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1 GANDHI FACE À L’AXE

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GANDHI

FACE À L’AXE

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Il serait ridicule en d’autres temps de réciter ces évidences, mais l’époque en est arrivée à un tel degré de décomposition doctrinale que l’évidence est devenue para-doxe.

LANZA DEL VASTO

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SI J ’ETAIS TCHEQUE. Si je nomme l’arrangement fait avec Herr Hitler "paix sans honneur", ce n’est pas pour de dénigrer les hommes d'États Français et Anglais 1. Je me doute bien que Mr. Chamberlain n’avait guère le choix. Les limites imposées par sa nation étaient évidentes. Il tenait à éviter la guerre (peut-elle encore l'être ?). Pour y parvenir, il pesa de tout son poids du côté des Tchèques, jusqu'à se déshonorer. On peut même supposer que, d'ici peu, Herr Hitler ou le Signor Mussolini continue à créer des problèmes. C’est ainsi. La démocratie redoute de voir le sang couler. La philosophie sur laquelle se fondent les deux dictateurs s’appelle rendre lâche devant un potentiel bain de sang. D'ailleurs ceux-ci s’épuisent à trouver comment glorifier le meurtre systématisé selon l’art poétique. Ils sont loin d’être hypocrites, tant dans leurs dires que dans leurs actes. Ils sont réellement prêts à déclarer la guerre. Personne, ni en Allemagne ni en Italie, ne peut contrecarrer ce qu’ils projettent. Leurs paroles font lois. Ce n'est pas le cas pour M. Daladier ou Mr. Chamberlain. Ils doivent rendre des comptes à leurs Députés et leurs Parlements. Ils ont à trouver une majorité à travers différents partis. En outre, pour que leurs discours aient un accent démocratique, ils ne peuvent se tenir continuellement sur le pied de guerre. La science de la guerre sied aux pures dictatures comme la science de la non-violence encourage la pure démocratie. La France, l'Angleterre et l'Amérique ont à, maintenant, faire leur choix. C'est le challenge offert par les deux dictateurs. Bien que la Russie ne soit pas le sujet, je ferai un aparté pour préciser qu'elle a à sa tête un dictateur qui ne rêve que de paix 2. Et celui-ci pense qu’il pourra péniblement l'obtenir grâce à une mer de sang. D'ailleurs, actuellement personne ne peut prédire ce que la dictature Russe ambitionne pour le reste du monde 3. C’était un nécessaire préambule à mes propos sur la nation Tchèque, et à travers elle, sur toutes les nations qui sont dites "petites" ou "faibles". Je tenais à préciser à quel point son malheur me remue, tellement que je m'en rends malade. Et qu’il serait lâche de ma part de ne pas, lorsque c'est possible, évoquer ses problèmes. Il est évident que, telle que la situation se présente, une petite nation est obligée de s’assujettir aux nations dictatoriales, ou du moins rester prête à le faire, autrement être un constant danger pour la paix en Europe. Malgré toute la meilleure volonté, la France et l'Angleterre ne pourront venir à son aide. Une intervention de leur part ne peut qu’amener une effusion de sang et une destruction encore jamais égalée. Bref, si j'étais moi-même la Tchécoslovaquie, je commencerais par invalider les accords d’assistance militaire passés les autres pays. Je dois cependant survivre, sans être le vassal de

1 N.D.T. : Bien qu’il y ait un pacte franco-britannique d’assistance militaire avec la Tchécoslovaquie, Mr. Chamberlain – Premier Ministre de la Grande-Bretagne depuis 1937 –, se déplace en Allemagne à Berchtesgaten le 15 septembre 1938, à Godesberg le 22 septembre, pour finalement signer à Munich le 29-30 septembre, avec M. Daladier – Président du Conseil représentant la France –, un traité livrant la Tchécoslovaquie à un "protectorat" allemand. 2 N.D.T. : L’URSS fut le premier pays à accorder le statut d’Objecteur-de-Conscience. 3 N.D.T. : L’année suivante, allier à l’Allemagne nazie, l’URSS envahit la Pologne.

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quiconque – ni d’une nation, ni d'une personne. Je dois conserver une indépendance absolue sinon mourir. Ce serait une pure bravade que de chercher à y parvenir grâce à un conflit armé ; alors que beaucoup moins si, dans ma résistance à ceux qui tiennent à me priver de mon indépendance, je refuse obstinément d’obéir à leurs requêtes et, par là-même, périr désarmé. En se faisant, bien que je perdisse mon corps, je sauverais mon âme, c-à-d mon honneur. Cette paix sans gloire m’est opportunité. J’ai à me départir de cette humiliation, tout en conservant ma réelle indépendance. Mais – juste pour me réconforter – quelqu’un me dira : « Hitler ne connaît aucune pitié. Vos efforts spirituels ne pourront rien contre lui ». Je répondrai alors : « Vous avez peut-être raison. Il est vrai que jamais dans l'Histoire une nation a choisi de résister non-violemment. Si Hitler reste insensible à ma souffrance, qu’importe. Le fait est que je n’ai rien à perdre. Mon honneur est la seule chose qui soit à préserver. Cela reste indépendant de la pitié d’Hitler. Mais comme je crois en la non-violence, je ne trouve aucune limite à ces possibilités. Jusqu’à présent, lui et les siens ont toujours eu une réponse impliquant la force. En revanche, des hommes, des femmes et des enfants, tous désarmés, qui sans aucune amertume offriraient une résistance non-violente, leur deviendrait alors une nouvelle expérience. Qui pourrait oser croire que la teneur de leur réponse ne soit pas du même ordre, sinon même supérieure, à celle qui leur avait été déployée ? N'ont-ils pas une âme pareille à la mienne. » Quelqu’un d’autre – toujours pour me réconforter – me dira : « Tout ce que vous dites est très bien pour vous, personnellement. Mais comment espérez-vous que les gens, dans leur grande masse, appréhendent ce nouveau paradigme ? Ils sont entraînés à toujours avoir à se battre. D'ailleurs, courageux comme ils sont tous, ils ne se soumettront à personne. Que maintenant vous leur demandiez de baisser les armes pour s’entraîner à la non-violence me semble être un vain espoir. – Une fois de plus, vous avez peut-être raison. Toutefois, il me faut ajouter quelque chose. J’ai un message à devoir délivrer à mon peuple : j’ai laissé l’humiliation s’enfoncer en moi dans mon tréfonds, et y l’ai conservée sans aucun exutoire ; à présent, je me dois de faire part de l’illumination qui en résulte » 1. Je crois que c'est ainsi que j'agirais si j'étais Tchèque. D'ailleurs, lorsque j'eus lancé le satyagraha, personne ne m'accompagnait. Nous sommes arrivés à treize milles hommes, femmes et enfants à ne plus accepter notre frustration. Je n’avait aucune idée de qui serait intéressé par mon discours. Et ils m'ont rejoint en un clin d’œil. L’ensemble de ces 13 000 n’a pas eu à se battre ; et parmi ceux qui ont eu à le faire, certains chutèrent. Cependant, l'honneur du pays est resté sauf. Et le Satyagraha en Afrique du Sud a redéfini l'Histoire.

1 N.D.T. : Gandhi sous-entend qu’il a médité sur cette humiliation … avec amour (ahimsa), sinon qu'en résulterait-il donc outre la colère ! Posé sur l'une de ses faces, le cube reste stable. Cependant, une métastabilité est possible sur l'une de ses arrêtes, sinon même – de manière d'autant plus précaire – sur l'un de ses coins. Il faut voir la construction sociétale humaine comme un cube en situation métastable. Lorsque cela devient intenable, il suffira d’une moindre force pour que l’équilibre cesse. La non-violence gandhienne fait appel à cette "modeste force".

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A contrario, pour moi, l’un des événements le moins probant fut ma rencontre avec Khan Sahed Abdul Ghaffar Khan : celui qui lui-même s'appelait "serviteur de Dieu", et que les Pathans aimaient à nommer "orgueil des Afghans". Il était assis là, en face de moi, aussi vrai que j'écris ces lignes. Il avait fait que plusieurs milliers d'hommes abandonnent leurs armes. Il pensait être complètement imbibé des leçons de la non-violence. Toutefois, il n’était pas entièrement certain de la conviction de ses troupes. En outre, il avait réduit la solde des soldats de la paix. Je suis venu dans la Province Frontalière – ou plutôt il m’y a fait venir – afin que je constate de moi-même ce que faisaient ses hommes. Je vous le dis tout de go : ceux-ci n'en connaissaient que très peu sur la non-violence. La seule chose qu'ils avaient en commun était leur foi dans leur leader. Cet exemple des soldats de la paix n’est pas seulement une anecdote. S'il est cité ici, c'est pour la grande honnêteté de la conversion de cette soldatesque, sous la férule de son "chef de guerre". Je m'en porte garant. Et peu importe le résultat de cette initiative, cela reste une leçon pour tous les satyagrahis à venir. Le minimum aurait été que la non-violence ait atteint le cœur de chacun d'entre eux, que ma proposition les ait rendus plus courageux que lorsqu'ils disposaient d'une arme. S’il n’en est rien, alors ils auront à, premièrement, abandonner la non-violence – synonyme de "lâcheté" ; deuxièmement, ils auront à reprendre leurs armes – ce qui devancerait leur prochain retournement. J’offre au Dr. Benes 1 non pas l’arme du faible, mais celle du fort. Il n’y a pas de plus grand courage que d’absolument refuser de plier le genou devant un pouvoir terrestre, aussi grand soit-il, sans esprit d'amertume, tout en ayant une totale foi en ce que seul l’esprit vit, rien d’autre.

