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Annette Hug Révolution aux confins Traduit de l’allemand par Camille Luscher Extraits Premier office de septembre 2019

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Annette Hug

Révolution aux confins

Traduit de l’allemand par

Camille Luscher

Extraits

Premier office de septembre 2019

Incipit Il s’était attendu à une petite ville, un lieu de science à l’abri des vents. En dehors de Paris, les opérations étaient naturellement moins fréquentes, mais la vie, disait-on, était aussi moins chère. En arrivant à Heidelberg en février 1886, José Rizal imaginait avoir devant lui des journées de travail tranquilles. Le matin, il opérerait des yeux, l’après-midi, il apprendrait l’allemand et la nuit, il travaillerait à son roman. À peine était-il arrivé à la gare qu’il se renseignait sur le lieu où il pourrait trouver des étudiants. Il voulait leur demander qui était ici le meilleur professeur en ophtalmologie. On lui recommanda la brasserie Gulden. Finalement, il vit des étudiants partout ; ils déboulaient en groupes plus ou moins grands dans les rues de la vieille ville, dans le même uniforme ou presque que les employés des chemins de fer qu’il avait pris pour des soldats. Les couvre-chefs colorés, les insignes étincelants se détachaient sur la neige. On saluait l’étranger en le croisant et, quand il entra dans la brasserie, un groupe de casquettes jaunes l’invita à sa table. Comme on ne comprenait pas les mots d’allemand qu’il prononçait avec peine, il parla latin. Les étudiants étaient enchantés et recommandèrent le Dr Otto Becker, directeur de la clinique universitaire ophtalmologique. Puis ils lui montrèrent comme on trinquait dans la région : on lève sa bière, prosit, on boit. Rizal eut quelque mal à sourire en découvrant leur visage. La moitié gauche et la moitié droite semblaient disjointes. Une joue était tendre, la peau veloutée facilement rosissante ; l’autre était défigurée par des cicatrices grossières, un champ de bataille en miniature. De vieux vétérans au visage poupin, voilà l’effet que lui faisaient les étudiants allemands. Mais leurs rires francs emplissaient la brasserie. Après la quatrième bière, ils l’invitèrent à rejoindre la Suevia, une fraternité d’étudiants. Le programme de ses journées en fut bouleversé ; il fréquentait assidûment la brasserie et traversait souvent le fleuve avec les étudiants pour se rendre en dehors de la ville dans une auberge où l’on croisait le fer dans une arrière-salle aux grandes fenêtres ouvertes sur le tas de fumier et la fosse à purin. Il était devenu l’assistant du professeur Becker, mais si, au cours de ces combats qu’on appelait Mensur, il fallait recoudre une entaille à la tête ou au visage, il prêtait aussi main-forte au médecin présent, le Dr Immisch. En souffrait la révision du roman qu’il avait commencé d’écrire à Madrid et poursuivi à Paris. Il n’en était pas satisfait encore et fuyait pourtant devant le travail. La requête que lui envoya des Philippines son frère Paciano tombait donc plutôt mal :

« Puisque tu as appris l’allemand, traduis-nous Schiller dans ta langue maternelle. » C’est à Paciano qu’il devait sa fuite secrète hors de la colonie, la traversée de Manille à Barcelone, par Singapour, Colombo, Aden, Naples et Marseille. Paciano avait financé ses études à Madrid, son apprentissage chez le Dr Wecker à Paris et il avait encouragé Rizal à suivre la voie de ses intérêts intellectuels plutôt que de céder à des impératifs financiers. Mais depuis quelque temps, il sommait le petit frère d’être plus économe, de chercher à gagner de l’argent par lui-même. Il mettait en garde contre les mauvaises récoltes, contre la chute des prix. On ne pouvait prédire ce que rapporterait la canne à sucre dans les prochains temps. […] Il s’essaie à traduire quelques lignes, déjà les montagnes qu’il avait sous les yeux à Wilhelmsfeld se transforment en chaîne des Alpes. Les falaises se couvrent de feuillages, les pentes abruptes se parent de sapins et d’arolles, les sommets se perdent parmi les nuages. Il en est de même à Calamba, dans l’arrière-pays de Manille, où le mont Makiling s’élève au-dessus d’un lac. Mais le sommet est rarement visible, on dirait qu’il disparaît dans le ciel. La lecture fond les paysages l’un dans l’autre et tout se déroule en même temps. Deux nouvelles voies sont ouvertes au commerce. Des caravanes de mulets quittent les villes italiennes pour emprunter un sentier escarpé dans les montagnes enneigées. Le col du Gothard offre un nouvel accès aux marchés du Nord. Le roi d’Autriche compte bien en tirer profit, ses baillis prétendent que les vallées d’Uri, Schwyz et Unterwald lui appartiennent. Au pied des flancs sombres et boisés des montagnes fumantes des îles des Philippines surgissent des galions espagnols, les jonques chinoises arrivent par l’autre côté. Ils se retrouvent à Manille, c’est ici que sont négociées et échangées les marchandises rares. Les Espagnols s’installent bientôt en maîtres. Quand Rizal traduit et que la forêt devient une gubat, le ciel un langit, le mont Makiling se transforme en avant-poste d’un imposant massif rocheux, des Alpes tagales surgissent en bordure du Pacifique. Le drame s’enflamme à cause d’un seul sentier marchand. Il relie une mer à l’autre, se faufile entre les arbres géants de la forêt tropicale, grimpe vers les rochers, les lianes grises. Ses pierres sont polies par les sabots, elles brillent sous la pluie qui, des mois durant, s’abat sur elles. La boue, qui finit par rester, sèche et s’éparpille en été. Une poussière brun clair envahit alors les vallées. Là où ce sentier rejoint la côte, les marchandises sont chargées sur les bateaux. Golfe ou fjord, la mer s’engouffre entre les montagnes et

remplit une vallée. Le foehn entraîne les bateaux étrangers vers la côte, une mousson les emporte au large. De lourdes jonques accostent ; derrière les montagnes, la cargaison des galions est débarquée. Leur charge la plus précieuse est composée de statues de la Vierge et du Nazaréen ; elles survivent même aux flammes qui s’emparent parfois des bateaux en haute mer, dans le feu elles deviennent noires et poursuivent seules sur les flots. Des deux côtés, la mer mord sur les montagnes enneigées, mais c’est toujours une mer du sud, de n’importe quel côté. Le chemin entre les fjords est abrupt. Les mulets grimpent lentement en file indienne et, au moment d’atteindre le col, ce n’est plus le sol qu’ils foulent, mais l’air. Le sentier ici est suspendu. Une prouesse des ouvriers indigènes que de faire passer le chemin par ici, reliant jonques et galions. La chaîne de montagnes empêche que tout se confonde. Elle divise la mer et s’élève comme une île ; aussi loin que porte le regard, les crêtes s’étendent, se fondent dans l’horizon, disparaissent dans le bleu, comme si la mer n’était pas seulement devant et derrière, mais tout autour, en haut et en bas. Une fois par année, elle tombe du ciel et emporte au fond des vallées des blocs de terre, des morceaux de glacier et des rocs entiers, les arbres et la boue envahissent les villages. Quand les cascades gèlent, alors seulement tout s’immobilise à nouveau, en attente sous le tapis de neige jusqu’à ce que la glace se dissolve en brouillard. Les avalanches s’évaporent et le ciel devient tout blanc. Les herbes jaillissent du sol, les plantes se répandent et les buissons verdissent d’un coup : c’est une nature en ébullition, déjà l’été arrive et l’on charge les mulets. Dans le golfe rien ne gèle ; sous l’eau les algues pourrissent en pleine croissance, là où tombe un rayon de soleil se scinde un banc de poissons multicolores.

