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FACULTÉ DES LETTRES Département d'histoire
ÉTUDE DE L'ACTION. DE LA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET DE LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959
LOUISE DUPONT
Mémoire présenté
pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES UNIVERSITÉ LAVAL
AVRIL 1994
Louise Dupont, 1994
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RÉSUMÉ
Le peintre Fernand Leduc a développé une trajectoire unique dans
l'histoire de l'art québécois. Depuis 1943, il suit une démarche
qui l'a mené de l'automatisme aux microchromies actuelles. Entre
1953 et 1959, durant son retour à Montréal, après un séjour de
sept ans en France, Leduc vit une véritable révolution esthétique
et plastique, celle du passage de 1'automatisme à l'abstraction
construite. Les sources de cette révolution, de nature
philosophique et spirituelle, se retrouvent chez le penseur
Raymond Abellio et chez le peintre Jean Bazaine qui ont marqué
1'artiste dans son orientation. C'est par son action au sein du
milieu de la peinture montréalaise ainsi qu'à travers sa pensée
esthétique et sa démarche plastique que Leduc effectue son
passage. "Portes rouges", une oeuvre de 1955, nous a semblé
représenter un moment charnière de cette période.
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AVANT-PROPOS
Bien que ce mémoire soit avant tout un projet personnel, son
élaboration n'aurait pas été possible sans l'aide de quelques
personnes.
Je tiens d'abord à remercier ma directrice Marie Carani pour ses
qualités de présence et d'écoute ainsi que pour la pertinence de
ses interventions. Sa confiance et l'autonomie qu'elle m'a
laissée ont été des facteurs déterminants pour mener à bien ce
projet. Son envergure intellectuelle et sa connaissance de
l'histoire de l'art ont été de puissants stimulants tout au long
de ces deux années de collaboration.
Je suis aussi profondément reconnaissante envers ma famille pour
son support attentif, particulièrement mon conjoint qui a su
comprendre les exigences du travail de longue haleine que
représentent les études graduées, ainsi que ma mère qui m'a
soutenue à sa manière si personnelle.
Enfin, j'éprouve beaucoup de gratitude pour Fernand Leduc qui a
bien voulu me recevoir. Sa disponibilité et sa simplicité ont
rendu cette rencontre très agréable. Son témoignage a donné une
dimension humaine aux informations livresques que j'avais
recueillies à son sujet. Travailler sur cet artiste s'est avéré
passionnant du début jusqu'à la fin.
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Ill
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ............................................................ i
AVANT-PROPOS .................................................. ii
TABLE DES MATIÈRES......................................... iii
LISTE DES TEXTES DE FERNAND LEDUC ANALYSÉS ................ vi
LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES..................... vü
INTRODUCTION ..................................................... 1
CHAPITRE 1 - LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE
FERNAND LEDUC ENTRE 1947 ET 1953
1.1. Raymond Abellio1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio
sur Fernand Leduc................................ p. 81.1.2. Présentation de Raymond Abellio.............. p. 101.1.3. Les fondements de sa pensée ................ p. 101.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme . . . p. il1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc .............. p. 14
1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950) . . p.161.1.5.2. Les textes (1953 et 1954) ......... p. 29
1.2. Jean Bazaine1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine p. 311.2.2. La pensée esthétique et l'art de Jean Bazaine p. 331.2.3. Liens entre Leduc et Bazaine................ p. 35
1.2.3.1. Leur pensée........................... p. 361.2.3.2. Leur pratique artistique ......... p. 39
1.3. Conclusion.............................................. p. 41
CHAPITRE 2 - LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION AU SEIN DU MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉALDE 1953 À 1959
2.1. Retour ................................................ p. 44
2.2. Contexte de la peinture à Montréal au début des années cinquante2.2.1. Contexte culturel général .................... p.452.2.2. Le champ de la peinture autour de 1953 . . . p.46
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iv
2.3. Distanciation de l'automatisme et ouverture aux différentes tendances (1953-1954)
2.3.1. Implication de Leduc dans une action sociale "communicante"
2.3.1.1. Réintégration de Leduc à Montréal:1'exposition du boulevard Saint-Joseph .... p. 472.3.1.2. Organisation de "La Place des artistes"en vue d'une ouverture aux différentes tendances...p.482.3.1.3. Participation à la dernière expositionautomatiste, "La matière chante".............. p. 49
2.3.2. Évolution de la pensée esthétique de Leduc du monde psychique au domaine métaphysique
2.3.2.1. Mise au point sur 1'automatisme ... p. 502.3.2.2. De l'art de refus à l'artd'acceptation .................................. p.522.3.2.3. La critique d'art comme éveil du publicet comme appel à la responsabilisation des pouvoirs publics ................................ p.59
2.4. Le passage à l'art abstrait (1955)
2.4.1. Au coeur du débat d'idées autour de 1'exposition "Espace 55": le différendBorduas/Leduc ..................................... p.63
2.4.2. La conquête formelle de l'abstractionau fil des expositions de 1955 ................ p. 71
2.4.3. La continuité intensificatrice de son évolution "de l'expressionnisme non-figuratifà l'art abstrait" .............................. p.72
2.4.4. Réflexions sur l'intégration des arts à la sociétéet sur le rôle des organismes publics......... p.76
2.5. Engagement pour la reconnaissance sociale de l'art abstrait et de ses artistes (1956-1959)
2.5.1. Premier président d'un vaste rassemblement d'artistesen vue d'une action collective: l'AANFM (1956) ... p. 78
2.5.2. Défenseur de l'art abstrait et de ses artistes p.79
2.5.2.1. Porte-parole de l'art d'avant-garde dans le supplément "Beaux-Arts", Le Devoir.14 décembre 1957 ................................ p.792.5.2.2. Éveilleur des esprits au langage de
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l'art abstrait: le débat Leduc/Chicoine .... p.832.5.2.3. Défenseur des artistes abstraits face aux institutions culturelles:l'affrontement Leduc/Steegman.................. p.87
2.5.3. Organisateur-exposant de la première expositioncollective d'art abstrait à Montréal................ p. 89
2.5.3.1. L'exposition "Art Abstrait" à l'École desBeaux-Arts de Montréal, janvier 1959 ......... p. 892.5.3.2. Le texte-manifeste de Leduc
pour l'exposition:"Vivre c'est changer", janvier 1959 ........... p. 902.5.3.3. Porte-parole des exposants :la conférence "Pour déséquivoquer l'art abstrait"..p.91
2.5.4. Le départ ..................................... p. 96
2.6. Conclusion: le rôle moteur de Leduc de 1953 à 1959 . p. 96
CHAPITRE 3 - LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUCDE 1953 À 1959
3.1. L'évolution plastique entre 1'automatisme et l'art abstraitconstruit
3.1.1. Distanciation des valeurs plastiquesautomatisées.................................. p. 98
3.1.2. 1954, période de transition................. p. 1003.1.3. 1955, le passage à l'art abstrait ........... p. 1013.1.4. "Apparition" de l'art abstrait construit . . p. 1043.1.5. Intégration des valeurs plasticiennes . . . p. 1063.1.6. Art abstrait, architecture et société .... p. 1083.1.7. La démarche entre 1953 et 1959 ................p. 111
3.2. Analyse de "Portes rouges", huile sur toile de 19553.2.1. Description de l'oeuvre.................. p. 1143.2.2. Analyse syntaxique...........................p. 1173.2.3. Analyse sémantique...........................p. 1233.2.4. Conclusion....................................p. 130
CONCLUSION................................................. p. 131
ANNEXE 1 - ENTREVUE AVEC FERNAND LEDUC................. p. 135
ANNEXE 2 - ILLUSTRATIONS D'OEUVRES CITÉES ..............p. 153
BIBLIOGRAPHIE p. 162
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CREDITS PHOTOGRAPHIQUES
lllust. 1: "Guild House" (1961), Philadelphie. Rollin R. Lafrance, publiée dans Progressive Architecture, Mai 1967, p.134.
lllust. 2: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R. Lafrance, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p.245.
lllust. 3: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R.Lafrance, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown /Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p.246.
lllust. 4: Colonne "ionique" de l'agrandissement fait au "Allen Art Museum" du "Oberlin College" (1973), Oberlin, Ohio. Stones Reprographies, publiée dans The Harvard Architecture Review,The M.I.T. Press, Vol. 1, Printemps 1980, p. 198.
lllust. 5: Pilastres, "National Gallery" (Londres). Venturi, Scott Brown & Associates, publiée dans Architectural Design / Profile no 91 / Post-Modern Triumphs in London, 1991, p. 48.
lllust. 6: "County Federal Savings and Loan Association" (projet, 1977). VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch &Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, 226.
lllust. 7: "House in Northern Delaware" (1978). VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p. 276.
lllust. 8: "House in Vail" (1975), Vail Village, Colorado. VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, [p. 273].
lllust. 9: "North Penn Visiting Nurses' Association Headquarters"(1961), North Pennsylvania. Rollon R. Lafrance (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p. 149.
lllust. 10: "California City Sales Office" (projet, 1970). VRSB Office, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, 1987, p. 220. Dessin de W. G. Clark.
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LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES
Illustrations
Oeuvres de Jean Bazaine
A. Le grand arbre au paysage d'hiver .... Annexe 2, p.153
B. L'arbre au plongeur........................... Annexe 2, p. 153
Oeuvres de Fernand Leduc
Portes rouges................................................ p. 113
C. La voie et ses embûches.......................Annexe 2, p. 154
D. Signes........................................... Annexe 2, p. 155
E. Ile de Ré, Cl.................................. Annexe 2, p. 155
F. La dérive des continents.......................Annexe 2, p. 156
G. Jardin d'enfance................................Annexe 2, p. 156
H. Quadrature.......................................Annexe 2, p. 157
I. Porte d'orient.................................. Annexe 2, p. 157
J. Point d'ordre.................................. Annexe 2, p. 158
K. Rayures......................................... Annexe 2, p. 158
L. Lune de miel.................................... Annexe 2, p. 159
M. Rencontre totémique à Chilkat .............. Annexe 2, p.159
N. Delta........................................... Annexe 2, p. 160
O. Strates solaires................................Annexe 2, p. 160
P. Ville........................................... Annexe 2, p. 161
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Figures
Figure 1.......................................................p. 115
Figure 2.......................................................p. 118
Figure 3.......................................................p. 119
Figure 4.......................................................p. 120
Figure 5.......................................................p. 121
Figure 6.......................................................p. 121
Figure 7 p. 122
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INTRODUCTION
La trajectoire artistique de Fernand Leduc a commencé en 1943,
année de sa participation à l'exposition des Sagittaires et de
ses premières oeuvres surréalistes qualifiées d'automatisme
psychique. Menée par une démarche intérieure continue et intense,
elle se poursuit avec l'automatisme gestuel entre 1945 et 1949
puis, de 1950 à 1954, s'oriente vers une construction plus
formelle, pour en arriver à 1'abstraction construite et
géométrique entre 1954 et 1969. Durant cette dernière période,
les chromatismes binaires, les compositions, les passages et les
érosions conduisent vers un plus grand dépouillement et une
recherche de plus en plus poussée de la lumière. En 1970, la
qualité de la lumière-énergie devient le sujet des microchromies.