PESHAWAR, 6 Octobre 1938 Harijan, 15-10-1938

1 Edouard Benes, Président de la Tchécoslovaquie.

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AVEC GHAFFAR KHAN DANS LA PROVINCE FRONTALIÈRE DU NORD-OUEST

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CONSEQUENCE LOGIQUE . Que le danger de la guerre soit présentement écarté est un véritable soulagement. Mais est-ce le prix à payer pour que l'Allemagne reste fière ? L’honneur est-il chose à vendre ? La "violence organisée" gagne-t-elle toujours ? Herr Hitler a-t-il trouvé une technique qui, avec l'"organisation" de la violence, lui permette d’arriver à ses fins sans même qu'une goutte de sang ne soit versée ? Je ne prétends ni comprendre l'Europe, ni sa politique. Je remarque seulement que les petites nations ne peuvent garder la tête haute. Indubitablement, elles se font absorber par des voisins plus grands. Et ainsi devenir leurs vassales. L’Europe a donc vendu son âme pour un dimanche éternel 1. La paix munichoise est le triomphe de la violence ; c'est une véritable défaite. Si la France et l'Angleterre avaient été sûres d'être victorieuses, elles auraient certainement rempli leur mission : sauver la Tchécoslovaquie. Mais elles sont restées comme de vraies poules mouillées devant l’Allemagne et l’Italie. D'autre part, qu'ont réellement gagné l’Allemagne et l’Italie ? Leur violence a-t-elle apporté quoique ce soit de nouveau à l’hygiène morale de l'humanité ? Je n’écris pas ces lignes à l’intention des grandes puissances, bien qu’elles m’aient plutôt surpris. Pour moi, comme pour toute l'Inde, ce qui se passe en Tchécoslovaquie nous aura été une grande leçon. Avec la désertion des deux partenaires puissants, les Tchèques ont fini par se rendre. Mais, je garde à l'idée que, s'ils avaient eu la connaissance d'une arme non-violente capable de défendre l'honneur de leur nation, ils auraient montré une opposition à l'Allemagne – même alliée à l'Italie. Ils auraient évité l’humiliation de cette mascarade de paix confectionnée par la France et l'Angleterre – qui n'est d’ailleurs pas une paix. Et, s’ils tenaient à sauver leur honneur, ils avaient à mourir en humain, sans même vouloir verser le sang de leurs voleurs. Je refuse de croire que ce genre d'héroïsme, ou appelons-le déliquescence, puisse faire partie de la nature humaine. En effet, la nature humaine ne se dévoile que lorsqu’elle a réalisé qu’elle a tout à fait cessé d'être bestiale. Malgré notre physionomie d’Être Humain, sans l'acquisition de la vertu de la non-violence, nous restons toujours à partager les qualités de notre lointain ancêtre, l’orang-outan. Ces mots ne sont pas écris pour le plaisir. Que les Tchèques sachent bien que le Comité de Travail a passé beaucoup de temps à réfléchir à leur situation. Et avec douleur, il en est arrivé à une résolution 2. La douleur était, certes, peut-être un peu égoïste, mais tout à

1 N.D.T. : Jour de repos chrétien. À mettre en parallèle avec la Bhagavad Gîtâ – livre-de-chevet de Gandhi –, où Khrisna prône l'entrée au combat. 2 Résolution du Working Commitee (Comité de Travail) à propos de la Tchécoslovaquie : « Le Comité a suivi les événements qui se sont déroulés en Europe. Et il constate que la honteuse tentative faite par l'Allemagne auprès de la Tchécoslovaquie pour la priver de son indépendance réduit celle-ci à l'impotence. Le Comité de Travail envoie donc sa profonde sympathie à la lutte pour la préservation de la liberté du peuple de Tchécoslovaquie. L'Inde, elle-même engagée dans la guerre – non-violemment mais non moins sans dommage et ni exaction – contre un des plus grands Pouvoirs Impérialistes du monde, ne peut que montrer un profond intérêt dans la préservation d’une Tchécoslovaquie libre. Le Comité souhaite que ce qu’il y a de

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fait réelle. Si l'on prend le temps d'y réfléchir, notre nation est, comparée à l’Europe, d'une population numériquement plus importante, alors que – vis-à-vis de la Tchécoslovaquie – bien moindre sur le plan de la "violence scientifiquement organisée". Pour nous, la liberté n'est pas simplement menacée, nous nous battons réellement pour son rétablissement. Les Tchèques ont une bonne armée, alors que nous, nous sommes désarmés. Ainsi, le Comité délibéra sur sa position au cas où l'Inde serait dans la situation de la Tchécoslovaquie : quel rôle devrait-il jouer si la tempête de la guerre vient à souffler sur nous. Devrions-nous marchander notre liberté avec l'Angleterre, pour subir ce qu’a finalement subi la Tchécoslovaquie, ou bien rester à la hauteur du credo de la non-violence – en ces jours où l'humanité endure une grave épreuve – et dire, conformément au credo, que nous ne nous associerons jamais à aucune guerre, même si, ostensiblement, nous aurions militairement pu ici aider la Tchécoslovaquie – dont son existence est menacée malgré qu'aucune faute ne lui soit reprochée … outre sa petitesse ! Le Comité de Travail s'est donc finalement résolu à refuser tout marchandage avec l’Angleterre, mais contribuer à la paix dans le monde, à la défense de la Tchécoslovaquie et la liberté de l'Inde, en déclarant à tous que : plutôt qu'une paix générée par le mensonge d'un mutuel massacre d'innocents, le Comité est entièrement du côté de la "non-violence organisée" – et ceci jusqu'à la mort.

Le Comité de Travail ne pouvait qu’en arriver à ce résultat, du moins s’il gardait la logique de son credo. Si l’Inde arrive à recouvrer sa liberté par la non-violence, comme les membres du Congrès le pensent, elle pourra la défendre pareillement, comme peut le faire une plus petite nation – telle la Tchécoslovaquie. Je me demande ce que le Comité de Travail ferait si la guerre se venait vraiment à se déclarer. Aucun doute, celle-ci est seulement ajournée. Durant cet intermède, je présente aux Tchèques la non-violence afin qu’ils puissent avoir le choix de suivre cette voie. Ils ne pouvaient pas deviner que cette option existait. Ils n'auraient finalement rien à perdre en tentant la non-violence. La République Espagnole est plutôt chancelante ; situation aussi chancelante pour la Chine. D’ailleurs, si l'une et l'autre venaient à finalement tout perdre, ce n’est pas que leur cause soit injuste, mais qu'elles soient moins préparées à la "science de destruction" ou parce qu'elles ont mobilisé moins de gens. Qu'auront gagné la République Espagnole si elle disposait des ressources militaires de Franco, ou si la Chine avait la technologie de l’armée japonaise, ou si les Tchèques se dotaient de l’habileté de Herr Hitler ? Je suggère que si tous ont vraiment du courage, comme ils le prouvent en allant jusqu'à la mort combattre pour la justice, ils en montreraient davantage en abandonnant leurs armes sans pour autant se rendre à l'usurpateur. Si dans le premier cas la mort est une chose quasi certaine, ne pourrait-elle pas être d’autant plus noble si, en mourant les mains nues face à l’ennemi, il n’y ait aucune malice envers eux ?

Harijan, 8 10 1938

meilleur dans l'humanité ne se laisse non pas asservir, mais sauve l'humanité d'une imminente catastrophe. »

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POURQUOI PAS AUX GRANDES PUISSANCES ? Des critiques m’ont été adressées à propos de mes écrits sur la triste situation des Tchèques 4. L’une d’entre elles me demandait une réponse. Souvent, une objection revenait, celle qu'il fallait peu tenir compte – sinon même pas du tout – du remède non-violent suggéré, car il ne se prêtait qu'à de petites nations, dites faibles comparées à de plus grandes telles que la France, l’Angleterre ou l’Amérique. Si seulement mes objecteurs prenaient le temps de bien relire mes articles, ils s’apercevraient que je m'y refrénai en m'abstenant de suggérer quoique ce soit aux grandes puissances, justement parce qu’elles sont grandes, en un mot : par timidité. Et, une raison plus importante encore : aucune d'entre elles n'était malade, donc ne requérait de remède. Pour rester avec un terme médical, elles étaient toutes saines, alors que la Tchécoslovaquie ne l'était plus. Ainsi, une quelconque suggestion de ma part pour les grandes puissances reviendrait à un discours inepte et infondé. De mon expérience, je connais peu de gens qui deviennent vertueux par seul amour de la vertu. Ils sont toujours poussés par la nécessité. C’est la pression des circonstances qui fait que, chez l’humain, les choses mauvaises transmutent dans de bonnes. Cela serait sans doute meilleur s'ils devenaient saints de leur propre chef. Les Tchèques ont le choix entre pacifiquement se rendre à la puissance Allemande ou de, seuls, entrer en guerre au risque de subir de gravissimes dommages. C'est dans des cas pareils qu’il est important que des personnes comme moi présentent une alternative qui, par ailleurs, a déjà fait ses preuves dans des circonstances analogues. Je pense que mon appel aux Tchèques est d’autant plus approprié qu'il serait inopportun à l'égard des grandes puissances.

Cependant, mes détracteurs pourraient me demander pourquoi m’adresser à une nation Occidentale et sortir de l’orbite de l’auto-prescription avant même qu'il y ait eu un total succès de la non-violence en Inde – plus spécialement au moment où, dubitatifs, certains Membres du Congrès abandonnent tant la politique de la non-violence que leur foi en celle-ci 5. Effectivement, la position du Congrès me procure quelques petits problèmes. En revanche, ma foi dans le remède non-violent est toujours aussi brillante qu'à l'écriture de mes articles. Et, il serait donc lâche de ma part qu’aux heures les plus sombres je ne le propose pas aux Tchèques. Et pour finir, ce qui paraîtrait impossible de la part de crores 6&7 de gens indisciplinés et peu habitués à souffrir ensemble, peut s'avérer utile à l'égard d'une petite nation, compacte et disciplinée, habituée à s’unir dans le tourment. Je ne m'arrogerai pas le droit de déclarer l’Inde : seule nation capable d’actions non-violentes. Je dois confesser que je croyais, et crois encore, que l’Inde est la nation la plus apte à l'application de la non-violence 4 Voir Vol. LXVII, « Si j’étais Tchèque », p. 404-6 [1] (entre […] : numérotation du texte dans ce recueil) & « Conséquence Logique », p. 413-5 [2]. 5 � N.D.T. : Dés 1936, Gandhi rencontre certains désaccords politiques avec des membres du Congrès. D'ailleurs, ces désaccords le pousseront à en démissionner. 6 � N.D.T. : Un nombre incalculable : . crore [Hind. K (a) ror] = 100 lakh ; . lakh = 100 000, ou un grand nombre indéfini. 7 N.D.T. : Souligné dans le texte.

