque le jeune homme se prsenta au brevet, il fallut

    emprunter pour lui acheter un costume et payer ses frais de sjour

    Alger. Ramdane hsita longtemps avant de sadresser un usurier.

    Mais quand la chose fut faite, il admit avec facilit les avantages

    dune telle transaction qui tire si bien un homme de lembarras. Il finit

    par prendre got ces emprunts longue chance et il se mit sendetter au fur et mesure des besoins. Il en avait assez de lutter.

    Les temps devenaient de plus en plus difficiles; il se dchargeait du

    poids de la famille sur le plus exigeant des cranciers qui, son tour,

    au moment voulu, dposerait le fardeau alourdi par ses soins sur les

    paules toutes neuves de Fouroulou.

    Tout occup ses tudes, Fouroulou ignorait le drame de sa famille. seize ans, il avait conscience de jouer son avenir sur des

    thormes de gomtrie et des quations dalgbre alors que ses

    camarades sinquitaient surtout de leur toilette et rvaient aux

    jeunes filles. -

    Fouroulou tait susceptible et rancunier. Il en voulait tous ceux de

    son village qui refusaient de le prendre au srieux et qui riaient de la

    navet des Menrad. Au dbut de sa deuxime anne de collge,

    aprs une excellente premire anne, il faillit tout lcher. La bourse

    navait pas t renouvele, on ne savait pourquoi. Le directeur

    attendit un mois, deux mois. Fin dcembre, ne voyant rien venir, il

    avertit les boursiers qui durent sen retourner dans leurs villages

    tristement. Ce fut un deuil dans la maison des Menrad. Il ntait plus

    question de trouver encore de largent pour continuer 1 maintenir

    lcole. Cette pense neffleura personne Ils savaient tous que

    Fouroulou resterait avec eux, quil redeviendrait berger, quon lui

    avait ouvert inconsidrment un espoir et que maintenant il fallaitdchanter.

    Au village, aprs le nouvel an, une fois les vacances termines, on

    commencerait stonner, puis ce seraient les railleries habituelles.

    Fouroulou, cette ide, pleurait en cachette, se disait quil tait

    dshonor et quil ne pourrait plus se montrer. Pourtant, on ne lavait

    pas renvoy pour incapacit ou mauvaise conduite. Il revenait chez

    lui parce quil ny avait plus dargent. Le directeur avait promisdcrire lacadmie dAlger, il avait parl domission, doubli,

    derreur. On ne pouvait pas supprimer dun seul coup toutes les

    bourses dun tablissement ! Mais comment faire entendre cela aux

    railleurs ?

    Aprs Nol; Fouroulou passa une affreuse semaine Tizi. Ceux qui le

    rencontraient commenaient par lui tmoigner une piti insultante qui

    le rendait malade. Sil tentait dexpliquer quon lui restituerait bientt

    sa bourse et quil ne restait au village que dans cette attente, on

    hochait la tte et on lui conseillait de ny plus songer. Il lui arrivait de

    se fcher en avoir les larmes aux yeux. Alors on riait de lui, on20

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    linsultait.

    - Fils de Ramdane, ils tont balanc, hein ! Il te reste les chvres,

    comme nous tous !

    - Mais non, je retournerai lcole !

    - Avec largent de lusurier, peut-tre ?

    - -Quest-ce que cela peut te faire ?- -Tu es idiot. Au lieu daider ton pre, tu vas le ruiner.

    Cependant son pre lui-mme semblait branl et regrettait davoir

    engag son fils dans une voie si difficile lorsquon est pauvre. Au

    cours de cette semaine Fouroulou fut terriblement prouv. La btise

    sentencieuse des uns lcurait, la jalousie des autres le rvoltait. Le

    sort tait injuste, les hommes taient injustes. Tout lui tait hostile,mais il comprit la longue que lhostilit des gens, leur mauvaise joie,

    leur haine, venait de ce quon lavait pris au srieux. On lavait cru

    capable de russir, de relever les Menrad. Et maintenant...

    Lorsque finalement arriva la lettre qui apportait la bonne nouvelle, il

    retourna Tizi-Ouzou le cur gonfl de joie, avec la farouche

    rsolution de travailler jusqu lpuisement pour russir. Sa mre

    parla de porter une offrande la koubba, mais lui savait trs bien que

    loffrande ne pourrait influer sur son destin. Il se savait seul pour un

    combat qui lui apparaissait sans merci.

    lge o ses camarades sprenaient dElvire, lui, apprenait Le lac

    seulement pour avoir une bonne note. Mais comme il dbitait son

    texte dun ton hargneux, au lieu dy mettre comme il se doit la douceur

    mlancolique dun cur sensible et dlicat, le professeur le

    gourmandait et Fouroulou allait sasseoir plein de rancune.

