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Mémoire de Master 2 d'Architecture

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J’adresse tous mes remerciements à mes professeurs

Jean Allard, Daniel Aulagnier, Philippe Nys et Jacques Vasseur et à mes voisins qui n’en savent rien !

Mémoire de Laure Chouraqui

Ecole d’Architecture de Paris BellevilleSéminaire Arts, images et villes année 2009/2010

Fenêtres

Vies à vies

J’ai toujours aimé vivre en ville, vivre dans un immeuble. C’est assez magique, nos vies se déroulent les unes au dessus des autres, les unes à côté des autres. On vit dans une réelle proximité physique et peut-être ne s’est-on jamais adressé la parole.

Tout d’abord, je me suis intéressée au voisinage comme sujet d’étude, aux relations ou non relations entre voisins, aux sensations évoquées et ressenties à leurs côtés : on peut entendre ses voisins, on peut les voir, ils peuvent nous intriguer, on peut les soupçonner, les envier, les aimer... Mais comment procéder?

Je vis dans un immeuble de type haussmannien avec des fenêtres donnant sur la rue et des fenêtres donnant sur une cour. Deux mondes complètement différents. Ma chambre donne sur la cour, comme beaucoup d’autres, et autour de celle-ci, un monde intime s’offre à nous.

La cour est comme un cocon. Elle nous rassemble autour d’elle, une atmosphère feutrée s’en dégage. Des bruits sourds amplifiés par effet de résonance participent à cette atmosphère.

La rue, elle, est anonyme, les échanges y sont rares.

De ma «fenêtre sur cour», imprégnée que je suis de ce film d’Hitchcock, j’ai toujours été attirée par le spectacle de mes voisins à travers leur fenêtre : le soir, à la tombée de la nuit, quand celles-ci s’éclairent et s’éteignent.

Des voisins, de leurs relations, je suis passée aux vis-à-vis. On pourrait même dire aux «vies à vies», tant l’intime est présent dans cette observation.

Les fenêtres ont alors été le centre de ma réflexion. Et j’ai réalisé que cet intérêt et attraction pour celles-ci me rappro-chaient du domaine de la peinture tant chaque fenêtre est un tableau en soi.

Je me suis donc mise à étudier les fenêtres, celles qui m’entourent, à les observer, à les photographier. Des films, des romans, des nouvelles, des poèmes, de nombreux livres d’art... où celles-ci sont présentes m’ont aidé dans ce travail et m’ont servi à illustrer mon propos.

Mon mémoire se constitue de trois petits livrets de photographies, de photo montages, associées à du texte. Dans chacun d’eux, j’ai décidé de ne pas suivre de plan particulier. En effet, mon travail fonctionne surtout sur des associations d’idées et la vision poétique que j’ai de la fenêtre se passe d’un plan rigide et théorique. C’est pour cette raison que l’on ne trouvera pas de sommaire mais des petits textes associés à des photographies.

Hopper en face de ma chambre ( Room in New York, 1932 )

« La transparence révèle des tranches de vie, des intérieurs qui lui donnent des airs de tableaux. C’est cette vie qui engendre poésie. » Edward T. Hall

* 101 things I learned in Architecture School, Matthew Frederick, architecte américain.

Le jour...

«Windows look dark in the daytime.» *

Paradoxe

«Tristes fenêtres»

C’est la nuit que la magie opère. C’est à la nuit tombée que les fenêtres cessent d’être noires et qu’elles s’animent, laissant voir, imaginer toute une vie qui s’y déroule.

Se décrochant dans la nuit du fond noir, c’est là qu’elles deviennent des tableaux...

...Et la nuit

......et même des tableaux abstraits.

......et même des tableaux abstraits.

L’intime et l’interdit

C’est donc à la nuit, quand les lumières s’allument que mon regard est happé par ces fenêtres. Malgré moi, elles viennent me surprendre. La fenêtre nous projette au plus profond de l’intimité des gens, elle est comme «un trou de serrure» sur leur vie. Et pourtant, ce n’est pas la curiosité qui fixe mon at-tention mais plutôt l’atmosphère envoûtante qui s’en dégage.