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pour recouvrer sa liberté. En dépit des signes du contraire, j’ai dans l’espoir que, davantage que le Congrès, les masses populaires répondront à l'unique non-violence. De toutes les nations, l’Inde est la mieux préparée à de telles actions. Cependant, si m'apparaît un cas requérant ce même remède : pourquoi ne pas le suggérer aux Tchèques ! On peut espérer qu'un jour les grandes puissances se remettent réellement en question, vêtant ainsi les bienfaits de la profonde prospérité. Si seulement toutes, ou quelques d’entre elles, perdaient leur peur d’être détruites, en se désarmant unilatéralement, elles aideraient automatiquement à guérir le monde de sa folie. Une fois ce mouvement amorcé, les grandes puissances auront à abandonner leurs ambitions impérialistes auprès des nations dites non-civilisées ou semi-civilisées, et leur mode de vie sera indubitablement remis en cause. Cela signifie une complète révolution. Les grandes nations n’accepteront de changer leur direction qu’avec de grandes réticences : direction qui ne leur a apporté que, entre guillemets, "victoire sur victoires". Heureusement, il existe des miracles – même à nos âges prosaïques. Qui oserait limiter le pouvoir de Dieu ? Une chose est certaine : que la folie des armes continue, et il en résultera un massacre comme il n'y en a jamais eu 8. Si victoire il y a, la nation au dessus du lot en sera mort-vivante 9. Aucune échappatoire à cet imminent destin, sinon celui d’accepter l’inconditionnelle et effrontée méthode de la non-violence, avec toutes les implications glorieuses qu'elle sous-entend. Démocratie et violence peuvent difficilement aller ensemble. Les États qui se disent démocratiques ont à maintenant faire leur choix : soit devenir franchement totalitaires, soit – s’ils veulent vraiment être démocratiques – devenir courageusement non-violents. C’est un blasphème que de dire que la non-violence n'est possible qu'individuellement, et non nationalement de manière collective, alors que la nation n'est seulement faite que d'individus !

PESHAWAR, 5 Novembre 1938 Harijan, 12 11 1938

8 � N.D.T. : 20 ans plus tôt, la véritable hécatombe d'une guerre mondiale fit nos monuments-aux-morts de nos villes et villages. 9 � N.D.T. : La France ne logea sa population qu’après avoir reconstruit ses infrastructures liées à l'économie (transports routiers, ferroviaires, etc.), soit vers la fin des années '60 ; alors que, même pendant la guerre, la Suisse continua à construire ses logements.

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LES JUIFS. Beaucoup de courriers me sont arrivés qui me demandant mon avis sur, d'un, la persécution subie par les Juifs Allemands 10 et, de deux, le problème entre les Juifs et les Arabes de Palestine 11. C'est avec une grande appréhension que je partage le fruit de ma réflexion sur des sujets aussi sensibles. Ma sympathie reste entièrement dévouée envers les Juifs. J'ai eu le privilège d'en connaître intimement en Afrique du Sud. Quelques uns sont même restés mes compagnons. Et c'est justement ces amitiés qui m'ont permis d’en apprendre énormément sur l’histoire des persécutions subies par ce peuple. Celui-ci fut véritablement pris comme intouchable auprès des Chrétiens. La manière dont le Christianisme l'a traité est on ne peut plus parallèle à celle dont les intouchables ont été traités par l'Hindouisme. Dans ces deux cas, ce sont des sanctions religieuses qui justifient les traitements inhumains. On s'aperçoit que, même sans tenir compte de mes amitiés, bien d’autres raisons – autant communes qu’universelles – me rendraient les Juifs hautement sympathiques. Cependant, toute cette sympathie ne doit pas m’interdire d'apercevoir l'injustice lorsqu'elle se présente. Je n’ai pas à être particulièrement touché par les pleures de Juifs qui tiendraient à avoir un territoire national. C’est à travers la Bible qu'ils doivent chercher la possibilité de retrouver la Palestine, la ténacité dont ils doivent faire preuve. Peut-on se demander en quoi, pareil à tous les peuples de la Terre, ils ne pourraient pas avoir pour pays l’endroit où ils naissent et vivent de leur travail 12 ? La Palestine appartient aux Arabes comme la France appartient aux Français ou l'Angleterre aux Anglais. Ce que les Juifs imposent aux Arabes est atroce et inhumain. Aucun code de conduite morale ne peut justifier ce qui se déroule en ce moment en Palestine. Le mandat en vigueur ne prévoit aucun recours à des sanctions, mais ce mandat date de la dernière guerre 13. Il n’y a pas de doute que ce serait un crime contre l’humanité d’humilier les Arabes en donnant la Palestine aux Juifs dans l’intention qu’ils en fassent une nation Juive.

10 N.D.T. : Les juifs subissaient leurs humiliantes situations afin de les forcer à quitter l’Allemagne – ceci sans qu'ils puissent emmener quoique ce soit. Malgré cela, 90 % d'entre eux eurent le courage de rester. Toujours pour la même raison, durant la nuit du 9 au 10 novembre 1938, plus de 20 000 personnes furent arrêtées, 36 assassinées, des violes ont été commis : c’était la "nuit de cristal" – nommée ainsi aux vues des bris de vitrines des magasins ciblés. 11 N.D.T. : M. ABI NATHAN , journaliste et écrivain israélien, incarcéré pour ses idées concernant le processus de Paix, nous rappela lors d’une conférence donnée en 1989 à Saint-Nazaire qu’avant même la Seconde Guerre Mondiale, les juifs traitaient les arabes de Palestine guère mieux que les nazis les juifs d'Allemagne. 12 N.D.T. : L’Inde, avec sa tradition d’accueil pluri-millénaires, est détentrice d'un florilège tant de spiritualités que de peuples. 13 N.D.T. : Le traité de paix entre juifs et arabes signé en 1919 se fondaient sur des volontés totalement contradictoires : alors que les uns souhaitaient une Palestine prochainement juive, les autres voulaient insérer celle-ci dans une grande entité arabe. Il ne pouvait qu'en résulter une dissension. À la volonté sioniste de s’accaparer Jérusalem, le mufti Hadh-Amin el Husseini promeut cette ville Lieu Saint de l’Islam. Ce qui, dés 1929 à 1931, dégénérera en un conflit national, pour aboutir après 1934 dans une confrontation entre britanniques et arabes.

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Le mieux que l’on puisse faire serait d'insister auprès des pays dans lesquels les Juifs sont nés, là où ils gagnent leur pain quotidien, pour qu’ils y soient convenablement traités. Les Juifs nés en France sont Français précisément comme le sont les Chrétiens nés en France. Si les Juifs n'ont pas d’autre patrie que la Palestine, sont-ils forcés de quitter l’endroit où ils se trouvent présentement ? Ou – comme certains le désireraient – disposer d’une double nationalités ? Ces pleures afin d'obtenir une nation donnent une formidable excuse à l'Allemagne pour son expulsion des Juifs. Toutefois, la persécution des Juifs Allemands semble n'avoir aucun précédent dans l'histoire. Les tyrans d’antan n’ont jamais été aussi fous que ce que semble l'être Hitler. Celui-ci persécute avec une dévotion quasi religieuse. Il propose une toute nouvelle spiritualité, fondée sur l'exclusion, faite de militants nationalistes, où l’acte inhumain se transforme en un acte humanitaire, déjà récompensé ici-bas, et ensuite ultérieurement. De cette folie découle une incroyable férocité, laquelle se sert de l'intrépidité des jeunes, et ceci envers une race. Si une guerre devait être justifiée au nom de et pour l’humanité, elle serait à l’encontre de l'Allemagne, justement pour prévenir des persécutions raciales. Toutefois, je ne crois en aucune guerre. Il n’est donc pas question, pour moi, de tergiverser avec ceux qui, éventuellement, sont pour une telle intervention. Cependant, s’il n’y aura pas de guerre contre l'Allemagne – tout du moins déclenchée à cause des crimes commis contre les Juifs –, mais, de ce fait, il n’y aura pas non plus d’alliance avec celle-ci. Comment pourrait-il y avoir une alliance entre des nations qui se déclarent être pour la justice et la démocratie et qui se clame être l’ennemi des deux ? Ou : est-ce que l'Angleterre se changerait en une dictature militaire, avec tout ce que cela implique ? Le monde peut, à travers l'Allemagne, voir comment la violence est efficiente quand elle n’est plus gênée par l’hypocrite verni humaniste. Et, d’autre part, cela montre comment sont terribles et terrifiants les Hindous lorsqu'ils sont mis à nus 14. Est-ce que les Juifs peuvent résister à une persécution si bien organisée ? Y a-t-il la possibilité de préserver leur propre respect, sans être pour autant ni délaissés, ni négligés, ni même abandonnés ? Je soumets que ceci reste possible. Aucune personne ayant foi en un Dieu vivant ne peut se sentir délaissée ni négligée. Le Jéhovah des Juifs est un Dieu plus intime que Celui des Chrétiens, des Musulmans ou des Hindous – même si, selon les descriptions – communes à tous – et en raison de Son essence, Il est Un sans second. Cependant, comme les Juifs attribuent une personnalité à leur Dieu et croient que Sa loi dirige chacune des actions, en conséquence ils ne devraient avoir aucun besoin d’aide. Si j’étais un Juif né en Allemagne et y gagnais mon pain, je me clamerais Allemand quand bien même un autre "soit-disant" Allemand veuille – s’engage même à – me jeter dans un cachot sinon m’expulser de mon pays ; c’est un devoir de refuser de se faire expulser ou de subir un quelconque traitement de discrimination. Et, pour ce faire, je n’ai pas à attendre d’être rejoint par d’autres compagnons Juifs pour une résistance civile, mais dois avoir confiance que par la suite d’autres viennent suivre mon exemple. Si un Juif, ou tous les Juifs acceptaient cette prescription, ils ne seraient guère plus mal lotis qu’ils ne le sont actuellement. Et – subies volontairement –, leurs souffrances leur apporteraient bien plus de joie et de force intérieure que tous les messages de sympathies venant de Gouvernements étrangers. En fait, même si la France, la Grande-Bretagne et l’Amérique déclaraient leur hostilité à l'Allemagne, ils n’y 14 N.D.T. : On peut ici rappeler que Gandhi s’est fait assassiner par un militant hindou.