Ce travail continue actuellement.
Ce sont au premier chef ces microchromies qui m'avaient fait une
profonde impression lors de la "Rétrospective Fernand Leduc" au
musée du Québec au printemps de 1989. Découvrir au-delà de la
première impression monochrome, les pulsations lumineuses des
microchromies, m'avait fascinée et m'avait initiée à cet univers
de contemplation que peut être la peinture. L'univers de Fernand
Leduc m'était apparu fondé sur une recherche spirituelle. Deux
ans plus tard, guidée par mon désir de connaître et de fouiller
plus à fond cet aspect hiératique de l'histoire de l'art au
Québec, le choix de 1'oeuvre de Fernand Leduc s'est imposé.
Ses cinquante années de démarche artistique font de cet artiste
un des pionniers de la peinture vivante d'ici. Même si son
travail plus récent m'interpellait, je souhaitais surtout saisir
la naissance d'un tel cheminement. Moment de bascule, le passage
aux microchromies est cependant préparé par et dans chaque
tableau qui le précède. La démarche antérieure de Leduc avait
déjà été marquée par deux moments révolutionnaires comparables,
celui du passage de 1'automatisme à l'art abstrait construit, en
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1955 et, au tout début, celui entre 1 'académisme étudié à 1'École
des Beaux-Arts de Montréal et 1'automatisme. Cette première
mutation s'était opérée en relation avec la rencontre capitale du
peintre Paul-Émile Borduas. Par la suite, entre les années 1941
et 1947, Leduc aura été un ardent protagoniste de l'automatisme
tant par ses écrits que par ses oeuvres. Conséquemment, je me
suis alors interrogée sur les raisons et les fondements de son
passage subséquent de l'automatisme à l'art abstrait construit.
Comment et pourquoi Leduc avait-t-il opéré cette conversion
radicale?
A cet égard, ce sont d'abord les textes esthétiques et critiques
écrits par Leduc qui peuvent nous éclairer sur sa démarche.
Ensuite, des informations clés se trouvent dans les notes et dans
les commentaires exhaustifs d'André Beaudet sur les écrits de
Leduc réunis sous le titre Vers les îles de lumière Écrits (1942-
1980). Enfin, Jean-Pierre Duquette, dans sa monographie Fernand
Leduc et dans son entrevue avec l'artiste, intitulée "Fernand
Leduc: de l'automatisme aux microchromies", a apporté des
précisions supplémentaires et importantes au parcours de
l'artiste.
De ces différents ouvrages et interventions, ressort d'entrée de
jeu le rôle prépondérant du penseur français Raymond Abellio sur
l'évolution de la pensée de Leduc entre l'expressionnisme de
l'automatisme et l'ordonnancement de l'art abstrait construit.
L'influence esthétique du peintre Jean Bazaine s'y fait aussi
sentir. Par contre, si ces influences sont mentionnées, en
passant, aucune analyse en profondeur du lien entre les
fondements philosophiques de la pensée d'Abellio et son
intégration par Leduc à ce moment de sa trajectoire n'a encore
été menée en histoire de l'art québécois, ni celle de la relation
entre la pensée esthétique de Bazaine et la pensée du peintre
québécois. C'est ce que la présente étude entend développer afin
d'éclairer par l'intérieur la cohérence du cheminement de cet
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artiste.
C'est pourquoi, dans la perspective générale de saisir les
fondements philosophiques et esthétiques du passage de Leduc de
1'automatisme à 1 'abstraction construite, nous nous penchons dans
un premier chapitre sur les sources d'influence qui marquent la
pensée de Leduc à la suite de la signature de Refus global. À
travers 1'analyse de sa correspondance avec Borduas durant son
séjour en France, nous saisissons 1'impact déterminant de deux
rencontres, celle de Raymond Abellio pour sa pensée métaphysique
et celle de Jean Bazaine pour sa pensée esthétique. Ces deux
hommes, à des niveaux différents, orientent la réflexion de Leduc
vers la recherche d'un ordre nouveau apte à apporter une réponse
au désordre du monde moderne. Nous établissons les liens qui
existent entre la pensée de 1'artiste québécois dans ses lettres
à Borduas et la pensée d'Abellio développée dans un de ses
premiers ouvrages, Vers un nouveau prophétisme, ainsi qu'avec
celle de Jean Bazaine énoncée dans son recueil Notes sur la
peinture d'aujourd'hui. Cette étude entend ainsi situer la pensée
comme la démarche esthético-plastique de Leduc lors de son
arrivée à Montréal en 1953.
Nous étudions ensuite dans un deuxième chapitre les principaux
types d'engagement de Leduc au sein du milieu montréalais des
années cinquante. Nous suivons 1'évolution de son action entre
son éloignement du groupe automatiste et son implication en
faveur de l'art abstrait. Entre 1953 et 1959, Leduc joue ainsi un
rôle très actif dans le milieu de la peinture par ses multiples
interventions, publiques et engagées. Complétant ses expositions
personnelles et ses participations à des expositions collectives,
il organise notamment des manifestations rassemblant des artistes
de toutes tendances de la non-figuration, joue un rôle de chef de
file comme président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs
de Montréal (AANFM), écrit des chroniques radiophoniques de
critique d'art et devient plastiquement parlant un des pionniers
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de l'art abstrait au Québec. Nous faisons ressortir l'importance
et la portée de son rôle d'embrayeur durant cette période.
En relation étroite avec ces différentes actions, Leduc précise
au même moment sa pensée éthico-esthétique sur l'art qu'il
pratique et sur l'art de son temps dans de nombreux écrits,
textes d'expositions, chroniques, articles, causeries. L'analyse
qui est réalisée de ces différents textes dans ce second
chapitre, nous permet donc de contextualiser et de mieux
comprendre les fondements, l'articulation et les enjeux de
l'évolution de Leduc depuis l'automatisme jusqu'à l'abstraction.
Bien qu'elle soit influencée par la pensée d'Abellio et de
Bazaine, cette démarche artistique s'avère aussi à la fois
profondément personnelle. A ce sujet, notre étude permet de
saisir les transformations profondes opérées dans le champ local
de la peinture à travers l'expression et l'analyse de cet acteur-
témoin de premier plan qu'est Leduc. Elle vise encore à situer
l'art qui se pratique à Montréal en regard de grands courants
nationaux et internationaux.
Enfin, nous cernons dans un troisième chapitre l'évolution de
l'oeuvre plastique de Leduc depuis sa première exposition solo du
boulevard Saint-Joseph en 1953 jusqu'à ses dernières expositions
d'art abstrait avant son retour en France, en 1959. Pour ce
faire, nous nous référons aux principaux articles de la critique
montréalaise, surtout à ceux de Rodolphe de Repentigny qui a
suivi et analysé assidûment pendant les années 1950 les
différentes expositions de Leduc. Cela permet de comprendre
toujours davantage les transformations du langage plastique de
l'artiste. Afin d'appréhender d'une façon encore plus profonde la
mutation qui s'est produite au sein de cette expression
artistique, nous procédons en fin de parcours à la description et
aux analyses syntaxique et sémantique de "Portes rouges", une
huile sur toile de 1955, peinte à un moment charnière du passage
de frontière de l'automatisme à l'abstraction construite. Nous
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pouvons ainsi percevoir toute la cohérence et 1'intégrité de la
démarche de cet artiste, dans son action, dans sa pensée et dans
son oeuvre.
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CHAPITRE 1
LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE FERNAND LEDUC
ENTRE 1947 ET 1953
A Montréal, entre 1953 et 1959, Leduc participe à des expositions
collectives, joue un rôle de chef de file dans le rassemblement
d'artistes non-figuratifs de toutes tendances et devient le
premier président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs de
Montréal (AANFM). Par la suite, les peintres abstraits s'avérant
les plus audacieux, Leduc organise une exposition d'art abstrait
et prend la parole à diverses tribunes pour expliquer et situer
cet art qu'il pratique et qu'il défend. Corollairement à cette
action dans la collectivité, Leduc s'investit dans son travail
d'artiste. Il présente de nombreuses expositions solo au cours
desquelles son évolution plastique démontre son passage de
1'automatisme à un art plus formel, pour atteindre ensuite la
maîtrise de 1'abstraction construite.
Parallèlement, cette action est sous-tendue par une réflexion que
Leduc précise et développe dans de nombreux textes. C'est ainsi
qu'on a pu comprendre comment cet artiste s'éloigne à ce moment
de 1'automatisme, reconnaît la coexistence de deux pôles majeurs
de l'art, "l'art de refus" et "l'art d'acceptation", et enfin
s'engage dans l'art abstrait.
Cette période majeure dans la trajectoire artistique de Leduc,
marquée par sa propre révolution esthétique et plastique, trouve
déjà sa genèse durant les années de son séjour en France entre
1947 et 1953. Un tel changement de sens dans la pensée et la
pratique de cet artiste repose tout d'abord, au premier chef,
sur la personnalité exigeante de Leduc, cherchant toujours à
repousser les limites des certitudes acquises. Ce passage s'est
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aussi articulé à partir de fondements philosophiques dont les
sources les plus importantes se trouvent dans la pensée
métaphysique de Raymond Abellio et dans des conceptions
esthético-plastiques inspirées de la pensée comme de la démarche
de Jean Bazaine.