    Fouroulou ne savait pas trs bien comment le travail acharn le tireraitde la misre, lui et les siens. Mais il faut lui rendre cette justice : il ne

    doutait pas des vertus de leffort. Leffort mritait salaire et ce salaire,

    il le recevrait.

    Lorsquil fut admis au brevet, ses parents et mme les gens du village

    comprirent enfin quil navait pas tout fait perdu son temps. Mais le

    brevet offre peu de dbouchs. Il faut encore affronter les concours.

    Fouroulou rvait toujours dentrer lcole normale.

    Chaque anne, aux grandes vacances, il revenait parmi les siens. Il

    avait alors le temps doublier la ville et la ville loubliait. Il se

    transformait peu peu, se laissait reprendre par les camarades, la

    djemaa, le cat, les travaux des champs, le village tout entier. Et

    chaque fois, au 1er octobre, il fallait sarracher de nouveau la

    montagne puis dbarquer en paysan parmi des condisciples qui

    hsitaient le reconnatre, tout bruni, endurci par les tches de lt.

    Fouroulou, pourvu du brevet, retourna donc au collge. Il y allait

    pour une dernire anne ! Son diplme lui donnait de lassurance bien21

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    que la situation matrielle de ses parents ft plus difficile que jamais.

    Au village, on ne le considrait plus comme un enfant. Son pre,

    tout propos, demandait son avis; les oncles et les cousins linvitaient

    aux runions ; des gens venaient le consulter ou se faire crire des

    lettres difficiles. On lui donnait de limportance, mais Fouroulou nen

    tirait aucune vanit. Il aurait voulu quon le conseillt lui-mme,quon lencouraget, quon le soutnt. Il se sentait seul. On lui faisait

    confiance alors quil aurait aim faire confiance quelquun, suivre

    aveuglment ses conseils, navoir soccuper que de son programme

    dtudes. Son pre lui avait dit avant son dpart:

    - Va, mon fils, Dieu sera avec toi. Il te montrera le chemin.

    Sa mre lavait embrass tendrement et souriait avec un orgueil naf.

    Ctait clair. Les parents ne doutaient plus de rien. Ils taient srs desa russite. Leur fils, tout naturellement, russirait une fois de plus, et

    ils seraient heureux.

    Lui savait trs bien que sil chouait, les portes de lcole normale

    seraient jamais fermes pour lui car il tait la limite dge exige

    pour le concours. Il aurait encore travailler seul, dans de mauvaises

    conditions. Ses parents ne pouvaient savoir quen cas dchec, il

    demanderait partir en France. Cette ide lavait hant tout lt. En

    France, il trouverait sembaucher en usine comme manuvre. En

    Algrie, il tait pris dans cette alternative : ou devenir instituteur, ce

    qui signifiait laisance pour toute sa famille, ou devenir berger.

    mesure que les jours passaient, le concours paraissait inaccessible

    et effrayant. Fouroulou, tout en travaillant, se dcourageait. Il se

    voyait en juin, retournant au village avec ses livres inutiles, son

    parchemin inutile, accueilli par sa mre en larmes, mais indulgente,

    comme toujours, par son pre du et misrable. Il imaginait le mpris

    de tous les autres. Par moments aussi, il se sentait confiant. Il jouait lesort des siens, leur dernire carte. Une semaine avant le grand jour, il

    se trouvait dans ces dispositions desprit. Son pre tait descendu

    la ville pour lui apporter un peu dargent destin assurer ses frais de

    sjour Alger. Ils sortirent sur la route nationale et se promenrent en

    attendant que passt le camion qui devait reprendre Ramdane.

    - Tu vas Alger, dit celui-ci. Vous serez trs nombreux, l-bas. On

    nen choisira que quelques-uns. Le choix, cest toujours le hasard quile fait. Tu vas Alger comme tes camarades. Nous, l-haut, nous

    attendrons. Si tu choues, tu reviendras la maison. Dis-toi bien que

    nous taimons. Et puis, ton instruction, on ne te lenlvera pas, hein ?

    Elle est toi. Maintenant je remonte au village. Ta mre saura que je

    tai parl. Je dirai que tu nas pas peur.

    - Oui, tu diras l-haut que je nai pas peur.

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