Souvenirs du pays Le soir, quand le soleil a disparu, le froid se glisse dans la chambre par les fentes et survole la table de travail. Rizal accroche une couverture de laine devant la fenêtre. Il travaille jusqu’à s’épuiser les yeux. Dans son lit, il évite toute pensée à ses neveux et nièces. Il reçoit si peu de lettres de sa famille, il ne sait pas quel enfant vit encore, quel autre est déjà mort. Penser à un mort comme s’il était encore vivant lui semble interdit. Le monde entier pourrait se dissoudre derrière les images qui s’imposent à l’étranger fermant les yeux loin de chez lui. Rizal s’efforce d’imaginer le jardin familial vide de tous ses habitants, le verger de santols, d’annonas et de goyaviers, et, surpassant toutes les branches, les cosses de tamariniers suspendues sur le ciel. Dehors, devant le mur du jardin, la route du village se délite sous la chaleur, personne ne franchit la porte de la lourde église, ses ailes de pierre sombrent lentement dans la noue, et plus bas près du lac, les barques des pêcheurs tanguent sur la rive ; de la côte nordique ne parviennent que de petites vagues qui battent doucement Calamba et le pied de la montagne ; le Makiling trône, le sommet nimbé de nuages ; ceux qui habitent ces forêts se tiennent bien cachés. Seul le frère est en vue, à bonne distance du village, il débroussaille les buissons et les roseaux, harcelé par les moustiques. La mère qui apparaît dans le sommeil de Rizal et le réveille en sursaut au milieu de la nuit est plus jeune que la femme qui se ronge les sangs à Calamba. Ses yeux ne sont pas voilés par la cataracte, son regard est clair et pénétrant, elle se tient droite comme autrefois, ses cheveux noirs strictement tirés en arrière, noués sur la nuque. C’est elle qui se tenait dans l’épicerie au rez-de-chaussée de la maison familiale, inscrivant dans le grand livre les dettes laissées par les métayers et les ouvriers. Par le guichet pratiqué dans le mur, elle tendait dans la rue le sel, la corde, les saucisses et les lentilles, et même du riz lors des mauvaises années. Quand, le soir venu, la voix d’une de ses filles lui parvenait du verger, Teodora Alonso souriait gentiment. Un mouvement spontané la faisait se tourner vers le jardin qui s’étendait derrière la maison et Rizal, assis seul sur le large escalier sombre, apercevait le sourire de sa mère. Les sœurs s’égaillaient dans le crépuscule, il ne leur restait plus beaucoup de temps avant que le soleil disparaisse brusquement. Leurs cris se faisaient plus aigus et plus forts à mesure que la fin approchait. Si quelqu’un se présentait devant le magasin, le regard de Doña Teodora redevenait sérieux. Le garçon ne voyait que les cheveux des hommes qu’il entendait marmonner à l’extérieur des mots qu’il comprenait mal. Ils psalmodiaient leur requête, d’un ton faible et monotone, et n’osaient regarder leur maîtresse dans les yeux. À la fin de l’été, ils alignaient les

billets. S’il pleuvait, leurs lèvres ne bougeaient presque plus, la paie était épuisée et la mère inscrivait des chiffres dans le gros livre. Après le coucher du soleil, Rizal aimait à rester seul dans la véranda au premier étage pour observer les nouvelles ombres que la lune projetait. Les oiseaux piaillaient dans le jardin, les sœurs étaient rentrées, mais lui refusait d’aller au lit avant que la bonne n’ait perverti l’obscurité avec ses histoires de fantômes. Et, comme les esprits qui autrefois se glissaient dans ses rêves, sa mère s’introduit maintenant dans son sommeil. La nuit, quand il attend éveillé dans son lit, il sent venir l’hiver. Déjà la sueur dont est trempée sa chemise refroidit. Bientôt il grelottera. À présent, les ombres s’allongent à quatre heures de l’après-midi déjà, le monde se met à pencher. Au bord du grand étang, il voit son haut-de-forme noir et vacillant sur l’eau. Un couple de canards disparaît dans la blancheur du soleil. Une salle de concert est posée dans le paysage, à droite, la Beethovenstraße s’enfonce dans les champs. Rizal veut la suivre, traverser les futures rues jusqu’au Ring et son omnibus, poursuivre jusqu’à Plagwitz où s’élèvent déjà les nouvelles constructions. Les environs brillent sous les rayons du soleil et pourtant les bâtiments au loin sont difficilement discernables. De vagues surfaces violet foncé se détachent sur le pâle horizon. La lumière vive fait apparaître la brume qui flotte dans l’air et qui ternit les couleurs, amoindrit les distances. Rizal va marcher et il espère trouver à l’extérieur de la ville des imprimeries à meilleur prix. Il s’écorchera les pieds à courir si loin, puis il retournera dans la brasserie qu’il a pris l’habitude de fréquenter à Leipzig aussi. La serveuse s’appelle Elke et elle parle l’allemand avec un fort accent saxon. Quand il a bu, sa bouche est sèche dans son lit. Il transpire et frissonne tout à la fois, enfin il se secoue, s’oblige à se lever pour boire de l’eau près de la commode. Après un certain temps, il reste étendu dans son lit, assoiffé, et tient sa tête tranquille. Un jour, sa mère était sortie du magasin les fers aux bras, malmenée sur la route du village. Pour une fois, les ouvriers n’avaient pas baissé les yeux. Sans gêne, patiemment, ils avaient regardé Teodora Alonso tirer ses chaînes sur la route poussiéreuse, le bras enserré par la main d’un agent de police. Les enfants étaient devant la maison, livrés eux aussi aux badauds, suivant des yeux leur mère qui s’éloignait. Elle ne se retournerait pas. Cinquante kilomètres à pied jusqu’à Santa Cruz, deux ans et demi en prison. La nourriture était pauvre, l’humidité des murs s’installait dans les poumons et l’irritation enflait sans qu’aucune toux ne l’en déloge. Les murs lui dérobaient le souffle. Et les articulations se raidissaient dans une douleur qu’aucun baume ne pouvait soulager. Dans le jardin, les sœurs continuaient de jouer, comme par devoir. Le premier étage, lui, n’offrait pas d’issue : l’air entre les arbres du verger, déjà, était vicié. Les esprits des forêts et des âmes perdues hantaient le

monde invisible. Rizal ne pointait jamais du doigt rien ni personne, ni les oiseaux, ni ses sœurs, pas un nuage ni un fruit, il ne voulait pas risquer de contrarier un esprit. Assis dans la véranda au premier étage, le garçon mangeait lentement son poisson. Souvent il avait imaginé le jour où il quitterait la maison et le jardin – pas pour aller chez sa tante à l’école de Biñan, ni au collège à Manille, non, pour explorer le vaste monde, retrouver les Madrilènes et les Français, et les fantômes l’auraient reconnu, où qu’ils l’attendent. Mais depuis que sa mère était en prison, le monde entier semblait muré. Comment aurait-il pu rejoindre le bateau qui le conduirait à Manille ? Ils voulaient l’envoyer au collège. Or, lui ne pouvait se tenir ailleurs que dans cette véranda offrant une vue sur le verger. Il n’y aurait pas de chasse aux dragons, pas d’expédition d’aventurier. Calamba était cerné de pourritures et de plaintes ; quiconque sortait de la maison y était englouti. Le père avait disparu en ville ou dans les champs qu’il administrait. Durant deux ans et six mois, il porta son argent à des avocats, transmit des informations, démêla les conspirations du village et témoigna dans des bureaux. Il envoyait à la maison des lettres emplies d’optimisme. Rentré de l’université, Paciano avait pris en charge les affaires courantes. Il assainit un marais. Les moustiques le piquaient à lui donner des fièvres, mais il ne s’en préoccupait pas. Il transpirait nuit et jour. Le sucre poussait dans de nouveaux champs et le père accordait à Paciano tout ce qu’il demandait. Une machine arriva d’Écosse par bateau à vapeur. Le moulin fut outillé. Paciano passait ses journées sur son cheval à donner des ordres aux villageois. Les champs de canne à sucre brûlaient, les serpents fuyaient. Quelques rats périssaient et les cannes étaient prêtes pour la récolte, noires et nues. De tous les côtés de la plaine, des moindres recoins du marais, des paysans apportaient leurs fagots. La machine écossaise broyait sans interruption. Épuisé par des années de travail, Paciano assistait aux répétitions de la fiesta, a-t-il écrit à son frère. La chaleur de son corps ne se dissipait qu’avec le chant des femmes. Leurs voix transportaient le village dans un autre temps. Il aimait les écouter seul et redoutait les représentations publiques. L’excitation n’avait pas un effet positif sur les chanteuses. Maria, qu’il imaginait en Marie Stuart, forçait les aigus en public, sa voix juste dans le chant strident basculait d’un coup dans un cri qui faisait souffrir l’assistance. Encarnacion, qui serait la reine Élisabeth, torturait son vibrato. Ainsi Paciano préférait-il assister aux répétitions. Leurs chants y étaient plus simples et libres.

