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Wood Surfer n° 89 – août/septembre 2015 14 Faut-il détruire deux expérimentations majeures de la construction bois ? L argement publié en France et à l’étranger, récompensé par des prix d’architecture, décrit dans les films et reportages télévisés, salué pour son aspect attrayant et poétique, s’intégrant parfai- tement au quartier pavillonnaire des alentours en restant à échelle humaine, le collège Pierre-Sémard de Bobigny a constitué pendant longtemps la fierté du département comme un témoignage de son enga- gement culturel. L'architecte a choisi de faire appel au matériau bois pour répondre au souci précoce d'une écologie économe en énergie productrice de gaz à effet de serre. Le bois lui plaisait égale- ment pour sa souplesse de modelage et sa chaleur. Elle élabora un langage approprié, d’une rare élégance. La conception architecturale et structurelle de l’en- semble, absolument inédite, basée sur 48 arcs para- boliques porteurs de 16 m de planchers suspendus en plateaux libres, a permis de dégager de vastes espaces sans points d’appui, tel un préau de 700 m 2 . En cas de besoin, elle facilite des agrandissements ou réorganisations. Or il semblerait qu’aujourd’hui la démolition soit préférée à l’adaptation. Les mêmes espaces qui servaient hier de tremplin pour la péda- gogie moderne deviendraient aujourd’hui gênants. École-village Au moment du concours, gagné à l'unanimité, l’archi- tecte présentait les principes de son projet : « Nous souhaitions un lieu de détente, de plaisir, de com- munication, de jeu, de spectacle, aux côtés, bien entendu, de l’enseignement classique, de la trans- mission des savoirs et de l’apprentissage de la vie d’adulte, un lieu où l'on puisse échanger des idées et apprendre la démocratie. Il est composé moins comme un bâtiment classique qu’à la manière d’un village avec son agora, ceinte en partie, au niveau supérieur le long de la verrière, de gradins d’où elle se découvre entièrement et Le collège « tout bois » Pierre-Sémard de Bobigny (93) a été construit dans les années 1990 par l’architecte Iwona Buczkowska. Cette réalisation avant- gardiste, toujours en excellent état de structure, est aujourd’hui menacée de démolition. Une aberration selon l’urbaniste Jean-Pierre Lefebvre. La cour centrale. Au fond, l’amphithéâtre suspendu aux arcs en lamellé-collé, 1995. Photo : Eustachy Kossakowski La maquette du projet. Photo : Iwona Buczkowska >>> Tribune libre 

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Wood Surfer n° 89 – août/septembre 201514

Faut-il détruire deux expérimentations majeures de la construction bois ?

L argement publié en France et à l’étranger, récompensé par des prix d’architecture, décrit dans les films et reportages télévisés, salué pour

son aspect attrayant et poétique, s’intégrant parfai-tement au quartier pavillonnaire des alentours en restant à échelle humaine, le collège Pierre-Sémard de Bobigny a constitué pendant longtemps la fierté du département comme un témoignage de son enga-gement culturel. L'architecte a choisi de faire appel au matériau bois pour répondre au souci précoce d'une écologie économe en énergie productrice de gaz à effet de serre. Le bois lui plaisait égale-ment pour sa souplesse de modelage et sa chaleur.

Elle élabora un langage approprié, d’une rare élégance.La conception architecturale et structurelle de l’en-semble, absolument inédite, basée sur 48 arcs para-boliques porteurs de 16 m de planchers suspendus en plateaux libres, a permis de dégager de vastes espaces sans points d’appui, tel un préau de 700 m2. En cas de besoin, elle facilite des agrandissements ou réorganisations. Or il semblerait qu’aujourd’hui la démolition soit préférée à l’adaptation. Les mêmes espaces qui servaient hier de tremplin pour la péda-gogie moderne deviendraient aujourd’hui gênants. École-villageAu moment du concours, gagné à l'unanimité, l’archi-tecte présentait les principes de son projet : « Nous souhaitions un lieu de détente, de plaisir, de com-munication, de jeu, de spectacle, aux côtés, bien entendu, de l’enseignement classique, de la trans-mission des savoirs et de l’apprentissage de la vie d’adulte, un lieu où l'on puisse échanger des idées et apprendre la démocratie.Il est composé moins comme un bâtiment classique qu’à la manière d’un village avec son agora, ceinte en partie, au niveau supérieur le long de la verrière, de gradins d’où elle se découvre entièrement et

Le collège « tout bois » Pierre-Sémard de Bobigny (93) a été construit dans

les années 1990 par l’architecte Iwona Buczkowska. Cette réalisation avant-

gardiste, toujours en excellent état de structure, est aujourd’hui menacée

de démolition. Une aberration selon l’urbaniste Jean-Pierre Lefebvre.

