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Météores n°00 Extraits des archives du district Un roman de Kenneth Bernard Traduction de Sholby Illustration de couverture de Marc-Antoine Mathieu

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Kenneth Bernard

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Traduction de l’anglais par Sholby

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J’ai décidé, pour me distraire, de rapporter quelques impressions générales de ma vie. Non seulement je me sens soudain seul, mais un ou deux événements se sont produits récemment qui me perturbent. Ils m’ont aussi fait ré!échir aux choses ordinaires. Je suppose que vivre seul n’est pas bon pour moi, tout comme vieillir. Les rares distractions que j’avais ne me satisfont plus. Je vois les gens di"éremment. À une époque de ma vie où je devrais gagner en sérénité, je suis de plus en plus agité. Je ne me fais pas à mon âge. J’ai une peur récurrente, celle de commettre un acte éton-namment stupide ou imprudent. Je suis trop préoccupé par mes organes, et j’alterne entre un silence excessif et une volubilité soudaine. D’où ce nouveau projet, qui me demandera peu d’application et d’organisation, et me permettra de m’étudier sans morbidité. Pendant un moment, j’ai pensé qu’un animal ferait aussi bien l’a"aire. Ensuite, j’ai pensé à une pipe, du tabac parfumé. Pour finir, j’ai songé à un programme sportif, des exercices réguliers. Mais rien de tout cela ne correspond vraiment à mon caractère. Contrairement à prendre des notes, pour peu que ce soit sans règles et sans excès de disci-pline. Au gré de mon humeur, et où qu’elle m’entraîne. Je crois que je préfèrerais peindre ou jouer de la musique, car ce sont des activités plus intenses et plus spontanées ; mais je n’ai pas ces talents et ne peux m’amuser à les acquérir. De toute façon, je ne pourrais ni me payer le matériel ni trouver le temps. Et puis, ce ne serait pas vraiment su#sant.

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Quelqu’un me verrait, quelqu’un m’entendrait. En dépit de mes jérémiades, quelque chose en moi réclame l’intimité. Peut-être n’est-ce pas tout à fait le mot juste. Il y a en moi une intransigeance, une rigueur de caractère qui exigent le respect en même temps qu’elles mettent en garde : « Ne pas déranger ! » Mon espace personnel, comme le corps d’un lépreux, s’est amenuisé au fil des années. D’une façon ou d’une autre, j’ai été découvert, on a empiété sur mon terri-toire, la pourriture m’a colonisé. Je cherche désormais à me régénérer, je veux libérer en moi une petite parcelle, lui rendre son état originel, sauvage et bouillonnant de vie, et l’annexer au domaine en ruines qui me reste. Si je parviens, même de façon brouillonne, à accomplir ceci sans courir de risques inutiles, peut-être pourrai-je encore faire une vraie nation de moi-même. Ce serait une reconquête totalement silencieuse et pourtant héroïque, qui me permettrait de contempler la mort avec le sourire. Pour l’instant, je ne veux pas planter de bannières ni d’étendards éclatants, je ne veux pas tenir de discours pompeux, mais simplement ménager ma santé et mes forces, cultiver telle une souris astuce et cir-conspection. Petits secrets sans conséquence et néanmoins capitaux. C’est, j’en suis soudain sûr, la bonne méthode pour s’échapper du labyrinthe. Oui, à cet instant précis, l’air est plus doux et ma poitrine se gon!e, même si aucun mot n’en sort.

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J’ai rencontré Madame Slotnik à trois pâtés de maisons de notre immeuble. Elle s’est presque mise à pleurer en me voyant. Elle avait des bleus sur le visage et ses vêtements étaient fripés. « Je n’en ai plus pour longtemps », a-t-elle dit. Je l’ai crue. Elle m’a tout raconté d’emblée. Grodek, la brute de l’immeuble, campait quasiment dans le ves-tibule. Chaque fois qu’elle entrait ou sortait, il la frappait. Au début il se contentait de se moquer d’elle en l’appelant de noms d’oiseaux comme Gros Tas ou Sac à Pus. Et puis, en peu de temps, il s’est mis à la bousculer, à lui donner des claques, puis des coups de poing. La dernière fois, il l’avait battue si fort qu’elle était restée deux jours au lit. La faim l’avait obligée à sortir, et elle n’avait échappé à une sévère correction cette fois-ci que parce que Grodek était distrait par une jeune $lle du rez-de-chaussée nommée Sylvia, dont on murmure qu’elle vend son corps. Il l’a quand même gi!ée au visage et au cou et l’a secouée. Mais il ne lui a pas donné de coup de pied, ni tapé dans le dos.