L’universalité du mal, de l’oppresseur

Là où les caravanes de mulets quittent le port pour remonter lentement la vallée, gagnant de l’altitude dans l’étroit goulot entre les forêts fumantes et les broussailles de cannes, un village suit l’autre. Légèrement en surplomb, Altdorf ; c’est ici qu’une tour doit s’ériger. Le seigneur étranger joue comme un enfant qui se construit une cabane. Il parcourt les vallées d’un pas lourd et bête, pose ici un château-fort, là un rempart. Et ainsi croit-il pouvoir nous effrayer, dit le peuple d’Altdorf dans un éclat de rire. La forteresse en construction ne doit pas porter un nom espagnol, Rizal rejette le mot fortaleza. La citadelle remontera au temps des Javanais – elle s’élevait déjà quand les premiers galions étaient apparus à l’horizon. Les sauvages qui vivaient là savaient couler des canons. Parés d’or fin, ils avaient salué les nouveaux venus. C’est une kuta qui trône au-dessus de la baie à Altdorf. En contrebas, les jonques accostent, on charge de soie les mulets, des boys hissent sur leur tête des vases en céramique pour les emporter de l’autre côté du col. Le juge étranger a le front de prélever non seulement un droit de passage, mais une dîme dans tout le pays et de consigner aux travaux forcés. Les sauvages ne peuvent tolérer cela. Bien sûr, ils ont prêté allégeance à un empereur lointain et servi les Grands de Majapahit. À l’empereur chinois, ils ont envoyé des draps finement tissés, des céramiques et de petits objets en or. On souhaitait appartenir à n’importe quel royaume merveilleux – pourquoi pas catholique. Et on comptait sur les contreparties. Jamais il n’avait été question d’impôts ni de travaux forcés. Le peuple rit au visage des soldats qui montent vers le fort. Ils ont l’air déguisés, prêts à se mettre à courir en éclaboussant d’eau, à pourchasser les filles dans les ruelles et ricaner quand celle qu’on voulait se laisse attraper. C’est une farce de la Saint-Jean que ce carnaval que Schiller appelle Fasnacht ; buling-buling, disent les indigènes sur un ton méprisant quand l’étranger approche avec ses soldats, entouré de vagabonds en tout genre, portant au bout d’un mât le chapeau de Gessler comme pour une procession. Les hommes qui se moquent ici ne font pourtant pas les fiers lorsqu’ils sont devant leur maîtresse et qu’ils marmonnent leurs demandes comme une prière, ils hochent peut-être la tête d’un air contrit quand dans le livre des comptes sont inscrits de grands chiffres. Dans la rue, lorsqu’ils croisent un prêtre ou un propriétaire, ils courbent l’échine, lui saisissent la main et la portent à leur front. Ils honorent les étrangers et les riches, aucun doute à cela. Mais à présent le juge exige d’eux qu’ils s’agenouillent devant un chapeau. Le juge va trop loin. Aucun homme digne de ce nom ne participera à cette mascarade, dit le peuple.

Le mal, dont tous parlent ici à voix basse, apparaît sous la forme d’un serpent. À Paris, Rizal a appris à connaître le mot sous un nouvel angle : Pardo de Tavera a raconté que les Javanais vénéraient le serpent lorsqu’ils voguaient vers l’est et répandaient sur les îles des mots indiens. À Luçon, il y avait des collectionneurs de mots, des auditeurs et des chanteuses, qui collectaient tout ce qu’apportaient les marchands venus de l’ouest et les corsaires égarés venus des empires du nord. Ils eurent bientôt leur propre mot pour l’éléphant et le tigre, dans leurs récits apparaissaient des animaux gigantesques qu’ils n’avaient encore jamais vus, le serpent fut nommé ahas. À Uri, le serpent est un mauvais esprit des montagnes, il est enfoui dans la baie, dans la mer qui s’infiltre dans les terres, bien en vue depuis Altdorf. « Regarde, dit Guillermo à Stauffacher, le bien-loti, le vent passe par-dessus les montagnes sans laisser de trace. Et si on n’excite pas le serpent qui sommeille là en bas, il ne se mettra pas en colère, les eaux ne monteront pas, le serpent ne dressera pas sa tête entre les cimes, il ne crachera pas. Nous sommes en sécurité ici, dit Guillermo, si nous nous tenons à carreau. — Tu n’y crois pas toi-même », rétorque Werner Stauffacher.

La traduction Enveloppés dans leurs manteaux et leurs vestes, les gens sont en file devant les bains, attendent sous une pluie fine qu’une place se libère. Seul Rizal a un parapluie. Un géant au visage sombre le fixe d’un air absent. Entre les jupes de quelques mères, des enfants glissent leur visage, disparaissent, reviennent guigner de plus belle. Impossible d’imaginer ce qui se dépiautera de ces vestes et manteaux, de ces chemises et bas de laine. Ce sont des bains publics ; on est prié de retirer les chaussures à l’entrée et de parcourir ensuite pieds nus, en échassier, le sol glissant, le manteau et le parapluie sous le bras afin de ne pas se les faire voler. Puis derrière une porte, dans un minuscule cabinet, on trouve une baignoire d’eau chaude, mais pas le calme, non. Des enfants pataugent et crient, des baigneurs gémissent doucement en plongeant dans les baignoires voisines, derrière les minces cloisons, leurs corps blancs, poilus, écorchés, rougeoyants par endroits, bariolés de maladies ou harassés, d’une pâleur cadavérique. De son bain, Rizal garde un œil sur son manteau, le bonnet et le reste de ses habits. Le crochet sur la porte est beaucoup trop petit pour tenir le tout, à chaque instant les habits menacent de s’affaler dans le jus savonneux qui recouvre le sol et ne provient pas de lui. Beaucoup sont passés par ici, se sont séchés avant lui dans l’espace étroit entre le mur et la baignoire, s’y sont égouttés, si bien que des coulées de la crasse de tout le quartier se mélangent maintenant sur le sol de pierre, se diluent sous les portes et rejoignent à travers les interstices du sol les canaux de la ville. Le manteau semble tenir bon et Rizal plonge tout entier, les yeux fermés il disparaît un court instant dans l’eau du bain. L’effluve fétide s’est évaporé. La peau s’amollit et, le temps que l’employé des bains vienne frapper à la porte, la pulpe des doigts s’est rabougrie. À présent, la chaleur est égale des orteils à la pointe des oreilles. Il faut remballer le tout. Pieds nus, mais rhabillé déjà, pantalon, chemise, gilet, manteau et bonnet sur la tête, Rizal se faufile hors de la salle d’eau, retourne à l’entrée où seulement il sèche ses pieds et les glisse dans ses bottes, juste avant qu’ils ne soient glacés. Une cohorte en manteaux l’entraîne au pas le long de la ruelle, jusqu’au pont double, la pluie est presque suspendue, une brume froide ; le parapluie sert de canne, l’ouvrir serait inutile. Les manteaux disparaissent, sous les pavés deux fleuves accouplés s’écoulent silencieusement. Les enseignes des magasins semblent recouvertes, les échoppes ont rangé leurs étals, Rizal se retrouve seul dans une rue sans nom ; il s’estime à l’intérieur du Ring, pourtant le doute s’instille. La chaleur du bain est bien calfeutrée sous son manteau fermé, mais le bonnet ne couvre pas les cheveux mouillés, derrière la tête, ils commencent à geler. Rizal poursuit son chemin sans savoir s’il

