faire avec gaïa

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    MULTITUDES N24 [ONLINE] |ECOPOLITIQUE NOW | PRINTEMPS 2006

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    ECOPOLITIQUE NOW

    Multitudes n24

    [online]

    ISABELLE STENGERS

    Faire avec Gaa : pour une culture

    de la non symtrie

    [confrence prononce le 17/12/1999 l'occasion de l'exposition

    Le jardin plantaire la Grande Halle de la Villette]

    Il est assez difficile de parler de nature en toute gnralit.

    On pourrait mme penser que l'on est dans une situation

    analogue celle que Saint Augustin dcrit propos du temps :

    on croit savoir ce que c'est et au moment o on veut le dire, on

    n'arrive pas l'expliciter. Pour moi, ce n'est pas du tout

    analogue parce que la difficult de dire ce qu'est le temps pour

    Saint Augustin correspond une exprience intime du temps.

    Qu'est-ce qu'est le temps qui passe pour moi ? Tandis que la

    difficult de parler de nature en gnral et de dfinir la nature

    tient non pas une exprience intime, mais au contraire son

    caractre public, marqu par l'histoire des diffrentes

    dfinitions qui ont t accroches ce terme.

    Obir la nature pour pouvoir la soumettre

    La nature dsigne toujours quelque chose mais dans son

    rapport avec autre chose. Cet autre chose est minemment

    variable : cela peut tre la socit des hommes, l'existence de

    l'homme, la morale ; cela peut tre aussi la connaissance au

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    sens rationnel du terme tout autant que des allusions des

    surnatures ou du surnaturel. Julien, spcialiste de la Chine nous

    dit qu'il n'y a pas de traduction pour le mot nature en chinois.

    Les Chinois n'ont pas conu qu'il y avait l quelque chose que

    l'on pouvait dfinir comme la nature. Effectivement, la natureest ne grecque comme phusis et elle est ne immdiatement

    par rapport , par contraste avec et contre quelque chose.

    Julien nous dit qu'elle est ne la fois contre des rcits

    fabuleux (le on dit que ) qui relatent ce que l'on trouve trs

    loin mais aussi contre la magie, c'est--dire la possibilit d'agir

    par des moyens magiques sur le monde. Donc la nature est ne

    grecque et a t associe trs vite ce qui n'a pas t le cas

    en Chine la fois un thme de rgularit et un thme derationalit. Rgularit de la nature, rationalit de la

    connaissance. La rgularit est le rpondant de la rationalit. La

    nature est telle que les rcits anecdotiques sont sans intrt et

    la magie impuissante. Donc immdiatement la nature est un

    rapport d'affirmation qui est polmique, une affirmation contre

    quelque chose.

    Il n'y a pas loin entre ce que je viens de dire et le mot

    d'ordre qui rsonne la Renaissance qui est : obir lanature pour pouvoir la soumettre . Obir signifie ici passer par

    la connaissance de ce qu'elle est indpendamment de nous, ne

    pas tenter de la violenter par une volont qui ne serait pas

    connaissance, mais pour qu'elle nous obisse c'est--dire

    pour pouvoir l'utiliser nos fins. Dj dans ce mot d'ordre, de

    nouveau anti-magicien et pro-rationaliste, on voit apparatre

    quelque chose de l'ordre d'une distribution assez classique et

    propre la science moderne : d'un ct la science dite pure , fondamentale, dsintresse, celle qui nous dirait en

    quoi il est ncessaire que la science obisse la nature, c'est-

    -dire la comprenne en tant que telle pour pouvoir la faire obir

    et d'un autre ct des applications, techniques fondes sur les

    sciences. L de nouveau plus secrtement on trouve un rapport

    polmique : il s'agit non pas de faire obir la nature partir

    d'une volont humaine non-fonde sur une connaissance

    objective, mais on se place contre des techniques qui seraientincapables de rendre compte de leur efficacit, c'est--dire de