— Pourquoi fait-il ça ? ai-je demandé.— Vous croyez que je le sais ? Il dit qu’il faut que

je m’en aille. Où devrais-je aller ? Je n’ai nulle part où aller. Il n’habite même pas l’immeuble. Pourquoi est-ce qu’il est là tout le temps ?

— Peut-être pour Sylvia, j’ai suggéré.Elle a ri.— Elle pense que c’est un gros porc. Elle le tourmente

avec son gros derrière. Mais il n’abandonne pas. Il croit

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qu’il l’aura. Une nuit elle ne fermera pas sa porte à clef et il entrera.

Je n’étais pas préoccupé par Sylvia, même si je l’observais à la dérobée. L’idée de sa porte ouverte et de son gros der-rière me titillait. Ça et son accent. Parfois je la comprenais à peine. Non qu’elle m’ait jamais adressé la parole ; quand elle parlait avec d’autres personnes.

— Écoutez, a dit Mme Slotnik, aidez-moi. Je dois acheter un peu de lait. Je ne peux pas retourner là-bas toute seule.

Mon hésitation a été évidente. Elle m’a touché le bras et a planté ses yeux humides droit dans les miens. Elle avait vieilli, mais il fut un temps, il y a des années de ça, où je pensais à son corps. Elle n’avait pas toujours été un gros tas ou un sac à pus.

— S’il vous plaît, a-t-elle dit.— Peut-être qu’il se rendra à la raison, ai-je dit.Elle a ricané.— Aucune chance. L’argent, la nourriture et les gros

derrières, c’est tout ce qu’il voit. Où est-ce qu’il habite, d’abord ? Est-ce qu’il ne dort pas, est-ce qu’il ne va jamais aux toilettes ?

Nous avons marché jusque chez Michaël, une épicerie, et elle a pris un carton de lait. Les étagères étaient vides et poussiéreuses. Michaël nous regardait $xement, sans rien dire. Il n’utilisait que des ampoules de 40 watts. Nous étions des habitués. Mme Slotnik s’est retournée et a pêché quelque chose depuis les profondeurs de ses vêtements pour le payer. Peut-être Grodek essayait-il de lui soutirer de l’argent, j’ai pensé. Le bruit courait qu’elle possédait des pièces d’or. Je n’y croyais pas. Elle avait juste la petite pension de son dernier mari. Et de temps à autre quelqu’un lui demandait de faire un gâteau. Dans sa jeunesse elle avait été réputée dans le

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voisinage pour ses pâtisseries. Elle a mis le lait dans son sac et nous sommes partis.

— Bonne journée, a dit Michaël.Je regrettais d’avoir laissé croire que j’allais plaider en sa

faveur. J’avais moi-même peur de Grodek. Je n’aimais pas la façon dont il me regardait ces derniers temps, alors que je payais mes factures rapidement. Trop rapidement, peut-être ? J’avais aussi essayé d’améliorer mon écriture.

— Écoutez, a dit Mme Slotnik, un jour il me pince les fesses et le lendemain il me bat. Vous ne trouvez pas ça incompréhensible ? Est-ce que j’ai changé du jour au lende-main ? Je n’ai que cinquante-huit ans.

Je n’ai rien répondu. Je pensais à Grodek.— Il ne nettoie pas, il ne travaille pas. Il est juste là à

traîner. Pourquoi est-ce qu’il ne se trouve pas un autre immeuble ? a-t-elle ajouté.

Elle avait raison. Il y avait quelque chose de bizarre dans la façon dont il avait surgi brusquement, venu de nulle part, dans la façon dont il traînait, jour et nuit apparemment, comme s’il était propriétaire de l’immeuble ou comme s’il béné$ciait d’une sorte de privilège spécial. Et personne ne disait rien, à part Sylvia, qui riait et le traitait de gros porc dans deux langues. Quand nous sommes arrivés, il était appuyé contre le chambranle. Avant même que j’aie eu le temps d’ouvrir la bouche il a souri et a gif lé violemment Mme Slotnik, lui faisant cracher ses fausses dents. Elle a couru après et il s’apprêtait à lui donner un coup de pied, quand j’ai périlleusement interposé mon corps entre lui et elle. À ce moment, c’était la seule chose qui pouvait l’arrêter.

— Monsieur Grodek, vous devriez avoir honte, j’ai dit. C’est une vieille femme qui ne fait de mal à personne. Pourquoi la tourmentez-vous ?