approche ou s’éloigne du centre de la ville. Le revoilà sur les bords d’un fleuve. Elster, Pleisse, il ne sait pas lequel et fait demi-tour. Bifurque. Se met à courir, ce détour ne doit plus durer ; Rizal veut voir la vapeur sortir des naseaux des chevaux, entendre le claquement des sabots qui annonce à l’aveugle le passage de l’omnibus. Avant que le froid ne s’empare de lui, il se sauve dans une taverne. Et tout recommence du début : l’étranger s’assoit seul à une longue table, on l’observe, il salue d’un coup de tête ici ou là. Une serveuse l’approche, rieuse. Sauf qu’aujourd’hui elle le comprend, ça va beaucoup plus vite que la première fois à Heidelberg, quand Mina l’avait salué. Pas besoin de leçon pour déchiffrer le claquement de langue saxon, il s’en tire pour commander sans latin ni petits papiers. Pourtant la taverne refuse de l’accueillir tout à fait, il y manque la voix de Mina, un certain ton dans le rire des jeunes hommes, c’est comme si la brume froide s’étendait jusqu’à l’intérieur des maisons. Nous n’étions pas prévus, nous autres humains, sous ces latitudes, ici ne devaient vivre qu’ours et poissons, pense Rizal, ces régions, nous les avons soumises. Mais voilà que la serveuse lui apporte une bière. Elle est fraîche et réchauffe tout de même. Sur le chemin du retour, un homme sort du brouillard et lui adresse la parole, il semble vouloir lui vendre quelque chose, mais Rizal ne connaît pas les mots qu’il emploie – il ne les entend pas bien, la prononciation lui est inconnue, il l’interroge, mais l’autre secoue déjà la tête. Rizal a beau lui demander encore une fois de répéter sa question, le passant sourit d’un air troublé, comme face à un idiot. Il s’éloigne d’un pas pressé et Rizal reste seul et muet dans le brouillard ; l’homme s’est emparé de ses mots. D’un coup, tout est désappris. Il se hâte de rentrer chez lui, de retrouver son Wilhelm Tell. Cette fois, il reconnaît les phrases, les glaciers qui dominent la forêt vierge lui sont familiers, il peut s’entretenir avec Schiller en pensée, car ils partagent à présent un même vocabulaire. Dans sa maison de la vallée, le baron des Alpes est enveloppé de fourrures, une corne de chamois sert de pommeau à son bâton. Les écussons derrière lui arborent un soleil, liwanag, un taureau, un rapace. Le visage du vieil Attinghausen est froncé de rides, une faible lampe projette lumière et ombres. Le baron est debout, très droit, mais il tremble sur son bâton, ses valets affichent leur respect en brandissant faux et râteaux. Du regard, ils évaluent l’adolescent qui vient d’entrer et salue le vieillard. La fine étoffe de son habit contraste avec les fourrures du vieux, les rides et la culotte paysanne. Le vieil Attinghausen fait passer une coupe de main en main et parle d’autrefois. Les valets boivent, le baron rêve de parcourir les champs où il surveillait ses terres et dirigeait ses hommes. À présent il ne lui reste de tout cela que l’ancestrale coutume de partager avec eux une coupe au petit matin.

Bientôt il ne sera plus qu’une ombre, un reflet dans le miroir dépoli quand plus personne ne s’y mire. « Bientôt je ne serai plus qu’un nom », dit-il, et du coin de l’œil il voit Rudenz, son neveu, qui refuse la coupe. « Allez voir mes bêtes », dit-il aux valets, et Rizal déplore le manque de précision du nous allemand : « Allez, mes enfants, dit le baron, et quand ce soir vous aurez fini, nous parlerons des affaires du pays. » Rizal doit décider si le baron parle de façon inclusive : le vénéré seigneur d’Attinghausen pense-t-il tayo, nous tous ensemble, nous les valets et les barons nous parlerons des affaires du pays, ou choisit-il un pronom exclusif, kami, un très distingué nous-deux-mais-vous-autre-pas ? Ou n’exclut-il pas jusqu’à son neveu en disant « nous » ? Car enfin il le sermonne, lui reproche son habit de ville, soupçonne une trahison – je n’ai plus qu’un seul vœu dans cette vie, et tu le foules aux pieds. Tu te fiches bien que nous crevions quand ils nous jetteront hors de notre village et décréteront leurs les terres que nous avons nous-mêmes défrichées. Vends donc ton âme. Non, ce n’est pas dit sérieusement : « Reste parmi les tiens, Ueli ! crie le vieil Attinghausen, ne va pas à Altdorf. Nous deux, Ueli, toi et moi, nous sommes rois ici. » Mais Rudenz ne veut pas être inclus, les deux formes lui sont insupportables : tenir conseil avec l’oncle ou les paysans, le nous inclusif des Attinghausen lui fait froid dans le dos. On ne peut que moisir dans cette vallée. L’aïeul ne voit pas que le monde est grand, il ne se doute pas de la beauté des villes d’où viennent les jonques et les galions. Des temps nouveaux, exaltants ont débuté. Les honneurs et la gloire sont à la portée de celui qui part pour rejoindre les puissants. Rudenz ne veut plus porter de fourrures. L’oncle n’a qu’à dire « nous » et n’inclure que lui-même et les paysans, le vieux n’a qu’à délibérer avec ses vilains sur son incongruité dans cette époque. « Soyez raisonnable, mon oncle, ils vous anéantiront tous. » Rizal n’a pas encore trouvé d’imprimerie pour son roman. Même l’argent que lui a envoyé Paciano ne suffit pas, tant les prix appliqués sont élevés. Il lui faudra gagner de l’argent ou poursuivre son voyage. Montavon lui recommande Berlin. « Cher Professeur Blumentritt, vous avez éveillé mon désir en me narrant les universités et les professeurs. Je voudrais tant aller à Vienne acheter toute une bibliothèque. Du professeur Jagor, je lis un récit de voyage. Mais je me garde de toute visite lors de laquelle je n’aurais rien à faire ou à dire. » Plus facile de relire une fois de plus Ferdinand Jagor. De Manille, il était remonté le long du fleuve Pasig, avait embarqué à bord du bateau à vapeur que Rizal prendrait pour rentrer chez lui et, sur la rive, Jagor avait aperçu de jeunes paysans. Rizal les entend crier de joie : ils sont debout sur les kérabaux, bien droits, les pieds nus sur le large dos des

bêtes, à l’aide d’une badine ils poussent leur buffle dans l’eau. Les bêtes sont sales, les jeunes garçons aussi, le soleil brûle mais l’eau est fraîche, elle gicle quand les bêtes massives coupent les vagues, les garçons se maintiennent droits sous les éclaboussures, ils fléchissent seulement un peu les genoux quand le buffle plonge sous l’eau et, lorsqu’ils finissent tout de même par tomber, ils éclatent de rire en s’accrochant à leur compagnon, gros et gris. Rizal les observerait lui aussi et il se reconnaîtrait dans leur excitation, il s’arroserait chaque jour d’eau fraîche, repoussant la chaleur, chaque bain serait une fête, si son père ne lui interdisait pas de rentrer. Mais il ne doit pas être sauvé comme son frère autrefois lorsqu’il trinquait avec les libéraux, en 1872, et discutait des nuits entières de la joyeuse nouvelle : l’Espagne allait devenir une République ! Il ne doit plus être question de réformes, fait savoir son père à Calamba par l’intermédiaire de son représentant, Paciano. Don Francisco ne veut pas devoir rendre visite à ses fils en prison comme à la mère autrefois, et quand les Patres refusent les confessions d’un tel pour l’enterrer ensuite sans sépulture comme les Chinois, cela rend le père malade de peur. Paciano recommande la prudence, des mots couverts. Rizal obéit et devine pourtant à chaque scène qu’il traduit que cette pièce ne sera pas du goût de son père. Peut-être même effrayera-t-elle Paciano. « Vous pourrez facilement vous représenter combien ce travail est difficile pour moi, écrit Rizal à Blumentritt. Je dois d’abord réfléchir et observer chaque phrase longuement. Le mystère des verbes forts en allemand ne m’est pas encore dévoilé : tous ces préfixes en ver-, er-, an-, be- etc., qui apparaissent si souvent, me semblent bien étranges. » Et cela change tout si la jeunesse – si Rudenz – est plutôt abgerissen (« arrachée ») ou angerissen (« déchirée ») par le charme de l’étranger. Verführen, « séduire », ne se distingue presque pas dans la forme de anführen et abführen, au sens pourtant très différent. Et le fait que le tagalog ne connaisse pas de genre grammatical est particulièrement saillant quand il s’agit de Rudenz. Attinghausen l’appelle mon enfant, non pas fils ou neveu, et il chante les louanges des parents quand Schiller ne parle que des pères. Cet intrus dans la maison de l’aïeul, c’est un humain, peu importe lequel, homme ou jeune fille, vieille femme tapie dans un coin à observer ce peuple de paysans – des bonshommes, des bonnes femmes – en train de se passer la coupe. Pas étonnant qu’on le raille, qu’on l’insulte à la cour du juge, le traite de « noblesse de paysan », ou moins que ça – un semblant de paysannerie, voilà ce qu’il est, un campagnard, sans forme ni posture. À cela, Rizal oppose la patrie. Le mot doit être repris littéralement, et vite, avant que ses amis en Espagne n’établissent leur nouvelle mode, avant que Marcelo Hidalgo del Pilar à Manille poursuive ses singulières