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    World, doit se rsigner. Le coucher de soleil n'a de beaut que

    dans son esprit. Le rossignol au sens o son chant n'est pas un

    bruit, heurt de petits corps en mouvement composant

    l'atmosphre, ne chante que pour lui. La nature, elle se hte, dit

    Whitehead, muette, insense, sans but, sans signification.Distribution, hirarchie et videmment la science physique au

    sommet de cette hirarchie puisque c'est elle, comme le dit trs

    bien Fontenelle au XVIIIe

    sicle en opposant la physique et la

    chimie, qui remonte aux principes. L'esprit du physicien comme

    les principes vers lesquels il remonte tandis que le chimiste

    s'arrte au mixte qui a dj des qualits. L'esprit du chimiste est

    confus comme les mixtes auxquels il s'arrte.

    Je voudrais souligner que cette doctrine que l'on appelleparfois le mcanisme n'est pas un produit du dveloppement

    des sciences, mme s'il met presque par dfinition la physique

    au sommet des connaissances rationnelles. On ne peut pas dire

    qu'il soit un sous-produit du succs de la physique. En fait, le

    rapport entre mcanisme et dveloppement de la physique est

    une histoire agite qui n'a cess d'tre conflictuelle. Le plus

    beau scandale est celui des forces newtoniennes la fin du XVIIe

    et une bonne partie du XVIIIe

    sicle. Nous sommes habitus auxforces newtoniennes, ces forces qui agissent distance. En fait

    nous avons ajout l'interaction distance aux qualits

    primaires. Mais l'poque, c'tait un vritable scandale que

    d'habiller la nature de forces qui semblaient remonter une

    poque dont le mcanisme nous avait dbarrass, une

    puissance de la nature. Pendant toute une partie du XVIII sicle,

    la leon tirer de la science newtonienne est reste une

    question ouverte. D'un ct, les physiciens-mathmaticiensavaient admis ces forces, mais admis seulement en tant

    qu'oprant dans leurs calculs et d'autre part les naturalistes,

    chimistes, mdecins, philosophes dont Venel, un chimiste qui a

    crit l'article Chimie dans l'Encyclopdie qui tire cette leon de

    Newton : La nature opre la plupart de ses effets par des

    moyens inconnus. Nous ne pouvons nombrer ses ressources.

    Le ridicule rel serait de la limiter en la rduisant un certain

    nombre de principes d'actions et de moyens d'oprations . Leprincipal alli de Venel tait Diderot. Diderot a tir les

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    consquences politiques de cette affirmation. La nature lui

    permet de s'opposer aux acadmiciens, aux savoirs d'lite, au

    savoir qui entend construire des systmes qui rduiraient la

    nature un certain nombre de principes d'actions et de moyens

    d'oprations. Diderot met en scne face l'lite ceux quipensent le peuple obscur des manuvres, ceux qui s'agitent

    et de fait dit-il la nature donne empiriquement retour de

    l'empirique raison de temps autre un manuvrier et un

    grand systme s'croule.

    Apparition d'un nouveau thme de la nature, le

    matrialisme de Diderot qui est trs loign du mcanisme. Le

    matrialisme de Diderot clbre une nature multiple et en mme

    temps puisque le terme de nature n'est jamais loin de celui deconnaissance, une connaissance qui serait radicalement

    diffrente d'une construction close. Diderot ne nie pas l'intrt

    des systmes, l'intrt qu'il y ait de tenter de ramener la nature

    un certain nombre de principes d'actions. Ce qu'il veut c'est

    une alliance, c'est--dire un systme tel que l'intrt de ce

    systme serait justement l'vnement que constitue son

    croulement. Il s'agit donc de l'intrt du fait produit par un

    obscur et poudreux manuvrier qui produirait ce que lesystme ne pouvait pas admettre. Il raconte mme une clbre