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trouveraient pas autant de joie, ni autant de force. D'ailleurs, la violence calculée de Hitler pourrait même avoir pour réponse le massacre généralisé des Juifs 15. Toutefois, si les Juifs se préparaient à souffrir d’une manière volontaire, et même s’ils venaient à subir le massacre précédemment imaginé, il est sûr que Jéhovah forgera un joyeux jour d’action de grâce pendant lequel cette race sera délivrée des mains-mêmes du tyran. Avec la crainte de Dieu, la mort n’est plus une terreur. Semblable à la conclusion d’une très longue nuit de repos, le réveil sera rempli d'une joie rafraîchissante. Avant tout, je tiens à préciser que ma prescription me semble davantage pertinente pour les Juifs que pour les Tchèques. En effet, il y a un exact parallèle à la campagne du satyagraha Indien en Afrique du Sud 1. Là-bas, les Indiens occupaient précisément le rôle des Juifs en Allemagne. La persécution se teintait pareillement de consonances religieuses. Le Président Kruger avait pour habitude de dire que les Chrétiens blancs avaient été les choyés de Dieu, donc que les Indiens leur étaient inférieurs et seulement créés pour leur être serviteurs. La constitution du Transvaal avait pour fondement une clause qui légiférait l’inégalité entre les blancs et les races de couleurs, Asiatiques inclus. Et là-bas aussi, les Indiens se retrouvaient consignés dans des ghettos – des lieux leur étant réservés. Ils subissaient bien d’autres inconvenants, similaires de ce qu’endurent les Juifs Allemands. C’est par le satyagraha, grâce à leur propre effort, que les Indiens sont sortis de cette aventure, ceci sans la moindre assistance ni du Gouvernement Indien ni du reste du monde. Au départ même, il y eut une tentative officielle de la part des Britanniques de dissuader les satyagrahis de leurs actions contemplatives. Pour qu’enfin, au bout de huit années de combat, l'opinion du Gouvernement Indien et du reste du monde se mettent à côté d'eux dans leur lutte. Tout ceci sans menace de guerre, mais uniquement par des moyens de pressions diplomatiques. Et, en comparaison avec les Indiens d’Afrique du Sud, c’est sous de bien meilleurs auspices que le satyagraha s’offre aux Juifs Allemands. En Allemagne, les Juifs forment une communauté compacte, homogène. Ils sont largement plus doués que les Indiens d’Afrique du Sud. En outre, ils ont derrière eux le soutien de l’opinion mondiale. Je reste donc convaincu que si parmi eux se levait une personne particulièrement courageuse et clairvoyante, il pourrait les diriger dans une action non-violente, et faire de leur désespérant hiver un superbe été d'espoir. Et aujourd’hui, ces dégradants assassins pourraient se trouver face à une attitude calme et déterminée, induite par des hommes et des femmes désarmés, ne possédant que la force de la souffrance donnée par Jéhovah. Ce serait alors la véritable résistance religieuse face à une déshumanisante furie athée. Par là même, les Juifs Allemands auraient comme victoire la conversion de "soit-disant" Allemands à l'humble dignité d'humain. Ils rendraient donc service à leurs compagnons-Allemands, et leur prouveraient leur titre de véritables Allemands, tels ceux opposés aux personnes qui (inconsciemment) avaient traîné le véritable nom d’Allemand dans la boue.

Et maintenant quelques mots sur les Juifs de Palestine. Je n’ai aucun doute que ceux-ci soient sur une mauvaise voie. La Palestine décrite dans la Bible n’est pas une étendue géographique. Elle se situe au fond des cœurs. Toutefois, s’ils devaient prendre leur patrie comme la Palestine géographique, il est particulièrement inopportun d'y entrer à l’ombre des fusils Britanniques. Un acte religieux ne peut être fait avec l’aide de baïonnettes et de bombes. Ils ne peuvent s’installer en Palestine qu’avec la seule bienveillance des Arabes. Ils 15 N.D.T. : Tous se souviennent de la réponse serbe aux bombardement de la coalition occidentale ! 1 N.D.T. : L’autobiographie de Gandhi (PUF) demande instamment de se référer à Satyagraha en Afrique-du-Sud (non encore traduit en français).

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doivent donc chercher à convertir le cœur des Arabes. C’est un même Dieu qui régit le cœur des Arabes et celui des Juifs. Ils peuvent se confronter aux Arabes en leur offrant un satyagraha ; par là, se disposer à être jetés dans la Mer Morte avec une simple pichenette, sinon être tués. Leurs aspirations religieuses leur apporterait le soutien de l’opinion mondiale. Il y a donc bien d’autres options face aux Arabes, mais d’abord faut-il se débarrasser de l’aide des baïonnettes Britanniques. Ainsi, joints à la couronne, les Juifs sont co-responsables de l'expulsion de gens qui n'avaient fait aucun mal. Je ne tiens, pour autant, pas à défendre les exactions des Arabes. Je souhaiterais qu’ils choisissent eux-aussi, face à de gratuites agressions de leur territoire, la voie de la résistance non-violente. Cependant, si l’on se rapporte aux canons habituels du bien et du mal, on ne peut guère leur reprocher de résister à des faits aussi accablants. Laissons les Juifs se proclamer être la race élue. Toutefois, qu'ils prouvent ce titre par le choix de leur adhésion à la non-violence, ceci afin de revendiquer cette terre. Tous les pays – la Palestine incluse – sont leurs patries, cela non pas grâce à l’usage de moyens agressifs, mais uniquement par leur service aimant. Un ami Juif m'avait donné un livre de Cecil Roth au titre de La Contribution des Juifs à la Civilisation, lequel répertoriait les différents enrichissements apportés par les Juifs à la civilisation, tant en littérature, en art, en musique, au théâtre, en science, en médecine, que dans l’agriculture, etc. De plus, les Juifs pourraient ajouter le moyen de refuser d'être traités comme des hors-castes, des méprisés, des insultés des Occidentaux. Ils peuvent de surcroît demander l’attention et le respect dû à leur statut d’Être Humain, particulièrement comme élu de Dieu, plutôt que de rester la proie d’exécrés de Dieu. Ainsi, ils pourraient ajouter à leur contribution pour le monde la suprême contribution, celle de l’action non-violente.

SEGAON, 20 Novembre 1938 Harijan, 26 11 1938

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QUELQUES REPONSES À DES QUESTIONS. Des amis m’ont envoyé deux coupures de journaux critiquant l'article Les Juifs. Les auteurs de ces articles suggéraient que, face aux maux subis par les Juifs, la non-violence comme remède n'était en rien innovante car déjà pratiquée depuis deux milles. Manifestement, en voyant cette inquiétude émaner de la presse, je n'ai certainement pas dû être assez clair. Pour autant que je sache, les Juifs n'ont jamais fait le choix d’être non-violents, tant par une politique délibérée que comme règle absolue, sinon même comme un simple principe. Qui plus est, leurs ancêtres se stigmatisèrent par la crucifixion du Christ [sic16]. Leur foi ne suppose-t-elle pas un "œil pour œil, dent pour dent" ? N'ont-ils aucune violence dans le cœur envers leurs oppresseurs ? Ne souhaitent-ils pas que les dites puissances démocratiques viennent les délivrer de leurs agresseurs en punissant l’Allemagne de toutes leurs persécutions ? S'il en est vraiment comme cela c'est que, aux tréfonds d'eux-mêmes, ils ne sont aucunement non-violents. Leur non-violence, s’il fallait l’appeler ainsi, n’est en réalité que de l'impuissance et de la faiblesse. Par contre, personnellement je promeus la renonciation de la violence du cœur. Et conséquemment : l’exercice actif de la force générée par cette grande renonciation. L’un des auteurs avançait qu’il était nécessaire que l'opinion publique soit favorable pour exercer la non-violence. Il pensait évidemment à la résistance passive, celle conçue comme l’arme du faible. J’ai pourtant fait une très nette distinction entre la "résistance passive" des faibles et la "résistance non-violente active" des forts. La seconde ne peut – et ne doit même – s’exercer que devant les crocs d'une furieuse opposition. Mais, à la longue, elle attire la sympathie d'une large partie du public. Pour le non-violent, c'est sa propre souffrance qui lui donne le moyen de connaître comment faire fondre des cœurs-de-pierre. Je prends d'ailleurs le pari que, si les Juifs ne faisaient appel qu’à la puissance spirituelle issue de la non-violence pour leur venir en aide, alors Herr Hitler plierait devant un courage qu’il n’a encore, dans une si large mesure, jamais vu exercé à son encontre en tant que dirigeant ; et ceci avec des hommes qui, quand vient l’action, sont infiniment supérieurs aux si bestiales troupes d'assauts 17. Et une telle exhibition de courage ne peut être possible que de la part d'individus qui ont une réelle foi vivante dans un Dieu de Vérité et dans la non-violence – ou plutôt pourrait-on dire : dans l’Amour. Bien sûr, une critique pourrait se faire avec raison sur l'incapacité à des masses populaires d'accéder à la non-violence telle que décrite, où seule une toute petite élite n'y parviendrait. Je ne partage pas du tout ce point-de-vue. Je suggère qu’en donnant un bon entraînement, associé à de bonnes directives : la non-violence peut également être pratiquée par les masses 18. 16 N.D.T : Poncif de l'époque, une "stigmatisation" qui justifiait l'antisémitisme ; alors que Jésus est juif et – au moins pour les chrétiens – est le summum de la non-violence. 17 N.D.T. : Dans le livre de Paul Fussell, À LA GUERRE – Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre mondiale, l’un des chapitres explique que le combat de la guerre reste avant tout indescriptible. D'ailleurs Gandhi, en Afrique-du-Sud, participa à 2 guerres. Et pour l'exemple de cette indescriptibilité – témoignage d'un soldat français durant la Première Guerre d'Irak –, comment expliquer qu’une fois l’obus tiré apercevoir aux jumelles sortir du blockhaus visé ses soldats avec le drapeau blanc. 18 N.D.T. : La première lutte américaine du Pasteur Martin Luther King en est un excellent exemple : de ne pas monter dans un bus ne requière aucune aptitude particulière (à part un immense