La cour centrale. Au fond, l’amphithéâtresuspendu aux arcs en lamellé-collé, 1995. Ph

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La maquette du projet.

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Hall sur cour et club des élèves, 1995.

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Piste de vitesse, 1995.

Vue sur restaurant, 1995. Au second plan, la serre.

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a Le revêtement en Red Cedar du hall principal, 2015.

Centre de documentation et d’information.

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peut ainsi facilement être transformée en scène théâtrale.Il a fallu imaginer, sur ce terrain à l’emprise limi-tée, un collège avec de vastes espaces extérieurs facilement accessibles qui se faufilent entre dif-férents niveaux, qui gardent leur fluidité et leur continuité en se transformant tantôt en place, tantôt en amphithéâtre ou en piste de course traversant une partie du bâtiment, sur les toi-tures en terrasses des salles de technologie du rez-de-chaussée et sous les salles de science du deuxième niveau.À l’intérieur, les espaces de rencontre : hall, res-taurant, salle de projection, salle de gymnastique et bibliothèque (CDI) sont mis en valeur par des volumes distincts, différents de ceux des classes, qui associent aux lieux la forme et l’usage dans une lisibilité claire des espaces générant des ambiances variées. Les couloirs classiques cèdent la place à des coursives en surplomb à deux niveaux assurant une communication visuelle maximale entre les espaces. Souvent, ces coursives, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sont prolongées de gradins sur un côté dans une tentative d’engendrer ainsi d’autres activités que la simple circulation. » Ce bois qui dérangeL’ensemble a bénéficié d’essences luxueuses comme le Red Cedar pour les clins de façades, le revêtement en écailles de bois de certaines toitures ou encore l’intérieur de la bibliothèque. Agrandi de quatre

classes en 2008 pour recevoir 700 élèves au lieu de 600, à l’origine, il a donné toute satisfaction aux utilisa-teurs jusqu’à l’arrivée, il y a un an, d’une nouvelle direction qui n’apprécie pas le bois, comme c’est le cas du service d’entretien du Département ou de certains administratifs. Ce désamour s'exprime par des critiques : le Red Cedar est devenu gris, le bâtiment est complexe, l’entretien des structures ou des revêtements en bois, surtout pour les cou-vertures, exige un certain savoir-faire…Aujourd’hui, le Département du 93 envisage de démolir ce collège exemplaire, précurseur des constructions en bois en Seine-Saint-Denis, une des réalisations « charnières » à qui l'on doit sans doute le foisonnement contemporain de cette filière dans d’autres villes du département – Montreuil constituant un bon exemple. Au pré-texte d’une mise à des normes nouvelles des 125 collèges du 93, on n’en condamne qu’un seul à la démolition : Pierre-Sémard ! Le Département, après discussion avec l’architecte, propose maintenant de n’en casser que 70 %, non sans modifier toute-fois les 30 % restants, proposition inacceptable car elle ferait disparaître ou défigurerait l’essentiel de l’œuvre, au prix d’un gaspillage de fonds publics quand réhabilitation et adaptation coûteraient dix fois moins cher. À l’heure de l’écologie urbaine, quel est l’avenir de constructions en bois dont la décennale appartient au passé, si belles et intéressantes soient-elles ? Démolition ? Manifestement, ni le goût de décideurs

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L’intérieur du hall principal, niveau rue.

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ni la technicité du service d’entretien n’ont suivi l’évolution nécessaire pour que le bois puisse s’implanter dans le bâtiment de la même façon que le béton.La ville du Blanc-Mesnil inscrit à son PLU à l’étude la démolition de la Pièce Pointue - 245 logements PLA « tout bois » de la même architecte et de la même époque - « pour densifier de 10 % le quar-tier proche de la gare » quand des terrains vierges disponibles sur place permettraient de le densifier sans rien démolir !En décembre prochain, une rencontre décisive contre le péril du réchauffement climatique va se dérouler à Paris. Que ces deux expériences qui anticipaient la démarche visant à limiter l’impact des industries extractives sur cette évolution catastrophique, soient détruites sans aucune raison valable, appa-raît comme une contradiction flagrante. Le poids des idées climato-sceptiques, dominantes au sein de la technocratie du lobby cimentier, peut sans doute expliquer cette aberration. De telles destruc-tions contrediraient l’adoption prochaine du Label Bas Carbone dans la construction. L’étude de l’évo-lution de ces deux ensembles tout bois fournirait au contraire des enseignements précieux sur la fiabilité, la durabilité, les coûts d’entretien de la filière bois. Les autorités ont été saisies de ces deux anomalies monstrueuses. On ne saurait trop protester contre un tel attentat à l’intelligence.

Jean-Pierre Lefebvre, urbaniste

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Circulation.

À droite, le CDI relié au hall central, 2015.

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Bâtiment des classes artistiques et de la salle de conférences, 2015.

Le plafond du hall principal.