    fable, peut-tre de La Fontaine, du vieillard qui lgue ses fils

    un champ plein de ronces et de pierrailles en leur disant qu'un

    trsor est enterr dedans. Les fils se mettent labourer,

    creuser. Finalement, il n'y a pas de trsor, mais le champ leur

    rapporte un grand profit puisqu'ils l'ont rendu arable. Le trsor,

    c'est ce que cherche l'esprit de systme et sans le savoir, sans

    le vouloir, il cre la fcondit de ce que pourra ventuellementtrouver le manuvrier. En fait, on peut dire que Diderot en

    appelait une science qui jusqu'ici n'a pas vritablement eu

    lieu. Je me sens plus proche de Diderot que de la science

    laquelle nous avons souvent affaire ici. Je vous rappellerai le

    contraste de la manire dont Diderot lutte contre la division en

    qualits primaires, qui permettent de rduire la nature un petit

    nombre de principes d'actions, et le reste, le contraste entre

    cette manire de lutter et ce qui est arriv lorsque la mcaniquequantique s'est rendue compte que les qualits primaires (la

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    position, la vitesse) ne pouvaient pas tre directement

    attribues au corps et donc n'appartenaient pas la nature en

    tant que telle. Ces qualits primaires taient attribuables un

    corps, mais seulement moyennant nos questions. Elles n'taient

    pas des attributs de la nature, mais attribuables par nosquestions et travers elles, ce que nous mesurons, ce que

    nous tentons de comprendre. Lorsque la mcanique quantique

    a dcouvert ce qui sonnait le glas des qualits primaires, les

    spcialistes n'ont pas chant cette nature multiple qui agit par

    des moyens inconnus et ce ridicule qui avait conduit penser

    que nous pouvions comprendre en termes de position et de

    vitesse ce qui existe. Tout cela correspond au triomphe de

    l'lite contre lequel Diderot luttait. Tout le monde croyait que lerel tait intelligible en termes de position et de vitesse, mais

    maintenant les physiciens nous apprennent et nous forcent

    reconnatre que tout le monde se trompait. La hirarchie est

    parmi nous quand la nature entre dans le jeu de ceux qui

    opposent ce que tout le monde tait cens croire et ce que

    maintenant une science annonce.

    Des jugements hirarchisants et moraux

    Je voudrais aussi rappeler en termes de hirarchie le

    malheureusement clbre : Mind/body problem. Vous savez

    qu'il fait rage aux Etats-Unis plus qu'ici, et en parler est un peu

    un antidote. Mind/body problem est un retour aux qualits

    primaires et secondaires puisqu'il appartient au mind de sentir,

    de percevoir, de vouloir, tandis que le body, notre systmeneuronal appartient lui la nature et doit tre dcrit par les

    interactions physico-chimico-lectrico-cellulaires qui sont ce

    que le scientifique dcrit propos du cerveau. Comment

    s'articulent le sentir, la volont, la perception, au sens o ils

    sont vcus et ces interactions multiples entre ces populations

    de neurones chevels ? La solution la plus radicale est ce que

    l'on appelle l'liminativisme. Un jour, nous disent certains

    philosophes dits matrialistes alors qu'ils descendentdirectement de cette nature mcaniste mme si leur mcanisme

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    est inform par les sciences d'aujourd'hui. Un jour, disent par

    exemple les poux Churchland, les expressions comme je veux,

    je dcide, je pense, appartiendront au folklore. On saura qu'on

    le dit mais c'est de la psychologie populaire parce que la

    science nous dira que mon metteur alpha-b-48 a dchargune impulsion vers mon rcepteur b-55, b-78 et b-89, ce qui

    fait que etc. C'est trs difficile dire d'ailleurs. Il parat que le

    philosophe Churchland montre au public non pas le portrait de

    sa femme bien-aime, Patricia Churchland, mais la photo de

    l'image scanner de son cerveau, en disant : c'est elle que

    j'aime. Donc l'opposition qualits primaires et secondaires et le

    jeu, la nature objective par rapport nos affects subjectifs est

    ne, il y a longtemps et est toujours avec nous. Dans ce jeu-l,la nature est toujours ce qui fonde des jugements dont on peut