C'est dans la correspondance suivie que Leduc entretient avec
Borduas durant ses premières années parisiennes qu'il informe son
ami et son premier Maître des activités de la capitale française,
de ses démarches pour organiser des expositions automatistes, de
ses rencontres, ainsi que de ses pensées personnelles. Dans les
lettres de la fin de 1948 jusqu'à celles de 1952, à quelques mois
de sa rentrée à Montréal, Leduc fait justement part de deux
rencontres majeures pour lui: Raymond Abellio et Jean Bazaine.
Dans la correspondance de cette période, Leduc explique, analyse,
intègre les fondements de la pensée métaphysique d'Abellio,
philosophie qui semble apporter des éléments constructifs à ses
propres questionnements. C'est en regard de la découverte de
cette pensée, découverte qui coïncide, à quelques mois
d'intervalle, avec la signature de Refus global, que Leduc
commence d'ailleurs à remettre en question l'automatisme.
Parallèlement, sa démarche plastique va aussi s'en éloigner.
Leduc souligne alors son intérêt, de nature esthétique et
plastique celui-là, pour le peintre Jean Bazaine, donc pour son
oeuvre picturale et surtout pour son ouvrage, Notes sur la
peinture d'aujourd'hui. A plusieurs reprises, Leduc fait ainsi
part de la communauté de pensée qui le lie à cet artiste
français. Abellio et Bazaine, avoue Leduc, sont donc d'entrée de
jeu les deux hommes qui représentent, pour des raisons
différentes, ses rencontres les plus importantes avec la pensée
comme avec la peinture durant son séjour en France.
En nous fondant sur les lettres du 13 décembre 1948 au 24 mai
1952, nous pouvons analyser comment la pensée de chacun de ces
deux hommes a été une source d'influence majeure dans l'évolution
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de Leduc pendant les années 1950 et même au-delà. Dans ce
premier chapitre, nous entendons relever en conséquence 1'impact
de la rencontre de Raymond Abellio sur Leduc. Nous présentons
l'homme et nous étudions sa pensée philosophique, celle que ce
penseur français a développée dans son ouvrage Vers un nouveau
prophétisme. Nous observons ensuite comment Leduc intègre
certains principes issus de cette philosophie abellienne à
travers les lettres qu'il adresse à Borduas. Pour vérifier la
persistance de cette filiation, nous scrutons encore quelques-uns
des textes écrits à Montréal.
Par la suite, nous voulons cerner de même quel type d'influence
a Jean Bazaine sur Leduc. Nous présentons ce peintre et nous
étudions brièvement son oeuvre et sa pensée esthétique durant la
période où Leduc fait sa connaissance. Enfin, nous relevons les
faits qui éclairent 1'impact de cette rencontre sur la pensée
comme sur 1'oeuvre plastique de Leduc.
1.1. Raymond Abellio
1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio sur Fernand
Leduc
Durant le séjour de Fernand Leduc à Paris entre 1947 et 1953, la
rencontre de Raymond Abellio s'avère la plus marquante pour lui.
Elle l'ouvre à un monde qui trouve chez-lui des échos profonds
et détermine son évolution subséquente. Comme Leduc le dit lui-
même à Claude Gauvreau dans 1'interview qu'il lui accorde en 1950
pour le journal Le Haut-Parleur: "La connaissance de Raymond
Abellio a été et reste pour moi le contact le plus enrichissant
de mon séjour en France. Je suis encore au seuil d'une aventure
spirituelle qui m'apparaît d'envergure inépuisable.1,1 1
1 Gauvreau, Claude. "Interview transatlantique du peintre Fernand Leduc", Le Haut-Parleur. 30 juillet 1950, reproduit dans Leduc Fernand. Vers les îles de lumière. Écrits (1942-1980). Présentation, établissement des textes, notes et commentaires par
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Dès 1947, Leduc prend connaissance des premiers écrits de ce
philosophe, le roman Heureux les Pacifiques et 1'essai Vers un
nouveau prophétisme.2 En 1948, commence une correspondance qui se
poursuivra jusqu'en 1952. Par la suite, Leduc rencontre Abellio
à quelques reprises. Il lit aussi les ouvrages subséquents du
penseur: Les veux d'Ezéchiel sont ouverts. La Bible document
chiffré. L'Assomption de l'Europe.3 4 Dès les débuts, cette pensée
soulève son enthousiasme. Leduc l'écrit à Borduas, le 13 décembre
1948 : "Dans le désarroi actuel dont une vague frénétique de
prophétisme, la joie de découvrir une véritable lueur d'espoir
est aujourd'hui possible. Mêmes des feux de grande envergure:
entre autres, l'oeuvre de Raymond Abellio mérite cet épithète.1,4
Dans une autre lettre à Borduas, le 29 avril 1949, il en confirme
l'impact sur sa réflexion: "Une oeuvre comme celle d'Abellio
mérite qu'on la relise, et sa bouleversante synthèse nous oblige
à notre tour à mettre de l'ordre dans nos idées."5
André Beaudet. Ville LaSalle, Hurtubise HMH, 1981. (Cahiers du Québec, Collection Textes et Documents littéraires) p.263-265, n.275.
2 Dans la lettre que Leduc écrit à Borduas le 25 avril 1949, il lui avoue : "Une oeuvre comme celle d'Abellio mérite qu'on la relise, (...) Personnellement j'ai mis près d'un an avant de vous en parler." Or, c'est dans sa lettre du 13 décembre 1948 que Leduc parle d'Abellio à Borduas pour la première fois. Il y a donc lieu de penser qu'il a lu Heureux les Pacifiques en 1947. Ce roman venait de recevoir le prix Sainte-Beuve.
3 Duquette, Jean-Pierre. Fernand Leduc. Ville La Salle: Hurtubise HMH, 1980. (Cahiers du Québec, Collection Arts d'aujourd'hui) p.54-55.
4 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi le 13 [19]48", op.cit. p.95.
5 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 25 avril [19]49",
op.cit. p.111.
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1.1.2. Présentation de Raymond Abellio
Raymond Abellio est le pseudonyme de Georges Soulès, né à
Toulouse en 1907. Il reçoit une formation d'ingénieur, adhère au
parti socialiste et mène une vie militante intense. Il étudie
aussi les différentes philosophies positivistes et pousse très
loin ses recherches dans les multiples mysticismes et
spiritualismes: l'alchimie, l'hindouisme, le Talmud, la Kabbale,
l'occultisme et l'ésotérisme. Durant la guerre, il se serait lié
à des collaborateurs, puis, désillusionné, se serait tourné vers
la Résistance. En 1945, il abandonne toute action politique et se
réfugie en Suisse. Initié par un instituteur-guérisseur, Pierre
de Combas, il s'intéresse à l'histoire invisible et se consacre
dès lors à la recherche et à 1 ' écriture. Dans ses nombreux
ouvrages, il intègre à sa pensée la philosophie, l'art, la
politique, 1'ésotérisme et les sciences. Tout son travail
cherche à concilier spiritualité et intellectualité de façon à
proposer une voie de la sagesse pour l'homme et l'humanité.
1.1.3. Les fondements de sa pensée
Au moment où Leduc lit les premiers ouvrages de Raymond Abellio,
celui-ci en est au début de 1 'élaboration de sa pensée. Les
décennies suivantes verront le développement de son oeuvre qui se
veut de nature essentiellement philosophique. Abellio intègre les
connaissances des différents champs qu'il explore tout en posant
le primat de la rationalité sur le symbole. Il s'inspire de la
phénoménologie d'Husserl, mais il
"transforme le mode descriptif de recherche des actes de conscience en une véritable génétique, c'est-à-dire (...) en phénoménologie génératrice de structures au sens où l'on est en droit de dire qu'une structure engendre des relations bien plus qu'elle n'ordonne des
-
11
actes ou des événements.1,6
En recherchant la structure de l'intuition, ce penseur a débouché
sur "une structure universelle en même temps que sur sa genèse
qui est la genèse de toute conscience.1,7 II propose le postulat
de 1'interdépendance universelle "qui se confond à la limite à
1'intersubjectivité universelle:
"Une compénétration universelle des consciences fait immédiatement ressortir que rien ne peut se produire en acte "quelque part" qui ne soit présent en pensée dans la totalité de l'univers, en sorte que le Moi cesse aussitôt, au moins en profondeur, d'être un point de départ, sinon un point d'appui, et que l'on ne pourra y revenir que par un long parcours de "transfiguration. . .1,8
1.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme
Nous nous fonderons sur le premier essai de Raymond Abellio, Vers
un nouveau prophétisme qui permet de saisir le développement
théorique de sa pensée et de comprendre les fondements de cet
ordre universel proposé par lui. Cet ouvrage est déjà paru
lorsque Leduc parle d'Abellio à Borduas, de même que le premier
roman de cet auteur, Heureux les pacifiques, première publication
qui a marqué Leduc.6 7 8 9
Dans Vers un nouveau prophétisme. 1'auteur part de l'a priori du
déterminisme divin qu'il oppose au libre arbitre. Dans ses textes
ultérieurs, il le reformulera en termes de postulat de
1'interdépendance universelle dont l'admission entraîne la
6 Lombard, Jean-Pierre. "Considérations théoriques à propos de la phénoménologie d'Abellio", Raymond Abellio. L'Herne. Paris: Les Éditions de 1'Herne, 1979. (Les Cahiers de 1'Herne) p.115.
7 Ibid.
8 Abellio, Raymond. "Le postulat de 1'interdépendance universelle", Raymond Abellio. L'Herne, p.24
9 Beaudet, André. "Notes", op.cit. p.248 n.185.
-
12
renonciation aux notions de hasard, de limite, de causalité:
"C'est remettre en question tout ce qui implique une idée de limite, de fragmentation en parties, de système clos, ce qui ne va pas sans bouleverser les notions d'ordre et de temps successif, d'origine et de fin, de naissance et de mort.1,10
Dans cet esprit, la création et toutes les manifestations, dont
celles du mal, font partie du plan divin. L'époque de l'après-
guerre, souvent vue par les intellectuels comme l'échec de la
civilisation, est caractérisée par Abellio de période
"diluvienne" ou catastrophique. C'est hors des dualités
habituelles, morale ou politique, qu'il propose de chercher une
solution à 1'absurdité du monde. Il avance que seule la
spiritualité ou le Sacré projeté dans le social peut amener
l'humanité à évoluer. L'homme ne progresse que "tiré" par
l'Esprit. Des guides spirituels ou prophètes modernes doivent
rallier une minorité éclairée capable d'accéder à une
compréhension métaphysique du monde. Cette minorité est
constituée d'"hommes intérieurs",10 11 aptes à évoluer
spirituellement, reconnaissables à leur besoin de communion et de
responsabilisation et non de possession ou de domination vis-à-
vis la société. De cette élite agissante émergera une humanité
post-diluvienne.