La fenêtre, par sa structure même, met en valeur ce qui se passe à l’intérieur. Et quoi qu’il s’y passe, son cadre enserre un moment de vie, le contracte, le compresse et lui confère ainsi plus de force, le rend unique, le densifie, le sacralise. La lumière électrique, par son éclat, sa chaleur, ses nuan-ces, participe à cette mise en scène. La fenêtre devient tableau, elle s’impose à notre regard. A la seule différence du tableau, elle fait de nous un voyeur : nous nous cachons pour regarder.

Hopper, des fenêtres ouvertes sur la vie

Hopper fait de nous des voyeurs involontaires. On se sent presque de trop face à ses tableaux, les personnages de Hopper ignorent délibérément notre présence. Par ses cadrages en plongée ou contre-plongée, il nous projette dans l’intimité des gens, chez eux, dans leur chambre, dans leurs bureaux, dans leur vie privée ; exactement comme le fait une fenêtre. Mais cette fois-ci, nous sommes autorisés à regarder.

Ses tableaux, ses scènes laissent libre cours à notre imagination, ils sont tous des intrigues : pourquoi cette femme a l’air si triste, que s’est-il passé dans ce bureau ? … On a l’impression de surprendre, d’arriver au mauvais moment. Hopper était un grand amateur de théâtre et de cinéma, cela se sent dans ses tableaux; certains d’ailleurs peuvent même rappeler des scènes de films d’ Hitchcock. Et réciproquement, ses tableaux ont inspiré de nombreux metteurs en scène : Hitchcock et Wim Wenders notamment.

Hopper est finalement très habile : il crée de la tension, de l’attention, en laissant le spectateur croire qu’il assiste à une scène qu’il ne devrait pas voir; exactement comme lorsqu’on observe nos voisins derrière leur fenêtre. Les tableaux de Edward Hopper sont comme des fenêtres ouvertes sur la vie des gens.

Hopper inspire Esteban

« On croit peut-être que, chaque soir, les maisons se refer-ment sur elles-mêmes comme des huîtres. Et que ceux qui les habitent peuvent enfin oublier leurs soucis et se perdre dans une sorte de douceur nacrée, dans une quiétude, somme toute assez délicieuse, loin des regards. On a tort. Il suffit de se poster, quelques heures auparavant, à une fenêtre de l’immeuble d’en face, et de rester dans l’ombre, derrière les rideaux. […] Le vrai curieux a observé, tout le jour, cet appartement vide en forme de rotonde. Il y a trois fenêtres, et personne ici ne tire les rideaux, si bien que la vue plonge sans difficulté dans l’intérieur de l’appartement. La femme qui l’habite part très tôt le matin. Elle doit travailler dans une administration ou peut-être dans un petit commerce. Elle se lève, elle s’enferme dans la salle de bain qui se situe derrière la cloison. Puis elle ressort, elle éteint la lampe de sa chambre. Peut-être prend-elle son petit déjeuner dehors. L’observateur n’en sait rien. Il constate seulement que la grande pièce aux trois fenêtres demeure vide pendant toute la journée et ne s’éclaire que très tard. La femme, semble-t-il, vit seule. Elle ne pénètre dans la pièce en rotonde qu’après s’être restaurée dans la cuisine que l’observateur ne peut apercevoir. Sans doute aussi après avoir pris une douche, car lorsqu’elle apparaît, comme ce soir, comme tous les soirs ou presque, elle est en combinaison. Une combinaison d’un rose assez vulgaire qui moule ses for-mes déjà vieillies. Elle doit avoir quarante-cinq ans. Il l’aperçoit de dos. Elle a des fesses proéminentes qui tendent le satin rose. Ses cuisses sont à demi découvertes. Elle se penche vers quelque chose qui échappe au regard de l’observateur à travers la fenêtre centrale. Le mur lui cache son visage et sa main droite. Elle ne bouge presque pas, elle ramasse, dirait-on, quelque objet, mais cette hypothèse n’est pas très vraisemblable, car la scène se répète chaque soir. […] » *

* Extrait de Trois fenêtres, la nuit tiré du livre de Claude Esteban Soleil dans une pièce vide.

Night windows, Edward Hopper; 1928

Mes voisins..........