    dire qu'ils sont la fois hirarchisants et moraux. La morale ici

    c'est avant tout se dfaire de nos attaches. Le monde est muet,

    nous devons comme Jacques Monod l'a soulign dans Le

    hasard et la ncessit, nous dfaire de nos attaches affectives,

    esthtiques par rapport au monde. Ces attaches sont ntres, le

    monde n'en rpond en rien, il est muet et lui s'oppose la

    libert humaine comme morale. En fait, doubles universels maisen opposition absolue : la nature, le monde muet rpond d'une

    connaissance qui doit mettre tout le monde d'accord puisqu'il

    s'agit d'une ralit laquelle personne n'est attache. Qu'il

    s'agisse de neurones ou de corps en mouvements, c'est

    quelque chose qui choque galement tout le monde, qui ne

    donne raison personne sauf ceux qui les tudient. La nature

    rpond d'une connaissance universelle et ne donne aucun

    appui quiconque prtendrait qu'elle justifie des valeurs, desconvictions, des gots particuliers. En face il y a l'universel de

    la libert humaine qui lui non plus ne peut tre limit par aucune

    valeur, aucune contrainte issue de la nature. Il est trs important

    de rappeler que ce rle de la nature comme rpondant de

    jugements qui sont la fois hirarchisants et moraux ne cesse

    d'accompagner les sciences modernes, mais que cela ne se

    dduit jamais des sciences modernes. Il y a au contraire, me

    semble-t-il, un contraste extraordinaire entre la multiplicit desliens pratiques crs par chaque science, des tres qui du fait

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    du travail des scientifiques peuplent dsormais notre monde et

    l'ternel retour du mme appel renoncer nos attaches, du

    mme appel nous montrer un monde muet. Et cela comme si

    ce mme appel se recomposait chaque fois en absorbant

    dans les qualits primaires les nouveaux traits que lesscientifiques avaient jugs bon d'attribuer, mais d'attribuer

    parce qu'ils avaient pu se lier un phnomne naturel.

    Il y a une espce d'ternel retour l'origine. La grande

    origine c'est la nature horloge avec ce fameux contraste qui fait

    que l'horloge hante les esprits. Qu'est-ce que le contraste de

    l'horloge ? L'horloge est un mcanisme. Si on ouvre une

    horloge, on ne voit que des pices obissant aux lois de la

    mcanique et pourtant l'horloge nous donne l'heure. Elle ne sedonne pas l'heure. L'heure n'a aucun sens pour les mcanismes

    horlogers et pourtant, qualits secondaires, elle a une

    signification pour nous. L'horloge a illustr la fois l'inertie

    obissante des pices mcaniques, mais qui figurent bien les

    qualits primaires, et le pouvoir crateur de Dieu qui asservit

    ces mcanismes en tant que moyens pour ses fins. Comme

    vous le savez aujourd'hui, nous n'avons plus affaire au grand

    horloger, mais en ce qui concerne la slection naturelle l'horloger aveugle de Dawkin, the blind clockmaker. The blind

    clockmaker est tout fait proche de l'ancien grand horloger,

    sauf qu'il est aveugle, qu'il n'est plus Dieu mais la slection

    naturelle. De nouveau, on retrouve ce mme contraste entre des

    mutations gntiques dpourvues de significations, insenses

    et la toute puissance de la slection qui au fond fabrique le

    sens. C'est de nouveau la slection naturelle qui nous dit que si

    le pote peut clbrer la nature, il s'agit avant tout d'uneslection sexuelle pour sduire sa femelle.

    Contraste parce que pendant ce temps-l, la science de

    Darwin qui n'est pas simplement rduite l'horloger aveugle,

    cette science n'a cess d'explorer la fcondit de cette

    nouvelle comprhension de la nature qu'apportent des temps

    extrmement longs, les milliards d'annes pendant lesquels les

    tres ont vcu et dcouvert l'histoire de la vie. Ils dcouvrent

    aussi cette connaissance toute diffrente je me rfre ici Steven Giboul quel point la connaissance de l'historicit de

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    la nature peut crer de nouvelles manires de savoir, de

    manires autres que les sciences exprimentales de

    comprendre.