Abellio conçoit l'histoire de l'humanité et du monde, à 1'instar
de l'histoire de chaque homme, comme une suite de cycles
alternatifs d'involution (déspiritualisation corrélative à une
évolution de la matière) et d'évolution (spiritualisation
10 Abellio, R. op.cit. p. 24
11 "Tout 1 'oeuvre se tend dans 1 'émergence de l'homme intérieur évoqué par saint Paul, autrement nommé par Husserl, le Je transcendantal. Pour l'homme intérieur, rien n'est extérieur à lui, rien n'est devant ni derrière lui, tout est en lui, il n'est que conscience présente au présent vivant." in Lombard, Jean-Pierre. Dialogue avec Raymond Abellio. Paris : Éditions Lettres vives, 1985 (Collection Nouvelle Gnose) p.7.
-
13
corrélative à une involution de la matière) . La fin d'un cycle
d'involution est marquée par le Déluge (purge de la
multiplicité). De là émerge un nouveau cycle qui pose le problème
de l'homme en termes nouveaux et plus avancés. L'ensemble de ces
cycles s'inscrit dans un cycle unique dit de "manifestation" dont
la fin se traduit par un dernier Déluge ou Apocalypse.
Dans cette cosmogonie, l'homme ne se réduit pas à la dualité
corps/matière. Il est tripartite. Comme tout corps chimique, il
accumule et transforme l'énergie appelée aussi amour universel.
Il peut transmuer sa quantité et sa qualité d'énergie d'un niveau
à un autre. Plus il est spiritualisé, plus sa force énergétique
est grande et accentue 1'évolution de l'Esprit.
Abellio utilise l'image d'un cône pour illustrer le parcours en
spirale des cycles d'involution et d'évolution entre la matière
(le bas du cône) et 1'Esprit parfait ou Dieu (le haut du cône).
Il divise les êtres humains en trois groupes, divisions qu'il
emprunte à la "Bhagavad Gîta"12. Les plus nombreux, les ignorants
ou "tamas", attirés par les forces telluriques (du sol et du
sang) ou dirigés par leurs pulsions, occupent la base du cône. La
catégorie intermédiaire réunit les actifs, les "rajas", qui
semblent libres mais ne voient historiquement qu'à court terme.
Les esprits éclairés, les "sattwas", les moins nombreux, accèdent
à la connaissance intégrale. Il ne faut pas confondre ces
12 La "Bhagavad Gîta" ou "Chant du Bienheureux Seigneur" fait partie de la grande épopée indienne la Mahâbrârata. Elle expose 1'enseignement métaphysique et mystique de Vishnu sous la forme de Krsna à un prince guerrier. Ce texte, tout en exhaltant le dieu suprême, se veut un poème didactique bien que lyrique, sur les devoirs de caste et les moyens d'obtenir la libération hors du cycle des renaissances. L'enseignement original de la Gîta repose sur l'exaltation du devoir individuel, mais uniquement relié à celui de la caste, et sur le détachement du fruit des actes. Tiré de "Bhagavad Gîta" par Anne-Marie Esnoul in Encyclopaedia Universalis. Corpus 4. Paris : Encyclopaedia Universalis, 1989. p.62—64.
-
14
derniers avec les "lucifériens", des "rajas" supérieurs, qui
passent pour éclairés à cause de leur intelligence et de leurs
capacités intellectuelles mais qui ne peuvent être des sages
n'ayant pas transcendé leur ego par la sublimation en Dieu.
L'ordre nouveau proposé par cet auteur ne se fonde pas sur le
pouvoir d'une théocratie et sur la peur, mais sur "la
connaissance éclairée de la puissance, de la présence et de
l'harmonie de Dieu, de notre appartenance à son plan, de notre
participation à son être..."13 Cet ordre est d'un type qui n'a
pas encore existé. Il veut abolir les frontières entre les
diverses sciences et lier les acquis de la civilisation actuelle
avec les sources de la Tradition sacrée issues des civilisations
disparues. Il propose de "retrouver la science de la création des
mots-clés qui créent le lien entre la vie humaine et la vie
cosmique".14 * La science des Nombres est de ce type. "Les Nombres
qui sont les Idées ou les Qualités proches de 1 ' essence,
apparaissent comme doués d'un suprême pouvoir d'unicité ou de
spécificité.1,15
Cette connaissance ne peut être atteinte qu'au niveau du supra-
conscient, domaine de 1 ' intuition, de la compréhension et du sens
et plus haut de 1 ' Illumination. Elle n'est accessible qu'à
1'"homme intérieur".
1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc
Lorsque Leduc mentionne le nom d'Abellio pour la première fois
dans sa lettre à Borduas du 13 décembre 1948, il avait signé
13 Abellio, Raymond. Vers un nouveau prophétisme. Bruxelles : La diffusion du livre, 1947. p.191.
14 Ibid, p. 172 .
Ibid, p.177.u
-
15
quelques mois auparavant, de Paris, Refus global. Son texte
"Qu'on le veuille ou non", paru à la fin du Manifeste commandait
"des oeuvres, soeurs de la bombe atomique, qui appellent les
cataclysmes, déchaînent les paniques, commandent les
révoltes (...)/ et préfigurent (...) l'avènement prochain d'une
civilisation nouvelle. . .1,16
Entre-temps, Leduc avait amorcé une réflexion, et lorsqu'il
décide d'en parler à Borduas, il avoue:
"De toute façon, nourri à des sources nouvelles, j'essaie de faire le point et de voir clair en moi.(...) Aujourd'hui une certaine confusion a disparu et j'éprouve le besoin de vous affliger d'un monologue à ce sujet."Vous ne serez pas étonné, mon cher Borduas, que ce soit à partir du Manifeste que je tente maintenant de me définir".16 17
C'est d'abord en nous fondant sur cette lettre du 13 décembre
1948 et sur la correspondance subséquente jusqu'en 1950, que nous
pouvons faire ressortir 1'importance de 1'influence d'Abellio sur
la pensée de Leduc à cette époque de sa vie. On peut en analyser
les mots-clés, les concepts et le système qu'il expose à Borduas,
données entièrement nouvelles dans ses écrits d'alors. On fera
ensuite ressortir en quoi la pensée de Leduc se rattache à celle
de Raymond Abellio.
En deuxième lieu, nous nous pencherons sur les textes
"L'automatisme" et "Art de refus...Art d'acceptation" écrits
respectivement en 1953 et en 1954 pour saisir s'il y a
persistance de cette influence sur la pensée et la démarche de
Leduc et, si c'est le cas, pour cerner comment elle se manifeste.
16 Leduc, F. "Qu'on le veuille ou non", op.cit. p. 89-90.
17 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi
13 [19]48". p.9 6.
-
16
1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950)
Dans la lettre du 13 décembre 1948, Leduc avoue dès les premiers
paragraphes, "la nécessité de poser en termes plus hauts le
problème de l'homme", ce qui l'amène à rechercher "un point de
vue supérieur". Ce point de vue se trouve dans la cosmogonie
d'Abellio. Tout au long de sa lettre, Leduc en reformule à larges
traits les principaux éléments qu'il explique à Borduas. Il relit
le vocabulaire et la pensée automatiste, tels qu'exprimés dans
Refus global, à la lumière de cette conception du monde, leur
donnant ainsi une toute autre dimension.
Une synthèse globale est rendue possible grâce à la "connaissance
élargie des lois cycliques de la manifestation humaine". Il
apparaît que l'homme n'est pas inscrit dans une histoire
linéaire, mais davantage dans un cycle de manifestation marqué
par des cycles d'involution et d'évolution. Leduc en expose les
phases à Borduas:
"Première phase: Involution-Evolution.Involution de l'Esprit: éloignement progressif dans la manifestation du principe spirituel primordial. Évolution de la matière: rapprochement du principe substantiel entraînant la multiplicité jusqu'à la minéralisation.Seconde phase: Evolution-Involution.
l'Esprit: rapprochement
progressive
deÉvolution essentiel.Involution de substantiel."Le point d'intersection entre le moment le de la descente et le début de la montée est le moment du déluge (cataclysme) à la faveur duquel s'opère la synthèse des acquis positifs de la présente involution en vue de 1 ' évolution prochaine.1,18
du principe
la matière: éloignement du principe
plus bas
La vie de chaque homme, de chaque société, connaît aussi de tels
cycles. Cette conception non-historique de 1'évolution est *
18 Ibid, p.98,99.
-
17
exposée dans Vers un nouveau prophétisme.19
Leduc affirme que les événements doivent être replacés dans le
cycle de la manifestation et non analysés selon un "moment
historique". Ainsi, le Manifeste est lié à une phase
d'involution. "La perturbation générale et croissante de notre
époque nous a amenés à nous définir avec des idées et une
terminologie propre à son involution"20. Le vocabulaire utilisé:
automatisme-surrationnel, désir, passion sensible, magie, ne
dépasse pas le niveau de 1'involution. Même si le Manifeste
propose un changement profond de la pensée et de la vie dont les
nouveaux fondements sont la "magie", les "mystères objectifs",
1'"amour", les "nécessités"21, il a confondu "au niveau psychique
le reflet de la lumière spirituelle avec le foyer lumineux lui-
même."22 Cette distinction rejoint le type de connaissance
intellectuelle qu'Abellio attribue à la catégorie des hommes
éclairés mais restés au niveau de 1'involution. Ces hommes nommés
19 "La vie de tout être est constituée par une suite de cycles d'Involution-Évolution. En particulier, la vie de l'humanité comprend une série de cycles ouverts avançant en spirale, composés chacun d'une Involution et d'une Évolution. Chacune de ces Involutions est séparée de 1'Évolution du même cycle par une courte période de transmutation violente à caractère épigénétique, que la Tradition nomme Déluge. Par contre, chaque fin d'Évolution se raccorde sans heurt au début de 1'Involution du cycle suivant. L'ensemble de ces cycles ouverts s'inscrit d'ailleurs lui-même dans un cycle unique, commençant au chaos primordial et y revenant (cycle de manifestation). La fin d'un cycle de manifestation est appelé Apocalypse: c'est le dernier Déluge, instantané, intemporel, et total." Abellio, R. Vers un nouveau prophétisme, p.29
20 Leduc, F. p. 96
21 Borduas, Paul-Émile. "Refus global", Refus global et autres écrits. Essais. Édition préparée et présentée par André-G. Bourassa et Gilles Lapointe. Montréal: Éditions de l'Hexagone. 1990. (Typo:Essais) p.73.