traductions et s’instaure comme porte- parole : inang bayan, crient-ils à Madrid et à Barcelone quand ils parlent de l’archipel à l’autre bout du monde. inang bayan, « mère-patrie », a traduit del Pilar, là où Rizal avait écrit patria. Mais la mère doit rester l’Espagne, ainsi elle se montrera miséricordieuse et reviendra à la raison, la République n’est pas perdue à jamais. amang bayan, dit Attinghausen, la « père-patrie » est solide comme les montagnes, mais on la maltraite et elle souffre tandis que Rudenz danse et se vautre sottement dans les plaisirs, espérant attirer sur lui le regard du juge étranger. Et pourtant il fait partie lui aussi de ces montagnes, lui rappelle l’aïeul, non seulement il y est né, mais c’est dans ce sol qu’il a grandi, comme une plante : tinubuang lupa, c’est la terre dans laquelle nous fleurissons, Ueli. « Ne t’en va pas à Altdorf ! » Ce n’est pas difficile de vendre une âme, car le commerce des âmes est toujours ouvert et il marche de lui-même. Cela suffit que Rudenz donne une douce impulsion, qu’il congédie son âme dans la cohue des maquignons, la trahison est assez grave, dit le vieil Attinghausen. Et depuis belle lurette il pressentait ce que l’enfant finit par avouer : Rudenz aime la noble Bertha, elle est l’appât ; une damoiselle, dalaga, écrit Rizal, utilisant le même mot que pour la montagne bernoise, la Jungfrau ; et Rizal ne peut concevoir ce que son ami Pardo de Tavera a avancé à Paris : il n’y aurait à l’origine dans ce mot aucune jeune femme, aucune vierge, au contraire il contiendrait la racine en sanskrit de « fils ». Même la mère – ina – aurait changé de sexe durant la traversée ; en Inde, elle aurait encore été un « maître de maison ». amang bayan, écrit Rizal, autant qu’il peut. Rudenz s’égare et trébuche jusqu’à Altdorf. Le baron des Alpes tient à grand-peine sur ses jambes, ses fourrures presque l’enterrent. Des deux bras il s’accroche à son bâton et appelle son neveu une dernière fois. Bientôt il ne possédera plus que les pierres de sa maison, les vieux écussons, les épées rouillées et les casques. Il règne encore en seigneur sur quelques vaches et bergers, les chamois lui paraissent libres et pourtant il voit ce que Rudenz lui a dépeint : seul le roc est libre, qui s’érige dans les flots, mais les ports déjà appartiennent aux étrangers. L’eau pénètre dans les vallées et entraîne les jonques, de l’or, des étoffes et des épices du monde entier sont déchargés ici, on charge les mulets et les porteurs, et la marchandise est charriée par-delà les monts, à travers les neiges éternelles ; le monde n’a pas besoin de petits cantons forestiers, ni de leurs baronnets et petits seigneurs, le monde a besoin de ports et de routes. Et, comme les ports, le sentier déjà appartient à l’empereur, les juges sont là pour prélever la dîme ; l’empereur manque d’argent et il trahira n’importe qui si cela peut lui en rapporter, a dit Rudenz. « Oublie les vieilles promesses. »

Et c’est ainsi que les mules franchissent le col quand les roches se tiennent tranquilles et qu’aucune avalanche ne dégringole les pentes, quand les routes qui relient une mer à l’autre, un port à l’autre, sont libres, et le vieux seigneur d’Attinghausen n’a plus rien à faire que de percevoir les impôts et d’empêcher que les bergers s’attaquent aux marchandises. « Payer leurs possessions au prix de nos misères, comme leurs guerres au prix de notre sang. ... les marchés lui appartiennent, les tribunaux, les routes mêmes sont à lui… Il a le monde », a dit Rudenz, et le vieil Attinghausen pressent que l’hiver à venir l’ensevelira tout entier sous la neige, qu’il sombrera dans les grottes sous le fleuve, dépérira dans les vents souterrains, attendant l’étincelle, l’embrasement des vents tempétueux sous les sols, sous la couverture de neige jusqu’à ce que s’activent les vapeurs inflammables qui ébranleront les montagnes. Qu’ils viennent « compter nos moutons et nos bœufs, mesurer nos Alpes », qu’ils viennent donc prétendre que les cerfs, les lièvres leur appartiennent et interdire la chasse à quiconque ne serait pas étranger, avec des papiers étrangers. Qu’ils mettent des troncs en guise de barrière à nos ponts et taxent chacun de nos pas, ils ne pénétreront pas dans les entrailles de la terre. Et contre les secousses qui agitent les fonds marins, ils ne pourront rien non plus ; les vagues qui comme des montagnes s’élèvent vers le ciel et déferlent dans les vallées les anéantiront eux aussi, comme tous les lièvres et les bergers. « Il est temps de mourir », dit le baron d’Attinghausen.

Le lyrisme et l’exactitude Dans une vallée reculée, Guillermo répare la porte de sa maison. Ses fils s’exercent au tir, ils se servent des arcs, mais aussi de l’arbalète. C’est une de ces vallées qui dans les rêves s’ouvrent soudainement et n’en finissent plus de s’allonger. Le versant droit du mont Makiling est troué, un fleuve se ronge un chemin à travers la forêt et entraîne le marcheur dans les profondeurs de la terre. Beaucoup d’issues à Calamba ne sont praticables que la nuit, en rêve. Rizal franchit alors les frontières du domaine qui, enfant, lui paraissait si sûr, il emprunte les sentiers qu’il se contentait d’imaginer. Ils le conduisent en un lieu sans cesse différent. Derrière le Makiling s’érige un paysage de montagnes, les ruisseaux ne se contentent pas de clapoter tranquillement, ils serpentent dans des gorges rocheuses dont ils n’atteignent jamais le bout, une rizière en bordure du village est reliée à la mer par des tunnels et des canaux, et soudain le chemin ressurgit dans les halliers de roseaux : le rêveur navigue entre des colonnes au pied pourri en direction d’un nuage. Guillermo s’est retiré dans une combe avec femme et enfants parce qu’il aime chasser et ne veut pas payer d’impôt sur son gibier. Tout ici lui est familier, jusqu’aux niches dans la falaise où les mouches se rassemblent quand il commence à pleuvoir. Il prédit leur bourdonnement avant de se retrouver face à elles au détour d’un nez rocheux. Il entend parfois le mugissement de la mer, et puis la paroi bifurque et c’est de nouveau le silence. Les vallons se ramifient, on perçoit le grondement d’un torrent en contrebas, puis le cri d’un aigle. Son vol l’élève en cercles de la mer aux sommets enneigés. Le sifflement de la flèche n’est perceptible que du chasseur lui-même. De plus en plus de rumeurs pénètrent jusque dans cette vallée reculée et Guillermo s’en agace. Il ne veut pas que sa femme se tourmente. Elle a entendu parler d’une ligue secrète, de jeunes gens aux idées dangereuses. Ils n’ont qu’à se retirer entièrement, trouve Hedwig, et elle propose à son mari d’éviter Altdorf et le juge. Leurs deux fils devraient abandonner leurs armes. On pouvait rester dans ce vallon avec le gibier et les mouches, y être heureux, tout simplement. Guillermo n’est pas d’accord. Là où Hedwig voit la bouche d’un glacier engloutir son époux, lui ressent une fraîcheur bienvenue après une dure ascension ; et les chamois auxquels Hedwig attribue des intentions meurtrières lui paraissent inoffensifs. Son cœur joyeux est capable de transformer chaque recoin en un lieu sûr, assure-t-il, et il ne court aucun danger à se rendre à Altdorf. Hedwig ne croit pas en sa bonne étoile. « Tu ne te souviens pas de nous, lui reproche-t-elle, tu ne penses pas dans le temps, ni en avant, ni en arrière », dit-elle en trois mots : di mo naaalaala. Rizal est fasciné par ce mot alaala qui se lit à l’envers