    Gaa

    J'abandonne cette division binaire, nature par rapport

    autre chose pour m'intresser aux nouveaux contrastes qui

    surgissent et qui me semblent prometteurs. Ce contraste qui va

    mettre en scne des natures multiples, profondment

    enchevtres et historiques, ne nous donne pas une nature

    neutre. La nature qui est mise en scne ici n'est pas plus neutrequ'avant. Simplement, elle s'inscrit dans de nouveaux

    contrastes, dans de nouvelles oppositions.

    La premire figure de cette historicit nouvelle de la

    nature, la plus connue, celle qui a fait hurler beaucoup de gens

    pour qui c'tait de la superstition, a eu un nom : Gaa. Gaa

    pour Lovelock et Margulis, scientifiques extrmement

    respectables quoique lgrement hrtiques, est d'abord l

    pour nous dire l'anciennet de la vie, les milliards d'annespendant lesquelles des myriades de bactries ont littralement

    fabriqu la Terre que nous habitons. Indissociabilit dite par

    Gaa entre cette multitude ancienne de vivants, les rgimes

    climatiques sous lesquels nous vivons, l'existence mme

    d'ocans et de sols fertiles. Tout coup, la nature est l et ce

    qu'elle produit est l'enchevtrement de ce que nous pouvions

    distinguer. Usuellement on pouvait penser que le climat,

    l'existence d'eau, de sols, donc de la terre, de l'eau, del'atmosphre les vieux lments des Grecs que cet

    ensemble tait donn comme principe. On disait souvent que la

    Terre tait juste la bonne distance du soleil pour ne pas tre

    trop froide comme Vnus, trop chaude comme...

    C'est ce que l'on a appel ensuite la fable de Boucle d'Or.

    Vous connaissez l'histoire de Boucle d'Or et des trois ours.

    Boucle d'Or arrive dans la maison habite par Papa ours,

    Maman ours et petit-ours et gote le bol de porridge, puisessaye le fauteuil et le lit. Chaque fois il y en a un qui est trop

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    grand, l'autre trop petit et le dernier juste bien ; l'un qui est trop

    chaud, l'autre trop froid et le dernier juste bien. La Terre serait

    juste bien. Or Gaa nous dit que la Terre aurait pu tre

    dsertique comme Mars. C'est la vie qu'elle doit de pouvoir

    abriter la vie. Les bactries sont vritablement les co-auteurs dela Terre. Gaa nous apprend en plus que la mtastabilit, (ce qui

    n'est pas instable mais pas stable non plus, ce qui peut tre

    instabilit) n'est pas celle de Gaa mais celle du rgime dont

    nous dpendons.

    Les mathmatiques avaient souvent t associes aux

    qualits primaires. Descartes tait aussi mathmaticien. Les

    mathmatiques sont l'une des grandes ressources de l'invention

    physique. Cette fois-ci, ce sont les modles mathmatiques, lasimulation par ordinateur, les thories du chaos et de l'instabilit

    qui disent : attention, ces rgimes interconnects et

    interdpendants, ces processus qui ragissent les uns par

    rapport aux autres, ce sont des rgimes potentiellement

    instables. Cela pourrait changer brutalement . Les

    mathmatiques au lieu de nous dire la rgularit des processus

    naturels se mettent aussi bien du ct de leur possible

    irrgularit. Evidemment, le plus bel exemple qui nousproccupe aujourd'hui et qui est directement li Gaa est

    l'effet de serre. L'effet de serre fait partie de nos penses de la

    nature aujourd'hui. Nos interventions, mme si elles relvent

    d'un temps trs court, pourraient provoquer un bouleversement

    des rgimes qui pourtant se sont tablis selon des temps longs.

    Nouvelle figure de la nature avec Gaa. Elle n'est plus moyen

    pour nos fins, elle n'est plus non plus protger parce que

    Gaa survivra. Les bactries continueront quelles que soient lesbtises que nous puissions faire, disent les partisans de Gaa.