22 Leduc, F. p. 96.
-
18
"lucifériens"23 n'ont pas transcendé leur connaissance au plan
spirituel. D'après Leduc, le Manifeste contient ce qu'il faut
pour accéder à 1'"activité unificatrice", mais il "reste à nous
dégager des ornières dualistes".24 25 26
Ces dualismes, anarchie et révolution, morale et religion, "n'ont
plus de sens". C'est l'accès à la connaissance spirituelle qui
donne son sens à l'homme en le replaçant dans le "cycle de la
manifestation". Cette connaissance est transmise par "la
tradition une et principielle", dont "le christianisme n'est
qu'un fruit après tant d'autres mais de caractère occidental." La
"tradition" est la "tunique sans couture". Elle "est aussi le
feu qui couve sous la cendre; vienne le grand vent et elle se
remanifestera selon de nouvelles exigences humaines.1,25 Leduc
reconnaît la présence de la connaissance spirituelle au sein de
tous les textes sacrés, connaissance qui n'attend que le moment
propice pour resurgir, trame de 1'évolution humaine. L'ordre
supérieur proposé par Abellio offre cette occasion parce que la
tradition en constitue la base. Le rôle de cet ordre est :
"de retrouver et d'affermir, pour la souche de la future humanité, les bases de la connaissance symbolique et illuminative, c'est-à-dire de renouer, en y intégrant les apports positifs de notre civilisation actuelle, avec la Tradition sacrée telle qu'elle pût apparaître aux maîtres des continents disparus.1,26
Leduc explique aussi que 1'accession à un ordre supérieur passe
par "la reconnaissance d'un déterminisme supérieur (non
historique...)" qui permet à l'homme de changer "sa notion de
culpabilité" en une compréhension de sa "dépendance universelle."
23 Étymologiquement "porteurs de lumière", reflet lumineux de l'Esprit, mais non lumière eux-mêmes.
24 Leduc, F. p. 96 .
25 Ibid, p. 97 .
26 Abellio, R. p. 171.
-
19
Ainsi, l'homme peut replacer "le désordre relatif actuel" dans
"un ordre plus grand" et orienter son évolution vers "l'harmonie
principielle". Pour ce faire, il a la tâche "d'intégrer tous les
apports positifs d'où qu'ils viennent".27
Ce regroupement des forces positives est porteur d'une grande
force de changement. Leduc oppose cette union au "nihilisme pur
et simple des luttes sectaires et au fanatisme anticlérical à
portée de crachat"28, et sans doute aux divisions qui surgissent
au sein du groupe automatiste. Il ajoute que c'est le sens
général de Refus global: "refus d'être complice de la
catastrophe." Mais il ajoute : "Bien que témoignant de la force
de l'esprit, cette attitude serait strictement négative si elle
n'était renforcée d'un comportement social positif; actuellement:
rassemblement des forces spirituelles, déblaiement des valeurs
neuves d' édification.1,29
Nous trouvons cette idée de communion chez Abellio. La communion
est le besoin fondamental de l'homme et détermine son évolution.
Le penseur l'explique de cette façon:
"S'il n'était tiré par l'Esprit, l'homme n'avancerait pas: c'est justement près de la fin de sonInvolution,(...) qu'il sent le mieux que quelque chose lui manque. A ce moment, il a beau cultiver ses différences et ses ambiguïtés, (...) en lui un obscur besoin de communion proteste... Il signifie l'existence d'une intime vocation de l'homme à participer consciemment à une oeuvre plus grande que lui-même, où il se trouve grandi, mais intact, et qui donne un sens à sa vie. Le besoin de communion est le premier appel de l'Esprit, la première aspiration de nature mystique qui oriente l'homme vers l'intégralité; il prend un aspect créateur, conquérant, dynamique..."30
27 Leduc, F. p. 97-98.
28 Ibid, p. 98 .
-
20
Leduc accepte ce rôle de l'Esprit. Le "facteur premier
d'unification" est "l'Énergie, l'amour universel" qui "à la fois
unit et différencie, permet à 1 'esprit et à la matière de se
transformer par interaction".31 32 Cela signifie que l'adhésion à ce
principe procède au départ de la disparition d'une conception
basée sur la dualité corps/esprit et ensuite de l'acceptation de
la participation de l'homme à cette énergie universelle.
Abellio attribue l'évolution de l'homme à ce principe premier:
"Pas plus qu'aucun être, l'homme n'est une addition, une juxtaposition d'Esprit et de Matière, mais un accumulateur et un transformateur énergétiques, d'une puissance variable selon les individus, et capable de faire passer sa quantité d'énergie d'un niveau à un autre, vers le bas ou vers le haut. Toute conception strictement dualiste de l'homme obscurcit la notion même de son évolution.1,32
Leduc précise que cette évolution spirituelle procède de
1'"accomplissement de 1'individu dans ses deux modalités: a)
grossière, corporelle, b) subtile, âme psychique, mental,
discursif, pour accéder [à] la personnalité: le Soi. C'est
"l'énergie [qui] unifie l'être à travers la multiplicité de ses
états individuels".33 Les êtres humains n'atteignent pas tous le
même niveau spirituel. Ils se classent en trois groupes
hiérarchiques, divisions que Leduc emprunte à Abellio:
"a) les spiritualisés: voie ascendante contre 1'involution, dirige l'évolution- conformité à 1'essence de 1'être-connaissance, sagesse.b) les demi-éclairés: - action, forces expansives -s'étendent sur un plan de rotation accélérée - donnent 1'impression d'avancer - se dispersent sur place.c) Les soumis: - ceux qui se laissent emporter par le
31 Leduc, F. p. 98.
32 Abellio, R. p. 23
33 Leduc, F. p. 99.
-
21
courant, ignorance, obscurité - tendance descendante.1,34
"Les périodes d'évolution" voient "la minorité spirituelle"
reprendre "son rôle de guide de la masse. Le bas de 1'involution
au contraire se manifeste par la multiplicité des pouvoirs".34 35 36 La
compréhension de ces données précise la route à suivre. Par leur
appartenance à la caste des "éclairés", les "prêtres, artistes et
savants" ont "une mission sociale" à accomplir. Cependant, c'est
une tâche difficile:
"Aujourd'hui les pouvoirs sont dispersés. Le "profane" se venge.- La confusion est générale... Il appartient à ceux qui ont pénétré au coeur de l'homme de renouer les liens spirituels qui restituent le pouvoir, de semer sans compter ni regarder, il y aura toujours une parcelle de sol fertile pour recevoir la bonne semence.1,36
Cette idée de mission sociale et spirituelle que propose Leduc
aux artistes pour sortir de la période confuse du moment et qui
se trouve en germe dans le Manifeste, est issue de la notion des
guides spirituels développée par Abellio. Ces guides spirituels
sont "tous ceux qui agissent avec détachement, et par référence
au plan divin, à savoir, selon une échelle ascendante, les Sages,
les Prophètes (...) , et les Saints..."37 38
Pour cette "minorité sattwique" (éclairée)" d'aujourd'hui, pour la première fois dans notre Involution, le spirituel n'est pas évasion, mais délivrance, certitude d'accrochage dans le tourbillon des dualités. Et que 1'époque appelle le durcissement de cette minorité, et son action militante, dans des conditions de (...) précarité matérielle.1,38
Leduc voit le Manifeste sous l'angle de ses "possibilités
34 Ibid, p. 100.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Abellio, R. p. 17 .
38 Ibid, p. 188 .
-
22
d'unification (...), signe de l'unité réelle spirituelle."
Il est vrai que c'est "sans (...) quitter le domaine de la chute (...) que nous nous sommes définis, sans toutefois préciser suffisamment s'il s'agissait pour nous de continuité (dans la descente) ou de changement de direction (continuité dans la tradition: ascension).Nous sommes déjà de la montée et n'avons rien en commun avec ceux qui perpétuent la descente et préparent le cataclysme.1,39
C'est pourquoi le vocabulaire automatisée est réinterprété selon
un sens d'aspiration vers la spiritualité. Ainsi les mots "désir"
et "passion" ont été utilisés pour s'opposer à la morale
étouffante du temps. "Il s'agissait plutôt que de désir et de
passion d'une aspiration supérieure (un appel de l'esprit) de
notre être vers l'unité."39 40 "Désir et "passion" ne dépassent pas
le "courant d'une morale utilitaire, par conséquent involutive."
Il en est de même pour "anarchie" et "révolution". "Il s'agit
plutôt maintenant de hiérarchie et d'évolution (dans l'harmonie).
Nécessité d'une élite sage, et du reclassement des valeurs
personnelles."41 Leduc fait ici référence à la minorité éclairée,
spirituellement évoluée, et à l'exigence de redéfinir les valeurs
selon cet ordre supérieur.