30 janvier 2010, 22 : 30

«Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.» [...] *

* Extrait d’un poéme de Charles Baudelaire.

Dîner chez mes voisins

Mon voisin...

Ma voisine...

Encore un voisin...

Quelqu’un qui ne serait que debout, dans ton cadre attend ou médite. *

* Vergers, Rainer Maria Rilke

Le pied de ma voisine...

«Un rien peut prendre une intensité énorme» *

* L’art du peu, Daniel Klébaner

La ville habitée de tableaux. La façade d’un immeuble comme un mur, où sont accrochés des tableaux. La poésie opère surtout la nuit, quand la lumière émane de ces tableaux.

C’est une exposition gratuite, publique et qui évolue sans cesse. Des pièces uniques, qui n’ont pas de prix. C’est en quelque sorte ma galerie privée.

Ma galerie

Fenêtres

Histoires de fenêtres

Qu’est-ce qu’une fenêtre?

«Jusque vers le milieu du XVe siècle, dans les maisons particulières, les fenêtres obstruaient le jour, ne lui livrant passage qu’à travers des découpures modestes faites dans des volets de bois. Sous le règne de Louis XIII, la plupart des demeures royales ne recevaient la lumière du jour que par des châssis de papier, alternant avec des vitres et des fonds de bouteilles. Fenêtres qui ne connaissent pas la transparence, elles n’encadrent pas le jour comme ciel et paysage, et n’invitent pas le regard à considérer l’extérieur. Fenêtres d’opacité et non d’encadrement.» *

Pendant longtemps, la fenêtre ne servait pas à voir, elle n’était que source d’air et de lumière. Aujourd’hui, la fenêtre sert avant tout à voir mais il est frappant de constater que la définition n’a pas évolué : «Ouverture ménagée dans les murs d’une construction pour introduire le jour et l’air à l’intérieur.»(Grand Littré)

* L’art du peu, Daniel Klébaner

Le Songe de sainte Ursule (1495) de Carpaccio : le bas des fenêtres se trouve au dessus des yeux d’un homme debout, ce qui nous en-seigne qu’à cette époque, une fenêtre n’était pas mise au service du regard, et ne participait qu’à l’aération et l’éclairement d’une pièce.

Des fenêtres qui s’inspirent des tableaux

Quand apparaissent-elles, ces fameuses fenêtres pour regarder? Il n’est pas possible de les dater bien sûr, mais il s’agit de tout un processus d’évolution qui eut lieu à la Renaissance. Une chose en provoque une autre. L’homme va exister à part entière au sein de la société, et en découlent donc des valeurs comme la pudeur, le caché et l’intime. On ne «regarde» donc plus de la même façon. Et on regarde surtout le monde différemment, ou alors on regarde même le monde tout simplement.

Fenêtres et tableaux sont très liés : les peintures n’ont pas toujours eu cette forme quadrangulaire que nous leur connais-sons. Avant le XVe siècle, celles-ci se présentaient sous forme de retable : des peintures se refermant comme une armoire. S’ensuivent les évolutions quant à l’homme, quant au regard... le tableau évolue, ses sujets changent. Et ce sera la fenêtre qui s’inspirera de ce dernier pour devenir comme lui une «machine à voir» !

La célèbre phrase d’Alberti, que l’on ne cesse d’interpréter et de réinterpréter, nous éclaire sur cette période : «Je parlerai donc de ce que je fais lorsque je peins. Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire.»

«Cette phrase signifie que depuis Alberti nos fenêtres ressemblent à des tableaux. Ce sont des machines à voir, des trouées dans l’espace qui donnent quelque chose à voir là où on ne voyait rien. Les fenêtres proposent, imposent même de regarder. Ainsi Alberti conduit-il notre auteur à faire du tableau le prototype de la fenêtre.»*

Et la fenêtre fut finalement à niveau d’oeil !

* Nos fenêtres ressemblent à des tableaux, Antoine Spire

«des machines à voir, des trouées dans l’espace» [...] *

Source internet, anonyme

Le cadre

Les fenêtres vont donc ressembler aux tableaux. Par leur forme, par leur contenu et par leur cadre. «Bordure» est le nom ancien pour «cadre»; en anglais, on dit «frame» : sa racine signifie en avant; «cornice» en italien : un terme darchitecture qui designe une avancée, une moulure en saillie qui couronne toutes sortes d’ouvrages.