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Par ailleurs j’ai saisi d'où pouvait venir la mauvaise interprétation qui laissait entendre que mon conseil donné aux Juifs, celui de résister non-violemment à la persécution, impliquait – par inférence – à un souhait de non-ingérence de la part des puissances démocratiques. Je dois promptement répondre à cela. Rien n'est à craindre quant à ce que les grandes puissances hésitent à faire quoi que ce soit en raison de ce que j’aurais ou n'aurait pas écrit. Ils feront – ou plutôt seront amenés à faire – tous ce qu'ils pourront pour libérer les Juifs de cette inhumaine persécution. Mon appel trouve sa puissance dans le fait de l’incapacité des grandes puissances à faire quoi que ce soit pour aider les Juifs. Donc, c’est bien pour cela que j'ai donné cette prescription ; une prescription que je sais infaillible quand elle est suivie de manière adéquate. Pour finir, voici la plus pertinente critique relevées ici : comment puis-je exiger que les Juifs acceptent ma prescription alors que je constate qu'en Inde-même, de là où je leur écris, du bastion d’où je travaille, elle n’ait pas été in toto acceptée. Ma réponse serait : « Le blessé ne peut-il pas suggérer sa propre médication ? » Dans le cas présent, j’appartiens à la catégorie des "blessés". Je dispose d’une prescription que je sais efficace. Il me semble que je serais en faute de ne pas la proposer à qui en aurait besoin. J’avais jusque là refusé de m’occuper de la politique Européenne. Ma position générale reste inchangée. Déjà, dans le cas de l'Abyssinie, je n’avais pas voulu faire de vagues. Le cas des Tchèques et celui des Juifs me paraissent autrement plus pertinents, sans comparaison avec le cas Abyssinien. Et c’est en cela que je n’ai pas pu m’empêcher de prendre la plume. Peut-être que l'autre jour, le Dr. Mott avait raison lorsque, au sujet de mes articles sur les Tchèques et les Juifs, il me disait que leurs rédactions pourraient dans l'avenir se révéler utiles dans la lutte Indienne. De plus, il rajoutait que l'Occident n'avait jamais été davantage prêt à l'écoute du message de la non-violence.

SEGAON, 9 Décembre 1938 Harijan, 17 12 1938

courage !!) ; toutefois, s’occuper de l’infrastructure d’un réseau parallèle de transports, tout en restant dans la droite ligne de la non-violence, demanda autant une compétence d'organisateur que la connaissance d'écrits et autres Écrits.

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DISCUSSION AVEC DES M ISSIONNAIRES CHRETIENS 19.

[Avant le 12 Décembre 1938 2] Il a été posé à Gandhiji la question de ce qui le motivait dans la vie, « la petite chose qui lui faisait faire ce qu’il y avait à faire », si cette chose est de l’ordre du religieux, du social ou du politique. GANDHIJI : Purement de l’ordre du religieux. C’est une question que m’avait déjà posé feu M. Montagu alors qu’il me voyait en compagnie d’un groupe de députés – qui eux avaient des motivations purement politiciennes. « Comment vous, qui êtes un réformateur social, m’interpellait-il, arrivez-vous à trouver votre place parmi ces gens ? ». Ma réponse était que ce n'était qu'une extension de mon activité sociale, je ne peux concevoir une vie religieuse sans m'identifier à toute l'humanité, et cela je ne peux le faire sans que je prenne part à la politique. Les différents secteurs des activités humaines constituent un indivisible tout. Je ne peux diviser les travaux du social, de l’économique, du politique, du religieux, en différents compartiments étanches. Je ne connais aucune religion qui soit séparée des activités humaines. La religion pourvoit aux fondements moraux de toutes les autres activités qui, sans elle, s'en verraient dénués. En dehors d’elle, la vie serait réduite à un labyrinthe de sons et de furies dénués de toute signification ! QUESTION : À voir l’influence que vous avez sur tant d'individus, on pourrait se demander si ce qui à cours pour vous est l'amour de la cause, ou celui envers les gens ? REPONSE : C’est exclusivement l'amour envers les gens. Parce que toutes choses seraient mortes sans la présence des gens. L’amour auprès des autres m’a révélé le problème de l'intouchabilité très tôt dans la vie. Un jour, ma mère m’a dit, « Tu vois ce garçon, c’est un intouchable. Et, celui-là, tu ne devras jamais le toucher ». « Pourquoi pas ? » répondis-je. Et ma révolte commença ce jour-là. Q. : Espérez-vous que nous-mêmes, comme Chrétiens, nous copions votre exemple. Devons-nous permettre à ce que nos motivations religieuses nous plongent dans la politique ? R. : Les visiteurs du monde entier qui viennent en Inde ne peuvent dire : « Peu nous importe la politique en rigueur dans ce pays ». Leur foi n’aurait aucune véracité s’ils ne se mettaient pas concrètement au service de la population, tel devenir son émissaire auprès du Gouvernement. Et supposons que le Gouvernement en vienne à commette de graves préjudices envers les autochtones et que les missionnaires ne puissent même pas lever le petit-

19 & 2 Extrait de Non-violence et Crise mondiale de Pyrelal. Parmi les missionnaires, il y avait : William Paton, Secrétaire du Conseil International des Missionnaires ; Leslie B. Moss, Secrétaire de la Conference Missionary Sociatie d’Amérique du Nord ; Dr. Smith de la Société Biblique Britannique et Étrangère et John Mott. Ils venaient tous en Inde pour participer à la Conférence Internationale de Missionnaires qui s’ouvrait à Tambaram le 12 Décembre 1938.

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doigt pour aider, il est évidant que, afin de montrer leur profond désaccord avec ce qui se déroule dans ce pays, la moindre des choses serait qu’ils le quittent. Si un missionnaire veut véritablement servir, des opportunités lui viendront d'elles-mêmes : aujourd’hui cela peut être dans la sphère économique, demain dans celle du social, plus tard peut-être dans celle de la politique. Vous ne pouvez guère davantage vous limiter en vous disant : « je dois exclusivement me confiner à ce tel secteur d'activité, et ne rien faire d’autre ». Lorsque je suis allé en Afrique-du-Sud je ne connaissais rien à ce pays. Je n’y séjournais uniquement que pour mon client. Cependant, sept jours après mon arrivée, par écrit, je me promettais de m’occuper de cette terrible situation ... Par la suite, Gandhiji fut questionné sur le Pacifisme que les Occidentaux ont tenté d’adopter – avec plus ou moins de succès, selon la grille non-violente. GANDHIJI : Telle que je vois la non-violence : celle-ci n’est aucunement passive, quelque soit la forme qu’elle adopte. La non-violence, vue par moi, est la force des plus actives au monde. Donc, là où règne le matérialisme ou item, si la non-violence n'y pourvoit pas comme un antidote effectif, c'est qu’il ne s’agit pas de la force active de ma conception. Ou, pourrait-on dire corrélativement, si vous me posiez une énigme à laquelle je ne puisse vous répondre, je serais contraint de déclarer ma non-violence inefficiente. La non-violence est la suprême loi. Tout au long de mon demi-siècle d'expérimentations, je ne me suis jamais retrouvé dans une situation où je me sente totalement abandonné et à laquelle je ne puisse résoudre grâce à des principes non-violents. Prenons le sujet d’un de mes récents articles qui traitait de la question des Juifs 20. Si les Juifs optaient pour la voie non-violente, aucun d’entre eux ne se sentirait abandonné. Ceci étant, un ami m’objectait dans une lettre que mon article laissait supposer que les Juifs avaient été eux-mêmes violents. C’est vrai que les Juifs n’ont pas individuellement fait preuve de violence. Ils prennent toutefois les Allemands pour "d'inhumaines souillures", et souhaitent ardemment que les Américains et les Anglais viennent les en libérer. Si je frappe mon adversaire, c’est bien évidemment de la violence, mais pour être réellement non-violent, je dois l'aimer et prier pour lui, alors même qu’il me bat. Les Juifs ne sont pas activement non-violents, sinon, plutôt que de subir les crimes par la dictature, ils devraient clamer : « Nous devrons souffrir de ses maux ; si incapable est la dictature de faire mieux. Toutefois, nous ne devrions pas souffrir de la manière dont elle souhaite que nous souffrions ». Si un Juif en prenait acte, il gagnerait d’abord son propre respect, et ensuite laisserait un exemple qui, s’il était suivi, sauverait le respect de l'ensemble des Juifs et, en outre, laisserait un riche héritage à l'humanité. Et la Chine me direz-vous 21 ? Les Chinois n'ont aucune volonté hégémonique envers quiconque. Ils n’ont pas le désir d’acquérir de nouveau territoire. Il est sûr que ce grand pays n'était pas prêt à une telle agression ; en fait, le pacifisme qu’il déploie n’est qu'indolence. En aucune manière la Chine ne fit usage de la non-violence. Qu'elle ait pu montrer tant de vaillance à se défendre contre le Japon montre bien qu’elle n’était pas intentionnellement non-violente. Que la Chine se limite uniquement à se défendre n’est en aucun cas une réponse non-violente. Soit, au moment où elle en est venue à faire son choix – quant à la non-violence

20 Voir Vol. LXVIII p. 137-41 [4]. 21 N.D.T. : Surprise par la vigoureuse attaque des japonais, l’armée chinoise céda du terrain en perdant T’sien-hin et Pékin. Cependant, après une remarquable résistance près de Chang-hai, les villes de Nankin (déc.1937), Han-k’eou et Canton (oct.1938) finirent aussi par tomber.