Leduc s'attaque ensuite à 1'automatisme-surrationnel. En premier
lieu, il établit la distinction entre la connaissance et la
science. La première relève du surrationnel, c'est-à-dire du
supra-mental. Elle est personnelle. Elle appartient au spirituel,
car la connaissance n'existe qu'en esprit, l'Esprit étant la
connaissance suprême. "Les oeuvres" n'en "sont que des reflets,
des manifestations dans l'ordre individuel". Mais par "leur
pouvoir d'unification et de transformation", elles ouvrent la
voie à la connaissance. "L'expérience spirituelle n'est
39 Leduc, F. p. 101.
40 Ibid.
41 Ibid.
-
23
communicable que transformée.1,42 La seconde n'est pas la
connaissance. Elle se définit en termes dualistes, non-
rationnel/rationnel. Elle est donc involutive, elle ne peut
accéder au surrationnel. Cependant, "ses acquis positifs"(...)
serviront de renforcement aux sciences postdiluviennes
(numérales, cycliques, cosmogoniques, etc.) dans l'édification
d'une métaphysique pure (traditionnelle, ésotérique...)" qui
permet "d'accéder à la connaissance."42 43
Dans son essai, Abellio constate la limite atteinte par les
sciences matérielles. "Les savants actuels seront conduits à
dépasser le stade de la description des choses et à aborder
l'explication de leur essence".44 Et plus loin, il résume l'une
des tâches de l'ordre spirituel qu'il propose: "Au sein de
l'Ordre, disparaît la frontière entre la métaphysique et les
sciences dites exactes ou expérimentales, ainsi qu'entre la
théologie et la philosophie. L'Ordre dépasse toutes ces
disciplines en essayant d'intégrer leurs différents acquis."45
Dans cet esprit, Leduc traite du surréalisme, comme "ne
présentant] pas un cas exceptionnel". Sa valeur positive a été
relevée justement par Borduas : "l'importance morale accordée à
l'acte non-préconçu". Cependant cela reste incomplet. Leduc cite
cet extrait de la "Bhagavad Gîta", "clef de voûte de toute
démarche spirituelle [qui] semble mieux convenir à notre mode
d'activité: "Agis l'acte à agir sans t'attacher à l'acte et en
renonçant au fruit de l'acte".46 Le surréalisme a utilisé la part
42 Ibid.
43 Ibid, p. 102 .
44 Abellio, R. p.169.
45 Ibid, p. 171.
46 Leduc, F. p. 103 .
-
24
positive à exploiter "les bas-fonds de 1'inconscient avec, il est
vrai [une] tentative d'unification au niveau de la conscience
mentale".47 L'effort de Mabille et de Breton pour créer une
unification temporelle et spatiale sur le plan politique48 est une
utopie proprement involutive car elle est "de la descente dans la
multiplicité". "La seule vraie unité est spirituelle."49 Le
surréalisme n'est pas de cet ordre car il reste au niveau mental.
"L'état de rêve ou de veille, les actes conscients ou
inconscients, automatiques ou dirigés, procèdent tous de
l'activité mentale..." L'automatisme aussi est d'ordre rationnel:
"...Agent d'exécution dans notre activité picturale, (...) "il" ne peut être qu'une manière de tenir le pinceau, la plume, etc., alors que le surrationnel est la qualité spirituelle organisatrice de 1'activité même. Le surrationnel est d'ordre supra- conscient, 1'automatisme d'ordre inconscient. Automatisme-surrationnel est donc impropre parce que dualiste. (...) Surrationnel se suffit; il nous conduit au domaine de l'esprit, de la connaissance, de la révélation.1,50
Ces distinctions ramènent à la conception d'Abellio, qui ne
restreint pas l'homme au conscient et à 1 'inconscient mais lui
ajoute le niveau du supra-conscient :
"Là s'ouvrent les domaines de 1'intuition, de la compréhension et du Sens et plus haut encore, de l'illumination. C'est 1'Esprit qui(...) n'est pas substance, ou forme; mais acte, champ de forces ; il ne supprime les frontières étroites de 1'individualité que pour dilater l'âme jusqu'à celles de l'universalité ou
47 Ibid, p. 102 .
48 Leduc fait référence à l'appui de Breton et des surréalistes au mouvement "Front humain" de Robert Sarrazac qui militait pour la reconnaissance d'une citoyenneté mondiale et à Garry Davis,"premier citoyen du monde", in Leduc, F. p.102 et Beaudet, A. p.249 n.209.
49 Ibid, p. 102 .
Ibid, p.103.50
-
25
de la personnalité.1,51
Leduc termine sa remise en question par les mots sensible et
pouvoir. Le véritable sens du premier c'est de réagir
"généreusement aux perceptions "sensibles". Quant au deuxième, le
pouvoir, il vient de l'Esprit. Le pouvoir de création est
spirituel. Il se manifeste à partir de "l'homme intérieur."
L'oeuvre est à l'image d'un cycle de manifestation. "Du pouvoir
spirituel de son auteur, manifesté dans la matière, elle devient
pour le spectateur-acteur, puissance formelle qui ramène à
l'esprit. La qualité primordiale de l'oeuvre est spirituelle J1,52
La lettre à Borduas du 13 décembre 1948 se termine par le mot
"spirituellement". Leduc y a exposé sa vision de 1'évolution de
l'homme selon les lois cycliques de la manifestation, de
1'importance de la tradition, de l'ordre universel issu de
l'unification dans l'Esprit, concepts empruntés à Raymond
Abellio. Leduc les intègre en exposant comment cette pensée peut
s'appliquer à la situation propre aux automatistes et à la voie
proposée par le manifeste Refus global. Ici, il faut souligner
que ce long exposé de Leduc est composé dans la foulée de sa
découverte de la cosmogonie d'Abellio. Le parallélisme évident
entre les conceptions de Leduc et celles du penseur français peut
s'expliquer de cette façon. Avec le temps, 1'intégration sera
plus personnelle. Comme le dit Leduc maintenant: "C'est quelque
chose qui a été pensée, qui était tellement influencée, pas
encore digérée complètement...".51 52 53
Dans les lettres à Borduas de la fin décembre 1948 jusqu'en mai
1950, Leduc souligne à quelques reprises 1'importance d'Abellio.
51 Abellio, R. p. 66.
52 Leduc, F. p. 104 .
53 -------- Entrevue accordée à l'auteure. Paris, 25 mai
1993. Annexe 1, p.136
-
26
Il précise plusieurs fois son engagement dans un vie spirituelle
et son adhésion à des concepts fondamentaux de la cosmogonie
abellienne, et surtout il tente de concilier cette pensée et
celle de Borduas.
Durant cette période, 1'influence d'Abellio sur Leduc reste
constante. Dans sa lettre du 28 décembre 1948, Leduc affirme
1'importance que revêt à ses yeux le commentaire positif sur
Refus global venant de celui qu'il "considère l'homme le plus
important de l'heure".54 Plus tard, le 18 juin 1949, il dit: "La
seule amitié que je conserve est celle d'Abellio. (. . . ) Ses
lettres (...) m'ouvrent chaque fois des univers de
contemplation.1,55
Au cours de ses échanges avec Borduas, Leduc continue d'affirmer
son orientation spirituelle. Dans la lettre du 10 janvier 1949,
aux critiques de Borduas concernant les distinctions apportées
aux mots "automatisme", "surrationnel", "matière", "esprit"56 par
Leduc, ce dernier rétorque: "Vous me rappelez le vieux dualisme
matière-esprit; pour moi, il n'y a qu'une essence spirituelle,
dont la manifestation est substantielle.1,57 Le 1er mars 1949,
Leduc explique la mission d'Abellio pour qui il s'avère
nécessaire de "concilier la spiritualité illuminative avec
1'intellectualité la plus rigoureuse". Il ajoute pour lui-même,
ce qui semble un engagement spirituel: "Combler la raison pour
aboutir à 1 'exaltante illumination. Épuiser la passion jusqu'à la
54 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 28 décembre
[19]48". p.105.
55 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 18 juin[19]49", op.cit. p.112.
56 Borduas, P.-É. Lettre à Leduc du 4 janvier 1949 , citée dans Beaudet, A. "Notes", op.cit. p.251 n.219.
57 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 10 janv.[19]49", op.cit. p.105.
-
27
"pacification" qui est l'état le plus aigu et le plus affiné de
l'action.1,58 Cet objectif final de communion au principe spirituel
s'atteint par une action sur soi et par une action sociale
communicante. L'action intérieure procède de "la nécessité de
faire l'unité en soi pour opérer par rayonnement".58 59 60 61 De la
première, découle la seconde. "Seul un lien de communion établi
sur la compréhension,(...) permettra un noyau solide d'action
positive, rayonnement d'une autorité incontestable.1,60
L'évolution de la correspondance de Leduc et de Borduas durant
les années mentionnées dénote en outre la volonté de Leduc de
rallier Borduas à sa nouvelle orientation. Ici, nous ne ferons
ressortir cet aspect que par quelques exemples de façon à
éclairer la profondeur de 1'engagement de Leduc dans sa démarche.
Dans presque toutes les lettres de cette période, Leduc précise
le sens du vocabulaire qu'il utilise et celui de sa pensée. A la
suite de la réception du texte de Borduas, "Projections
libérantes", il s'emploie dans sa lettre du 1er mars 1949 à
démontrer comment leurs points de vue sont conciliables. "Je ne
crois pas, mon cher Borduas, que votre "passion" et votre "raison
historique" s'opposent réellement à mes espoirs, pas plus que je
ne crois à 1'opposition réelle entre "conscience" et "vertige":
ce sont les deux pôles nécessaires d'un même état, qui est celui
de la vie spirituelle.1,61 De même, "la "tradition" que j'ai déjà
invoquée et à laquelle je me rattache ne s'oppose pas non plus à
votre "raison historique": elle est sur un autre plan la "valeur
58 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er mars[19]49" , op.cit. p.109.
59 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 26 avril[19]50", op.cit. p.125.
60 Ibid.
61 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas.
[19]49" p.109.Clamart, 1er mars
-
28
morale" que vous avez retracée dans toutes les oeuvres de toutes
les époques.1,62
Lorsque Leduc prend connaissance des intrigues et des luttes au
sein du groupe automatiste, dissensions aiguisées par la
réception de "Communications intimes à mes chers amis" de
Borduas, il fournit à son correspondant une analyse qui cadre
avec sa philosophie. Il associe la révolte de certains des
automatistes (les fils) contre Vautorité de Borduas (le père)
à "la révolte des forces telluriques ! forces du sang, de la
terre, de l'instinct".62 63 Cette comparaison réfère aux
classifications d'Abellio entre forces telluriques et forces
spirituelles, classes ou castes établies selon le degré
d'évolution spirituelle. Dans le même esprit, Leduc ajoute que la
faillite du groupe repose sur le principe d'unification qui en
constituait le fondement, c'est-à-dire "la seule spontanéité"64,
source d'anarchie. Pour endiguer ce désordre, il pose le problème
de 1'autorité :
"Reconnaissance d'un ordre, d'une hiérarchie, donc d'une autorité. - Tendre vers ce qui est plus élevé, élever ce qui est plus bas. - La spontanéité (...) appartient aux forces telluriques, (...) son efficacité est soumise au rayon d'intelligence (éclairée, ordonnatrice) sous le contrôle de laquelle elle se manifeste."