«Le cadre fait reculer la surface du tableau et aide à creuser la vue ; il est comme l’encadrement d’une fenêtre par laquelle on voit un espace déployé derrière la vitre.» *

Le cadre d’un tableau, tout comme celui d’une fenêtre, est en saillie, par rapport à la surface peinte, à la vitre. Ou devrions nous plutôt dire le cadre d’une fenêtre, tout comme celui d’un tableau... Puis c’est au tableau de s’inspirer de la fenêtre, car à partir du XVe siècle, on va prendre modèle sur les structures d’ouverture de fenêtres pour les cadres de tableaux.

C’est donc un va et vient perpétuel de l’un à l’autre !

* Style, artiste et société, Meyer Schapiro** Fenêtre, Gérard Wajcman*** Edgar Degas

«Le cadre cherche le regard réel, l’appelle, le capte, le captive, il le dirige et pour

finir, il le gobe.» **

«Le cadre est un montreur, c’est un condensateur à

regards.» **

«Le cadre est le maquereau de la peinture ; il la met en valeur, mais ne doit jamais briller à ses dépens.» ***

N’es-tu pas notre géométrie,fenêtre, très simple formequi sans effort circonscrisnotre vie énorme?

Celle qu’on aime n’est jamais plus belleque lorsqu’on la voit apparaîtreencadrée de toi; c’est, ô fenêtre,que tu la rends presque éternelle.

Tous les hasards sont abolis. L’êtrese tient au milieu de l’amour,avec ce peu d’espace autourdont on est maître. *

J’ai mis ce poème de Rilke en relation avec des images du film Monsieur Hire : un homme tombe fou amoureux de sa voisine d’en face, rien qu’en l’observant à travers sa fenêtre... Amoureux d’elle ? de son image ?

En effet, le cadre d’une fenêtre inaugure et étoffe le sujet, tout comme le fait le cadre d’un tableau; la même magie s’opère.

Et une fois de plus, ces images me rappellent certains tableaux de Hopper.

Le cadre : metteur en scène

* Vergers, Rainer Maria Rilke

N’es-tu pas notre géométrie, fenêtre, très simple forme qui sans effort circonscris notre vie énorme? *

Cette première strophe du poème de Rilke m’a ensuite fait penser au débat Le Corbusier/ Perret et à leurs fenêtres. Depuis le début de mon travail, mes fenêtres sont verticales, je n’ai pas vraiment songé à photographier les horizontales. Pourquoi? Peut-être car elles me plaisent moins, qu’elles m’intriguent moins...

Voilà retranscrit le dialogue qu’ont eu Le Corbusier, Pierre Jeanneret, et Auguste Perret : Auguste Perret dit à Corbu : «Vous savez que je suis opposé à la fenêtre en longueur ! La fenêtre en longueur n’est pas une fenêtre. Une fenêtre, c’est un homme !»Pierre Jeanneret : «L’oeil regarde horizontalement.»Perret : «J’ai horreur des panoramas.»Etc.

Encore de Perret : «La fenêtre verticale répartit mieux la lumière, elle éclaire le sol, elle éclaire le plafond. De plus, la fenêtre verticale n’encadre-t-elle pas l’homme? N’est-elle pas d’accord avec sa silhouette?»

La fenêtre en longueur est plus axée sur le regard que sur le corps. Elle renvoie au travelling cinématographique. La fenetre verticale est ponctuelle et soudaine et c’est réellement, comme son origine le dit, un «passage», un «trou de serrure en grand»(cf Gérard Wajcman)

* Vergers, Rainer Maria Rilke

Verticales ou horizontales ?

Auguste Perret «assis sous une magistrale fenêtre en longueur» Dessin fait par Le Corbusier.

Source internet

La fenêtre verticale offre la vision d’un «espace complet», car elle permet de voir à la fois la rue, le jardin et le ciel, autrement dit, elle laisse voir différents niveaux de plans. Contrairement à la fenêtre en longueur qui laisse voir l’étendue d’un site, d’un paysage dans sa longueur, mais sans aucune profondeur, comme si celui-ci était «collé» à la fenêtre. Il s’agit donc de perspective ! La fenetre verticale permet de voir en perspective, la fenetre horizontale l’empêche.