comme à l’endroit, se projette dans l’avenir et de là ramène loin dans le passé par ce qu’il éclaire de l’avenir dans le souvenir : alaala dans la bouche d’Hedwig est une semonce : pense à moi. Imagine mon angoisse quand tu sautes d’un roc à l’autre et que les jeunes gens rapportent tes exploits, lâches qu’ils sont, à rester sur la rive quand leur héros navigue dans la tempête. Souviens-toi de ce qui aura été si un jour, comme je le redoute, tu ne reviens plus à la maison. Impossible d’en vouloir au traducteur de Manille, Marcelo Hidalgo del Pilar, de s’être laissé séduire lui aussi par le mot alaala jusqu’à poétiser par trop le texte de Rizal. Il fait surgir le souvenir dans ce cœur qui est aussi courage, volonté, nature, au plus intime : loob. Le lien semble s’imposer, pense Rizal à Leipzig comme il retrouve en allemand l’intime (Innerste) dans le souvenir (Erinnerung) ; l’intime réveille l’esprit qui dans la détresse déborde. Il faudrait conserver le souvenir des fleurs et des arbres, a écrit Rizal, il était grand temps de donner une langue aux choses qui n’avaient pas encore été chantées en espagnol – comme si elles n’existaient pas encore dans le monde réel, qu’elles fussent cachées dans une de ces vallées qui ne s’ouvrent qu’en rêve. Se souvenir du soupir du vent le soir à Calamba permet à l’âme de s’étendre, et on ne pouvait savoir quelles grandes actions surgiraient un jour de cette mémoire. La science aussi devait être développée, Rizal réclame les deux : le lyrisme et l’exactitude.

Un deuxième Japon À Paris, dans la maison des Pardo de Tavera, ils avaient un jour évoqué les chroniqueurs, les anciens ennemis, qu’il fallait lire afin d’apprendre comment étaient les îles au moment de l’arrivée des Espagnols. Il y en avait de plus bêtes, de plus brutaux que d’autres, le plus sage était très difficile à trouver dans les bibliothèques. Il faudrait rééditer cet Antonio Morga et ses Sucesos de las islas Filipinas, si on en avait le temps. Morga a consigné la présence d’une forteresse dans la baie de Manille avant même que les premiers bateaux espagnols n’abordent. Il atteste que les sauvages qui vivaient là savaient fondre des canons et il pousse l’intelligence jusqu’à se demander ce qui avait bien pu conduire les autochtones, quelques années après l’arrivée des Espagnols, à fermer leurs chantiers navals, à arrêter les forges, les Igorots à se retrancher soudainement dans les montagnes, enfouir leur or sous terre ; pourquoi la population avait-elle diminué d’un quart et pourquoi ne trouvait-on plus personne pour vendre aux Espagnols des matériaux et des outils. Si bien que les conquistadors n’avaient été que trop heureux de voir accoster – comme sorties de nulle part – une jonque après l’autre, d’où débarquaient des commerçants et des ouvriers chinois livrant précisément ce qui manquait aux Espagnols. Rizal attend de pouvoir se rendre à Leitmeritz pour soumettre une hypothèse à Ferdinand Blumentritt. Les études raciales du professeur semblent indiquer que le Japon s’est peuplé depuis le sud. C’est du sud qu’est venu le savoir-faire des rizières. Rudolf Virchow postule même une parenté raciale des Igorots avec les Japonais. Les Philippines pourraient-elles être aujourd’hui un deuxième Japon, demanderait Rizal. Paciano alors n’aurait pas besoin de s’emporter comme il l’avait fait pour une plaisanterie de Rizal à Paris. Il pourrait rire au récit de la visite que Rizal avait faite, quelques années auparavant : une exposition d’estampes japonaises, de carpes, de sabres, de paravents. Plusieurs jeunes femmes de bonne famille étaient présentes, dans la rue elles n’auraient regardé Rizal qu’à la dérobée, mais dans l’exposition on lui demandait franchement s’il était japonais. « Oui », répondit-il à la troisième ou quatrième occasion et il entraîna le petit groupe à travers les salles en racontant ce qu’il savait du Japon. « N’attendez aucune profusion, même le chrysanthème est représenté seul, dit-il en désignant une gravure sur bois. C’est plutôt la forme de la tige qui compte, moins la fleur elle-même. » La déception se peignait sur les visages, il ne voulait pas de ça. Elles devaient pouvoir s’enthousiasmer. « Plongeons-nous dans le passé », invita-t-il, et il leur parla du moine Senko, qui avait gravi la montagne la plus haute parce que le vent ne cessait jamais d’y souffler. Le plus solide des pins s’y élevait, les

branches torturées. Le moine cherchait des branches dont l’arrangement dessinerait la ligne d’un paysage. Les Parisiennes s’étaient laissées aller à voir dans la fleur d’un iris une source d’eau vive, dans la douce courbure d’une branche la lune ascendante, le genévrier était devenu une falaise, et l’ordonnance horizontale toujours plus fine des branches du pin, une brume matinale. Un paysage naissait de la moindre fleur sur un vase ou sur le fourreau d’un sabre. Rizal s’était laissé emporter lui aussi par leur verve à esquisser des montagnes enneigées ou des vergers, le cours d’une rivière et des cratères éteints. Puis il avait invoqué encore une fois le vieux moine Senko pour définir une limite à la fantaisie de ses disciples : « Non, la mer ne peut être représentée. Ne vous y essayez même pas. Elle est infinie. » Une gravure de Hokusai représentant le mont Fuji et, au premier plan, un groupe d’êtres humains portant sous le bras des papiers, des fagots de papier mal attachés et sur le point d’être éparpillés par le vent, fournit à Rizal l’occasion de parler du soutien apporté par le gouvernement moderne à la formation générale. Par décret, une école primaire était construite par tranche de 600 habitants. Cela aussi aurait dû persuader le grand frère que la parenté avec le Japon était loin d’être honteuse, bien au contraire. Paciano avait sévèrement critiqué cette lettre venue de Paris. On ne pouvait se travestir ainsi, grondait-il, partout et en tous lieux il avait à se faire connaître comme Malais de Manille et fier de l’être. Pour la première fois, Rizal ressentit une appréhension à l’idée de rentrer à la maison. À Calamba il devrait se modérer, il faudrait tout réduire aux dimensions des chefs de village, les jeux d’esprit seraient suspects. Plus question de relier d’un trait l’Inde à Java, Luçon, Formosa jusqu’à Kyoto. Mais que dirais-tu, cher Paciano, s’il s’avérait que Philippins et Japonais ne sont pas si éloignés les uns des autres, qu’une civilisation avait somnolé aux Philippines tandis que sa sœur se développait au Japon, prenait son indépendance – pour mener fièrement commerce avec les Européens. Il reste un millier de choses à étudier : les parentés entre les différentes urnes funéraires, l’itinérance des contes populaires, la dispersion de fragments antiques tout autour de la mer de Chine méridionale. Peut-être un jour trouverait-on des récits de vieux corsaires japonais qui dessineraient des anciens Tagals une image différente, et, qui sait, peut-être que sur l’une des sept mille îles se cachait quelque part un temple enfoui, de vieilles écritures, peut-être que, dans les montagnes, une collection de prières et de chansons de geste feraient leur apparition. Pour l’heure, on ne peut compter que sur les chroniques espagnoles. Et même le plus fin des conquistadors, Antonio Morga, dénigre les femmes philippines, il les décrie parce que trop libres, la virginité, sur ces îles, n’avait visiblement pas d’importance. Il faudrait faire