Plus loin, il ajoute: "La fraternité réelle existe sur un même
niveau d'évolution (d'intelligence); là il y entente,
compréhension, aide mutuelle".65
Il ressort de la correspondance analysée que la pensée de Leduc
62 Ibid, p. 110.
63 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 14 mai [19]50", op.cit. p.127.
64 Ibid, p. 128 .
65 Ibid.
-
29
est clairement marquée par la hiérarchisation du monde selon un
ordre spirituel, modèle conçu par Abellio.
1.1.5.2. Les textes (1953 et 1954)
Leduc a aussi fait le point sur sa démarche dans des textes. Nous
avons choisi "L'automatisme" et "Art de refus...Art
d'acceptation", écrits en 1953 et 1954, pour discerner s'il y a
alors persistance de l'influence d'Abellio et d'une orientation
spiritualiste chez Leduc.
Dans "L'automatisme", Leduc reprend la réflexion déjà élaborée à
ce sujet dans la lettre du 13 décembre 1948. Il reconfirme ce
qu'il en disait à ce moment. "Agent d'exécution, manière de tenir
la plume, le pinceau, etc." Il ajoute : "Ce qui fait son
importance, c'est la profondeur de la personnalité de celui qui
l'utilise.1,66 II en constate aussi les limites: "Parfois, il est
vrai, on peut assister à 1'éclosion de fleurs merveilleuses,
(...)mais ces créations, si belles qu'elles soient, restent dans
la sphère du "naturel", elles ne sont pas animées par un principe
original de "profondeur spirituelle"..."66 67 Quant au monde
psychique auquel l'homme occidental incorpore son moi, il est
"considéré" selon Leduc "comme les autres phénomènes corporels et
ne peut être métaphysiquement pris au sérieux.1,68 L'artiste reste
fidèle à ce qu'il a expliqué à Borduas en 1948. Il rejoint aussi
ce que lui avait écrit Abellio la même année, mais sous une autre
forme: "Il y a le vertige surréaliste bienfaisant, (...) [m]ais
ce n'est pas un état ultime, et je crois qu'il faut pousser la
66 Idem. "L'automatisme" op.cit. p. 141.
67 Ibid, p. 141.
68 Ibid.
-
30
vie et la liberté à un degré supérieur.1,69
Le texte "Art de refus...Art d'acceptation" que Leduc rédige en
1954, fait le point sur deux démarches picturales opposées : la
peinture "cosmique" ou art informe et l'art de la forme.
L'analyse qu'il fait de l'une et de l'autre, rejoint la
conception de la hiérarchisation du monde à partir de la
matérialité jusqu'à la spiritualité, cette qualification étant
attribuée au plus haut degré de spiritualité et à la communion à
l'Esprit. Dans ce cadre, la peinture dite "cosmique" est "plongée
dans la matérialité", "disparition de la forme dans la
multiplicité". Elle "rejoint les doctrines de nihilisme et de
désespoir (•••) de notre époque". Elle "participe de
1'involution". Elle "glorifie le sujet.1,70 La deuxième tendance
"effectue une plongée dans la conscience de l'être" et "poursuit
la qualité symbolique de la forme, la forme la plus parfaite
étant à la limite la forme la plus simple chargée du sens
objectif du monde." Dans cet "art objectif, la personnalité tend
à se fondre dans 1'anonymat d'une vision hiérarchique du monde.
A la limite, véritable art sacré où l'homme se situe en relation
harmonieuse avec l'univers.1,71 Cette description des deux
tendances de l'art contemporain résume le cheminement de Leduc de
1'automatisme à l'art abstrait construit. Elle illustre le choix
et le sens de son orientation spirituelle. Les mots qui la
composent, les concepts qu'elle sous-tend et la conception du
monde qu'elle défend, identifient la filiation abellienne de sa
pensée.
L'analyse de la correspondance de Leduc avec Borduas du 13 69 70 71
69 Abellio, R. Lettre à Fernand Leduc, 23 XII 48, reproduite
dans Beaudet, A. p.250 n.217.
70 Leduc, F. "Art de refus...Art d'acceptation", op.cit.
p.144 à 146.
71 Ibid, p.145-146.
-
31
décembre 1948 au 14 mai 1950, et de ses deux textes écrits à la
veille de 1955, fait ressortir 1'influence marquante de la
cosmogonie de Raymond Abellio sur la pensée de Fernand Leduc.
Cette étude qui nous amène jusqu'à l'année 1955, "moment où ça
bascule"72 73, permet de comprendre les fondements philosophiques à
l'origine du passage de 1'automatisme à l'abstraction chez Leduc
et de saisir ce qui anime son action de regroupement de "tous les
apports positifs d'où qu'ils viennent"13 lors de son séjour à
Montréal. Le mot "communion" utilisé à plusieurs reprises dans
ses lettres, trouve aussi son sens. Dans un prochain chapitre,
nous verrons comment ce cheminement influe sur sa démarche
plastique.
1.2. Jean Bazaine
1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine
Leduc établit une relation avec Jean Bazaine à partir de janvier
1950. Il en fait part à Borduas dans sa correspondance entre le
21 novembre 1949 et le 24 mai 1952. Il mentionne surtout les
qualités du peintre, celles de son travail et la pertinence de
ses écrits. Cette rencontre marquera l'art de Leduc durant
quelques années.
Dans la lettre à Borduas du 21 novembre 1949, Fernand Leduc
mentionne le nom de Jean Bazaine pour la première fois. Il
affirme que les toiles du peintre et ses écrits constituent sa
première véritable rencontre dans le domaine de la peinture
depuis qu'il est à Paris. Il reconnaît le caractère éminemment
personnel de cet artiste, ainsi qu'une correspondance entre la
pensée de celui-ci et la sienne. Voici ce qu'il en dit:
"Un peintre mûr, Bazaine (coté paraît-il dans les
72 Beaudet, A. "Présentation", op.cit. p.XXV.
73 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi
13 [19]48." p.98.
-
32
milieux parisiens) présente des toiles attachantes.C'est à mon avis la première manifestation d'un peintre français contemporain apportant une vue neuve et mettant l'accent sur la sensibilité plus que sur les spéculations en cours.(...) Enfin une rencontre! Une petite publication74 75 76 parue à cette occasion souligne
l'oeuvre de façon bouleversante. Nous nous retrouvons en pleine communauté de pensée pour la première fois sur ce terrain depuis que je suis en France. Je fais quelques efforts en ce moment pour rencontrer le peintre Bazaine.1,75
Une première rencontre laisse à Leduc une impression très
positive. La description qu'il fait de Bazaine révèle des
qualités qui font penser à celles par lesquelles on a déjà
caractérisé Leduc lui-même. Dans sa lettre du 1er janvier 1950 à
Borduas, Leduc livre en ces mots sa première impression :
"Bazaine Jean; . . . homme d'une extraordinaire sensibilité, d'une simplicité engageante, chercheur tenace, travaille avec assiduité et acharnement dans le plus complet recueillement et suit avec sagacité la marche lente qui nous le fait trouver dans le voisinage proche de nos aventures.1,76
A quelques reprises, Leduc fait allusion à l'appui que Bazaine
peut lui accorder, soit pour l'aider à organiser une exposition
74 II s'agit de ce que Leduc appelle les Notes et qui sont publiées en 1948 sous le titre de Notes sur la peinture d'aujourd'hui et rééditées en 1953 aux Éditions du Seuil. In Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas, Clamart, 1er janvier [19]50", op.cit. p.120 et Beaudet, A. p.258 n.254.
75 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 21 novembre
[19]49". p.119.
76 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er janvier[19]50", op.cit. p.119-120. Cette description par Leduc de Bazaine fait ressortir des qualités qui ressemblent en partie à celles que Claude Gauvreau reconnaît à Leduc dans 1'interview que le peintre québécois lui accorde pour le Haut-Parleur le 30 juillet 1950. Voici ce que Gauvreau en écrit : "...Leduc, ce rigoureux et lent chercheur, si intransigeant, si méticuleux, si impitoyable envers lui-même". In Beaudet, A. p.263 n.275.
-
33
pour Borduas, soit pour lui prêter son atelier.77 78
1.2.2. La pensée esthétique et l'art de Jean Bazaine
Nous considérons surtout le parcours de Jean Bazaine durant les
années quarante, décennie durant laquelle son art s'affirme et au
terme de laquelle Leduc fait connaissance avec cet artiste. Jean
Bazaine s'est d'abord illustré durant la période entourant la
deuxième guerre mondiale en pratiquant une peinture qui est
apparue comme une résistance culturelle à 1'envahisseur. Il a
fait partie de ce qu'on a appelé la "Jeune Peinture" ou encore la
"Nouvelle École de Paris". Son oeuvre "initie dès 1942 certaines
des problématiques majeures de 1'après-guerre (un humanisme
contesté, la mise en cause de l'objet et le procès de la figure,
l'autonomie du fait pictural et le refus de toute idée
préconçue) . . .1,78 Ses textes témoignent de sa connaissance profonde
de l'histoire de la peinture et de la nécessité de plonger "au
plus profond de soi, à la recherche de ses propres possibilités,
c'est-à-dire de celles de son époque".79 Ce faisant, il reste en
continuité avec ce qu'il appelle la tradition, ne la répétant pas
mais la renouvelant. Il s'est fait "défenseur du renouveau
religieux de l'art sacré en France...".80 Il se tient à l'écart
des polémiques qui, dès 1945, vont opposer les partisans de l'art
77 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er janvier[19]50", op.cit. p.120 et "A Paul-Émile Borduas. Paris, samedi le 24 mai 1952". p.137.
78 Greff, Jean-Pierre. "Bazaine 1941-1947 : les années décisives", in Bazaine. Paris: Skira; Centre national des arts plastiques. 1990. p.139.
79 Bazaine, Jean. "Recherches des Jeunes peintres", Formes et couleurs no 6. 1943 cité dans Greff, J.-P. op.cit. p.140.
80 Carani, Marie. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentiqnv, écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959.Sillery: Septentrion; Célat, 1990. (Les nouveaux cahiers du Célat1) p.28.