«Il paraît légitime de compter la fenêtre en bande parmi les dispositifs qui ont contribué à détruire l’espace perspectif traditionnel en architecture. Du point de vue de la conception et des effets spatiaux, la fenêtre en bande a ainsi joué un rôle comparable à celui des expériences qui, en peinture, et autour du motif de la fenêtre, ont conduit à la «transformation du tableau en une peinture plate, sans profondeur» *

Sur la photo prise à San Gimignano, l’ouverture verticale illustre assez bien le propos de Perret : différents niveaux de plans, on voit le ciel, l’horizon, le sol... perspective et profondeur. Le rebord pour s’asseoir et les lignes de la grille soulignent d’autant plus la perspective, comme peut le faire un cadre et ses lignes directrices.

* texte de Bruno Reichlin, architecte, professeur, et auteur de nombreux livres sur Le Corbusier, Perret et de nombreux autres.

Qu’en aurait-il été de Fenêtre sur cour dans un monde de fenêtres en longueur ?

Fenêtres

Intrigues de vie, intrigues de ville

Paris, 23 juin 2010, 21:50

Mes voisins ferment leurs rideaux, le spectacle est terminé.

Paris, 23 juin 2010, 23:50

Mes voisins ferment leurs volets. L’intimité a ses limites.

Mais pendant ce temps là à Amsterdam....

Venez voir chez nous !

Dans certaines villes, on voit parfaitement «chez les gens». Je pense à des villes comme Amsterdam. De la rue, on aperçoit les salons, les jardins derrière ces salons, et en levant les yeux, les chambres... Toujours de très jolis intérieurs, bien rangés, bien décorés, qui semblent être là pour être regardés.

Les habitants vivent ainsi sous les yeux des passants. J’aime cette atmosphére d’intimité, elle est surprenante mais elle me réconforte... peut-être est-ce le symbole de la Maison, elle annule la distance qui me sépare de chez moi et me rappelle ces belles maisons de poupées de mon enfance. Voir les gens vivre chez eux, confère une réalité plus forte à la ville étrangère. Celle-ci perd alors son côté artificiel, éphémère, de ville où l’on ne fait que passer. Mais cela dénote tout de même d’une culture assez particulière...

Poussées à l’extrême, ces habitudes de ne jamais tirer ses rideaux, donnent le quartier rouge d’Amsterdam: les prosti-tuées y sont «exposées» en vitrine sous le regard de tous les passants, jour comme nuit, encadrées des belles fenêtres hollandaises.

Source internet

La peinture hollandaise du 17e siècle :montrer que l’on n’a rien à cacher

Ce tableau de Vermeer* pourrait être ce qu’on voit de la rue chez quelqu’un, derrière sa fenêtre. C’est une peinture très différente de ce qui se faisait à l’époque en Italie. Ici, on entre littéralement chez les gens. La volonté de précision, de tout montrer, de ne rien cacher, cette immersion dans les intérieurs des gens, avec une vue pénétrante sur leurs « agitations, sur leurs vies domestiques, sur leurs secrets » est représentative de la peinture hollan-daise du 17e siècle.

Il est intéressant de remarquer que cette soif de savoir n’était pas opposée à la religion, en effet, certains peintres de cette époque, dont l’œuvre paraît très objective, vivaient parmi des piétistes.

« l’intimité s’y expose non comme la mise à nu d’un secret mais comme la démonstration d’une absence absolue de toute intimité et de tout secret : ici on ne cache rien car il n’y a rien à cacher. »** Ce sont pour une grande part les restes de cette culture et tradition piétiste qui poussent les habitants d’Amsterdam à exposer leur intimité.

* Le concert, de Vermeer, 1667** Fenêtre, Gérard Wajcman

La transparence

J’ai récemment lu un article qui m’a montré un autre côté extrême du «tout montrer» : «Vivre dans la transparence. A Copenhague, la mode est aux façades en verre, y compris pour les immeubles résiden-tiels. Chacun vit sous les yeux des autres. Et de nouveaux codes sociaux se mettent en place.»