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active –, elle a été absente à son rendez-vous. Ce n'est pas pour critiquer la Chine. Je souhaite la victoire aux Chinois. Accordons-leur que, selon le standard habituel, ils ont eu une attitude tout-à-fait correcte. Toutefois, si l’on regarde ses événements à l’aide d'une grille non-violente, je dois dire qu’il est inconvenant qu’une nation de 400 millions d’habitants, une nation d’une culture similaire à celle du Japon [sic] 22, tienne à repousser l'agression Japonaise par le biais de méthodes équivalentes à celles de l'agresseur. Si la nation Chinoise avait opté pour la non-violence selon ma conception, elle ne tiendrait pas à utiliser les machines de guerre « dernier cri » dont dispose le Japon. Les Chinois devraient dire au Japon, « Amenez donc votre létale armada, nous vous présenterons la moitié de notre population. Toutefois, il restera deux cents millions de personnes qui ne plieront pas le genoux devant vous ». 23 Si les Chinois en venaient à faire cela, le Japon deviendrait le vassal de la Chine. Et, afin d'acérer cet argument, Gandhi se référa aux célèbres vers de Shelley tirés de Le Masque de l'Anarchie : "Vous êtes si nombreux, eux tellement peu" :

Stand ye calm and resolute, Like a forest close and mute, With folded arms and looks which are Weapons of unvanquished war.

And if then the tyrants dare Let them ride among you there, Slash, and stab, and maim and hew – What they like, that let them do.

With folded arms and steady eyes, And little fear, and less surprise, Look upon them as they slay Till their rage has died away.

Then they will return with shame To the place from which they came, And the blood thus shed will speak In hot blushes on their cheek.

Rise like Lions after slumber

22 N.D.T. : Dans le texte. 23 N.D.T. : Ceux qui revinrent de la Première Guerre Mondiale se promettaient « Plus jamais cela ». La Deuxième Guerre Mondiale – encore à venir – commit, elle : – pratiquement le double de victimes ; – l'arme atomique ; – la naissance du missile … Il ne pourra être reproché à Gandhi sa prescience !!

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In unvanquishable number, Shake tour chains to earth like dew Which in sleep had hallen on you – Ye are many – they are few.

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Restez calmes et résolus, Telle une forêt muette et proscrite, Avec vos bras pliés semblables À des lances d'une guerre invaincue.

Et si les tyrans osent alors Laissez-les chevaucher parmi vous, Sabrant et tailladant, poignardant et mutilant – Laissez-les donc faire ce qu'ils adorent.

Vos bras repliés et yeux aux aguets, Seule une légère peur, sans plus d'appréhension, Observer-les comme ils tuent Jusqu’à ce que leur rage s'épuise.

Alors ils retourneront tout honteux De l'endroit d'où ils venaient, Et le sang qu'ils firent couler colorera Leurs joues d’une rougeur bouillonnante.

Redressez-vous alors tels des Lions après la sieste De votre invincible nombre, Que vos chaînes tombent au sol ainsi la rosée Vous sanctifiant durant votre sommeil – Vous êtes si nombreux – eux tellement peu.

D’autre part, il me fut objecté que les Chinois, contrairement aux Juifs dont l'utilisation de la non-violence reste possible grâce aux contacts personnels avec leurs agresseurs, sont eux face aux forces militaires aérienne et terrestre Japonaises. Lorsqu’une personne fait pleuvoir la mort autour d’elle, elle n’a aucune idée ni du nombre, ni de qui sont tués. Comment la non-violence peut-elle être efficace face au danger venant des airs, sans contact personnel ? À cela, ma réponse est qu’à côté de cette bombe faiseuse-de-morts, il y a d'abord eu une main qui l’ait fabriquée, ce qui

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veut dire qu’il y ait aussi un cœur humain qui a articulé cette main. La motivation de la politique terroriste est qu’elle suppose que si celle-ci déploie suffisamment son terrorisme, il se produira le résultat escompté, notamment, faire plier l’adversaire à la volonté du tyran. Mais, en supposant qu’un peuple se soit spirituellement préparé à ce qu’à aucun moment il se plie à la volonté du tyran, sans pour autant utiliser les propres méthodes du tyran, le tyran n’aura plus intérêt à déballer tout son arsenal terroriste. Si l’on pourvoit aux besoins élémentaires du tyran, viendra le moment où, lassé, il cherchera à faire autre chose que ses excès. Si toutes les souris du monde faisaient un congrès, et prenaient la décision de ne plus avoir peur du chat, courant toutes vers sa bouche, alors l'ensemble des souris serait sauvé. J’ai récemment observé une chatte jouer avec une souris, elle n’avait aucun désir de la tuer. Elle la prenait dans sa mâchoire, ensuite la relâchait, et tant que la souris faisait des efforts pour s’enfuir, la chatte continuait à la pourchasser. À la fin, la souris est morte d’avoir eu trop peur. La chatte ne trouvait d’intérêt que de voir la souris essayer de s’échapper. Ma première leçon de non-violence me fut donnée par ma femme, alors qu’à cette époque j’essayais de la faire plier à ma volonté. D’une part, sa résistance déterminée à ma volonté, et de l’autre, sa sage soumission aux affres qu’entraînait ma stupidité, me firent d’abord avoir honte de moi-même, puis me soignèrent de ma stupide pensée d’être né pour assujettir ma femme, et elle devint en fin de compte ma professeure de non-violence. Et tout ce que j’ai pu réussir à faire en Afrique-du-Sud ne fut qu’une extension de cette règle du Satyagraha, d’abord exercée envers moi-même. Toutefois, l’un des visiteurs rétorqua : « Vous n’avez aucune idée de ce que peuvent faire Hitler et Mussolini. Ils sont incapables d’offrir une réponse selon des critères moraux. Ils sont totalement inconscients et, en outre, imperméables à toutes opinions venant du reste du monde. Ne serait-ce pas jouer le jeu de ces dictateurs si, en suivant votre conseil, les Tchèques allaient se confronter à eux juste avec les armes de la non-violence ? Voyant que – par définition – les dictateurs sont immoraux, comment les lois de la conversion morale pourraient-elles amener quelque chose de bénéfique 24 ? » GANDHIJI : Votre argument prend les dictateurs, Mussolini et Hitler, comme au delà de toute rédemption. Cependant, la croyance dans la non-violence est fondée sur l’idée d’une assomption de la nature humaine, laquelle est par essence unique, et donc répondant immanquablement aux avances de l’Amour. Il faut rappeler que, jusqu’à présent, aux violences qu’ils ont perpétrées, ils ne se sont jamais confrontés à ce type de réponses. Se fondant sur leurs propres expériences, ils n’ont encore jamais eu à se confronter un tant soi peu à la résistance non-violente 25. Donc, davantage qu'une supposition, je prends comme indubitable qu'à la violence contrée, ces dictateurs n’en viennent à reconnaître la résistance non-violente comme supérieure. De plus, la technique non-violente que j’avais présenté aux Tchèques ne dépend absolument pas de ce qu’elle suscite la bienveillance des dictateurs, car elle ne dépend que de l’infaillible assistance de Dieu à l’encontre des difficultés endurées par

24 N.D.T. : Une question étudiée par Bruno Bettelheim dans Le cœur conscient (chapitre Situations extrêmes : les défenses, sous-chapitres Les projections et suivants), où il promeut une consciencisation (soit, procès de conscientisation incluant soi-même – bref : méditer … !), ceci afin d’agir aussi sainement que possible. Un livre dont la lecture reste, à la suite de Kennedy, toujours indispensable. 25 N.D.T. : Dans Sans Armes Face à Hitler - La Résistance Civile en Europe 39-43, Jacques Sémelin y expose une typologie de différentes résistances non-armées face aux Nazis.