-
34
figuratif et ceux de l'art abstrait et, à 1'intérieur de celui-
ci, les défenseurs de 1'abstraction construite et les tenants de
l'abstraction lyrique. Il défend un art abstrait personnel dont
l'influence initiale vient de la nature.
La nature se régénère constamment alors que la culture,
construction de l'homme, est détruite par la guerre. Cette ruine
de la civilisation conduit à rechercher dans la nature, le sens
profond de l'univers et du renouvellement de la vie. Pour
Bazaine, l'homme prend conscience de lui-même lorsqu'il saisit
qu'il fait partie intégrante de la structure de l'univers. Il
écrit dans Notes sur la peinture d'aujourd'hui:
"La vraie sensibilité commence lorsque le peintre découvre que les remous de l'arbre et 1 'écorce de l'eau sont parents, jumeaux les pierres et son visage et que le monde se contractant ainsi peu à peu, il voit se lever, sous cette pluie d'apparences, les grands signes essentiels l'univers.
A l'instar de l'art primitif perçu comme le symbole de la fusion
de l'homme avec la totalité de l'univers, Bazaine pose la
nécessité d'un art qui serait "porteur de "valeurs universelles",
déposées et tenues en réserve dans la mémoire collective, [qui]
ne serait pas séparé de la vie et enfin [de] 1'émergence d'une
pensée du "Sacré".81 82 Cet art doit pouvoir traduire le dynamisme de
la nature. Chez Bazaine, l'eau, le vent, mouvement absolu,
constituent des thèmes majeurs de sa peinture. C'est dans des
lieux comme Saint-Guéno lé en Bretagne et en Beauce, là où ces
éléments dominent, que Bazaine dessine très tôt d'après la
nature. Il y recherche le lien sensible avec 1'"élémentaire"
dans ces espaces "vides", mais jamais la référence à un paysage
81 Bazaine, Jean. Notes sur la peinture d'aujourd'hui. Paris : Éditions du Seuil. 1953. p.72-73.
82 Laude, Jean. "La crise de l'humanisme et la fin des utopies", "L'art face à la crise 1919-1929", in Greff, J.-P. op.cit. p.142
qui sono, aIl 8? ia rois sa vente et ceiie ae
-
35
réel.
L'évolution de son art l'amène vers 1943 à utiliser des moyens
picturaux qui, tout en affranchissant ses tableaux de la
représentation, transmettent cette "présence" vivante du monde.
Une "grille" souple, réseau de lignes de force, traverse le plan
pictural. Elle n'est pas un motif en elle-même. Elle déconstruit
l'objet en prismes de couleur comme en un éclatement des
apparences. Elle brise la distance entre le premier et l'arrière-
plan et annihile le rapport entre la figure et le fond. Intenses,
les couleurs créent une profondeur optique. Vers 1947, les taches
de couleur se juxtaposent en un réseau plus lâche. Tout en
rendant de la façon la plus fluide possible le mouvement de la
vie, Bazaine veut "saisir au filet des formes ce qui échappe à
toute forme."83 84 "Le dessein des grilles est en ce sens
emblématique de tout l'oeuvre: articuler la forme sur 1'informe,
tout le contraire d'un art informel.1,84
La recherche qu'a entreprise Bazaine est un engagement total.
C'est d'abord un engagement dans l'acte de peindre car l'oeuvre
est conçue comme un geste, un acte, plus que comme un produit
fini. C'est aussi un engagement existentiel car le peintre y
investit sa vie et cherche à y retracer une structure commune de
l'univers pour lui et pour le reste du monde.
1.2.3. Liens entre Leduc et Bazaine
Les mots qu'emploie Leduc pour qualifier Bazaine comme homme et
comme artiste nous révèlent les liens spirituel et artistique
qu'il partage avec le peintre français. Celui-ci a un impact
notable sur le travail pictural de Leduc durant les années où ils
83 Onimus, Jean. Jean Tardieu: un rire inquiet. Seyssel, Champ Vallon, 1985. in Greff, J.-P. p.145.
84 Greff, J.-P. p. 145 .
-
36
se côtoient, entre le début de 1950 et la fin de 1952.
Nous pouvons souligner les éléments communs de leur pensée
concernant leur travail de peintre, leur recherche et certaines
tendances en art. On fera un rapprochement entre leurs pratiques
artistiques et on situera Bazaine en regard de 1'orientation de
Leduc à ce moment.
1.2.3.1. Leur pensée
Un premier lien nous semble fondamental, celui de l'aventure
intérieure. Comme nous l'avons déjà écrit, Leduc reconnaît
d'abord la sensibilité de Bazaine, celle qu'il incarne dans ses
oeuvres et celle qu'il vit comme homme. Cette qualité de l'âme
rend l'artiste présent à lui-même et au monde. Pour y arriver, il
doit entrer en contact avec son monde intérieur. C'est ce que dit
Bazaine sur le processus intérieur qui fait surgir la peinture.:
"On ne fait pas la peinture que l'on veut, il s'agit de vouloir
la peinture que l'on peut, celle que peut l'époque. Et cela ne se
fait pas à coup d'intelligence et de connaissances historiques,
mais par le plus obscur travail de 1'instinct et de la
sensibilité.1,85 Ce travail, Leduc l'exprime en faisant sienne
cette citation de René Allendy qu'il inclut dans son texte
"Persistance dans le refus": "L'action s'élabore dans les
profondeurs de 1 ' instinct et dans les hauteurs de la vie
spirituelle.1,86 Cette plongée en soi émerge sur la création vue
comme nécessité. Leduc parle de 1'"étrange nécessité que celle de
peindre ; absurde entêtement que de 1'opposer à la nécessité de
subsister.1,87 Bazaine y voit un moyen de survie : "La peinture est
moins que jamais par ces temps désespérés, un métier, une 85 86
85 Bazaine, J. op.cit. p. 40-41.
86 Leduc, F. "Persistance dans le refus", op.cit. p 130.
87 p.137.
-
37
distraction, ou un vice. C'est une tentation d'exister malgré
tout, de respirer dans un monde irrespirable."88 Ce recours aux
sources profondes de l'individu, cet engagement personnel total
comme seul moyen de survivre a rapproché Leduc de Bazaine et lui
a fait dire qu'il sentait celui-ci "dans le voisinage proche de
nos aventures" et "sensible à la source commune de nos oeuvres".89
Depuis Refus global et la rencontre d'Abellio, l'orientation de
la recherche spirituelle de Leduc vers un ordre universel,
orientation précisée dans ses écrits et perceptible dans son
oeuvre, rejoint la recherche chez Bazaine d'une structure
universelle. Elle s'incarne pour eux dans des formes communes
pour tous. Bazaine explique que l'objet n'existe pas pour lui-
même, mais par son identité à une forme qui le dépasse:
"Cette trame secrète qui arme toutes choses, cette géométrie vivante de cônes, de sphères, de cylindres dont, depuis Cézanne, nous avons quelquefois entendu parler, toute cette mécanique de signes ne vit que dans la mesure où elle est la structure commune à toutes les réalités, où elle est à la fois ceci et tout cela, où elle exprime l'unité profonde du monde:"All [the] world in a nutshell."90
C'est ainsi que"la peinture contemporaine tend à reconquérir une nouvelle forme du Sacré. Le sacré, c'est le sentiment mystérieux d'une transcendance éclatant dans l'ordre naturel du monde, dans le quotidien... pour une forme, c'est la substitution de signes universels à chacun des signes particuliers qui la composent."91
Quand Leduc, en 1954, dans son texte "Art de refus...Art
d'acceptation", fait le point entre l'"art informe" qu'il associe
à l'automatisme et l'"art de formes", il démontre que tous deux
88 Bazaine, J. p.83.
89 Leduc, F. p. 12 0.
90 Bazaine, J. p.33.
-
38
recherchent l'unité par des moyens opposés. Il choisit le
deuxième, "véritable art sacré où l'homme se situe en relation
harmonieuse avec l'univers. Art de formes appelées à témoigner
de la présence non pas d'un homme en particulier, mais de l'ordre
reconnu des mondes où il se situe". "La forme la plus parfaite "
est "à la limite la forme la plus simple chargée du sens objectif
du monde.1,92 Dans cette "filiation", Leduc situe Bazaine. Leurs
démarches poursuivent un but semblable.
Cette parenté spirituelle et artistique rapproche leur opinion
concernant les tendances de l'art contemporain, bien que leur
origine et leur expérience diffèrent. A la fin des années
quarante et au début des années cinquante, Leduc fait le point
sur sa démarche automatiste. Il la rejette désormais parce que
cette forme d'art est antithétique à sa recherche d'un ordre
universel. Il reconnaît cependant que "la période automatiste a
marqué pour [lui] un moment privilégié de connaissance de soi,
d'accession à la liberté fondamentale ouvrant sur la
créativité".93 Bazaine, au même moment, écrit que " 1 'automatisme
s'il est 1'abandon total de toute intelligence lucide au profit
d'une lucidité d'un autre ordre, n'est pas la désincarnation, la
démission de l'opiomane, mais une présence extrême de notre être
physique." Cependant,
"l'écriture automatique elle-même, qui est l'une des plus fécondes découvertes du surréalisme, devient pour les mêmes raisons une sorte de duperie sur la spontanéité. Le geste immédiat, dit spontané, n'est plus forcément et tout de suite, il est même rarement celui qui correspond au plus profond, au plus vivant de nous-mêmes.,|94
Pour Leduc, l'automatisme est limité, en ce qu'il est un
92 Leduc, F. "Art de refus ...Art d'acceptation", p. 146
93 "Automatisme", p. 140.
94 Bazaine, J. p.25,26.
-
39
mécanisme d'ordre psychique et comme tel "ne peut être pris
métaphysiquement au sérieux.1,95 Pour Bazaine, le processus
automatique utilisé par les surréalistes se trompe d'objet: il
rejoint peu souvent l'être profond du créateur.
1.2.3.2. Leur pratique artistique
A quelques reprises, Leduc mentionne 1'existence d'un lien entre
son travail de peintre et sa relation avec Bazaine. Il a accès à
1'atelier du peintre français, rue Monsieur. Cet aménagement
favorise le développement de sa peinture. Il le confi