Dans cet article, sont interrogés et les habitants d’un immeuble en verre de Copenhague, et une anthropologue qui a passé un an sur le terrain parmi ces habitants. La majorité des habitants n’utilisent ni volets, ni rideaux !! En mettre laisserait croire qu’ils ont quelque chose à cacher.

«La mode du verre nous vient des Pays Bas, où la tradition des grandes fenêtres nues date des piétistes pour lesquels des fenêtres sans rideaux étaient une marque de piété. Vouloir se cacher est un peu ostentatoire. Dieu et tout un chacun doivent pouvoir regarder.» « Dans les maisons aux grandes façades de verre, c’est aux passants, et non plus aux habitants, qu’incombe la responsa-bilité de préserver la vie privée».

Dieu doit tout voir, cela frôle finalement l’exhibitionnisme. L’intrigue, il n’y en a plus. Et on finit par ne plus oser un regard chez les gens : ils sont comme nus dans leurs appartements. Il ne faut pas oublier que «le caché est une condition du sujet. Pas de sujets dans un monde de verre, de transparence absolue.» * Le tout montrer a donc des limites.

Cela devient donc indécent de regarder. Et on assiste d’ailleurs à un renversement des spères publiques et privées: les habitants ne sont pas pudiques chez eux. C’est lorsqu’ils sont dehors qu’ils éprouvent de la pudeur.

* Fenêtre, Gérard Wajcman

« Ce n’est pas le péché qui n’a pas sa place ici, c’est le caché. Pas de place ici pour le secret ou le mensonge. Tout doit s’avouer. On touche là aux fondements inquiétants, assez puritains, de la transparence, et on entrevoit aussi du coup, à l’inverse, les bienfaits du caché. »*

Se montrer, voir et se faire voir

«Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s’y mettait souvent : la fenêtre, en province, remplace le théâtre et la promenade.)»*

La fenêtre remplace le théâtre, on regarde de sa fenêtre comme d’une loge, mais Emma pourrait elle-même être sur la scène d’un théâtre, encadrée qu’elle est, par sa fenêtre et se donner à voir. Ce tableau de Manet pourrait tout à fait illustrer le passage de Madame Bovary.

«Les belles indolentes s’y tiennent assises à longueur de journée, les coudes sur l’appui, avec en main l’excuse d’un ouvrage qui ne se termine jamais.»**

Les femmes se tenaient à la fenêtre, attendant quelque prétendant. «Faire la fenêtre» est une expression qui fait justement référence à ce comportement !

Moi-même, je me mets en scène à la fenêtre : mon bureau lui fait face, et je me dis que de me voir travailler est un agréable divertissement pour mes voisins.

A la fenêtre, on se met donc aussi en scène.

*Madame Bovary, Gustave Flaubert**Citation d’Alberti

Le balcon, Edouard Manet, 1868

Happening

La fenêtre : un théâtre...Se mettre en scène à la fenêtre..

Pourquoi ne pas prendre cela au mot et réinventer un divertissement ?

Des pièces de théâtre derrière nos fenêtres, que nos voisins regarderaient de chez eux, ou de la rue.

Il pourrait y avoir un code pour prévenir qu’une représenta-tion va avoir lieu : on éclairerait ses pièces avec des lumières d’une certaine couleur. On s’installerait chez soi pour regarder, on serait comme dans une loge, avec à disposition jumelles, repas, tout le confort que peut nous offrir notre logement.

Bien sûr, le vis-à-vis est nécessaire.

Bizarre d’ailleurs de préférer des appartements sans vis-à-vis... disons plutôt des appartements sans grand divertisse-ment, sans cinéma...

Le regard

«Ce sont les regardeurs qui font les tableaux.» Marcel Duchamp

« Il n’y a de regard que dérobé »« On voit un tableau parce qu’on n’est pas vu de lui. On voit un tableau parce que ce qu’on y voit est entièrement déployé, offert, soumis à notre regard. On voit un tableau parce qu’il est sans regard, ou plutôt tant qu’il est sans regard. » *

Donc finalement, on se cache pour voir. Et si quelqu’un nous surprend, dans cette fenêtre qu’on regarde et qui nous plaît tant, alors celle-ci perd toute sa poésie, elle cesse d’être ornement, elle cesse d’être un tableau.