    Elle doit tre respecte parce que nous dpendons d'elle, non

    pas au sens o elle serait respectable comme une desse, mais

    au sens o elle est sensible voire mme chatouilleuse. Ce que

    nous devons craindre, c'est un haussement des ples de Gaa

    qui nous dcrocherait tandis que Gaa, les bactries, les

    fourmis continueraient. Donc cette fois la nature s'inscrit de

    nouveau dans un contraste, dans une morale, dans unescience. La morale c'est faire attention, ne pas se fier une

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    obissance trompeuse, une intelligibilit qui simplifie. Nous

    avons des dfinitions simples qui sont lies aux problmatiques

    moyen-fin, qui dfinissent des ressources pour nous. Ces

    dfinitions peuvent avoir des consquences inattendues et

    parfois profondment dplorables. Donc caractre limit de nosdfinitions sociales qui tranchent toujours dans un

    environnement, dans un enchevtrement problmatique,

    mtastable qui pourrait nous rvler quelques petites surprises.

    Et nouvelle fable quant au savoir scientifique. Le savoir pertinent

    ici n'est plus celui de l'exprimentation, de la preuve qui oppose

    les faits l'opinion. Le savoir scientifique qui est l'uvre

    notamment dans les modles de simulation est un savoir

    proprement mathmatique qui intgre tout ce que les sciencesexprimentales peuvent nous apprendre, mais aussi un savoir

    du scnario possible, de l'imagination des possibles qui

    transforme le scientifique non d'abord en homme de la preuve

    mais en tireur de sonnette d'alarme des possibles et des

    risques. Cette fois-ci, dans cette situation, la nature n'intervient

    plus en opposition avec l'ordre social comme l'automatique par

    rapport ce qui se dcide, se dlibre. Elle n'est pas non plus

    similaire cet ordre. La nature n'est pas un modle, la naturedevient un vecteur d'incertitude qui nous dit la ncessit de ne

    pas nous fier nos simplifications, la ncessit d'apprendre

    prendre en compte. Ds lors l'ordre social, ce grce quoi

    nous apprenons prendre en compte, peut se juger selon la

    manire dont soit il prend ses projets pour ce partir de quoi il

    faut assigner des rles, des fonctions et des dfinitions au

    monde, soit au contraire il accepte que tout projet est une

    exprimentation risque, sous le signe du faire attention .

    Le vaisseau spatial Terre

    Je voudrais quant moi tablir un contraste trs important

    avec l'ancienne mtaphore de la nature ou de la terre qui a

    accompagn la dcouverte, il y a quelques dizaines d'annes

    du caractre limit des ressources : c'tait nous sommes surle vaisseau spatial Terre . C'est une tout autre histoire qui se

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    produit avec Gaa parce que le vaisseau spatial Terre en tant

    que vaisseau a un capitaine et un quipage et le pire crime est

    la mutinerie. Donc le message de cette nature comme faisant

    partie d'un vaisseau que nous devions respecter tait un

    message de discipline et de pnurie. Ici au contraire, la pnuriepeut nous menacer, mais se double de risques indits. Du

    coup, ce n'est plus du tout un message de discipline. Il nous

    faut une multitude de guetteurs, une multitude d'imagination, il

    nous faut apprendre vivre avec et non plus ne pas puiser

    des ressources rares. Le vaisseau spatial Terre tait pour moi

    un message assez menaant de deuil et de serrons-nous la

    ceinture et faisons face la pnurie . Ici apprendre vivre

    avec dans cette multitude instable et enchevtre devientintressant et c'est ce que pourrait ventuellement devenir ce

    que l'on globalise aujourd'hui sous l'tiquette un peu

    nigmatique de dveloppement durable . Pour moi, le

    dveloppement durable ou bien sera une sinistre farce, ou bien

    sera une relance de ce que nous entendons par connaissance

    rationnelle ou bien se situera entre les deux. Mais en tout cas,

    c'est une nouvelle ressource argumentaire qui se lie la nature

    qui se lie une science qui apprenne prendre en compte, nouer, enchevtrer l'htrogne puisque la nature est elle-

    mme enchevtre et lie l'htrogne dans des rgimes semi-

    stables.