remarquer, pense Rizal, que, sur ce point en particulier, les Espagnols n’avaient pas, n’ont toujours pas le droit de se placer au-dessus des autres peuples. Quiconque a déjà mis un pied en Espagne sait où se trouvent dans les villes les quartiers de prostitution, et avec quelle nonchalance et grossièreté les filles excitent les hommes pour autant que la paie soit bonne, chacun reconnaît le rire rauque des prostituées espagnoles dans les rues. Il s’agirait de découvrir ce qu’avaient pensé les ancêtres, si une logique profonde pouvait être décelée dans leurs vieilles traditions. La légende transmise par Pedro Chirino était révélatrice : les femmes et les jeunes filles croyaient – incitées en cela par le diable – qu’elles seraient damnées si elles n’avaient pas d’amant, car lui seul pouvait les conduire après leur mort de l’autre côté du fleuve furieux. Il n’y avait pas de pont, un tronc seulement flottait à la surface de l’eau, mais grâce à l’aide d’un amant, la jeune défunte pouvait traverser en équilibre sur le tronc pour atteindre l’autre rive, le kaluwalhatian, la Grâce éternelle.

Humiliations en Europe, humiliations à Manille Ferdinand Blumentritt souffre lui aussi du mauvais temps. Il est malade, écrit-il de Leitmeritz. Le nord du continent est enseveli sous une nappe de brouillard. « Très cher Professeur Blumentritt, votre affliction n’a nulle raison d’être », écrit Rizal. Blumentritt ne devrait pas regretter de laisser à Madrid l’Exposición de Filipinas se dérouler sans lui. Rizal en avait obtenu quelques impressions au travers de lettres et de journaux, il avait tôt fait de les mettre de côté. Blumentritt se fâcherait lui aussi s’il y était, mieux vaut encore se blottir dans un lit rempli de coussins. On n’épuise pas sa voix dans un lit, on ne s’enflamme pas au cours de banquets, à parler en vain, à déclamer des rimes devant des gens devenus sourds. Il n’y avait rien à voir dans cette exposition de la vraie culture des Philippins. « Le gouvernement est allé chercher dans les montagnes une tribu d’Igorots et l’a conduite par bateau jusqu’à Madrid pour leur faire jouer de la musique, cuisiner, chanter et danser, écrit Rizal à Blumentritt. Je m’inquiète fort pour ces pauvres gens : on veut les exposer au jardin zoologique. Tout juste couverts d’un pagne. Ces pauvres gens vont attraper une pneumonie, même bien vêtus les Espagnols en attrapent en hiver. » À Berlin aussi, on expose des tribus, au zoo, à l’aquarium, des femmes à moitié nues qui tremblent devant le public. Il pourrait bientôt se mettre à neiger. « Restez sereinement à Leitmeritz et prenez soin de vous. J’ai pris l’habitude de m’administrer de l’arsenic contre la fièvre, à Madrid cela avait toujours de l’effet, ici je ne peux pas encore noter de véritable amélioration, mais une étrange exaltation qui s’empare de moi et me tient éveillé nuitamment ; je dois travailler et suis pourtant trop fatigué, trop échauffé. » (...) Jeune garçon, Rizal rêvait de contribuer au progrès catholique. Rien au monde ne lui laissait présager que son idéal de jésuite avisé prendrait un jour l’apparence d’un franc-maçon. Le père idéal de la Compagnie de Jésus apprenait lentement à connaître ses élèves et il découvrait peu à peu leurs souhaits les plus secrets et les plus singuliers. Il les exauçait, autant que cela lui était possible. Rizal devait se concentrer sur les sciences naturelles, ainsi en avait-il été décidé, mais l’un de ses professeurs ne s’en tint pas à cette directive. Pater Sanchez avait compris que cet élève décelait la poésie dans les lois de la nature et qu’il s’adonnait aux rimes et aux mètres comme s’il

avait pu y découvrir le mystère de la croissance des arbres. Ainsi, à côté de tous les cours obligatoires, Rizal s’était mis à rencontrer le père Sanchez, en tête à tête, afin de poursuivre avec lui la lecture de Virgile. Ils parlaient aussi des poèmes et des dialogues que Rizal composait. Et durant un temps cela fut bien. Dans toute la ville de Manille, il n’y avait que deux lieux calmes : la chapelle du collège des jésuites et le cabinet de travail du père Sanchez. Partout ailleurs régnait soit la guerre, soit une gaieté tapageuse ; même dans sa petite chambre avec vue sur la mer et le port, Rizal ne parvenait pas à trouver la tranquillité. Chaque nouveau jour le poursuivait avec de nouveaux combats à mener : le collège était divisé en deux partis, Rome ou Carthagène, et il n’avait pas fallu longtemps à Rizal pour être élu empereur. Mais c’était une position fatigante. Il fallait briller d’examen en examen, gagner les distinctions les plus hautes. Le réfectoire même exigeait vigilance. Aucune plaisanterie ne devait rester sans réponse. Personne ne devait oublier que Rizal était certes petit et sa peau sombre, mais qu’en lui avait mûri une rage qui lui conférait des forces insoupçonnées. Si une telle extrémité se présentait, il savait aussi faire usage de ses poings. Son rang n’eût su lui être ôté par la force. Quand il confessait au père Sanchez les coups donnés, il sentait en lui la douleur ressentie par son ennemi et son cœur s’élargissait. Le père Sanchez parvenait à transformer toute souffrance, toute honte en un sentiment plus noble. Rizal se retirait ensuite dans la chapelle pour dire encore des prières. Il avait appris à chanter les chorals en silence, sans bouger les lèvres. Lorsqu’il avait fallu quitter le collège pour étudier à l’université de Santo Tomas et vivre seul, Rizal avait été au bord du désespoir. Mais les chorals résonnaient encore en lui et il lui sembla être devenu lui-même une chapelle préservant dans le tumulte de la ville un espace de protection. Et quand il pleurait, comme si sa mère se fût trouvée en prison encore et non à la maison dans sa chaise longue, le père Sanchez savait que les mots permettaient de surmonter les larmes. Il connaissait les poèmes capables d’apaiser le souffle et d’élever les pensées en une suite de paroles claires de sorte que l’on retrouve une voix assurée. Cela fonctionnait, aussi longtemps que l’on récitait Virgile ou Horace. Il fallait que ce soient des mots anciens, bien ordonnés, Rizal ne pouvait se permettre de glisser des vers en un discours enflammé. Le père Sanchez rejetait la haine prosaïque des gardiens de prison et d’un certain lieutenant de la Guardia Civil. Il s’efforçait de soustraire son élève à de tels sentiments. La haine devait être confessée, mais elle résistait à toute absolution, y compris au plus beau choral. Pourtant elle grandit, cette haine, à la suite de la rencontre que Rizal, qui vivait déjà seul dans son propre appartement, fit avec un soldat alors qu’il rentrait chez lui après une petite fête. C’était la saison des pluies et il devait veiller à ne pas marcher dans les flaques d’eau. La route par endroits

présentait des trous si profonds que l’on aurait pu y disparaître. Ainsi ne vit-il pas le soldat qui avançait à son encontre. Ce n’est que lorsqu’un projectile l’atteignit dans le dos de plein fouet, si violemment que l’air un instant lui manqua, qu’il prit conscience qu’il n’était pas seul. Il entendit l’espagnol dur des Madrilènes, une insulte sifflante et vulgaire le heurta alors qu’il était déjà au sol, incertain de pouvoir se relever. L’Espagnol l’avait frappé pour n’avoir pas été salué convenablement. Ce n’était même pas un officier, un dignitaire ou un prêtre. Un vulgaire fantassin, un chien en uniforme. Rizal signala l’incident à la police. Mais on lui rit au nez.