Dans Fenêtre sur cour, l’assassin soupçonné réalise qu’il est observé et regarde la fenêtre d’en face où se tient James Stewart. Et d’un coup, la peur s’empare de nous, la distance d’avec la fenêtre d’en face, le fait que Stewart se cache dans l’ombre, ... tout ce qui nous permettait d’être rassuré et de se sentir à distance avec cette histoire, tout cela s’écroule. Ce regard fait tout basculer, on se sent maintenant en danger. Et qui plus est, le fait qu’il porte des lunettes, (ses propres «fenêtres» à lui) nous percute davantage.

* Fenêtre, Gérard Wajcman

Monsieur Hire, de Patrice Leconte

Fenêtre sur cour, de Alfred Hitchcock

Sensations

Verbier : Quand j’étais encore enfant, nous allions très sou-vent en Suisse dans le chalet de ma grand mère. Le voyage en voiture était long et nous arrivions toujours dans la nuit. Le voyage s’achevait par la montée de la montagne, une infinité de virages serrés, avec d’un côté la montagne, de l’autre, le vide, le précipice. J’étais toujours paniquée par ce vide, et si la voiture dérape, et s’il arrive un accident… Et j’apercevais cette petite et unique fenêtre éclairée qui était celle de la cuisine du chalet, c’est à ce moment là que je savais que nous étions arrivés et je retrouvais alors mon calme. Avec les années, ce souvenir m’est resté et m’a laissé un sentiment de réconfort à la vue de cette fenêtre; et avec les années, mon imagination a laissé place à une fenêtre au milieu de nulle part, au sommet de cette montagne.

Je me souviens de ces longues nuits passées à travailler sur mon ordinateur, à faire des maquettes, à paniquer par peur de ne pas finir mon travail à temps. Je me vois encore dans la salle à manger; onze heures passent, ma mère me dit bonne nuit, minuit passe, mon frère va se coucher… puis ce sont les fenêtres qui se «couchent» elles aussi les unes après les autres.

Et plus elles disparaissent, plus je me sens seule; la seule à veiller si tard, la seule à travailler si dur. Et donc effet inverse, quand certaines fenêtres viennent à se rallumer, à l’aube, cela signifie que le matin approche, que les gens se réveillent… et que je n’ai toujours pas fini mon travail !!!

Quand d’autres fenêtres restent éclairées toute la nuit, j’ai l’impression que d’autres personnes veillent comme moi.

Hier, rentrée chez moi, seule dans ce grand appartement, j’aperçois du fond du couloir une fenêtre éclairée et très animée, des gens attablés, comme un écran de cinéma à quelques mètres de chez moi.

Et je pense à la phrase de Godard : «La fenêtre est un cinéma.»

Ainsi, les fenêtres, comme les films, comme les tableaux, vont nous mettre en tension, aiguiser notre curiosité. On y met finalement ce qu’on veut, on comprend ce que l’on veut comprendre, influencés que nous sommes par nos différents états d’esprit.

Pour finir, voici un extrait de Proust, d’Un amour de Swann. J’aime cet extrait, toute la poésie et le mystère qui émanent de ces fenêtres éclairées ou éteintes, et toutes les divagations qui s’ensuivent.

L’intrigue et la fenêtre

«Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s’excusait de ne pas avoir pu venir plus tôt, elle se plaignît que ce fût en effet bien tard, l’orage l’avait rendu souffrante et le prévint qu’elle ne le garderait pas plus d’une demi-heure, qu’à minuit elle le renverrait; et peu après, elle se sentit fatiguée et désira dormir.[...] Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il refer-ma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, l’idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avait seulement simulé la fatigue et qu’elle lui avait seulement demandé d’éteindre pour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, elle avait rallumé, et fait entrer celui qui devait passer la nuit auprès d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et demi qu’il l’avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il n’eut que quelques pas à faire et déboucha presque devant chez elle. Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait - entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée - la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait en arrivant de la rue, le réjouissait et lui annonçait: «Elle est là qui t’attend» et qui maintenant, le tor-turait en lui disant: «elle est là avec celui qu’elle attendait». Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d’une conversation.»