    De quoi un animal est il capable ?

    Je vais faire un second petit parcours de contrastes unautre niveau cette fois-ci pour vous montrer que ce n'est pas

    seulement la Terre Gaa qui cre et suscite d'autres ides et

    pratiques de la nature, mais aussi ventuellement le rapport que

    nous avons avec les animaux. Le plus bel exemple que nous

    ayons est ce qui est arriv ces dernires annes l'thologie

    comme science du comportement des animaux.

    Jusqu' peu rgnait l'opposition usuelle : l'animal qui obit

    sa nature et l'homme le sujet qui s'arrache sa nature. Je mesouviens d'avoir entendu le philosophe Luc Ferry qui ne connat

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    rien la biologie, l'thologie, et qui ne s'est jamais intress

    aucun animal sauf peut-tre son chien, insiste sur France

    Inter sur le fait que tout animal en tant que tel rpond un

    code, est seulement la traduction de son code. De quoi

    s'agissait-il ? On n'en sait rien. Ce qu'il fallait, c'tait affirmerque l'homme est diffrent de tout animal, quel qu'il soit, parce

    que l'homme, lui, s'arrache au code et cre malgr les codes et

    s'arrache la nature. Dans le cadre de cette opposition,

    l'ennemi de l'thologie tait l'anthropomorphisme. Il fallait

    vritablement ne rien attribuer l'animal qui rappelle la libert

    ou la manire d'tre des humains. Il fallait une distribution bien

    nette entre le scientifique qui cre, qui pose des questions et

    l'animal qui ne rpond jamais au scientifique. C'est l'horreurparce que cela veut dire que l'animal est domestiqu, il n'est

    plus pur, il n'est plus lui-mme, il est une espce d'hybride et

    on ne peut plus comprendre quoi il obit. Non, l'animal ne

    rpond pas aux scientifiques (domestication), il doit d'une

    manire ou d'une autre manifester ce quoi il est soumis.

    Bruno Latour a crit des articles forts intressants avec une

    babouinologue, Shirley Strom. Cette babouinologue nous vient

    avec une ide compltement diffrente de ce que signifie enl'occurrence comprendre les babouins. Au lieu de se demander

    quoi dans une population de babouins, les babouins sont

    soumis, quoi ils obissent, quelle est leur hirarchie, quoi

    reconnat-on un dominant, elle s'est rendu compte que la

    meilleure faon de comprendre les babouins, de les rendre

    intressants, de se lier eux au sens de la connaissance,

    c'tait qu'eux-mmes taient en train de produire des rponses

    ces questions. Les questions qui taient celles que lebabouinologue se posait, ventuellement les babouins ne

    cessaient de tester, de construire de fabriquer des versions de

    ce qu'est tre dominant, se faire accepter dans une socit.

    Donc c'est en reconnaissant que le comportement des

    babouins tait beaucoup plus intelligible, en tentant de rsoudre

    des problmes plutt qu'en les dominant, en cherchant quoi

    ils obissaient que cela devient intressant. Quand elle s'est

    rendu compte de cela, elle a fait basculer l'thologie du ct dela question non pas quoi obit un animal, mais de quoi un

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    animal est-il capable et de quoi est fait son monde. Cette

    thologie devient absolument passionnante au moment o les

    thologues inventent des situations, des dispositifs, des

    manires d'observer tels que l'animal manifestera de manire

    lisible puisqu'il s'agit de produire de la connaissance lamanire dont pour lui se pose le problme auquel rpond son

    activit observable.

    De quoi est-il capable et non plus quoi est-il soumis et

    donc ventuellement aussi que peut-il apprendre ?