Conquérir la liberté Le deuxième jour de l’insurrection, des troupes policières assaillirent l’Universidad Central et firent feu sur les étudiants. On tenta de se cacher. Vit le sang sur les escaliers. Un Cubain gisait sur les marches, mort, la balle l’avait atteint en pleine tête, son visage n’était plus reconnaissable. Une course effrénée dans les couloirs, on se crut en sécurité – quatre hommes, couchés au sol, cachés entre les bancs et les tables. Soudain l’un d’eux se lève, il exige des noms et attrape le bras de Rizal. Sa voix sonne faux, son visage rougeaud est convulsé. Un traître, disent les autres. On l’assomme et on court. Loin des tirs qui sont partout. Une armoire. Les toilettes seraient trop évidentes. Dans la meilleure des cachettes on ne fait pas long feu. Une porte dérobée permet de rejoindre la ville. Les traîtres y sont déjà. On recommence à courir. Rentrer chez soi est trop dangereux. Les Philippins évitent le restaurant anglais. Une chapelle accueille une prière discrète. On dort dans un entrepôt. Dans les arrière-salles des bistrots. On court encore. Consuelo ouvre sa porte à tous ceux qu’elle connaît. On se réfugie dans des caves. Se risque dans la rue. À peine si on mange. À quoi bon. On entend encore parler d’autres morts. Aimerait connaître les noms. Et puis la presse religieuse annonce la victoire. Plus de persécution. On rentre chez soi. Et on ne sait plus quoi faire. Les étudiants de Madrid ne se rassemblèrent plus en public. En cercles secrets, on lut le récit des manifestations qui avaient lieu dans d’autres villes en Espagne, au Portugal, en Belgique. Échauffés, des étudiants de l’université catholique envoyèrent leurs salutations. Eux aussi souhaitaient penser par eux-mêmes et étudier librement. Mais en Espagne rien ne changea. Peut-être était-ce une question d’armes, avait pensé Rizal à Heidelberg, un soir où l’on célébrait le nouveau recteur. Les étudiants étaient en formation, marchant lentement au rythme de la musique qui retentissait, portant des flambeaux et leurs sabres. Ils s’étaient ensuite disposés en rectangle sur la place centrale. Rizal avait perdu la tête quand d’un coup tous les flambeaux s’étaient mis à tournoyer, sept cents flambeaux dans les airs, et par-dessus la musique avait retenti le bruit des sabres que l’on entrechoque ou qui sont frappés au sol, il avait alors compris la signification du mot allemand Säbelrasseln, le claquement des sabres qui, comme le bruit de bottes français, annonce un combat. Avec les années, ce bruit menaçant était devenu festif, musical presque, un signe amical envers le recteur, lui rappelant qu’il n’était rien sans les étudiants. Il leur était arrivé de brandir leurs armes pour de vrai, non seulement lors de la bataille de Champigny, mais dans leur propre ville aussi, en 1848, quand une Constitution démocratique avait paru

possible en Allemagne. Avant d’être réprimée. Mais la liberté académique, pas à pas, serait conquise.

Le siècle des progrès Exprimer sa joie par le feu semble à Rizal une pratique universelle. Les Parisiens allument des feux d’artifice pour rappeler la prise de la Bastille. Les moines espagnols aussi raffolent de l’art pyrotechnique chinois et des feux de Bengale, ils ont cela en commun avec les Indios malais. Paciano, l’intendant, est chargé d’acheter les feux d’artifice et de les conserver en lieu sûr, il réserve la plus grande hutte à cet usage, et, quand une violente pluie s’abat sur le pays, il est condamné à protéger les mèches avant toute chose. On lui passerait la perte d’une demi-récolte de sucre, mais une fiesta sans feux d’artifice est impardonnable. Il doit aussi prendre le risque d’entendre soudain, un jour d’été, une explosion dans la cabane et les flammes tout dévorer, prématurément ; alors il reconstruit patiemment la cabane et rachète des fusées aux Chinois pour que le peuple se tienne tranquille et jouisse de la fiesta. Son pays est très loin d’une révolution, mais il lui faut des réformes ; et celles-ci sont possibles, Rizal n’en démord pas, son père peut bien garder le silence autant qu’il veut. Il s’agit de commencer par les petites choses, même pour la fiesta : on pourrait affiner cet amour du feu. Un jour de fête à Heidelberg, les gens s’étaient réunis dans le calme. Même les étudiants étaient venus sans tambours ni flambeaux, ils avaient cherché une place offrant une belle vue sur le château. On ne voyait rien encore. La fête avait atteint son apogée au creux de la nuit. Il faisait nuit noire, pour une fois on avait renoncé à allumer les lampadaires à gaz. La population attendait dans l’obscurité, tendue. Le maire avait annoncé un feu d’artifice d’un genre nouveau, des rumeurs avaient circulé. Un patient de la clinique ophtalmologique craignait que des pyrotechniciens trop zélés fissent partir le château en fumée. Mais sa peur était infondée. Lorsque tout fut plongé dans le noir, le château avait surgi, soudain illuminé, brillant. Sans un bruit. C’était comme si un rayon de soleil avait soudain percé l’obscurité, découpant de lumière le château sur le fond noir de la nuit. Les spectateurs retenaient leur souffle et personne n’osa applaudir avant que la fanfare n’entonne un hymne. « C’est de l’électricité », dit le maire et on fit passer le mot. Bien vite tout le monde l’eut appris dans la foule qui resta immobile jusqu’à l’extinction des feux, en un clin d’œil. Éblouis, on était resté un instant sans bouger, sans rien voir. Le château, la ville, tout le monde avait disparu dans la nuit. Ondes En novembre 1886, à Karlsruhe, Heinrich Hertz effectuait des expériences. Impossible d’établir avec certitude s’il avait suivi un plan précis ou s’il avait bénéficié d’une heureuse réunion de circonstances extérieures et imprévisibles, écrirait Max Planck dix ans

plus tard. Toujours est-il qu’en ce mois de novembre, Hertz construisit un appareil qui lui permit de créer des oscillations dont la longueur d’onde dans l’air serait facile à mesurer, et qu’il fabriqua également l’instrument qui lui servirait à l’analyse de ces procédés. Dans le monde académique, de ce côté et de l’autre de l’océan, tous avaient suivi ces tentatives avec intérêt, écrirait Max Planck : des étincelles minuscules, qu’il fallait parfois observer à la loupe dans l’obscurité, livraient la preuve que les ondes électromagnétiques se propageaient dans l’air. Bientôt, des instruments les enverraient à travers le monde entier. On constata que ces ondes se comportaient comme la lumière. À l’époque où il travaillait à la clinique ophtalmologique de Heidelberg, Rizal s’était efforcé de comprendre quel mécanisme dans le nerf optique et dans le cerveau permet de traduire la lumière en image. C’était une question abstraite qui n’avait pas grand-chose à voir avec les opérations qu’il effectuait. Elle rejoignait plutôt les anecdotes qui circulaient au sujet du professeur Helmholtz, qui des années auparavant, alors qu’il enseignait à Heidelberg, aurait rivé des plaques de métal sur sa propre tête afin d’expérimenter l’effet d’une impulsion électrique sur le nerf optique. Il avait tenté de reproduire les résultats obtenus par Le Roy : un aveugle dont on avait traversé la tête de courant électrique aurait vu quantité de fantômes, des personnes isolées ou amassées. Helmholtz lui-même trouva que les fortes impulsions provoquaient un tumulte important de couleurs dans lesquelles il ne pouvait reconnaître aucune règle. Il expérimenta aussi les effets d’un empoisonnement narcotique sur les perceptions visuelles. L’être humain le plus sain subissait en tout temps des lumières chaotiques et des poussières de points noirs dans son champ visuel. Helmholtz s’étonna encore de la lumière produite par la rétine et de bien d’autres phénomènes du fonctionnement de l’œil, largement inexplorés.