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le non-violent, lesquelles seraient autrement considérées comme insurmontables. Cette foi rend le satyagrahi indominable. Le visiteur rétorqua qu’avec le peu de sagesse dont les dictateurs font habituellement preuve, ils ne refréneront leur brutalité qu’une fois accaparé tout ce qui était convoité. Que peut donc faire le résistant non-violent dans pareil cas ? GANDHIJI : Supposons qu’ils viennent pour occuper les mines, les usines et toutes les richesses naturelles – comme il se passe en Tchécoslovaquie –, il pourra en résulter ce qui suit : premièrement, une désobéissance totale des Tchèques à tout ordre donné. Ce serait pour les Tchèques – et des plus glorieuses – une première victoire, et pour les Allemands le commencement de leur défaite. Deuxièmement, il est à craindre que la présence des forces occupantes démoralise légèrement les Tchèques. C’est un fait naturel qui survient dans toutes luttes. Cependant, il ne faudrait pas imputer ceci à la non-violence, mais plutôt à une inadéquation de la pratique de la non-violence. Une troisième chose qui puisse arriver serait que les Allemands utilisent ce nouveau territoire pour y amener le surplus de leur population. En fait, cela ne pouvait guère davantage être évité avec l’option de la résistance violente – bien que cette dernière soit hors de propos. La résistance non-violente reste la meilleure solution dans tout ce panel de circonstances. Je ne suis pas sûr qu’après tout Hitler et Mussolini soient autant indifférents à l’appel de la communauté internationale. Cependant, aujourd’hui ces dictateurs trouvent gratifiants de défier l’opinion mondiale simplement parce que les dites Grandes Puissances 26 n’ont pas leurs mains assez propres, salies par leur trop lourd passé chargé d’injustices. L’autre jour, un de mes très chers amis Anglais m’a avoué que le Nazisme Allemand s’est bâti sur le péché de l’Angleterre, en ce qu'Hitler ne s’est construit que sur son opposition au Traité de Versailles 27. QUESTION : En tant que Chrétien, que puis-je faire pour contribuer à la paix internationale ? Comment faire pour que cette anarchie internationale disparaisse et pour que la non-violence établisse effectivement la paix ? Mis à part les nations soumises, comment des nations aux tops peuvent unilatéralement se décider à se désarmer ? REPONSE : Vous, en tant que Chrétiens, pourriez réellement contribuer à l’action non-violente – au risque de votre sacrifice suprême. La paix ne viendra jamais avant que les Grandes Puissances n’aient d’elles-mêmes eu le courage de se désarmer. Il me semble qu’en ce qui concerne les Grandes Puissances, les récents événements donnent force à cette proposition. J’ai une foi implicite – une foi illuminée par un demi-siècle d’incessantes expériences sur la non-violence –, que l’humanité ne pourra être sauvée que par la seule non-violence, qui reste l’enseignement central de la Bible, du moins tel que je l’ai lue.

(...) 26 N.D.T. : Les Empires Coloniaux. 27 N.D.T. : Le Traité de Versailles mit fin à la première guerre mondiale, et fut solennellement signé le 28 juin 1919 par l’Allemagne et par les puissances victorieuses (puissances alliées et leurs associées).

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Harijan, 24 12 1938

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L’A MOUR DE LA VERTU UNIVERSELLE .

Un Chrétien Indien m’a écrit ceci 1 : Votre article qui a pour titre Les Juifs 2 a suscité bien des commentaires – et de natures variées. Ainsi, je ne me confinerai qu'aux seules critiques cloîtrant la pensée de Jésus à la vertu personnelle, excluant – de fait – son aspect social ou collectif.

Dire que la manière de vivre de Jésus ne s'appliquait pas à tous les niveaux – tant individuel que collectif – serait sans nul doute nier la vérité fondamentale de la religion du Christ. Celui-ci était plutôt en désaccord avec l’ordre social établi ; l’hypocrisie et l’orgueil des Scribes et des Pharisiens l’agacèrent suffisamment pour qu’il dise d'eux qu'il s'agissait d'une "génération de vipères" et "de sépulcres blanchis" ; il protesta ouvertement contre la corruption et la dépravation "en renversant les tables des marchands" tout en les accusant de faire de sa maison un "antre de voleurs" ; il dénonça aussi le péché de l’intouchabilité en dînant avec des hors-castes et en réconfortant des prostituées. En outre, ses prêches suscitèrent tellement de colère – due à leurs teneurs tant révolutionnaires qu'universelles – que les autorités l’incarcérèrent puis le condamnèrent à la plus lourde peine de l’époque, alors que malgré la vigilance des juges aucun « péché » ne pût lui être reproché. Tous comprennent que l’enseignement qu’il professait détenait un pouvoir qui, s’il était exercé avec foi, avait la capacité d’entraîner la chute de toutes les structures sociétales. De "tendre l’autre joue" à celui qui vous a giflé, d’aimer ses ennemis, de trouver réjouissance à travers la souffrance, d’aimer son prochain comme soi-même, d’ôter la poutre de son œil avant de faire remarquer le brin-de-paille dans celui du voisin, de prier pour ceux qui vous persécutent, de pardonner les offenses soixante-dix fois sept fois, d’être au service des pauvres, de tout lâcher pour suivre Jésus, sont l’essence de l’évangile universel pour lequel vécut et mourut le Christ. Il demanda à ses disciples de montrer au monde son message par le biais de l’exemple de leurs propre vertus. D’ailleurs, les disciples durent cogiter un bon bout de temps avant de trouver le moyen de mettre au point un nouvel ordre qui aille dans le sens du message, qui rende entièrement évident la hauteur de cet enseignement. Ce qu’ils ont fait à travers 1 Seulement des extraits de la lettre sont présentés ici. 2 Voir p. 137-41 [4].

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leur martyr et celui des premières Églises – lesquelles étaient d'ailleurs pensées comme le corps du Christ. Un des plus beaux passages du Second Testament est celui écrit par Saint-Paul, Corinthien I–13, à un moment où l’église de Corinthe se trouvait en pleine dissension. Ce passage fait part d’un message d’amour qui n’est, en fin de compte, qu’un éloge à l’action collective. L’"Église Militante", comme il l'écrit, symbolise l’emblème de la société Chrétienne se mettant en guerre contre les forces du mal grâce au moyen d'un amour qui "conquière toutes choses".

Et maintenant, certains en viendraient à laisser de côté le cœur de l’enseignement du Christ sous prétexte d’un manque de courage et de foi, en ne limitant cet enseignement qu'à la simple règle de conduite personnelle. Ce qui nous mènerait directement au danger de la doctrine qui, déjà, mena les nations soi-disant Chrétiennes à leur désarroi actuel.

Il n’y a pas de doute que les résultats de la non-violence ne sont pas toujours visibles à l’œil nu. La voie de l’amour – en ce que la non-violence n’est rien d’autre qu’un amour sans limite – ne peut être aisément poursuivie qu’avec la seule vérité. Toutefois, ôter la vertu sociale au reste des règles de l’amour nie non seulement l’existence de la religion du Christ, mais aussi de toutes les autres grandes religions mondiales, et ouvre ainsi la voie aux passions motivées par les peurs qui, actuellement, sont aux commandes du monde.

La non-violence n’a pas encore été suffisamment essayée aux échelons tant national qu’international ; là où elle a été tentée par Gandhiji, elle a connu le succès. L’Europe, avec son adhésion à la doctrine telle que "la Force est le Droit", n’offre-t-elle donc pas un démenti direct de l’enseignement de Jésus ? La question que, dés à présent, les Chrétiens doivent se poser est : la décision la plus pertinente pour sauver la liberté serait-elle de se donner les moyens de résister par la force des armes, ou avec la haute et éternelle solution née du sang volontairement versé par une ou plusieurs nations ? Oh cross that liftest up my head, Ô croix surplombant ma tête, I may not ask to flee from thee, Je ne demande pas à t’éviter, I lay in dust, life’s glory dead. Je reste dans la poussière, gloire de la vie And from the ground there blosoms red Et que, du sol, fleurît écarlate Life that shall endless be. Une vie qui jamais n’aura de fin. Cette lettre pourrait peut-être convaincre ceux qui honnêtement douteraient que l’amour enseigné et vécu par le Christ consistait en une vertu non seulement personnelle, mais aussi sociale et collective. Six cents ans plus tôt, Bouddha enseigna et vécut lui-aussi la même chose.

- morte.

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BARDOLI, 20 Janvier 1939 Harijan, 4 3 1939

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SANS APOLOGIE . Deux lettres me venant d’amis Juifs font part de leur entier désaccord avec l’une de mes remarques sur la question Juive, évoquée lors d'un dialogue rapporté dans le Harijan. Je vous propose l’un de ces courriers : Un paragraphe du Harijan du 24 Décembre 1938 1 m'a très vivement heurté où vos paroles y seraient relatées, tel « Les Juifs prennent les allemands pour d'inhumaines souillures, et souhaitent ardemment que les Américains et les Anglais viennent les en libérer ». Je ne doute pas qu’il y ait eu une mauvaise interprétation, car il n'y a aucun élément qui permette d'arriver à cette conclusion. Toutefois, ce paragraphe m'a tellement remué que je vous serai gré de bien vouloir écrire quelque chose qui puisse me réconforter. Je suis vraiment au regret d’être dans l’impossibilité de donner suite à cette demande de réconforts. Les propos de l’article de Sri Pyarelal ont effectivement été tenus par moi, et ils ont été très fidèlement retranscrits. Il est plus qu'improbable qu'un journal Occidental m'arrive et me décrive l’agonie de Juifs implorant la venue des Forces démocratiques afin de les délivrer des atrocités commises par les Allemands. Laquelle attitude ne me paraît pas, en elle-même, négative. Cependant, les Juifs ne sont pas davantage des anges pour autant. La remarque que j'avais faite se justifiait en ce qu’ils n'étaient pas non-violents – au sens où je l’entends. Leur non-violence n’avait, et n’a toujours pas, d’amour en elle. Elle reste passive. Et s’ils n'ont pas encore résisté, c’est parce qu’ils sont sûrs que toutes résistances de leur part seraient vouées à l'échec. À leur place, outre mon actif engagement dans la non-violence, je préviendrais mes contempteurs quant à l’inévitable orée du Paradis. Mes correspondants n'ont d’ailleurs pas soutenu que les Juifs-Allemands ne tiennent pas à ce que les grandes Puissances comme la France, l'Angleterre ou l'Amérique les protègent des atrocités commises contre eux, même au prix d'une déclaration de guerre à l'Allemagne. Plus près de moi, parmi mes compagnons, j’ai la chance de vivre avec un ami Juif-Allemand. Il croit intellectuellement en la non-violence. Toutefois, il me dit ne pas pouvoir prier pour Hitler. Toutes les monstruosités commises par les Allemands le mettent tellement hors de lui qu'il ne peut pondérer l'évocation de cette situation. Je ne me suis pas pour autant quereller avec lui sur cet état colérique. Nonobstant que la souffrance de ses coreligionnaires lui reste insupportable, il tient à vraiment travailler la non-violence. Toutefois, ce qui est vrai pour lui l’est aussi pour des milliers d'autres Juifs, ne pouvant s’en remettre à « aimer leurs ennemis ». Pour eux, comme pour des millions d’autres : « si la revanche est gratifiante, le pardon reste divin ».