    Evidemment, la plus belle fable de cette nouvelle thologie, qui

    serait l'horreur pour ceux qui sont contre la domestication, est

    cette histoire des singes qui apprennent parler, les

    chimpanzs, les bonobos, les orangs-outangs. Au dbut,c'tait une question trs classique : est-ce que leur patrimoine

    gntique leur permet de parler ? On va essayer. Or plus cette

    recherche s'est dveloppe, plus l'ide qu'ils en taient

    capables en eux-mmes s'impose. Ils devenaient capables de

    choses tonnantes, mais dans une relation proche,

    motionnelle, dans une attache affective avec ceux avec qui ils

    apprenaient. Donc pas moyen de savoir de quoi ils taient

    capables en eux-mmes, indpendamment du lien avecl'humain puisque c'tait justement ce lien qui les rendaient des

    singes, des primates proches, de type nouveau, des hybrides

    dont le comportement n'tait ni animal, ni humain ; un

    comportement nouveau dont ils se rendaient capables dans un

    environnement compltement nouveau. Je crois que c'est une

    superbe figure du savoir qui engage et qui attache ce point

    que les spcialistes des singes n'ont pas pu se rsoudre, leurs

    singes devenant trop vieux et n'apprenant plus rien, lesrenvoyer soit au zoo, soit dans la nature, soit l'abattoir. Ils ont

    lanc auprs du public amricain une collecte pour crer des

    maisons de retraite o l'on conserve aux singes l'environnement

    qui leur tait devenu consubstantiel, dont ils avaient besoin

    puisque c'tait cet environnement qui les avait crs. Cette

    question d'un savoir qui engage, qui produit, qui invente du

    nouveau, est de manire plus gnrique la suivante : de quel

    devenir commun sommes-nous susceptibles avec des tresdont nous disons qu'ils appartiennent la nature ?

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    Une culture de la non symtrie

    Cette nature, au sens o l'on pourrait la dfinir une fois

    pour toute, o elle aurait une identit, o elle permettraitd'opposer ce qu'elle est l'humanit, cette nature n'existe pas.

    L'autre nature n'existe pas plus au sens objectif. Mais elle

    m'intresse plus car elle est prise dans l'historicit humaine qui

    me semble le problme de notre monde contemporain. Qu'est-

    ce que cette nature qui n'existe pas en elle-mme, mais qui

    existe peut-tre dans un sens dtermin ? Elle existerait au

    sens o elle nous oblige penser, ngocier, prendre en

    compte, imaginer, faire attention sans que nous devionsdire, elle pense, elle ngocie, prend en compte, imagine,

    ngocie, fait attention. Nous devons penser, ngocier, prendre

    en compte, imaginer avec quelque chose qui n'en fait pas

    autant. Je dirais qu'il s'agit l du dbut d'une culture qui me

    semble trs intressante, une culture de la non-symtrie. Je ne

    crois pas Gaa, une desse au sens o elle entendrait nos

    raisons. Cela me semble un appauvrissement de la situation. S'il

    est quelque chose que les singes alors mme qu'ils apprennent parler ne peuvent pas comprendre, c'est ce qui peut pousser

    les humains leur consacrer tout leur temps, toute leur patience

    infinie. Cela ils n'ont pas le comprendre. Non-symtrie.

    S'il est quelque chose que la nature Gaa nous apprend,

    c'est que c'est nous de faire attention parce que le fait que le

    rgime d'interdpendance actuelle nous convienne n'est pas du

    tout un privilge de ce rgime. Gaa n'aura rien perdu, les gros

    mammifres comme nous aurons tout perdu. Gaa n'a pas deraison d'tre accroche un quelconque faire attention nous,

    c'est nous qui devons faire attention elle. Non-symtrie ne

    veut pas dire objectivit : elle contre nous, nous nous opposons

    elle. Non-symtrie veut dire cette situation extrmement

    intressante : la nature nous intresse alors que nous

    n'intressons pas la nature. Cette non-symtrie peut gnrer

    une multiplicit d'intrts pratiques au double sens d'inventif,

    manire de faire et manire de devoir se bien conduire, de

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    devoir se comporter. Manire de la faire exister entre nous et

    nous.