SEGAON, 5 Février 1939 Harijan, 18 2 1939

1 Voir p. 202-3 [6].

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QUOI FAIRE ? Voici une très intéressante lettre 1 qui me vient d'un Principal d’une école souhaitant rester anonyme : Je cherche une personne assez juste pour me répondre à une question qui me taraude depuis quelque temps : est-ce que l’engagement de l’Union des Engagés pour la Paix 2 (l’organisation du feu Dick Shepard ayant pour but de contrer la guerre par une opposition à toutes formes de violences) peut réellement et concrètement apporter une solution compte-tenu de la situation mondiale actuelle ? Plusieurs arguments iraient dans ce sens :

1) Les plus grands professeurs en spiritualité à travers le monde ont enseigné et montré par leur propre vie que ce qui est mauvais ne peut être détruit qu’avec uniquement de bons moyens, jamais avec de mauvais moyens – telle que la violence … qui est indubitablement un mauvais moyen, quelque puisse être la motivation de celle-ci ...

2) Les réelles causes de la violence comme de l'actuelle misère ne peuvent trouver de solution grâce à la guerre ...

3) ... La guerre ... même en cas de victoire, signifiera pour tous ... la destruction des libertés ... la guerre moderne ne peut s’engager ... sans une discipline excessive ... Il est donc préférable de mourir en résistant à l’oppression non-violemment, ceci en pleine conscience, plutôt que de vivre comme un pion dans une société ultra-disciplinée ... D’autres arguments iraient plutôt dans le sens opposé :

1) La résistance non-violente ne peut seulement être effective qu’envers ceux capables d’être touchés par des considérations morales et humanistes. Le fascisme ... n’a guère de scrupule ... à employer tous les degrés de brutalité ...

2) De refuser de co-opérer à une résistance violente ... pour la défense des libertés de la démocratie, équivaudrait à aider ceux qui veulent détruire ces libertés. Les agresseurs fascistes seraient sans aucun doute encouragés de savoir que dans les pays démocratiques se trouvent bien des gens récalcitrants à la guerre, allant même jusqu’à s’opposer à leur propre Gouvernement (en 1 Seulement des extraits sont présentés ici. 2 Peace Pledge Union.

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l'entravant au maximum) ... Donc, l’objection à la violence serait non seulement inefficace à la promotion de la paix, mais aiderait plutôt ceux qui veulent la détruire.

3) La liberté peut être détruite par la guerre, mais il y aura la possibilité d'un peu la recouvrer grâce à la survie de la démocratie. Par contre, si on autorise les Fascistes à légiférer, elle disparaîtra entièrement. ... La réponse à cette question est devenue urgentissime ... vu la possible invasion de bien des pays – comme l’Afrique-du-Sud, l’Égypte, l’Australie, et bien sûr l’Inde avec – bien au delà de sa revendication d’"Indépendance complète – la menace d'une invasion Japonaise, peut-être même liguée avec les pan-Islamistes" ? Que face à ces événements (toutefois fort improbables), jeunes et vieux, tous puissent être éclairés par une solution tant possible que souhaitable ? ... Nul besoin de revenir sur les arguments qui vont dans le sens de la résistance des "Engagés pour la Paix". En revanche, ceux opposés à cette résistance non-violente mérite un examen plus approfondi. Pour le premier des arguments – encore puisse-t-il être avancé –, couperait à la racine l’idée du mouvement anti-guerre. Il est fondé sur la possibilité ou non de convertir les Fascistes et les Nazis. Ils sont pourtant de la même espèce que les soi-disant démocrates ou, mieux encore, que les résistants à la guerre eux-mêmes. Les résistants à la guerre voient dans leur cercle familial les mêmes tendances, les mêmes considérations ou les mêmes générosités que ce qui est vu en dehors de ce cercle. La différence n’est que de degrés. En effet, les Fascistes et les Nazis ont légèrement revisité les termes du traité que les pays soi-disant démocratiques avaient conclus avec eux, si l’on conçoit que ce qui se passe actuellement est une réponse à cet inique traité. Une brochure – écrite par Kirby Page sur l’histoire de la dernière guerre – démontre que les belligérants des deux bords sont pareillement coupables de mensonges, d’exagérations et d’inhumanités. Le Traité de Versailles n'est qu'un traité revanchard, celui de pays vainqueurs exclusivement fait à l’encontre de l’Allemagne. En outre, jusqu’à présent, les pays dits démocratiques n’ont pas hésité à recourir à d'atroces répressions pour conquérir les terres d’autres peuples. En quoi est-ce tellement important que Hitler et Cie aient réussi à porter à l’état de science ce que la violence pré-scientifique avait réussi à déployer dans l'exploitation colonialiste des dites sous-races ? La dose exacte de non-violence à fournir pour faire fondre le cœur d’acier des Fascistes et des Nazis sera résolue par une simple règle de trois, et si c’est bien tel que nous le pressentons, celui des pays dits démocratiques fondra avant-même la dose de non-violence pré-requise. Ainsi, ce premier point, malgré son aspect tellement fatal, ne peut in fine être pris en considération. Les deux autres arguments pointent davantage la mise en pratique. Les pacifistes ne doivent rien faire qui affaiblissent et contraignent à la défaite leur Gouvernement. En ce qui concerne la crainte d’agir ainsi, il ne faudrait pas qu’ils oublient qu'en fait c’est le seul moyen qu'ils aient de démontrer leur inaltérable foi dans la futilité de la guerre. Si leur propre Gouvernement devient fou et fait de leurs objecteurs-de-conscience des martyres, alors le Gouvernement aura à souffrir des conséquences de son acte. La démocratie doit respecter la

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liberté de conscience de ses non-violents quand bien même elle soupçonnerait quelques inconvenances 28. De ce respect naît tout l’espoir du monde. Ce qui veut dire que le pays soi-disant démocratique doit faire passer la conscience et la vérité avant-même son propre intérêt de sauvegarde. Si les choses sont bien faites ainsi, en toute sincérité, alors ce pays n’aura plus rien à craindre de préjudiciable pour ses causes et intérêts légitimes. Ainsi, il découle à ce qu’un pacifiste se doit de résister dés que cela lui semble vraiment indispensable, sans se soucier de la survie ou non du pays dit démocratique ; les jeux guerriers n’ont jamais mis fin à la guerre, et celle-ci ne cessera qu’à l’instant où les pacifistes authentifieront physiquement leur foi par leurs souffrances – même les plus extrêmes. Il me semble que la vraie question n’est pas comment éviter l'excès de souffrances, mais quelle serait la conduite à tenir afin de réaliser le but recherché. Lorsque le facteur de la foi, très perturbant et toujours potentiel, est prise-en-compte dans la conduite à tenir, le calcul humain n’est plus valide. Avec la foi, ce n’est plus de ce monde qu’il s’agisse, et donc le résultat n'entre plus en jeu, vu que le non-violent sait qu’il en est assuré par la véracité de son action. Après tout, quel sera le gain en cas de victoire des pays dits démocratiques ? La guerre n'aura pas pris fin pour autant ! Les pays démocratiques auront adopté les différentes tactiques des Fascistes et des Nazis comme la conscription et les méthodes coercitives afin d’obtenir une totale obéissance 29. Tout ce qui aura pu finalement être gagné avec leur victoire sera une relative possibilité de protéger les libertés individuelles. Toutefois, cette protection ne doit pas dépendre d’une aide extérieure. Elle doit venir d'une détermination intérieure, ceci contre l’univers entier. Pour le dire autrement, le réel démocrate est celui qui défend sa liberté en usant uniquement de moyens non-violents, et protège donc par-là la liberté de son pays, et de surcroît celle de l’humanité toute entière. Les pacifistes disposent d'un test qui prouve leur foi : celui de leur résolution à refuser de contribuer à tout effort de guerre, tant du côté de l'assaillant que du côté du défenseur 30. Il faut savoir que cette capacité à résister ne revient qu’à ceux qui ont une foi entière dans le credo de la non-violence – non pas à ceux qui calculent ou examinent les mérites de telle ou telle guerre, et décident d’approuver celle-ci plutôt que celle-là. Il s’ensuit qu’une résistance de ce genre est du domaine de la décision de chacun et de chacune, individuellement – guidée par la petite voix intérieure, si celui-ci ou celle-ci en connaît l’existence.

RAJKOT, 9 avril 1939 Harijan, 15 4 1939

28 N.D.T. : Avant que la démocratie compte plus de 50 % de non-violents, il faut qu’il y en ait d’abord moins ! Et si aucun d'eux ne peut s'exprimer ou rentrer en action, quels autres le pourraient ? 29 N.D.T. : Comme le prouve la guerre d'Algérie, avec son Sétif initial (combien de fois Oradour-sur-Glane) ! 30 N.D.T. : Libre à chacun d’avoir sa propre opinion, mais on peut admirer le courage des Témoins de Jéhovah qui avaient la possibilité de sortir des camps-de-concentration nazis simplement en renonçant à leur foi. Ce sont les Alliés qui les en libérèrent (Prisonnière de Staline et de Hitler de BUBER-NEUMANN Margarete).